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LepaysagebocagerdesPaysdeLoireetdeNormandieaétél’undespremiersmisàmalparlespolitiquesdemodernisationdesannées60.Parcellestroppetites,cheminscreuximpraticablesparlestracteurs,leshaiesontétélespremièresvictimesduremembrement...

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Produire à l’intérieur de ses frontières pour assurer l’autosuffisance alimen-

taire de la nation française, tel a long-temps été le credo des politiques agri-

coles nationales. Face à un monde glo-balisé où les prix des denrées agricoles

sont dictées par la bourse de Chicago, il est difficile de continuer à associer le

métier d’agriculteur à « l’ordre im-muable des champs » . Ce serait ou-

blier les nombreuses métamorphoses qu’a connu le monde paysan... Et que

ces métamorphoses résultaient avant tout de décisions politiques et d’une

certaine idée de la France.

Jeanne Pourias

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lestapeine6h,celundi23juillet.Lejourselevesurunbrasde la Seine, amoinsde40kmducentredeParis. Yves est deja au travail depuis plus de deux

heures.Avantderentrersursesparcelles,ilafalluprepa-reret livrerses legumesauMarched’InteretNationaldeRungis.Commesonpereetsongrand-pereavantlui,Yvesest maraıcher. Il est l’un des derniers producteurs de lagrandeceinturemaraichereparisienne,uneactiviteneeenmemetempsquelavilleetquis’estdeveloppeeavecelle,dansles«marais»parisiensoulaterre,richeenelementsmineraux et enmatiere organique, etait propice aux cul-tureslegumieres.Samuel,lui,estcerealierdanslesDeux-Sevres.Depuistou-jours,ilsouhaitaits’installerentantquemaraıchersurlesterresfamilialesousonperepratiquelacerealiculture.Ouimaisvoila, loind’unbassindeproduction legumier, ilestdif4icilededemarreruneactiviterentable.AlorsSamuelacontinue les cultures que faisait deja son pere, parcequ’elles luipermettaientde« resterhabiter chez lui touten gagnant correctement sa vie ». Une perseverance quifaitof4icedemodeledanslaregion:aucoursdescinqder-nieres annees, 1467 exploitations ont disparu enPoitou-Charentes, du fait principalement d’une population agri-colevieillissante,sansrepreneurpourles2/3d’entreelle.(donneesAgreste)Un peu plus au Nord, Denis est polyculteur-eleveur enNormandie.Pasdetraditionfamilialedesoncote,sapas-sionluiestvenu«surletard,apres15ansdecarriereauTresorPublic».Amoureuxdesaregionetdesonpaysage

bocager,Denis a prefere quit-terlaville,«reveniraunevieplus simple, plus dans l’ordredes choses ». Une vie plussimple, c’etait bien sur l’ideede depart. Denis avoue quedepuis, « entre les declara-tions PAC, la gestion comp-table et tout le reste, on estpresqueobligesdepasserau-

tant de temps devant son ordinateur que dans seschamps!»Enfaisantletourdesonexploitation,Samuelpestecontreune villa, de construction recente, entouree d’une hautehaiede tuja.«Desparisiens.Quand ils sontarrives,onadudeplacernotresystemed’irrigation, ça faisait tropdebruit,plusquestiondepomperl’eauparici.Aveclestrac-teurs, c’est pareil, on evite de passer trop pres, mais çaprendplusdetemps.Dejaqu’onenapasbeaucoup...»Des situations comme celles-ci sont monnaie courante.Etroitement liees aux dynamiques urbaines et territo-riales, lescampagnes françaisessontaujourd’hui a la foisdes lieuxderesidence,deloisirs,deproductionetdena-ture.Simultanement,lesvillesevoluent.Aleursfrontieres,de plus en plus diffuses et etendues, se developpent desespacesperiurbains,hybridesdevilleetdecampagne.Si l’espace« adominanterurale» - selon lade4initiondel’Insee-recouvreencore60%duterritoiremetropolitain(pour seulement 18% de la population), l’etalement ur-bain, l’essordesmobiliteset lesnouveauxarrivants– lesfameux neoruraux – ont presque entierement efface lafrontiereentremonderuraletmondeurbain.Migrationsresidentielles,dequali4icationdesespacesagri-colessontautantdevecteursdedifferenciationetd’evolu-tiondescommunesrurales.Autrefoiscentreessurlesacti-vites traditionnelles que sont l’agriculture et l’industrie,les campagnesd’aujourd’huideviennent residentielles, etl’onvoitsedevelopperlesecteurtertiaire,aveccommeferde lance lesservices a lapersonne...pourunepopulation

Dans l’exploi-tation d’Yves, der-rière les rangs de courgettes, on devine la ville, toute proche. (Yvelines)

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arrivante souvent deja retraitee,et qui vient rechercher a la cam-pagneunconfortdevieet–peut-etre – les racines terriennes quifontdefautauxcitadins.Cesnouvellesdynamiquesentrai-nentalafoisl’heterogeneitedecequ’on a longtemps nomme « laruralite » et sa proximite crois-santeaveclemondeurbain.Cetteruraliteaujourd’huinetientplus,explique le professeurVanier, del’Universite Joseph Fourier deGrenoble:«lesruralitesontrem-place la ruralite. Nous conside-rons donc l’ensemble des rap-ports entre une societe en im-mense majorite urbaine, et sesespaces de recours residentiels,recreatifs et productifs, qui, souslaformedescampagnes,couvrentl’immense majorite du terri-toire.»La campagne, espacede jeuxdesurbains ? C’est ce que craignentde nombreux agriculteurs, atta-ches a la fonction productive deleurmetier etpourqui le rende-ment reste le socle de la profes-sion. « La terre nourrit leshommes, pas le beton » pouvait-on liresurdespanneauxbrandis

par lesagriculteursdans lesruesde Paris lors des manifestationsd’avril2010.Ce slogan faisait re-ference au nombre d’hectares deterresarablesqueperdlaFrancechaqueannee:presde68000ha,soit l’equivalent d’un departe-ment. Evidemment, au dela deschiffres bruts, il faut aussi regar-der l’usage qui est fait de cesterres agricoles. Maraichage adestinationdes circuitsdeproxi-mite ou grandes cultures« COP » (cereales-oleagineux-proteagineux) destinees surtoutauxmarchesd’exportation, laba-lanceentrelesdeuxdependavanttoutd’unevolontepolitiqueetdutournantqueprendralapolitiqueagricolecommuneeuropeenneen2013.En reponse a ces chiffres inquie-tants, des initiatives voient lejour. Les circuits de proximitereviennent au gout du jour :AMAP (voir encadre), panierspaysans, marches de produc-teurs...Des initiativesquisontdemoins enmoins anecdotiques entermes de volume, et revele sur-tout une volonte de la part desconsommateurs de retrouver la

AMAPetpanierspaysans...Repenserles

relationsproducteurs/consommateursLeconceptde l’AMAPnaıtauJapon,dans lesannees60,suiteaplusieursscandalesdecon-taminations alimentaires. Installe en Suisse,enAutriche, auxEtats-Unis ouencoreauCa-nada,ilarriveenFranceen2001.LeprincipedesAMAP (pour «Associationpour leMain-tien d’uneAgriculture Paysanne ») est d’eta-blir un contrat entre un groupe de consom-mateurs et une ferme locale. Les premierss’engagent a payer a l’avance la totalite deleur consommation sur une periode de4inie(generalementuneannee)etavenirchercherchaque semaine leur panier, tandis que ladeuxieme s’engage a fournir toutes les se-mainesunpanierdont la composition est engeneral debattue a l’avance entre les diffe-rentsmembresde l’AMAP.L’originalitedecesysteme, porte a la base par un milieu mili-tant, est de fonder le contrat entre produc-teurs et consommateurs sur le principe desolidarite. Bonne oumauvaise annee, le prixdupanierhebdomadaireest4ixeal’avance,etlesrecoltesrepartiesequitablemententrelesAMAPiens.SuiteausuccesdesAMAPetaleurdiffusion progressive dans toute la France,d’autresformesde«panierspaysans»ontvule jour. S’eloignant petit a petit des milieuxmilitantsd’origine,leprincipedesolidaritenefait plus toujours partie de ces systemes devente : paniers vendus sur internet ou danslesgares,cueilletteschezleproducteur...Celareste une relation directe entre producteursetconsommateurs,maisavecunengagementmoinsfortentrelesdeuxparties.

Pour les AMAP, la distribution hebdomadaire du panier est

un moment priivilégié de

rencontre entre AMA-

Piens et avec les produc-

teurs. L’occa-sion d’échan-

ger des re-cettes, de

comprendre les modes de

production des légumes...

Face aux dérives du

modèle productiviste,

de nouvelles initiatives voient le jour

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connaissancedesalimentsqu’ilsconsomment.LesAMAP,Denislesconnaitbien,ilenamemeetel’undespionniers dans sa region, quand cette forme de contratentre un producteur et un groupe de consommateurs acommence a emerger dans les annees 2000. Malgre unbilantrespositif,Denispointedesdif4icultesquiarriventavec ce nouveau pacte entre producteurs et consomma-

teurs :«C’estextre-mement motivantde rencontrer lespersonnes qui vontmanger les legumesqu’on produit. Maisça suppose aussi dedegager du tempspour organiser lesdistributions, pourdiscuter avec lesAMAPiens... Quandils viennent nousaider sur l’exploita-tion, il faut etre lapour lesencadreretleur apprendre lesbonsgestes.C’estunpeu comme reap-

prendresonmetier.»Troistrajectoiresdevie,troisvisionsdifferentesdumetierd’agriculteur, qui temoignent de la complexite de ceme-tier et des representations que s’en font les principaux

protagonistes.Facealamonteedesrevendicationsd’orga-nisationscommelaConfederationPaysannequientendenten 4inir avec le modele agricole productiviste, Samuels’interroge:«Paysan?Sionveut.En4inmoijenevoudraispas non plus revenir en arriere. Monmetier, c’est avanttout de produire de quoi nourrir les hommes. On sera 9milliardsen2050,quinourriratoutcesgens?»PastoutafaitlememesondeclochepourDenis:«Ilyaeudes exces terribles apres la seconde guerremondiale.On a voulu faire la guerre a la nature, mais on a oubliequ’onenfaisaitpartie.Moi,jecroisauxsolutionsalterna-tives.D’ailleurs,sijen’ycroyaispas,jen’auraispaschoisicemetier.»

Despaysansauxexploitantsagricoles:cinqsièclesderévolutions

Pour comprendre la complexite du monde agricole con-temporainetlesenjeuxquisejouentdanslescampagnesfrançaises, il faut s’interesser de plus pres a la serie dechangements qu’a connu l’agriculture depuis plusieurssiecles.DuXVIauXIXèmesiècle:lanaissancedelaclassepay-

sanneAla4induMoyenAN ge, l’agricultureeuropeennefonction-naitsurlemodeledelapaysanneried’ancienregime.Surleplantechnique,cemodeleestcaracteriseparuntempsde reposde la terre entredeux cyclesde culture– la ja-chereetparl’utilisationd’outilsatteles.L’objectifpremierest l’autosuf4isancealimentaire, lerevenutirede laventedesproductionstombeentierementdanslapochedessei-gneurslocaux.Du XVIe au XIXe siecle, la plupart des regions d’Europe

Jachèreetvainepature

Avantquel’agriculturen’utilisemas-sivementfumierouengraispourassurerlanutritiondescultures,lajachereetaitunelementcentralpourmaintenirlafertilitedusol.Periodedereposdusolentredeuxcultures,lajacherepermettaitauxpaysansdel’ancienregimed’exercerleurdroitde«vainepature»,c’estadireledroitdefairepaıtrelibre-mentleursanimaux.Lefumierap-porteparlesbetesreconstituaitpro-gressivementlafertilitedusol,lapreparantpourlaculturesuivante.

Le Tour de la France par Deux Enfants, de G. Bruno, publié en 1877, servait à l’origine de livre de lecture du cours moyen des écoles de la IIIème république. Il illustre l’idéal paysan, en décrivant la vie de familles paysannes rencontrées par deux orphelins de guerre, André et Julien, lancés à la découverte de leur pays. « Quand une ferme n’est pas propre, soigneuse, intelligente, elle ne gagne rien là où une autre s’enrichit. Si la valeur de l’homme fait celle du champ, rappelle-toi, Julien, que c’est celle de la femme qui fait la prospérité du logis. » peut-on y lire. Le décor est posé, les rôles distribués, la république paysanne est en marche!

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vont connaıtre une serie debouleversements qui vontmo-di4ier a la fois la vie dans lescampagnesetlaplacedespay-sansdansle«contratsocial»:c’est la revolution agricole desTempsModernes.La premiere modi4ication esttechnique : c’est la disparitionde la jachere (voir encadre).Cette derniere, qui occupaitencore une tres large placedans les anciens systemes arotations triennales(alternancesurtroisans:ble—orge ou avoine ou legumi-neuse—jachere courte) etbiennales (cereale—jachere) ,fut remplacee par des prairiesarti4icielles.Dans les nouvellesrotations, les fourrages alter-nentpresquesansdiscontinueraveclescereales,permettantledeveloppement de l’elevaged’herbivores, cette augmenta-tiondestroupeauxapportantason tour une quantite impor-tante de fumier disponiblepour epandre sur les cultures.De nouvelles plantes alimen-taires(pommedeterre,maıs...)et industrielles (lin, chanvre...)font leur apparition. C’est ledebut de la selectionde varie-tes vegetales et de races ani-males plus productives, maisaussi moins rustiques et plusexigeantes.Cette revolution agricole esttres etroitement liee a la pre-miere revolution industrielle.Laquelleapermisl’autre?L’ac-croissement des rendementsagricoles augmente la rentabi-liteetlavaleurdesterres,etpermetdedegagerdespossi-bilites4inancierespourl'investissementdansdumateriel.La grande industrie fournit a l'agriculture de nouvellesmachinesrevolutionnantlestechniquesalorsenplace.En1834, l'industrielamericainMacCormickmetaupoint lapremiere moissonneuse-batteuse. En 1837 Mathieu deDombasle invente une nouvelle charrue. Le developpe-mentdenouveauxmoyensdetransportpermetd’approvi-sionnerl’agricultureenamendements.L'utilisationdufu-mier est completee par l'importation de guano venantd'AmeriqueduSud.Danslesannees1840,l'industrielalle-mand Justus von Liebig cree les premiers engrais chi-miques.Un travailleur agricole pouvant produire la subsistanced'unnombredeplusenplusgrandd’individus, c’estuneforcedetravailconsiderablequiestlibereepourallerre-volutionnerindustriellementl’europeoccidentale.Celasetraduitdirectementparunexoderuralmassif...Toutefois,cetenchainementdeprogrestechniquesn’apas

ete seul responsable de cetexode rural. Comme le rap-pellentBertrandHervieuetJean Viard dans leur livrel’Archipel paysan : la �in de

la république agricole, cetimportant bouleversementdes rapports entre ville etcampagne est d’abord lagrandeoeuvrede la IIIeme republique. Inquietde lame-nacequerepresentaitlaclasseouvrierepourlabourgeoi-sierepublicaine, echaudeparlaCommunedeParis,Gam-betta forme leprojetde« faire chausserauxpaysans lessabotsdelaRepublique».Commentproceder?Eninven-tantune«classepaysanne»quisera lesoclede larepu-bliquefrançaise. Cetteconstructiondel’oppositionville/campagne,quiestuneoppositionentreouvrieretpaysan,aurapourprincipaleconsequencedeviderlescampagnesfrançaises de tout ce qui ne releve pas de l’activite agri-

Burzudus eo! Elle est magnifique! S’exclame le paysan breton sur cette affiche publici-taire dessinée pour les usines Huard en 1903.

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cole : les anciens metiers – artisans, saisonniers, vaga-bonds, tout le « petit peuple » plus oumoins errant estprie de rejoindre les villes ou il grossit les rangs de laclasseouvriere.Nesubsistentdanslescampagnesquelespaysansproprietairesdeleursterres,constitueesenpatri-moinefamilial.Lemodeledu«paysanproprietaire,soldat,citoyenetperede famille», typiquement français,estne.Cemodelestructureencore fortement l’ideeque lesagri-culteurs ont d’eux-memes, comme celle de l’ensembledelasociete.Aprèslesdeuxguerresmondiales,en-iniraveclafa-

mineAu sortir de la seconde guerre mondiale, dans tous lespays de la future Union Europeenne, la production agri-

coleest insuf4isantepoursatisfaireunedemandealimen-tairecroissanteenqualiteetenquantite.DansuneFrancehanteeparlespectredelafamine,ladeuxiemerevolutionestporteeparunprogrammepolitiquetresvolontaristeets’etendavecunerapiditesansprecedentdansl’histoiredel’agriculture.LetraitedeRomede1957representelavolonteauniveaueuropeend’accompagnerledeveloppementdelaproduc-tionetde laproductivitede l’agriculture.Lesobjectifsdela PAC – la Politique Agricole Commune - sont enoncesdansl’article39:accroıtrelaproductivitedel’agriculture,assurerunniveaudevieequitablealapopulationagricole,stabiliser les marches, garantir la securite des approvi-sionnementsetassurerdesprixraisonnablesauxconsom-mateurs.Latransitions’opereauniveaudelamodernisa-tiondesexploitationsetdel’agrandissementdessurfaces

En 1985, de l'objectif d'autosuffisance,

l'ambition française en matière d'agricul-

ture est devenue mon-diale...(Publicité pour

les charrues Huard, 1985)

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exploitees.Pro4itantdesprogrestechniquesrealisespendantlesdeuxguerres,cettedeuxiemerevolutionvientenprolongementde lapremierephasedemecanisation.Elle introduitplu-sieurs elementsnouveaux :« lamotorisation(moteurs aexplosion ou electriques, tracteurs de plus en plus puis-sants), lagrandemecanisation(machinesdeplusenpluscomplexesetperformantes),lachimisation(engraismine-rauxetproduitsdetraitement).Lemodeled’agriculturepromuestceluid’uneexploitationagricole insereedans l’economiedemarchemaisdont lenoyau dur reste la famille (la SMI: surface minimale al’installationestcalculeecommecelledevantpermettredefairevivreunefamille).Cettetransitionsere4letenotam-ment dans lemode d’attribution des terres : remembre-ment,encouragementdestrespetitesexploitationsaces-serleuractivite...Lesterresainsilibereesvontauxagricul-teursmoyensquiont lescapitauxet lescompetencesne-cessairespouraccroitre leurproductivite...LaSAFER,so-ciete d’amenagement foncier et d’etablissement rural estcreeeen1960pourorganiserlaredistributiondesterres.Unautrephenomenemarquant,quiavait eteamorcedesle XIXe siecle avec le developpement des transportslonguedistanceestlaspecialisationregionale.MarcelMa-zoyer,danssonlivreHistoire des Agricultures du Monde,explique:«L’etudedesmecanismesdedeveloppementdela deuxieme revolution agricolemontrequ’il existe,danschaque region, un systeme de production specialise plusperformant que tous les autres. Ce systeme, qui dependdesconditionsphysiqueseteconomiquesdelaregion,estprecisement celui que tendent a adopter la plupart desexploitations endeveloppementde la region, ce qui con-duitaunespecialisationregionalemarquee.Maisilexistedes regions dans lesquelles aucune specialisation n’est

economiquementviable ; celles-cisontalorscondamneesaladepriseagricoleetalafriche.»Graceaudeveloppementdes transportsroutiersquiper-mettent l’approvisonnement en biens de consommationset en biens de productions de toutes sortes, memes lesexploitations les plus reculees sont liberees de la con-traintedelapolyproduction,autrefoisnecessairealafoispour subvenir aux besoins de la famille et pour assurerl’equilibreentreelevageetcultures.Lescampagnesfrançaisesprennentuneallurenouvelle:laou predominaient auparavant les exploitations familialespaysannes, la deuxieme revolution passe et transformetouteslesstructuressocialesetproductives.Uneprogres-sionqui ne se fait pas sansheurts, bien au contraire. Eneffet,parmilamultituded’exploitationsdepetitetaillequiexistaientaudebutduXXemesiecle,seuleunein4imemi-norite parvient a franchir les etapes du developpementimposees par la 2eme revolution agricole. Les autres, leslaisseespourcomptede lamodernisation, seretrouventendif4iculteetsontameneesadisparaitre.Lesplusgrandes,lesmieuxequipees,survivent.Lesautresdisparaissent,entrainantavecellelesderniersvestigesdela paysannerie traditionnelle. Ce que le sociologueHenriMendrasof4icialiseraen1967danssonlivreLa �in des pay-sans.Lapremiereconsequencedecetterestructurationestunenouvellevagued’exoderural.Parallelement,l’agricul-turedevientunsecteurtresfortetstructure,avecunpar-tagedelagestionentrelespouvoirspublicsetdesorgani-sationsprofessionnellesfortes.Desannées80auxannées2000:laremiseenques-

tiondumodèleproductiviste

En1980,laFrancealargementatteintsonobjectifd’auto-

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L’agriculteur continue

d’évoluer dans un monde d’incertitudes,

avec laquelle il doit composer.

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suf4isance alimentaire. L’augmentation de la productionnecessitelarecherchedenouveauxdebouchesauseindel’UE:or, lesprixdumarchene couvrentpas les coutsdeproductiondesexploitations françaises.Lescoutsbudge-tairesdusoutienal’agriculturedeviennentdeplusenplusimportants.Pourpallieracettedif4iculte,onvoitl’emergencedepoli-tiques differenciees liees a la notion de territoire, et quiremettent au coeur du debat l’identite des agriculteurs,reaf4irmant leur role social et societal, et ecartant – aumoins dans le discours, la seule logique de production amoindrecout.Danslesannees90,lesmefaitsenvironnementaux,territo-riaux et sociaux de la production agricole dite«industrielle»sontdeplusenplusreconnus.Lesinegali-tes des revenus entre exploitations d’une part et entreregions d’autre part, le depeuplement des campagnes etlesdiversespollutionsengendreesparcemodeleagricoledeviennentdemoinsenmoinssupportable.Les politiques publiques abandonnent l’idee du develop-pement quantitatif de la production agricole commeuniquesalut. Petit apetit,elless’oriententverslarecon-naissancedemodesdeproductiongarantissantlaqualitedes produits agricoles, le respect de l’environnement etl’entretiendel’espacerural.EnFrance,onassiste a l’elargissementprogressifdesac-teursimpliquesdanslacogestiondelapolitiqueagricole:reconnaissancedes«petits»syndicatsagricoles, integra-tiond’associationdeconsommateurs,dedefensedelana-tureetc.

Dutempscycliqueautempslinéaire,duvillageàlaville,l’entréedelapaysanneriedanslamodernité

Quereste-t-ilaujourd’huidecetteclassepaysanne?Quelleest la place pour les agriculteurs dans les territoires ru-rauxcontemporains?Faceaunmondequichangedeplusenplusvite,l’entreedanslamodernitedumondepaysanaeteavanttoutunchangementdetemporalite.Lemetier d’agriculteur l’oblige souvent a vivre a contre-rythmedu rythmegeneral – c’est a diredu rythmede laville. Le rythme des saisons, les evenements climatiquesimprevisiblesrestentsonlotquotidienaucoeurd’uneso-cietequiatoutfaitpoursedetacherdecesaleasnaturels.L’agriculteurcontinued’evoluerdansunmonded’incerti-tudes,aveclesquellesildoitcomposer.Letravaildelaterredonneaupaysanuneconscienced’untempstres lieautempslongduclimatetautempshisto-rique,differentdu tempsvecupar lescitadins.«Ces ele-mentsdepermanencesontlefondementmemedelaspe-ci4iciteculturelledespaysans»rappelleB.Hervieu.«Parcertainscotes,lemetierd’agriculteurs’apparenteaunartdurituel.Laplupartdutemps,touslesans,aumememo-ment, au meme endroit, les memes gestes sont accom-plis...». Mendras le rappelait en 1967 dans son livre auxaccentsprophetiquesLa Fin des Paysans:«lefondementde la competence d’agriculteur nait de la connaissanceintime du champ » - une connaissance basee sur la fre-quentation longue, tiree de plusieurs generationsd’hommesquienavaientfaitdememeavantlui.Lamobiliteaccruedespersonnesquitransformedefaçonradicale la relation a l’espace, l’arrivee des telecommuni-cations qui abolissent les distances, la frequentation des

supermarches ont contribue a l’entree dumondepaysandans la modernite. Cette entree dans la modernite ad’abord ete l’entree dans le temps lineaire de la vie ur-baine, abandonnant le rythme cyclique qui caracterisaitjusquelalaruralite.L’individualisation dumetier de paysan a egalement eteune donnee forte des changements sociaux lies a cette«entreeenmodernite».Mendras ecrivait«cequi fait lepaysan, c’est la communaute, l’appartenance a ungroupe ». Aujourd’hui, l’agriculteur, le « chef d’exploita-tion » est le seulmaıtre a bord –mais in4luence pardesconseillersdetoutpoil.L’eclatement de la famille paysanne d’autrefois, qui inte-graitalafoislesdimensionseconomiquedel’entrepriseetlesdimensionspatrimonialesetsocialesdelafamilleestlederniercoupportequiachevededeliterlemodelepaysanconstruitdanslaIIIemerepublique.Ceux qui etaient auparavant le coeur de la vie rurale serapprochedoncdeplusenplusd’unmodedevieurbain...Tandisquedans lememetemps,onvoitarriverdans lesterritoires ruraux de nouveaux habitants travaillant enville.Acetitre,leschiffresdel’evolutiondemographiquedes cantons ruraux français sont particulierement eclai-rants.Untiersdescantonsrurauxfrançaisvoientleurpo-pulationdiminueretvieillir.Cesontlesvillagesisolesdesgrands axes de communication, dans des zones rurales« reculees ».A l’inverse, certainsvillages situees aproxi-mitedevilles,biendesservisparlesreseauxdecommuni-cation,ontconnulesplusforttauxdecroissanceauniveaunationalaucoursdesvingtdernieresannees.Faceaceschangementsprofondsetrelativementrapidesal’echelledel’Histoire,l’undesde4isquinousattendsansdoutepourladecennieavenirestdesavoirrepenserl’ar-ticulationentrelesterritoiresrurauxetlesvilles.Ledebatported’abordsurlareconnaissancedelamulti-fonctionnalitedel’agriculturetoutenreaf4irmantsafonc-tion alimentaire, et en particulier sa fonction d’approvi-sionnementdesvillesaproximite.Ilvaprobablement egalement falloiraccepter l’ideede ladisjonctionentre lieuxdevie, lieuxde travail, et espacesidentitaires.Un cadre travaillant enplein coeurdeParis,habitant dans la campagne francilienne et immatriculantsa voiture en Bretagne ou il passe toutes ses vacancesn’estniunstereotype,niuncasisole.C’estvous,c’estmoi,et c’est peut-etre ce qui permettra a la ville et a la cam-pagne de remettre a plat les anciennes oppositionspourlesdepasseretconstruireunmonde«socialementaccep-table, economiquementviableet ecologiquement respon-sable».■ ————————————————————————

JeannePourias

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