Rollo May
Le courage de créer
Ro
llo M
ay
Le
co
ura
ge
de
cré
er
Ro
llo M
ay
Le
co
ura
ge
de
cré
er
Reconnaître ses talents, s’engager et se remettre au monde
Le courage de créer est un « grand classique » que tout être humain devrait lire.
Et si, l’imagination et l’art n’étaient pas, comme on le croît trop souvent, une parure super� cielle de la vie mais plutôt la source essentielle de toute expérience humaine. Et si, la logique et la science étaient issues de toute forme artistique et non l’inverse… la société serait-elle di� érente ? Serions-nous enclin à écouter nos pulsions créatrices et à les appliquer dans notre quotidien ?
Le courage de créer nous plonge au cœur des impulsions créatives profondes qui, une fois libérées, nous permettent de nous accomplir et déjouer les vieux scénarios inhibiteurs, trop longtemps ancrés en nous, pour dépasser nos peurs. C’est aussi la découverte de nouvelles formes, de nouveaux symboles, de nouveaux modèles sur lesquels nous pourrons bâtir une société. Toute profession exige cette sorte de courage. En sa qualité de thérapeute, Rollo May a pu observer ses patients et les aider à découvrir ou à redécouvrir leur potentiel créateur. Il s’appuie sur la dé� nition antique de la créativité qui la présente comme une « folie divine », un moyen d’échapper à la psychose. L’être créatif serait en e� et protégé de la folie grâce à sa faculté de créer.
« Une analyse très lucide et e� cace sur le processus créatif… May décrit les conditions nécessaires pour vivre la rencontre artistique et son éclosion… » Saturday Review.
« … ce livre donne des indications pour nous inviter à vivre de façon plus consciente » Jacques Languirand Radio-Canada.
« L’homme et la femme ne deviennent totalement humains que par leurs choix et par l’engagement qu’ils prennent par rapport à ces choix. » Rollo May
Psychologue de formation, Rollo May a enseigné à Harvard, Princeton, Yale et Santa Cruz. Au terme de nombreuses conférences, il décide de livrer, dans une langue belle et très accessible, le fruit de ses ré-� exions autour des sujets qui ont animé ses recherches. Il est l’auteur de nombreux livres érudits et originaux qui ont marqué des milliers de lecteurs.
Le courage de creer.indd 1 04/08/09 08:27:19
Extrait de la publication
Extrait de la publication
Le courage de créer
Extrait de la publication
Rollo May
Reconnaître ses talents, s’engager et se remettre au monde
Le courage de créer
Extrait de la publication
Catalogage avant publication de Bibliothèque et Archives nationales du Québec et Bibliothèque et Archives CanadaMay, Rollo
Le courage de créer : reconnaître ses talents, s’engager et se remettre au monde
2e éd.
(Collection Essence) Traduction de : The courage to create. Comprend des réf. bibliogr.
ISBN 978-2-923715-11-7
1. Création (Arts). I. Titre.
BF408.M3914 2009 153.3'5 C2009-941348-5
Pour l’aide à la réalisation de son programme éditorial, l’éditeur remercie la Société de Développement des Entreprises Culturelles (SODEC)
Marcel Broquet Éditeur55A, rue de l’Église, Saint-Sauveur (Québec) Canada J0R 1R0Téléphone : 450 744-1236
Traduction : Marie-Luce ConstantRévision : Anne DesjardinsConception de la couverture : Rosemary Arroyave Mise en pages : Christian Campana
Distribution :
1650, boulevard Lionel-BertrandBoisbriand (Québec) Canada J7H 1N7 Tél. : 450 434-0306Sans frais : 1 800 363-2864Service à la clientèle : [email protected]
Distribution pour l’Europe francophone :DNM Distribution du Nouveau Monde 30, rue Gay-Lussac, 75005, ParisTél. : 01.42.54.50.24Fax : 01.43.54.39.15
Librairie du Québec :Tél. : 01.43.54.49.0230, rue Gay-Lussac, 75005, Paris
Diffusion – Promotion :
Dépôt légal : 3e trimestre 2009Bibliothèque et Archives nationales du QuébecBibliothèque et Archives Canada© Marcel Broquet Éditeur, 2009
Extrait de la publication
Avant-propos
TOUTE MA VIE, j’ai été hanté par les fascinants arcanes de
la créativité. Pourquoi, chez le scientifique ou chez l’artiste,
une idée originale jaillit-elle de l’inconscient à un moment précis ?
Quelle est la relation entre le talent et l’acte de création, entre la
créativité et la mort ? Pour quelle raison un spectacle de mime
ou de danse nous procure-t-il un tel plaisir ? Comment Homère,
en relatant un événement historique aussi brutal que la guerre de
Troie, a-t-il réussi à façonner un poème épique qui deviendrait
le code moral de toute la société grecque ?
J’ai posé ces questions en qualité, non de simple spectateur, mais
plutôt de participant à la création artistique et scientifique. Elles
surgissent de l’enthousiasme que suscite en moi, par exemple, la
fusion sur une feuille de papier de deux couleurs en une troisième,
totalement imprévisible. Que l’être humain ait marqué une
pause dans la course endiablée de l’évolution afin de peindre
les rennes et les bisons ocre et rouges de Lascaux ou d’Altamira,
dont la vue nous emplit encore aujourd’hui d’émerveillement,
n’est-ce pas l’un des traits qui le distinguent des autres espèces ?
Et si l’appréhension de la beauté était la voie de la vérité ? Et si
l’« élégance » — terme utilisé par les physiciens pour décrire leurs
découvertes — était la clé de l’ultime réalité ? Et si James Joyce
Extrait de la publication
6 Le courage de créer
avait raison lorsqu’il écrit que l’artiste crée « la conscience encore
amorphe de la race » ?
Ces chapitres résument en partie mes propres réflexions. Ils ont
d’abord revêtu la forme d’exposés présentés dans les collèges et
universités. J’ai toujours hésité à les publier, car ils me paraissaient
incomplets. J’ai fini par comprendre que cette « imperfection » ne
s’estomperait jamais, qu’elle était un élément du processus créatif
même. Vers la même époque, maintes personnes qui avaient
assisté aux conférences m’ont exhorté à les publier.
Le titre m’a été suggéré par l’ouvrage de Paul Tillich, The
Courage to Be, et je suis heureux de mentionner ici la dette que
j’ai ainsi contractée envers lui. Mais la création ne se déroule pas
dans le vide. Nous exprimons notre existence par la création. La
créativité est le corollaire indispensable de l’existence. En outre,
le mot « courage » se rapporte, au-delà des premières pages du
premier chapitre, au type de courage essentiel à l’acte de création.
C’est un aspect de la créativité qui n’apparaît que rarement dans
nos discussions et encore moins souvent dans la littérature.
J’aimerais exprimer ma reconnaissance envers quelques amies
qui ont lu tout ou partie de mon manuscrit et ont pris la peine d’en
discuter avec moi : Ann Hyde, Magda Denes, Elinor Roberts.
J’ai pris encore plus de plaisir qu’à l’accoutumée à rassembler
le matériel qui constitue cet ouvrage, car il m’a fourni l’occasion
de réfléchir une fois de plus à toutes ces questions. J’espère que
ce plaisir sera partagé par mes lecteurs.
Rollo May
Extrait de la publication
CHAPITRE PREMIER
Le courage de créer
UN ÂGE S’ÉTEINT. Mais le nouveau n’est pas encore né.
Comment en douter lorsqu’il suffit de constater les chan-
gements radicaux des mœurs et de la morale sexuelle, du mariage,
des structures familiales, de l’éducation, de la religion, de la
techno logie et de presque tous les autres aspects de la vie moderne.
En arrière-plan se profile le spectre de la bombe atomique qui, s’il
s’estompe parfois, ne disparaît jamais complètement. Traverser
sans perdre sa sensibilité cet entre-deux âges exige réellement
du courage.
Il nous faut désormais faire un choix. Alors que les fondations
de notre civilisation chancellent, nous retirerons-nous dans une
coquille d’anxiété et de panique ? Effrayés par la disparition de
nos points de repère les plus familiers, serons-nous la proie de
la paralysie ? Notre inaction deviendra-t-elle apathie ? Auquel
cas, nous aurons abandonné ce qui nous caractérise en tant
qu’humains, cette faculté d’influer sur notre évolution grâce à
la conscience de notre existence. Nous aurons capitulé devant le
rouleau compresseur aveugle de l’histoire et nous aurons perdu
toute chance de façonner le futur en une société plus juste et
plus humanitaire.
Ou bien empoignerons-nous le courage nécessaire pour pré-
server notre sensibilité, notre conscience, notre responsabilité
8 Le courage de créer
face aux bouleversements qui se préparent ? Participerons-nous
consciemment, même à tout petite échelle, à l’émergence d’une
nouvelle société ? J’espère que nous choisirons la seconde de ces
voies, car c’est là-dessus que j’ai fondé mon raisonnement.
Nous allons devoir nous tailler un chemin dans une contrée
vierge, à travers une forêt que ne traverse aucun sentier battu
et de laquelle personne n’est jamais revenu pour nous servir de
guide. C’est ce que les existentialistes appellent la peur du néant.
Vivre dans l’avenir signifie plonger dans l’inconnu. Une bonne
dose de courage sera nécessaire. Mais nous ne disposons d’aucun
précédent et peu de gens se rendent compte à quel point nous
allons être mis à l’épreuve.
1 Qu’est-ce que le courage ?Le courage ne peut être en aucun cas le contraire du désespoir.
Il nous arrivera à maintes reprises de faire face au désespoir. Au
demeurant, quel être sensible n’a pas succombé au désespoir
au cours de la récente histoire de notre société ? C’est pourquoi
Kierkegaard, Nietzsche, Camus et Sartre ont tous affirmé que le
courage n’était pas l’absence de désespoir. C’est plutôt la faculté
d’aller de l’avant en dépit du désespoir.
Le courage n’exige pas uniquement de l’obstination. Nous
devrons sûrement créer de concert avec autrui. Mais si nous
n’exprimons pas nos idées originales, si nous n’écoutons pas notre
propre inspiration, nous nous serons trahis. Et nous aurons trahi
notre communauté, car nous aurons refusé d’apporter notre écot
à l’avenir collectif.
Ce courage présente une caractéristique primordiale. En
effet, il s’articule autour de nous-mêmes, autour du noyau sans
lequel nous aurions le sentiment de n’être qu’une bulle d’air.
Ce « vide » intérieur correspond à une apathie extérieure. Et, à
longue échéance, l’apathie dégénère en lâcheté. C’est pourquoi
Le courage de créer 9
nous devrons toujours loger notre engagement au cœur même
de notre être. Sinon, nul engagement ne pourra être, en fin de
compte, authentique.
En outre, il faut éviter de confondre courage et témérité. Ce qui
revêt le déguisement du courage risque de se révéler simplement
une manifestation de témérité destinée à contrebalancer des peurs
inconscientes, à faire montre de machisme. Mentionnons sim-
plement l’exemple des « as » de la Deuxième Guerre mondiale.
Cette témérité aboutit généralement à la mort de l’individu ou à
une douloureuse démonstration de la force policière… Ce n’est
pas là un courage bien productif.
Le courage n’est pas une vertu cardinale, au même titre que
l’amour ou la fidélité. Il sert de fondement à toutes les autres
vertus et valeurs personnelles, tout en leur donnant l’épaisseur
du réel. En l’absence de courage, l’amour se dilue en simple
dépendance. En l’absence de courage, la fidélité se résume au
simple conformisme.
Le mot « courage » a la même étymologie que le mot « cœur ».
Tout comme notre cœur, en attirant le sang vers les bras, les
jambes et le cerveau permettent à tous les autres organes de
fonctionner, le courage permet l’apparition de toutes les autres
qualités psychologiques. Sans courage, les autres valeurs ne sont
plus que l’ombre d’elles-mêmes.
Chez les êtres humains, le courage est nécessaire pour être,
d’abord, pour devenir, ensuite. L’affirmation, l’engagement de soi
sont essentiels pour que l’être acquière une certaine réalité. C’est ce
qui distingue les humains du reste de la nature. Le gland devient
chêne automatiquement ; aucun engagement n’est nécessaire. Le
chaton devient chat en suivant simplement son instinct. Chez
eux, la nature et l’être se confondent. Mais un homme ou une
femme ne devient pleinement humain que par leurs choix et
leur engagement à les respecter. Ce sont les multiples décisions
de la vie quotidienne qui finissent par nimber les humains de
valeur et de dignité. Ces décisions requièrent du courage et c’est
Extrait de la publication
10 Le courage de créer
pourquoi Paul Tillich le qualifie d’ontologique, à savoir qu’il est
inhérent à la condition humaine.
2 Le courage physiqueIl s’agit du type de courage le plus simple et le plus évident. Dans
notre culture occidentale, le courage physique est l’ingrédient
essentiel de toutes les légendes de la conquête. Nous avons comme
prototypes les pionniers héroïques qui ne connaissaient que la loi
du plus fort et qui ne survivaient que parce qu’ils tiraient « plus
vite que leur ombre ». Avant tout, il s’agissait d’être autosuffisants,
de vivre sur une ferme, alors que le proche voisin se trouvait à
trente ou quarante kilomètres de là.
Toutefois, les contradictions de cet héritage mouvementé nous
apparaissent immédiatement. Quel que fût l’héroïsme de nos
ancêtres, ce type de courage a non seulement perdu son utilité,
mais encore dégénéré en violence gratuite. Lorsque j’étais enfant,
dans une petite ville du Middle-West, les garçons devaient abso-
lument apprendre à se battre. Mais nos mères n’étaient pas de
cet avis et, après avoir été brutalisés à l’école, nous goûtions au
martinet à la maison, justement parce que nous nous étions battus.
Ce n’est certes pas ainsi que l’on fabrique des êtres solides. En ma
qualité de psychanalyste, j’entends régulièrement des hommes qui,
parce qu’ils étaient des petits garçons sensibles, n’ont jamais pu
apprendre à pilonner les autres pour en faire leurs esclaves. Par
conséquent, ils vivent le restant de leurs jours dans la conviction
qu’ils sont des lâches.
Les États-Unis sont parmi les pays les plus violents du monde
prétendument civilisé. Le taux d’homicides y est de trois à dix
fois supérieur à celui des pays européens. Ces chiffres ont en
partie pour origine la brutale mentalité pionnière dont nous
sommes les héritiers.
Le courage de créer 11
Nous avons besoin d’un nouveau genre de courage physique,
qui n’aboutira pas à la violence, qui n’exigera pas l’affirmation
d’un pouvoir égocentriste sur d’autres êtres. Ce que je propose,
c’est une nouvelle forme de courage physique qui, au lieu de nous
transformer en « messieurs muscles », nous permettra de cultiver
notre sensibilité. Nous devrons apprendre à écouter avec le corps.
Comme l’a exprimé Nietzsche, il s’agit d’un apprentissage grâce
auquel nous saurons penser avec notre corps. Nous le revalori-
serons en lui apprenant à sympathiser avec les autres, à s’exprimer
comme une source de beauté et de plaisir.
D’ailleurs, cette conception du corps est en train d’acquérir une
certaine popularité aux États-Unis, grâce à l’influence du yoga,
de la méditation, du bouddhisme zen et d’autres psychologies
religieuses venues d’Orient. Ces traditions ne condamnent pas
le corps, mais en font au contraire une source de fierté justifiée.
Je crois que c’est exactement le genre de courage physique dont
nous aurons besoin pour vivre au sein de la nouvelle société vers
laquelle nous faisons route.
3 Le courage moralC’est le deuxième type de courage. J’ai connu ou entendu parler
de personnes qui possédaient ce courage moral et toutes avaient la
violence en horreur. Prenons par exemple Alexandre Soljenitsyne,
écrivain russe qui se dressa, seul, contre la puissante bureaucratie
soviétique afin de protester contre le traitement cruel et inhumain
dont étaient victime hommes et femmes dans les camps sibériens.
Ses nombreux ouvrages, écrits avec une parfaite maîtrise du
russe moderne, sont un plaidoyer passionné contre la violence
physique, psychologique ou spirituelle, Son courage moral est
d’autant plus évident que lui-même n’est pas un libéral, mais un
nationaliste russe. Il symbolise désormais un principe moral que
le monde avait perdu de vue, soit que la valeur intrinsèque d’un
Extrait de la publication
12 Le courage de créer
être humain doit être respectée, uniquement parce que c’est un
être humain, quelles que soient ses opinions politiques. Décrit
par Stanley Kunitz comme un personnage de Dostoïevski, surgi
de la vieille Russie, Soljenitsyne s’exclama un jour : « Je sacri-
fierais ma vie avec joie si cela pouvait faire progresser la cause
de la vérité. »
Appréhendé par la police soviétique, il fut emprisonné. On
raconte que ses geôliers, après l’avoir déshabillé, le traînèrent
devant un peloton d’exécution. En fait, les fusils étaient chargés à
blanc. Toute cette comédie était destinée à l’épouvanter, une fois
que la police eût compris qu’il était psychologiquement indes-
tructible. L’indomptable Soljenitsyne décédé en 2008, à vécu en
Suisse où il poursuivit son rôle de mouche du coche, ne se gênant
pas pour critiquer d’autres nations, telles que les États-Unis, car
il estime que dans certains domaines, la démocratie américaine
a besoin d’une refonte radicale. Tant qu’il y aura des êtres dotés
du courage moral d’un Soljenitsyne, nous pouvons être sûrs que
l’avènement de l’homme-robot n’est pas pour demain.
Le courage de Soljenitsyne, comme c’est le cas chez d’autres
personnes dotées d’une grande valeur morale, n’est pas seu-
lement né de son audace. Il est également issu de sa compassion à
l’égard des souffrances dont il fut témoin pendant qu’il purgeait
sa peine dans les camps soviétiques. Il est d’ailleurs significatif et
presque inévitable que ce courage moral trouve sa source dans
une identification avec les souffrances des autres êtres humains.
Je suis tenté de le qualifier de « courage perceptuel », car il est
inféodé à notre faculté de « percevoir » les souffrances d’autrui.
Si nous nous autorisons à connaître le mal, nous serons plus
enclins à lutter contre lui. Tous, nous savons que lorsque nous
ne souhaitons pas nous mêler d’une affaire quelconque, lorsque
nous ne voulons même pas nous poser la question de savoir si
nous irons à l’aide d’une personne traitée injustement, nous nous
fermons à toute perception de cette injustice, nous nous aveuglons
devant les souffrances d’autrui, nous détournons le courant de
Le courage de créer 13
compassion qui nous entraîne vers les personnes qui ont besoin
de notre aide. C’est ainsi que la forme de lâcheté la plus courante
de nos jours se résume par la phrase suivante : » « Je ne voulais
pas me mêler de cela. »
4 Le courage socialLe troisième type de courage est l’antithèse de l’apathie que je
viens de décrire. Je lui donne le nom de « courage social », car
c’est le courage de s’intéresser de près aux autres humains, de ne
pas hésiter à courir des risques pour connaître une intimité élo-
quente. C’est le courage de s’investir dans une relation de longue
haleine qui exigera une ouverture croissante.
L’intimité exige du courage, car les risques sont évidents.
À l’orée d’une relation, nous ignorons ce qu’elle fera de nous. À
l’instar d’un alliage chimique, si l’un de nous change, les deux
changeront. Nous éveillerons-nous sur nous-mêmes ? Ou, au
contraire, serons-nous détruits par cette intimité ? Nous n’avons,
au départ, qu’une certitude. Si nous décidons de nous donner
entièrement à la relation, pour le meilleur et pour le pire, nous
n’en émergerons pas inchangés.
De nos jours, nous avons tendance à vouloir contourner le
danger, à éviter d’avoir à mobiliser le courage nécessaire à une
intimité authentique. Nous faisons de la relation une simple affaire
de courage physique, qui ne met en cause que notre corps. Dans
notre société, il est plus facile de vivre une nudité physique qu’une
nudité psychologique ou spirituelle. Il est plus facile de partager
notre corps que de partager nos fantasmes, nos espérances, nos
craintes et nos aspirations qui, jugeons-nous, sont beaucoup
plus personnelles. Le partage nous rendrait plus vulnérables.
Pour d’étranges raisons, nous n’osons guère partager ce qui est
crucial dans notre vie. C’est ainsi que nous télescopons l’étape la
plus « dangereuse » d’une relation en sautant immédiatement au
Extrait de la publication
14 Le courage de créer
lit. Après tout, le corps n’est qu’un objet, que l’on traite comme
un robot.
Pourtant, l’intimité qui commence et finit au stade physique
perd de son authenticité. Un jour ou l’autre, nous fuyons le vide
qui s’est installé en nous. Le vrai courage social fait appel à une
intimité simultanée de tous les aspects de notre personnalité.
C’est seulement ensuite que nous parviendrons à surmonter
l’aliénation personnelle. Rien d’étonnant que toute nouvelle
rencontre provoque un soupçon d’anxiété, qui vient ternir le
plaisir de l’attente. Au fur et à mesure que la relation s’appro-
fondit, nous imprégnons chaque nouveau palier d’anxiété mêlée
de joie. Chaque rencontre peut sonner le glas de notre relation
tout comme elle peut nous mener vers le plaisir indicible de la
connaissance authentique de l’autre.
Le courage social exige que nous affrontions deux différents
types de peurs, merveilleusement décrites par l’un des premiers
psychanalystes, Otto Rank. La première, qu’il appelle « peur
de la vie », se manifeste par la peur de l’autonomie, la peur de
l’abandon, la nécessité de dépendre de quelqu’un d’autre. Elle nous
incite à nous immerger totalement dans une relation, au point
qu’il ne reste rien de nous-mêmes. Nous devenons le reflet de la
personne aimée qui, un jour ou l’autre, finit par être agacée par
cette dévotion totale. C’est la peur de l’affirmation de soi, pour
reprendre la description de Rank. Homme de son époque — la
libération de la femme ne se produirait pas avant une quarantaine
d’années — il n’hésitait pas à affirmer que ce type de peur était
typique de la femme.
La peur opposée, c’est selon Rank la « peur de la mort ». Elle
est illustrée par la peur d’être entièrement absorbé par l’autre,
la peur de perdre notre autonomie et notre personnalité, de voir
s’effilocher notre indépendance. C’est la peur, poursuit Rank,
que l’on associe surtout aux hommes, car ils s’efforcent de garder
ouverte une porte de sortie par laquelle ils s’enfuiront à toutes
jambes dès que la relation deviendra trop intime.
Le courage de créer 15
En réalité, si Rank avait vécu aujourd’hui, il conviendrait
que les deux types de peurs s’attaquent, dans des proportions
variables sans doute, aux hommes comme aux femmes. Toute
notre vie, nous oscillons entre les deux. Elles sont l’incarnation
de l’anxiété qui attend quiconque s’attache à un autre être. Mais il
nous faut absolument les affronter et comprendre que ce n’est pas
uniquement en étant nous-mêmes que nous devenons meilleurs,
mais aussi en participant à l’auto-affirmation d’autres êtres. C’est
une étape obligatoire sur la voie de la réalisation de soi.
Albert Camus, dans L’exil et le royaume, a écrit une nouvelle
qui illustre ces deux types opposés de courage. « L’artiste au
travail » raconte l’histoire d’un pauvre peintre parisien qui gagnait
tout juste de quoi acheter du pain pour nourrir sa femme et ses
enfants. Après sa mort, son meilleur ami trouve la toile qu’il
était en train de peindre. Elle est vierge, à l’exception d’un seul
mot, écrit en minuscules caractères indistincts, en plein centre.
Le mot peut être soit « solitaire » — demeurer seul, garder ses
distances, préserver la paix intérieure nécessaire pour nous per-
mettre d’écouter les profondeurs de notre être — soit « solidaire »
— « vivre sur l’agora », participer aux activités d’autrui, nous iden-
tifier avec les masses, pour reprendre l’expression de Karl Max.
Bien qu’opposées, la solitude et la solidarité sont les deux pôles
autour desquels l’artiste articule des œuvres qui parleront non
seulement à son époque mais encore aux générations futures.
5 Paradoxe du courageChaque type de courage présente un curieux paradoxe. En effet,
il exige que nous nous engagions corps et âme, sans pour autant
perdre de vue la possibilité de faire fausse route. Cette relation
dialectique entre le doute et la conviction caractérise les échelons
supérieurs du courage et dément les définitions simplistes qui
font du courage le synonyme de la croissance personnelle.
Extrait de la publication
16 Le courage de créer
Les personnes qui affirment être absolument convaincues que
leur position est la bonne sont dangereuses. Cette conviction
commence par relever du dogmatisme, avant de donner naissance
à un rejeton encore plus destructeur, le fanatisme. Elle nous
aveugle aux autres vérités, et pourtant, elle est la manifestation
silencieuse d’un doute inconscient. En effet, une personne exa-
gérément doctrinaire redouble de protestations afin de museler
non seulement ses opposants, mais encore les petits doutes qui
surgissent au fond d’elle-même.
Chaque fois que j’entends — comme c’était fréquemment le cas
à l’époque Nixon-Watergate — un « Je suis absolument convaincu »
ou « Je souhaite que cela soit bien clair » émaner de la Maison
Blanche, je dresse automatiquement l’oreille dans l’attente du
mensonge qui ne peut manquer de suivre une affirmation aussi
péremptoire. C’est très à propos qu’une héroïne de Shakespeare
dit : « La dame (ou le politicien) proteste bien trop fort, je crois. »
C’est à ces moments-là que l’on ne peut que souhaiter la présence
d’un dirigeant tel que Lincoln, qui admettait ouvertement ses
doutes et, tout aussi ouvertement, tenait ses engagements. Car il
est infiniment plus rassurant de savoir que la personne qui nous
dirige connaît elle aussi le doute, comme vous et moi, ce qui ne
l’empêche pas d’aller de l’avant avec courage. Contrairement au
fanatique qui s’est barricadé contre toute nouvelle vérité, celui qui
a le courage de croire tout en admettant qu’il ressent aussi des
doutes, reste souplement ouvert à de nouveaux enseignements.
Paul Cézanne était convaincu qu’il découvrait par sa peinture
une nouvelle forme d’espace qui modifierait radicalement l’avenir
de l’art. Mais, en même tems, il était accablé de doutes per-
manents, extrêmement pénibles. La relation entre l’engagement
et le doute n’est absolument pas antagoniste. C’est lorsqu’il existe,
non pas sans le doute, mais en dépit de lui, que l’engagement est
le plus sain. Croire tout en connaissant le doute n’est pas une
contradiction dans les termes. Au contraire, cela suppose un
grand respect de la vérité, la constatation que la vérité va toujours
Extrait de la publication
Le courage de créer 17
au-delà de ce que l’on peut dire ou faire à un moment donné.
Chaque thèse possède son antithèse et toutes deux peuvent être
réunies en synthèse. C’est ainsi que nous comprenons le sens
de ces mots attribués à Leibniz : « Je parcourrais vingt milles à
pied pour écouter mon pire ennemi si j’étais certain d’apprendre
quelque chose. »
6 Le courage créatifCe qui nous conduit au courage le plus important de tous. Alors
que le courage moral permet de réparer les torts, le courage
créatif, en revanche, se manifeste par la découverte de nouvelles
formes, de nouveaux symboles, de nouveaux schémas à partir
desquels se construit une société. L’exercice de chaque profession
exige une certaine dose de courage créatif. À l’heure actuelle, la
technologie et le génie, la diplomatie, les affaires et, sans aucun
doute, l’enseignement, toutes ces professions et une pléthore
d’autres connaissent des bouleversements radicaux. Il faut que
les personnes qui les exercent fassent preuve de courage pour
apprécier et canaliser ces bouleversements. Le besoin de courage
créatif est directement proportionnel au degré de changement
que connaît une profession.
Pourtant, ce sont les artistes qui nous soumettent directement,
immédiatement les nouvelles formes et les nouveaux symboles :
dramaturges, musiciens, peintres, danseurs, poètes, ainsi que ces
poètes de la religion que nous appelons des saints. Ils habillent les
nouveaux symboles d’images poétiques, auréolaires, plastiques
ou dramatiques, selon le cas. Ils laissent libre cours à leur ima-
gination. Les symboles dont rêvent la plupart des êtres humains
se concrétisent sous la plume ou le pinceau de l’artiste. Mais en
appréciant le fruit de la création — un quatuor de Mozart, par
exemple — nous exécutons aussi un acte créatif. Lorsque nous
essayons d’interpréter un tableau — ce qui se révèle surtout
Extrait de la publication
18 Le courage de créer
essentiel dans le cas d’une œuvre moderne, si nous voulons la
comprendre vraiment, nous connaissons un moment de sensibilité
particulière. Une nouvelle vision surgit en nous simplement grâce
à notre contact avec le tableau. Quelque chose d’unique vient de
naître en nous. C’est pourquoi l’appréciation de la musique, de
la peinture ou d’autres œuvres d’art est aussi un acte créatif.
Pour comprendre ces symboles, nous devons nous identifier
avec eux lorsque nous les percevons. La pièce de Beckett, En
attendant Godot, ne contient aucune discussion intellectuelle de
la rupture des communications à notre époque. La rupture est
simplement présentée sur la scène. Elle est d’autant plus flagrante
chez Lucky, par exemple, qui, lorsque son maître lui intime de
« penser », ne peut que bégayer un long discours qui présente tout
le caractère ampoulé d’un exposé philosophique tout en étant
totalement dépourvu de sens. Au fur et à mesure que nous nous
engageons plus avant dans le drame, nous voyons apparaître sur
la scène, plus grande que nature, l’incapacité de l’espèce humaine
de communiquer avec sincérité.
Dans la pièce de Beckett, un arbre isolé occupe la scène, symbole
de la relation stérile des deux protagonistes tandis qu’ils attendent
ensemble un Godot qui ne viendra jamais. Et nous comprenons
alors que ce sentiment d’aliénation, c’est aussi le nôtre. Nous
l’avons déjà éprouvé avec une multitude d’autres sentiments.
Que la majorité des gens n’aient pas une vision précise de leur
propre aliénation ne la rend que plus dramatique.
Dans le drame d’Eugène O’Neill, The Iceman Cometh, on ne
trouve aucune discussion explicite de la désintégration de notre
société. Elle est représentée comme une réalité. La noblesse
de l’espèce humaine ne fait l’objet d’aucune discussion, mais
elle est présentée sur la scène comme un vide. Cette absence si
flagrante, ce vide qui emplit toute la pièce, nous fait quitter le
théâtre imprégnés du sentiment profond de l’importance d’être
des humains, exactement comme c’est le cas après avoir vu une
représentation de Macbeth ou du Roi Lear. C’est cette faculté
Extrait de la publication
Extrait de la publication
Le courage de créer est un « grand classique » que tout être humain devrait lire.
Et si, l’imagination et l’art n’étaient pas, comme on le croît trop souvent, une
parure superfi cielle de la vie mais plutôt la source essentielle de toute expérience
humaine. Et si, la logique et la science étaient issues de toute forme artistique
et non l’inverse… la société serait-elle diff érente ? Serions-nous enclin à écouter
nos pulsions créatrices et à les appliquer dans notre quotidien ?
Le courage de créer nous plonge au cœur des impulsions créatives profondes qui,
une fois libérées, nous permettent de nous accomplir et déjouer les vieux scénarios
inhibiteurs, trop longtemps ancrés en nous, pour dépasser nos peurs. C’est aussi
la découverte de nouvelles formes, de nouveaux symboles, de nouveaux modèles
sur lesquels nous pourrons bâtir une société. Toute profession exige cette sorte
de courage. En sa qualité de thérapeute, Rollo May a pu observer ses patients et
les aider à découvrir ou à redécouvrir leur potentiel créateur. Il s’appuie sur la
défi nition antique de la créativité qui la présente comme une « folie divine », un
moyen d’échapper à la psychose. L’être créatif serait en eff et protégé de la folie
grâce à sa faculté de créer.
« Une analyse très lucide et effi cace sur le processus créatif…
May décrit les conditions nécessaires pour vivre la rencontre
artistique et son éclosion… » Saturday Review.
« … ce livre donne des indications pour nous inviter à vivre de
façon plus consciente » Jacques Languirand Radio-Canada.
« L’homme et la femme ne deviennent totalement humains que
par leurs choix et par l’engagement qu’ils prennent par rapport
à ces choix. » Rollo May
Psychologue de formation, Rollo May a enseigné à
Harvard, Princeton, Yale et Santa Cruz. Au terme
de nombreuses conférences, il décide de livrer, dans
une langue belle et très accessible, le fruit de ses ré-
fl exions autour des sujets qui ont animé ses recherches.
Il est l’auteur de nombreux livres érudits et originaux
qui ont marqué des milliers de lecteurs.
Extrait de la publication