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Le Christ en amour courtois
« Le rapport du corps et de la mort est articulé par la religion de
l’amour. » dit Lacan dans « Les non-dupes errent »
Je vous propose d’étudier cette articulation par le biais de l’allégorie du
Noli me Tangere (Ne me touche pas). Une sémantique singulière qui
concerne à la fois le rapport à Dieu et la question de l’amour - tel un
fantasme sublimé par la religion.
En voici le récit dans l’évangile de Jean – cela se passe 3 jours après la
mort du Christ: « Marie se tenait près du tombeau avec des parfums et
des encens. Or tout en pleurant, elle se pencha vers l’intérieur du
tombeau et elle voit 2 anges, tout en blanc, assis là où avait été placé le
corps de Jésus. (…). Ceux-ci lui disent : « Femme, pourquoi pleures-
tu ? ». Elle leur dit : « Parce qu’on a enlevé le corps de mon seigneur,
et je ne sais pas où on l’a mis ». Ayant dit cela, elle voit Jésus qui se
tenait là, mais elle ne savait pas que c’était Jésus. Jésus lui dit : « Femme
pourquoi pleures-tu ? Qui cherches-tu ? » - Le prenant pour le
jardinier, elle lui dit : « Seigneur, si c’est toi qui l’a emporté, dis-moi
où tu l’as mis et je l’enlèverai ». Jésus dit : « Marie ! ». Se retournant,
elle lui dit en hébreux : « Rabbouni ! » - ce qui veut dire « Maître »1.
Jésus lui dit : « Ne me touche pas, car je ne suis pas encore monté vers
le Père ».
Je vous propose donc de tenter une lecture de cette allégorie en croisant
nos repérages psychanalytiques avec une sémiologie de l’iconographie
chrétienne. Car le Noli me Tangere a été immortalisé par de nombreux
peintres.
1 « C’est seulement parce qu’on peut chercher des yeux une voix qu’on peut être appelé du regard » - Hector Yankelevich – Du Père à la Lettre. Ce passage ne sera pas sans nous faire écho au stade du miroir, mais je ne le développerais pas ici.
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En voici quelques uns…
1 - Noli me Tangere – 1320 – Giotto di Bondone –
Fresque -
Basilique St François d’Assise – Assise - PD-Art. 2
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2 Noli me Tangere – 1523 - Antonio Allegri da Corregio. Huile sur toile – Musée du Prado – Madrid - © AKG 3 Noli me tangere – XVème – Peintre inconnu Panneau bois – Eglise de Saint Maximin la Sainte Beaume.
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Certains semblent comme un arrêt-sur-image – tel le punctum décrit par
Barthes. Cela nous fera écho à ce que nous a dit hier Françoise Samson
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6 A propos des souvenirs-écran : les
scènes sont comme des photos avec
une fixité.
4 Noli me Tangere – 1520 – Franciabigio. Fresque détachéé – Musée du dernier diner d’Andréa del Sarto. Chiesa San Salvi – Florence - PD-Art 5 Apparition du Christ ressuscité à Ste Marie-Madeleine – Mattia Preti 1670-1680 – Huile sur toile. Musée des Beaux Arts de Cosenza. 6 Noli me Tangere –Andrea Vaccaro 1604-1670 -Art-net.
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C’est un moment charnière autant pour le Christ, sur le départ pour l’au-
delà ; que pour Marie de Magdalena, qui va ensuite se recueillir dans
une grotte jusqu’à la fin de ses jours.
Elle est aussi décrite comme la femme aux 7 démons, et nous ferons
l’hypothèse qu’elle pouvait être prise du même mal que les hystériques
de Charcot. Elle est aussi bien-sûr la femme symbole du désir sexuel, à
mi-chemin entre Eve et Marie, dit Daniel Arasse. Et dans « La Légende
dorée » il est écrit que le Christ « l’embrasa entièrement d’amour pour
lui ».
Si tout d’abord elle ne reconnait pas Jésus à cet instant de son
apparition, c’est probablement qu’il n’est plus tout à fait le même : il
est passé à un autre statut. De humain à divin.
Mais il faut dire aussi qu’elle vient de regarder le vide du tombeau. Il y
a de quoi être trou-b(l)ée : le temps d’après la Tuché. Ce vide, c’est
7 Noli me tangere – Scarsellino dit Ippolito Scarsella 1570-1620. Huile sur toile. Galerie Nationale d’Art antique di Palazzo Barberini – Rome.
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l’indice du Divin. « Le trou de la Chose sera toujours représenté par
un vide » dit Lacan dans « l’Ethique ».
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Certaines peintures la représentent comme celle qui regarde le vide, et
nous l’entendrons comme celle qui questionne les trous : les trous dans
le corps, le trou dans le grand Autre, le trou dans le regard, le trou du
Phallus.
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8 La découverte du tombeau vide – Fra Angelico 1437-1446 – Fresque – Détail - Musée San Marco – Florence. 9 Lamentation sur la Christ mort – Polyptyque de Sant’Emidio Détail – 1473 – Carlo Crivelli – Détrempe sur panneau – Sant’Emidio –Ascoli Piscena. 10 Déposition du Christ – Détail -1655 – Luca Giordano Huile sur toile - Collection Philbrook Museum of Art 11 La lamentation sur le Christ mort - Pier Paul Rubens Détail – 1613-1614 – Huile sur toile. Collection du Lichstenstein – Vaduz.
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« Que le phallus soit un signifiant impose que ce soit à la place de
l’Autre que le sujet y ait accès » dit Lacan.
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C’est en tant qu’indice du grand Autre13 que le Christ fait retour avec la
résurrection, mais aussi en tant que partenaire dans l’Amour, et donc le
Noli me Tangere dialectise à la fois le rapport à Dieu et la relation
amoureuse – l’un enchevêtré dans l’autre.
Etudions tout d’abord le rapport à Dieu :
Jésus ressuscité dit qu’il s’en va vers le Père : Le Père comme fonction,
et comme lieu du Symbolique. Pour le rejoindre, il doit s’absenter de la
substance charnelle.
Dans « L’apparition à Marie-Madeleine » Daniel Arasse nous dit que la
touche est interdite, car le corps divin est inaccessible et intouchable de
structure. Et dans son livre « Noli me Tangere » J-L. Nancy écrit à son
tour: « La résurrection, cette levée du corps est la présentation d’une
partance » (…) Ce qui ne doit pas être touché, c’est le corps ressuscité
– le surgissement de l’indisponible ».
12 Episode de la Passion du Christ – Giovanni Baronzio Détail –1330-1335 – Tempera sur panneau Galerie Nationale d’Art antique – Palazzo Barberini – Rome 13 « Qu’est-ce qui a un corps qui n’existe pas ? Le grand Autre. Si nous croyons à ce grand Autre, il a un corps inéliminable de la substance de celui qui a dit : « Je suis celui qui suis »J. Lacan ( in L’envers de la Psychanalyse)
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Alors cet impossible accès, cet évidement dans la présence ne nous
indique-t-il pas cette dimension d’ek-sistence dont nous parle Lacan ?
Je vous propose un petit parcours avec les peintres pour prélever dans
la sémantique de l’image, ce cheminement de l’évidement phallique
enchevêtré au signifiant de Dieu – en quoi il s’extrait tout en
s’indiquant. Il nous faut pour cela revenir un peu au temp d’avant le
Noli, pour repérer une véritable déclinaison des représentations
ithyphalliques du Christ, à travers 4 modalités distinctes.
En 1er : C’est avec A. Leupin (médiéviste, psychanalyste)qui a décrit
dans son livre « Phallophanie » ce qu’il a un jour perçu dans les
peintures byzantines et gothiques : le fantôme phallique sur le thorax
du Christ en croix. Cette forme gigantesque qui évoque un sexe en
érection au Centre du corps mort du Christ est l’ombre de la Chose dit-
il.
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14 Crucifixion – Icône byzantine – XIIème.
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Je le cite : « L’icône phallique nous exorbite » (…) mais n’est là que
pour pointer l’invisible de son Autre – au-delà de toute
représentation ».
Puis, 2ème modalité : à partir de la Renaissance – période où le réalisme
corporel est là pour réaffirmer le dogme de l’incarnation – le phalle du
Christ apparaît par suggestion comme l’image pénienne de Jésus-fait-
homme. Ce que nous montre Léo Steinberg dans son livre : « Les
représentations du sexe du Christ dans l’art et son refoulement
moderne » . Un sexe imagé dans tous ses états au moment de la mort ;
mais qui reste voilé.
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15 Christ en croix – Coppo di Marco Valdo in Phallophanies –Alexandre Leupin - © Editions du Regard – 2000. 16 Pieta – Monastère de Koulloumoussi in Phallophanies –Alexandre Leupin – © Editions du Regard – 2000. 17 Le Christ mort –Andrea Mantegna – 1480 détail -– Détrempe sur toile – Pinacothèque de Brera – Milan. 18 Homme de douleurs – Ludwig Krug 1520 – British Museum – Londres.
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Nous l’entendrons comme le – φ. Pourquoi ? Parce qu’il est au registre
imaginaire l’index symbolique d’une double connotation : une érection
et une soustraction. Ce qui s’érige, c’est la fonction – le passage au
divin; mais en laissant le corps comme déchet.
Chez les chrétiens, le concept de nudité renvoie à la notion spirituelle
de kénose : le dépouillement dans et par Dieu. Cependant à l’endroit
même de cette opération où le corps deviendrait un rien, se perçoit
conjointement une extase : petite et grande mort simultanément…
Il y a donc un complexe d’opposition : l’adieu au corps de Jésus est une
parure symbolique : La parure d’une parade : il pare-à-être en moins
pour s’élever. Un au-moins-Un.
Selon G. Didi-Huberman, dans « L’image ouverte », la rhétorique
iconographique de l’incarnation propose une volupté mais en creusant
sans cesse l’écart – dans l’image elle-même, en cherchant quasiment à
ruiner l’aspect du divin. Faire cohabiter beauté et effroi – rebus et
agalma. L’apparaître, doit indiquer la déconsistance…
19 Pieta – Jacques Bellange 1612-1616 – Gravure en pointillé – Métropolitan Museum of Art. New-York. 20 Pieta – José de Ribera 1630 – Eglise St Pierre de Montmartre - Paris
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Cette structure textuelle se parle dans l’image, notamment au lieu du
périzonium – ou pagne de décence du Christ - qui va parfois indiquer
un mouvement d’extraction, toute en élévation, au moment de sa mort.
Par exemple ces peintures où le périzonium s’envole vers les cieux
suggérant son départ vers Dieu. C’est là, la 3ème modalité.
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Mais qu’est-ce qui s’envole ? Le phallus en tant qu’il ne l’a pas. Et
comme un retour pictural du refoulé, l’envol du tissu semble prendre la
forme du signifiant. Son départ hors corps.
Et l’envol du périzonium vient nous faire ici écho aux phallus antiques,
dont nous parlait Freud. Ce qui se lève est, comme l’index du Jean-
Baptiste de Léonard de Vinci – levé vers une absence – dit Lacan.
21 Crucifixion –Albrecht Dürer – 1505. 22 Crucifixion –Alonzo Cano 1638 – Huile sur toile - Musée de l’hermitage – St Petersbourg
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A plusieurs reprises, on observe Marie-Madeleine qui regarde cet envol
– parfois même au sein du Noli me Tangere.
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« Pour percevoir le phallus comme signifiant du manque, il faut
préalablement qu’il ait été perçu ou supposé à cette place » - disait
Annie Tardits, lors de son séminaire sur les enjeux du phallique. Il faut
donc une certaine croyance et une déception.
23 Allégorie de la Rédemption – Wolf Huber – 1550 détail - Kunsthistorisches Museum – Vienne. 24 Christ crucifié et M-Madeleine – Inconnu napolitain- XVIIème – Museo diocesano di Napoli – détail. 25 Noli me Tangere – Scarsellino – dit Ippolito Scarsella – (1550-1620) Musée Magnin – Dijon
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Cela n’est pas sans nous rappeler la scène entre Eros et Psyché et ce que
Lacan nous en dit à travers le tableau de Zucchi : le phallus comme
signifiant d’une absence. C’est à ce moment là que Lacan conceptualise
le grand Ф. Or il me semble que c’est aussi ce qui vient à se signifier
dans l’image, avec le Christ en partance devant Marie-Madeleine. Le -
φ va indiquer le Ф.
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C’est ce qui se lit, particulièrement avec la dernière mutation
iconographique à laquelle je vous propose de nous intéresser.
Si dans certaines tendances chrétiennes, le Christ va être représenté
flamboyant comme un roi orné d’or, certains peintres vont introduire
une autre dialectique.
Reprenant le signifiant de la royauté, par une simple dorure le pagne
sera alors au contraire épuré de toute rutilance, au point même d’en
devenir presque transparent. Mais il ne laisse rien voir d’autre qu’une
équivoque d’absence. Le pagne voile le rien – le phallus quasi
désubstantifié. « Un lieu entre les jambes quasi déserté de son
habitant ».
26 Amour et Psyché – Jacopo Zucchi 1589 - Huile sur toile - © Galleria Borghese – Rome.
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« Ce qu’il convient de faire avec ce phallus étoffe » – dit Lacan – « c’est
de révéler, d’escamoter, quelque chose qui est derrière » (in
« L’Ethique »).
27 Crucifix – Simone Martini 1321-1325 – Tempera sur bois – détail - Eglise de la Miséricorde - San Casciano. 28 Polyptyque de la déposition – Bartolo di Fredi – 1383 – détail. Sienne. 29 Crucifixion – XIVème peintre inconnu – détail – Petit Palais –Avignon.
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En cela le textile du Christ est un texte : Si l’or incrusté dans la fibre est
un signe symbolique, l’étoffe voilant le lieu du SANS indique un Réel
hors-scène. Un phallus en hORs : l’OR est inclus dans l’hORs. Une
affirmation sous fond de soustraction.
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G. Didi-Huberman nous dit que le mode sémiotique chrétien est
l’indicialité. L’or est indexé à l’hors au registre du signifiant de Dieu –
Ф en ek-sistence.
30 Crucifix – Segna di Buonaventura 1310-1315 – Eglise sante Flora e Lucilla –Arezzo. 31 Le Baptème du Christ XVème – détail – Ecole italienne.
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Cette déphallicisation du Christ pendant la Passion, est le pré-texte du
Noli me Tangere.
Revenons donc à la dialectique des images de cette scène pour étudier
cette fois, le discours sur l’amour.
Dans cet élan arrêté de Marie-Madeleine, est souvent suggéré une
ambivalence – une indécidabilité commune.
Daniel Arasse dit que le texte grec d’origine du « Noli me Tangere » :
« Me mou haptou », signifie une action arrêtée en train de se faire. Tout
aussi bien, ces 2 là se sont déjà touchés ou brûlent de le faire – quelque
chose a eu lieu entre les corps – peut-être même à l’instant de sa
suspension.
Le Christ tout en signifiant l’arrêt est parfois équivoque. Dans une
torsion, il semble vouloir reculer et en même temps se tourne vers elle.
Il dissimule son élan tout en la touchant cependant, sur le front, les
seins, les mains.
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32 Noli me Tangere – Cano Alonso 1640 – Huile sur toile - Museum of Fines Arts – Budapest. 33 Noli me Tangere –Agnolo Bronzino 1531 – Huile sur bois © Musée du Louvre - Paris.
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A certains moments il semble voiler son érection ou la contenir ; dit
Pascal Quignard qui parle de « jésuérection » pour le tableau du Titien.
(in « La nuit sexuelle » )
« Ces amants jouissent l’un de l’autre, tout en se séparant » dit Jean-
Luc Nancy « La chair en division d’elle-même ». Ici et là, on repère que
le regard de Marie de Magdalena se tourne vers le sexe du Christ – ou
34 Noli me Tangere –Alessandro Turchi – 1578. 35 Noli me Tangere – Jacomo Pontormo 1452 – Huile sur toile – Florence. 36 Noli me Tangere – Tiziano Vecellio 1514 - Huile sur toile - National Gallery – Londres.
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plutôt vers son lieu – dont nous avons fait l’hypothèse qu’elle a perçu
ce « y a pas ».
De quoi donc Marie-Madeleine est-elle demandeuse alors, dans cet élan
vers le Christ ? C’est peut-être plus équivoque qu’on ne le croit au
départ.
Un passage de l’évangile de Marc va peut-être nous mettre sur la voie :
c’est le 1er temps de rencontre entre Marie-Madeleine et Jésus lors du
repas chez Simon. Elle est venue verser des parfums sur les pieds du
Christ, puis les essuyer avec ses cheveux. Les parfums sont très chers
et normalement destinés à l’honneur fait aux morts. Alors, de cette
exubérance sensuelle, que les apôtres considèrent comme déplacée, ils
s’insurgent. Et là, que leur répond le Christ : « laissez-la donc » –
« d’avance elle a parfumé mon corps pour l’ensevelissement.. »
Qu’est-ce que cela nous dit ? Que Marie le voit déjà comme donné pour
mort et qu’elle l’honore et le désire dans et par cette absence annoncée ?
N’est-elle pas l’hystérique qui vise un objet inaccessible? C’est peut-
être là l’écriture de son fantasme… Et là encore, cela se suggère dans
les images, où il n’est pas si sûr qu’elle veuille la touche – finalement.
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En effet, dans certains tableaux, si l’on y regarde d’un peu plus près ; il
ne s’agit plus tant que Jésus repousse une aimante : on voit nettement
apparaître une autre dialectique : on ne sait plus très bien au juste : qui
rejette qui ? Qui écarte quoi ? Cette ambivalence du Non Voli est
37 Noli me Tangere – Benedetto Tisi 1525 – Galerie Borghese. Rome.
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mutuelle : chaque protagoniste est à la fois tourné vers l’autre et hors
d’atteinte.
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Dans une diagonale étrange, où les 2 obliques opposées semblent ne
pas pouvoir se rencontrer, on a parfois l’impression qu’ils font une
danse sur une bande de Moebius !...
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38 Noli me Tangere – Federico Barocci 1590 . Huile sur toile. Alte Pinakothek. Munich. 39 Noli me Tangere – Marco del Pino 1550. Musée des Cappuccini Rome 40 Noli me tangere – Battistello Caracciolo. 1618 – Huile sur toile – Muséo di Palazzo Pretorio – Prato.
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Ils semblent proches dans leur désir, mais l’écart parait
incommensurable ou symboliquement infranchissable. L’ambivalence
est un mouvement vers et de tra-vers. Cette danse du No-Lit – de
l’absence de lit – est donc bien une danse partagée autour de
l’impossible accès. C’est l’écart qui compte, l’espace entre les 2, que
nous entendrons…
Cette touche suspendue entre Jésus et Marie-Madeleine – ce
mouvement dans l’erre - nous apparait comme une forme métaphorique
d’une dialectique sur l’amour – en tant qu’on « l’offre à quelqu’un qui
n’en veut pas… »
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Nous ferons alors l’hypothèse que cette allégorie du Noli me Tangere,
est à l’image de ce qui se joue dans la Lyrique Courtoise. Peut-être
même en serait-elle un des 1ers terreaux ?
Au-delà du rapport à Dieu – comme signifiant d’un Réel intouchable; il
y a par le Noli me Tangere, cette même articulation à l’EK
conjointement transposée au lieu d’un certain rapport dans l’amour, où,
comme le dit Lacan – du sexuel – il n’y a pas.
Dans l’Amour courtois la Dame aimée est inaccessible et même parfois
morte, ce qui permet de la rendre mythique, comme le Christ. Elle est
par moments quasi divinisée et apparentée à un lieu saint. La rencontre
sans cesse ajournée, renforce l’amour idéalisé, sacré.
Jaufré Rudel, poète lyrique du Fin-Amor est peut-être celui qui a vénéré
l’éloignement des amants dans sa forme la plus absolue. Ses poèmes-
chansons au thème de « l’amor de lonh » - l’amour de loin – glorifient
la mélancolie et la non-atteinte de sa bien-aimée – la princesse de
Tripoli – qui vit au loin en Terre Sainte.
Le lieu « de lonh », c’est le lieu de l’hors…
Alexandre Leupin dans « Dieu, le poète et la Dame » postule que la
Dame emblématique est un partenaire inhumain, vidée de toute
substance réelle et que cela est un principe de départ dans la lyrique
courtoise. Il prend pour argument ce premier vers du premier poète
courtois Guillaume IX : « Farai un vers de dreyt nien » - je ferai un vers
de pur rien. Ce nien-néant est selon lui une énonciation première qui est
un postulat originaire du lieu-Dame – tel le lieu-Dieu.
Et il y a donc en réalité 2 dames dit-il : la 1ère est l’Autre absolu, hors
d’atteinte. Et une 2ème de chair et d’os – la dame avec une minuscule -
se calque dessus et vient en quelques sortes la présentifier, mais n’en
est que la vêture indicaire.
Dans plusieurs contes courtois, Amour est d’ailleurs présenté avec une
majuscule – quasi comme une entité neutre, séparée de la dame.
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Ils sont donc 3 en jeu : l’homme, la femme et l’Amour. Or, dans les
préceptes chrétiens, cette même structure est présente, quand il est
notamment recommandé aux époux d’adresser leur plaisir à Dieu au-
delà de leur partenaire, pendant le rapport sexuel. Dieu est amour.
C’est ce que nous dit Lacan, dans « Encore » : « Des personnes (…) se
sont trouvées surprises d’avoir écho que je mettais entre l’homme et la
femme un certain Autre qui avait l’air d’être le bon vieux Dieu de
toujours ».
Bien des chercheurs ont déjà noté des liens entre les rhétoriques
courtoise et chrétienne et souvent ont cherché une analogie entre la
Dame et la Vierge (Notre Dame), pure et hors d’atteinte elle aussi. Mais
cette hypothèse est chaque fois déboutée notamment par la dimension
hors sexualité de la Vierge. Ce qui est un socle inébranlable. Or la Dame
courtoise – même en suspension – ne fait que dialectiser l’amour
sexualisé. Même sans le faire, elle s’y rapporte.
Alors je vous propose une autre hypothèse : c’est le Christ qui est à la
place de la Dame ! Alors il y aurait un changement de genre ? (très
moderne !) Une sorte de tansfert ? Trans-faire - faire-trans ?… Voyons
cela d’un peu plus près…
En fait, plusieurs spécialistes de l’amour courtois ont établi, que le
chevalier aimant vise surtout le Seigneur derrière sa dame. L’un est
indexé à l’autre. Et il y a un lien étymologique entre la Dame – Domina
et le Dominus, le maître, le Seigneur. Dans plusieurs contes, elle est
d’ailleurs nommée ainsi au masculin par son amant : « mi Dom » -
Seigneur ! Cela ne vaut-il pas un « Rabbouni » !?...
Ensuite, certains signes iconographiques peuvent nous laisser entendre
qu’il est porteur d’une certaine féminité, notamment par les stigmates
qui trouent son corps (je ne vais pas le déplier ici, car ce serait trop
long).
Cependant je me suis dit qu’il ne s’agissait peut-être pas tant d’un
changement de genre mais plutôt d’un changement topologique : Ce qui
est introduit visuellement sur le corps du Christ, c’est la catégorie du
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Réel. De la même façon que la terre lointaine, pour la Dame. Ils sont
ailleurs…
Je vous propose donc ce petit tableau de repérage structurel de ces
déclinaisons (ceci n’est qu’une hypothèse):
Seigneur / Dame
Amour
Dieu Ф Ek-sistence
Non-rapport sexuel
dame
Aimé(e)
Christ – φ
Eroménos
Chevalier
Aimant(e)
Marie-Madeleine
Erastès
Le Christ – φ du Noli me Tangere est indexé à Dieu Ф comme Réel
hors scène. Dieu est indiqué au-delà, comme lieu Cause du Désir, par
le Noli. Le véritable partenaire de ces deux là, c’est Dieu en ek-sistence
–et c’est se signifiant qui est à l’œuvre dans l’écart de la touche.
Lacan dit : « L’amour courtois, qu’est-ce que c’est ? C’est une façon
tout à fait raffinée de suppléer à l’absence de rapport sexuel, en
feignant que c’est nous qui y mettons obstacle. » (in « Encore »)
Eh bien, l’allégorie du Noli me Tangere n’a-t-elle pas cette même
fonction ? Une suppléance à l’absence de rapport sexuel, en faisant
« croire » que c’est Dieu qui y met obstacle…
Ces deux-là du No-Lit – ce qui les traverse, c’est l’écriture d’un manque
constitutif au Désir. Ainsi peut-on faire l’hypothèse qu’ils se rejoignent
au moins dans leurs fantasmes ?
« Il n’y a pas de rapport sexuel – certes – sauf entre fantasmes » - dit
Lacan.
C’est le moment de conclure…
Marie-Odile Paillette
Octobre 2019