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Le petit prince

Lika SPITZER

67 rue Rébeval 75019 Paris

01 44 84 76 13 blog : likaspitzer.com

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Qui aime le Petit Prince ?

Le Petit Prince… Peu d’enfants aiment ce

livre. Quand on leur demande ce qu’ils en pensent, ils prennent un air embêté. Ils se doutent que les adultes qui leur ont offert ce conte ont une sympathie particulière pour le petit garçon blond en nœud papillon sur la couverture, mais justement ce personnage ne leur dit rien.

D’habitude, quand les enfants s’attachent à un personnage, ils se mettent à faire des dessins, des dessins, ils vous cassent la tête avec les aventures enchevêtrées de leur héros pendant des semaines, des mois, tous les parents connaissent cela. Or, jamais un enfant n’a réclamé mon attention pour me parler avec enthousiasme du petit prince. Jamais. Quand il est question de lui, on sent chez les enfants une sorte de réflexe d’ « évitement ».

Je m’en suis clairement aperçue cet été de l’an 2000 où les illustrations du Petit Prince ont commencé à m’intriguer, je vous dirai pourquoi. J’aurais aimé avoir l’avis des enfants. Si j’insistais, j’obtenais des phrases évasives : « …ah oui, le serpent… », ou « c’était rigolo, cet homme qui faisait des additions », ou encore, « il était gentil, le renard… » Et ce qui m’a frappée, c’est qu’aucun enfant ne se soit intéressé au petit

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héros, me signalant tout au plus que leur maîtresse leur en avait parlé, ou leur mère.

Quant aux adultes à qui j’ai parlé de mon étonnement à propos des dessins de Saint- Exupéry, plusieurs m’ont regardée avec une certaine ironie, étonnés que je ne trouve rien de plus intéressant à faire qu’à scruter ces illustrations plutôt gentillettes et pas tellement passionnantes, à leur avis. D’autres, par contre, ont cru sentir que je voulais « attaquer » Le Petit Prince, ou les attaquer eux-mêmes, qui sait ? D’autres enfin m’ont annoncé carrément que Le Petit Prince les avait toujours gonflés .

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« Agenda 2000 »

Voici comment a débuté mon intérêt

pour les bizarreries des aquarelles du Petit Prince. À l’occasion de l’anniversaire de la naissance de Saint-Exupéry, Elf avait donné à ses clients un Agenda 2000-Petit Prince.

La présence des illustrations de Saint-Exupéry m’avait gênée, c’est vrai, mais le papier, le format, les caractères me plaisaient, et je décide de me servir de cet agenda à la maison. Compensation : de superbes photos sépia d’avions de l’époque de la conquête de l’air, et une préface en quatre langues de l’historienne Nathalie des Vallières, petite-nièce de Saint-Exupéry.

Comme ces images tirées du Petit Prince se sont trouvées liées à ma vie quotidienne pendant toute l’année 2000, ce qu’elles ont d’énigmatique sous leur apparence ingénue avait fini par m’intriguer et éveiller en moi le désir de les confronter à celles du livre lui-même. Il me fallait donc revoir ce conte.

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Sirop mortifère

Ce Petit Prince, je n’y avais plus mis le nez

depuis l’adolescence, et il me souvient – pas agréable d’y repenser – que l’impression que j’en retirais, consolatrice, était que moi aussi j’étais ce petit être innocent, sensible et aimant, solitaire et abandonné, livré au monde borné des adultes.

Quand on a été élevé comme moi dans un pensionnat de religieuses doucereuses et obtuses, il vous reste longtemps une sorte de diabète de l’âme ; le sucre vous domine, la sensiblerie. Et les violences que vous subissez, celles que vous faites subir aux autres, restent cachées dans le sirop, vous ne les sentez pas.

Je trouvais confortante l’idée qu’il était inutile de chercher à rencontrer les autres, inutile de quitter sa « petite planète », puisque dans le monde de la réalité, on est seul, incompris, perdu. Sans me rendre compte que, contrairement à tant d’autres histoires merveilleuses que j’avais aimées dans mon enfance, celle-là ne donnait à espérer, en fin de compte que la mort.

C’est dans la mort, qu’avec une grâce de funambule, Saint-Exupéry vous invitait mine de rien, à entrer : comme si mourir, renoncer à son corps, décidément trop lourd, l’abandonner comme une vieille écorce avait seul le pouvoir de rendre leur sens aux mots

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amitié, amour, responsabilité, devenus étoiles magiques, inaccessibles, qu’on ne pouvait gagner qu’en se laissant glisser hors de la vie. Quel message !

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Le conte conforme à l’édition originale

Le jour où je me suis procuré ce conte

j’ai été étonnée de déouvrir chez les libraires quantité d’ouvrages consacrés à Saint-Exupéry. Forcément, 2000 : l’anniversaire. J’en achète un certain nombre, et parmi eux Le Petit Prince en Folio, édité en 1999, où Frédéric d’Agay, un petit-cousin, nous apprend dans l’avertissement qu’il s’agit pour la première fois de l’édition intégrale du Petit Prince, strictement conforme à l’édition originale américaine, la seule parue du vivant de l’auteur, en 1943.

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Saint-Exupéry met le bleu en exil

Revenue chez moi, je compare les

illustrations du Folio avec celles de mon agenda, et je découvre – quel choc ! – que la couleur bleue est absente dans les dessins originaux du Petit Prince. Absente.

Dans mon agenda, non seulement les couleurs sont ravivées, mais en plus nombre de dessins tirés du Petit Prince y figurent sur des fonds d’un beau bleu profond.

Je scrute toutes les pages du Folio. Pas de bleu décidément. Enfin quoi, me dis-je, l’auteur est un aviateur qui a parcouru les mers, les ciels, survolé les continents, le bleu a dû lui remplir les yeux maintes fois, et voilà qu’il écrit un conte où un petit enfant traverse l’espace, de planète en planète jusqu’à notre planète bleue, et il ne colorie rien en bleu.

Nathalie des Vallières écrit dans la préface de cet Agenda 2000 : On raconte que Saint-Exupéry aurait dévalisé un marchand de couleurs et se serait lancé à corps perdu dans cette aventure, froissant rageusement les dessins qui ne lui convenaient pas et les lançant dans la corbeille à papier. On voit donc que ce ne sont pas des aquarelles fabriquées à la légère. Sans bleu.

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Un choix occulté

Au début Saint-Exupéry avait, paraît-il,

pensé faire illustrer son conte par Bernard Lamotte, mais ce n’était jamais « ça ». Il avait donc besoin que ses dessins expriment quelque chose de profond. Ce n’étaient plus les dessins légers dont il émaillait ses lettres ou les nappes de bistro. C’était du sérieux. Il faisait poser sa femme ou ses amis pour obtenir des attitudes naturelles, se donnait beaucoup de mal.

Le bleu est l’une des couleurs fondamentales. Si donc Saint-Exupéry, ayant dévalisé un marchand de couleurs a voulu éviter le bleu, c’est bien que quelque chose en lui se refusait à employer cette couleur.

Pourquoi Nathalie des Vallières, parente de l’auteur et historienne a-t-elle toléré qu’on remplace le vide contre lequel se tiennent toujours les personnages du Petit Prince par ce bleu violent – tant dans l’Agenda 2000 préfacé par elle, que dans les premières pages de son essai Saint-Exupéry L’archange et l’écrivain ?

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On n’y voit que du bleu

Ce mauve pâle omniprésent dans tout le

livre, ces ciels incolores, ces mers absentes, on ne devrait pas y toucher, quelle que soit la mélancolie qu’ils engendrent, quand on sait avec quel soin l’auteur les a élaborés. Mais dès qu’il s’agit du Petit Prince – et de Saint-Exupéry – « tout le monde n’y voit que du bleu ». Destin ordinaire des héros.

Alors on peut se réjouir que Gallimard ait publié en 1999 cette édition fidèle au travail de l’auteur. Mais combien se vendent de cartes postales à fond bleu outremer représentant le petit prince debout sur sa planète ? combien de stylos ? combien de babioles ?

« Et rappelle-toi les billets de cinquante francs ! », me dit ma sœur. En effet, sur le seul billet bleu de notre ex-monnaie de papier, qui voyait-on, debout, tout petit, sur l’astéroïde devenue bleue ? le petit prince adossé – intuition du créateur du billet – à une sorte de Golgotha, face au vide.

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Debout sur un astre désolé

Inquiétante déjà, la couverture du livre.

Sur quoi est donc posé notre joli petit prince, ici dans une de ces charmantes tenues qu’on met aux enfants les jours où il faut se tenir tranquille, ne pas aller dehors jouer dans la terre, rester propre.

Sur quoi est posé cet enfant à nœud papillon et petits souliers pointus, une fleurette à sa droite, une autre à sa gauche ?

Il est posé sur un astéroïde grisâtre sans autre relief que deux volcans sculptés en forme de vieux seins arides, entre lesquels il se tient debout, les yeux vides.

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Des ronds vides pour les yeux

J’ai voulu regarder si les yeux du petit

prince étaient dessinés comme cela m’avait frappée sur l’agenda. Oui : Saint-Exupéry n’en a jamais fait que deux ronds vides qui donnent au petit héros, même en pleine action, quelque chose d’« évasif », alors que dès le début du livre le fauve et le boa ont une pupille, l’éléphant aussi. Même les yeux des moutons dessinés de travers au chapitre II ont un point en leur centre, mais les yeux du petit prince, jamais.

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Trois scènes de dévoration

Une seule fois – c’est la première image

du livre – deux êtres « voyants » se trouvent face à face : c’est l’image du serpent boa qui avalait un fauve.

Le boa regarde intensément l’ensemble de ce qu’il va avaler – la grosse tête mauve de l’ours (un fauve, ça ?) – et le fauve, lui, regarde l’intérieur de la gueule de son prédateur, l’air de lui dire : « Mais… qu’est-ce que tu fais ! »

Suivent aussitôt deux scènes, encore, de dévoration : l’éléphant avalé par le boa, dessin où les adultes de la famille du narrateur ne voient qu’un chapeau, puis recommencé en coupe. (Et avec quel air piteux l’éléphant considère la paroi du serpent collée à son crâne !)

L’histoire du Petit Prince s’ouvre donc par trois scènes de dévoration – devant les adultes de la famille, qui ne voient rien – suivies aussitôt par l’apparition de cet enfant irréel privé d’iris et de pupille. Peut-on là aussi ne voir que pur hasard ?

Ensuite, plus jamais dans le livre, nous ne verrons d’êtres vivants se regarder, ni se trouver en contact physique l’un avec l’autre, sauf dans le dessin en noir et blanc où la rose fantasme, crâneuse : Ils peuvent venir les tigres, avec leurs griffes ! quand le dessin la montre reculant devant les dents du tigre.

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Se nourrir est destructeur

Et puisqu’il est question de dévoration

dès le début du livre, comment ne pas faire remarquer que dans ce conte le fait de se nourrir est toujours destructeur.

Personne n’y mange innocemment une tartine, n’offre un fruit. Le renard s’enquiert des poules, le boa avale son fauve, le baobab (il y a du « boa » dans baobab) fait exploser les planètes, le mouton peut manger la rose.

La seule personne dont il est dit qu’elle « boit » est l’alcoolique du chapitre XII, attablé tout seul devant son verre de vin et sans autre compagnie que sa caisse de bouteilles.

Se nourrir, dans Le Petit Prince ce n’est jamais partager.

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Cécité émotionnelle

Dès le chapitre II, tout de suite après

l’histoire du fauve et de l’éléphant avalés par un boa, survient le petit prince et son histoire de mouton. La première parole que prononce le petit prince sera donc : Dessine-moi un mouton.

Le monde entier s’est attendri sur ce charmant dessine-moi un mouton.

Il est vrai que c’est charmant d’imaginer le petit garçon penché sur le croquis de la caisse fermée, percée de trois trous, où il "voit" un mouton : C’est tout à fait ça que je voulais ! Crois-tu qu’il faille beaucoup d’herbe à ce mouton ?

Qu’on m’excuse de rompre le charme, mais je dois noter que le petit prince n’a pas dit : « Dessine-moi un ami pour ma rose, elle est toute seule ». C’est à un mouton qu’il s’obstine à penser.

On ne voit bien qu’avec le cœur, affirmera pourtant l’auteur dans ce conte. Mais ni lui ni le petit prince ne voient qu’un mouton, tout imaginaire qu’il fût, (même pourvu d’une muselière, comme l’aviateur le proposera plus loin) peut faire peur à une petite rose sans défense.

Ils ne voient pas – Cécité émotionelle, dirait Alice Miller – que secourir la rose est plus urgent que trouver un mouton. Les yeux vides dont je parlais au chapitre 9 me semblent exprimer cette cécité..

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Le drame des baobabs

Ainsi, au lieu de se décider à retrouver sa

rose, dont le géographe vient de lui apprendre qu’elle est réellement en danger (cela nous est conté au chapitre XV et j’y reviendrai) le petit prince a préféré poursuivre son voyage, et parvenu sur la Terre, se préoccupe avant tout de trouver un mouton contre la menace – virtuelle, elle – des baobabs.

Et voilà le narrateur galvanisé : « Enfants ! Faites attention aux baobabs ! » Il les dessine pour nous sur une page entière, au chapitre V.

L’auteur-narrateur a dessiné trois baobabs agrippés à un minuscule astéroïde et, semblable au petit prince, mais brun, un petit bonhomme effaré, perché en haut sur des racines. Les baobabs sont de grosses masses vertes chapeautant chacune une sorte de larve épaisse sans tête, pâle et annelée comme les vers de terre, et dont les pattes, fabriquées comme le corps, rampent d’un côté dans la terre pour l’étouffer, et de l’autre dans le feuillage pour le tenir en respect.

On se demande pourquoi le sentiment de l’urgence qui animait notre aviateur-dessinateur devant les dangers encourus par les enfants qui n’arrachent pas leurs baobabs, ne s’éveille pas quand il apprend que le petit prince a laissé sa rose toute seule sur un sol infesté de graines de baobabs.

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La vraie terre explose

Dans ce conte l’irruption du merveilleux

n’interviendra jamais pour faire triompher la vie. L’arbre qui veut de toutes ses forces se développer fait peur. Il est ressenti par le narrateur et son petit prince comme dangereux ou même monstrueux. Ce qui est trop vivant, on le fuit – ou bien on le fait exploser.

Ainsi, les baobabs font éclater la seule terre qui semble fertile, puisque tout livides que soient les troncs, les racines et les branches de ces baobabs, ils plongent dans un sol que pour une fois Saint-Exupéry a coloré en marron, comme de la vraie terre.

Ceux, appelés paresseux par le petit prince, incapables de s’astreindre régulièrement à arracher les baobabs, semblent, si l’on en juge l’illustration, habiter une terre plus vivante que celle du petit prince.

L’ astéroïde qu’habite le petit prince est toujours incolore comme les ciels qui l’entourent, et bordé d’un liseré si pâle qu’on le croirait recouvert en toute saison d’une calotte glacière.

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La fuite devant la mère

Le petit prince s’aperçoit-il qu’il est debout

sur un astre dévasté ? Non, puisqu’il y besogne avec ardeur. Oui, puisqu’il a un jour l’impulsion de le fuir : la fuite devant la mère, dira Eugen Drewermann dans L’essentiel est invisible pour les yeux Une lecture psychanalytique du Petit Prince.

Et puisqu’il est question de cet auteur, je me permets de déplorer que le prêtre et théologien qu’est Drewermann n’ait pas creusé ce « fantasme de réincarnation » dans Le Petit Prince. Cela aurait peut-être rendu moins énigmatique ce langage paradoxal tenu dans le conte, à propos de la mort, de la responsabilité, de l’amour. Mais revenons à nos moutons, si je puis dire.

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Enfin, la rose

Bien après avoir exprimé son désir d’avoir

un mouton et bien après que l’aviateur lui ait proposé pour le mouton une corde pour l’attacher pendant le jour et un piquet, bien après la longue conversation sur les baobabs, leurs dangers, l’astreinte qu’il faut s’imposer pour les empêcher de nuire, et après la digression bucolico-mélancolique au chapitre VI sur les couchers de soleil, enfin, grâce au mouton ( !) comme il est dit dans la première phrase du chapitre VII, on finira par entendre parler d’elle : la rose.

Il a donc fallu attendre le chapitre VII pour que le petit prince racontât qu’il possédait une fleur unique, et qu’il se préoccupât de savoir si un mouton, ça mange les fleurs. Ensuite, nous aurons plusieurs pages sentimentales : Si quelqu’un aime une fleur qui n’existe qu’à un exemplaire dans les millions d’étoiles, ça suffit pour qu’il soit heureux quand il les regarde, etc. Et le narrateur ému, de le bercer, de le cajoler : La fleur que tu aimes n’est pas en danger… Je lui dessinerai une muselière à ton mouton…Je te dessinerai une armure pour ta fleur… Je…

Le narrateur trouve le petit prince tellement ravissant ! Il ne voit pas la situation.

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Inconséquence

Pas en danger la fleur ? Alors qu’on l’a

abandonnée, qu’on fait semblant de ne pas savoir qu’une fleur a moins besoin d’armure, de mouton (avec ou sans muselière) que de l’attention de son jardinier.

Un mouton. Voilà à quoi pense le petit prince. Et notre narrateur sous le charme, (c’est tellement mystérieux le pays des larmes…), de le prendre dans ses bras pour le consoler.

Or, quand le petit fuyard – décidé à voyager de planète en planète pour y chercher une occupation et pour s’instruire (chapitre X) – apprend par le géographe (chapitre XV) que sa fleur est éphémère, voyez sa réaction :

Ma fleur est éphémère, se dit le petit prince, et elle n’a que quatre épines pour se défendre contre le monde ! Et je l’ai laissée toute seule chez moi !

Ce fut là son premier mouvement de regret. Mais il reprit courage :

– Que me conseillez-vous d’aller visiter ? demanda-t-il. – La planète Terre, lui répondit le géographe. Elle a bonne réputation… Et le petit prince s’en fut, songeant à sa fleur. Autrement dit, le petit prince « reprend

courage » quand il réalise qu’il a laissé sa fleur éphémère seule et sans défense sur le sol de l’astéroïde B 612, et il poursuit son voyage jusque sur la Terre, songeant à sa fleur !

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Idole au cache-nez d’or

Pourtant, n’a-t-il pas l’air angélique, ce petit

prince, avec cette écharpe-aile qui s’envole derrière les cheveux légers ? Cette écharpe magique qui bien rarement lui fait le tour du cou, privée le plus souvent de la partie qui retombe sur le corps comme il serait normal pour une écharpe, le narrateur l’appellera son éternel cache-nez d’or, destiné à cacher, la lecture du conte nous y invite, l’enfant perdu sous son apparence d’ange.

Sa grâce, l’admiration qu’elle inspire, semblent pour le narrateur suffire à susciter l’intérêt que l’on va porter à l’odyssée mélancolique du petit bonhomme tout à fait extraordinaire — qui a d’extraordinaire qu’il est ravissant, surgi en plein désert, dans ses vêtements princiers. Inutile de lui demander son nom. Ce sera le petit prince. Comme Saint-Exupéry était le Roi-Soleil quand il était petit. Une idole n’a pas besoin de prénom.

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Le meilleur portrait

Et le lecteur d’être invité à contempler, au

chapitre II l’image bien connue du petit prince en vêtements d’apparat, dont il nous est dit :

Voilà le meilleur portrait que, plus tard, j’ai réussi à faire de lui. Mais mon dessin, bien sûr, est moins ravissant que le modèle.

Pour qu’il devienne ce petit héros avec qui on peut parler véritablement, Saint-Exupéry avait donc besoin avant tout de s’appliquer à créer un enfant « ravissant ».

Ce qui saute aux yeux c’est le manteau vert doublé de rouge trop grand pour l’enfant, en forme d’avion, posé non sur sa planète bien qu’il semble en épouser la forme, non sur la terre, mais dans le vide ainsi que les petits pieds chaussés de mauve et l’épée. Dans le vide, comme chaque étoile du livre. Comme l’astéroïde lui-même, que n’entoure jamais aucun ciel, aucun halo de lumière ou de brume. Un manteau d’apparat qui semble épouser le vide.

Sur ce dessin, le petit prince porte, en guise d’épaulettes, deux anses, produites verticalement, et, juchée sur chacune de ces anses, une petite étoile d’or debout, de la même couleur que ses cheveux, accrochée à l’anse par la pointe du rayon. On a ainsi l’impression que ces « épaulettes-étoiles » l’aident à se tenir en l’air. Il semble avoir à peine quatre ou cinq ans.

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Un portrait de Goya

Ainsi paré, son corps sanglé par une large

ceinture dorée, le petit prince me fait penser au portrait de Don Manuel de Zuñiga, par Goya. Les deux enfants sont semblables par la taille, le maintien, la tristesse songeuse dans ces vêtements qui témoignent de leur appartenance à une caste. Ce que dit Nizon dans son Goya on pourrait le dire du petit prince :

Il fait l’effet dans son accoutrement luxueux avec collerette, chaussures dorées et écharpe dorée, du reste rouge de la tête aux pieds, de n’être pas heureux. Il est si beau, comme une poupée, auraient pu soupirer maintes dames de la haute société. Dans son accoutrement princier, il a l’air d’un arlequin, d’une chose à cajoler et caresser, solitaire, perdu dans le vaste monde, un ancêtre de ces artistes de cirque de Picasso, étrangers à eux-mêmes, un petit clown triste ? Il a droit à la profonde sympathie du portraitiste qui le traite, avec les moyens dont il dispose, avec tant de prudence, comme s’il était l’Enfant Jésus dans son innocence. Ce petit bonhomme vient de loin, il n’est pas encore tout à fait sur cette terre, et pourtant il supporte le poids du monde.

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Se protéger

Ah ! petit prince, j’ai compris, peu à peu, ta petite

vie mélancolique, écrit le narrateur. En effet, le petit prince ne semble pas s’amuser beaucoup. Il s’occupe avant tout à des travaux destinés à sa protection.

Sur l’aquarelle qui illustre le chapitre IX, on le voit ramoner soigneusement un volcan livide dont rien n’indique qu’il soit en activité. Ce volcan, il l’a entouré d’une barrière comportant trois rangées de fil de fer, assez semblable à celles qu’on trouve à la campagne pour enfermer les vaches — on voit mal à quoi peut servir cette barrière.

Sur sa gauche, le second petit tas «neigeux» est le deuxième volcan coiffé, lui, d’une sorte d’éteignoir qui me fait penser aux couvre-chefs dont sont affublés certains personnages de Jérôme Bosch. Plus bas en tournant autour de la planète, on voit la rose déjà sous cloche, alors que ce n’est pas l’heure encore, puisque de son côté on voit le soleil et qu’elle n’est mise sous cloche que le soir.

Dessous enfin – il faut retourner le livre à l’envers pour le voir mieux - voilà le troisième volcan, «neigeux» lui aussi, à cratère rouge mais sage, sans ébullition. Le petit prince, on le voit, ne peut admettre que des volcans calmes. Celui-là est emprisonné entre les quatre pieds d'un fourneau, sur lequel une casserole mauve contient un liquide de la même couleur. Il n’est

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pas entouré de fil de fer. Un peu de fumée monte de la casserole. Cette casserole me fait penser à ce que disait de l’amour un personnage de Claudel : non pas le feu qui ravage, mais le feu qui cuit la soupe.

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Un aviateur au bord de l’abîme

Dans Terre des Hommes Saint-Exupéry

atterrit sur un plateau entre Cap Juby et Cisneros : Mais notre terrasse aboutissait, dans toutes les directions, à une falaise qui croulait, à la verticale dans l’abîme, avec des plis de draperie. Toute évasion était impossible. Et plus loin : On croit que l’homme est libre. On ne voit pas la corde qui le rattache au puits, qui le rattache, comme un cordon ombilical au ventre de la terre. S’il fait un pas de plus, il meurt.

Cette falaise croulant à la verticale dans l’abîme, ces plis de draperie, ce sont bien eux que l’on voit illustrés, par deux fois, dans le conte. Au chapitre III le petit prince est debout au bord de la falaise. Là aussi, s’il fait un pas de plus, il meurt. Le dessin de sa main droite, de sa bouche, montre qu’il s’en rend compte. Il est clair que face à ce genre de situation, un avion devient indispensable, et si possible avec un moteur en état de marche.

L’illustration du chapitre XXIV montre, en plein désert, perché sur une falaise croûlant elle aussi à la verticale dans l’abîme, un puits.

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Loin de la vie

Ce qui m’a intriguée dans cette aquarelle-là,

c’est qu’on aperçoit, dessinés loin des cassures de la falaise et des chutes de pierres, tout au fond, souples et délicats, deux minuscules palmiers penchant l’un vers l’autre. Il est donc clair que l’eau, l’oasis – la vie, autrement dit – sont là-bas : du côté des gracieux palmiers vert tendre; et non dans ce puits placé si haut, au bord du vide (je me rappelle la citerne dangereuse, interdite, dont parle Nathalie des Vallières, qui fascinait les enfants Saint-Exupéry).

Si on en croit l’illustration, espérer trouver de l’eau bonne pour le cœur à un endroit pareil est non seulement irréaliste mais dangereux. Pendant que vous tirez la corde, une pierre peut venir vous écraser – ou du moins vous effrayer et vous faire basculer dans le ravin.

Sur cette aquarelle le petit prince, d’apparence moins enfantine regarde vers nous, comme s’il nous exposait la situation : voyez l’endroit où je cherche de l’eau ! D’ailleurs le narrateur avoue ne pas comprendre ce que le petit prince entend par l’eau peut être aussi bonne pour le cœur.

Semblable aux deux autres, on voit encore un petit palmier dans l’aquarelle du chapitre XXVI, dessiné lui aussi très loin du premier plan où devant une ruine se dresse le serpent doré venu lui proposer la mort.

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L’arrosoir et le tigre

La rose a exigé un paravent. Le petit prince

obéit, mais c’est à partir de ce moment qu’il commence à douter d’elle.

La forme de ce paravent illustrant le chapitre VIII évoque pour moi les ailes des premiers avions sur lequels Saint-Exupéry a rêvé, et dont on voit les photos sépia sur mon Agenda 2000 : le petit prince songerait-il déjà à partir ? Car c’est la seule fois où on le voit ainsi pâle, et le rouge au front, aux joues, et dans des vêtements presque gris.

Ainsi, le petit prince ne se décide pas à abandonner sa planète parce qu’elle est infestée de trop de graines de baobabs, que ses volcans exigent d’être ramonés, et qu’il doit, c’est une question de discipline, s’astreindre à ces travaux régulièrement. De cela il ne se plaint pas. D’ailleurs il aime l’allumeur de réverbères fidèle à la consigne, dont la planète et l’écharpe évoquent les siennes. C’est avec la rose que le bât blesse.

Le petit prince quitte son astéroïde parce que la rose, qui pourtant l’embaumait et l’éclairait, attend de lui un globe, un paravent, et puis d’être arrosée – ce qui le contrarie au point de lui donner envie de fuir.

Et, remarquons-le, Saint-Exupéry ne dessinera jamais le petit prince respirant sa rose. Il l’a dessinée nez à nez uniquement avec le tigre et avec l’arrosoir.

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Rose ou dahlia : du souci

Le seul dessin où le petit prince se tient

debout devant sa rose sans le bouclier d’un paravent, d’un arrosoir ou d’un globe, c’est le jour où il la voit pour la première fois. Mais il se tient en retrait. Le petit prince, qui assistait à l’installation d’un bouton énorme, sentait bien qu’il en sortirait une apparition miraculeuse. (…) elle ajustait un à un ses pétales. Elle ne voulait apparaître que dans le plein rayonnement de sa beauté.

Or la rose, sur la première aquarelle qui la représente, toute seule, ressemble plutôt à un dahlia (fleur originaire d’Amérique du Sud comme Consuelo, l’épouse de Saint-Exupéry). Ce dessin appartient au chapitre V.

Au chapitre suivant, celui qui illustre le petit prince découvrant sa rose, le dessin est laissé en noir et blanc et les contours vagues de la rose montrent qu’elle est vue de loin – il en sera toujours ainsi. Le petit prince garde ses distances. Pour exprimer la perplexité, l’artiste lui a dessiné des sourcils, ce qui n’arrive que trois autres fois dans le conte.

Enfin ce dessin ne montre aucun bonheur chez le petit prince à la découverte de sa rose. Juste de la stupéfaction. Il lui a dit Que vous êtes belle ! il l’a trouvée émouvante, mais il semble effondré, et on va lire : Ainsi l’avait-elle bien vite tourmenté avec sa vanité un peu ombrageuse. Bref, avec cette rose, qui ressemble plutôt à un dahlia ou à un chrysantème à épines, ce sont

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juste des soucis qui arrivent. Le seul dans les illustrations à avoir l’air

content est le vaniteux, au chapitre XI. Mais le petit prince ? Une fois peut-être, au moment où il va mettre sa rose sous cloche. C’est un très dessin minuscule, mais on voit une sorte de sourire sur le petit visage, et en même temps quelque chose de fantomatique dans le front trop haut, les cheveux épars et les pieds ne touchant presque pas le sol. Prêt à s’en aller avec les oiseaux sauvages, ce enfant est déjà un être en apesanteur.

Ah petit prince comme j’aime entendre ton rire ! Mais sur les dessins, le petit prince ne rit jamais. Et ses sourires, il faut presque les inventer.

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Étonnements

Et que penser de l’eau dans cette histoire ?

On n’y voit couler que deux pauvres filets : l’un, couleur d’astéroïde B 612, sortant de l’arrosoir, l’autre gris, sortant du « petit robinet » de la fontaine solitaire, sur la Terre, au chapitre XXII. – dessin charmant, mais laissé en noir et blanc, quand l’eau bonne pour le cœur, comme un cadeau, se trouve cachée dans un puits formé de pierres agglutinées n’importe comment, dont la précise laideur déconcerte, au sein des passages les plus émouvants peut-être du livre.

Et que penser aussi du serpent ? Pour l’illustrer, je vois que Saint-Exupéry semble plus à l’aise que pour le puits. Il le dessine cinq fois – et quatre fois en couleurs. Appelé d’abord un anneau couleur de lune, ce serpent sera un de ces serpents jaunes qui vous exécutent en trente secondes… N’est-il pas étrange, dites, que comme pour Eve, la rencontre du petit prince avec le serpent soit la première rencontre vivante sur la Terre ?

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Orphée et le petit prince

Dans l’histoire d’Orphée et d’Eurydice,

Orphée va avec sa lyre dans le royaume des Ombres supplier les dieux infernaux de lui rendre Eurydice, morte d’avoir été piquée par un serpent.

Mais le petit prince n’a rien d’un Orphée. Sur son astéroïde, on voit des ustensiles, mais pas d’instrument de musique. Ce n’est pas sa rose morte qu’il recherche, de planète en planète, pour la ramener à la vie, car les oiseaux migrateurs il les a oubliés au profit du serpent. C’est autre chose qu’il cherche.

Celui que je touche, dit le serpent, dans le chapitre XVII je le rends à la terre dont il est sorti. Voilà donc ce que recherche ce petit bonhomme tout à fait extraordinaire : la terre dont il est sorti.

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Énormité

On admire avec quelle tranquillité il est dit,

au début du chapitre IX, après l’épisode du paravent : Je crois qu’il profita, pour son évasion, d’une migration d’oiseaux sauvages.

Son évasion, vous vous rendez compte?

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Une élégie

L’illustration des oiseaux migrateurs, on la

trouve tout au début du livre, avant même la page du titre. Le petit prince a l’air d’avoir construit un parachute de fortune avec ces oiseaux qui ont le même mauve que sa planète quand il y vivait – laquelle devient dorée maintenant qu’il la quitte.

Mais pour rejoindre sa rose, il décidera de se faire piquer par un serpent venimeux. Il a déjà cela dans la tête quand il insulte les roses ordinaires du jardin, vers la fin du chapitre XXI : Vous êtes belles, mais vous êtes vides. On ne peut pas mourir pour vous.

Le Petit Prince serait donc le chant de la fuite, de la séparation. Ce serait une élégie.

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Pulsion de fuite

Si, par la belle histoire d’amitié entre le petit

prince et le renard, Saint-Exupéry voulait nous faire découvrir qu’on ne connaît que les choses que l’on apprivoise, pourquoi lit-on ensuite : Et quand l’heure du départ fut proche ?

Qui, dites-moi, a décidé que c’était l’heure du départ pour le petit prince, et qu’il lui faille quitter pour toujours le renard dont il était devenu l’ami ? Le renard vient pourtant de lui expliquer qu’avoir un ami, ça prend du temps. Quant au petit prince, ne disait-il pas, je cherche des amis ? Et n’avait-il pas confié au narrateur-aviateur, parlant de sa rose : Je n’aurais jamais dû m’enfuir ! Or il continue de fuir, et le narrateur a l’air de le trouver normal, lui qui va – comme la rose, comme le renard – se laisser quitter sans réagir.

Si tu m’apprivoises, nous aurons besoin l’un de l’autre. Tu seras pour moi unique au monde, je serai pour toi unique au monde, disait le renard. Ces deux phrases, parmi les plus émouvantes du livre, ne sont-elles pas énigmatiques si on pense à cette « pulsion de fuite » chez le petit prince ; dont ni lui, ni le narrateur ne semblent conscients ? Le renard croit à ce qu’il dit, nous n’en doutons pas, mais la deuxième aquarelle du chapitre XXI censée illustrer qu’il commence à être heureux le montre posté sans joie à l’entrée de son terrier.

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Un mot absent

Le petit prince, malgré son jeune âge

emploie les mots autorité, discipline, sérieux, utile, consigne, les mots amitié, responsabilité, et même le verbe aimer. Mais le mot confiance, il ne l’emploie pas.

Quand le petit prince lui explique qu’il est responsable de sa rose, le narrateur-aviateur ne dit pas au petit prince, « Aie confiance, elle t’attend. On y va ». Le mot confiance, un mot dont tous deux auraient grand besoin dans le désert où ils sont perdus, le petit prince n’a pas l’air de le connaître, et quant au narrateur — comparable en ce sens au businessman du conte — il ne le prononce qu’à propos d’un calcul arithmétique au chapitre XVII.

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Étrange fatalisme

Un conte est un conte, et dans une histoire

merveilleuse le lecteur peut admettre n’importe quelle invraisemblance, à condition que l’auteur ait pensé à un artifice de construction pour nous le faire accepter. Or, dans ce conte la cohérence du texte ainsi que des illustrations ne se trouve que dans ce cheminement du petit prince, de séparation en séparation, du petit désert à liseré mauve au grand désert d’or, vers le suicide.

Le plus préoccupant, c’est l’aveuglement idolâtre du narrateur devant cet enfant en danger. Il écrit : De nouveau je me sentis glacé par le sentiment de l’irréparable. Incapable d’essayer d’arracher le petit prince à la violence de ce faux idéal de responsabilité, idéal meurtrier il le voit bien, il ajoute seulement : Et je compris que je ne supportais pas l’idée de ne plus jamais entendre ce rire. Et plus loin : Je le serrais dans mes bras comme un petit enfant, et cependant il me semblait qu’il coulait verticalement dans un abîme sans que je puisse rien pour le retenir…

Face à cette violence inacceptable de l’idéal du petit prince, le narrateur-aviateur est seulement bouleversé :

Moi je m’assis, parce que je ne pouvais plus me tenir debout.

Et surtout impuissant : Il fit un pas. Moi je ne pouvais pas bouger.

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Alors ce sera l’éclair jaune près de sa cheville – chapitre XXVI.

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Équivalence des destins

Si l’écrivain ne permet pas au petit prince de

retrouver sa rose bien vivante, qui l’aime encore, si Saint-Exupéry est resté aveugle à ce fait évident que son narrateur-aviateur se rendait coupable de non-assitance à enfant en danger, c’est, il me semble, que l’enfant et l’aviateur ne font qu’un, embrassés dans le même désespoir énigmatique.

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Un conte autobiographique

Tom Wolfe affirmait que tout écrit

vraiment sérieux était autobiographique, et que par exemple, il ne voyait rien de plus autobiographique que Les Voyages de Gulliver. De même, je crois que le conte de Noël que l’éditeur américain avait commandé en 1942 à Saint-Exupéry est autobiographique, Le Petit Prince devenant à mesure que Saint-Exupéry l’écrivait passionnément un conte sur l’enfant idéalisé qu’il avait été lui-même, qu’il était encore. Un petit prince perdu, dont on pourrait résumer l’histoire comme suit :

Il était une fois un enfant qui, après avoir été avalé par un boa, s’est transformé en petit garçon irréel et mélancolique, sans souvenir aucun de ce qui lui était arrivé pour le rendre triste, triste au point d’accepter les services d’un tueur complaisant.

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S’aimer soi-même

Les lecteurs le sentent bien, ce petit prince

qu’on ne peut pas sauver, c’est lui, Saint-Exupéry, poussé à voler, malgré sa mauvaise condition physique et morale, malgré les conseils de ses supérieurs inquiets. Même ces personnages solitaires sur leur astéroïde, – ces hommes vieillissants, ridicules, auxquels il craint tant de ressembler maintenant qu’à quarante-trois ans il ne doit plus voler – c’est lui encore. Et ce renard qui aime les poules… Tous ces « lui », qu’il ne veut pas accueillir, l’oppressent : car il n’a pas appris, il le disait lui-même, à devenir son propre ami…

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De l’influence des modèles

Il est sans doute une influence – cause peut-

être de ce sentimentalisme du ton dans Le Petit Prince – de l’aveugle idôlatrie de l’auteur pour ce petit enfant idéalisé. C’est qu’au début du siècle dernier, il se racontait dans les familles chrétiennes et les institutions religieuses d’édifiantes histoires d’enfants morts jeunes, admirables de vertu, dont on souhaitait la canonisation (Anne de Guigné, Guy de Fontgalland, et bien d’autres), histoires destinées à servir de modèles aux enfants vivants. Si on voulait être tendrement aimé de sa pieuse mère, ou de ses professeurs appartenant au clergé, il fallait essayer de copier la vie de ces héros impatients de mourir pour gagner le ciel.

Le livre de René Bazin consacré à la vie de Charles de Foucauld, explorateur du Maroc, ermite au Sahara, paru en 1921, eut aussi une très grande influence dans les collèges religieux et les familles aristocratiques. Charles de Foucauld a sûrement été le modèle par excellence proposé au jeune Antoine de Saint-Exupéry.

L’héroïsme et la sainteté échauffaient les esprits.

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Tante Monot loue le Roi Soleil

Simone de Saint-Exupéry, sœur d’Antoine –

Tante Monot, pour la famille – semblait atteinte, elle aussi, par cet échauffement. Voici ce qu’elle écrit de son frère, à la page 22 de Cinq enfants dans un parc. Il vient de naître :

Antoine, dit Tonio, est un enfant superbe. Ses cheveux blonds qui frisent lui font une auréole éclatante. On l’appelle le Roi Soleil. Il a de grands yeux bruns avec de longs cils, une jolie bouche bien dessinée, un front extraordinairement développé. Son nez court est légèrement relevé du bout (…) Comment les idées, les sensations n’afflueraient-elles pas à travers ces narines largement ouvertes. Comment ne se développeraient-elles pas derrière ce front, véritable caisse de résonnance ; elles y prennent de l’amplitude, de la sonorité. L’imagination étire puis gonfle en volutes paisibles le butin de l’observation et de la mémoire . Oui, la pensée sera à l’aise sous ce front magistral. Le cerveau d’Antoine est sans relâche au travail. Il lui est aussi naturel que la respiration l’est au poumon. Vraiment sa mère pendant sa gestation a modelé et mûri avec bonheur cet enfant.

Frédéric d’Agay nous apprend dans la préface de ce livre que « Tante Monot » avait la passion de l’écriture, et aussi qu’elle se distinguait par son originalité et son érudition.

Mais nous, nous voyons une famille qui se distingue par des attentes démesurées. Ce n’était pas un être humain qui leur était né, mais un être tout à fait extraordinaire (le

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narrateur-aviateur découvrant pour la première fois le petit prince) une merveille qui se devait d’être à la hauteur de ces attentes.

Alors nous comprenons pourquoi, dès l’âge de douze ans, Antoine allait rôder avec sa sœur Gabrielle du côté du terrain d’aviation de Chambéry, pourquoi malgré l’interdiction maternelle, il avait décidé d’apprendre à voler. Fuir, voilà l’important, écrivait-il dans Courrier Sud.

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Étoiles perdues dans le vide

Mais Saint-Exupéry n’a pas su ouvrir les

yeux sur ce besoin de fuir, chez son petit prince, pare que ce désir était le sien.

Incapable de décoller de l’enfant admiré de la famille, ravissant dans ce miroir affamé de beauté, de perfection, de ce miroir exigeant qui, malgré la vieillesse qui s’annonce, ne lui permet pas de grandir réellement, (je suis de mon enfance, dira-t-il) Antoine de Saint-Exupéry ne s’est pas rendu compte que son livre « pour enfants » ne chantait ni l’amour, ni l’amitié, ni la responsabilité, mais qu’il était au contraire la complainte narcissique de l’amitié, de la fidélité, de la responsabilité impossibles, toujours recherchés et toujours fuis.

Ces mots amitié, fidélité, responsabilité, n’ont pu représenter que des virtualités infiniment désirables, des étoiles perdues dans le vide, et auxquelles il était seulement permis de rêver, sans jamais pouvoir les apprivoiser, sauf à mourir.

Que la dernière image du livre représente une étoile n’est pas un hasard.

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D’une histoire à l’autre

Certains de ses biographes remarquent que

depuis longtemps Saint-Exupéry dessinait un bonhomme à ailes dans le dos. Rêverie, se dit-on, sur la personne angélique qu’Antoine se sent être encore, malgré les années qui passent, rêverie aussi sur son désir de s’envoler loin, très loin. Mais on ne dit rien des sources d’inspiration qui ont pu transformer les dessins d’un bonhomme presque chauve à ailes d’ange en ce petit prince à cache-nez volant, fragile et mélancolique, fidèle à une rose. Ces sources ne manquent pourtant pas.

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De Rosebud à la rose

Cette rose par exemple, vers laquelle le petit

prince, après tant de voyages veut revenir, n’évoque-t-elle pas le traineau Rosebud de Charles Kane dans le film Citizen Kane ?

Le film de Welles, en 1941, a fait l’effet d’une bombe. L’aviateur Saint-Exupéry vivait alors en Amérique, où il se désolait de ne pas pouvoir être utile à sa patrie. Or, c’est au cours de l’été 1942, dans le manoir de Bewin House dans le New Jersey, que Saint-Exupéry s’absorbe dans l’écriture et l’illustration d’un conte.

Comme Charles Foster Kane obligé d’abandonner son traîneau et sa vie insouciante d’enfant choyé, il avait fallu qu’Antoine de Saint-Exupéry quitte ce parc de Saint-Maurice-de Rémens dont il gardera la nostalgie toute sa vie, pour aller en pension au Mans chez les Jésuites, afin de faire les études que réclamait sa condition.

C’était en 1909, l’année où l’astronome turc, au chapitre IV découvre l’astéroïde B 612, la planète-maison du petit prince ! Saint-Exupéry ne s’est-il pas senti frappé par ce thème de l’inanité des rôles virils que la société vous pousse à remplir, tous ces bonhommes dessinés chacun sur sa planète, dans Le Petit Prince, fermés à tout ce qui n’est pas leur occupation sérieuse ?

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Après toute une vie de pouvoir, brillante, stérile, privée de joie, Charles Kane va retrouver en mourant sa vie émotionnelle. Voir cet homme traversant le désert des salles immenses de son palais en serrant dans son poing la petite boule de verre où tourne la neige, si précieuse parce qu’elle lui rappelle son traîneau Rosebud, a dû émouvoir Saint-Exupéry tout particulièrement, et faire surgir le thème de la rose abandonnée sur la planète de l’enfance, paradis perdu que seule la mort peut vous faire rejoindre.

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Suggestions de Jean Renoir

J’ai voulu voir si mes intuitions pouvaient trouver quelque vérification. Dans Lettres d’Amérique, lettres écrites par Jean Renoir pendant son exil en Amérique, de janvier 1941 à novembre 1949, j’ai la surprise de découvrir que Saint-Exupéry et Renoir se connaissent ! Ils ont fait le voyage en Amérique sur le même bateau, ils correspondent. Je trouve confirmation qu’il est impossible que Saint-Exupéry n’ait pas vu Citizen Kane, puisque Renoir, alors à Hollywood, lui écrit dans une lettre datée du 26 mai 1941 : Prenons par exemple le cas d’Orson Welles. Il a pu traiter une histoire avec des méthodes absolument différentes de celles pratiquées ici. Dans cette lettre, Renoir ne prend même pas la peine, quand il est question de Welles, de citer le titre de son film.

Nous sommes au mois d’avril 1941. Renoir a envie d’adapter à l’écran Terre des Hommes, se démène pour trouver des producteurs, fait des suggestions : Et que ce serait peut-être amusant d’imaginer ce rôle, tout de bon sens et d’entêtement un peu agressif, sous les traits d’une petite fille…

N’est-ce pas ainsi que se créent les personnages ? N’y aurait-il pas un peu du Charles Foster Kane et de la petite fille suggérée par Renoir dans Le Petit Prince ?

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Du prince Mychkine au petit prince

Et comment ne pas penser au prince

Mychkine, de L’Idiot ? On sait que Saint-Exupéry avait lu

Dostoïewski pendant ses années d’étudiant. Nathalie des Vallières, dans Saint-Exupéry L’archange et l’écrivain nous le confirme.

Saint-Exupéry n’aurait-il pas souhaité que le petit prince fût une sorte de prince Mychkine, tout d’innocence et de bonté ? Une correspondance entre ces deux êtres se retrouve même dans le ton de leur langage. Dans le Livre I de l’Idiot, traduit par André Markowicz, Alexandra dit au prince :

(…) et donc, c’est impossible de vivre, pour de bon, en « tenant le compte ». On ne sait pas pourquoi, mais c’est impossible.

— Non, on ne sait pas pourquoi, mais c’est impossible…, répéta le prince.

J’ai failli écrire ici : «répéta le petit prince», tant les tons sont les mêmes. Plus loin, le prince Mycgkine dit encore :

Les grands ne savent pas qu’un enfant, même dans l’affaire la plus difficile, peut donner des conseils de la plus haute importance.

C’est l’idée aussi de Renoir, on l’a vu. J’imagine que ce prince Mychkine, candide

et vulnérable, a contribué à l’identité du petit personnage de Saint-Exupéry, inspirant même à l’écrivain le titre de son conte. Ce sera Le Petit Prince.

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Le mythe du Peti t Pr ince

Or, la voilà, cette trouvaille géniale de celui

qui fut dans l’enfance le Roi-Soleil : chaque enfant ardemment contemplé ne se perçoit-il pas comme le petit prince de sa maman ? chaque mère ne désire-t-elle pas être mère d’un petit prince ? La voilà, il me semble, la clef du succès de ce livre ambigu : le ravissement de tant de parents dans le monde entier devant cette histoire idéalisée de leur lien avec leur petit garçon.

Sous la plume de Saint-Exupéry c’est un mythe qui apparaît : le mythe du Petit Prince.

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L’orgueil angoissant d’un fardeau messianique écrase Saint-Exupéry

Le 31 juillet 1944, l’avion d’Antoine de

Saint-Exupéry s’est abîmé au fond de la Méditerranée. On n’a jamais retrouvé le corps d’Antoine.

Avoir été le petit Roi-Soleil de cette très ancienne famille aristocratique, porter ce nom de De Saint-Exupéry (Saint-Ex-eut-péri…) peut, il me semble, vous pousser à devenir exemplaire au point de penser à mourir quand rien dans votre existence n’offre de nobles perspectives.

Car jusqu’à l’ultime mission que tout seul il s’est donnée, dont il ne reviendra pas, lui que ses chefs, écrit Luc Estang, ont voulu en vain protéger contre lui-même, Saint-Exupéry se ronge, incapable de s’arracher à l’orgueil angoissant d’un fardeau messianique : Si je suis tué en guerre, je m’en moque bien, écrit-il la veille de sa mort dans La Lettre au Général X. Si je rentre vivant de ce job « nécessaire et ingrat », il ne se posera qu’un problème : que peut-on, que faut-il dire aux hommes ?

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Une simplicité impossible

Si Saint-Exupéry ne savait que dire « aux

hommes » était-ce si grave ? Pourquoi, incertain de lui-même comme il l’était, vouloir devenir un porte-parole ? lui qui avait tant admiré la simplicité de Guillaumet, comparant son ami au charpentier qui s’installe d’égal à égal en face de sa pièce de bois, la palpe, la mesure et loin de la traiter à la légère, rassemble à son propos toutes ses vertus. Malgré ses efforts, Antoine de Saint-Exupéry, astreint à devenir exemplaire, n’a pas su parvenir à cette simplicité.

Nous comprenons alors que l’auteur avait cherché à créer, avec ce personnage du petit prince une figure elle aussi exemplaire, toute de sagesse et de bon sens.

Mais l’histoire que nous conte Saint-Exupéry est-elle si exemplaire ? En cet aviateur-narrateur déçu d’être devenu une grande personne, règne un enfant idéalisé : un petit prince qui ne s’adaptera pas au monde des adultes et se résignera à mourir pour regagner la planète B 612 de l’enfance morte. Le petit prince, alors, a pu tuer Antoine.

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Sommaire

pages 3 Qui aime Le Petit Prince ? 5 Agenda 2000 6 Sirop mortifère 8 Le conte conforme à l’édition originale 9 Saint-Exupéry met le bleu en exil 10 Un choix occulté 11 On n’y voit que du bleu 12 Debout sur un astre désolé 13 Des ronds vides pour les yeux 14 Trois scènes de dévoration 15 Se nourrir est destructeur 16 Cécité émotionnelle 17 Le drame des baobabs 18 La vraie terre explose 19 La fuite devant la mère 20 Enfin, la rose 21 Inconséquence 22 Idole au cache-nez d’or 23 Le meilleur portrait 24 Un portrait de Goya 25 Se protéger 27 Un aviateur au bord de l’abîme 28 Loin de la vie 29 L’arrosoir et le tigre 30 Rose ou dalhia : du souci 32 Étonnements 33 Orphée et le petit prince 34 Énormité 35 Une élégie 36 Pulsion de fuite 37 Un mot absent 38 Étrange fatalisme

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40 Equivalence des destins 41 Un conte autobiographique 42 S’aimer soi-même 43 De l’influence des modèles 44 Tante Monot loue le Roi-Soleil 46 Etoiles perdues dans le vide 47 D’une histoire à l’autre 48 De Rosebud à la rose 50 Suggestions de Jean Renoir 51 Du prince Mychkine au petit prince 52 Le mythe du petit prince 53 L’orgueil angoissant d’un fardeau

messianique écrase Saint-Exupéry 54 Une simplicité impossible

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Bibliographie René Bazin, Charles de Foucauld Explorateur du

Maroc Ermite au Sahara, Plon Eugen Drewermann, L’essentiel est invisible. Une

lecture psychanalytique de « Petit Prince », Les Editions du Cerf

Luc Estang, Saint-Exupéry par lui-même, Seuil Saint Exupéry, Carnets, folio Fédor Dostoïevski, L’Idiot, Babel, traduit du

russe par André Markowicz Henri Ghéon, Sainte Thérèse de Lisieux,

Flammarion André Green : Narcissisme de vie Narcissisme de

mort, Les Editions de Minuit Béla Grunberger, Le narcissisme Essai de

psychanalyse, Petite Bibliothèque Payot Etienne-Marie Lajeunie, La gracieuse histoire de la

petite Anne de Guigné, Editions de la Vie Spirituelle Alice Miller, La connaissance interdite, Aubier Alice Miller, Libres de savoir, Flammarion Paul Nizon, Goya, Flohic Editions Jacues Pradel et Luc Vanrell, St Exupéry, l’ultime

secret – Enquête sue une disparition, éditions du Rocher – préface d’Alain Decaux

Antoine de Saint-Exupéry, Citadelle, Gallimard Antoine de Saint-Exupéry, Courrier Sud, folio Antoine de Saint-Exupéry, Lettre à un otage,

Gallimard

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Antoine de Saint-Exupéry, Lettres à sa mère, folio Antoine de Saint-Exupéry, Le Petit Prince, folio Antoine de Saint Exupéry, Terre des hommes,

folio Antoine de Saint-Exupéry,Vol de nuit, folio Consuelo de Saint-Exupéry : Mémoires de la rose,

Plon Simone de Saint-Exupéry, Cinq enfants dans un

parc, Gallimard Nathalie des Vallières, Saint-Exupéry L’archange

et l’écrivain, Découvertes Gallimard Paul Webster Saint-Exupéry vie et mort du petit

prince, Editions du Félin Léon Werth, Saint-Exupéry tel que je l’ai connu…,

Viviane Hamy


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