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Communication n° PSI2009 / 207
La renaissance symbolique des courses de pirogues polynésiennes en haute mer
Entre enjeux nationaux, identitaires et autonomistes
Yves LELOUP docteur en Histoire contemporaine Centre de Recherches et d'Innovation sur le Sport - Université Lyon I
Aujourd'hui à Tahiti1, les courses sportives de pirogues polynésiennes, appelées
localement va'a2, ont acquis localement une popularité et une médiatisation sans précédent.
Aussi a-t-on pu lire récemment ce commentaire dans la presse spécialisée : « le va'a est l'un
des sports nationaux polynésiens3». Cette formule retranscrit parfaitement les imbrications
étroites qui lient le champ sportif de la pirogue aux aspirations culturelles et identitaires
locales. Cependant, sur le plan institutionnel, la Polynésie française n'est pas une nation
indépendante, du moins pas encore4. En fait, durant les trois dernières décennies, les courses
de pirogues traditionnelles, tout comme les statuts politiques de la Polynésie française ont
connu un véritable foisonnement d'évènements. Certes, la création de structures sportives
territoriales ont conditionné assurément l'évolution des courses de pirogues. Pourtant, en toile
de fond, les interactions entre luttes politiques locales, évolutions des statuts d'autonomie et
intérêts propres de l'Etat français se sont avérés déterminants, tant pour l'image locale du va'a
que pour le processus d'internationalisation sportive à toute la zone Pacifique.
Sur le plan politique, la Polynésie française accède depuis 1977 à plusieurs
modifications statutaires. La première, adoptée en 1977, est celle du statut d'autonomie de
gestion. Pourtant, dès 1984, un nouveau statut entre en application : l'autonomie interne dans
le cadre de la République française. Depuis, des statuts successifs redéfinissent la répartition 1 La Polynésie orientale, dont l'île la plus connue est Tahiti, est située dans l'hémisphère sud au centre de l'océan
Pacifique et, donc, aux antipodes de la France. Ancien protectorat français depuis 1842, puis colonie, le groupe d'archipels devient "Territoire d'Outre-mer" en 1945 sous le nom de Polynésie française.
2 En langue tahitienne, le va'a est une pirogue traditionnelle. Ayant une coque effilée, cette embarcation possède un balancier latéral, typique des îles du Pacifique, qui lui procure une grande stabilité.
3 Léonard Bruno, "Le va'a au COMSUP", Papeete, Horizon (revue des forces armées en Polynésie), n°347, octobre 2003, p. 10.
4 Depuis 1977, le territoire d'outre-mer de la Polynésie française accède à des statuts d'autonomie sans cesse élargie. La récente révision de la Constitution française, en mars 2003, en fait une "Collectivité d'outre-mer". Le statut de la Polynésie française, promulgué le 12 mars 2004, consacre l'utilisation du terme "Pays d'outre-mer".
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des compétences entre le pouvoir central de l'Etat et les autorités locales, renforçant chaque
fois davantage les attributions du Territoire. C'est au sein de ces rapports de force où se
côtoient aspirations identitaires et rivalités politiques, que l'image de la pirogue et la
symbolique de ses courses sont devenues sources d'enjeux électoraux.
Pour décrire et interpréter ce processus, notre réflexion s’articulera en trois parties. Tout
d’abord, évoquant un passé encore tout récent, nous nous pencherons sur les pratiques
innovantes de pirogue qui émergent dans les années 1970, pour décrire parallèlement
l'évolution des représentations populaires de pirogues et le processus de cristallisation
identitaire qui, à l'époque, secoue la Polynésie française. En nous centrant ensuite sur les
enjeux de pouvoir et d'influence qui émergent alors autour de l'image de la pirogue, nous
verrons comment le champ sportif devient le lieu d'affrontements indirects des leaders
politiques locaux. Enfin, la troisième partie de cette étude montre comment les représentations
de la pirogue polynésienne deviennent source de liens communautaires dans l'espace régional
du Pacifique Sud. Désormais, les pratiques de pirogues ne semblent plus pouvoir échapper
aux enjeux politiques et identitaires. Les exemples d'instrumentation sont légion…
I - De nouvelles pratiques de pirogue dans une société polynésienne en
pleine effervescence Depuis le milieu du XIXe siècle, des courses de pirogues sont organisées annuellement à
Papeete, pour le seul profit des fêtes nationales françaises5. Bien que regroupant des
embarcations traditionnelles indigènes, ces courses sont paradoxalement créées et mises en
scène par le colonisateur français6. Pourtant, dans les faits, l'élite métropolitaine n'a guère que
mépris pour ces pratiques locales et pour la population tahitienne. La sphère indigène
n'occupe qu'une position sociale d'arrière plan et, "dans ces évènements, les masses indigènes
n'ont pas dépassé le rôle de décor7". Dans son analyse coloniale des pratiques physiques 5 Ces diverses célébrations patriotiques françaises sont successivement : fête du roi Louis-Philippe, le 1er mai ;
fête de la Monarchie de Juillet, le 29 juillet ; anniversaire de l'Empereur Napoléon, le 15 août ; fête du Protectorat, le 7 janvier et enfin, depuis 1881, Fête nationale républicaine du 14 juillet.
6 C'est en 1845, peu après l'établissement du protectorat français sur Tahiti, que la Marine crée des régates d'embarcations européennes et des courses de pirogues. L'objectif est de susciter l'adhésion de la population locale (afin de contrer l'influence anglo-saxonne toujours présente parmi les indigènes). Pour de plus amples précisions, consulter : Leloup Yves, Histoire des courses de pirogues polynésiennes - De l'acculturation sportive occidentale à la ré-appropriation identitaire ma'ohi (XIXe - XXe siècles), thèse de doctorat d'Histoire contemporaine, Université Paul Bernard, Lyon, décembre 2007, 651 p.
7 Coppenreth Gérald, "Evolution politique de la Polynésie française depuis la Première Guerre mondiale", Paris, Journal de le Société des Océanistes, n° 15, 1959.
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traditionnelles aux Antilles françaises, Jacques Dumont confirme que "les rassemblements
communautaires et occupations traditionnelles sont soit complètement ignorés, soit rejetés du
domaine sportif […] Ce n’est qu’avec l’émergence d’un souci identitaire, après la seconde
guerre mondiale, que les activités dites traditionnelles trouvent de la part des sportifs, un
regain d’attention, voire d’intérêt8". En effet, en Polynésie, ce n’est qu'au milieu des années
1950 que quelques rencontres ponctuelles de pirogues apparaissent en dehors du 14 juillet.
Peu à peu, des compétitions locales réunissent sportivement les districts de la presqu'île de
Tahiti. Quelques communautés villageoises se structurent progressivement en association,
favorisant ainsi la première émancipation sportive des Polynésiens de souche.
Course de pirogues doubles
Timbre-poste de 1967
Cette première dynamique sociale d'affranchissement se renforce dans les années 1970,
à la faveur d'un processus de crispation identitaire. En effet, la création du Centre
d'Expérimentation nucléaire du Pacifique (CEP) entraîne une ouverture très brutale de la
Polynésie française sur le monde ; situation créée lorsque, en 1962, le Général de Gaulle
décide de faire de la Polynésie le champ d’expérimentation de la bombe nucléaire française9.
Le transfert des essais est alors effectué depuis le Sahara vers les atolls de Moruroa et
Fangataufa. Cette création génère alors une arrivée massive et sans précédent de
métropolitains : militaires, chercheurs, techniciens, fonctionnaires et leurs familles. La société 8 Dumont jacques, Sport et assimilation, les enjeux du corps performant à la Guadeloupe. De la colonie au
département 1914-1965 (thèse 1999), Paris, éd. L'Harmattan, 2002, pp. 28-29. 9 Pour de plus amples informations, consulter : Regnault Jean-Marc, La France à l’opposé d’elle-même, Papeete,
Editions de Tahiti, 2006, pp. 111-132.
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de consommation, le tourisme, l'enseignement généralisé du français et surtout la prolifération
des médias modifient alors considérablement le paysage de Tahiti.
Pourtant, ce progrès économique signifie non plus une évolution dans la continuité
culturelle issue du passé, mais plutôt une rupture coûteuse, une destruction des usages et des
solidarités traditionnelles. Ces nouvelles valeurs, cette société occidentale trop rapidement
importée a conduit à un vide culturel générateur de désarroi. "Par réaction, les années
soixante-dix - quatre-vingt ont été celles où un nombre croissant de Polynésiens a commencé
à s'interroger sur ses racines et tous ces signes relèvent à l'évidence d'une même démarche :
la recherche d'une identité10". Cette quête identitaire se manifeste par un repli vers la culture
traditionnelle, par un retour aux racines et aux usages des temps anciens. Pourtant ce
renouveau culturel des années 70-80 ne peut se limiter à la simple perpétuation des traditions
anciennes ; comme le souligne Bruno Saura, "il y a eu rupture dans la transmission de
certains savoirs ; aussi, ces derniers ressurgissent portés par de nouveaux acteurs et chargés
de nouvelles significations11". Ainsi, une nouvelle image de la pirogue traditionnelle s'apprête
à incarner et symboliser les valeurs d'antan.
Le vocabulaire, lui aussi, se transforme et une institution culturelle voit le jour en 1972
sous le nom de Fare Vana'a (ou Académie tahitienne). Elle a pour mission de normaliser la
langue tahitienne, d'en promouvoir l'usage et l'enseignement. Sans doute, trouve-t-on là
l'origine de la substitution du terme "pirogue" par celui de va'a. "Afin de redonner à cette
pratique sportive toute sa dimension culturelle et identitaire, les instances fédérales locales,
en charge de la promotion de la pirogue, décident d'utiliser officiellement le mot va'a pour
définir la pirogue polynésienne12". La volonté de ré-appropriation de la culture ma'ohi et des
courses de pirogues elles-mêmes est d'ailleurs véhiculé par les médias ; "ils vont défendre
l'honneur du pays" (sous entendu, l'honneur de Tahiti) affirme à l'époque un slogan
journalistique en décrivant le départ de piroguiers tahitiens vers une compétition
internationale. Une quête culturelle et identitaire ma’ohi voit donc le jour, se concrétisant par
le réveil d'une mémoire collective océanienne et une quête des valeurs traditionnelles
incarnées par le Grand Océan et la pirogue. 10 Toullelan Pierre-Yves et Gille Bernard, Le mariage franco-tahitien. Histoire de Tahiti du XVIIIe siècle à nos
jours, Papeete, éd. Polymages-Scoop, 1994, pp. 145-176. 11 Saura Bruno, Tahiti Ma'ohi, Culture, identité, religion et nationalisme en Polynésie française, Tahiti, éd. Au
vent des îles, 2004, p. 15. 12 Teuira Damas, Evolution culturelle et identitaire du va'a en Polynésie française (mémoire de licence AES),
Papeete, Université de la Polynésie française, 2003, p. 3.
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Sur le plan scientifique, cette période coïncide aussi avec l'éclosion d'un questionnement
ethnologique international ; l'interrogation se porte sur l'origine des Polynésiens, sur leurs
migrations et leurs méthodes de navigation. Au fur et à mesure de l'évolution des théories,
chercheurs et expéditions scientifiques se centrent sur les capacités hauturières des anciennes
grandes pirogues doubles, entraînant dans leur sillage une résonance médiatique et culturelle.
Fin 1975, un magazine tahitien publie une série de reportages sur les pirogues anciennes.
Pressentant l'intérêt de ses lecteurs, il annonce qu'une expédition scientifique américaine est
en préparation : « en mai 1976, des Hawaiiens tenteront de faire revivre l’époque des grandes
migrations polynésiennes du temps passé. A cet effet, une pirogue double a été construite et
est en cours d’essai13». A Hawaii, deux chercheurs, David Lewis et Ben Finney ont, en effet,
entrepris la construction d'une grande pirogue de voyage afin d'en tester scientifiquement les
capacités de navigation. En mai 1976, la pirogue Hokule'a14, entame donc la traversée vers
Tahiti sans l'aide d'instruments modernes de navigation. Finalement, après 32 jours de
navigation et un périple de 5 370 km, Hokule'a atteint Papeete. Comme la presse s'en fait
l'écho, l'arrivée de la grande pirogue déclenche une réelle ferveur auprès de la population
tahitienne. « Une centaine de pirogues fait escorte à Hokule'a. De mémoire de Tahitien, on
n'avait jamais vu autant de monde à Papeete. C'est vraiment 15 000 personnes, le quart de la
population de Tahiti, qui acclament la grande pirogue hawaïenne à son arrivée15».
La grande pirogue hawaiienne Hokule'a
Photographie La Dépêche, Tahiti
13 Magazine Télécocotier, Papeete, 5 novembre1975. 14 La pirogue est baptisée Hokule'a, nom donné par les Hawaïens à l'étoile Arcturus, qui passe à la verticale de
leur archipel. C'est le rappel symbolique des méthodes traditionnelles d'orientation des anciens Polynésiens. 15 Mazellier Philippe, De l'atome à l'autonomie, Papeete, éd. Hibiscus, 1984.
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Prouvant la capacité des pirogues traditionnelles à affronter vents et courants sur de
longues distances, l'expédition apporte les arguments scientifiques dont manquait, jusque-là,
la thèse de la colonisation intentionnelle du Pacifique. Mais si l'exploit maritime confirme les
capacités hauturières des pirogues anciennes, il rejaillit également de conséquences culturelles
en raison de sa forte médiatisation. Dès le départ, "Finney souhaitait aussi que cette traversée
fût l'occasion pour les Hawaïens et les autres Polynésiens qui participaient au projet de se
réapproprier une parcelle des connaissances de leurs ancêtres, tombées depuis dans
l'oubli16». Selon Eric Conte "d'un point de vue culturel, l'impact de Hokule'a, à Hawaii
comme à Tahiti, fut indéniable, concourant à une prise de conscience qui renforça les
mouvements identitaires17". Hokule'a, comme les autres reconstitutions qui lui succèdent,
retisse ainsi les liens symboliques et culturels entre les communautés ma'ohi des différents
archipels du Triangle polynésien18. Cette symbolique est parfaitement explicitée par une
analyse d'Hélène Guiot : "trait fondamental de la culture océanienne dans toutes ses
composantes, la pirogue est le symbole d'un renouveau basé sur la ré-appropriation et la
réactualisation de l'héritage ancestral. Cette renaissance est porteuse d'espoir pour les jeunes
générations polynésiennes qui affirment leur identité préservée à travers les épreuves du
temps19". La focalisation médiatique sur les grandes pirogues de voyage est donc une
revanche des populations polynésiennes et des techniques ancestrales, méprisées et oubliées
depuis des générations.
Hasard des dates ou concordance historique des sensibilités populaires, l'arrivée
d'Hokule'a correspond à l'émergence d'un processus de ré-appropriation des courses par les
Polynésiens eux-mêmes. Les épreuves se multiplient donc mais, surtout, elles se diversifient
en s'infléchissant symboliquement vers la haute mer. En effet, en cette même année 1975, la
presse annonce que "pour la première fois, 30 piroguiers tahitiens vont participer à la plus
importante manifestation sportive des îles Hawaii, la Molokai Honolulu Canoe Race20". Pour
les Tahitiens, il s'agit réellement d'une découverte des conditions de haute mer ; aussi, l'article
de presse renforce le prestige de cette course en en précisant les dangers. « L'épreuve se
déroule sur une distance de 75 km entre Molokai et Honolulu, dans des conditions
particulièrement difficiles et épouvantables pour les rameurs […] Il faut savoir en effet que le 16 Conte Eric, Tereraa, voyages et peuplement des îles du Pacifique, Papeete, éd. Polymages Scoop, 1995, p. 9. 17 Conte Eric, op. cit., p. 10. 18 L'ensemble culturel du Triangle polynésien regroupe géographiquement les archipels situés à l'intérieur d'un
triangle dont les sommets sont Hawaii, la Nouvelle-Zélande et l'Ile de Pâques. 19 Guiot Hélène, Les pirogues, reflet de l’Océanie, Paris, Dossier de la Société des Océanistes, 2003, p. 32. 20 Journal Les Nouvelles, Papeete, 21 juillet 1975.
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chenal de Molokai est exactement dans l'axe des alizés, qui soufflent très souvent entre 25 et
35 nœuds. D'autre part, il est très peu profond ; aussi vent et courant soulèvent des vagues de
3 à 5 mètres. Il arrive que ce même courant se renverse et l'on assiste au phénomène
impressionnant de vagues qui vont contre le vent, ce qui crée une mer des plus confuse et
dangereuse […] Il ne faut pas se faire d'illusions, cela va être très dur : les Tahitiens seront
handicapés par le manque d'habitude des courses en haute mer".
Afin de financer la participation d'équipes tahitiennes, une souscription est lancée par
voie de presse : la "tombola de la Ligue des Piroguiers". Les slogans utilisés augurent déjà
des processus identitaires, voire nationalistes, qui prévaudront quelques années plus tard : « ils
vont défendre l'honneur du pays à Hawaii. Sans tombola, Tahiti ne disputera pas la course
Molokai-Oahu. Nous devons les aider21». Finalement, ce sont trois équipes tahitiennes qui
partent pour l'archipel hawaiien. Là, contre toute attente, l'un des équipages parvient à
arracher la première place dans la catégorie des pirogues en fibres de verre. Pressentant un
engouement populaire, la Ligue des Piroguiers déclare : « Molokai, ce nom inconnu du public
avant l'aventure de nos piroguiers, a tenu tout Tahiti en haleine durant de longues
semaines22».
Chargés de gloire et après avoir été reçus à Honolulu par le gouverneur d'Hawaii, les
piroguiers tahitiens reviennent alors à Papeete où ils sont, cette fois, invités par le gouverneur
Daniel Videau. Lors de la réception officielle, ce dernier commente ainsi les évènements : "la
première place de Tahiti est aussi une victoire de la France toute entière". Pourtant, au-delà
du rejaillissement national qu'il défend, le gouverneur métropolitain reconnaît également la
dimension identitaire qui transparaît au travers du triomphe des piroguiers. Dans son discours,
il déclare : « merci piroguiers, du plus beau des dons qui puisse se faire à un peuple qui vous
admire et se reconnaît en vous23». De cette victoire émerge, en effet, un profond sentiment de
fierté pour la communauté polynésienne. Sans doute même, la portée dépasse-t-elle la sphère
d'influence française car, à Hawaii, Hugh Laughlin, l'un des membres de la délégation
tahitienne, s'est taillé un beau succès personnel en déclarant au début d'un discours : "nous
sommes tous des descendants du peuple maori24".
Ce coup de projecteur médiatique sans précédent, pointé sur les nouvelles épreuves de
haute mer, se combine donc avec l'arrivée tout aussi populaire de la grande pirogue Hokule'a. 21 Encart publicitaire de la tombola organisée la Ligue des Piroguiers, Les Nouvelles, Papeete, octobre 1975. 22 Ligue des Piroguiers, Album Molokai 1975, Papeete, Journal de Tahiti, novembre 1975, p. 12. 23 Videau Daniel, "Discours du gouverneur de la Polynésie française à l'intention des piroguiers", in Album
Molokai 1975, Papeete, éd. Journal de Tahiti, novembre 1975, p. 3. 24 Ligue des Piroguiers, Album Molokai 1975, Papeete, Journal de Tahiti, novembre 1975, p. 48.
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Ces deux évènements conjugués, dont le rituel commun est l'affrontement du Grand Océan
par des pirogues polynésiennes, conduit à une prise de conscience identitaire. Les ma'ohi ont
conquis l'océan Pacifique sur leurs pirogues et celles-ci, en franchissant, à nouveau
aujourd'hui, les grands espaces inter archipels, sont l'expression matérielle de leurs racines et
de leur identité retrouvées.
Dans un contexte social et culturel, marqué à Tahiti par l'intrusion trop rapide du centre
d'expérimentation nucléaire et de la société occidentale de consommation, la pirogue, en
affrontant de nouveau l'océan, semble redonner à la communauté ma'ohi son ancrage culturel
et sa fierté.
II - La structuration sportive du va'a sous l'influence de la politique locale
Pourtant, lors de cette victoire sportive à Hawaii, la sphère politique de Tahiti opère déjà
ses premières incursions. En effet, lorsque avant la compétition, le président de la Ligue des
Piroguiers, Tutaha Salmon, sollicite une subvention pour le déplacement des équipes
tahitiennes, il se voit opposer, contre toute attente, des refus successifs de la part du Territoire.
En fait, l'explication est simple : Tutaha Salmon, maire de la commune de Tautira est un
fervent loyaliste à la France, tandis que le conseiller du gouvernement chargé des Sports,
Francis Sanford, est, quant à lui un leader du mouvement autonomiste. Selon un témoignage
de madame Salmon (aujourd'hui veuve de Tutaha Salmon), "ces refus de subvention sont très
révélateurs des problèmes d'appartenance politique à Tahiti. Même si Sanford et mon mari
étaient amis, il demeurait une rivalité politique réelle25". D'ailleurs, à Honolulu, lors de la
traditionnelle parade finale de l'Aloha Week26, lorsque la délégation tahitienne défile dans le
long cortège, Tutaha Salmon représente la France en arborant le drapeau tricolore, tandis que
Francis Sanford, lui, s'exhibe avec le drapeau rouge blanc rouge du mouvement autonomiste
tahitien. L'un des compétiteurs présent confirme d'ailleurs, encore un peu amer, que, même si
Sanford a refusé la subvention sollicitée, "il est tout de même allé se montrer à Hawaii avec la
délégation tahitienne27".
Tout ceci n'est encore qu'un début ; le monde de la pirogue, dans sa fulgurante
ascension médiatique, est appelé très vite à devenir le théâtre de combats politiques bien plus 25 Entretien avec Clémentine Salmon, Tautira (Tahiti), 22 avril 2006. 26 L'Aloha Week, à Hawaii, est approximativement ce que sont les fêtes du 14 juillet en Polynésie. Une semaine
entière est dédiée à la fête, ponctuée, en particulier, par la célèbre course de haute mer Molokai-Oahu ainsi que par une gigantesque parade dans les rues d'Honolulu.
27 Entretien avec Mone Benett, Taravao (Tahiti), 8 juillet 2004.
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retors. Pourtant, au-delà du seul impact des médias, plusieurs réalisations concourent à donner
à la pirogue son rôle fédérateur. Parmi celle-ci, la réalisation d'un Hymne des piroguiers28
traduit bien la volonté d'exprimer une sensibilité culturelle, de revendiquer un
communautarisme, certes sportif mais aussi ethnique. En effet, la rédaction exclusive des
couplets en langue tahitienne ne laisse planer aucun doute sur le public auquel il est destiné.
L'année suivante, en 1976, le lectorat polynésien est replongé dès le mois de septembre
dans le tourbillon médiatique de la préparation à la course hawaïenne. En titrant en première
page : « Entraînement de nos piroguiers », la presse consacre les rameurs comme véritables
porte-drapeaux de Tahiti. Lorsqu'à l'aéroport, ils embarquent pour Honolulu sous le
crépitement des flashes, ils sont devenus de vrais héros. Toute la Polynésie française retient
alors son souffle et les jours passent… Enfin, le 18 octobre, les nouvelles tombent. C'est
l'euphorie populaire dès la lecture de la première page : « Triomphe total ! la course Molokai-
Oahu restera dans les annales […] Nos représentants se sont taillés la part du lion en plaçant
la bagatelle de sept équipes parmi les neuf premières29». Non content d'afficher cette saga en
gros titres à la une, les slogans redondants des quotidiens renforcent le processus identitaire en
idéalisant les athlètes comme représentants d'une communauté. L'aspect politico-médiatique
s'y greffe lorsque la presse diffuse la copie du télégramme du député polynésien Francis
Sanford en direction de la délégation tahitienne à Hawaii : « Population Polynésie française
heureuse et fière de votre victoire - Stop - Félicitations à tous - Stop - Essayez intervenir pour
que prochaine course ait lieu à Tahiti - Stop30».
Le retour éclatant à Papeete suscite alors un sentiment de fierté qui s'affiche le 26
octobre sur les deux tiers de la première page avec ce titre très symbolique : « Triomphal
retour pour les Tamarii mahoi ». Cette expression Tamarii mahoi, qui, mot à mot, signifie
"les enfants des ma'ohi", traduit bien l'appartenance à la communauté polynésienne et est
employée ici pour la première fois à notre connaissance. Ces mots, symboliquement forts,
associés à la fierté de la victoire (sans le concours de la métropole !) ne sont pas sans
conséquence sur le processus de cristallisation identitaire qui naît autour des pratiques de
pirogues de haute mer. Quoi qu'il en soit, ces succès sportifs, alliés à la popularité et à la 28 Composé par Coco Mamatui, cet "Hymne des Piroguiers" est chanté par la délégation tahitienne, lors de
l'Aloha Week de Hawaii, puis reproduit dans l'Album Molokai 1975 de la Ligue des Piroguiers. 29 Les Nouvelles, Papeete, 18 octobre1976. Il faut noter que les deux tiers de la première page du quotidien sont
réservés à cet exploit sportif. 30 Télégramme officiel du député Francis Sanford à Tutaha Salmon (Président de la Ligue des Piroguiers) /
Honolulu / Waikiki Surf West Hôtel, in Les Nouvelles, mardi 19 octobre 1976, p. 10.
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médiatisation sans précédent du va'a, ne peuvent que renforcer les dessins électoralistes des
leaders politiques locaux.
Récemment encore le monde de la politique boudait les pratiques hésitantes de la
pirogue. Madame Salmon se souvient d'ailleurs de la remarque, faite à son mari par le leader
politique autonomiste Gaston Flosse : "mais tu perds ton temps avec la pirogue, occupe toi
plutôt de la politique ! 31". Pourtant, en 1975, "la victoire de l'équipe tahitienne provoque un
tel engouement spectaculaire, affirme le chroniqueur Patrick Pons, que, de sept clubs, la
Ligue des Piroguiers passe à trente32". Ainsi, lorsque le va'a cherche à se doter d'une
structure sportive dirigeante, loin d'échapper aux querelles politiciennes locales, les
organisations pionnières deviennent au contraire le lieu privilégié des affrontements indirects
des hommes politiques.
En 1980, la structuration sportive se met en place. "Les premiers championnats de
Polynésie, placés sous le patronage du conseiller du Gouvernement chargé des Sports, Emile
Vernaudon, constituent une première étape […] Bientôt, peut-être, verrons-nous la naissance
d'une fédération française de la pirogue à balancier dont le siège serait en Polynésie… mais
ce jour-là est encore loin33". Le rédacteur de l'article ne se doute guère de la rapidité avec
laquelle les évènements vont se précipiter.
L'arrivée d'Emile Vernaudon au conseil du gouvernement accélère grandement le
"processus de prise en compte sportive de la pirogue34". Fort de l'augmentation constante des
effectifs, ce dernier est en effet convaincu de la nécessité de donner au va'a des structures
sportives modernes et adaptées. Il s'y emploie et fonde la Fédération française de la Pirogue
polynésienne (FFPP) dont la création est soutenue, depuis Paris, par Jean-Pierre Soisson, le
secrétaire d'État français à la Jeunesse et aux Sports.
Dès lors, il semble que Gaston Flosse, leader autonomiste et adversaire politique de
monsieur Vernaudon, « ait très rapidement saisi l'intérêt du va'a pour la constitution d'une
identité polynésienne35 ». Aussi, en 1984, lorsque Gaston Flosse accède à la présidence du
gouvernement, un bras de fer s'engage pour le contrôle des instances sportives dirigeantes.
Certes, on reproche à Emile Vernaudon des dépenses sportives "somptuaires" avec un budget 31 Dialogue recueilli lors d'une entrevue avec Madame Clémentine Salmon (veuve de Tutaha Salmon, président
de la Ligue des piroguiers, maire de Tautira et député de 1982 à 1986). Tautira, le 17 avril 2006. 32 Pons Patrick et Robin Bernard, L'histoire du sport à Tahiti, Edisport, Papeete, 1978, p. 202. 33 Les Nouvelles, Papeete, mercredi 18 juillet 1980, p. 14. 34 Selon Louis Maiotui (secrétaire général de la FFPP puis de la Fédération tahitienne de Va'a et, depuis avril
2006, vice-président de la FTV et parallèlement conseiller technique aux Sports auprès de M. Vernaudon). Entretien du 22 avril 2006 à son bureau de Papeete.
35 Entrevue avec Louis Maiotui, vice-président de la Fédération Tahitienne de Va'a, le 19 février 2004.
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de 30 millions de francs Pacifique mais, en fait, le nœud du problème est purement politique.
Gaston Flosse n'a qu'un but : évincer son rival du monde sportif des piroguiers. Les deux
leaders politiques perpétuent en fait sur le terrain associatif une lutte d'influence électoraliste.
Durant cette même année 1984, Edouard Maamaatua36, un proche de Gaston Flosse,
crée alors une structure parallèle et concurrente, le Comité de la pirogue polynésienne (CPP),
afin d'obtenir des subventions du gouvernement. Le CPP est, bien sûr, une construction
politique, artificielle et concurrente destinée à enterrer la fédération d'Emile Vernaudon. "Les
tensions et les différends entre Emile Vernaudon et Gaston Flosse vont priver la FFPP de
crédits. Ces conflits politiques modifient le paysage de la pirogue en Polynésie37". Et
effectivement, les subventions du gouvernement se tarissent en direction de la FFPP, pour
maintenant être dirigées vers le CPP, la structure pourtant minoritaire d'Edouard Maamaatua.
La fidélité à la FFPP, reste pourtant forte durant plusieurs années encore. En effet, la
FFPP reste majoritaire en nombre de clubs affiliés, en volume de licenciés et en résultats
sportifs. Privée de subventions, mais forte d'environ 8.000 piroguiers38, la FFPP survit
financièrement cependant avec les licences de ses adhérents et les tombolas qu'elle organise.
Pourtant, selon l'analyse de Louis Maiotui, "lorsque, en 1989, le Loto sportif arrive en
Polynésie, cela tue les tombolas de la FFPP !" et la fédération, privée du nerf de la guerre,
perd peu à peu ses adhérents. Il est évident que l'évolution sportive de la pirogue ne peut que
souffrir de ces rivalités politiques qui, alimentant la guerre des fédérations, privent
constamment de subventions une moitié ou l'autre des pratiquants polynésiens. Ainsi,
situation incroyablement simpliste : en fonction des aléas électoraux et des renversements
successifs de gouvernements, chacun des deux groupements sportifs est tour à tour privé de
toute subvention publique.
36 Il faut préciser qu'Edouard Maamaatua, président de l'Association sportive des piroguiers de Pirae, est à
l'époque, conseiller municipal de la commune de Pirae (Tahiti) dont le maire n'est autre que Gaston Flosse, le leader du parti autonomiste Tahoera'a huiraatira.
37 Pons Patrick, L'histoire du sport à Tahiti, vol. II, Papeete, éd. Patrick Pons, 1992, p. 204. 38 Chiffre fourni par Louis Maiotui (entretien du 22 avril 2006, à Papeete).
12
1984, au retour des premiers championnats du monde de va'a à Los Angelès
de gauche à droite : Tutaha Salmon, Gaston Flosse et Edouard Maamaatua
(cliché Patrick Pons)
En 1987, une fois de plus, les dés politiques tournent et le gouvernement Flosse tombe,
entraînant les bouleversements habituels dans le champ sportif du va'a. Ironie du sort, deux
ans plus tard, Emile Vernaudon retrouve un portefeuille ministériel et revient donc aux
"affaires" dans le domaine de la pirogue. Cependant, cette fois, plutôt que de tenter d'écraser
l'entité concurrente39, il préfère proposer un rapprochement des deux structures rivales. "Il
faut bien réunir FFPP et CPP qui n'en finissent pas de se déchirer et de perturber le monde
des 5000 licenciés40 de la pirogue polynésienne41". Deux grandes réunions sont organisées et,
en janvier 1990, la fusion s'opère enfin. La nouvelle entité prend l'appellation de Fédération
tahitienne de Va'a (FTV) dont le nom reste inchangé à ce jour. Emile Vernaudon en prend la
présidence tandis qu'Edouard Maamaatua devient le vice-président. Cette unité retrouvée
semble alors donner satisfaction à l'ensemble de la discipline.
Pourtant, en 2000, l'opposition Flosse - Vernaudon prend une tournure nouvelle et
encore plus caricaturale. A nouveau au pouvoir, le gouvernement autonomiste parvient à faire
passer une délibération où sont déclarés "incompatibles" tous mandats électifs (maire, député,
conseiller de l'assemblée territoriale) avec celui de président de fédération sportive. Selon 39 Entre temps, le Comité de la pirogue polynésienne, à la recherche d'une reconnaissance internationale pour
cette nouvelle discipline sportive, a pris le nom de Ligue polynésienne de Va'a et s'est affilié à la Fédération française de Canoë-Kayak.
40 Il est très difficile d'évaluer le nombre de pratiquants de le pirogue polynésienne car, à Tahiti, une énorme proportion du milieu associatif ne détient pas de licence. Selon les chiffres du Service de la Jeunesse et des Sports, en 1987, la pirogue polynésienne regroupe 3000 pratiquants (venant ainsi à la 4ème place après le football, 11.000 licenciés ; le volley-ball, 4500 pratiquants et le basket, 3200 pratiquants).
41 Pons Patrick, op. cit., p. 205.
13
l'expression de Louis Maiotui, ce texte "taillé sur mesure42" n'est destiné qu'à exclure Emile
Vernaudon qui, à l'époque, est également maire de Mahina. En effet, ce dernier, afin de
conserver sa mairie, est contraint de renoncer à son mandat de président de la Fédération
tahitienne de Va'a.
Ces quelques exemples, au demeurant fréquents à Tahiti, illustrent bien les enjeux
électoralistes liés au contrôle des instances sportives du va'a. Dans ce petit territoire d'outre-
mer, les rapports sont étroits entre ambitions politiques et affrontements pour le contrôle du
milieu sportif. En tout état de cause, dans la sphère sportive de la pirogue, les hommes qui
s'affrontent sont les mêmes sur les deux terrains. La grande force de Gaston Flosse et de son
parti autonomiste est d'avoir finement saisi la puissance symbolique de la pirogue et ses
rapports au concept d'identité auprès de l'électorat polynésien. Voyons maintenant comment,
dans le sillage de Gaston Flosse, la Polynésie française s'engage dans le processus
d'autonomie vis-à-vis de le France métropolitaine.
Avec le nouveau statut de 1984, c'est le haut-commissaire, en tant que représentant local
de l'Etat français, qui assure statutairement la présidence du gouvernement territorial.
Conjointement, Gaston Flosse, leader du parti autonomiste qui est majoritaire en 1984,
devient le premier vice-président. Peu après, l'image de la pirogue devient un symbole
politique. En effet, selon le nouveau statut, "le Territoire détermine librement les signes
distinctifs permettant de marquer sa personnalité" (drapeau, hymne, Ordre de Tahiti Nui)
dans les manifestations publiques officielles, aux côtés de l'emblème national et des signes de
la République. La Polynésie française s'engage alors dans un processus d'institutionnalisation
de symboles. Lors de la séance du 23 novembre 1984, l'assemblée territoriale parlemente sur
le projet relatif au drapeau et aux armes du Territoire. C'est la pirogue polynésienne, en raison
de son passé mythique, qui est alors choisie pour devenir l’emblème central du drapeau de la
Polynésie française. Ainsi, selon le rapport lu à l'assemblée, "la pirogue, attribut sacré des
rois et des grands chefs, a été le symbole par excellence de la civilisation polynésienne et c'est
autour d'elle que se sont cristallisés les intérêts, les ambitions de tous les hommes […]
Plusieurs autres symboles peuvent être identifiés sur le motif retenu. Ainsi, les figurines
représentent les cinq archipels de la Polynésie, embarqués sur la même pirogue". En créant
officiellement ce symbole politique sur l'image porteuse du va’a, le leader autonomiste
Gaston Flosse satisfait bien sûr les revendications identitaires de la communauté ma’ohi mais, 42 Entretien avec Louis Maiotui (vice-président de la FTV), Papeete, 22 avril 2006. Il faut cependant noter que
peu après, ce texte risquant également de s'appliquer à Ronald Temarii, le ministre des Sports de Gaston Flosse, est purement et simplement abrogé.
14
au-delà, il s'attire l'adhésion des sympathisants nationalistes. Coupant l'herbe sous le pied des
mouvements indépendantistes, il affaiblit d'autant le parti Tavini d'Oscar Temaru.
La pirogue double au centre du drapeau du Territoire de la Polynésie française
Par la suite, plusieurs nouveaux statuts d'autonomie se succèdent (1990, 1996 et 2004).
Nous n'entrerons pas dans leurs détail ; l'essentiel est de comprendre que l'Etat n'est plus seul
décideur. Désormais, au fur et à mesure de la répartition des compétences, le degré
d'autonomie politique locale se renforce. Bien sûr, l'application de cette autonomie politique
crée d'inévitables frictions entre Etat français et Territoire. L'une d'elles touche de près les
courses de pirogues du 14 juillet ; il s'agit de "l'escamotage" de la Fête nationale française.
Cette célébration, orchestrée à Papeete depuis 1881, a eu, comme dans les autres colonies, la
fonction d'asseoir le sentiment d'appartenance à la République. Localement, elle atteint
pourtant une intensité singulière grâce aux traditionnelles courses de pirogues et aux concours
de danses (en débordant d'ailleurs sur la totalité du mois de juillet). Or, en 1985, une nouvelle
célébration est instituée : la "fête de l'Autonomie". Pour nombre de politologues, il s'agit là
d'une "récupération à des fins nationalistes à peine déguisées43". Certes, cette célébration ne
remplace pas officiellement la Fête nationale du 14 juillet, mais elle l'éclipse dans les faits car
la date choisie est le 29 juin44. Selon l'analyse de Sémir Al Wardi, en plaçant la fête de
l'Autonomie juste avant le mois de juillet, "Gaston Flosse monopolise donc ce mois de fête au
profit du Territoire. Le défilé polynésien se faisant le 29 juin, au tout début de la fête, les 43 Saura Bruno, "La confiscation du 14 juillet", in Encyclopédie de la Polynésie, op. cit., vol. IX, p. 143. 44 Le 29 juin est l'anniversaire de la cession forcée de Tahiti à la France par le roi Pomare V (en 1880). Il y aurait
dans le choix de cette date une revanche historique à l'annexion française du siècle précédent.
15
symboles de la République sont ainsi masqués45". Du même coup, à Papeete, on ne parle plus
des courses de pirogues du "juillet", mais des courses du "Heiva i Tahiti"46. En fait, la volonté
semble manifeste d'occulter les symboles de la République, pour les remplacer par ceux de
l'autonomie. Certes, les courses de pirogues demeurent identiques, populaires et toujours aussi
attractives, pourtant elles ne se courent plus sous la bannière de la République, mais au profit
d'une culture politique ma'ohi. La fête et ses traditionnelles courses de pirogues sont ainsi
instrumentées par le mouvement autonomiste.
Par ailleurs, les pratiques de pirogues, compte tenu de leurs profondes imbrications avec
les milieux populaires de la communauté ma'ohi, sont un substrat privilégié pour développer
localement des ambitions électorales. Le leader autonomiste Gaston Flosse mesure
parfaitement qu'en Polynésie, "la pirogue est un lien culturel47". D'ailleurs le choix de son
directeur de la Communication est, à ce niveau, très significatif. L'homme s'appelle Yves
Haupert, il est métropolitain, journaliste et, dès son arrivée en Polynésie, se passionne pour
les courses de pirogues. Il participe ainsi, dès 1993, à la course Hawaiki Nui Va'a et est
vraisemblablement le premier européen à s'engager dans cette éprouvante compétition de
haute mer (créée en 1992). Il s'y confronte alors durant les cinq années qui suivent, au point
que plusieurs piroguiers polynésiens lui disent : "présente-toi aux élections !". De son aveu
même, ses participations régulières à l'Hawaiki Nui Va'a lui ont permis d'entrer très
facilement dans les familles polynésiennes ; la pirogue étant pour lui synonyme d'intégration
locale. Retenons que, si Yves Haupert n'a pas cédé aux conseils de "se présenter aux
élections", il s'est cependant fortement investi dans les instances politiques du Tahoera'a
Huiraatira. Si Gaston Flosse l'appelle à son parti et à son gouvernement en tant que
responsable de la Communication, c'est bien évidemment en raison de son expérience
journalistique (presse écrite et télévision), mais aussi parce que sa pratique assidue du va'a de
compétition a favorisé son intégration et son expérience du tissu social polynésien. Enfin,
sans doute, son image de "journaliste rameur" ainsi que son expérience de cofondateur de la
revue Va'a Magazine, sont-elles des atouts électoralistes de poids pour le leader autonomiste.
45 Al Wardi Sémir, Tahiti et la France. Le partage du pouvoir, Paris, éd. L'Harmattan, 1998, pp. 267-269 ("la
création des symboles"). 46 Heiva est le nom traditionnel donné en Polynésie à tous les divertissements, incluant jeux "sportifs", danses,
chants et musique. 47 Entretien avec Yves Haupert (cofondateur de la revue Va'a Magazine en 1997, chargé de communication du
parti Tahoera'a Huiraatira, puis directeur de la Communication du gouvernement Flosse de 2000 à 2004), Papeete (siège du Tahoera'a Huiraatira), 20 avril 2006.
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Cet exemple, ajouté à ceux précédemment évoqués, illustre bien le codage symbolique
ma'ohi qui entoure les pratiques de va'a et permet de bien cerner les représentations
identitaires et culturelles auxquelles est particulièrement sensible l'électorat polynésien. La
médiatisation opérée par le chef de file autonomiste, en ce domaine, démontre bien les enjeux
politiques dont l'image de la pirogue est porteuse. On observe d'ailleurs le soin apporté par
monsieur Flosse à associer son image à celle des grands événement culturels et sportifs où la
pirogue polynésienne est mise en exergue. En effet, Gaston Flosse ne peut se permettre
d'abandonner cet aspect culturel et symbolique au Tavini, sinon le parti indépendantiste
d'Oscar Temaru serait le seul à se préoccuper de culture traditionnelle. C'est donc une
véritable course de vitesse qui est engagée entre les deux ennemis politiques, où Gaston
Flosse doit prouver à l'électorat polynésien que, sur ce terrain, finalement, il est plus
"nationaliste" que les indépendantistes eux-mêmes. Sur ce point, les cheminements des deux
partis semblent identiques, toutefois, chez les indépendantistes la valorisation de la culture
traditionnelle est une évidence, tandis que pour Monsieur Flosse cela semble plutôt relever
d'un calcul politique et d'une clairvoyance électoraliste.
III - La pirogue, instrument de politique internationale dans la région
Pacifique Sud
Au-delà des seuls affrontements politiques internes à la Polynésie française, on peut
raisonnablement penser que la clairvoyance de Gaston Flosse vis-à-vis du contexte
international utilise également le va'a comme outil d'intégration et de rencontre en direction
des États voisins du Pacifique. Louis Maiotui, vice-président de la FTV, confirme d'ailleurs
que Gaston Flosse "a très rapidement saisi l'intérêt du va'a pour la constitution d'une identité
polynésienne48".
Sur ce terrain, les événements de politique étrangère servent à point nommé ses
ambitions. En effet, au plan international, les essais nucléaires français provoquent, dans le
Pacifique Sud une animosité croissante. Cette hostilité redouble en juillet 1985 lorsque le
Rainbow Warrior, voilier de l'organisation Greenpeace, est coulé dans le port d'Auckland par
un commando français de la DGSE49, provoquant le scandale que l'on connaît. Afin d' 48 Entretien avec Louis Maiotui, vice-président de la Fédération Tahitienne de Va'a, Papeete, 19 février 2004. 49 Le 10 juillet 1985, le Rainbow Warrior, appartenant à l'organisation internationale Greenpeace, est sabordé
dans le port d'Auckland. Pourtant, la police Néo-Zélandaise confond rapidement deux agents de la DGSE.
17
d'endiguer cette crise, le gouvernement parisien du Président Jacques Chirac nomme Gaston
Flosse secrétaire d'État aux problèmes du Pacifique Sud50. Ce dernier multiplie alors les
déplacements et actions diplomatiques afin de restaurer les relations avec les états voisins du
Pacifique Sud. Son idée est de retisser les liens culturels du monde ma'ohi et plus largement
ceux des communautés et micro états du Pacifique. Rencontres sportives et festivals culturels
sont ainsi souvent appariées avec des rencontres diplomatiques. Ainsi à Rarotonga, en août
1985, le 16ème Forum du Pacifique Sud est organisé conjointement avec les Mini Jeux du
Pacifique. Lors de ces rencontres, la position de Gaston Flosse est fort ambiguë, car il est à la
fois le représentant de la France, en tant que secrétaire d'Etat du Gouvernement mais aussi, et
paradoxalement, le leader autonomiste de Tahiti.
Il n'est pas certain qu'au départ, Gaston Flosse ait songé aux rencontres sportives
spécifiques de la pirogue. Mais, très rapidement, elles vont intégrer sa panoplie diplomatique.
En effet, de son coté, Édouard Maamaatua, le président du CPP, effectue des tournées de
prosélytisme sportif dans le Pacifique Sud depuis 198451. Or le dirigeant sportif se rend bien
compte qu'en l'absence de matériel (en l'occurrence, les pirogues de compétition à 6 places),
les états qu'il visite ne peuvent guère se lancer concrètement dans la pratique du va'a. Il
échafaude donc l'idée d'offrir des pirogues de compétition aux états voisins et parvient à
convaincre Gaston Flosse d'en accepter le financement. C'est selon cette dynamique qu'en
1986, une décision budgétaire territoriale est prise pour financer la construction de douze
pirogues de compétition52. Elles doivent être offertes (par paires) à l'occasion d'une tournée de
démonstration sportive à travers le Pacifique. Les forces armées françaises participent à cette
tournée internationale et le Dumont d'Urville, navire de la Marine nationale, appareille de
Papeete le 25 mai 1987, emportant avec lui douze pirogues, des jeunes rameurs tahitiens et
quelques entraîneurs53. Au final, les pirogues sont offertes par paires aux îles Cook, aux
Cette affaire, en révélant le plan des services secrets français pour stopper les incursions médiatiques de Greenpeace, déclenche un vaste opprobre dans le Pacifique à l'égard de la France.
50 Par ce concours des circonstances, Gaston Flosse qui, jusque-là, est le second personnage des institutions locales (c'est le haut-commissaire qui préside alors le gouvernement de la Polynésie française), prend la prééminence sur ce haut fonctionnaire, puisque son titre de secrétaire d'Etat lui donne rang de ministre.
51 Dès 1984, après les premiers championnats du monde de Long Beach (Californie), Edouard Maamaatua entreprend des déplacements d'information dans le Pacifique Sud. Il s'agit de convaincre les états voisins de s'affilier à la nouvelle fédération internationale (la FIPP), afin d'élargir l'audience des seconds championnats du monde. La Nouvelle-Zélande se laisse convaincre ainsi que les Iles Cook, les Samoa américaines et occidentales. D'autres suivront…
52 Suite à une rencontre entre Edouard Maamaatua, Gaston Flosse et M. Paucellier, ministre des finances, et selon la proposition de M. Tetaria, ministre des Sports, la décision budgétaire est prise de construire 12 pirogues de compétition (à 6 places) afin de les offrir aux états du Pacifique Sud.
53 Signalons d'ailleurs un événement politique très symbolique : du 8 au 11 juin, le navire fait escale à Apia (Samoa occidentales). A cette occasion, il accueille à son bord le secrétaire d'Etat Gaston Flosse ainsi que le roi des Tonga afin de fêter le 25ème anniversaire de l'indépendance de ce pays.
18
Samoa occidentales, aux Samoa américaines, à Niue, aux îles Fidji et à Tonga. A celles-ci
s'ajoutent deux autres pirogues expédiées en Nouvelle-Zélande et deux encore en Nouvelle-
Calédonie. Cette opération de séduction sportive, affiliée à la culture insulaire de la pirogue,
séduit donc de nombreuses communautés ma'ohi et se concrétise par de nouvelles affiliations
sportives auprès de la jeune Fédération internationale de la pirogue polynésienne.
Régionalement, ces contacts amicaux avec les petits états du Pacifique contribuent donc
à restaurer le dialogue et l'image de la France et deviennent l'une des pièces du secrétaire
d'État dans l'échiquier du Pacifique Sud. Retenons que, pour un temps, politique sportive,
politique culturelle du Territoire et politique étrangère de l'État convergent. De son coté, le
leader autonomiste qu'est Gaston Flosse renforce son image et sa notoriété, tant en direction
de son électorat local que dans la sphère politique du Pacifique Sud.
Sur le plan spécifique des courses de haute mer, les résultats tahitiens aux épreuves
internationales ont fait germer l’idée de créer localement, à Tahiti, d'autres courses au large.
Dès 1975, Alec Ata, le directeur de l'Office du tourisme de Tahiti, déclare : "quant au 14
juillet de l'année prochaine, nous avons décidé le retour aux traditions anciennes […] Nous
souhaitons organiser une course de pirogues entre Tahiti et Moorea54". En fait, il faut
attendre la fête du 14 juillet 1981 pour que cette course de haute mer soit organisée à Tahiti55.
Cependant, sitôt après, le 24 juillet 1981, une seconde épreuve lui succède : les premiers
"championnats internationaux de France de la pirogue polynésienne de haute mer". Les
compétiteurs partent de l'atoll de Tetiaroa pour rejoindre Tahiti, soit une distance de 55 km.
La course, qui est télévisée en semi direct par une société de San Francisco (Western
Videotech) et par FR 3 Tahiti, regroupe 36 pirogues et près de 400 rameurs.
La course Hawaiki Nui Va commémorée par l'Office des Postes de Tahiti
Timbre-poste de 1994 54 Les Nouvelles, 23 juillet 1975. 55 Cette course est d’ailleurs remportée par une équipe californienne, I Mua, qui devance les clubs tahitiens
Ihilani et Maire Nui.
19
Cependant, en 1986, sont lancés les premiers repérages d'un projet de course marathon
qui s'effectuerait en plusieurs étapes entre les Iles Sous-le-Vent. La compétition consisterait,
en effet, à relier successivement quatre îles de l'archipel : Raiatea, Huahine, Tahaa et Bora
Bora. Très rapidement, les pionniers sportifs sont relayés par les décideurs politiques :
Edouard Maamaatua, président du CPP, en contact étroit avec Gaston Flosse, secrétaire d'Etat
aux problèmes du Pacifique Sud. A la détermination sportive de créer un événement populaire
majeur s'ajoute la "volonté politique de se ré-accaparer le leadership du va'a en Polynésie56"
et de faire voler en éclat le monopole de la course hawaiienne Molokai. C'est la raison
majeure de la forte implication du Territoire et, finalement, en juillet 1992, le nom Hawaiki
Nui Va'a est adopté au conseil des ministres. "L'appellation Hawaiki Nui semble
correspondre à l'histoire de la culture et des traditions ancestrales, attachées à Raiatea, l'île
sacrée, temple de la civilisation polynésienne […] C'est également de cette île sacrée que
partirent les grandes pirogues pour le peuplement du Pacifique, formant ainsi le Triangle
polynésien57". Le Territoire et l'Etat s'investissent alors significativement sur le plan financier
pour favoriser la réussite de cet événement, désormais tant sportif que culturel. C'est le 12
novembre 1992 que débute l'aventure Hawaiki Nui Va'a. Reliant symboliquement les quatre
îles, cette épreuve marathon de haute mer comporte trois étapes (en trois jours) qui s'étalent
sur une distance de plus de 110 km. Sur le plan médiatique, la presse écrite est au rendez-
vous, mais, parallèlement, chaque soir, les Polynésiens ont accès aux images de l'étape lors du
journal télévisé.
Aujourd'hui, chaque année en octobre et durant près d'une semaine, les yeux de toute la
Polynésie française sont tournés vers cette course de haute mer, en faisant le principal
événement sportif local. Sur le plan mondial, la course appartient maintenant au circuit
international des épreuves de haute mer ; en raison de ses caractéristiques et de sa durée sur
trois jours, elle en est même devenue la plus éprouvante physiquement. La présence de
délégations étrangères de plus en plus nombreuses en fait un événement très médiatique dans
l'ensemble de la zone Pacifique.
Toutefois, en matière de portée internationale, il ne faut pas restreindre l'importance du
va'a à ses seules courses sportives. L'instrumentation de l'image de la pirogue se fait 56 Argument présenté par Yves Haupert (chargé de communication du parti Tahoera'a Huiraatira), entretien du
20 avril 2006 à Papeete. 57 Teuira Damas, op. cit., p. 27.
20
également par le biais des politiques culturelles et touristiques ; lesquelles se tournent vers
l'extérieur. L'isolement de Tahiti se rompt désormais pour réintégrer la famille naturelle
ma'ohi au sein d’une dynamique polynésienne non réduite à la seule Polynésie française. Il
semble d'ailleurs qu'un processus culturel régional soit à l'œuvre. Participant de cette idée,
Albert Wendt (poète samoan et professeur à l'université d'Auckland) étudie le contexte des
populations éparpillées de l'Océanie et s'interroge sur l'apparition de nouvelles identités. Dans
un essai de 1982, nommé "Vers une nouvelle Océanie", l'auteur défend que l'engagement
culturel et la fierté qui en découle, sont des éléments vitaux pour "favoriser l'émergence
créative d'une nation58". Selon lui, avec l'organisation d'évènements culturels tels que le
Festival des Arts du Pacifique, "une activité artistique intense commence à tisser des liens
serrés entre nous59". Darell Tryon (Australian National University) ajoute que le
rassemblement sportif des Jeux du Pacifique Sud forme un autre exemple de la construction
de cette identité océanienne.
La grande pirogue Tahiti Nui et son équipage lors du Festival des Arts de 1995
Cliché La Dépêche, Tahiti
Le gouvernement autonomiste de Gaston Flosse, ne laissant passer aucune occasion
d'associer son image à celle de la pirogue, a récemment développé de telles manifestations
culturelles internationales. En 1995, L'alliance des peuples polynésiens est précisément la
formule choisie par le ministère de la Culture pour organiser un rassemblement international 58 Wendt Albert, Vers une nouvelle Océanie, cité par Tryon Darell, "Les populations du Pacifique : langue,
migration et identité", in Tryon Darell et Deckker Paul de (sous la dir. de), Identités en mutation dans le Pacifique à l'aube du 3ème millénaire, Talence, éd. Centre de Recherches sur les Espaces Tropicaux, 1998, p. 30.
21
de grandes pirogues de voyage. Les huit embarcations traditionnelles prestigieuses, qui
proviennent de l'ensemble du Triangle polynésien (Hawaii, îles Cook, Nouvelle-Zélande et
Tahiti), donnent à l'ensemble une forte coloration identitaire. La flottille est alors réunie sur le
site très symbolique de Taputapuatea (île de Raiatea), sanctuaire historique et religieux unique
en Polynésie. Les escales suivantes ponctuent ensuite autant de cérémonies dans les îles Sous-
le-Vent, à Tahiti, aux Marquises et enfin à Honolulu, dans l'archipel des îles Hawaii. Le
ministère de la Culture, dans sa brochure publicitaire, donne toute la solennité voulue à cette
commémoration : « aujourd'hui, et pour la première fois depuis des siècles, huit pirogues
franchiront de nouveau la passe Te ava mo'a. Leurs équipages viennent d'archipels éloignés
pour renouer les liens qui les unissent et revitaliser cette alliance ancestrale. Les pirogues
concrétisent ces valeurs qui ont façonné le peuple des voyageurs […] Des cérémonies, des
fêtes, des rencontres artistiques et culturelles seront organisées entre la population et les
nombreuses délégations venues pour ce rassemblement qui concerne toute la Polynésie ».
Choisir de débuter ce périple sur le principal sanctuaire religieux de la "Polynésie" pré-
européenne révèle la dimension identitaire et quasi mystique de cette reconstitution culturelle.
Mais, achever ce voyage à Hawaii (50ème état des Etats-Unis d’Amérique) est bien
évidemment, de la part du gouvernement polynésien, un acte politique visant à conquérir et
légitimer une reconnaissance internationale si convoitée. D'ailleurs la brochure officielle
conclut que l'héritage polynésien "demeure l'atout le plus précieux du peuple de la pirogue
pour un autre voyage : celui qu'il entreprend aujourd'hui vers le prochain millénaire !". Dans
ces dernières paroles, on retrouve la symbolique de la pirogue, mais aussi une métaphore avec
le cap suivi par le Territoire : celui de l'autonomie.
Gaston Flosse, quant à lui, saisit également l'opportunité de cet événement culturel pour
réaliser un coup médiatique à son propre compte et associer son image à celles des grandes
pirogues. Aussi, embarque-t-il sur la pirogue Tahiti Nui lorsque cette dernière quitte Papeete
pour se rendre vers le Grand rassemblement culturel. Le journal La Dépêche relate : "la
pirogue Tahiti Nui est partie hier à midi du quai d'honneur de Papeete en direction de l'île de
Huahine avec, à son bord, une quinzaine d'hommes d'équipage, ainsi que le président Gaston
Flosse et le ministre de la Culture, Patrick Howell […] Les navigateurs auront alors navigué
dans le sillage de leurs valeureux ancêtres60". Le quotidien ne précise pas si le président
Flosse est resté à bord durant toute la traversée. En revanche, le cliché, fort évocateur,
immortalise à merveille l'attitude cérémonieuse du chef du gouvernement lors de ce départ 59 Ibidem, p. 29.
22
"dans le sillage des valeureux ancêtres". Ce dernier commentaire exacerbe encore une fois,
s'il en était besoin, le communautarisme ma'ohi en y associant la personne du leader
charismatique.
1995 - Gaston Flosse posant symboliquement à la proue de la grande pirogue Tahiti Nui
cliché La Dépêche, Tahiti
Conclusion Les courses de pirogues polynésiennes, à la suite d'une période essentiellement
folklorique et sous large domination coloniale, sont entrées récemment de plain-pied dans une
dynamique sportive internationale doublée d'un processus de ré-appropriation identitaire.
Depuis 1975, émerge réellement l'image contemporaine du va'a tandis que s'affirme
parallèlement l'identité ma'ohi. Cette évolution des représentations culturelles de la pirogue ne
peut cependant être détachée de son contexte, tant politique que sportif. Ainsi, comme nous
l'avons souligné, cette éclosion de représentations nouvelles pour le va'a naît d'un faisceau
d'influences multiples. L'avènement, par exemple, des thèses politiques autonomistes et des
politiques culturelles contemporaines ne peut s'expliquer en dehors du contexte spécifique de
choc culturel des années 1960-1970 (ouverture du Centre d'expérimentation nucléaire).
Parallèlement, le développement sportif spectaculaire, tant local qu'international, s'appuie sur
une logique culturelle et identitaire comparable. De ce point de vue, l'infléchissement des
épreuves vers la haute mer, en effectuant un "re codage" symbolique de ces mêmes pratiques
corporelles, renforce d'autant l'attirance des Polynésiens de souche. La singularité majeure de 60 La Dépêche, Papeete, vendredi 17 mars 1995, pp. 24-25.
23
ce processus évolutif demeure que ces courses sportives de pirogues - mises en place par le
pouvoir colonial en tant que facteur d'assimilation des valeurs patriotiques françaises -
deviennent paradoxalement le symbole d'expression des aspirations communautaires, donc un
levier d'émancipation. Aussi, sur un plan métaphorique, le départ vers la haute mer, qui se
manifeste par la sortie du lagon protecteur, ne symbolise t-il pas également la prise de
distance vis-à-vis de la France ?
Quoi qu'il en soit, la forte adhésion communautaire ma'ohi ne pouvait laisser
indifférente le monde politique local. C'est pourquoi, la sphère autonomiste du Tahoera'a Hui
Raatira développe très tôt, autour de l'image traditionnelle de la pirogue, un discours basé sur
le retour aux valeurs traditionnelles. Contribuant largement au développement sportif du va'a
et phagocytant même ses structures dirigeantes, le parti de Gaston Flosse développe alors une
politique culturelle où la pirogue polynésienne occupe une place centrale. Associant sa propre
image à la popularité du va'a, le parti autonomiste développe ainsi, en retour, sa promotion
auprès de l'électorat populaire ma'ohi. Médiatisé, popularisé et largement instrumentalisé, le
va'a a donc acquis en Polynésie française une portée symbolique qui dépasse de loin le cadre
initial de sa pratique sportive.
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