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Christia Sylf

LA REINE AU CŒUR PUISSANT

CHRONIQUE ARCHAÏQUE CHINOISE

Roman

2005

Alexandre Moryason Éditeur

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Quatrième de couverture :

LA REINE AU CŒUR PUISSANTde Christia Sylf

Après KOBOR TIGAN'T, après LE RÈGNE DE TA, les deux premiers volumes de la Chronique des Géants, après MARKOSAMO LE SAGE, Chronique d'Atlantis, les héros du cycle de cette grande saga entreprise par Christia Sylf, c'est-à-dire : AMO, TO et TA, OPAK, ABIM, ANGE, sont réincarnés une nouvelle fois.

En Chine archaïque, deux mille ans avant notre ère, ils se retrouvent, pour s'aimer ou se haïr, pour se soutenir ou s'affronter, selon les effets de leur karma, préétablis par les actes de leurs incarnations précédentes. Leur maître intemporel veille toujours sur eux : KÉBÉLÉ est devenu le HOUA-JEN, le Mage.

Évoluer, mourir à soi-même pour renaître initiatiquement, ce sont là des étapes humaines véritablement alchimiques !

Et l'auteur a respecté au long du récit les phases exactes du Grand-Œuvre, dont le déroulement s'objective dans et par un être prédestiné : la Reine au Cœur Puissant. En cette LI-TCHONG de prodigieuse nature, YIN et YANG se conjuguent pour lui donner la finesse de la Femme et la force de l'Homme.

Progresser, gouverner, défendre le CHAN-SI, rassembler aussi les membres de sa famille spirituelle, les harmoniser, et se transmuer elle-même, telle sera son œuvre inoubliable, dont les Annalistes du temps notèrent pour la postérité les surprenants événements « qu'un Céleste Dragon ensemença... »

Et ainsi se clôt un cycle de vies, boucle infime parmi des milliers de boucles que tissent le Temps et l'Espace pour nous enserrer dans la nécessité d'évoluer en Conscience et en Vérité.

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CHRISTIA SYLF

« J'ai voulu rendre à l'homme, par mon travail d'écriture, la vérité de sa puissance voilée, le ramener à lui-même, à sa naturelle transcendance, à ses célestes origines, à toutes ses divines possibilités. »

Christia Sylf

Née d'une mère cantatrice et d'un père industriel, Christia Sylf fut une enfant fragile, solitaire, grave et rieuse à la fois, constamment en proie à un flot de questions qu'elle s'acharnait à ne pas laisser sans réponse. Elle perçut déjà avec certitude d'autres vérités, d'autres valeurs, « Je suis d'ailleurs » avouera-t-elle plus tard !

Détestant l'école, elle apprit à lire cependant, sans que l'on sût comment et, à dix ans, elle connaissait par cœur — outre le dictionnaire — Anatole France, Honoré de Balzac, George Sand, Gustave Flaubert, Émile Zola, Théophile Gauthier et Victor Hugo... Toutefois, par respect pour ses maîtres, elle choisit d'être une bonne élève et, rentrée à la maison, elle explorait avec passion l'Astrologie, la Théosophie, le Symbolisme, les Folklores, les Traditions, les Coutumes et toutes les Religions. Dès qu'elle sut écrire, elle composa des poèmes, retrouvant en elle-même le talent d'une très ancienne conteuse.

En 1961, après un premier mariage qui la laissa épuisée, elle trouva son âme-sœur, le peintre ésotériste Marcel Calo dit « Kerlam » qui, dès la première rencontre, la « reconnut »... De longues années difficiles et sans espoir les séparèrent jusqu'en 1964, date à laquelle ils purent enfin quitter Paris pour aller vivre ensemble en Ardèche, dans un village du Vivarais, Saint Montan « Le Pays du Vivre ».

Elle sentait le Monde et les Mondes, plus légers et ténus, ceux que ne perçoivent pas les yeux des hommes et que seul le cœur sait pénétrer et, par ses voyages intérieurs, elle comprit que, malgré la déception que savent si bien prodiguer les êtres humains, elle ne pouvait que les aimer et les aimer profondément... « ...L'Être qui n'ose pas affronter son immense merveille, ce prisonnier déchirant et déchiré qui se confine lui-même dans son étroitesse de convention... ».

Et c'est ainsi qu'un jour, l'inspiration foudroyante du Grand Cycle des « Chroniques » l'envahit. Elle capta les Mondes Perdus, ces Continents engloutis qui reviennent pour enchanter les narrations du soir... l'Atlantide renaissait : « Je parlerai de l'Atlantide, avec mes mots à moi, et de mon mieux. Parce qu'elle me fut connue et qu'elle me reste chère, comme le sont toutes les étrangetés que l'on apporte avec soi en naissant. Elle est de mon bagage. C'est une gemme de mon trésor. »

Le premier volume du Cycle « Kobor Tigan't » vit le jour alors que les mêmes Mondes apparurent sous le pinceau de KerIam. Ce travail, fait de quêtes psychiques au sein de l'invisible, lui coûta très cher : au fur et à mesure qu'elle captait et qu'elle écrivait, la maladie gagnait son pauvre corps physique... mais le plus terrible fut ces enjeux spirituels qu'elle dut affronter et dont on ne peut, encore à ce jour, rien dire ouvertement.

Elle-même écrivit : « Je parlerai de l'Atlantide ! Mais en aurai-je vraiment le temps ? La puissante montée diluvienne ne viendra-t-elle pas arrêter ma main et noyer tous ces signes studieux que je trace ainsi à petite patience ?... »

Ainsi, telle la chèvre de Monsieur Seguin, elle lutta jusqu'au terme de ses forces, sans pouvoir cependant clore son œuvre. Elle quitta brutalement ce monde à la fin des années soixante-dix.

Cette extraordinaire tapisserie des « Grandes Chroniques » nous est donc offerte avec un style « travaillé au petit point », somptueux, grandiose, barbare et savant dont Christia Sylf étudia les effets d'une façon méthodique.

On peut parler de cette œuvre comme d'une création littéraire unique, « hugolienne » par sa puissance visionnaire et « flaubertienne » par sa beauté plastique qui nous rappelle la luxuriance des jardins d'Hamilcar... Mais, en réalité, il s'agit de tout autre chose...

Puisse chaque lecteur retrouver dans les tréfonds de sa conscience le secret de ses origines et, ravivant cette très ancienne mémoire qu'il porte en lui sans le savoir, ressentir son propre parcours dans l'Espace et le Temps, lors de ces vies et ces vies, passées ici et là en Atlantide, en Asie... Il saura alors mieux reconnaître les racines de son présent.

Tel est le merveilleux cadeau que nous fit Christia Sylf...

L'éditeur

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Aux véritables Alchimistes,

Ceux du Silence

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PRÉFACE DE L'AUTEUR

A CHINE, la Vieille Chine, cette Autre Terre, insérée dans notre terre mais non intégrée, planète insolite sur notre planète, LA CHINE, son passé immémorial, son luxurieux fond traditionnel, ses mythes somptueux et terrifiants, son intelligence de la combinatoire des éléments, son don pour

nommer et personnaliser toutes choses, l'étroite adhésion de son vivre aux rythmes de la Nature, sa science des dynamismes, ses structures mentales différentes des nôtres et débouchant sur d'autres logiques, sa certitude de l'Immuable jointe à celle du Changement, sa connaissance enfin dans l'Art des Transmutations, tout cela qui fait La Chine m'a toujours attirée et passionnée.

L

De même j'ai toujours été attirée et passionnée par l'Alchimie.

Mais d'abord, pourquoi la Chine ? Parce que, d'une certaine manière, une importante partie de mon être est à elle seule une vieille Chine. Celle-ci, également autre planète dans ma planète personnelle, s'insère en moi, dans ce que j'ai de terrestre, sans s'y intégrer vraiment. Mais elle est là, indubitable et, surtout, accessible. Et si elle ne vient pas couramment vers moi, par le fait de notre vie présente, je peux toujours librement aller à elle, la retrouver, m'harmoniser de nouveau à ses lois spécifiques, à tout ce dont elle est gardienne.

Ensuite, pourquoi l'Alchimie ? Parce que pour moi, comme pour quelques autres heureusement, Elle est la Clé des Clés, étant la Chimie de El, c'est à dire de Dieu et que tout, absolument, tout, en Haut comme en Bas, s'élabore selon le processus alchimique.

Il m'a donc paru piquant et étrange de réunir Alchimie et Chine en un roman dont le déroulement et les temps forts seraient la première, tandis que les éléments, les décors, le matériel foisonnant participeraient de la seconde.

À noter qu'Alchimie et Chine ne sont nullement étrangères l'une à l'autre, bien au contraire, puisque ce pays est le premier à attester historiquement de la pratique de l'Art Royal : Les Sages Taoïstes connaissaient le Cinabre, et les vertus de La Longue Vie. Et d'autres Sages avant eux certainement, dans la poussière des Antérieurs...

Et, bien que ce récit se situe deux millénaires avant toute codification écrite du Taoïsme, il est certain que les Arcanes alchimiques s'exprimaient déjà par le travers du « génie » chinois, tout imprégné de ces principes.

En étudiant les mythes chinois archaïques, l'on s'aperçoit bien vite qu'ils « parlent » le même langage symbolique que les Maîtres alchimistes occidentaux. J'ai eu la joie d'y redécouvrir, pas à pas, bon nombre d'images-forces. Licorne, Dragon, Phénix ne sont pas les moindres. Jusqu'au « Mûrier Creux », homologue du « Chêne Creux », si cher aux Adeptes...

J'ai donc bâti tout ce récit, d'une part, avec la plus sincère fidélité aux traditions chinoises et, d'autre part, selon la progression exacte de toutes les Opérations du Magistère.

... La MATERIA PRIMA étant ici le Personnage Principal, connu sous le nom de :

Li-Tchong, LA REINE AU CŒUR PUISSANT...

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Correspondance des réincarnationspour les Personnages-Racines

à travers les quatre premiers volumesdu Cycle des Chroniques

KOBOR TIGAN'TLE RÈGNE DE TA

MARKOSAMOLE SAGE

LA REINE AU CŒUR PUISSANT

ABIM ABIMNAZAR HOUEN-TOUEN (Tohu-Bohu)

AMO MARKOSAMO LI-TCHONG (Cœur-Puissant)

ANGE MARKANGE TS'ING (La Pure)

ATA-RÉÈ ATORA TAÏ-TCHOU (Grand-Sapin)

MAÎTRE KÉBÉLÉ KIBLO LE HOUA-JEN (Le Mage)

OPAK OPAKIONA TCHOUO-PO (Très Épais Seigneur)

TA LONATA PAÏ-YUN (Nuage Blanc)

TO GADATO KIUN-TSEU (Le Gentilhomme)

T'LO DÈ ... TCHANG-O (Crapaud-Lune)

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CHAPITRE I

Ici, dans ce Monde, il y aUn côté Yin, un côté Yang.Un moment de froid, un moment de chaud.Un gouffre d'ombre, un sommet de lumière.Une coulée de lune, une éruption de soleil.Une nuit, un jour.Ici, la femelle et là, le mâle.La porte se ferme, la porte s'ouvre.C'est la Loi de l'Alternance.Et ce Monde y est soumis.Tout y va, de l'un à l'autre état, ainsi.

... Mais il arrive que Yin soit en parfaite harmonie d'équilibre avec Yang !

LORS, CE N'EST NI NUIT, NI JOUR, ni lune, ni soleil, ni mâle, ni femelle, mais c'est Grand'Autre Chose qui intervient dans ce Monde et dans la Loi de l'Alternance.A

Alors, oui alors, un génie descend du Mont Tchan-Yuan. Il descend pour annoncer aux hommes leur prochain étonnement, celui dont ils transmettront le souvenir à toutes leurs lignées futures.

Ce messager de l'inoubliable, c'est le léi au fin museau de renard. Ses yeux brillent comme des prunes. Il sourit en triangle. Il sent bon le miel. Il pétille et court comme un feu d'herbes. Il secoue sa crinière bruissante, se dresse tout debout, nous regarde jusqu'au foie et proclame :

— Je suis Yin et je suis Yang, moi, le léi, le parfait, le paisible qui ne connaît nulle jalousie. Je me suffis à moi-même et ne convoite ni le mâle ni la femelle. En moi, le léi, les deux natures du Monde concertent et s'harmonisent. J'ai la double Vertu. Je suis le Très Rare, l'Harmonique.

Quand le léi paraît ainsi, le Décret du Ciel est proche de son changement, les Temps usés se renouvellent et les Souverains en place voient venir leur déclin.

Alors à la suite de la Course du léi, l'Exceptionnel Printemps se dégage tout seul du printemps coutumier...

Quand la licorne Ki-lin s'en va brouter dans la Forêt des Pêchers...

Quatre mille ans avant notre Temps d'Afflictions et d'Immondices, sous la dynastie des Hia, fondée par le Danseur Cosmique Yu le Grand, il advint effectivement que le léi descendit du Tchan-Yuan et que l'Exceptionnel Printemps surgit à sa suite comme il le devait.

Il faut comprendre, pour l'intelligence de ce récit, que l'Exceptionnel Printemps, lorsqu'il se produit, sait rallier à lui, discrètement, ses élus, en leur donnant toutes les audaces. Il vient les trouver où qu'ils soient et quels que soient leur rang ou leurs occupations. Il les incite, les intrigue, les enfièvre, ne leur laisse nul repos. Insidieux, envahissant, charmeur, il les enivre et les transporte comme au-delà d'eux-mêmes.

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D'ailleurs, de mémoire d'historiographe, après une annonciation par le léi, nul missionné du Ciel ne résistera jamais aux appels de l'Exceptionnel Printemps. Ce serait là une inconcevable impiété. Et de justes représailles du Souverain d'En-Haut en surviendraient forcément, dont on n'ose même point imaginer ni le genre ni l'ampleur.

Or donc, il y a quatre mille ans, dans le Chan-Si, près de la rivière Fen, où s'élevait Hia-tsong, la Capitale, le léi parut, l'Exceptionnel Printemps surgit.

Et la Dame Méi, la Belle, la Charmante, au premier jet de ce petit matin-là, décida de sortir seule et sans rien dire, du palais de son Seigneur.

Celui-ci était Hiong-eul, Oreille d'Ours, le bien nommé car de nature susceptible, curieux de tout, gourmand de tout, grognon pour tout, et tout aussi largement magnanime pour qui lui agréait que totalement féroce pour qui lui déplaisait.

Grand, gros, noir, épais, long de torse, court de jambes, il était fastueux, libidineux, autoritaire, et velu du col aux talons comme son animal homologue. Son pouvoir ne se discutait pas. À la manière de certains insectes au lourd parfum, il exsudait son règne, tout autour de lui, loin à la ronde, dans ses États. Il avait la Vertu. Le Centre, c'était lui. Il descendait de Yu le Grand.

Il était guerrier et appliquait soigneusement la régulation de sa justice : à longueur d'années, autour des têtes de ses ennemis, plantées sur les Bois d'Infamie de l'Ouest, les essaims de mouches bleues bourdonnaient pour en témoigner. Dans ses étendards de guerre, les âmes captives flottaient en geignant au vent pour sa gloire.

Chez lui, il foulait au pied les dépouilles des tigres jaunes et des léopards blancs qu'il avait tués à la chasse. Et des peaux d'ours rayés tapissaient son antichambre. Il avait des volières pleines d'oiseaux chanteurs qu'il nourrissait à la main. Leur ramage le faisait pleurer de plaisir. Il avait son théâtre. Il aimait les jongleurs et, par-dessus tout, les devins. Il tremblait et criait de peur quand le fantôme de sa grand-mère gourmande le frôlait pour humer les plats choisis qu'il lui dédiait pieusement. Il accomplissait scrupuleusement les sacrifices aux dieux, aux génies, aux ancêtres. Les actes de sa vie assuraient la cohésion de son pays.

Il possédait deux épées magiques, à la renommée fameuse. L'une était mâle, l'autre femelle. L'une sifflait en frappant, l'autre roucoulait en s'abattant. On disait que l'une donnait la mort et que l'autre ressuscitait. Elle ne se complétaient et ne se rencontraient que lorsqu'il le voulait bien...

La Dame Méi, la Belle, la Charmante, celle qui s'en allait de si bon matin, toute seule à travers le palais endormi, était une de ses concubines, Troisième Épouse à Baldaquin Jaune.

Pour une dame de cette classe, sérieuse, bien élevée, consciente des usages, respectueuse de l'étiquette, c'était déjà un grand miracle vraiment que de seulement concevoir une telle escapade. Quant à la réaliser, comme elle le faisait présentement, cela tenait tout bonnement du prodige. Par printemps banal, songez-y, Méi, la Charmante, n'eût pas même été capable de franchir sans soutien, sans escorte et sans gouvernante le Seuil des Merveilles Aimables qui limitait ses appartements. Pourtant, tout cela, elle le savait, la Belle. Eh bien, elle en riait, et plus encore, elle s'en moquait comme d'une platée de nouille au corbeau ! Elle ne s'étonnait même point de se montrer si aventureuse. Comment eût-il pu en être autrement quand l'Exceptionnel Printemps vous honorait de ses messages ?

Car, toute la nuit durant, des souffles errants l'avaient appelée, avec des voix charmeuses : « Viens au dehors, viens au grand dehors, c'est le haut printemps, le très haut printemps, tout s'élance, tout bouillonne, la pluie tiède se prépare, le brouillard a la douceur d'une bourre de soie, les rivières heureuses franchissent leurs limites, elles courent l'une vers l'autre pour se rencontrer et pour s'unir, le nuage du haut descend vers le nuage du bas qui monte, Méi, viens, le loriot est dans le mûrier ! Viens, Méi, les Sources Jaunes qui retenaient les âmes prisonnières tout en bas dans les sombres glaces, les Sources Jaunes se sont émues : elles coulent, elles se sont ouvertes ! Hors des noirs hivers gelés, les âmes se libèrent, les âmes reviennent, appelées par l'amour, les âmes veulent, à nouveau, s'incarner ! Dans l'eau, dans l'air, à la pointe des herbes, les âmes reviennent ! »

Oui, ainsi, toute la nuit, de telles paroles, avec des bouffées de parfums exquis, avec de menus frôlis qui semblèrent faire descendre sur la peau de Méi des pollens de fleurs... et des musiques de gong, de clochettes et de sonnailles qui se mirent à jouer dans son sang, à picoter ses mains et ses joues, à la parcourir toute d'amoureuses incitations...

Croyez-le, on ne résiste pas au travail de l'Exceptionnel Printemps lorsque les dieux ont décidé, par son intermédiaire, d'appeler quelqu'un à une mission rare ! Et puis quoi, le léi était bel et bien passé, on l'avait vu ! Les Vieilles Entremetteuses l'avaient si bien raconté que Bout-de-Bois-Stupide elle-même, en venant vendre ses gâteaux au palais, le répéta à satiété, toute tremblante, en crachotant d'excitation.

Méi n'avait rien ignoré de ces détails. Elle sut tout de suite que l'événement la concernait. Elle n'en dit rien, alors que tout le monde se demandait encore quels seraient les élus.

Et, à présent qu'elle courait dans le palais, sa conviction grandissait encore. Elle n'éprouvait aucune peur.

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Bien au contraire, elle se sentait flattée et heureuse. Elle était sûre de bien faire. Une vertu singulière la soulevait, certainement plus émouvante que quand le Seigneur Oreilles d'Ours la mandait sous le Baldaquin Jaune. Elle était tout à fait transportée, grisée comme à l'issue d'une orgie de vin, mais sans aucune lourdeur, sans mal de tête ! Elle souriait, Méi, en appréciant ce bien-être : elle se découvrait des ailes ! Sûrement que des génies serviables s'empressaient autour de sa personne, rendant son pas glissant, retenant le murmure de la soie de ses manches, empêchant ses bracelets de tinter. Elle ne s'entendait même pas respirer !

Ki-t'eou, Tête de Coq, l'atrabilaire maître du gynécée, ne l'entendit pas non plus lorsqu'elle déboucha, sans prudence, du couloir des Gracieuses Soumissions : il dormait, comme un pot plein de riz gluant, comme une souche de cent hivers ! Au rebours de ses habitudes qui le réveillaient avant l'aube, il dormait, ainsi que le dernier des palefreniers, il dormait, oublieux de toute convenance, renversé parmi les coussins de sa haute chaise de surveillance.

C'était un spectacle de choix. Il ronflait à bouche ronde, derrière son éventail de bambou. Il ne frémit même pas quand Méi toucha la Porte Bienséante, surprise puis ravie de la trouver ouverte.

Sans doute, un sort maintenait en sommeil tout le palais. Les salles de parade que la belle traversa furtivement, à la manière d'une nuée, restèrent désertes. Rien n'y bougeait qu'un peu de vent sur les tentures car toutes les portes étaient entrebâillées. Il en fut ainsi, de la Salle des Conseils Judicieux, où Hiong-eul administrait son fief, à la Salle des salutations Excellentes, où il recevait l'hommage de ses obligés, en passant par le Salon des Oies Rouges, où les dames invitées jacassaient volontiers, tout au long de la traversée enchantée de Méi, les volutes des senteurs que l'on consumait dans les cassolettes de bronze s'étirèrent en filaments semblables aux antennes des prestigieux Dragons, emblème de la Dynastie.

L'atmosphère devint toute diaprée. Mille nuances fugaces jouèrent autour de Méi, lui firent cligner des paupières. Elle cessa de prêter attention à la succession des pièces qu'elle traversa désormais en courant tout à fait, elle qui, d'habitude, ne se mouvait qu'à pas comptés.

Elle avait hâte de se trouver au dehors, au vrai dehors, non seulement hors du palais mais hors de la Ville, dans la campagne, dans la nature, dans les herbes, sous les arbres. À peine détailla-t-elle brièvement la Salle des Gardes où toute Dame, qu'elle fût titrée du Baldaquin Jaune, du Bâtonnet de Nacre ou du Simple Disque d'Os, se devait de frémir à longs frissons, tant étaient effroyables les casques de cuir noirs, les cuirasses bleues ornées de queues de yacks, les arcs avec leurs buissons de flèches barbelées et, par-dessus tout, les immenses tambours Déclenche-Foudre qui grondaient tout bas dès que l'on passait près d'eux.

En d'autres circonstances, elle eût été prise de panique, la Belle. Mais voilà qu'elle s'avisa de trouver ce grondement suprêmement drôle et, pour tout dire, parfaitement imbécile, sinon déplacé. Quoi, ces tambours vaniteux seraient-ils donc seuls à ne pas se plier au Jeu de l'Exceptionnel Printemps ? Étaient-ils si obtus ? Ne comprenaient-ils rien à ce qui se passait ?

Méi eût bien voulu que les petits génies du rire de malice ne lui grattassent point les côtes ainsi qu'ils le faisaient. Elle allait devoir pouffer dans ses longues manches car si elle ne les contentait point un peu, ils céderaient la place, par dépit, à l'irrésistible génie de la joie bruyante qui saurait bien, lui, tirer d'elle de sonores éclats de rire.

Mais voilà qu'aux grondements des tambours Déclenche-Foudre répondit un peu de tonnerre, très loin. On eût dit des paroles de Dragon...

Qu'importe ! Une seconde, suspendue aux écoutes, Méi bondit, d'un vaste élan joyeux, à l'air libre, sur la Terrasse des Entrelacs Savants où s'épanouissait dans son fleurissement de majesté le noble cerisier du Nord-Est.

De cette place, elle vit devant elle tout le printemps en attente, au-delà des remparts de terre rouge qui cernaient la ville !... Des Dragons, très éloignés dans les airs, éructèrent pompeusement quelques oracles inintelligibles et se rendormirent... Où étaient-ils ? Méi ne voyait rien que le ciel rose. Il n'y avait qu'un nuage, un peu roux, un peu vert, très bas sur l'horizon, et puis, pour accompagner le soleil dans sa montée, un tout petit nuage qui le voilait. On appelait ce dernier : la Bienséance du Matin. Mais ce n'était pas un Dragon. Pas du tout...

Méi dévala l'illustre escalier Hia, réservé aux ambassadeurs, sans presque toucher les marches, pourtant si hautes ; elle franchit, sans trébucher une seule fois et sans s'essouffler, les considérables jardins du palais où le gravier brillait comme de l'ambre dans le labyrinthe des allées, gardé par les énormes statues des Vieux Héros. Elle ne se perdit point et elle ignora les maussades moustaches et les gros nez de pierre qui la jaugeaient. Elle dépassa, sans lui accorder un regard, le Pavillon des Molles Oisivetés qui concrétisaient pourtant toutes les espérances des Dames puisque l'on y accédait que par faveur insigne de Hiong-eul.

Mais la Belle aujourd'hui n'avait cure de toutes ces ambitions, pourtant fort légitimes à son état. C'est qu'elle était transportée bien au-dessus des vanités féminines !

Elle courut sans ralentir par le travers de la ville où rien ne bougeait, où tout dormait, où pas un bruit ne se faisait, où ni chien ni chat ni volaille ni porc ne divaguait, ni dans la Ruelle du Gingembre de Huit Années, ni

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même au Tch'e-pi, la Taverne du Nez Rouge. Tout demeurait désert et semblait inhabité.

C'était vraiment merveille de se sentir aussi libre ! Encore un élan et voici : dans le Grand Mur Halte-Là, bâillait, sur la libre campagne, la Porte Terrible !

Hésiter ? Pourquoi ? Il n'y avait pas même l'ombre d'un Guetteur de Poussière au sommet du Belvédère de la Vue Perçante !

Alors, un coup de vent emporta Méi, qui retomba sur ses pieds, mollement, comme une plume, et qui rebondit plus loin et plus loin encore, lançant cette fois des rires sonores qu'elle ne retenait plus parce qu'ils se mêlaient et se confondaient avec tous les chants d'oiseaux, brusquement déclenchés, de partout à l'entour, tandis que passait, très haut, le cri de retour des bandes d'oies sauvages.

Elle se mit à sauter, Méi ; biche ou criquet ? Quelle importance ? La joie la comblait. Ah ! les sentiers tortueux, plus doux à la marche que les édredons capitonnés de la Chambre des Mille Plaisirs, le peuple des petites herbes et des fleurs, bien plus colorées, bien plus ravissantes que toutes les tentures peintes !

Partout, la rosée brillait, rondes perles ou diamants aigus. Et, parce que le Nuage de la Bienséance du Martin s'écartait enfin, le Meilleur Soleil, cessant d'être filtré, s'étala largement, pénétra, régna...

Appels perçants des hirondelles ! Elles tournaient en tous sens au-dessus de la Belle, et les cheveux de celle-ci, noirs et lisses comme le dos de ces oiseaux, les cheveux sages de la Belle dénouèrent leur nœud et perdirent leurs épingles.

Alors, l'étalon sauvage arriva comme un ouragan, sauta les boqueteaux à la suite de la pouliche, Crinière et queue comme du brouillard blanc, il hennissait aussi fort que Fong-po, le Seigneur des Vents, quand il s'essore, délivré, dessus le Tertre Vert.

Qui donc courait ainsi devant Méi ? Qui donc était derrière elle ? Poursuivait-elle ou était-elle poursuivie, amoureusement, la Belle ? Elle n'en savait rien. Pleine de délices, elle fuyait. Avec des cris, des petits mots exclamés, des roucoulements d'anxiété ravie. Elle fuyait, avec les gestes ailés de ses longues manches que les buissons saisirent, que les ronciers mangèrent, que les feuilles tendres et juteuses tachèrent par des baisers de verte sève. Ah ! déjà ses manches, tôt déchirées, étaient devenues, elles aussi, crinière emmêlée ou plumes ébouriffées. Oh ! elle avait perdu sa petite chaussure ! Ses pieds étaient nus et, comme elle avait tiré sur sa tunique quand les branches basses des jujubiers, fous de floraison et de parfum, prétendirent la retenir, on vit paraître par les déchirures le jade blanc de ses genoux parfaitement ronds.

En tous sens, les lapins coururent, sautèrent, bondirent. Ils tapaient le sol. Leurs oreilles s'agitaient. Comme eux, bougeaient les herbes, toutes les herbes et le charmant plantain, qui balançait sa légère couronne blanche sur son chignon noir. Ah ! que la brise s'allongeait ! C'était un mot de magie étiré qui faisait verser Méi, au passage, la rosée retenue par les feuilles des catalpas.

Toute mouillée, elle était entrée dans la forêt des pêchers fleuris. La licorne Ki-lin broutait-elle ? Dis mille pétales se collèrent sur Méi ! C'était Fong-po, le Vent, qui secouait la forêt et qui rendait ainsi la Belle semblable à un bouquet. Que n'y avait-elle songé plus tôt ? Vite, il fallait cueillir toutes les corolles offertes, les herbes douces, les plantes précieuses ! Méi étendit les bras. Méi rassembla contre sa poitrine non seulement le plantain mais l'armoise de puissante odeur, mais la mauve, toute douce, et les souples osmondes dentelées. Elle cueillit l'herbe Niao, qui ressemble à un oiseau, et les petites Lanternes-Hoang, toutes jaunes, et la Fleur-Gentille, et la Trembleuse-Rose, et le Nez-de-Chat, et la Toque-à-Toupet-Bleu, et toutes les bizarres Orobanches à odeur de girofle et d'œillet.

Insensiblement, sa cueillette errante la mena vers d'autres domaines. Lorsqu'elle releva la tête, la forêt était traversée. Elle n'en crut pas ses yeux. « Ah ! voici l'eau, les sources jaillies, les ruisseaux à rebonds et cascatelles, voici les domaines sacrés de l'eau, le centre même du Printemps d'Amour, voici l'étang à lentisques, voici le lac à nénuphars, voici la rivière, voici les rivières ! »

Elles avaient toutes débordé. Elles sortaient de leurs limites. Elles s'étalaient et se pressaient. Quel bruit ! Voici l'une et voici l'autre qui accouraient et se mêlaient, devant Méi. Elles s'épousèrent, à grand fracas, à grand torrent, elles s'étreignirent, roulèrent l'une sur l'autre, se courbèrent et furent courbées, pénétrèrent et furent pénétrées, l'une dans l'autre, l'une par l'autre.

Alors, Méi, arrêtée sur leurs bords, avec son grand bouquet de vert et de couleurs, ses pieds nus et ses cheveux défaits, dans la chaleur soudaine du soleil, Méi se sentit charnellement troublée ; elle se fit toute douce, toute moite, crut fondre et aspira à devenir comme l'eau, ombre et lumières confondues dans des vagues, des mouvements, des caresses, des extases... Les Dragons, au loin, dirent un mot, qui roula. Et ce fut tout. Ils ne venaient pas, les Majestueux... Seuls, les oiseaux pépiaient, criaillaient, zizipaient, tirelitaient, cuiquetaient...

Méi jeta son bouquet ! Elle tordit ses mains, voulut appeler, réclamer. À la fin, que lui voulait-on vraiment ? N'y avait-il rien d'autre à rencontrer ? Pourquoi venir en ces lieux puisque rien ne se préoccupait d'elle ? Elle ne servirait à rien, Méi, si une âme ne la choisissait pas pour se réincarner ! Elle voulait connaître l'amour promis par l'Exceptionnel Printemps. Elle voulait l'étreinte d'un génie, si extraordinaire, si terrifiant qu'il fût. Elle voulait concevoir comme une Élue et porter dans ses flans un Héros, un demi-dieu réincarné. Pourquoi

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attendre ? Elles étaient là, maintenant, toutes les âmes délivrées mais encore errantes, encore indécises, dont elle avait perçu, la nuit dernière, les chants et les appels. Dans l'air, elles flottaient ; dans l'eau, elles nageaient, invisibles, plus transparentes que l'eau, mais tellement présentes par leur grand désir de revenir à la vie ! Et elles répétaient encore les mêmes paroles, obstinément, à voix de souffle :

— Méi, viens, viens à l'amour, entre les ondes de la rivière, descends dans l'eau tiède, traverse, sois traversée, le désir t'appelle, le plaisir t'attend, ouvre-toi, choisi l'une de nous, la plus grande âme, la plus étrange, celle qui est du Ciel et qui aussi est de la Terre, la Yin qui est aussi Yang !

Il y eut un son cristallin. Et tout se transfigura. Méi eut l'impression d'être portée au-delà de ses sens habituels. Elle vit, entendit et sentit autrement. Des mondes contenus dans le monde se dévoilaient. Mille formes, des visages et des corps apparurent dans l'eau, si mobiles, si changeants qu'on n'en pouvait discerner clairement les contours. La terre avait cessé d'être solide, elle s'était fluidifiée, passait à un autre état. Le ciel également était autre : il n'y avait plus de séparation de nature entre Lui et la Terre. Tous deux communiquaient et s'épousaient, par des volutes et des vapeurs et des clartés indicibles.

Yang était avec Yin !

Méi eut un terrible frisson. Elle mesura son insignifiance devant ce qui venait ainsi la requérir par des prodiges, en répondant à son appel. De l'orage roulait. Des nuées d'or et d'argent se substituaient à la Terre et au Ciel. Elle vit pousser de toutes part des fleurs immenses, étrangères. Les deux rivières qui se mêlaient étaient devenues deux être divins dont les assauts amoureux faisaient jaillir des gerbes de poissons.

Un autre changement s'opéra. Et Méi se retrouva dans l'eau, sans avoir su quand elle y entrait. Méi était déjà dans l'eau, dans l'eau divine, pleine de courants tactiles qui parcouraient son corps. Méi était touchée, caressée, pénétrée, par des nageoires, des palpes, des langues. Elle aussi avait changé. Elle s'était transfigurée et transposée. Du plaisir tremblait tout bas dans sa chair profonde et, sans s'étonner qu'il ne cessa, elle le reconnaissait comme étant l'essence même de la Vie. Tout vibrait d'amour et de puissance, comme elle, avec elle, ensemble, lui révélant qu'elle se trouvait dans un Lieu-Saint. Son corps avait perdu ses limitations. C'était une expansion radieuse, une jubilation jamais ressentie mais pourtant, elle aussi, reconnue comme le juste sentiment accompagnant la Vie. C'était, plus encore que tout, une certitude d'être et de triompher, la certitude d'être bien l'Élue, appelée par l'Exceptionnel Printemps.

Et la pluie de printemps tomba, tiède, piquante, faisant tout frémir, mettant tout en ivresse !

Alors, l'arc-en-ciel fut formé pour annoncer que Terre et Ciel, enfin, se confondaient, comme aux Antérieurs Commencements et que les Créatures du Bas pouvaient à nouveau librement fréquenter les Créatures du Haut.

Puis le Grand Grondement d'approbation qui dirigeait tout de loin augmenta de volume, approcha, roula des Phrases et des Paroles, dans l'antique langage des monstres célestes. De ce grommellement se dégagea un chevrotement prodigieux qui réclamait :

— Méi ,Méi , Méi !

Le ciel était vert et roux. Il tourna sur lui-même, devint une Présence gigantesque, surplomba Méi.

Soudain craqua la foudre, vaste déchirement d'un dais de soie sous un feu ondulant.

— Méi !

Cela s'ouvrit comme une porte ! Tout le monde mythique brillait d'un insoutenable éclat : le Val du Levant, au centre duquel, devant la Belle, se dressait l'Arbre du Grand Œuvre, k'ong-sang, le Mûrier Creux, l'Arbre de Vie.

C'était lui, le Pilier Terre-Ciel. Blanchi, noueux, spongieux, moussu, avec une cavité ombreuse, béante comme un gouffre, où tous les âges immémoriaux semblaient terrés sous forme de squelette, il laissait échapper par en bas une petite source cristalline et par en haut des geysers, des fumerolles, des suies et des scories, des lumières et des astres ! Son activité souterraine le rendait agité et tressautant. Il dardait en tous sens ses ramures transparentes de jade vert où pulsaient les flots de sa sève. Le jeune Soleil Jaune, Hi-ho, fraîchement lavé, grimpait sur lui vers le zénith, à travers ses feuilles de toutes les Couleurs !

Et ce qui apparut, là, au-dessus, d'abord en lignes plates, comme un dessin, puis rapidement en relief et en volume, ce fut la tête, énorme, massive, du Dragon, avec les bosses de son crâne, sa crête mouvante et les plissements de son front. Sa face devint visible ensuite ; glauques planètes de ses yeux globuleux, gouffres d'or rougi de ses narines et, surtout, Barbe de Cristal, insigne de sa toute-puissance. Filamenteuse, flottante, ondulante, ayant sa vie propre, elle participait à la fois du végétal et du minéral.

Quand le Dragon fut totalement révélé, le souffle de Méi se suspendit : elle ne parvenait plus à absorber, ni visuellement ni intelligemment, la démesure d'une telle entité.

Cependant, ce qui l'annihilait plus encore, c'était la nature inconnue de la couleur verte du Dragon, un vert acide, vraiment terrifiant, insolite, insoutenable, d'où se dégageait une sorte de vertu caustique qui envahissait, qui subjuguait tous les sens.

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Méi souffrait mort et passion, sans pouvoir bouger, sans pouvoir vraiment comprendre et, en même temps, malgré ou à cause de ce « subissement », elle atteignait les sommets de la joie.

Certes aussi, elle avait peur, absolument et atrocement. Néanmoins, du tréfonds de cette panique, elle se savait plus honorée que nulle femme ne fut.

... Le Ciel, le Dragon, roula et tonna, gonflant son torse verruqueux, écartant ses pattes et déroulant à l'infini l'ondulement prestigieux de sa queue. L'Eau s'envola et le rejoignit, s'étalant en voilure diaprée autour de lui. Le Val du Levant, avec tous ses éléments, fit de même. Tout cela, aussitôt, fut Dragon. Seulement Dragon. Tout ne pouvait être que Dragon. Le Monde était Dragon.

Et Méi, transfigurée avec tout l'ensemble, devint, elle aussi, Dragon. Dragon femelle qui rauquait et se tordait, en ramassant dans les volutes fouettantes de sa vaste queue toute la Nuit, avec sa Lune et ses Étoiles et toutes ses humides Nuées. La Nuit, toute, était Méi. La Nuit était Dragonne, qui tendit ses pattes pour lacérer l'ombre et la rendre fulgurante. Elle dilata ses naseaux pour délivrer des tornades hennissantes. Et elle dégorgea, ivre de sa puissance Yin, des océans d'obscurité brillante.

Le Dragon Vert resplendissait comme la verte semence de l'Or. Un Feu — un Maître-Mot — jaillit de sa gorge. Il écarquilla sa Patte à Cinq Griffes et saisit Méi, son épouse terrestre, Lui, le Céleste Yang, pour entreprendre avec elle sa grande besogne. Les myriades de filaments de sa Barbe Blanche se déployèrent, s'agitèrent, montant et descendant, changeant sans fin de dimension, d'aspect et de direction afin de s'accorder à de secrètes lignes de forces.

Il se tenait enroulé autour de Méi, Lui, lumineux, Elle, sombre. Il dégageait des torrents de rutilances. Il vaporisait des feux. Il bavait des laves. Il vomissait des mousses étoilées.

Il entrait sans fin dans Méi, la Dragonne Yin, Lui, Le Yang. Son membre était le Pilier du Monde, l'Arbre du Milieu.

Tout éclata en une seule éjaculation... Sa semence mousseuse couvrit le monde, emplit le ciel de galaxies, emplit la Nuit, emplit Méi...

L'orage cosmique cessa. D'un seul coup, il n'y eut plus rien. Plus de sensation, plus de gloire : Méi se retrouvait debout, nue, naufragée, femme seule, toute petite, dans l'eau indifférente de la rivière.

Il pleuvait à verse, silencieusement. À peine distinguait-on le paysage à travers ce rideau de pluie. Les oiseaux ne chantaient plus. Les hautes herbes de la rive ployaient la tête comme pour mourir.

La semence du Dragon à Barbe Blanche fondait dans l'eau, dans le ciel, sur la terre, dans Méi... Était-ce la semence du Dragon, ce pâle brouillard dans l'air, cette écume qui s'en allait à la surface de la rivière ?... Avait-elle rêvé, Méi ?

... Et, maintenant, rêve-t-elle ? Dans sa main, elle tient une pierre rouge qui semble éteinte et qui pend, humble, au bout d'une chaîne d'or. Elle se souvient : c'est le don du Dragon. Car, oui, le Dragon est venu ! Il a dit : « Le fruit de ta conception sera comme la Pierre Fameuse que voilà. » Il a dit encore : « La Pierre Tan a les deux natures. Ainsi est-elle nommée l'Efficace. » ... Mais quand a-t-il dit ces choses ? Dans une autre vie ? Dans un autre rêve ?...

... Ce qui vient là, est-ce encore un rêve : sur le bord de la rivière, courant vite pour remonter sur le mont Tchan-Yuan, passe tout à coup le léi, au fin museau de renard. Il s'arrête, il regarde Méi dans les yeux. Il est content. Il rit en constatant les choses. Puis, il secoue sa crinière qui craque et qui pétille. Et, alors, il n'est plus là...

Méi se disait avec effort que, certainement, elle devait constamment se tromper de rêve, qu'elle devait se fourvoyer. Dans quelle réalité se trouvait-elle, à présent que la pluie s'atténuait et que la rivière, étrangement, baissait de niveau et perdait le contour de ses rives ? Tout reculait, s'éteignait, s'effaçait, se dérobait. Méi eût voulu retenir les prodiges faiblissants. Elle n'acceptait pas d'être dépossédée si vite. Qu'en était-il donc de l'Exceptionnel Printemps ? Et des esprits libérés des Sources Jaunes ? Et le Val du Levant, où était-il ? À la place du Mûrier Creux, n'apercevait-elle point un tas de cendre, des ossements vieux et misérables ? Que signifiait ce tableau de mort à la place de tant de vie déployée ? Comment savoir ? Déjà, il ne restait plus que quelques lignes translucides, incertaines comme des fumées de brasero...

Méi ferma les yeux, revit le Dragon dans son souvenir, aussi nettement que s'il était présent. Elle entendit on grondement, ressentit de nouveau l'emprise de sa Patte...

Mais, quand elle releva les paupières, surgirent d'autres détails, soudain concrets, qu'elle jugea offensants parce que trop familiers.

Sa déroute fut complète. Pourquoi le Barbe Blanche du Dragon était-elle devenue une barbe noire ? Pourquoi les globes immenses de ses yeux, brusquement amenuisés, étirés, avaient-ils perdu leur fixe feu pour une luisance huileuse, très maligne et salace que Méi ne connaissait que trop ? Pourquoi, sans transition, la Chambre des Mille Plaisirs apparaissait-elle, de façon si incongrue ? Pourquoi voyait-on, au-dessus de soi, au lieu du ciel des dieux, le Baldaquin Jaune ? Et pourquoi, pourquoi était-ce, là, Hiong-eul,

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le Seigneur Oreilles d'Ours, à la place du Dragon ?

Quelle chute, quelle désillusion ! Que s'était-il donc passé ? Ah ! elle eût bien voulu pouvoir bouger, Méi, mais le gros corps de son Seigneur, tout suant des transports qu'il venait apparemment de lui prodiguer, pesait si fort sur elle qu'il lui interdisait tout mouvement. Il ronflait, Hiong-eul, oh! pas comme un Dragon, et la retenait de deux mains possessives qui n'avaient, hélas ! rien de commun avec l'étreinte quintuple de la Griffe Dragonne. Il restait engagé entre les jambes de la Belle et celle-ci perçut parfaitement que, malgré une toute récente jouissance, sa virilité demeurait encore fermement plantée au plus profond, prête à refleurir pour un nouvel assaut.

Alors,alors, que fallait-il penser ? Avait-elle rêvé toute son aventure de l'Exceptionnel Printemps ? Vivait-on parfois sur deux plans ? Ou bien Hiong-eul pouvait-il se confondre avec le transcendant Dragon, père de la dynastie ?

... Comme elle est lasse, Méi ! Tout se brouille dans sa tête. Son intense fatigue d'amour appelle le sommeil réparateur.

Avant de s'y abandonner, elle comprend qu'elle a conçu, ses flancs sont fécondés. Naîtra-t-il un héros à l'automne ? Oreilles d'Ours est un puissant Seigneur, certes. Et la voilà comblée d'honneur... Mais le Dragon, le Dragon de prodigieuse viridité ?...

Au moment où elle décrispe les mains, juste avant de glisser au repos, Méi retrouve dans sa paume la pierre rouge, le Tan. Elle referme vite les doigts et s'endort ainsi...

Il était très satisfait, le Seigneur Hiong-eul, de cette petite Troisième Épouse ! Satisfait et étonné car cette jeune concubine, tout fraîchement déflorée par lui voici peu, lui avait semblé au premier abord assez décevante et de flamme très réduite. Il ne la croyait vraiment point capable de déployer les folles ardeurs où elle l'avait soudainement entraîné, en râlant : « Ah ! Dragon, ah! Dragon, Seigneur Dragon ! »

Assurément, il avait de lui-même une haute opinion, mais c'était tout de même flatteur de se l'entendre dire sur tous les tons par un petit corps, lustré de sueur d'amour, dont en pénètre le sexe orangé comme un abricot fendu.

Oui, le moins qu'on puisse dire, c'était qu'il avait été étonné, le Seigneur Hiong-eul. Au point d'en retarder sa propre jouissance pour goûter plus longtemps le spectacle de ce ventre onduleux, de ces seins pointus tressautants, de ces jambes nerveuses ruant dans les coussins, de ces mains s'accrochant aux longues touffes noires de sa barbe pour l'attirer plus près, plus fort et plus profond : « Ah ! Dragon, Seigneur Dragon ! »

Il s'était senti devenir, ou redevenir divin, Hiong-eul, sous de tels aiguillons, au point de bramer, chevroter et rauquer lui-même au moment culminant, à l'instar des Dragons dynastiques !

Le soir de ce même jour, d'une humeur excellente, ayant accompli tous ses devoirs de Seigneur, il se rendit en son théâtre au spectacle où l'avait convié son magicien, le Houa-jen, l'homme dont les marionnettes étaient vivantes.

Et il fit marcher Méi à ses côtés. Honneur insigne, dont toutes les concubines mesurèrent aussitôt la portée et qu'elles détestèrent unanimement, sans cesser d'arborer leur plus charmant sourire...

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Par le Chantre des Hauts Faits,en frappant la sonore pierre K'ing

Les Hia sont des Dragons !Souviens-toi, souviens-toi !Il y a un Oiseau Rouge au Sud.Il y a une Tortue Noire au Nord.Il y a un Tigre Blanc à l'Ouest.Mais à l'Est, c'est le Dragon,Le Dragon Vert !Cinq est sa Griffe.Mais le Mystère de l'Œuvre,C'est sa Barbe de Cristal.Souviens-toi, souviens-toi !

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CHAPITRE II

À l'heure où, sur le Belvédère de la Vue Perçante, le Guetteur éternue dans la première fraîcheur nocturne...

OI, LE HOUA-JEN, LE MAGICIEN, je suis allé dans le théâtre, tout seul, comme d'habitude, bien avant le spectacle, pour préparer mes marionnettes.M

Il s'agissait de les réveiller, de les ranimer, de les nommer l'une après l'autre en redonnant à chacune sa vie personnelle.

Cette opération, comme toutes celles qui manient mes charmes et les sorts, ne peut s'effectuer que lentement, selon le rituel adéquat, avec beaucoup de précautions et encore plus de politesse.

Moi, le Houa-jen, j'ai donc levé dans l'ordre les couvercles des longues boites laquées de noir où reposent ordinairement mes marionnettes. Ensuite, posément, j'ai retiré les trois courtepointes successives qui protègent chacune d'elles. D'abord la noire, puis la blanche, enfin la rouge ; et les marionnettes sont apparues à ma vue, ainsi que je les range toujours pour leur repos, allongées, inertes sur leur capiton de soie d'or, cadeau de Hiong-eul, et dont la magnificence fait pâlir les concubines, toujours envieuses.

Mes marionnettes ont à peu près la taille des grands adolescents et, pour le caractère, en général, elles sont comme eux, pressées de parler et d'agir dès qu'elles le peuvent.

Faites par mes soins et mon art, de bois, de cuir et de peau fine, elles sont soigneusement peintes et maquillées dans des tons parfaits de chair. Leur carnation, ainsi que la forme de leurs traits et de leur corps, diffèrent selon leurs caractères personnels. Car mes marionnettes ne se ressemblent point.

Cependant, pour l'heure, elles ont toutes un point commun : elles paraissent tellement mortes, si peu douées pour la vie, qu'à les voir ainsi il semble improbable qu'elles s'animent jamais. Elles ont toutes le ventre ouvert et vide, ce qui est très misérable, les yeux clos ou révulsés, ce qui manque vraiment d'harmonie.

Mais connaissant la suite, pourquoi me serais-je troublé ? J'ai donc saisi les petites urnes déposées dans les boites ; elles portent chacune le monogramme personnel de mes marionnettes. J'ai sorti de là tous les organes qui leur manquaient pour remeubler mes créatures en leur mettant en place cœur, foie, reins, tous les viscères.

... Ma tâche s'accomplissait aisément. Mes doigts voletaient efficacement, ici et là, fixant et assemblant. Je psalmodiais les bonnes formules puisque, à mesure, répondant à mes soins, les marionnettes ouvraient un œil ou le rétablissaient en position correcte, tournaient la tête, détendaient une jambe, ployaient les doigts, craquaient de partout. Certaines bâillèrent. D'autres éternuèrent. L'une balbutia, comme un enfant en rêve. La dernière du rang émit même un léger rot que j'accueillis comme il se doit d'un hochement approbateur, sans me laisser distraire de ma besogne et surtout sans interrompre une seule fois le fil de mon incantation.

Finalement, mes marionnettes s'assirent sur le bord de leur boîte, encore indécises et guettant mes intentions. Leurs yeux brillaient. On entendait leur léger souffle. Elles se laissèrent docilement passer leurs habits. Être vêtues les rendait au sentiment de leur dignité.

Et lorsque j'eus fait passer en elles ce qui devait être joué le soir devant Hiong-eul, elles furent tout à fait contentes et continrent difficilement leur impatience. Elles riaient et babillaient en essayant déjà entre elles leurs prochaines répliques. Je les laissais faire en les guidant de loin. Elles s'échauffaient excellemment. Leurs membres ne grinçaient plus. Les articulations de leurs genoux ne se retournaient plus à l'envers. Leur voix, d'abord voilée et quelque peu bégayante, s'assurait en sonorité et en prononciation.

C'était déjà un beau spectacle. Je l'appréciais. J'avais réussi, une fois de plus, ma réanimation. Je me projetais mystérieusement dans chacune de mes petites créatures. Elles me prolongeaient fidèlement. Mes idées avaient pris corps. Elles jouaient devant moi. Elles répétaient leur rôle, bien mieux que des acteurs...

Moi, le Houa-jen, je ne donne jamais à personne le droit de manier mes marionnettes. D'ailleurs, nul n'oserait enfreindre cet interdit, pas même Hiong-eul. Il sait mieux que personne que ce sont là des être vraiment miraculeux. Il en a eu, et toute sa cour aussi, maintes fois la démonstration. Mises en train par l'art magique, puis bien lancées dans l'action, mes marionnettes possèdent une vie propre, des caractères tout à fait tranchés, des réactions vives. Elles jettent des réparties et prennent des initiatives souvent stupéfiantes qui, si elles étonnent le spectateur, ne s'écartent pourtant jamais un instant de ma volonté. Mais, cela, le sait-on ? Je ne le pense pas ; les gens les nomment volontiers les Créatures Imprévisibles parce qu'ils les

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croient tout à fait indépendantes. Nul ne s'avise vraiment que je suis derrière chacune d'elles.

On raffole de mes marionnettes et on les respecte aussi car, si elles savent amuser, elles sont en outre, bien souvent, des oracles parfaits. À cause de ce don prophétique, on les craint également, presque autant que l'on me craint. Grâce à elles, Hiong-eul, moins sot que d'autres et qui comprend que je les anime de mon vouloir, accepte des leçons et requiert des avis, sans perdre la face devant personne, puisqu'il ne s'agit là, en apparence, que d'un simple jeu de théâtre. Cela n'a pas empêché cependant de grincheux courtisans de prétendre tout haut « que le Seigneur régnait moins que le Baladin des marionnettes. »

Hiong-eul, agacé, mais magnanime, a exilé dans de lointaines provinces les plus bavards d'entre eux ! Depuis, les autres se tiennent à peu près cois et, s'ils y trouvent à redire, c'est désormais tout bas...

Il existe encore une autre espèce de grincheux, alarmistes ceux-là, avec quelque raison d'ailleurs et qui disent, au rebours des premiers, que : « si Hiong-eul ne permet mieux à la sagesse de son Houa-jen de s'appliquer, le Décret du Ciel, la Grande Faveur pourrait fort bien, un jour prochain, se retirer ! »

À les entendre, Oreilles d'Ours roule des yeux furibonds, mais il se tait et, désormais, il s'applique à faire mieux encore, il resserre sa vigilance, il essaye de ne pas s'impatienter avec ses vassaux en visite, de réfréner ses trop grandes envies de chasse, pour ne pas appauvrir le pays, et de bataille contre des voisins irritants, pour ne pas le mettre en danger. Il sait que, de lui, dépend l'équilibre de tout l'ensemble. Ses vertus de chef sont garantes de la santé, des récoltes, du bonheur de son peuple. C'est sa bonne conduite qui maintient le contact de la Terre avec le Ciel. Hiong-eul doit être droit comme un gnomon ! La lumière le prend pour mesure.

Mais il y a les favorites, la nourriture, la boisson. Ce sont là abondances, richesses et opulences. Un Chef est vaste. Cependant, il a souvent le cerveau obscurci et le ventre comme un panier trop plein ! Alors, il courre le cerf à toupet bleu ou la biche-dinde, histoire de s'aérer ou bien il trucide le premier bandit venu car trancher une mauvaise tête ou percer une panse vulgaire éclaircit les idées, rend joyeux et purge le pays !...

Mes marionnettes forment une petite famille de six membres qui ne se séparent guère. Il y en a une septième, toujours un peu à la traîne, en retard toujours ou bien en avance mais qui rejoint toujours les autres. Elle s'appelle Crapaud-Lune, Tchang-o. Ça lui va très bien. Elle est pleine de bonne volonté, pataude, gauche mais cependant très souple. Elle jouit de la faveur inconditionnelle du public parce qu'elle dénoue souvent les intrigues les plus complexes, d'une manière inattendue, comme le font les esprits de la nature. Elle a le teint vert, de gros yeux d'un or pâle. Sa voix fait rire parce qu'elle semble pleine de bulles liquides. Elle s'exprime d'ailleurs beaucoup plus par le geste que par la parole. Elle saute très haut et danse à ravir pour peu qu'elle entende de la musique. Elle est très timide ou très audacieuse, c'est selon, et il faut parfois que les autres la poussent ou la retiennent.

Mes autres marionnettes se nomment respectivement l'Ardeur, le Lourdaud, la Finesse, le Discordant, la Délicate, le Sérieux.

Chacune d'elles est capable d'incarner des personnages très divers, mais qui restent toujours dans la gamme correspondant à l'esprit de son nom. Ainsi, jamais le Discordant n'apporte-t-il d'harmonie, ni dans ses propos ni dans ses actions, il embrouille plutôt tout le monde et prend un malin plaisir à semer la confusion. Si on le laisse faire, tout devient chaos. Mais, par contre, c'est grâce à son opposition que la Finesse devient plus subtile, que l'Ardeur peut déployer son héroïsme ou bien que le Sérieux montre, pour l'édification du public, toutes les qualités du vrai gentilhomme...

Mes marionnettes commençaient à s'impatienter, avides de vivre leur vie d'un soir sur la trame que je leur avais insufflée, lorsque je perçus des rumeurs de cortège dans le nuit.

Moi, le Houa-jen, je leur intimai l'ordre de rester tranquilles derrière le rideau et j'allais attendre l'illustre Hiong-eul, au-dehors, sur le devant du théâtre.

... Dans la musique des gongs et des flûtes aigres, précédé des porteurs de lanternes armoriées, de ses gonfaloniers faisant serpenter en l'air leurs enseignes multicolores, encadré de ses majordomes à haute canne, de ses nains gambadeurs, de ses acrobates sauteurs, toutes ses femmes derrière lui, tous ses courtisans derrière ses femmes, et tout le reste de son train derrière ses courtisans, Hiong-eul traversa comme un char la Cour des Griffons, passa devant le Sanctuaire des Trépieds Magiques et arriva devant son théâtre qui rutilait dans la nuit de tous ses ors et de tous ses laques rouges.

Hiong-eul s'arrêta, sans prévenir. Surpris, tout le cortège buta un peu derrière lui mais se rétablit très vite dans sa dignité. C'est que le Seigneur admirait la nuit, le nez levé ! Et elle était parfaite, cette nuit, avec son ciel d'un noir profond, semé d'étoiles vibrantes. La lune montait à l'horizon, drapée dans l'écharpe laiteuse du seul nuage qui fût visible. Néanmoins, il fallait du silence pour apprécier vraiment. Alors, Hiong-eul, d'un

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geste impérieux, fit taire ses musiciens qui, pleins d'un zèle intempestif, s'étaient mis à délirer de toutes leurs forces. On ne bougea plus, on ne respira point. Et, selon le vœu du Seigneur, on put enfin entendre le rossignol dont le chant agrandit les cœurs.

Que tout était donc bien ! Hiong-eul s'épanouit, poussa un gros soupir d'aise, dédia à Méi, toute petite à ses côtés, un sourire d'ogre et relança, d'un geste plus impérieux encore, la furie sonore de ses musiciens, tandis que moi, le Houa-jen, je le saluais, avant de le précéder à l'intérieur du théâtre, ainsi que je le faisais toujours.

Derrière moi, le Seigneur Oreilles d'Ours, entre la haie de ses lampadophores, de ses gonfaloniers, de ses majordomes, fit franchir le seuil à Méi en même temps que lui, de façon délibérément ostentatoire. Il se délectait à la provocation des envieux et sa moustache frémit secrètement de plaisir car il devinait bien de quelle manière scandalisée les concubines s'entreregardaient dans son dos. Il dédaigna de se retourner comme il le faisait parfois en semblable occurrence pour surprendre les réactions. Ces dames, qui espéraient la chose afin de lui offrir des mines contristées, durent déchanter. Pâlies, pinçant les lèvres, elles froufroutèrent néanmoins à sa suite, déployant une grâce de bon ton. Quand elles s'installèrent autour de lui, selon les préséances, guidées par les vieilles duègnes que dirigeait, perché sur les ergots de sa vanité, Ki-t'eou, le maître du gynécée, rouge de morgue et méritant plus que jamais son nom de Tête de Coq, ces dames réussissaient à sourire.

La salle fut vite pleine. Les parfums montèrent plus haut, en se variant, grâce à la science des Commis aux Suavités qui versaient des poudres et des huiles sur les charbons rougis des brûle-parfums. On vit soudain glisser les nuages peints du plafond ; ils changèrent de forme.

Je commençai à chanter les formules d'ouverture, caché dans l'ombre de la scène, toutes mes marionnettes, silencieuses et frémissantes, rassemblées autour de moi, prêtes à vivre.

Le rideau se relevait sans bruit, insensiblement. La salle cessait d'être un espace clos. Les parois étaient nuées, les draperies fins brouillards, ou bleuâtres ou rosés. Tout en haut, les poutres-oiseaux ouvraient le bec, battaient des ailes. Les fleurs de lotus et de pavot, sculptées en guirlandes au faîte des murs, s'ouvrirent et se balancèrent comme au vent. Tout ce qui était ordinairement fixe s'animait. On était en pleine magie !

Un bourdonnement de plaisir général monta de la foule dès que mes marionnettes apparurent à la vue, toutes bien rangées en ordre, leurs yeux vifs tournés vers la salle, la main levée pour réclamer la nécessaire attention.

Oreilles d'Ours avait déjà commencé à se caresser la barbe, ce qui était chez lui signe de la plus profonde attention. Il se carra dans les coussins de son siège. L'attente était extrême. De mon recoin d'ombre, je voyais la glotte de Ki-t'eou monter et descendre sur son long cou pelé. Les duègnes se fossilisaient sur place et bavaient doucement. Méi semblait une enfant, un peu effrayée par tout ce qui était arrivé déjà et plus encore par tout ce qu'elle pressentait ; sa bouche délicate s'entrouvrait sur une respiration un peu courte, son teint prenait des transparences d'opale. Elle fut la seule à pousser un petit cri quand le grand gong, d'un son fracassant, marqua la fin de mon chant et le commencement de l'action théâtrale. Elle porta les mains à son cœur, au grand amusement de Hiong-eul, décidément d'humeur bonasse, parce que les Officiers de Lumière enflammaient les torches de longue durée, placées devant les réflecteurs, et que la scène était ainsi inondée de clarté. Cela contrastait violemment avec la salle, plongée dans une ombre relative qui eut vite toute la gratitude de Méi, libre de rougir sans être vue, au fur et à mesure que se déroulait l'évocation des événements étranges où évoluaient les marionnettes.

En effet, bien que la charmante, la gracieuse se fut gardée de confier à personne son récent secret, on commença tout de suite sur scène à parler du léi et de ce qui s'ensuit quand il descend vers les humains !...

On tape à coup pressés sur Tchou, la Présidente, cette caisse de bois sonore qui annonce le début de la musique.

Alors, l'orchestre prélude, avec agitation ; cris de flûtes, tremblements de grelots, courts abois de gong, dans un vaste élan qui paraît devoir s'étendre mais qui, pourtant, s'interrompt, comme si aucune sonorité n'avait jamais existé.

Dans l'énorme silence, Crapaud-Lune exécute un bond formidable et tombe accroupi, au beau milieu de ses compagnons qu'il paraît prendre à témoin de son émotion :

— Aglok, aglok, aglok ! Poac-poac-poac ! constate-t-il avec force et sentiment.

Et les autres de hocher la tête, d'un air très entendu, tandis que l'Ardeur, levant un doigt, déclare avec feu :

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— Il arrive un bien grand miracle ! Nos plus vieux Anciens eux-mêmes ne l'ont jamais connu !

Toutes les marionnettes hochent la tête de nouveau, et les violes miaulent en sourdine.

— C'est une bien terrible merveille ! précise la Délicate. Elle frissonne de tout son corps.

Mais le Discordant secoue sa tête maigre, donne à ses bras des angles inquiétants et gronde à mi-voix :

— Tremblez, tremblez, Matrones des Bonnes Familles, quand vous tendrez les linges pour recevoir les nouveau-nés.

Ce miracle-là, on ne sait pas vraiment ce que c'est.

L'accent est de si mauvais augure, les violes se plaignent tellement, les flûtes criaillent si fort que toute la salle frémit, captivée, ravie d'avoir peur : une naissance prodigieuse va avoir lieu avec toutes les conséquences que cela entraîne !...

La musique décroît. Toutes les marionnettes ont baissé le ton pour chuchoter, en rapprochant leurs têtes, comme des conspirateurs embarrassés ; leurs réflexions se croisent ; elles parlent vite :

— Faudra-t-il dire « Celui-là » ? Ou, plutôt, « Celle-là » ?...

— Celui-là ou celle-là, celui-là ou celle-là ? glougloute Crapaud-Lune qui sautille.

Les marionnettes continuent :

— Lui ou Elle ? Ou bien Lui-Elle ?

Elles s'exclament toutes ensemble, en se relevant, bras au ciel :

— Pas fille ! Pas garçon ! Alors ? Alors ?

— Alors, que dire ? se désespère la Délicate en se tenant la tête à deux mains.

— Fille-Garçon ! braille le Lourdaud, à voix de buffle. Voilà ce qu'on dira !

Et il rit, énormément, pendant que la Finesse murmure en aparté vers le public :

— Mais on ne peut pas dire ce qui ne se dit pas, ce qu'on n'a jamais dit...

On est tout à fait d'accord dans la salle.

— Surtout quand c'est un étrange scandale, renchérit le Discordant, d'un ton sifflant.

La salle s'interroge : « Qu'est-ce donc ? Qu'est-ce donc vraiment ?

Le Sérieux, s'avançant sur le devant, déclare, en détachant les mots :

— Ce qui va naître est marqué au sceau du léi.

— Aaah ! fait-on.

Tandis que les gongs roulent sombrement en diminuant d'intensité jusqu'à n'être plus audibles.

— Goac ! éructe Crapaud-Lune, avec un autre bond surprenant qui le déploie en l'air et le fait retomber tout ramassé. Goac-goac !

De nouveaux chuchotement fusent entre les marionnettes, agitées, courant en tout sens, sortant et rentrant, pour mieux se rencontrer, en porteurs de nouvelles.

— Le léi est donc passé ?

— Il est passé, je vous le dis ! Il a tout vu. Il a bien ri...

— Mais alors, le Décret du Ciel ? Que devient le Décret du Ciel ?

— Il se déplace, il vire, il change !

Dans la salle, on sursaute à cette annonce.

Les flûtes font serpenter un long ruban sonore, insaisissable, aigre, qui s'interrompt et qui reprend, ondulant plus loin.

— Les Seigneurs changeront-ils en même temps ? questionne la Délicate, en se voilant la bouche.

Profond silence du public.

Mais aucune marionnette ne répond. On dirait qu'elles n'ont pas entendu. Cependant, la salle, elle, sait très bien que, quand le Décret Céleste change, le Souverain change aussi, tout simplement parce que la Faveur du Ciel le déserte.

Hiong-eul sait cela aussi, mieux que quiconque. Il s'est donc penché en avant. Sa barbe pend. Il ne la caresse plus. Passablement inquiet, il cherche à comprendre la nature exacte de l'avertissement que son Houa-jen veut lui donner.

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Le Sérieux vient de lever un doigt.

— Yin équilibre Yang, dit-il.

— Yin et Yang se joignent, ajoute la Finesse.

Crapaud-Lune sautèle ça et là, tout affairé, tandis que le Sérieux psalmodie :

— C'est Autre Chose qui vient. Hors des Sources Jaunes, un Être d'étrange merveille reprend corps et souffle, pour sa mission.

La lumière a changé de couleur ; elle verdit. L'orchestre devient comme un grand vent de plaintes bizarres qui parcourent la terre. Les marionnettes semblent prises dans des bourrasques contre lesquelles il leur faut lutter. Pour résister, elles s'accrochent toutes ensemble, sauf Crapaud-Lune qui tombe et s'aplatit, au moment où la voix du Discordant grince :

— La mère n'en voudra pas ! Le père l'ignorera ! Les femmes s'enfuiront en criant : ahi, ahi ! Les Matrones diront : misère !

Voilà que les marionnettes, de main en main, se repassent un invisible paquet qu'aucune d'entre elles ne veut garder et elles marmottent, et elles jacassent, et elles s'ébaubissent :

— Voyez, voyez cela, ce Jamais-Vu ! Qu'en fera-t-on ? Quel est son présage ? Nous ne pouvons pas le recevoir ! Tenez, prenez-le ! Qu'en faut-il faire ? De qui cette énigme est-elle le produit ? Je n'en veux pas. Je ne peux pas ! Je n'ose pas ! Prenez-le, prenez-le, prenez-le !

— Est-il bien nécessaire de le nourrir ? demande le Discordant.

Crapaud-Lune s'insurge, bondit gauchement vers ce dernier qui ricane et esquive.

Et toutes les marionnettes, en chœur, récitent:

— Alors, on le mettra dehors, selon la coutume, on l'exposera sur la terre, dans les champs.

La salle approuve.

— Mais c'est l'hiver ! s'exclame la Délicate.

Elle joint les mains et se penche et se balance. Crapaud-Lune l'imite. Il grelotte.

— Qui ramassera, qui ramassera le petit être au double signe ? demande très haut le Sérieux, du ton d'un marchand.

Personne, personne dans la salle ne voudrait prendre cette responsabilité !

— Pas moi, pas moi, pas moi ! font les marionnettes en se cachant la face.

Avec les flûtes cheng à tuyaux multiples qui résonnent au fond des calebasses, avec les chocs glacés des pierres k'ing, avec les échos des cloches tchong, l'orchestre évoque le froid, la solitude, le vent qui souffle, les arbres qui craquent dans la tourmente, l'approche grondante des bêtes de la forêt et le cri, le cri grêle et furieux d'un petit être qui proteste, exposé, tout nu, tout seul, dans la nature hivernale.

— Comme il crie, comme il a faim, comme il est robuste, comme il veut vivre ! font les marionnettes.

Elles battent des mains avec enthousiasme :

— Bien certainement, on l'entendra ! Bien certainement, on ira le chercher ! Il plaira ! Il plaira !

Crapaud-Lune qui, visiblement, se demande ce qu'il se passe et qui ne comprend pas très bien, s'inquiète, s'agite, cherche, écoute.

Les cheng hululent. Le métal des tchong marque la durée du temps qui s'allonge. Pourtant, les violes crient encore comme le petit enfant révolté par son sort. Mais déjà un peu moins longtemps à chaque fois.

Cependant, les marionnettes battent encore des mains.

— Il crie bien et fort ! s'extasie l'Ardeur.

— Mais personne n'est encore venu, soupire la Délicate.

— Vous verrez, dit la Finesse, si les gens se détournent, une ourse viendra le nourrir !

— Ou bien une biche !

— Ou bien une fée !

On n'entend plus que les cheng qui soufflent, soufflent. Et puis, les implacables pierres k'ing, si dures, si denses. La salle bée. Les marionnettes attendent, en suspens, un pied levé, un bras en l'air, la tête de guingois. Rien ne se passe. La musique change. Un tout petit vagissement encore, peut-être. Mais on n'en est pas très sûr car, soudain, cloches, grelots, tambours et gongs disent qu'une effroyable tempête s'abat. Les flûtes cheng sifflent un hourvari de bise. Puis c'est le silence, abrupt.

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— Oh ! on ne l'entend plus ! murmure la Délicate. Et la Finesse, sur le même ton :

— Oh ! on ne l'a pas ramassé !

Le Sérieux constate :

— Le paysan ne l'a pas ramassé. Nul n'est venu.

— Ni l'ourse, ni la Fée.

Et la Délicate pleure dans sa manche en partant tout doucement. Le Sérieux s'en va à pas pesants. Le Discordant a haussé les épaules :

— Bah! je l'avais bien dit.

Et il s'écarte. L'Ardeur, avec un geste tragique, se détourne aussi, tout comme la Finesse qui s'éloigne lentement en réfléchissant.

Crapaud-Lune est resté tout aplati. On dirait que c'est le silence qui lui pèse dessus. Il fait:

— Glok ?

Il se traîne et fait encore :

— Glok ?

Toute son attitude lamentable dit combien il espère une réponse. Il ne peut plus se retenir. Ce sont de véritables plaintes d'appel qu'il pousse.

Et voilà qu'à son chapelet de syllabes liquides répond, par le truchement des violes, le miaulement espéré, le cri rageur de la vie qui persiste dans le corps d'un nouveau-né.

Alors, qu'importe que la tourmente reprenne dans l'orchestre ! Crapaud-Lune bondit vers l'ombre du fond de la scène, plonge, disparaît et en ramène, triomphant, quelque chose qu'il serre contre lui, pendant que les violes vagissent, vagissent au plus fort.

Toutes les marionnettes sont là autour de lui et elles rient aux éclats, pendant que paraît, en apothéose, tout au-dessus, l'ombre lumineuse du Dragon à Barbe Blanche sur la montagne K'ouen-louen dont les neufs gradins conduisent les hommes à l'immortalité.

— L'enfant vivra, disent les marionnettes toutes ensemble, il a le cœur puissant !

Elles éclatent de rire. Elles se mettent à danser la joyeuse danse des Sauterelles Folles. L'orchestre se déchaîne. Il pleut des fleurs de pêchers. Des éclairs jaillissent, bleus, rouges et verts. Des parfums sont vaporisés. Des oiseaux s'envolent. La salle se détend, s'épanouit, rit aussi. Quel beau spectacle ! Comme il finit bien ! Un présage énigmatique s'est révélé finalement très heureux. On n'a rien à craindre.

Hiong-eul, congestionné par trop d'attentive écoute, s'ébroue. Il s'est bien amusé aussi. Il a eu un peu peur, juste ce qu'il faut pour apprécier le retour des bonnes certitudes. Le Houa-jen a fait une plaisanterie avec cette pièce. Il a voulu dire sans doute qu'on ne doit pas juger des apparences, quelles qu'elles soient. Hiong-eul se promet que s'il se produit sur ses terres quelque naissance bizarre et que l'enfant soit exposé comme il se doit, eh bien, il le fera relever lui-même et nourrir, il lui donnera la paumée et l'honorera du premier rire...

Un enfant ? Une idée lui vient. Il contemple Méi. Elle a été tellement sage durant toute la représentation qu'il n'a pas eu la sensation de l'avoir à ses côtés. Il lui pince le menton. Il la trouve un peu pâle. Elle est ravissante. Elle lui plaît mieux encore. Il rit en la regardant de tout près. Il fera un enfant avec elle ! Le martèlement sur Tchou, la Présidente, annonce, par le bois sonore, la fin de la musique.

Les marionnettes s'inclinent, se figent... Mais moi, le Houa-jen du Seigneur Oreilles d'Ours, je dois, à la grande hilarité de tout le monde, rattraper Crapaud-Lune qui, selon sa déplorable habitude, a sauté dans la salle pour faire la cour à toutes les concubines !

Hiong-eul manque d'étouffer de rire.

Je ramène Crapaud-Lune. Avant de disparaître, docile, derrière le rideau retombé sur la scène, il se tourne :

— Aglok, aglok, aglok ! Poac-poac-poac ! fait-il.

Et c'est la conclusion qu'il adresse, immensément satisfait, à tout le monde...

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Le lendemain de cette belle soirée, après une généreuse nuit d'orgie, où Méi oublia ses appréhensions, Hiong-eul, suprêmement content de ses talents érotiques, convoqua son Conseiller des Privilèges et la fit nommer « Très Excellente Première Dame du Baldaquin Jaune ».

Cette distinction irréversible équivalait à devenir l'épouse du Seigneur.

Aussi, en apprenant cette nomination, beaucoup de concubines s'évanouirent dans leur bain matinal, tandis que d'autres tentaient de se donner la mort en avalant leurs colliers. Ki-t'eou, Tête de Coq, eut le plus grand mal à ramener un peu d'ordre et de dignité dans le gynécée et, de leur côté, les antiques duègnes connurent des heures cruelles à soigner ces Dames qui leur décernaient des ruades nerveuses et de vilains coups d'ongles.

D'autres concubines, aux nerfs plus solides, soutenues par la rancune, allèrent en catimini, la mine fielleuse, consulter les sorts dans l'arrière-boutique crasseuse du Tch'e-pi, la Taverne du Nez Rouge. Niu-pa, la Sécheresse, cette sorcière qui y déployait des talents redoutés, les reçut en ricanant et se contenta de leur dire que, quoi qu'elles fissent, elles n'empêcheraient rien, que les présages étaient bien trop puissants pour leurs petites personnes et qu'elles devaient se contenter d'être honorées de vivre les Temps Extraordinaires qui s'annonçaient.

Les consultantes se retirèrent en fureur, sifflant comme des jars et crachant comme des chats, jurant que jamais plus Niu-pa ne les aurait comme pratiques. La sorcière se tordit de rire, certaine de les voir revenir au plus petit mal de ventre ou pour une mouche posée sur le bord de leur oreille !

Pendant ce temps, la matinée étant radieuse, les gens du vulgaire ne se soucièrent point de ce qui se passait au Palais. Seul comptait le Printemps !

Avec de grands rires et des cris perçants, les garçons et les filles se poursuivirent et s'affrontèrent à travers le Sang-lin, la Forêt des pêchers. Ils y cueillirent ensemble les orchis fleuris et, ayant traversé les eaux vives des rivières débordantes, rendus tout frémissants par la présence des esprits avides de se réincarner, ils s'unirent dans les champs.

Moi, le Houa-jen, le Magicien, j'avais soigneusement rangé mes marionnettes dans leurs étuis de laque, en reprenant en moi la vie et les intentions qui les chargeaient. Elles étaient donc retournées à l'immobilité et au silence. Toutes. Sagement. Sauf Tchang-o, Crapaud-Lune, ce malicieux qui avait su plaider sa cause et obtenir un petit sursis pour assister au lever du soleil.

Si bien que, sur la colline des osmondes, il était assis à mes pieds dans la rosée et il disait :

— Poac-poac...

Tout rêveur, en songeant comme moi, à ce Cœur-Puissant qui allait naître sur la fin de l'automne.

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Par le Chantre d'amour, sur la viole

La rivière Fen déborde le gué !C'est le printemps. Venez !Beaux garçons, demandez vos promeneuses !Elles ont jupe à fleurs et coiffe garance.Les gazons sont verts.Le soleil filtre à travers les osmondes.Les filles et les garçons s'appellent.As-tu trouvé les orchidées ?Moi, j'ai rempli mon panier !J'échangerais mon beau plantain !Donne-moi des aromates !Tu es gracieuse comme la mauve !La fleur du pêcher, c'est toi !La rivière Fen déborde le gué.C'est le printemps. Venez !

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CHAPITRE III

À quand le vent eux amassé contre le rempart de l'Ouest toutes les feuilles flétries et quand le soleil commença une grande éclipse...

ÉI, LA CHARMANTE, sentit approcher son terme et comprit avec terreur que la journée ne passerait pas avant que l'enfant du Dragon ne vînt au-dehors. En Dame de Haute Qualité, elle avait pris ses dispositions pour accoucher, selon les usages, dans une retraite inviolable.M

Les tout derniers mois, son ventre pesait si lourd qu'elle s'en était alarmée. Malgré le calme, les bonnes attitudes et les gestes mesurés qu'elle s'imposait afin que l'enfant fût d'humeur sage, elle n'avait pas réussi à l'empêcher de s'agiter en elle comme un forcené, au point que, parfois, les soubresauts de son ventre devenaient visibles. Sa duègne, sa masseuse, son épileuse, son maître de musique, qui veillait à l'entourer d'harmonies sonores favorables à la gestation, faisaient grise mine. Quant aux concubines, elles pinçaient les lèvres pour dire : « Quoi d'étonnant ? C'est une femme de peu !... »

Hiong-eul ne disait rien ; il n'avait pas à s'occuper de ces choses du ventre des femmes. Il respectait les usages d'interdits sexuels et, en attendant que la Très Excellente Première Dame fût mère de son fils, il coquetait avec deux ou trois jeunes prostituées qui lui donnaient d'aimables plaisirs. Façon pour lui de marquer son estime à Méi, en ne la remplaçant point par la Deuxième Dame du Baldaquin Jaune. Celle-ci, il ne la négligeait pas pour autant : il connaissait ses devoirs. Non plus que les autres concubines qui goûtaient ses faveurs, tour à tour. Mais la nuance n'échappait à personne. Et le Maréchal de l'Agaric à Neuf Tiges, personnage gros et sombre, assez redouté pour son esprit moqueur, ne se gênait pas pour faire, à haute voix, des remarques discourtoises sur le passage des concubines. Allant jusqu'à dire, d'un air inspiré, que le fils de la Très Excellente Première Dame serait peut-être bien la réincarnation du Grand Ancêtre des Fondateurs des Hia, Yu le Grand en personne. À cette réflexion bien sentie, il gagnait sur deux tableaux : il déplaisait aux concubines qui l'agaçaient et plaisait à son Seigneur à qui, bien sûr, on s'empressait de rapporter ses propos.

Cela ne faisait pas un climat d'opinions très agréable pour la sensible Méi. Certes, ses serviteurs cachaient la mauvaise conduite prénatale de l'enfant trop agité. Et Hiong-eul lui-même, plus indulgent ou plus amoureux qu'on n'eût jamais pu le penser, avait fait fustiger, de manière ostentatoire, la concubine imprudente qui avait cru devoir lui rapporter le scandale d'un certain ventre tressautant. On se l'était tenu pour dit. Et les cadeaux, les menues attentions avaient afflué autour de Méi dont on entendait bien gagner les futures faveurs.

Cependant, celle-ci n'était point dupe. D'autant que les présages se multipliaient autour d'elle. Elle se sentait entourée de présences étranges, nullement hostiles mais tellement intéressées par son cas qu'elles en devenaient gênantes à force de lui vouloir du bien. Des fruits roulaient jusqu'à ses pieds, lancés par d'invisibles mains. Des fleurs tombaient dans son giron. Autour d'elle, les arbres parlaient, s'interrogeant sur la bonne issue des couches : « Quand ma sève commencera de redescendre, disait le vieux catalpa de l'Allée Majeure au tulipier rose, son voisin, croyez-moi, l'enfant tombera comme un fruit ! » Et l'honorable jujubier de cent années assurait, de son côté : « Ce sera très exactement quand Bout-de-Bois-Stupide se mettra à cuire sa pâte de jujube. Quand l'odeur suave en sera montée jusqu'au Belvédère de la Vue Perçante, alors ce sera le moment, vous verrez ! » Et, autour de l'étang, les joncs, moins diserts, mais plus précis, se contentaient de se frotter ensemble en faisant : « Yin-Yang, Yin-Yang ! » chaque fois qu'elle passait.

Toutes ses prédictions effrayaient Méi. Et ce fut bien pire quand les oiseaux commencèrent à lui jeter des brindilles et des morceaux de mousse en piaillant : « Un nid, un nid, il faut un nid ! » Et quand les poules se mirent à pondre des œufs de deux teintes sur les fenêtres de son appartement. Et quand toutes les chattes du Palais, les unes après les autres, vinrent mettre bas uniquement des chatons noirs et blancs derrière ses lits, ses coffres et sous ses cathèdres juponnées de soie jaune ! Allusions qu'elle ne comprenait que trop et qu'elle redoutait parce que cela lui remettait en mémoire ce qu'elle avait essayé d'oublier : son aventure magique de l'Exceptionnel Printemps; ainsi que la séance des marionnettes, certainement prophétique. Elle se rongeait d'anxiété, sans pouvoir le montrer : qu'allait-elle mettre au monde ? Son marasme était tel qu'elle ne parvenait plus à prendre plaisir à rien. Elle souhaitait fuir tout ce qui l'entourait.

Elle disposait pourtant d'un agréable endroit pour ses couches puisqu'elle logeait dans la plus luxueuse dépendance du Palais, au Pavillon des Heureux Présages.

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Elle avait là ses jardins, ses cuisines avec son Maître de Bouche, sa garde personnelle qui ne laissait approcher aucun intrus, son portier farouche surveillant les grilles, tous ses gens en somme qui prenaient retraite avec elle et qui ne se permettaient aucun écart, aucun manquement à l'étiquette.

À la baigneuse, la masseuse, l'épileuse, la coiffeuse, l'habilleuse et aux Duègnes, s'étaient jointes les matrones, grondeuses et soupçonneuses, qui cancanaient sans cesse entre elles, parmi les linges, les plantes, les onguents et les poudres à fumigation qu'elles rassemblaient sans se lasser, jalouses de leurs recettes infaillibles dont elles vantaient très haut les mérites pour toutes sortes d'accouchements.

Dès le début de ce matin d'automne, elles avaient préparé Méi, jugeant avec raison que le moment de la naissance était venu. Et elles avaient guetté avec intérêt les premières douleurs. Celles-ci, qui tardaient, se firent sentir tout d'un coup. Mais, au premier cri de Méi, on s'avisa d'un épouvantable signe : une ombre commençait de manger la face du soleil !

Méi se mit à geindre et s'alarma. La lumière baissait inexorablement ; elle roussit d'abord puis se plomba et l'on se trouva plongé dans un étrange crépuscule qui ne ressemblait ni à celui de l'aube ni à celui du soir.

Tous les oiseaux se turent, la tête sous l'aile. Les chiens favoris s'enfuirent et se terrèrent quelque part. Dans la cours, toute la domesticité se lamentait bien haut, sans retenue : le malheur planait ! Et le Maître de Musique qui se tenait, comme il se doit, sur le seuil de la parturiente, afin de mesurer au diapason le ton de la voix du nouveau-né dès son premier cri, avait besoin de tout son courage pour ne pas prendre ses jambes à son cou. Il restait là, par devoir, par héroïsme, se sentant ligoté par la fatalité. À quoi bon mesurer ce premier cri qui ne pouvait être que discordant et annonciateur de malheur ? Il se disait cela, atterré. Mais il restait quand même.

Les Duègnes, en larmes, croulaient sous la terreur et plus encore, sous la honte devant une naissance qui se produisait sous de si défavorables aspects. Comme elles, tout le monde, au Pavillon des Heureux Présages, s'accordait à penser que la maison de la Très Excellente Première Dame allait être déshonorée. Une tache pareille ! Ses gens ne s'en remettraient jamais ! Les serviteurs ne trouveraient plus jamais d'emploi nulle part, après avoir été témoins d'une semblable horreur ! Comment, comment pouvait-on naître durant une éclipse ?

Des marmitons préférèrent s'enfuir avant l'événement pour éviter la souillure.

Quant aux matrones, bien obligées de rester là, quoique deux d'entre elles se fussent prudemment en allées, elles se disaient avec accablement que leur carrière était finie, puisque nulle femme sensée n'accepterait de se confier à des mains ayant aidé à la mise au monde d'un diable !

Car, sous de tels augures, il ne pouvait surgir qu'un diable, qu'un hibou cannibale, qu'une harpie rousse, rien qu'un monstre maléfique !

Méi partageait tellement leur sentiment qu'elle se débattait, la tête perdue, avec un désespoir qui faisait pleurer plus fort ses Duègnes. Elle finit par hurler, au moment des dernières contractions de son ventre, quand elle sentit la naissance imminente :

— Je n'en veux pas, je n'en veux pas ! Je ne veux pas d'un enfant funeste !

C'était là une attitude correcte dans une telle fatalité. Elle remonta aussitôt dans l'estime de ses Duègnes. Et les accoucheuses lui dirent :

— Madame, prenez courage !

Il y eut un silence terrible. Deux des Duègnes se pâmèrent sans bruit, glissant à terre comme des étoffes vides. Tous les souffles étaient suspendus. Le Maître de Musique, tout près de la défaillance, lui aussi, tenait son diapason entre deux doigts tremblants.

Méi, muette, se contractait toute. Les yeux fixes, elle regardait la lumière d'une lampe de bronze doré qu'on avait dû allumer et qui représentait une Dame aux larges manches, ornées de l'inscription : « Tchang-sin », Fidélité Éternelle...

Soudain, au-dehors, il y eut un hourvari étrange ; une brutale bouffée de vent glacé fit trembler les tuiles. Les feuilles mortes se soulevèrent de toutes parts, comme pour monter jusqu'au ciel sombre.

Et puis, comme ça, sans plus, dans ce silence qui venait de se refaire, l'enfant naquit, glissant tout seul, sans mal, dans les linges tendus.

Un enfant beau, rose, vigoureux, qui regardait la lampe et qui vagit aussitôt dans le meilleur ton qui se pouvait penser, avec une justesse et une force telles qu'elles achevèrent de désorienter le Maître de Musique. Il balbutia :

— Mais c'est la note Kong ! La note Kong ! La note du Centre et du Prince ! Celle du Cœur, celle du Tchong !

On dut le soutenir tandis qu'il balbutiait encore :

— La meilleure note, le meilleur ton, il n'en est pas de meilleur !

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On ne savait plus que penser. Mais les matrones, en se penchant de plus près sur l'enfant, dirent, en se lamentant tout bas :

— Ahi, ahi, ahi ! Yin est avec Yang ! Jamais nous n'avons vu semblable terrible chose ! Jamais, jamais ! Il a le soleil et la lune ! Mais ils sont comme voilés l'un par l'autre. Ce n'est ni fille, ni garçon. Mais c'est fille et c'est garçon... Et, cependant, c'est autre chose... Voyez, voyez, Madame !

Et elles le présentèrent à Méi :

— L'exposerez-vous, Madame ?

— C'est le seul parti que je puis prendre, dit Méi. Que le sort s'en charge ! Je m'en remets à lui.

— L'ordalie est juste, approuvèrent les matrones. Nous le porterons bien loin dans la campagne. Si ses cris le rachètent, s'il appelle la compassion, alors le mauvais présage sera levé.

Ainsi fut-il fait en ce jour froid, selon les bonnes coutumes. L'enfant fut exposé sur le sol, seul et nu. Et ses cris emplirent la solitude.

On se dit que, peut-être, les Dieux, les Démons, les Bêtes ou les Hommes en auraient pitié et le ramasseraient.

Mais le lieu où l'enfant avait été exposé était si écarté et il faisait un si grand froid que, malgré le soleil reparu, ni dieux ni démons ni bêtes ni gens ne passèrent.

De sorte que Tchang-o, Crapaud-Lune, la marionnette magique, alla seule quérir cet enfant du Dragon et me le rapporta, à moi, le Houa-jen...

Cet enfant prédestiné n'était ni mâle ni femelle. En lui, les deux natures étaient mélangées et confondues, s'éclipsant l'une l'autre, sans cesser pour autant d'exister comme venaient de le faire, dans le récent phénomène céleste, le soleil et la lune.

Par la suite, il devait être nommé Li-tchong, Cœur-Puissant.

C'était un nom parfaitement en rapport avec le ton magnifique de sa voix puisque, dès le premier cri, elle avait donné la note Kong, celle du Juste et Fort Milieu, celle autour de laquelle toutes les autres s'inclinent et se règlent. C'était en outre un nom correspondant avec son génie particulier et avec le genre de destin que cet enfant se devait d'assumer.

Dès que Crapaud-Lune, s'en séparant à regret, eut remis le nouveau-nés entre mes mains, j'en pris aussitôt le plus grand soin. Je le recouvris de la meilleure soie et me hâtai de le rapporter à sa mère.

Méi, anxieuse et affligée, malgré sa bonne conduite qui ne méritait aucun reproche, guettait les heures. Hiong-eul lui avait envoyé des présents d'approbation et, plusieurs fois, au cours de la journée, il avait dépêché auprès d'elle des messagers pour avoir de ses nouvelles.

Je pense qu'il devait, de son côté, attendre mon intervention car, au cours de nos entretiens personnels, il m'avait souvent montré qu'il se souvenait très bien de la représentation donnée par mes marionnettes à l'entrée du printemps. Je savais aussi qu'il continuait le jeûne rituel du père durant les ultimes jours de la grossesse comme si, pour lui, l'enfant n'était pas encore né et qu'implicitement il ne pouvait vraiment naître que par l'acte d'approbation du ramassage. Ses concubines mesuraient ainsi, sans aucun plaisir, la portée de son attachement à la Très Excellente Première Dame car, pour ce Seigneur, ne pas manger était héroïque !

Lorsque j'arrivai au Pavillon des Heureux Présages, Méi me reçut avec reconnaissance et déférence. Je compris qu'elle m'accueillait comme l'envoyé secret du Dragon à Barbe Blanche. Ses femmes et ses Duègnes poussèrent des cris de joie à ce dénouement admirable. Le Maître de Musique, rasséréné, composa un chant, bénéfique à tous, sur les harmoniques de l'incomparable note Kong. Les marmitons, qui n'étaient pas cachés bien loin, reparurent, on ne sait trop par quel miracle d'information subite. Les serviteurs s'activèrent, courant en tout sens, les cuisines fourgonnèrent sous les directives enthousiastes du Maître de Bouche.

Et l'enfant ayant tété, on servit solennellement à l'accouchée des mets dont les riches saveurs correspondaient à la note Kong.

Quant aux matrones, elles rayonnaient, assurées de retrouver la clientèle des nobles dames puisqu'elles avaient présidé à l'entrée mémorable dans notre monde d'un être prodigieux.

Ainsi que je le désirais, on nous laissa. Crapaud-Lune monta la garde, afin que rien ne nous dérangeât. Il

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y eut alors un formidable coup de tonnerre qui roula longuement. Je dis à Méi :

— Écoutez, Dame Charmante ! Le Dragon que vous savez, l'Immortel à la Barbe de Cristal, qui vous a rencontrée pour mettre en vous sa Haute Vertu, vient de reconnaître par son rire-tonnerre l'Enfant que vous avez porté et que Crapaud-Lune a relevé à mon intention.

Méi pâlit et se voila la bouche. Mais elle était contente. Et, seule, sa bonne éducation la retenait de manifester plus avant son bonheur. Elle ne pouvait cependant point empêcher ses yeux de briller et son souffle de se précipiter en entendant les roulements orageux qui faisaient vibrer la peau du ciel. Lorsqu'ils se calmèrent, je poursuivis :

— Puisque l'Immortel vous honore ainsi, Ma Dame, il est temps, croyez-moi, de sortir l'aumônière, où vous le tenez caché, ce gage précieux qui vous a été donné.

Je vis que Méi s'effrayait de mon savoir, elle qui n'avait soufflé mot à personne. Elle pâlit un peu plus et tenta, par son attitude, de me faire croire qu'elle ne comprenait pas. Je m'empressai de la rassurer :

— Ne craigniez rien du Houa-jen, Noble Dame ! Je suis là pour servir votre destin. Ne vous étonnez donc pas du savoir du Devin qui ne veut que le bon enchaînement des faits et accordez-lui, je vous prie, votre entière confiance. Pour cela, il faut prendre la Pierre Fameuse, un peu lisse, lourde, un peu grasse, que vous détenez, la Pierre rouge comme la joie. Elle doit être la Breloque de Puissance de votre Enfant, car celui-ci est de la race des Héros et il régnera, fameux dans l'Histoire.

Méi était convaincue. Elle m'obéit donc et mit la pierre rouge en forme de cœur dans le sachet de soie rouge que je lui donnai et qu'elle attacha au cou du nouveau-né. À peine eut-elle fini de nouer le lien que l'approbation du Dragon produisit un nouveau coup de tonnerre, plus éclatant encore que les premiers. Le ciel, jusqu'alors sombre, se mit à rosir rapidement. Puis la couleur d'allégresse monta jusqu'au rouge le plus franc, de sorte qu'une clarté rutilante se répandit sur toute la campagne et pénétra par les fenêtres jusqu'au lit de l'accouchée. Toutes choses parurent surnaturelles. Le nouveau-né vagit, agita les mains avec vivacité. Il semblait entouré d'un cercle de flammes auxquelles il prenait le plus grand plaisir, sans rien en craindre.

Au-dehors, sensible aux signes de grand bonheur, le personnel, le nez en l'air, battait des mains, dansait sur place, s'exclamait, comme pour les jours de liesse, sur le mode lyrique, tout en riant de fierté pour l'honneur insigne qui revenait à la Maison de leur Maîtresse, l'Excessivement Noble Dame Méi.

Je voyais, par la fenêtre donnant sur le jardin réservé aux joutes de poésies, se promener les Duègnes, visiblement en attente du prochain repas de fête. Tout à fait remises de leur malaise, elles se rengorgeaient à qui mieux mieux, comme de vieux pigeons.

Mais mon office n'était point terminé, je n'avais point encore tout dit. Je repris la parole :

— Dame Très Excellente, votre enfant se nommera Li-tchong. C'est ce nom que le Dragon lui donne. Li-tchong, Cœur-Puissant. En lui sera le Juste Milieu. Il incarnera le Vrai Centre immuable, l'Étalon des Mesures, la Note Formatrice. Les Harmonies se répartiront également à sa gauche comme à sa droite. Et tout, autour de lui, dans la Nature comme dans les Hommes, se conformera à l'Équitable Répartition. Comme le Cœur, qui se tient dans le Corps au Devant et en Haut, Li-tchong sera fort, toujours bien centré et la loyauté même. Vous ne l'ignorez plus maintenant, cet enfant aux deux sexes confondus ne sera ni Yang ni Yin, ni mâle ni femelle. Mais cependant, étant issu d'un Dieu, il sera Yin et aussi Yang, femme et homme. Néanmoins, son secret devant être préservé jusqu'à sa sortie de l'enfance, il passera aux yeux du monde pour une fillette. D'ailleurs, même en son état d'adulte, Li-tchong aura toujours la complexion extérieure d'une belle fée, gracieuse comme une femme, mais aussi volontaire comme un jeune Héros. L'ébahissement des foules, l'admiration des nobles suivront partout Cœur-Puissant, qui réalisera maints prodiges dont les Annales conserveront le souvenir Dix Mille Années durant !

Je pris une pause puis, le visage de la jeune femme me semblant refléter de l'inquiétude, encore qu'elle luttât pour ne point la laisser paraître, je l'interrogeai :

— Êtes-vous satisfaite, Ma Dame ? Confiez-moi ce qui vous agite !

Méi, qui n'avait rien dit jusqu'alors, respectueuse de me laisser parler, s'expliqua, avec une simplicité du meilleur ton :

— Ô Houa-jen, tu sais toutes choses, je le vois bien, tu me l'as amplement prouvé. J'ai confiance en ta sapience. Mais pourtant, dis-moi comment, oui, comment, en dehors des prescriptions infrangibles de l'Étiquette, tu feras accepter à mon Seigneur de donner la paumée de reconnaissance à cet enfant de terrifiant prodige et, qui plus est, de le nommer du nom qu'il n'aura pas choisi lui-même ?

Elle souriait, mais des larmes d'appréhension remplissaient ses yeux.

Je me contentai de répondre :

— Qui oserait rejeter la créature vers qui se dirigera le prochain Décret du Ciel, lorsque le Présent Décret sera retiré de Celui qui le porte ?

Méi ne jugea pas utile de répliquer ; elle inclina la tête et laissa descendre sur ses yeux, de la plus humble

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façon, ses longues paupières.

Avant de me retirer, je la saluai trois fois. Elle berçait son enfant. Il était rouge comme un petit soleil et il dormait, avec le plus heureux visage du monde. Le spectacle était de si bel augure que je ne pus me retenir de dire:

— Ah ! Dame Méi-tche, Dame de Toutes Bonnes Qualités, je vous l'annonce : cet enfant donnera la Grande Paix à ce royaume !

Je m'abstins de lui préciser que ce serait après de cruelles et très extraordinaires épreuves et qu'elle-même alors aurait rejoint depuis longtemps les Sources Jaunes, étant morte en pleine jeunesse.

Je pris au passage le bras de Crapaud-Lune pour l'emmener avec moi. Il était demeuré remarquablement sage, durant tout cet entretien. Il me suivit docilement. Trop docilement même pour sa nature fantasque. Je lui trouvai l'air triste et m'en étonnai. Alors, il me fit comprendre qu'il avait intercepté toutes mes pensées et que la perspective de tout ce qui attendait Cœur-Puissant le bouleversait.

Et Crapaud-Lune pleura pour la première et unique fois. Je dus l'essuyer très soigneusement avant de le recoucher dans sa boîte personnelle, sous sa riche courtepointe. Il accepta de reposer, sans plus discuter, ce qui lui arrivait de plus en plus rarement car il profitait toujours de mon engouement et de mon indulgence à son égard pour me quitter le moins possible.

J'allai donc seul, ensuite, me présenter au palais de Hiong-eul.

Cette mémorable journée avait été bien remplie. Il se faisait déjà tard. Mais nul ne dormait. Les paysans joyeux venaient apporter des présents propitiatoires au Pavillon des Heureux Présages, des fruits, des cailles et du gingembre, des herbes parfumées, des renouées, des oignons rouges... Partout, on entendait des rires, de hautes exclamations. Je rencontrai des messagers, affairés et la mine importante, qui couraient sans cesse entre le Palais et la demeure de Méi. Ils portaient de riches cassettes, ornées de banderoles pourpres, preuves tangibles de la satisfaction du Seigneur envers sa Première Dame. Il devait être heureux de pouvoir rompre enfin le jeûne qu'il s'était imposé en attendant la naissance. L'affairement des cuisines du Palais s'entendait vraiment de très loin !

Je songeai que ce climat d'épanouissement allait faciliter ma démarche.

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Par le Petit Chantre, sur le luth atténué

Le Vent s'envole dessus le Tertre Vert !C'est un petit enfant rouge qui est né !Le Vent s'envole.Que sa tête est belle, ronde comme un pavot !Il crie comme un Maître.Les fées tombent par terre !Comme un Seigneur, il crie.Le Vent s'envole dessus le Tertre Vert !Qu'en ferons-nous, de ce Héros ?Il a les deux Avantages !Qu'en ferons-nous ?Le Dragon le sait-il ?

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CHAPITRE IV

Quand la Grande Blanche1, la Première Brillante du Soir, mit son bouton de nacre dans la nuit...

E PÉNÉTRAI ALLÉGREMENT, précédé par l'Appariteur à canne d'ivoire, dans la Salle des Salutations Excellentes, puis dans le Salon des Oies Rouges, enfin dans le Dînatoire Princier où Oreilles d'Ours, congestionné par le plaisir et le bonheur, compensait tout en haut d'une estrade,

devant une table somptueuse, les restrictions alimentaires qu'il avait endurées. Ses vassaux l'entouraient, mangeant aussi d'abondance et le bénissant car il leur faisait distribuer de ses propres plats, leur transmettant ainsi l'essence de sa gloire.

JIl était beau, Hiong-eul, vraiment auréolé par les vertus de la nourriture grâce auxquelles, on le sait, les

âmes nobles s'accroissent en puissance. Il semblait un dieu, énorme de bonheur, rougeoyant de chaleur vitale, tel un gnomon marquant un lieu de lumière. Droit, il présidait ; mieux : il officiait ! La garniture des tables se répartissait en le prenant comme orient. Le bec des aiguières à jus de prune était tourné vers lui, ainsi que tous les vases à boire. Dans des jattes de terre vernissées, toutes les sauces lui étaient présentées par des ours en cuivre, convenablement disposés à sa gauche. Il y avait aussi de bonnes moutardes d'automne, brunes et jaunes, indispensables pour relever les hachis et les pâtés, ainsi que les venaisons de cerfs dont les fines tranches roses, presque translucides, s'empilaient avec art dans les plats, parmi les cinq sortes de viandes. On sentait encore les fumets exquis des bouillons de lièvre et de chien qui avaient été déjà servis. Et arrivait, porté par les Officiers de Bouche que précédait le Grand Cérémoniaire, le sommet de ce faste culinaire : les tortues grillées, sur un lit de pousses de jonc, tandis qu'à la table du Maréchal de l'Agaric à Neuf Tiges, un peu moins renfrogné que de coutume, la flatteuse attention du Seigneur faisait mettre d'admirables carpes, farcies de renouées, et du sel rouge en forme de tigre !

Les gâteaux de millet glutineux, de riz et de soja attendaient sur les dessertes, près des mangues, des poires roses, des longanes, des jujubes et des prunes confites au miel. Des pyramides de pêches à la peau raclée, pour les rendre d'un vert luisant, sous-entendaient les valeurs d'héroïsme, de vaillance et de courage du maître des lieux.

L'atmosphère était donc toute de joie et d'abondance. Les bijoux brillaient. Les yeux et les lèvres luisaient. La sueur des bonnes digestions prenait à tous les fronts les reflets des mille flambeaux qui éclairaient la scène. Les vêtements étaient prodigieux, exprimant la noblesse de ceux qui les portaient. À toutes les ceintures étincelaient les pierres de prix, exactement conformes aux degrés hiérarchiques de leurs possesseurs.

Toutes les Dames, avec un air pudique qui ne tenait qu'à leurs bonnes manières, faisaient assaut d'élégance, riotant avec une admirable fausseté à l'abri des ailes de leurs manches. Derrière leurs sièges, les Duègnes supputaient les chances qu'avaient leurs protégées de monter en grade, d'être distinguées par une Haute Notabilité ou, honneur suprême, de rejoindre le gynécée du Seigneur. Ces vieilles décaties, rouées en politique d'influence, connaissant sur le bout de leurs ongles les plus scabreux secrets de toutes les familles, ruminaient de tortueuses pensées, concevaient des stratégies amoureuses à enseigner aux Dames et, pour l'heure, se demandaient surtout, rongées de curiosité, de quelle nature vraiment était l'enfant sorti du ventre de Madame Méi.

Je voyais toutes les nuances de leurs pensées glisser comme des huiles rances dans le fond de leurs yeux creux. Tantôt, elles souhaitaient que ce fût un monstre. Et, tantôt, se souvenant sans doute du spectacle prémonitoire de mes marionnettes, elles regrettaient amèrement de n'être pas de la Maison de Méi. En bref, elles étaient comme tout le monde : elles ne savaient encore rien de précis.

C'est pourquoi, se doutant que je connaissais la vérité et que j'y avais joué mon rôle, elles accueillirent mon entrée, avec un frémissement d'intérêt, tandis que tous les regards se tournaient vers moi.

Hiong-eul m'aperçut vite ; il avait l'œil vif. Il cessa de manger, s'essuya le coin de la bouche, ce qui eut pour effet d'interrompre tous les dîneurs qui, soucieux des usages, burent avec un ensemble parfait et ne se permirent plus la moindre parcelle de nourriture, leur Seigneur ayant visiblement terminé.

Celui-ci riait grassement, en me faisant signe d'avancer ; suffisamment ivre pour se sentir inspiré des dieux, il débordait d'une bonhommie grandiose :

— Haha ! Mon Houa-jen me connaît si bien et je connais si bien mon Houa-jen qu'il a pu se permettre, tel un vassal chéri, de relever de dessus terre le Fils, né de Très Excellente Dame Méi ! Et, fait très admirable, je crois bien qu'il a délégué son droit à son propre vassal chéri...

1 Vénus.

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Le rire lui coupa la parole mais il réussit à articuler quand même entre deux éclats :

— ... à Tchang-o soi-même, à Crapaud-Lune ! Réalisation tout à fait mémorable...

— Mémorable, en vérité ! dirent les courtisans.

— Le Houa-jen est toujours étonnant ! firent les Duègnes.

— Mais ce Crapaud-Lune, quelle merveille ! s'exclamèrent les Dames.

Et le Maréchal de l'Agaric à Neuf Tiges, décidément d'aimable humeur, déclara de sa voix grondante qui évoquait le grognement des tigres :

— Grand est le pouvoir, grand est le savoir du Houa-jen, plus grand encore est la perspicacité de notre Seigneur pour avoir su distinguer un Magicien d'une telle qualité !

On avait dit tout ce qu'il fallait. On pouvait donc s'entretenir plus sérieusement. En fait, sous des dehors bonasses, Hiong-eul bouillait d'impatience et attendait de moi des révélations.

Il questionna :

— Houa-jen, dis-moi, l'enfant au fond de la campagne, dans le froid, sous la bise, il criait fort, n'est-ce pas ?

— Certes, fis-je en m'inclinant, certes ! Tous les animaux se taisaient, les nuages s'arrêtaient, les cieux se penchaient, les génies s'assemblaient autour, dans les herbes, les fées pendaient à toutes les branches d'arbre !

— Bien, bien, approuva Hiong-eul. Et c'était là un beau cri, un fort beau cri !

— Un cri incomparable, répondis-je.

Il rayonnait, Oreilles d'Ours :

— Vraiment, vraiment ? Et de quelle note, dis-moi cela, Houa-jen ? Par ta bouche, dis-moi cela ! Les mots, quand tu les prononces, ont une valeur double !

— Oui, oui, Houa-jen, fit le Chœur des courtisans, qu'on entende ces mots !

Je prononçai tranquillement de façon à être entendu de partout, même des petits pages dont les visages curieux, à peine dissimulés, apparaissaient d'entre les tentures à toutes les portes :

— C'était le cri de la meilleure note, de la Centrale Maîtresse, mon Seigneur, celle qui commande et régit : l'Harmonique !

Oreilles d'Ours fit un signe. Le Maître de Musique se précipita, empressé à renchérir, avec son diapason en main qu'il fit tinter sur ladite note, soulevant de l'assemblée mille murmures émus :

— Oui, Seigneur, dit-il, la note du Centre, la note du Cœur, celle du Tchong !

Oreilles d'Ours le congédia et, me regardant, satisfait :

— Haha ! Bien, bien ! L'Harmonique, n'est-ce pas, mon Houa-jen ? Il ne pouvait en être autrement. Et je le savais. Là (il tapa sur son estomac), là, je le savais !

Il eut un sourire d'une grâce étonnante et, se penchant, m'offrant une mangue en hommage, de sa propre main, ce qui déclencha encore des murmures d'émoi, il répéta :

— Je le savais. Mais te l'entendre dire, ô mon Houa-jen, est chose exquise !

Le chœur des courtisans ne manqua pas de reprendre aussitôt la louange :

— Certes, certes, le Houa-jen exprime et valorise au plus haut la pensée de notre Seigneur ! Loué soit cela ! Nos oreilles vibrent de bonheur à l'entendre !

Tout était bel et bien. De toutes parts, on souriait ; rien que des visages aimables. Mais je ne me trompais pas sur ces afféteries de cour. À voir la tension des regards, je me rendais compte qu'on attendait la suite avec une appétence qui ne se satisferait pas de banalités. Il était évident que l'on ne considérait tout ce qui avait précédé que comme un prologue.

J'enchaînai donc tranquillement :

— Mon Seigneur pense toujours juste. Je n'ai pas de mérite. C'est toujours une pensée si claire et si puissante que, vraiment, la percevoir n'est qu'un jeu pour le Houa-jen. Ainsi, mon Seigneur venant de penser que le nom de l'enfant serait Li-tchong, Cœur-Puissant, je ne puis qu'admirer et convenir qu'il n'en est point d'autre de mieux approprié.

Oreilles d'Ours sursauta, n'ayant rien encore pensé en ce sens. Mais il était rapide à masquer ses faiblesses et il sauva la face, en approuvant, par pur réflexe :

— C'est le nom, en effet, Houa-jen, tu ne te trompes point. Je donne le nom de Li-tchong, Cœur-Puissant.

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Que mon Grand Cérémoniaire fasse dire aux Archers d'apprêter les Meilleures Flèches pour le tir d'honneur au Ciel dont on salue la venue des Fils !

— Les flèches ne suffiront point, Seigneur ! remarquai-je doucement.

Il fut interloqué et inquiet, dans le même moment. Ses sourcils remontèrent très haut sur son vaste front. Il se pencha :

— Le Houa-jen peut-il s'expliquer mieux ? pria-t-il, courtoisement.

Je précisai :

— Il faut aussi le Linge Orné à suspendre au linteau.

Il ne comprenait pas. Non plus que personne dans la salle. Ses yeux s'écarquillèrent. Une onde sanguine l'empourpra. Il ouvrit la bouche une première fois sans qu'aucun son n'en sortît. Puis, il réussi à souffler:

— Houa-jen, c'est donc une fille ?

— Non, fis-je.

— Alors, c'est bien un fils ?

— Non, fis-je encore.

Dépassé, il eut un haut-le-corps, me regardant sans parvenir à réaliser de quoi il s'agissait. Il demeura muet, comme était présentement muette toute la salle, domestiques y compris. Je vis de la peur monter dans son regard. Presque pitoyable, il réussit à murmurer :

— Les subtilités que manie aisément le Houa-jen dépassent de beaucoup l'homme sans malice.

À quoi je répondis :

— Pour l'enfant Li-tchong, pour ce Cœur-Puissant d'incomparable vertu, il faut, afin d'en fêter la venue, à la fois les flèches du principe d'honneur que procure un fils et aussi le linge du principe d'influence que donne une fille, car en cet enfant Yang n'est pas seul et Yin non plus n'est pas seul. Li-tchong tient l'Exact Milieu et par lui toutes choses seront mesurées, distribuées et mises en leurs justes places.

Hiong-eul semblait de pierre. Il tenait son souffle suspendu. Ses yeux se fixaient dans le vague. Le sang se retirait de son visage. Personne, à son exemple, n'osait bouger. Enfin, il se détendit, avec une si grande soudaineté que le rire qu'il poussa à pleine gorge fit sur tous l'effet d'un brusque orage. Les Duègnes se ratatinèrent de crainte. Les oiselles qu'elles protégeaient s'abritèrent derrière leurs éventails. Tout le monde rentrait le cou dans les épaules, jusqu'au Maréchal de l'Agaric des Neuf Tiges dont le teint était devenu de cendre grise. La canne tremblait dans les mains de l'Appariteur. Le Maître de Musique, pour la même cause, devait serrer son diapason contre son cœur afin qu'il ne tintât point. Le Grand Cérémoniaire, qui s'était porté en avant pour exécuter les premiers ordres du Seigneur, restait figé sur place, à la porte, d'où tous les petits pages terrifiés s'étaient éclipsés comme par magie.

Tout aussi brutalement qu'il s'était déclenché, Hiong-eul retrouva un sérieux massif et, d'une voix sans appel, proclama :

— Le rire est la bienvenue et la reconnaissance du Père. Que mon Grand Cérémoniaire convoque les Archers et que la Dame de Longévité fasse en même temps son office, en suspendant au linteau le Linge Orné !

Il fut aussitôt obéi. Cela donna lieu à des réjouissances extraordinaires : un Être d'Exception était né !

Hiong-eul me fit asseoir à sa gauche, me servant en hommage de sa propre assiette. Et, se penchant à mon oreille, il me déclara :

— L'incomparable ne pouvant être élevé comme une fille ni comme un garçon mais comme les deux ensemble et aussi comme quelqu'un de plus encore, il te revient désormais, Houa-jen, de l'élever toi-même, selon ta science.

Et c'est ainsi que je devins, moi, le Houa-jen, l'éducateur de Li-tchong, de Cœur-Puissant.

Trois mois après, aux relevailles de cessation d'impureté de couches, Hiong-eul reprit auprès de lui, à la plus haute place de son gynécée, la Très Noble Dame Méi.

Elle conçut de nouveau. Et ce fut un fils, cette fois. Si élégant, si calme et si bien fait de toute sa personne qu'on le nomma sans hésiter Taï-tchou, Grand-Sapin. Une fois encore, on fit des fêtes splendides que les

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Annalistes notèrent soigneusement pour en retransmettre le récit par le travers des âges.

Mais, avant les relevailles, Très Noble Dame Méi mourut :

— Elle s'effaça comme une buée sur la rivière...

Oreilles d'Ours prit alors un air buté qui ne le quitta plus.

À partir de ce jour, sa nature de chef cessa d'être réglée ; il chassa et guerroya sans discernement, et emplit son gynécée des plus folles créatures dont la licence et la perversion ruinèrent peu à peu l'Étiquette de Vie. Cela fit le désespoir de Ki-t'eou, Tête de Coq, le maître du gynécée, impuissant à rétablir l'ordre et qui prit à son tour, par contagion, de funestes habitudes comme celle d'aller assombrir son teint, déjà coloré, à la Taverne du Tch'é-pi, rejoignant sans gloire le bataillon toujours plus grand des Nez-Rouges.

Quand Hiong-eul commença à ramener des étrangères, razziées sur les marches de son royaume et qu'il les intégra à ses concubines, Ki-t'eou ne dessoûla plus, vaincu par l'adversité !

Et parce que le Seigneur se conduisait de travers, sans mesure, dans le plus grand désordre des sens et de l'esprit, le pays commença forcément, par reflet, à perdre de sa cohésion.

Il y eut, de plus en plus souvent, des récoltes irrégulières. Une lente montée d'inquiétude gagna les populations.

Certes, cela ne se fit pas d'un coup. On se réconforta assez souvent car, au cours de cette dégradation, dans ce mouvement vers le bas, des paliers apparurent où l'on se crut vraiment stabilisé et où l'on espéra une remontée.

Les années passèrent donc. Elles n'étaient pas franchement malheureuses au début de cette nouvelle époque, seulement parfois un peu désagréables, avec de petits aléas, de menus tourments. Mais c'était tout de même comme une usure, un vieillissement. On sentait bien que le Temps ne se renouvelait pas.

De toutes parts, quoi qu'on fît, la gaieté et le courage se retiraient des gens. Beaucoup de voleurs apparurent. Des bandits sans foi ni loi narguèrent Hiong-eul qui les poursuivit et les combattit, sans parvenir à en réduire le nombre car, telles des vermines, plus on en exécutait, plus il en revenait.

On devint facilement parjure. Des fils négligeaient d'honorer leurs parents ; le matin, ils se levaient après eux et ils oubliaient de leur essuyer le nez quand il coulait. Il y eut des vieillards qui, au-delà de l'âge sexuel, prétendaient prendre une nouvelle épouse.

On commençait dans certaines provinces à raccourcir le temps dévolu à la cérémonie des Ancêtres sur les autels domestiques.

Le relâchement s'installa. On se sentait moins gouverné, donc moins soutenu, car le Seigneur régnait mal, se mettant, par ses rythmes intérieurs désordonnés, en désaccord avec les rythmes telluriques. Pente fatale ! Ceux-ci, irrités de ne plus être honorés par le Maître, se fâchèrent avec la racine des plantes et des arbres qui, à leur tour, se révoltèrent contre ceux qui les cultivaient pour en en obtenir du fruit ou de la céréale.

Et comme Hiong-eul, en chassant outre mesure, ne prenait plus la peine de dompter les monstre en les nommant par le nom de leur Esprit, les bêtes féroces pullulèrent. Bientôt, il en fut avec elles comme avec les bandits, car elles se multipliaient et prenaient de l'audace. Il ne chassait d'ailleurs plus en musique. Il ne dansait même plus les pas qui désarment les mauvais génies des montagnes et les tiennent à distance. Ceux-ci se rapprochèrent donc insensiblement des habitations des hommes qu'ils se mirent à guetter la nuit, les attendant dans les chemins creux pour les dévorer.

Hiong-eul devint paresseux à tous ses vrais devoirs, leur préférant la débauche et l'outrance. Il oublia de manifester les vertus essentielles de son Grand Ancêtre Yu, le Fondateur de la Dynastie des Hia, qui avait été excessivement laborieux, au point de se dessécher saintement à force de dompter la nature pour le bien des hommes et la satisfaction des dieux.

Hiong-eul négligea donc d'ordonner et de diriger les indispensables travaux d'endiguement des eaux qui, toujours rebelles, mangèrent peu à eu et irrévocablement d'immenses étendues de terres cultivables. Au rebours de Yu, il ne mena point les fleuves en cortèges mais les laissa se sauver toujours plus loin et divaguer, comme des malfaisants, hors de leurs lits.

Alors, les pluies de printemps prirent l'habitude de tomber plus fort et plus longtemps ; les inondations qu'elles engendraient se résorbèrent mal ; et les marécages qui se créèrent ainsi et qu'on ne curait pas soufflèrent en silence de vastes brouillards, chaque année plus épais, chaque année plus étalés, au creux desquels se complaisaient à nouveau, comme jadis, le dangereux Wei-t'o aux mauves ondulations reptiliennes. Si encore, comme tout héros civilisateur, Oreilles d'Ours l'eût capturé et mangé pour en tirer la vertu singulière qui fait cesser la pluie, du bien en fût advenu ! Mais, il n'en fit rien ; il mettait son ardeur à des folies et des caprices, tandis que, dans les vallées creuses où persistaient des cloaques, les habitants s'enfuyaient en disant que le Ya-yu mangeur d'hommes s'y tenait embusqué !

D'autres régions se pervertirent au cours du temps : la sécheresse s'y installa, incompréhensible ; les

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nuages indifférents passaient au-dessus des terres craquelées sans s'y répandre, pour ne crever qu'au-dessus des provinces inondées. Là, il faisait trop froid et les hivers duraient de plus en plus longtemps. Ailleurs, la chaleur accablait et brûlait par des étés féroces.

Les colporteurs-messagers apportaient à la capitale des nouvelles alarmantes qui arrivaient au palais et que le Grand Annaliste devait se contenter de noter, étant incapable de se faire entendre du Seigneur.

Tout alla à vau-l'eau, toujours plus, toujours plus. Car Hiong-eul ne fit pas faire, aux dates propices, les vastes défrichements qui donnent de bonnes manières à la végétation et qui réduisent convenablement sa puissance envahissante.

Alors, dans les forêts devenues jungles, des animaux féroces, impossibles à débucher, se multiplièrent, et les mauvaises plantes, trop prolifiques, lancèrent à l'assaut des champs et des jardins les bataillons de leurs graines, promptes à parasiter, étouffer et détruire. Les potagers, les vergers s'appauvrirent et le paysan, las de désherber sans profit, pleura de fatigue en soupçonnant le pire. Il murmura bientôt, comme son frère aîné, comme son voisin, comme son cousin d'un village éloigné, comme tous, peu à peu :

— Sans doute, notre Seigneur est dévoyé. Sans doute, il n'a plus l'Efficace. Sans doute, le Décret du Ciel va le quitter. Et moi, bientôt, je ne pourrai plus nourrir ma famille ni offrir de nourriture à l'autel des Ancêtres, je mourrai de faim car je serai impuissant à lutter contre la réprobation de l'armoise, du chénopode et du chardon nuisibles, qui me signifient, en me ruinant, que, moi non plus, je ne suis plus digne, parce que j'ai un Seigneur indigne !

Oui, les choses se passèrent ainsi, courant sur une quinzaine d'années, avant de devenir partout franchement catastrophiques.

Moi, le Houa-jen, j'assistai à tout cela que j'avais prévu, connaissant ces choses dans leurs limbes, avant leurs manifestations. Et comme je les connaissais aussi dans leurs plus hautes raisons, je ne perdis pas mes forces à tenter de redresser Hiong-eul. Lui faire la morale n'eût servi à rien. L'inéluctable doit pouvoir aller son train, une fois déclenché. Je savais par où passaient les voies du destin. Elles étaient irréversibles. Je savais de quelle manière la combinatoire des événements dégradants amènerait l'avenir glorieux. Je savais aussi que celui-ci serait ourdi par l'Œuvre de Cœur-Puissant et par nul autre. Je devais m'en préoccuper, en ignorant Hiong-eul qui n'était pour moi, en réalité, qu'un détail sur la route du Temps. Alors que Cœur-Puissant, ainsi que d'autres à retrouver dont je suivais depuis des millénaires les réincarnations de labeur, étaient mes chers élèves, mes protégés. Et puis, Hiong-eul appartenait déjà à son propre passé. Aux yeux de ma clairvoyance, il semblait loin en arrière, quoi qu'il fît, presque effacé, dépourvu d'importance. Je savais qu'il ne pourrait rien redresser parce qu'il ne devait rien redresser : un retour de sa Vertu eût été inopportun. Il fallait qu'il fût dépossédé.

Je pense qu'il ne l'ignorait pas, du moins pas vraiment et que, même s'il n'en manifestait rien, quelque chose de son être avait perçu le sens de sa destinée. On pouvait presque dire qu'il jouait le jeu, qu'il s'en tenait à son personnage, restant dans ses limites et ses ombres, consentant l'abaissement, à toute la dégradation voulue, indispensable pour que, sur le fumier final de ses ultimes gâchis, germât un autre destin, vierge et fort. Il mettait un forme d'héroïsme à ne pas se rectifier car il eût pu le faire. Mais son rôle était au sacrifice secret. Il s'y conformait avec tout l'enivrement passionnel de sa nature absolue.

Selon mes vœux, un phénomène d'oubli s'étendit sur Cœur-Puissant, tout comme sur son petit frère Taï-tchou. Nul ne sembla plus se souvenir d'eux, ni même d'une quelconque naissance étrange. On assura, de divers côtés, qu'ils étaient morts en même temps que leur mère. Je ne fis rien pour démentir. Bien au contraire. De sorte que la disparition de Dame Méi parut vraiment tirer un rideau d'indifférence sur tout ce qui s'était passé autour d'elle. On n'évoqua plus sa personne aimable. D'ailleurs, d'autres favorites, infiniment plus turbulentes, prirent vite et successivement sa place. Désormais, il ne fut bruit que de leurs caprices. Leurs affrontements querelleurs, leurs jalousies, leurs faux suicides en cas de congédiement, encombrèrent la chronique. On se débauchait. Les racontars et les ragots empuantissaient le jardin des conversations, autrefois plus soigné, de fleurs vénéneuse auxquelles on trouvait des grâces louches.

Il y eut à la cour d'autres mages à prodiges, d'autres bateleurs à effets, des jongleurs audacieux, des devins bavards, des acrobates de toutes sortes, suffisamment de distractions pour que l'on oubliât le Houa-jen que j'avais été.

Je ne me souciais pas d'attirer l'attention sur moi. Dès la mort de Dame Méi, j'avais emmené nuitamment les deux enfants. Cela avec le plein accord de Hiong-eul, me disant alors d'un ton bref, avant de se détourner : « Éduque-les dans les pouvoirs que tu sais et pour le destin que tu sais ! »

Cette phrase, tout à fait extraordinaire par rapport à sa position et à son autorité, montrait bien qu'au fond son cœur savait les choses et qu'il ne voulait pas se mettre en travers. Mais elle devait être la dernière qu'il m'adressât car, par la suite, au long des quinze années qui allaient se dérouler, il ne vint jamais me voir, ne s'enquit point de moi ni ne m'envoya de message.

Je pense qu'il dut aussi, comme les autres, d'une certaine manière, m'oublier. Ou le vouloir. Apparemment, il y réussit, à en juger par la vie qu'il mena désormais et, jusqu'au bout.

Quand je partis avec les enfants, des serviteurs discrets m'accompagnèrent dans ma retraite, hors de la

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capitale, dans un domaine donné par Oreilles d'Ours. Quelques personnes de qualité se joignirent à nous, des gens éclairés, tacitement complices. La Vieille Dame de Longévité, première Duègne du Gynécée, obtint de nous suivre. Elle nous fut précieuse et dirigea notre maison.

Nous vécûmes sans bruit, à l'écart. J'étais toujours Houa-jen mais beaucoup moins bateleur ! Toutes mes marionnettes restèrent dans leur boîtes, sauf Crapaud-Lune qui avait assimilé l'animation que je lui procurais, au point d'être presque autonome, et qui n'entendait plus se séparer des enfants. Il manifesta pour eux et pour moi le dévouement le plus absolu.

Je pus donc apporter tous mes soins et toute ma vigilance à l'éducation de Li-tchong ainsi qu'à Taï-tchou, ce Grand-Sapin qui, dès l'âge le plus tendre, s'instaura de lui-même le chevalier de Cœur-Puissant dont l'aspect physique devint, comme prévu, avec les ans, celui d'une fillette intrépide.

Je les élevai à la fois comme mes propres rejetons et comme mes disciples. Il faut dire que pareille innovation eût été impensable et impossible quelques années auparavant, tout enfant devant grandir au rythme des coutumes, dans un réseau strict et compliqué d'interdits. Mais heureusement, personne ne se souciait de nos manières de vivre et, au sein du brouillard magique qui nous recouvrait, je bénéficiai, pour notre paix, du désordre extérieur et du relâchement des mœurs, qui devait aller s'aggravant par la suite de façon incroyable. On comprend que les préoccupations générales se dirigèrent ailleurs que sur nous !

Les nobles menaient grand train. Dans la foulée de leur Seigneur, non contents de leurs chasses-massacres, ils s'abrutissaient de combats au cours d'expéditions rapides chez des voisins qui n'en pouvaient mais et qui, furieux, venaient les relancer sur leurs propres terres. Cris, sang et meurtres...

On s'enrichissait sans mesure au détriment des vaincus ou de ceux qui perdaient la faveur du Seigneur, ou bien l'on était à son tour, d'un coup, dépouillé.

La mode fut de se perdre en jeux et en orgies, aussi de s'affronter en joutes de hâbleries qu'on menait au Palais, des nuits durant, au milieu d'un auditoire brayant et sous l'œil blasé de l'Annaliste des Conséquences, réduit à compter les points des jouteurs, faute d'avoir de plus nobles faits à noter.

Exagérer, mentir superbement devint un art. On braillait, on se provoquait, on se tapait sur la poitrine. Hiong-eul n'était pas le dernier. Les femmes, excitées, riaient en se masquant à peine la bouche de leurs manches ; elles caquetaient entre elles quelque fût l'endroit ou le moment, exigeaient pour être conquises des présents fous, des honneurs insensés ; elles portaient des toilettes débridées. Leurs plaques de jade cliquetaient plus fort que la breloque de commandement de leur Seigneur ! Cela ne s'était jamais vu.

Le Grand Cérémoniaire hochait la tête de dégoût, tentait bien de remettre de l'ordre, mais tous les bons usages partaient en tourbillon, sans qu'il pût retenir grand-chose ! De son côté, le formaliste Ki-t'eou, tout aussi incapable d'endiguer les débordements du Gynécée, pensait que sa charge devenait une expiation. Il ne dormait plus. Sa tension augmentait. Ses yeux étaient rouges. Son teint flamboyait. Sa peau bourgeonnait. Il eut sur le front des excroissances de contrariété, si semblables à une crête que les concubines se tordirent de rire et le tourmentèrent désormais en disant qu'il n'avait jamais si bien mérité son nom de Tête de Coq. Cela n'arrangea pas sa santé. Il devint plus atrabilaire que le Maréchal de l'Agaric à Neuf Tiges, dont la déjà sombre humeur s'était muée en indéfectible grogne car il ne sortait des abrutissements de la beuverie que pour se plonger dans les brutalités du combat. On s'assassinait dans les couloirs. On s'empoisonnait dans les boudoirs. Des galants vulgaires pénétraient même dans le gynécée d'Oreille d'Ours. Il en surprit lui-même plus d'un dont il coupa les oreilles, avant de le faire exposer sur les Bois d'Infamie.

Cela n'allait bien nulle part. Les provinces suivaient l'exemple de la Capitale. Les vassaux imitaient le Seigneur. Les commerçants volaient les acheteurs. Les paysans volaient les commerçants.

On était loin des fééries de l'Exceptionnel Printemps !

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Par le Chantre à la voix forte, avec martèlements de tambour

Les nobles dansent dans le Grand Dînatoire.En tourbillons, le bonnet de travers.Ils ouvrent la bouche comme des carpes.Mais ils crient, eux, ils rient, ils braillent.À les entendre, mes oreilles sonnent.À les voir tournoyer, je chancelle.Si j'étais un précieux vase à boire, j'aurais peur.Car quand ils l'empoignent par les oreilles, tout en dansant,Ils s'inondent de vin et le fracassent sur le sol.Tombez, tables, assiettes, plats et aiguières !Les nobles dansent dans le Grand Dînatoire,En tourbillons, ivres, sans honneurCar les bonnets, maintenant, sont tous par terre !

N.B. — En Chine ancienne, porter le bonnet correctement était un usage de bonnes mœurs. On ne paraissait jamais tête nue devant un supérieur ou dans un palais.

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CHAPITRE V

Quand la Grande Amertume sortit du marécage T'ai-t'ai et que sa pestilence rejoignit les hommes épouvantés...

N COMMENÇA D'ENTENDRE PARTOUT gémir les kouei sitôt que cédait le jour. Ces revenants miséreux, esprits bas et redoutables, annonçaient toujours les grandes calamités. On fit sur le sol les libations de sang, habituellement propres à les contenter et à les renvoyer d'où ils venaient.

Mais en vain.OLe pessimisme et la crainte envahirent le pays. Rien de ce qui était établi ne sembla plus assuré. On se

sentit faible. Des signes affligeants parurent, plus graves que tous ceux qui avaient marqué les années précédentes. Tout penchait, tout pendait, tout glissait, tout faisait grise mine en se tenant de travers. Où donc étaient les temps heureux de la rectitude ? Le vent ne soufflait que d'un côté, les nuages couraient en biais, les pluies tombaient en diagonale, les arbres se déjetaient, les montagnes vomissaient des pans de terre, les sources changeaient d'endroit, les bovins boitaient, les oiseaux laissaient pendre une aile, les poissons nageaient sur le flanc. On en avait honte !

Mais ce n'était pas tout. Les plantes formaient difficilement leurs fleurs, toutes fripées, et retenaient ensuite leurs graines dans des cosses durcies d'où l'on avait le plus grand mal à les extraire. Ou bien, insensées, elles se semaient toutes seules, sans profit, avant le bon moment, leurs cosses pourrissantes coulant alors comme des glaires au bout des tiges. Oui, on avait honte et, plus encore, on avait peur, ne sachant que faire pour y remédier.

L'équilibre des productions de la nature était rompu. Ou bien l'on récoltait trop, des fruits énormes, des monceaux de céréales, à ne savoir où les mettre. Mais alors, inutile de chanter : « Mes silos, mes greniers, mes fruitiers sont pleins ! Combien abondante sera la nourriture de l'hiver ! » Non, inutile ! Quoi qu'on fît, les fruits bleuissaient rapidement sur les claies, les sacs à céréales moisissaient, tandis que des flots d'insectes fureteurs gâchaient toutes les réserves. Ou bien, au lieu de cette menteuse abondance, la terre boudant sous un printemps maussade ne donnait ensuite presque rien, fruits grêlés et chétifs, tombant précocement comme dégoûté par leur arbre et que l'on ramassait véreux. Les mélopées paysannes disaient alors : « Il faut, cet hiver, se contenter de maigres bouillons d'herbes ! Ramassons la petite feuille et la racine douce ! Que bouille patiemment la marmite ! Hélas, je n'y mettrai pas de pois ! »

Les pluies se trompaient de saison. Elles oubliaient d'honorer les fragiles pousses et ne s'abattaient en bouillonnants déluges qu'après le dessèchement irrémédiable des champs. L'été, la terre se craquelait de trop de chaleur ; l'hiver, elle éclatait de trop de froid.

Se multiplièrent les invasions de rats et de chenilles ! Des sangliers se mettaient à dévaster les jardins ! Des renards pillaient les poulaillers ! Des hordes de loups s'enhardissaient jusqu'à gratter les portes des maisons ! Le guet, les pièges, les battues n'y faisaient rien. Il y en avait toujours plus et de plus en plus audacieux.

Les hommes grognaient de colère, les femmes piaillaient de peur, les enfants se montraient ingrats et sauvages.

Dans tous les villages, on fit danser des exorcistes, portant des masques à quatre regards pour voir dans les quatre directions. Vêtus de peaux de chats afin que ceux-ci, flattés, songeassent à mieux chasser les rats, ils brandirent la lance et tendirent le bouclier. Jusqu'à l'épuisement, ils dansèrent. Le grand vent de l'au-delà souffla en tourbillons sur leurs têtes tournoyantes. Mais ce fut le seul effet. Les mauvais esprits déchaînés se moquèrent d'eux puisque rien ne changea et que les kouei infects, qui geignaient à présent toute la nuit, quittaient leurs antres, s'avançaient toujours plus avant dans les campagnes, suivaient les fleuves et les rivières, prenaient les sentiers et les routes, assiégeaient nocturnement les villages et commençaient même à se traîner jusqu'aux remparts des villes, où les guetteurs sonnaient de la conque pour prévenir de leur approche. On allumait de grands feux dans les trépieds de bronze ! On tapait sur les cloches à voix terrible !

Les kouei, ces affreux, se contentaient de reculer mollement hors des lumières. Ils restaient tapis dans les franges de l'ombre, attendant simplement que la fatigue fît cesser les rites de rejet, que les charbons se consumassent, que les torches s'éteignissent, que la fatigue terrassât les hommes. Et, sitôt un peu de calme revenu, quand les danseurs-sorciers tombaient à terre, quand les guetteurs ensommeillés piquaient du nez, ils rampaient en avant, les kouei, hululant sans vergogne !

Les gens des villes devinrent insomniaques et accusèrent les paysans d'avoir négligé les cérémonies de propitiation aux génies de la nature. Les paysans dirent, eux, qu'ils ne dormaient pas plus tranquille que les

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citadins et que les turpitudes de ceux-ci étaient peut-être bien la vraie raison de la montée des kouei.

Et, quoi qu'on fît, quoi qu'on dît, il n'y eut nul remède, le total dérangement des valeurs se poursuivit inexorablement.

On en arriva au moment où le levain de blé ne faisait même plus fermenter cette chère liqueur de millet noir qui donne inspiration et courage : les vases d'argile contenant sa décoction se mettaient presque partout à éclater dès qu'on les plaçait sur le feu, dont les flammes avaient des sursauts imprévus ! Et les vers à soie coupèrent leur fil dans le cocon ! Et les mûriers recroquevillèrent leurs feuilles, qui devinrent boursouflées et cotonneuses ! Dans les cages, les grillons familiers se turent ou bien stridulèrent avec de vilains rythmes, tout à fait maléfiques...

Et le bien-aimé loriot qui fait rire les jeunes filles ne chanta plus car, lui non plus, ne reconnaissait pas le printemps !

Et, la dernière année avant les catastrophes immenses, les oies sauvages ne parurent point...

On n'osa plus regarder le ciel !

Alors, à la campagne comme dans les villages et les villes, et jusque dans la capitale, on osa dire tout haut et tous ensemble qu'un Temps finissait, qu'on devait s'apprêter à souffrir toutes les pourritures et toutes les avanies, avant que se levât, sur le terreau ainsi formé, la grêle pousse du Temps Renouvelé.

Partout, on galvanisa son courage, tout en guettant plus que jamais la marche inéluctable des Signes.

Tous les démons impurs, toutes les vicieuses nocivités qui avaient jadis été repoussés et maintenus hors du monde des hommes par les grands Héros Fondateurs, semblaient se réveiller, braver les interdits, passer les frontières et monter à l'assaut de la Terre Jaune.

On attendit un déluge...

Ce qui advint fut un déluge d'une autre sorte que celle prévue.

Auparavant, les kouei gagnèrent tout. Ils rampaient la nuit dans les rues des villes. Ils infestaient arbres et buissons, lacs et ruisseaux, geignaient au fond des puits, sifflotaient en haut des tours de guet. Envahissants mais incernables. Partout présents, partout vus, sentis, mais insituables...

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Par le Grand Chantre, avec accompagnement de flûte gémissante

Les kouei n'ont pas de nom.Comment en auraient-ils ?Ils n'ont qu'une âme de sang, basse et terne.Que leurs visages sont donc terreux !Comme ils sont déjetés leurs corps affreux !Ils se traînent, plus mous que de vieux linges humides.Ce sont des indignes. Qui voudrait les fréquenter ?Entendre leur plainte est déjà une souillure !Ils font de la nuit une calamitéEt, du jour, ils corrompent la paix.Qu'ils retournent dans le Très Bas Profond !Là est leur demeure...

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CHAPITRE VI

Quelque temps avant que les habitants de Hia-tsong, du haut du Balcon de la Biche, voient paraître au loin le menaçant nuage...

OI LE HOUA-JEN, un beau matin d'été, je contemple ce qui est devant moi et je m'en réjouis. Crapaud-Lune est à mes pieds, à la fois rêveur et attentif, selon sa mode.M

Autours de nous, au-dehors de notre domaine, nous le savons, le monde se dérange. Toutes les valeurs sont inversées. Rien ne va plus. L'anarchie, le désordre règnent. Et s'aggravent. Et s'étendent.

Nous n'en craignons point la contamination. Le mauvais n'a point franchi une seule fois la défense de nos grilles et de nos murailles. C'est la paix, là où nous sommes. L'eau des sources reste bonne. Les vergers, les champs donnent fruits et céréales. La nourriture abondante ne se corrompt point. La terre ne glisse pas. Le fil de soie des cocons est long, uni et solide. Nos grillons ont gardé la juste mesure du chant.

Ici, les arbres, plantes, bêtes et gens, tout prospère, sans à-coup. Les génies sont nombreux autour de nous qui ont pris refuge d'élection dans nos lacs et nos montagnes, dans nos champs, nos jardins, nos grottes. Ils y accomplissent leurs œuvres et leurs miracles, leurs malices souvent aussi, mais aucun d'eux ne fait mal. Tous sont de bon augure. Nous les connaissons bien et, pour peu qu'on leur fasse les libations qu'ils aiment, ils sont pleins de reconnaissance pour nos politesses et nous les rendent avec empressement, lorsque nous les appelons par leurs noms au cours de nos promenades. Ce sont d'utiles compagnons, bien qu'un peu étranges parfois. Mais leurs bizarreries mêmes ont leur charme et nous nous ennuierions sans eux. Il détestent les minables kouei qui infestent tout le reste du pays. De toute évidence, nous devons à leur vigilance de n'avoir jamais entendu ici le moindre soupir glaireux de ces maléfiques !

Les gens de notre maison ne paraissent pas vieillir. Ils sont heureux de vivre et confiants. Ils se méfient du dehors. Aucun ne cherche à sortir du domaine, sauf ceux, les plus discrets, qui sont chargés régulièrement de prendre des nouvelles et d'aller voir ce qui se passe pour nous le dire. Ils ne s'attardent jamais, revenant bien vite, avec des mines dégoûtées et nous faisant des récits haletants, tout en s'exclamant d'indignation et en levant les bras au ciel. Ils n'aiment pas y retourner et j'ai dû établir parmi eux un roulement pour que les mêmes ne soient pas toujours de corvée.

Nos gens sont rieurs. Ils disent volontiers et presque avec vantardise que « dans la bulle de magie protectrice du Houa-jen, tout échappe à l'usure ». C'est un peu vrai. Personne ici ne voit décliner ses forces. Nous vivons sur un plan plus subtil que celui qui prévaut ordinairement dans le monde des hommes.

Mais les enfants, eux, grandissent quand même.

Et, ce matin, sans rien dire, je regarde Cœur-Puissant. Elle a quinze ans maintenant. Elle semble une fée. Elle est une fée. Pour tout le monde, cela ne fait aucun doute. On l'adore. On la craint. On la respecte. On est fier d'appartenir à sa maison, de vivre près d'elle, sur sa terre, dont elle marque le Centre. À cause de cela, on appelle le domaine Tchong-Tsong. Ce qui est proprement un titre de capitale. Nul ne s'en étonne. Car on sait, sans discussion possible, que Cœur-Puissant est un être à part, que l'Esprit d'un Grand Ancêtre est en elle, qu'elle renouvellera en quelque sorte l'Œuvre d'un Fondateur en régénérant le Temps. Comment, en ce cas, le lieu qu'elle honore et sanctifie en s'y trouvant pourrait-il porter un autre nom que le sien propre ? On sait qu'elle règnera, Li-tchong, Cœur-Puissant, la Très Droite, l'Incomparable !

Mais elle, le sait-elle ? Je la regarde.

Devant moi, cambrée, sérieuse, sous l'œil du Maître de ses Archers, satisfait de la voir faire, elle bande son grand arc et, tandis que les musiciens, accroupis dans l'herbe, sous les arbres, donnent le rythme avec les tambours et les sonnailles, elle tire sur la cible au juste moment, sur la juste note, sur la juste cadence. C'est une démonstration de bon goût, de maîtrise. L'archère semble faire corps avec la musique. Il semble que ce soit d'elle que partent sons et rythmes. Les musiciens qui sourient ainsi, subjugués, ne sont-ils point tout à coup devenus une partie d'elle-même ?

Elle tourne, et tire ! Elle virevolte, portée par l'harmonie, et tire ! Elle se retourne, se détourne, danse et balance, se ploie, rapide et sage, sans qu'un seul détail de son beau visage ne s'émeuve ni ne tressaille. Elle encoche la flèche. Ses yeux brillent d'un feu calme et contenu. Elle tend la corde. Les narines de son nez droit s'ouvrent, fières, respirant largement, sans un écart de souffle. Quel beau spectacle ! Tous les assistants s'en réjouissent, pleins d'admiration pour cette jeune gloire, si bénéfique en ses gestes parfaits. Mais elle, le sait-elle ? Aucun émoi, aucun orgueil, aucune satisfaction ne transparaît dans son attitude. Elle mène son ballet, dans une méditation, dans une efficace simplicité.

Taï-tchou, Grand-Sapin, son frère cadet, est là aussi qui regarde. Comment ne serait-il pas là ? Il est l'ombre, le reflet, le double, le servant de sa sœur prodigieuse. Son bonheur, sa foi, son avenir, c'est elle. Li-tchong est son modèle. Déjà, sa reine. Mais elle, le sait-elle ?

Je la regarde. Tout à son art, rien ne la trouble. Comme toujours, elle se donne toute entière à ce qu'elle

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accomplit. En ce moment, elle est, totalement, rythme, danse et but touché, dans l'Essence subtile du Tir à l'Arc. Car, jamais, son trait ne rate la cible. Et l'homme qui, derrière, se tient, chante à chaque fois que frappe la flèche :

— Juste touche ! Juste touche !

Avec une voix ample et chaude, parfaitement accordée, qui fait plaisir en s'intégrant à la musique.

Les sonnailles tintent plus vite, les tambours s'accélèrent, le martèlement de la cadence devient haletant. Mais pour Li-tchong, nul essoufflement. Cambrée, enroulée, déroulée, décochée, rebondissant d'un pied sur l'autre, toute balancée, plus légère et plus rapide qu'une hirondelle modifiant son vol en plein ciel, elle multiplie sans difficulté ses tirs.

— Juste touche ! Juste touche !

Les unes après les autres, se suivent en l'air, presque en une ligne continue, les flèches arrivent toutes au même point central où celle qui frappe fend en deux celle qui est plantée.

Transcendant exploit ! Mais il est dans la norme. On l'attend comme une confirmation indispensable, comme le couronnement du cérémonial. On l'attend avec certitude. Il ne peut qu'être réussi puisque l'Archère Loyale porte le nom même d'un centre de cible : tchong. C'est là qu'on touche : au Cœur. Et Cœur-Puissant, par analogie, par reflet de valeur, ne peut que toucher au Cœur. C'est elle-même rejoignant elle-même !

À côté de Grand-Sapin, un autre jeune garçon ne la quitte pas du regard. Celui-là aussi est pour elle un chevalier. Il se nomme Kiun-tseu, le Gentilhomme. C'est un nom qui le définit parfaitement car en lui tout est distinction, mesure et noblesse. C'est un grand archer lui aussi. Sa présence parmi nous, auprès de Cœur-Puissant, a une histoire. Il ne faisait pas partie de notre maison.

Li-tchong le rencontra inopinément sur nos terres, un jour qu'elle se promenait seule, vêtue comme elle le faisait souvent, par habitude et commodité, d'une tunique masculine et du bonnet des archers en exercice. Elle avait des genouillères pourpres et retenait sa ceinture de soie par une agrafe de laque noire. Elle semblait ainsi un jeune garde. L'inconnu, lui, était en tenue de chasse, élégant et digne. Tout comme Li-tchong, il portait arc et carquois garni.

Il n'y avait rien à redire à son élégance ni à ses manières. Cœur-Puissant le jugea aussitôt avec faveur, augurant à sa mise extérieure de ses qualités intérieures. Mais cela ne suffisait point et il fallait d'autres preuves. Sans doute, de son côté, le jeune homme se faisait-il les mêmes réflexions, car ils s'abordèrent tous deux courtoisement, selon les usages, avec néanmoins une pointe de défi dans le regard, ce qui n'échappa ni à l'un ni à l'autre : ils désiraient se mesurer.

Li-tchong s'inclina profondément :

— Vous n'êtes point sur vos terres, cher Seigneur.

Il répliqua à son salut, s'inclinant plus profondément :

— Vous en êtes le gardien, je suis fautif, Noble Archer.

Elle le resalua, s'excusant par avance :

— Je suis confus d'avoir à redire votre présence.

Elle n'employait pas les tournures du parler féminin et sa voix, charmante mais grave, avait des inflexions masculines, quoique parfois on en doutât, ce qui lui conférait un charme étrange qui laissait indécis, en proie à de la confusion. Le jeune étranger n'y manqua point, marquant par sa mimique qu'il se posait mille questions, tandis qu'elle poursuivait :

— Vous me voyez navré, cher Seigneur, d'appliquer à votre encontre mes devoirs.

Il répliqua car la politesse l'y obligeait :

— Vous ne sauriez vous y dérober, Noble Archer.

La partie était dès lors très engagée. Et Cœur-Puissant put dire, avec le profond salut particulier qui annonçait les affrontements :

— Je vous ferais grave offense en ne vous provoquant point, cher Seigneur.

Il accepta le duel, par le même salut et par la formule consacrée :

— Les choses sont en bon ordre, Noble Archer.

Ils dirent ensemble, en prenant position :

— Nous respecterons les rythmes et l'honneur du tir.

Et, l'un devant l'autre, balancés, souples, harmonieux, sur les mêmes cadences internes auxquelles se pliaient leurs corps, parfaitement accordés, au point qu'à les voir on eût dit qu'ils se reflétaient, ils prirent

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dans leur carquois la flèche, l'encochèrent au même moment et du même geste tendirent la corde, se visant pareillement. Ils décochèrent ! Et les deux flèches, à mi-parcours, entrèrent l'une dans l'autre, se brisant en vol ! Ainsi en fut-il des deux suivantes et de toutes les autres jusqu'à épuisement du carquois de Li-tchong. La joute de valeur aurait dû se terminer ainsi. Mais le jeune inconnu, enflammé, oubliant la vertu attachée à son nom de Kiun-tseu, le Gentilhomme, avait gardé une flèche supplémentaire qu'il lança, emporté par son élan.

Cœur-Puissant lui épargna la honte : d'une baguette, adroitement, elle écarta le trait coupable.

Alors, leur valeur mutuelle éclatant et, eux, la reconnaissant, emplis d'estime, ils coururent au-devant l'un de l'autre, pleurant et s'agenouillant, leurs arcs loin rejetés, ils se confondirent en excuses.

— Vous m'avez sauvé l'honneur, dit le garçon, mon geste est impardonnable.

— Non, n'en croyez rien, votre valeur seule vous a entraîné à ce geste.

— Je suis coupable. Cela ne se peut rattraper !

— Point. C'est moi dont l'outrecuidance ne devait pas vous provoquer !

— Ma faute est de ne pas m'être écarté. J'ai manqué d'humilité. Sur vos terres j'étais !

— Ma faute, vous dis-je ! L'étranger sur mes terres doit être mon hôte !

— Ah ! Je n'oserais y prétendre !

— Puis-je insister ? Ma maison est à peine bonne pour vous !

Bref, ils échangèrent merveilleusement tous les poncifs gourmés de l'extrême politesse et, ayant ainsi sacrifié aux coutumes, ils furent désormais alliés et les plus grands amis du monde.

C'est ainsi que Cœur-Puissant avait trouvé son second chevalier.

Maintenant, il était là, aux côtés de Grand-Sapin et, avec une même ferveur, il regardait, captivé, l'entraînement de celle que, comme les autres, il nommait la Fée, la Suprême, l'Étonnante.

Au début de sa vie parmi nous, Kiun-tseu avait tout de même été très dérouté par l'apparence et les manières de Li-tchong qu'il rencontrait plus souvent vêtue en femme qu'en homme. Il n'y comprenait rien. Il était choqué. Il n'osait le dire. Il dissimulait mal des airs réprobateurs, ce qui amusait beaucoup nos gens.

Alors, je lui expliquai, car il en était tout à fait digne, la naissance prodigieuse de Li-tchong et les intersignes dont elle avait été entourée. Il pâlit et s'exclama. Mais c'était d'enthousiasme. Et il ne mit pas un instant ma parole en doute. Rasséréné, il se rangea désormais aux côtés de Grand-Sapin dont l'amitié lui fut tout de suite acquise.

Qu'ils s'entendissent si bien ne m'étonnait pas. Je savais que, dans deux vies antérieures précédentes, ils avaient été contemporains, de même race, avaient partagé les mêmes exaltations et les mêmes peines, bravé aussi les mêmes périls, auprès de la grande entité qui, maintenant, s'était réincarnée en Li-tchong.

Le temps viendrait où ils retrouveraient la mémoire des temps lointains. Pour moi, j'étais heureux ; j'avais déjà ainsi réuni trois de ces âmes valeureuses sur lesquelles je devais veiller et qu'il me fallait guider au mieux.

... Grand-Sapin et le Gentilhomme ne savent rien de tout cela. Mais elle, Cœur-Puissant, le sait-elle ?

Sa maîtrise est grande déjà. Elle tient secrètes ses pensées. Elle se montre d'une humeur égale, aimable mais ferme. Je la regarde. Son corps correspond bien à son caractère. Il surprend. Ni homme ni femme vraiment. Voilà pourquoi l'on dit : Fée. C'est un être d'une autre nature que ce que l'on connaît sur terre. Tout le monde est d'accord là-dessus. Ambivalent ? Peut-être. Mais hermétique surtout. Mystérieux. À la fois ouvert, par le regard clair, la force et le sourire, et fermé, clos sur de secrètes puissances qui n'appartiennent qu'à lui. Des puissances qu'il ne délivrera qu'au moment voulu.

Cœur-Puissant est d'une haute taille, de membres musclés mais déliés ; tous ses gestes sont gracieux. Sa peau, claire comme la fleur du laiteron, semble, la nuit, distiller une sorte de lueur. Sa poitrine de femme, à peine dessinée, bombe son torse aux larges épaules. Son cou se tient droit. Il est long et porte fièrement sa tête splendide aux longs cheveux noirs ramassés en chignon. Ses yeux sont extraordinaires, par le rêve énigmatique qui dort au fond d'eux, sourire et tristesse mêlés, aussi par la qualité particulière du regard, toujours vigilant. Un regard de veilleur à quoi rien ne paraît devoir échapper.

Ce que Li-tchong voit, elle en comprend aussitôt la nature, le sens, le secret. Elle ne s'étonne pas de ce don. Inné chez elle, il s'est développé sous mon enseignement de sorte que, constamment, ce qu'elle voit est, par elle, classifié, mis en ordre, à sa juste place. C'est là une fonction pour laquelle on a le plus grand respect car elle n'appartient qu'aux prédestinés, à ceux qui sont appelés à régner sur terre pour y faire descendre les règles du ciel.

Quand on connaît Cœur-Puissant, on se sent lui appartenir. On n'éprouve de satisfaction que près d'elle. C'est que du bonheur émane de toute sa personne ! Lorsqu'on y a goûté, on ne peut plus s'en passer. Tout

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le reste paraît fade. Personne ici n'échappe à cette douce emprise. Mais ce mot n'est pas exact car elle ne capte ni ne piège, elle n'exerce pas une volonté de commandement sur autrui. Seulement, sa simple présence donne la paix, parce qu'elle procure à chacun la certitude d'occuper sa vraie place personnelle, la seule possible, la seule utile, la seule souhaitable, c'est-à-dire la meilleure par rapport au génie de chacun.

Je vous le dit, c'est un don, cela ! Le seul qui marque les vrais souverains... On comprend que tous, hommes ou femmes ou même marionnettes — à preuve : l'attachement de Crapaud-Lune — lui vouent, sans effort, leur dévotion. Il n'est que d'observer leur attitude devant elle : leurs yeux brillent, leur bouche sourit, de l'ardeur les soulève, ils s'animent, pleins de projets, pleins de désir d'action, leur cœur bat plus fort, ils ont les joues roses. De ce Cœur-Puissant est sorti un feu qui les a réjouis en les enflammant !

Mais elle, le sait-elle ? Elle, que rien ne trouble, elle, d'une humeur toujours si égale, elle, dont la douce fermeté tout à la fois caresse et maintient à distance... Le sait-elle qu'on l'aime tant, Li-tchong, dont le cœur de bonté est cependant si solitaire ? N'en souffre-t-elle pas de ce jeune destin de solitude qui est déjà et qui sera le sien ? Ce corps étrange où Yin et Yang se sont fondus ne lui permettra jamais aucun contact de chair. Rien que par l'esprit. Rien que par le cœur. Ainsi se développera la Puissance, ce que l'on nomme l'Efficace Suprême... Au terme d'une patiente alchimie, quand la Pierre Fameuse qu'elle porte à son cou, comme son propre symbole, sera devenue Pierre Philosophale, c'est-à-dire quand Li-tchong à la double nature, dans laquelle dort un Esprit de Progrès, aura parcouru toutes les étapes qui mènent à la Transfiguration...

Pour le moment, elle n'est que sa propre graine, elle n'a pas encore germé. Elle n'a pas encore connu son noir hiver, ni son vert printemps, ni son blanc zénith d'été, ni son rouge automne où l'on voit paraître la récolte...

Mais déjà, partout où elle passe, le bienfait se crée. Son talon fait fleurir, son pas mesure et fertilise. Plus poussent ses cheveux, plus abondante est l'herbe de nos prés. Cueille-t-elle un bouquet ? Le lendemain, mille corolles sont ouvertes là où elle en a pris cent !

... C'est un heureux matin. Il fait beau. Une agréable chaleur nous pénètre. Il y a juste une légère brise. Elle est comme le mouvement visible de la vie unanime. Elle passe dans les frondaisons des tamaris plumeux, des mûriers et des jujubiers qui nous abritent. Les branches bougent, mais à peine, dans un petit froissement feuillu dont le bruit est aussi rafraîchissant que la sensation du souffle sur notre peau. Par terre, dans l'herbe où nous sommes assis, Crapaud-Lune et moi-même, se balancent le grand plantain couronné, le bec-d'oiseau d'un violet charmant, le blanc-compagnon si prompt à perdre ses pétales et la mauve et le trèfle et le mélilot. Il ne faut rien de plus pour le bonheur. C'est un moment parfait. J'en goûte tout le suc. Crapaud-Lune le sait bien qui se retourne d'un saut pour me regarder. Il met la tête de côté. Il tient à ce que je sache que, lui aussi, il est content. Il écarte ses bizarres mains aux doigts palmés, s'étire, craque de partout, sa figure batracienne se fend d'un sourire :

— Aglok !

C'est son commentaire favori. Après cela, pour lui, tout est dit : il a ratifié son bonheur. Je ne manque pas de hocher la tête en signe d'assentiment. Il n'attendait que ce mouvement pour se lever et suivre Li-tchong qui s'éloigne tranquillement, ses exercices finis.

Elle va par le sentier vers la maison, haute silhouette claire, démarche égale. À ses côtés, fidèles, Kiun-tseu et Taï-tchou progressent à la même allure, attentifs à ses propos. Les archers suivent, bien en ordre. Le bout des arcs brille, à courtes lueurs. Les pennes pourpres des flèches dans les carquois semblent des fleurs. Crapaud-Lune sautille en dernier, deçà delà, un peu follet. Et, cachés derrière les buissons, les génies familiers du lieu suivent aussi, sans rien déranger. Ils veulent toujours voir Cœur-Puissant jusqu'au bout ; ils iront jusqu'au seuil et s'en retourneront après à leurs affaires. Leurs échines violâtres, vertes ou rousses, écailleuses, plumeuses ou pelues, cahotent ou ondulent, sautillent et rampent. Certains volètent à demi. Ils agitent des oreilles rondes ou pointues, des pattes torses, des queues filamenteuses. Ils chuchotent, crachotent, sifflotent. Leurs gros yeux exorbités lancent parfois des feux.

Tous les oiseaux chantent au-dessus. Et l'odeur sucrée, lourde, des orchidées qui pendent à travers les arbres, commencent à descendre vers moi, tandis que monte la chaleur et que cesse le vent...

Oui, ici, tout est préservé. Mais au-dehors, dans tout le pays, je le sais, les périls sont à leur plus haut point. Le plus grand danger vient du Nord, de ces barbares honnis dont les déferlements ont toujours porté massacres, deuils et ruines.

Ils viennent, ces Huns, que, seuls, les Héros prédestinés peuvent endiguer et vaincre ! Je le sais... Mais elle, Cœur-Puissant, le sait-elle ?

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(De Li-tchong)

Par le Chantre Secret, sur la flûte de bambou

Je le sais, je le sais, j'aurai besoin de vous !Aux jours d'épreuve, génies, esprits, démons !Vous me serez acquis, nommé par moi.Viens, toi, Hoang-niao, le Hibou Jaune !

« Me voici, je vole sans bruit, je vois la nuit ;Sauterai-je sur la proie qu'il te faut ? »

Viens, toi, Ming la Lumière !

« Étant Fée de Première Classe, pas d'ombre qui ne me cède !Où veux-tu que j'éclaire , »

Viens, toi, Houei l'Obscure !

« Démone pour te servir, nul ne me voit, j'aveugle les sots !Ton ennemi, où est-il, que je lui mange les yeux »

Génies, esprits, démons, j'aurai besoin de vous !

« Et, de Tchang-o, de Crapaud-Lune, tu n'en veux pas ?... »

Certes, certes, j'aurai besoin de toi !

« Je le sais, je le sais !... »

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CHAPITRE VII

Quand un cavalier blessé s'écroula au centre de Hia-tsong et mourut avec sa monture sur le Tertre des Dieux du Sol...

ON ULTIME MESSAGE SE PROPAGEA comme une traînée de poudre ! De bouche à oreille, il fit le tour de la ville et, de là, se répandit sur la campagne, s'étalant et gagnant aux quatre coins du pays.S

Riches et pauvres, nobles et vilains, citadins et campagnards l'apprirent avec le même accablement, le même effroi, le même sentiment de finalité irréversible.

Et tous réagirent de la même façon, en courant de tous côtés, en s'abordant les uns les autres, en levant les bras, en se lamentant, en criant, en pleurant.

— Les Huns arrivent ! Les Barbares du Sombre Nord ! Ils ont franchi la frontière ! Le vent mauvais les pousse ! Rien ne les retient ! Ils courent comme un nuage de poussière ! Derrière eux, le feu, la cendre, la mort !

Les gens de la capitale qui, depuis quelques temps, regardaient du haut du Balcon de la Biche, dégringolèrent les escaliers à la rencontre de ceux qui y montaient, hurlant :

— Nous le savions bien, nous le savions bien que le Menaçant Nuage n'était pas une brume ! Et on ne nous écoutait pas ! Nous le savions bien pourtant !

Hélas ! Il n'était plus temps de récriminer sur l'incompréhension dont on gratifie souvent les augures !

Le marché qui battait son plein au soleil fut abandonné. On remballa grossièrement, au plus vite. Les éventaires croulèrent, livrés aux chiens et aux voleurs, tandis que les paysans s'enfuyaient hors de la ville, sur leurs charrettes brinquebalantes, vers leurs terres et leurs maisons.

La foule emplissait rues et ruelles, les attelages, les cavaliers et les piétons luttant à qui avancerait. La Taverne du Tch'é-pi s'était vidée de ses consommateurs, s'écrasant à la porte pour sortir, pendant que d'autres du dehors les repoussaient, voulant, eux, y entrer pour retrouver du courage dans le vin de millet noir.

La vieille Bout-de-Bois-Stupide, qui avait déjà bien bu, tomba dans la boue avec l'éparpillement de toutes ses pâtes de jujube. Elle mourut piétinée en un rien de temps. C'était l'émeute.

On se bousculait, on s'empoignait. Les injures des hommes roulaient comme des tambours, par-dessus quoi fusaient les stridences des cris de femmes. Des enfants braillaient comme des écorchés. Des chèvres affolées béguetaient à tout-va, distribuant coups de cornes et ruades. Des cochons échappé boulaient par troupe entière dans les jambes des gens, en grouinant férocement. Les chiens glapissaient, saisis par la panique, flairant le malheur ; la queue basse, les crocs à l'air, prêts à mordre et ne s'en privant pas, ils filaient en tout sens, sans but. Des chats cracheurs tombaient des toits, sautaient de partout, explosant de furie, toutes griffes sorties, tous poils dressés.

À leur image, animalement fous, les gens jaillissaient hors de leurs demeures, tirant femme, enfants, surchargés de ballots hâtifs d'où dégringolaient des ustensiles aussitôt fracassés ; on se pressait ainsi vers l'hospitalité de quelque cousin de campagne, loin de la ville promise au siège.

Tous, ils s'égosillaient comme si cela devait les aider à se sauver :

— Le sud, le sud, loin au sud !

Cependant, à l'inverse, refluant de la campagne où ils étaient allés à quelque cueillette, des flots de citadins s'efforçaient de regagner leurs logis, meilleur abri, selon eux, dans une ville capable de soutenir un siège, que les hasardeux villages mal défendus.

Mais, déjà, on fermait les portes gardiennes, toutes les portes du Grand Mur Halte-Là, écartant ceux qui voulaient sortir et repoussant ceux qui voulaient entrer, dans le plus grand désordre, les hennissements des chevaux, les craquements d'essieu des charrettes qui versaient, les hurlements de ceux qu'on écrasait.

Le Guetteur de la Vue Perçante, au sommet de son Belvédère, sonnait de la trompe d'alerte, sans arrêt. On frappait sur la grosse cloche de guerre, dont les résonances assourdissantes se propageaient dans le ciel. Des files d'archers grimpaient dans les remparts pour se poster dans les guettes.

C'était un affolement sans nom, une perte de contrôle générale car, de toutes parts, la lamentation disait :

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— Où est le Seigneur ? Que fait le Seigneur ? Hélas, hélas, voici le résultat de sa conduite désastreuse : Les Huns, les Huns, les Barbares arrivent !

Tout le monde entendait bien, allez, par-delà le hourvari de la panique, rire aux éclats les kouei, les désastreux, les amateurs de malheur, les indignes kouei, tapis dans les caves, juchés dans les greniers, cachés sous les tas d'ordures ou sous les balayures de poussière ou dans les cendres, les kouei de l'ombre, des coins et des recoins, les kouei moqueurs qui chuintaient en imitant les hommes :

— Mais où est donc le Seigneur ? Que fait donc le Seigneur ?

... Oui, que faisait Hiong-eul ?

Rien, présentement ! Il était le seul du pays à ne pas connaître la calamité. Le Seigneur Oreilles d'Ours était ivre, des pieds à la tête, ivre mort. Et l'on s'efforçait de le réveiller, de le ranimer, de le dessoûler afin qu'il comprît à son tour, et le dernier, l'essentiel du tragique message.

— Seigneur, les Huns ! disait le Conseiller du Privilège. Réveillez-vous !

— Seigneur, les Barbares du Nord ! insistaient, en chœur angoissé, le Maréchal de la Savante Perfection et le Maréchal des Cinq Avantages. Que devons-nous faire ?

— Seigneur, buvez ce remède ! priait le Médecin. Il vous ramènera au Centre de vos Cinq Viscères ! Il confortera les Six Magasins de votre corps, vos petites et vos grosses entrailles !

Hiong-eul, violâtre, grogna du fond de sa couche, but quand même, toussa, cracha, protesta contre l'amertume du breuvage. Mais le Médecin le tenait, cette fois-ci, et il lui fit prendre le reste, tandis que tous répétaient en forçant la voix et en accélérant le débit :

— Seigneur, Seigneur, les Huns, les Huns qui déferlent du Nord !

Hiong-eul s'assit, tout à trac, sur son séant, il arrivait à peine à ouvrir les yeux, il répétait en grommelant ce qu'il entendait mais ne comprenait pas encore. Puis, le remède agissant probablement, il sauta debout, non sans vaciller et, regardant tout son monde :

— Ah ! fit-il lourdement, les Huns ! Pour un souverain indigne de ce nom, voici donc venu le temps de l'expiation. Le Décret du Ciel m'a définitivement quitté. Je suis mort ! Considérez que je suis mort ! Préparez mes vêtements de deuil : je me voue à la mort ! C'est en deuil que j'irai au combat. Préparez les touffes de blanc chiendent pour présenter les sacrifices sur le Tertre. C'est là que je ferai ma contrition. Que tout le peuple soit rassemblé ! Ouvrez l'arsenal ! Tenez prêtes les armes! Que tous mes nobles me suivent : je vais prier mes aïeux dans le Temple !

... La Salle Profonde était sombre. De grands rayons de lumière, tombant en biais d'entre la poutraison de cèdre, faisaient danser des poussières blondes. L'odeur des résines sacrées flottaient lourdement. Du fond des tentures d'épaisse soie peinte, les dragons aux prunelles et aux naseaux de feu, les chimères plumeuses et griffues, tout le bestiaire divin était aux aguets des hommes, venu là se recueillir. Les laques rouges, les ors brunis brillaient, mystérieux, du fond des ombres qui emplissaient l'édifice et en reculaient les limites.

Les clochettes se mirent à bruire, en menues cadences. Les tambours au ton grave pulsèrent. Les petites flûtes aigres convoquèrent les esprits des aïeux à se manifester dans leurs descendants.

Il y eut des respirs, des frôlements. Les tentures ondulèrent sous des ondes vagues, issues de bien trop loin pour avoir plus de force.

On alluma de nouveaux bâtons odorants dont la fumée se condensa en formes mal définies, hésitantes. Qui, maintenant, regardait les hommes par le travers de ces voiles grisâtres ? On n'aurait su le dire. Mais cependant, il y avait là des présences, celles sans doute convoquées des aïeux.

L'émotion courba les échines. On se mit à trembler, à ressentir l'au-delà dans le creux soudain triste de ses propres os. Les estomacs se refroidirent. Les doigts gelèrent. Les tempes furent étreintes. De l'eau monta dans les yeux. Et la bile amère qui donne le courage de se battre serra le coin des mâchoires.

Hiong-eul semblait en conversation silencieuse. Il s'inclinait profondément devant ce qui était venu lui parler. De grosses larmes coulaient sur ses joues. Mais néanmoins, il donnait l'impression de tout approuver de ce qui lui était dit.

Le Maréchal de l'Agaric à Neuf Tiges avait un visage de bois. Il paraissait figé pour l'éternité et, lui aussi, à

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l'écoute de quelque redoutable message. Figé et comme sculpté dans un bois pâle, le Grand Cérémoniaire appuyé avec accablement sur sa haute canne d'ivoire. Figés, tous les dignitaires et tous les nobles, visités de pressentiments et qui auguraient du sort terrible des événements en marche...

Au-dehors, dans la ville aux portes fermées, l'appel du rassemblement autour du Tertre Sacré avait fait tomber la panique, en regroupant les gens sur une source d'intérêt plus puissante que tout : le Seigneur appelait son peuple !

Alors, aussitôt, passant presque sans transition du désordre à l'ordre, au fur et à mesure que les hérauts, partout dépêchés, répandaient la nouvelle, on avait obéi, on s'était rendu en masse au lieudit.

À présent que la cérémonie du Temple des Aïeux prenait fin, une foule énorme se pressait autour du Tertre, sans bruit, dans une attente soumise, pleine de tension, d'appréhension et de passion aussi. Car qu'allait-on voir vraiment ? Quel moment historique, digne des Grands Annalistes, allait-on vivre tous ensemble pour en parler ensuite, loin dans le temps, de génération en génération ? Était-il vrai, ce bruit qui courait déjà, prétendant que Hiong-eul avait fait demander les chiendents blancs des funèbres sacrifices ? Allait-il apparaître réellement en arroi de grand deuil pour faire devant tous sa déploration funèbre et aussi sa contrition ? Terrible et alléchante perspective ! On en oubliait presque les Barbares...

Soudain, ce silence particulier des foules attentives, fait cependant de bruissements et de piétinements, s'approfondit, se densifia : toutes respirations se suspendaient ! On se haussa sur les pieds, on tendit le cou. Les rangs s'ouvrirent devant le Grand Cérémoniaire. Livide et les traits tirés, il sortait le premier du Temple. Il présentait les touffes de chiendents blancs. On reculait devant. Il alla jusqu'au Tertre, monta vers la pierre soutenant la tablette votive de la ville.

Les rangs de la foule restèrent ouverts. Tout le monde gardait sa position d'attente car, maintenant, seul, Hiong-eul arrivait. Les nobles le suivaient à distance. À mesure de son approche qui était très lente, une expression d'horreur grandissait sur les visages car, malgré le silence, on n'entendait pas le choc bien connu de sa breloque de commandement ! Et en effet, on dut se rendre à l'évidence, il ne la portait plus, sa ceinture était nue.

Alors, on s'émut vivement, on poussa des cris, on gémit, on pleura. Mais on regarda de tous ses yeux car il ne fallait rien perdre de l'extraordinaire spectacle. Et les lamentations se composèrent en chœur :

— Oh ! Oh ! voici notre tristesse : notre Seigneur s'est dépouillé !

Hiong-eul avait effectivement rejeté tout ornement, ainsi qu'on doit le faire pour arborer le deuil. Il n'était vêtu que d'une tunique blanche, négligée, d'étoffe banale, sans marque, sans broderie, sans bordure. Il avait coupé, signe sacrificiel, les ongles de ses mains. De la crasse grisaillait sur ses joues. Il avait tailladé des mèches de sa barbe. Ses cheveux, non peignés, pendaient en désordre, de dessous le bonnet blanc du deuil, également sans bordure pour signifier le dénuement et la peine.

— Oh ! Oh ! fit le chœur, voyez comme il s'offre à la compassion, qui oserait accabler plus avant notre Seigneur ?

Hiong-eul ne se tenait plus droit. L'échine tordue, tel un mendiant, il boitillait de travers. Des souliers non attachés, en cuir brut, vulgarisaient sa démarche en lui faisant traîner les pieds. Il n'était pas possible, par l'allure et le négligé des vêtements, de traduire un plus grand désespoir.

Nul ne s'y trompa. Le chœur spontané commenta :

— Oh! Oh ! qu'il souffre donc ! Quel déchirement que de le voir ainsi ! Notre Seigneur va de travers comme un gueux, comme un mort sans force !

Arrivé sur le Tertre, le pénitent se dénuda la poitrine, en offrande pathétique ; puis pour montrer son chagrin par un geste volontaire de scandale, il exposa l'intérieur de sa tunique, ce qui fit monter la lamentation unanime jusqu'à l'aigu, et il commença de crier sa contrition2, très haut, pour que tous l'entendissent :

— C'est ma faute, tout ce qui arrive ! Je ne suis qu'un homme turbulent. J'ai perdu le Milieu. Le désordre vient de ma nature perverse. Comment aurais-je encore le Ciel pour moi ? Le Décret Céleste m'est retiré. Ce n'est que justice. Je me suis tourné en mon contraire et, à cause de cela, mon pays a périclité. De puissant, je suis devenu faible. De glorieux, je suis devenu honteux. Par ma conduite infâme, je n'ai pas su répartir sur terre les Six Influences du Ciel qui alors se sont faites calamiteuses. Je n'ai pas observé les temps d'harmonie avec trop de femmes ; je n'étais qu'un pourceau ! Alors, la terre a donné de mauvais fruits. Comment voulez-vous que le ciel la respecte ? Puisque moi qui me trouvait au centre, moi qui était modèle et responsable, moi d'où sortait la mesure et le bien, moi j'ai rompu l'équilibre !

Il levait les bras. Des pleurs sillonnaient ses joues. Sa voix s'enrouait. Le chœur populaire geignit :

2 Un chef, donc un responsable, doit confesser ses indignités puisque toujours, de celles-ci viennent les calamités, de même que les bonheurs d'un pays viennent toujours de la bonne conduite de son chef. S'étant confessé, il se purifie et, du même coup, purifie et dégage son pays.

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— Oh ! quel chagrin ! Oh ! quelle douleur ! Oh ! triste sort !

Et, tandis que le ciel, brusquement, s'obscurcissait, que de gros nuages d'encre s'amassaient au-dessus de la ville et qu'une bise âpre soufflait soudain, Hiong-eul reprit, prenant toute l'assemblée à témoin :

— Maudissez-moi ! Regardez le mauvais homme que je suis : le vent tournoie, par ma faute ! La tempête hurle, par ma faute ! Écartez-vous de moi : je suis plus bas qu'une semelle usée, je suis inutile comme une gourde crevée, je suis plus infect qu'une latrine !

Et le chœur :

— Oh ! nous la portons, cette honte ! Nous sommes de mauvais membres et de mauvais exécutants !

Mais Hiong-eul, déchaîné :

— Je ne vaux rien ! Adieu donc, les essences subtiles des aliments honorables ! Ne nourrissez plus mon âme ! Adieu, le noble esprit du vin de millet noir ! Jamais plus je ne goûterai le charmant jus de prune ! Je n'en suis plus digne. Détournez de moi le bec des aiguières ! Que mes mains soient vides, je n'ai plus besoin de cuillère pour le potage ni de baguettes pour le riz. Je ne mangerai désormais que les aliments les plus vils. Donnez-moi la tripaille des poissons !

Là, on frémit de dégoût. Il continua :

— Jetez-moi les maudits intestins du loup !

On frémit plus encore : la punition devenait trop terrible. Mais cela ne suffisait pas au Seigneur repentant, décidé à se mettre publiquement plus bas que terre :

— Les rognons de chien sont encore trop bons pour un mécréant de ma sorte ! Ma substance n'a plus besoin d'être enrichie. Que mon âme3 s'éteigne : je ne mangerai plus !

On cria d'angoisse : une telle perspective était insoutenable ! Tout le monde pleurait à présent. Tout le monde souffrait avec lui. Tout le monde était lui. Par son humiliation volontaire, Hiong-eul purifiait son pays et permettait à la compassion des Puissances Célestes de s'exercer en faveur de celui-ci.

Alors, d'une voix grave, qui contrastait avec celle employée pour son amende honorable, il dit :

— Je m'en vais triompher des Barbares mais, comme je mourrai de ce triomphe, m'étant offert en sacrifice d'expiation pour mes péchés, je sortirai avec mes chars, mes armes et mes guerriers, par la brèche des morts que l'on fait dans la Muraille du Nord !

On entendit sangloter le Maréchal de l'Agaric à Neuf Tiges.

Les sacrifices ont été accomplis sur le Tertre Sacré. On a présenté les offrandes sur un lit de chiendent, selon le bon usage qui plaît aux Invisibles. On a fait les libations aux dieux du sol pour que routes et chemins mènent l'armée avec sûreté vers les Barbares, pour que la terre ne cède pas sous le poids des chars ni ne s'éboule sous le pied des chevaux, pour qu'elle ne s'enfle pas en poussière aveuglante ni ne se liquéfie en boue perfide.

Hiong-eul a pris respectueusement avec lui la tablette votive de la ville.

— Notre Seigneur nous la rapportera pour la remettre lui-même au centre du Tertre ! ont crié les assistants avec foi.

Mais le Seigneur sait pertinemment qu'il mourra et que son Maréchal mourra aussi en tentant de recueillir sur sa dépouille la précieuse tablette ; il le sait parce que, tout à l'heure dans le temple, son Grand Ancêtre Yu lui est apparu comme une flamme mouvante pour le lui dire, ajoutant, dans une haleine brûlante : « Les Temps sont usés. Un autre que toi les renouvellera. Un autre ou une autre... » Et l'Ancêtre avait ri, avant de s'enfuir vers ses immortelles demeures, à cheval sur une monture dragonne...

Hiong-eul va donc se battre. De son mieux. C'est tout ce qu'il peut faire. Mais il lui faut le faire en mettant tout l'honneur et toute la gloire de son côté.

Alors, les armes sorties de l'arsenal ont été ranimées par les onctions de sang qui en nourrissent la dangereuse vertu. Purifiés et rendus forts par les prières du temple, les guerriers ont pu les prendre. Ils ont déjà revêtu leurs cuirasses de peau de rhinocéros, luisantes de vernis. Leurs blasons personnels y sont

3 La Chine considérait que seuls les Seigneurs possédaient une « âme », au sens où nous l'entendons. Durant la vie physique, cette « âme » s'accroissait selon la quantité et surtout la qualité (l'essence) de la nourriture donnée au corps.

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peints. Des cordonnets d'ornement s'y entrecroisent, laissant pendre des houppettes et des rubans de soie, dont les couleurs vives s'harmonisent avec celles de leurs brassards et de leurs genouillères.

Les chars sont arrivés à grand fracas. La poussière soulevée retombe sur la foule un instant écartée et qui se regroupe. Chaque attelage est composé de six chevaux nerveux. Soufflant et piaffant, ils encensent de la tête. Les clochettes, suspendues à leurs mors, tintent, ainsi que les plaques de métal ciselé qui pendent sur leur poitrail. De part et d'autre des chars, deux timoniers latéraux contiennent les deux chevaux ailiers ; plus indépendants que les autres, ceux-ci hennissent comme des trompettes, secouent leur crinière et tordent le col. Leurs gros yeux roulent avec une expression de révolte peureuse.

Les bêtes, à l'instar des hommes, sont couvertes d'un épais caparaçon protecteur en cuir laqué que rehaussent des peaux de tigre.

La proue des chars est illustrée d'emblèmes fantastiques, destinés à provoquer la terreur chez l'ennemi. Y bâillent à l'envie toutes les gueules pourpres des grands monstres du Ciel, qui écarquillent en tous sens leurs pattes à Cinq Doigts de Puissance ! Y brillent des nuages d'or où grimpe des soleils ! Les hauts boucliers de défense des occupants du char sont accrochés juste au-dessus.

Hiong-eul a pris place le premier, en tête. Honorablement à sa gauche, se tient son archer, avec ses deux longs arcs d'ivoire. À sa droite, il y a son lancier qui porte déjà son trident et son harpon d'attaque.

On arrime les étendards sur la caisse du char. Ils se déploient. Ils flottent. La foule se tait. Et, étrangement, les chevaux aussi. Il se produit une sorte de vacuité du temps dont l'intensité frappe tout le monde. Les bouches s'ouvrent. Les yeux s'inquiètent.

Mais Hiong-eul donne le signal du départ sur un accord de son luth. La musique, noble et vaillante, s'élève à l'unisson, reprise par les tambours et les flûtes, les gongs et les clochettes. Et le cortège s'ébranle, superbe et comme indifférent à tout ce qui n'est pas cette harmonie dont le rythme le gouverne désormais.

Toute l'armée suit, chars et cavaliers. Les piétons qui courent à gauche ramasseront les herbes pour la nourriture des chevaux, tout au long du chemin. Les piétons de droite veilleront aux timons.

Au-devant de l'armée va un cavalier avec la bannière de l'Oiseau-Rouge, à gauche et à droite sont les bannières du Dragon Bleu et du Tigre Blanc, à l'arrière celle du Guerrier Sombre, où le Serpent s'enroule et ondule sur la Tortue Sacrée.

On a fait une brèche dans la Muraille du Nord comme le voulait le Seigneur.

Hiong-eul sort par là le premier. Les morts vont au Nord... Il baisse la tête, malgré lui. Mais il la relève vite. Courage !... Cependant, ses yeux sont tombés sur le bouquet de chiendent sacrificiel pendu à l'avant de son char. Et, son propre vêtement blanc, c'est le deuil qu'il porte ! Le deuil, quoi qu'il fasse...

Quand la bannière du Guerrier Sombre est sortie, on referme la brèche du nord. On ferme aussi la Porte Terrible dans le grand mur Halte-là.

Alors, son Seigneur parti, la ville se sent seule.

C'est ainsi que Hiong-eul se porta au-devant des envahisseurs pour s'opposer à eux, pour leur livrer bataille et les repousser hors du Chan-si, pour les vaincre parfaitement et en effacer les traces et jusqu'au souvenir de dessus le sol de ses aïeux...

Ceci, c'était la thèse officielle, celle qu'on claironne et qu'on proclame.

En fait — et, par avance, il n'en ignorait rien — Oreilles d'Ours, avec son armée, ses archers, ses piquiers, ses piétons, ses chars et ses chevaux, le Seigneur Oreilles d'Ours de Hia-tsong n'alla pas loin : le barbare Seigneur Tchouo-po l'attendait, avec toute sa horde, dissimulé dans un site vraiment favorable au guet-apens.

En avant, seul visible, Houen-touen, Maître Tohu-Bohu, celui qui gouvernait la Musique Néfaste, attendait aussi...

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(De Hiong-eul)

Par le Chantre d'héroïsme, avec les huit sonnailles de guerre

Ma cuirasse brille au soleil.Mes sonnailles tintent juste.Comme il roule bien, mon char !La cadence est parfaite et, bonne, la vitesse.Fouettez, mes timoniers !De droite et de gauche, fouettez !Nous allons livrer bataille.Avec honneur et science.En jouant du luth et en lançant nos flèches.Nous jetterons par terre l'ennemi,Avec le croc qui désarçonneEt en pinçant la viole bien en mesure.Comme il roule bien mon char !Je m'y tiens tout droit, au centre.Et tous mes vaillants me suiventSous les étendards de soie peinte.Quel beau rempart que nos grands boucliers !Nos piétons courent comme des renards.Ils ramassent les bonnes herbes.Ce soir, il y aura du laiteron pour nos chevaux.Fouettez, mes timoniers !

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CHAPITRE VIII

En tous temps, en tous lieux, chez lui, parmi son peuple ou sur les terres qu'il asservissait...

E TRÈS ÉPAIS SEIGNEUR TCHOUO-PO aimait qu'on l'appelât « Son Épaisseur » ; il portait bien son nom de Tchouo, lequel évoquait la lie d'un liquide. Tout était trouble chez lui. L'appétit, l'orgueil, l'autocratie, en se soulevant des profondeurs de son être, l'aveuglaient au moindre remuement de

ses humeurs. Il était au physique, comme dans ses passions, épais et lourd. Ses idées ne s'énonçaient jamais très clairement dans sa tête. Elles formaient plutôt des brouillards rougeâtres, parfois coupés de masses sombres, parfois traversés d'éclairs ; elles stagnaient stupidement ou elles roulaient comme l'orage. Ou bien il contemplait le vide devant lui, assis et tassé, digérant et rotant, sans rien faire, sans désir de rien faire. Ou bien, soudain aiguillonné, il se ruait droit devant, hurlant et gesticulant, déchaîné au point que, devenu insensible à la douleur physique et infatigable, il triomphait de tout sans que rien l'arrêtât. Il grognait, il grondait, il reniflait, il éructait, il crachait, il rugissait. Il repoussait, il écartait,il abattait, il piétinait, mutilant, égorgeant, étripant. Cela partait hors de lui comme une symphonie de destruction et de ravage ! Puis, quand cela cessait, faute d'obstacle ou de résistance, il s'arrêtait et se mettait tout de suite à s'ennuyer. Il regardait son carnage. Et il n'aimait pas cela.

L

Alors, il allait manger, énormément manger et boire pour exorciser ces choses qu'il avait faites et qu'il ne pouvait plus supporter. Il pensait à sa femme préférée, la plus fine, la plus jeune, celle parmi toutes les autres, razziées comme elle, devant laquelle il croulait d'admiration et de secrète timidité. Il pensait à elle et il y courait ou il la faisait venir... Dès qu'elle était là, il mesurait, par contraste, sa propre impureté. En de pareils moments, il en souffrait, mais comme d'une tare irrémédiable : il ne lui serait jamais venu la tentation d'essayer de s'améliorer. Point du tout ! Il fallait l'accepter, il fallait l'aimer comme ça ! Il jouait de sa lourdeur pour mendier des indulgences, des gentillesses. Il était évidemment prêt à les exiger si elles ne venaient pas assez vite...

Au fond, Tchouo-po se plaisait à ses impuretés. Elles composaient son piment et son remugle, sans quoi il se fut trouvé faible.

Son allure extérieure était saisissante. Pesant, de corps très grand, large en proportion et vaguement monstrueux, avec des jambes puissantes, mais courtes et torses, il offrait au monde une tête impressionnante, aux pommettes en saillie. Ses yeux disparaissaient au fond de trois replis graisseux. Ses sourcils excessivement touffus, très noirs, comme ses cheveux, comme sa barbe, retombaient devant l'ombre où s'embusquait son regard, ainsi que des plantes devant une grotte, où les braisons d'un feu de veille auraient jeté, de temps à autre, des lueurs.

Quand il marchait, Tchouo-po faisait trembler le sol. Taper du talon lourdement rappelait à tous son caractère dominateur, son rôle de conquérant. Il prévenait ainsi le monde de ne pas se mettre en travers de sa route. Mais la marche ne lui était pas vraiment agréable, moins naturelle pour lui que monter à cheval. Là, il se sentait à son affaire, il vivait pleinement, dans l'action, dans le vent, dans la course vers le but à conquérir. Alors, galoper droit devant, trouer des taillis, sauter des obstacles, dévaler dans les creux noir des gorges sauvages, remonter en zigzaguant de l'autre côté dans des éboulements de terre et de pierrailles, traverser les rivières dans une gloire d'éclaboussures éblouissantes sous le soleil ou chevaucher interminablement, en silence, les mâchoires soudées, de nuit, sous la pluie froide, en tirant derrière soi toute sa horde guerrière afin d'arriver au matin et d'investir en criaillant village ou, mieux encore, une ville grassement imbécile, quelle joie c'était pour lui, quelle orgueilleuse ivresse !

Il aimait le combat, la ruse aussi. Surprendre ce qui était à vaincre et voir autour de lui se déployer les paniques des populations le ravissait. Il riait à pleine gorge en sabrant de droite et de gauche. Il poursuivait avec appétence les fuyards. C'était sa chasse : ils étaient son gibier ! Il affrontait les résistances, en se livrant tout entier au plaisir énorme de virevolter sur son cheval et d'éviter les coups grâce au dressage parfait de celui-ci. Il ne cessait pas de rire alors. Et, quand son sabre décollait une tête ou pourfendait une poitrine dont le sang chaud rejaillissait sur lui, il humait cette odeur unique, et sa puissance et sa vie s'en trouvaient aussitôt augmentées !

Il appréciait aussi, après les combats, quand on est fatigué, que les membres sont douloureux et que l'on a faim, d'aller au pas, au goût de son cheval, las lui aussi, parmi ses hommes qui se tassent, harassés, sur leurs propres montures.

C'était là, pour lui, des moments étranges où il ruminait ses projets futurs. Ses idées allaient, lentes, dans sa tête, au pas elles aussi. Il ne permettait point que l'on fît du bruit. Ses hommes s'endormaient vaguement. On s'éloignait ainsi des zones incendiées que l'on avait pillées. On emmenait avec soi des prisonniers, les

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plus intéressants, des femmes également. Ceux-là non plus ne disaient rien. Ils suivaient, résignés ou désespérés, mais silencieux. La nuit tombait, autre monde, avec ses frôlements, ses bruissements, ses soupirs, ses présences qui regardent quand on passe, qui regardent sans intervenir, présences animales, végétales ou spectrales. Le serein tombait, transperçant les vêtements de peau, faisant fumer plus fort les chevaux. Bientôt, on allait dans une vapeur, on devenait spectral soi-même, au sein d'un cortège blanchâtre. Tchouo-po ordonnait qu'on allumât les torches ! Elles crépitaient vite. Flammes vives dans leur halo orangé, les unes derrière les autres, elles ponctuaient le cortège qui, à la vue du feu, s'ébrouait, sortait de sa torpeur ambulatoire. Alors, Tchouo-po, dressé sur ses étriers, jetait à plein gosier le cri de ralliement : au camp, il avait faim !

Toute la troupe au franc galop se ruait par le travers de la nuit, en semant les étincelles de ses torches. Son roulement était si fort qu'il ébranlait les dessous du sol. Les animaux des profondeurs se réveillaient dans leurs terriers.

Plus tard au camp, lorsque l'âcreté des viandes rôties en plein air et dévorées à belles dents se dissipait, quand les feux baissaient et que les ronflements sonores succédaient au tumulte des voix et des rires, quand les derniers cris et pleurs de femmes s'étaient calmés, Tchouo-po, lui, se réveillait au milieu de son premier sommeil. Être sous la tente l'oppressait : il s'y sentait prisonnier. Il avait besoin d'air. Il avait trop chaud dans ses coussins. La présence autour de lui des femmes dont il avait pris du plaisir le dérangeait. Il se levait, avant même d'être vraiment conscient, il les écartait. Il tendait l'oreille : quelque chose l'appelait au-dehors. Il sortait vivement de sa tente. Là, sur le seuil, les yeux clignotants, la tête dans les épaules, il achevait de se réveiller. Il flairait le vent, il écoutait. Tous ses sens se remettaient à fonctionner. Il regardait avec attention tout ce qu'il avait devant lui.

L'aube laiteuse pointait à peine. La rosée s'égouttait des feuilles qui, allégées, se relevaient d'un coup. Tout paraissait à la fois brillant et voilé. Des fumerolles grises s'élevaient rêveusement par-dessus les tas de cendre des feux. Là-bas, aux franges du camp, les hommes de garde s'entrecroisaient lentement, silhouettes aux contours délavés.

Tchouo-po bâillait : il avait du souci. La conquête de la veille était loin. Il se mettait en route au fil de sa méditation, il allait rejoindre son cheval. Il lui tapait doucement sur l'encolure et il soupirait : il s'ennuyait. Voilà, il s'ennuyait de sa femme, de Ts'ing. Il s'ennuyait toujours d'elle... Alors, allait-il retourner vers elle ou l'envoyer chercher ? Cela vraiment c'était le grand problème de Tchouo-po.

Ts'ing, c'était ce qui est pur et clair. Ts'ing, c'était la partie clarifiée d'un liquide... Elle ne ressemblait à aucune autre femme, ni mongole ni chinoise. Sa race demeurait un mystère. On savait seulement que Tchouo-po, au cours d'une longue randonnée aux confins de ses propres territoires, l'avait découverte, en plein cœur du désert de Gobi, petite enfant près d'expirer, parmi les cadavres d'une mince caravane. Elle en était l'unique survivante et, malgré son délabrement physique, sa future beauté de jeune fille éclatait déjà sous les yeux. Tchouo-po y avait été immédiatement sensible.

L'enfant, recueillie par lui, fut donc élevée par de vieilles matrones avec des soins et un luxe surprenants chez des guerriers nomades, d'ordinaire moins raffinés. Mais cette enfant, à qui l'on avait gardé ce nom de Ts'ing, qu'elle balbutiait en se désignant quand on l'avait trouvée, était, dans l'esprit de Tchouo-po, un vrai talisman. Voyant son goût pour l'étude, il lui avait donné les meilleurs maîtres, allant jusqu'à les enlever à des monarques voisins, quand leur renommée lui venait aux oreilles ! Rien n'était trop beau pour elle. Ses progrès l'enchantaient, bien qu'il n'y comprît rien. Il se cachait pour l'écouter composer des chansons et les interpréter sur le luth ou la harpe dont elle avait appris à jouer avec une rapidité étonnante.

En fait, Tchouo-po l'aimait, autant qu'il pouvait aimer quelqu'un, avec une exclusive qui ne souffrait aucune entrave. Et quand, quittant l'enfance, elle s'était soudain tournée en gracile jeune fille, il l'avait épousée, à peine nubile, la couvrant de robes, de bijoux et de tous les cadeaux qu'il pouvait trouver au cours de ses pillages. Désormais, il lui voua une ferveur farouche, au point de répudier ses autres femmes en titre et de les reléguer au seul rang de caprices occasionnels.

Parmi l'espèce de démence ambulatoire qui le poussait à envahir toujours de nouvelles régions, Ts'ing était son seul point fixe. Il ramenait tout à elle. Même éreinté de batailles, sans prendre de repos, il revenait vers elle à bride abattue.

Il se voulait glorieux pour elle. Il se voulait invincible. Il s'acharnait à en multiplier les preuves et, quand il était retenu en campagne, loin d'elle, il lui dépêchait des messagers chargés de lui raconter ses plus récents hauts faits. Il désirait occuper toutes ses pensées, il désirait qu'elle eût l'esprit et le cœur pleins de lui. Mais il n'était pas certain, malgré son orgueil, d'y réussir vraiment. La jeune femme lui échappait, insensiblement, avec beaucoup de douceur et de soumission, mais elle lui échappait quand même. Il ne trouvait pas de prise dans ce caractère égal et aimable qu'elle lui opposait. Il se rendait bien compte qu'elle vivait réfugiée dans

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un rêve perpétuel où, lui, le Très Épais, n'avait aucune place. Il en était mécontent. Il ne comprenait pas du tout pourquoi elle ne le chérissait pas. Il n'osait pas en parler parce qu'il aurait eu l'air faible, lui, le maître. Il se disait qu'il devait devenir un souverain immense pour l'éblouir. Il s'y employait, sans repos, dans une furie de conquêtes, lesquelles n'étaient pour lui que des dérivés, même pas des compensations car, en vérité, c'était Ts'ing qu'il voulait conquérir, Ts'ing et son secret...

Il occupait une par une des terres étrangères, y installait son joug et sa loi ; il s'y établissait aussi parfois, si le pays lui plaisait, si les palais étaient beaux et, dans ce cas, il s'empressait d'y faire venir Ts'ing.

Elle arrivait en litière fermée, protégée par l'escorte personnelle dont il la voulait toujours entourée. Tchouo-po, à cheval, au grand galop, allait à sa rencontre, tout frémissant d'impatience ; il écartait vite les rideaux de la litière : Ts'ing était bien là, inchangée, merveilleuse. Elle levait les yeux sur lui ; il y voyait trembler tranquillité et crainte, tout à la fois. Elle lui souriait tout de suite. Elle saluait son Seigneur. Il n'avait rien à redire. Il lui déversait dans le giron les colliers et les bracelets qu'il avait apportés. Elle souriait en les regardant. Mais n'était-elle pas triste, celle-là qu'il possédait et qu'il n'avait pas conquise ? Il ressentait une brusque fureur et, pour ne pas lui saisir le poignet et la jeter à genoux devant lui, il poussait de grands éclats de rire et s'en retournait au galop l'attendre dans la nouvelle résidence qu'il lui avait fait préparer. Il veillait à ce qu'il n'y eut plus de cadavres tout au long du chemin qu'elle devait emprunter...

Ts'ing était pure et lumineuse. Il ne semblait pas qu'il pût y avoir en elle la moindre parcelle d'ombre. Une âme cristalline.

Ce qui la caractérisait, c'était l'harmonie musicale étendue à toute sa personne. Ses gestes se déroulaient, s'enchaînaient comme une danse charmante, aérienne, tantôt alanguie, tantôt enivrée. Mais, ce dernier trait, elle ne se le permettait que dans la solitude, hors de la surveillance de Tchouo-po qu'elle supportait en restant calme et en économisant ses forces. Pourtant, même quand elle ne bougeait pas, c'était une immobilité de danse, un peu comme un silence entre deux pans de musique.

Lorsqu'elle se promenait, la respiration un peu courte, son ouïe infaillible l'inquiétait souvent, pour un bruit infime, un frôlement. Toujours sur ses gardes, bien qu'on la servît avec dévotion parce qu'elle était l'idole vivante du Seigneur, elle s'effarouchait vite. Tchouo-po le savait bien, lui qui s'annonçait toujours, pour qu'elle ne s'envolât point, affolée, comme elle l'avait déjà fait, dans le tourbillon de ses vêtements de gaze de soie, avant de s'effondrer à demi morte de peur.

Ts'ing parlait peu, avec sérieux, d'une voix douce et haut perchée, en articulant bien. Cela en imposait à Tchouo-po, dans la bouche de qui les syllabes se télescopaient souvent, plus à l'aise pour brailler des ordres que pour émettre trois pensées enchaînées !

Mais Ts'ing chantait, mieux encore qu'elle ne parlait, des mélodies qu'elle composait elle-même, en s'accompagnant ou du luth ou de la harpe. Là, elle s'exprimait vraiment sans crainte d'être percée à jour. Quoi de plus hermétique que le chant d'un oiseau triste ? Qui peut se vanter de le traduire ? Ts'ing, l'étrangère en exil, y disait sa peine et, peut-être, ses espoirs de liberté. La musique était sa vie. Elle y puisait le courage d'endurer Tchouo-po. Par là, elle lui échappait. Et lui, chose étrange, il le sentait, il en éprouvait un affreux sentiment de défaite. Une fois de plus, il ne disait rien, il avalait cela, il écoutait cette musique d'évasion, la tête basse, chargé d'une lourde mélancolie comme un animal. Et il faisait fouetter tout serviteur coupable du plus léger bruit !

La beauté de Ts'ing était extrême. Dans son visage d'un ovale très allongé, deux grands yeux gris, moins bridés qu'étirés, relevaient la pâleur de son teint. Sa bouche, ronde et rose, s'ouvrait sur de petites dents, aussi blanches que des pépins épluchés. Son nez était droit, tout fin, avec des narines mobiles. Ordinairement, elle tenait la tête haute, avec un air de vigilance où l'on discernait une simplicité et une majesté naturelles, dont le mélange ne laissait pas d'être très déroutant.

Cependant, il arrivait souvent que, sous l'effet de ses mélancolies, elle penchât le front. En ce cas, son long cou se ployait et elle ressemblait fort à un oiseau. Des serviteurs prétendaient, à voix basse et entre eux, que parfois, derrière un buisson, elle se revêtait de plumes et qu'elle appelait en roucoulant, les yeux tournés vers le ciel... On colportait sur elle beaucoup de contes de ce genre. On s'y complaisait.

Et puis, pour tous, elle était l'inestimable et fragile trésor de Son Épaisseur le Seigneur Tchouo-po. Il était sombre, il terrorisait. Elle était la lumière. Elle apaisait.

Aussi, en les voyant, pensait-on à la Loi de l'Alternance qui fait, pour le bien du monde, son balancement et son respir, se succéder l'un après l'autre les contraires, l'un de l'autre complémentaires. Et l'on disait : « Yi ts'ing, yi tchouo ! », c'est-à-dire : « Un temps d'affinement, un temps d'épaississement ! » Ce qui revenait à dire : Yi ming, yi houei ! », soit : « D'abord la lumière, puis l'obscurité ! » Mais après cette dernière, on savait que la lumière, la finesse, la subtilité, l'ensoleillement reviendraient.

C'était cela, la Loi de l'Alternance. Une Loi d'Équilibre, une Loi de Sagesse, une Loi d'Espoir.

Ts'ing, qui vivait enfermée, contenue, retenue, la connaissait mieux que personne. Et elle attendait le

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changement de l'Alternance dans son destin.

Pendant ce temps-là, outre sa musique et des volières d'oiseaux dont elle prenait le plus grand soin, elle chérissait l'enfant qu'elle avait eu de Tchouo-po, une petite fille qui courait présentement sur ses sept ans. Ts'ing ne s'en séparait jamais. Elle l'avait élevée elle-même, comme un oiseau sorti de son cœur et plus joli que les autres. Et, parce que cette enfant était blanche et claire, avec une carnation d'une délicatesse extrême, elle l'avait nommée Paï-yun, Nuage-Blanc. Devant celle-ci, le Très Épais se montrait sans défense. Les mains en avant, craignant toujours qu'elle ne tombât, ce qui semblait bien improbable étant donné la légèreté et la détermination qu'elle manifesta très tôt, il riotait ingénument. Elle l'aimait assez pour venir tirer sur sa barbe. Elle se plantait aussi devant lui et disait : « Pourquoi tu es gros ? Pourquoi tu es foncé ? Pourquoi tes yeux sont loin derrière tes sourcils ? » Et, comme il continuait de rire — sans comprendre qu'il la choquait par son apparence physique — elle concluait, en tapant du pied : « Hé bien, ce n'est pas beau, je te le dis ! » Elle reculait alors et ne voulait plus qu'il la touchât, elle levait les épaules, soupirait : « D'ailleurs ici, tout le monde est laid, sauf maman qui est la plus belle des plus belles ! » Tchouo-po opinait, épanoui. Nuage-Blanc, avant de retourner à ses jeux, alors qu'elle y courait déjà, se retournait brusquement et criait de loin, de toutes ses forces, comme un défi : « Mais le plus laid, le plus laid, c'est Houen-touen ! » Elle mettait ses mains en cornet autour de sa bouche : « Il est horrible, je le déteste ! »

Tchouo-po riait aux larmes.

Le plus drôle, c'est que Houen-touen lui-même s'amusait de l'aversion qu'il causait à Paï-yun. Celle-ci était vraiment la seule créature qui trouvât grâce à ses yeux. Il la regardait grandir, avec impatience. Il avait des projets dont il ne soufflait rien à personne. Il savait attendre ce qu'il désirait voir se produire.

Ts'ing, qui éprouvait pour lui la plus profonde aversion, l'avait percé à jour ; elle n'en disait rien, mais elle tremblait pour Paï-yun, et elle rassemblait secrètement ses forces, persuadée d'avoir à lutter un jour pour préserver sa fille.

Tout le monde craignait les pouvoirs de Maître Tohu-Bohu. Il était le véritable artisan de toutes les victoires de Tchouo-po car il connaissait l'art de la Musique Destructrice. Ceux qui l'avaient vu à l'œuvre sur les champs de bataille ne l'oubliaient pas de sitôt.

Houen-touen tient sa place. Il est très gros, très gras, très fort, très gourmand, très luxurieux, très intelligent, très retors : en tout, il est redoutable et plus encore par ses accointances démoniaques. À son appel, tous les diables sont là, prêts à le servir ! Son amitié comme son inimitié sont choses dangereuses. Et comme il s'intéresse à tout, s'enquiert de tous et de chacun, en tire opinion, bonne ou mauvaise, il est difficile sinon impossible de lui échapper. Rien ne le laisse indifférent. Tel qui se voudrait neutre par prudence devant lui, serait à ses yeux aussitôt suspect et se verrait tôt débusqué par sa traque. Inutile aussi d'essayer de glisser hors de sa portée ! Il a des informateurs partout et ses rets vont loin. Il faut compter avec lui, toujours.

Envahissant, dérangeant, il n'arrive pas il surgit ; il n'entre pas dans un lieu : il y fait intrusion ; il n'intervient pas dans une discussion il y saute, il y tombe, il s'y carre de tout son poids, de toute sa masse, de toute son impudence. Par ailleurs, bien que coutumier de réflexions dont on s'empresse de rire, lui il rit moins qu'il ne ricane car il ne s'amuse pas, lui, il se moque, il ironise, il tourne en dérision. C'est aussi un censeur cynique, un critique qui ne se soucie nullement de faire ce qu'il conseille aux autres. De ses conseils, on a un peu peur. Cependant, on les lui demande. Et oublierait-on de le faire qu'il vous les imposerait, ne serait-ce que pour vous plier, comme tout le monde, à sa gouverne.

Houen-touen pourrait aisément supplanter Tchouo-po. Il n'y tient pas. Son présent rôle l'excite plus que de diriger ouvertement. Quel intérêt de prendre tous les coups, d'assumer bêtement les assauts de toute nature, d'être la cible principale ? N'est-ce pas plus agréable, divertissant et efficace de gouverner par personne interposée ? Houen-touen se délecte derrière l'écran que lui offre Tchouo-po.

Mais, en campagne, durant les actions guerrières, Houen-touen-le-Chaos est toujours en avant sur le front des troupes quand la horde des Huns attaque en masse. Et ses musiciens de damnation sont autour de lui.

Il est aussi le seul à se poster en isolé pour attendre les armées adverses lorsqu'il est plus avantageux de tendre un piège. Ses musiciens ne sont jamais loin, tapis dans les dessous. Ils guettent son signal pour déclencher la Musique Néfaste en surgissant tout à coup.

Et il en fut ainsi au moment où Hiong-eul, sur son char, s'engagea à toute vitesse, suivi de son armée, dans une gorge profonde, si haute et si étroite que le jour lui parut décroître de moitié...

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Hiong-eul faisait vaillamment tinter les sonnailles de son attelage. Il maintenait une cadence superbe. Son luth chantait avec de fortes harmonies. Ses guerriers l'imitaient, sans une erreur, exaltés et joyeux, sûrs de leur bravoure, pleins de foi. Tambours, flûtes gongs et tubes sonores les environnaient de sonorités bénéfiques. Jamais de tels échos n'avaient retenti dans ce triste lieu où les roues des chars et les sabots des chevaux grondaient comme un orage...

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(De Ts'ing)

Par le Chantre des subtilités, sur le luth discret

J'ai des souvenirs dans ma douce musique.Ce sont eux que j'entends.Ce sont eux que je vois.Je vivais ailleurs dans ma douce musique.Cris d'oiseaux que j'entends !Grands essors que je vois !Qui donc avait des ailes et me ressemblait tant ?

Je vis malgré tout dans ma douce musique.Mais la mort, je l'entends !Mais le mal, je le vois.Il faut fuir ailleurs dans ma douce musique !Mon destin, je l'entends !Ma fuite, je la vois !Avant, j'avais des ailes. Je me ressemblais tant.

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CHAPITRE IX

Quand on fait son devoir et dès que s'élève la Bonne Musique...

LES YEUX ET LES OREILLES voient et entendent bien ; entre le sang et le souffle s'établit un équilibre harmonieux...4 »«

Ainsi en était-il de Hiong-eul chevauchant au son du luth. Il se sentait parfaitement dispos. Il oubliait le bouquet de chiendent sacrificiel, accroché en avant de son char pour signifier qu'il se vouait à la délivrance de son pays jusqu'à la mort. Il oubliait ses blancs vêtements de deuil. La musique était si savoureuse autour de lui ! Il jouissait de ses yeux et de ses oreilles. L'usage de ses sens lui était particulièrement précieux. Quelle plénitude ! Ses guerriers éprouvaient les mêmes impressions. Qu'importe que le paysage fût sombre ! Qu'importe le rétrécissement graduel des parois de la gorge à mesure qu'on s'y enfonçait ! Qu'importe qu'il y eût tant d'épais feuillages d'un vert si profond ! Qu'importe l'étrange relent de vase qui montait du maigre filet d'eau boueuse où l'on pataugeait à présent ! À la cadence héroïque des tambours s'ajoutait le claquement des étendards, aux sons pincés du luth se joignait le glissement ailé des flûtes, si gaies, si pimpantes que le sang chauffait comme du soleil dans les veines. Chaque respiration le faisait flamber plus haut, ce soleil ! Respirer, vivre et vaincre, tout cela n'était qu'une seule œuvre !

Même les piétons, de souffle court, toujours trottant sur les lisières de l'armée, toujours inquiets et toujours accablés par leur besogne de ramasser la provende des chevaux pour l'étape du soir, même ceux-là riaient entre eux, les bras chargés de juteux feuillages.

Ce furent pourtant eux qui, les premiers, gémirent en apercevant leur cruel destin en la personne de Houen-touen, campé sur son cheval au-delà d'un tournant.

Houen-touen barrait la route étroite. Il tenait à la main un tout petit ocarina de terre vernissée rouge. Il restait immobile, et son sourire fixe était celui d'une statue maléfique.

Oreilles d'Ours aussi l'avait vu, en même temps que ses propres guerriers. Tous les chars s'arrêtèrent à sa suite en même temps que le sien. Luths, tambours et flûtes s'étaient tus tous ensemble.

Le silence qui s'établit fut presque douloureux.

Que voulait le Barbare étranger ? Hiong-eul le fit questionner dans les formes par son héraut.

Il n'y eut pas de réponse. Il n'y eut pas de mouvement. Rien que le silence. Rien que l'immobilité de cette silhouette solitaire, barrant la route à contre-jour. On distinguait mal le visage de cet homme. Mais était-ce bien une créature vivante ? Dans l'ombre de sa face, le sourire brillait, blanc, et les yeux aussi brillaient, avec une flamme allègre, incompréhensible.

Hiong-eul fit répéter les questions, assorties d'une formule courtoise d'avoir à s'écarter sous peine d'être fléché comme une cible.

Le silence retomba. On commençait à s'apercevoir combien la gorge était resserrée et profonde. Les parois en surplomb pesaient soudain. On s'avisa qu'il n'y avait pas un seul chant d'oiseau dans ces verdures, pas une seule présence animale, rien qui fût vivant. N'était-on pas entré, sans le savoir, dans le domaine d'un puissant Esprit de la Mort ? N'avait-on pas franchi, hors la terre, quelque frontière invisible ? Les hommes pâlirent et s'entreregardèrent. Aucun ne trouva de rassurement dans le regard de ses voisins.

Il parut à Hiong-eul que le blanc bouquet de chiendent à la tête de son char prenait une singulière acuité. Il éprouva le poids de ses vêtements de deuil. Froids et humides, ils appauvrissaient son sang. Ses poils se dressèrent. Il frissonna. Tous ses pressentiments venaient de le rejoindre pour s'abattre en masse sur lui !

Cependant, il banda son arc. Mais avec une lenteur qui lui sembla durer des siècles. À peine parvenait-il à lever les bras ! Il visa. Ah ! qu'il voyait mal et que sa main tremblait ! La flèche, mal enclenchée, se dérobait. Et le cible, là-bas, cet homme ou cet Esprit, se déformait au travers d'une vapeur !

Houen-touen porta l'ocarina à ses lèvres et joua « La Convocation des Stridents et Discordants ».

Malgré son trouble, Hiong-eul vit le geste. Il vit que le sol s'ouvrait. D'une fosse terreuse, surgissait l'orchestre des diables à la solde de Tohu-Bohu. Des artistes ! Il y avait là Fausse-Trompette, Mauvais-Luth, Ignoble-Calebasse, Éructation, Râle-Mortel, Sans-Mesure et Hurle-Loup. De corps déformés, ils étaient semblables à des instruments gauchis. L'un jouait sur son nez démesuré, percé de trous tout au long. L'autre griffait de ses ongles les crins tendus sur sa poitrine bossue. Un autre, en se servant de son pénis démesuré, tapait sur son ventre énorme et creux. Encore un autre vessait, la tête en bas, les fesses en l'air. Tous ensemble, ils étaient capable de fabriquer la plus infecte, la plus démoniaque musique qui se pût concevoir, un choléra sonore !

4 Li-Ki (cité par Marcel Granet dans La Pensée chinoise, p. 336).

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La flèche de Hiong-eul partit tout de travers, dérisoire. Se fondit-elle en l'air ? Elle n'atteignit rien. Elle disparut, à l'instant même où s'était déclenchée la Musique Destructrice.

Les chevaux hennirent et se cabrèrent. Les timoniers les continrent à grand-peine sur les chars menaçant de verser, et les cavaliers durent serrer les genoux pour ne point être jetés à terre. La température changea. Il fit glacial. La lumière, déjà rare en ce lieu, faiblit encore. Un aigre vent de sépulcre, chargé de miasmes, parcourut le ravin, avec des hurlements. Mais n'était-ce pas les échos soulevés par le trio discordant de Râle-Mortel, Éructation et Hurle-Loup ?

Les arbres s'agitaient, craquaient. Il y eut des éboulis de pierres...

Houen-touen avait commencé par faire donner la note Kong à l'unisson, à pleine puissance. Mais en la rendant si disharmonieuse, en la brouillant de telle façon qu'elle devenait l'exact contraire d'elle-même et que, de grande bénéfique, elle était tout à coup maléfique, rude, arrogante et agressive pour tous les sens.

Elle attaqua Hiong-eul et les siens comme un coup massif, reçu en pleine poitrine ! Cruelle douleur inattendue ! Tous les souffles furent coupés. Les hommes en étaient encore à haleter, pliés en deux quand la note Chang les violenta à son tour, se combinant affreusement avec les premières harmoniques dévoyées qui partaient dans des variations monstrueuses ! Du vertige les saisit. Ils se cramponnèrent à leurs montures ou aux rebords de leurs véhicules. En vain ! Déséquilibrés, soûlés de cacophonie, ils penchaient de travers, tombaient hors des chars, glissaient de côté sur les selles, incapables de se retenir, incapables de se redresser et complètement affolés par cette sorcellerie sonore.

La note Kio, déformée, rejoignant les libidineux engendrements des deux autres et forniquant avec ceux-ci, fit monter le chagrin dans les cœurs des guerriers qui, déjà, gisaient à terre. Avec de la honte, une vague de rébellion passa sur eux : pourquoi avoir suivi un Seigneur maudit ? Ils étaient à présent maudits eux-mêmes !

Les piétons auraient bien voulu déserter et se faufiler comme des bêtes, à quatre pattes sous les taillis mais, les premiers, il furent à plat ventre, misérables, rampant sur place et pleurant tout haut, avec les mêmes discordances que la Musique Destructrice dont ils augmentaient ainsi les effets.

Hiong-eul se sentait à l'agonie. Il résistait encore pourtant. Le corps déjeté comme s'il luttait contre un ennemi invisible. Il voyait s'abattre un à un ses meilleurs compagnons, rendus à l'état de loques. Les sons abominables de cette musique, en traversant son corps, affolaient son entendement. Ne tombait-il pas interminablement dans un gouffre ?

La note Tche, trouble et hideuse, ajouta l'accablement au chagrin. Les plaintes augmentèrent. Hiong-eul perdit toute capacité de combattre. Il ne fut plus que faiblesse. Quelque chose l'écrasa d'un poids immense. C'était la note Yu, déformée elle aussi, arrivant à sont tour à la rescousse de toutes les autres.

Alors, le ciel recula au-dessus du défilé. La force du vent se décupla, soufflant en tempête. Les arbres se tordirent, des branches furent arrachées. Des pierres détachées des parois s'écrasèrent à grand fracas. Il régnait un froid de plein hiver.

Quelle peur innommable clouait au sol toute cette armée, saisie par des démons musiciens ! Il méritait bien son nom, Maître Tohu-Bohu qui, ayant énoncé, note à note, la nature de ses armes magiques, faisait à présent donner toute la Musique Destructrice par l'ensemble de son orchestre. Fausse-Trompette et Ignoble-Calebasse, Sans-Mesure et Râle-Mortel, tous se déchaînèrent, les notes difformes se bousculant, empiétant les unes sur les autres. Elle fut éructante et sautillante comme vermine de marécage, cette musique, ce poison sonore ! Elle mêla glapissements de loups gris et ricanements d'hyènes, cris de damnés en révolte, abois de chiens noirs sur des rythmes inouïs, martelants et perforants.

Il fit noir ! Il plut de l'eau noire, gluante. Des arbres se déracinèrent. Des geysers de feu jaillirent du sol. Des boules de lumière et des nuages d'étincelles parurent.

Alors, les roues des chars sortirent seules de leurs supports. Et les sangles des selles éclatèrent, désarçonnant les derniers cavaliers encore debout. Et les chevaux s'enfuirent. Les boucliers prirent feu, tombèrent en cendre. Les arcs se tordirent. Le métal des épées et des harpons d'attaque coula comme de l'eau.

Et puis, les hommes, soudain, eurent cent ans ! Leur peau devint grise et se fendilla. Leurs yeux virent moins qu'à peine. De la sanie coula hors de leurs narines amincies. Leur mâchoire, décrochée par la faiblesse, pendit, les laissant bouche bée. Ils n'avaient plus qu'une toute petite voix vagissante, à l'instant où ils perdirent leurs dents ! Leur chevelure blanche se détacha de leur crâne comme une étoupe, s'envola ! Toutes les cuirasses étaient tombées en miettes et les riches fourrures rejetées par les chevaux, lors de leur fuite, se dépouillaient de leurs poils, devenus semblables à du duvet de chardon !

Il ne restait plus une seule idée dans la tête de tous ces guerriers vaincus. Hiong-eul, terrassé, dénudé, car son vêtement n'était plus que lambeaux, releva un peu le menton de la boue qu'il broutait. Il se vit entouré de cadavre et retomba !

Houen-touen, bien droit sur son cheval, lequel restait placidement immobile, jugea le moment venu. Tous les diables s'anéantirent comme dans une trappe. La Musique Destructrice cessa. Et, dans une vaste

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clameur d'enthousiasme, Tchouo-po surgit à la tête de ses hordes et se précipita au galop vers le facile carnage qui lui était offert.

Les guerriers de Hiong-eul se redressèrent. Mais trop tard. Têtes et membres volaient sous les épées des Huns !

... Avant de mourir, ils comprirent tous qu'ils avaient été la proie d'une illusion. Ainsi que Hiong-eul, ils virent les feuillages, les arbres intacts, comme les chars, comme les arcs et les cuirasses, le brillant soleil, le ciel proche...

Houen-touen, de sa place, riait aux éclats : sur toutes ces faces, la stupéfaction de la vérité suivie aussitôt par la stupéfaction de la mort était, pour lui, un spectacle de choix. Il l'appréciait comme la juste récompense de sa puissance sorcière.

Quand les Huns, leur besogne faite, prirent le chemin de Hia-tsong, les charognards tournaient haut dans les airs, par-dessus la gorge où gisaient les cadavres décapités des vaincus. Sur le corps de Hiong-eul s'étalait le corps du Maréchal de l'Agaric. Et, entre les deux, la tablette votive de leur capitale était brisée.

À l'arçon de Tchouo-po, la tête du Seigneur Oreilles d'Ours ballottait en égouttant son sang, avec une mine vaguement boudeuse. Tous les autres guerriers emportaient de pareils trophées, ainsi d'ailleurs que Houen-touen, arborant le chef définitivement morose du Maréchal de l'Agaric.

— Nous sommes vraiment courtois envers ces vaincus, fit remarquer Houen-touen, nous les ramenons tous chez eux !

Et il rit aux larmes, imité par tout le monde. Ensuite, sérieusement, on prit le grand galop car il fallait parachever lestement la conquête de ce pays.

Hia-tsong, la capitale du défunt Seigneur, fut prise le soir de ce jour, sans presque de résistance, abusée elle-aussi par les artifices sonores de la Musique Destructrice.

Une fois la place occupée, et les populations devenues dociles, après quelques tortures bien menées et quelques nécessaires exécutions, dont les têtes allèrent rejoindre celles de Hiong-eul et de ses pairs, à l'alignement sur la crête des remparts, en attendant d'être suffisamment récurées par les rapaces pour qu'on pût tailler des vases à boire dans leur crâne, Tchouo-po trouva la ville à son goût.

Le palais lui plut. Il interdit qu'on le pillât. Il partagea entre ses généraux les plus jolis morceaux du gynécée, après s'en être réservé quelques-uns. Il se divertit beaucoup des Duègnes puis reconnut qu'elles avaient leur utilité et chargea fermement les plus capables d'entre elles d'encadrer les femmes choisies par lui. Il garda également Ki-t'eou, Tête de Coq, qui reprit ses couleurs à cette bonne nouvelle. Il convoqua ensuite les cuisiniers, les domestiques, les baladins, les dignitaires épargnés, tout le personnel du palais. Il leur recommanda de se surpasser pour le servir, le nourrir et le distraire, s'ils tenaient à leurs têtes.

Et sans doute y tenaient-ils tous, puisque Tchouo-po put festoyer et se divertir, grâce à leurs talents conjugués, trois jours et trois nuits durant.

Il n'oublia point de récompenser ses guerriers, d'attribuer des charges et des honneurs nouveaux à ses généraux.

Ensuite, son ennui le rejoignit. Alors, il fit nettoyer la ville et les abords de tous les cadavres, remettre en ordre les jardins et préparer les plus beaux appartements du palais.

Il proclama que, désormais, la ville s'appelait Tchouo-tsong.

Et il ordonna à Houen-touen, accompagné de quelques hommes de confiance, d'aller chercher Ts'ing, sa femme, et Paï-yun, sa fille, afin de les amener dans les meilleurs délais. Maître Tohu-Bohu partit donc sur l'heure, sans discuter ; il avait ordre de ne point faire étape. Il n'était pas fâché de cette mission : voir vivre et grandir Paï-yun était son plaisir. Il nourrissait ainsi un étrange rêve amoureux.

Tchouo-po les regarda s'éloigner, déjà impatient qu'ils revinssent. Il avait recommandé qu'on choisît la plus molle litière et qu'on évitât absolument au retour de repasser par les villages incendiés et les charniers, forcément laissés derrière soi au cours de la pénétration rapide de ce pays.

La délicate Ts'ing et Nuage-Blanc ne supportaient pas ces choses. Cela agaçait un peu Tchouo-po mais il désirait par-dessus tout que sa femme et sa fille fussent souriantes en arrivant. Il fallait parfois en passer par ces faiblesses féminines, si on voulait tirer agrément de leur incompréhensible nature !...

Tchouo-po resté seul poussa un soupir d'hippopotame, tapa du pied à défoncer la Terrasse de la Biche où il se tenait et courut comme un ouragan vers le gynécée afin d'y distraire son attente.

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Par le Chantre Impassible, avec juste un seul tambour

Le vautour plane. L'ombre est dessous ses ailes.Il voit loin tout en bas.Dans la gorge profonde, l'herbe est verte.Il y a là des lambeaux, sur les basses branches.De beaux morceaux d'un rouge brillant.Des corps d'hommes qui n'ont point de tête !Ce ne sont plus des hommes ! Surtout pas des guerriers.C'est de la nourriture ! dit le vautour.Et il appelle tous les siens.Les vautours planent. L'ombre est dessous leurs ailes.Un à un, ils descendent tout en bas.Dans la gorge profonde, l'herbe est verte.Quel beau sang a tout éclaboussé !

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CHAPITRE X

Quand Ts'ing, la Pure, avec sa petite fille, fut, bien acclimatée à sa nouvelle résidence et qu'elle prit plaisir à écouter la cigale des jardins dans le cirier en fleurs...

CHOUO-PO, APRÈS QUELQUE TEMPS de béatitude auprès d'elles, ressentit le besoin de se donner de l'exercice.Admirer longtemps des énigmes l'épuisait ! En effet, cette femme mystérieuse et cette enfant

délicate, si elles le charmaient, le désorientaient plus encore. De sorte que, malgré son application, il ne parvenait jamais à demeurer bien longtemps en leur compagnie. Il ne s'accoutumait pas vraiment à leurs manières et il n'arrivait évidemment pas à leur communiquer les siennes. Il eût fallu pour cela les violenter. Il en eût été incapable.

T

C'était une situation fort curieuse que cette passion qu'il avait d'elles deux. Quand il ne les voyait pas, il rêvait d'être à leurs côtés ! Mais quand il était avec elles, leurs façons douces, qu'il croyait dérobées, leurs glissements d'allure, qui lui semblait le fuir, et surtout, leur vie intérieure, si différente de sa pauvre imagination, tout cela l'effrayait presque. À coup sûr, il en tirait du malaise. Il ne se sentait pas à sa place en leur présence. Il se rendait compte qu'elles lui échappaient, tout en restant sans reproche. Alors, il devenait triste. Il les eût voulues plus présentes, moins éthérées, plus charnelles, plus denses surtout. Mais, en même temps, il tirait grand orgueil de leurs particularités : ces êtres-là étaient d'incomparables trésors et il les possédait, lui seul, lui Tchouo-po ! Ts'ing et Paï-yun étaient son bien propre.

Il n'empêche qu'elles l'irritaient un peu. Impossible, près d'elles, de se livrer aux gros plaisirs de la vie. Et si, par hasard, il le faisait, bâfrant, braillant, buvant et bousculant les filles, il en concevait ensuite une honte cuisante parce que Ts'ing, sans rien dire, l'évitait du regard et que Paï-yun, avec un petit front buté, se dérobait à ses caresses paternelles. Il se sentait humilié et il ne comprenait pas pourquoi. La vie lui paraissait alors affreusement compliquée.

Il pouvait pourtant visiter commodément ses nouvelles concubines, installées au Pavillon des Heureux Présages, le palais et ses jardins étant réservés à Ts'ing. Mais, même là, il ne se trouvait pas tranquille. Il lui semblait que le bruit de ses frairies parvenait aux oreilles de sa femme et de sa fille !

Et puis, il avait besoin de galop et d'activité martiale. Vivre confiné ne lui valait rien !

Alors, avec ses guerriers, il se remit à parcourir le Chan-si en tous sens, pillant et rançonnant, tuant et incendiant, avec une cruauté presque innocente tant elle était primaire. On se donna de l'action. On mania le feu et le fer. On retrouva la volupté du mouvement fou qui terrorise les autres humains. On emmena des prisonniers, on réprima des révoltes, on déplaça des populations, bref on désorganisa le pays, sous prétexte de le mater et de le gouverner. On n'avait pas l'habitude de voir loin. Les mauvais résultats ne se firent pas attendre.

Les incursions guerrières, la terreur que les Barbares se plaisaient à répandre, perturbèrent les travaux des champs, déjà fortement compromis précédemment par diverses calamités. Les récoltes furent donc très maigres. L'occupant, s'imaginant qu'on le trompait, s'en octroya la totalité tout en exigeant des tributs que les villages ne pouvaient pas payer, faute de réserves. Les gens eurent le choix entre mourir sous la torture ou, de toute façon, mourir de faim pendant le prochain hiver. Ils préférèrent fuir dans la nature, se terrer. Les villages se vidèrent.

Croyant que c'était une ruse et que les villageois allaient revenir sitôt la place libre, les Barbares, pour les punir, incendièrent de tels villages. La ruine du Chan-si se généralisa en quelques mois.

Tchouo-po, inconséquent, ne s'en occupa point. Pour lui, tout allait bien, il se distrayait gaillardement, partageant son temps entre ses raids meurtriers et d'agréables séjours dans sa capitale. Il était bien tranquille : toutes les provisions y avaient été rassemblées et la population, là au moins, ne se rebellait pas.

Pour les habitants de Tchouo-tsong, il s'agissait de survivre. Les grands du palais avaient d'ailleurs, les premiers, donné l'exemple. Et donc on frayait sans vergogne avec l'ennemi, dans un climat de débauches, de trafics, de sordides transactions, de dénonciations. On se vendait et on volait. Entre les règlements de compte et les exécutions publiques, cela faisait beaucoup de cadavres chaque jour. Le nuage de mouches sur les Bois d'Infamie allait toujours grossissant... Et les fêtes, souvent frénétiques, alternaient avec les périodes de répression. Tchouo-po partait en expédition avec une grande partie de ses guerriers. Mais ce n'était que le calme des complots d'intérêt et des louches transactions.

Préservée de ce climat, Ts'ing vivait au palais, se promenait dans les immenses jardins dont les mille statues de pierre grumeleuse ne lui déplaisaient pas. Les arbres, les fleurs et les oiseaux étaient, comme toujours, sa compagnie préférée, avec celle de Paï-yun qui ne la quittait pas, qui marchait près d'elle

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gravement ou qui sautillait d'un pied sur l'autre, avec des rires. Ts'ing n'allait pas en ville. Elle voulait l'ignorer. Elle s'enfermait volontairement dans cette zone de paix qui abritait la longue rêverie de son existence. Elle composait sur son luth. Elle s'asseyait sous les charmilles et chantait. Nuage-Blanc l'écoutait, battait des mains ou dansait sur la musique. Souvent, elle joignait sa voix enfantine à celle, si légère et d'une autre enfance, de sa mère.

Ts'ing avait commencé d'apprivoiser les oiseaux ; ce qu'elle faisait toujours dans ses diverses résidences. Et elle ne se considérait comme vraiment installée que le jour où tous les oiseaux d'un lieu la connaissaient. Parmi les féeries qui l'entouraient et que les serviteurs aimaient tant à raconter, il y avait ce nuage ailé accompagnant sa litière lorsque, d'ordre de Tchouo-po, elle devait changer ses pénates. Son arrivée dans la ville n'avait pas manqué à ce rite, et les esprits en avaient été frappés. De sorte que, si elle ne s'occupait pas de la ville ni de ses habitants, ceux-ci déjà, reprenant les bavardages du palais, disaient qu'un être de pureté, un génie femelle vivait là-haut, traversait le jardin, au-dessus duquel certains affirmaient l'avoir vu voleter dans la compagnie des oiseaux.

Mais on savait que, parfois, par des sorts malheureux, les fées peuvent être prisonnières. On disait donc avec commisération que c'était le cas de Ts'ing la Pure.

Certes, en se fiant aux seules apparences, on pouvait le penser, car Ts'ing était en effet toujours entourée d'une petite armée personnelle, chargée de la protéger et d'interdire toute intrusion étrangère à ses côtés. Cependant, cette protection demeurait très discrète, se contentant de cerner de loin les endroits où évoluaient la jeune femme. Les gardes n'avaient pas le droit de l'approcher, sauf si elle les réclamait ou en cas de danger.

Ts'ing y était accoutumée. Et plutôt que de ressentir ses guerriers comme des gardiens, elle les considérait comme des garants de sa tranquillité. En effet, elle était craintive envers tout ce qu'elle ne connaissait pas. Un peu casanière, attachée à de calmes habitudes, se plaisant à étudier, observant sans se lasser la nature ou le ciel, elle ignorait l'ennui. Comme un oiseau, né en captivité, ne se heurte pas aux barreaux de sa cage, elle ne souffrait pas de son état ; elle aimait sa bulle de préservation. L'extérieur lui paraissait plein de périls inconnus. Elle n'était pas aventureuse.

D'ailleurs, elle s'évadait autrement. Pour l'emprisonner vraiment, il eût fallu limiter son esprit. Et, en ce domaine, elle était libre, follement ! Jamais à court de rêves, elle plongeait dans d'autres mondes ; des êtres singuliers et charmants la visitaient, dont elle ne s'étonnait même pas puisqu'ils étaient de sa réalité à elle, alors qu'ils eussent peut-être affolé ses gardes eux-mêmes ! Et puis, elle avait sa fille qui ralliait tous ses soins et qui répondait à sa tendresse. Elles s'entendaient si bien toutes deux !

Paï-yun ne voyait que par sa mère qu'elle s'appliquait à imiter en tout. Enfant gaie et sensible, à l'intelligence vive, sachant rêver, elle aussi, elle était néanmoins très observatrice et peu de choses échappaient à sa précoce sagacité. Tchouo-po s'en émerveillait ostensiblement avec d'énormes rires et des plissements de paupières. Il l'admirait. Elle s'en moquait et lui disait son fait, témoignant ainsi d'une personnalité déjà bien marquée, appelée à devenir plus volontaire que celle de Ts'ing.

Elle n'était pas peureuse. Sa curiosité, son goût d'apprendre l'emportaient souvent sur sa prudence. Bien que la vigilance de Tchouo-po eût jusqu'alors réussi à lui épargner la plupart des spectacles cruels et bien que sa mère ne les évoqua point, Paï-yun n'ignorait pas qu'en dehors de leur vie protégée, le monde des autres personnes recelait d'âpres dangers, des effrois, de la souffrance, de la laideur. Elle désirait en comprendre les raisons, le sens. Pourquoi ces différences ? Elle sentait violemment que c'était injuste. Elle en prenait de l'irritation, de l'impatience, du malaise, presque de la fièvre, rien qu'à y penser ! Souvent, ses colères n'avaient pas d'autre cause.

Elle eût voulu que cela changea, ces ombres. Au dehors, on aurait dû vivre comme elle, au calme, sans craindre !

Un jour qu'elle n'y tenait plus, d'un pas décidé, elle alla questionner Tchouo-po. Elle aborda le problème par un biais, prenant un air de bavardage :

— La litière a mis longtemps pour nous amener ici, disait-elle. Alors, ce pays, c'est encore notre Nord ou bien c'en est un autre ?

— C'est ton pays, il est à toi, répondait Tchouo-po, puisque je l'ai pris.

Elle fronçait les sourcils :

— Tu l'as pris ? À qui ? Et pourquoi ?

Il riait, satisfait :

— À un imbécile ! Parce qu'il ne le tenait pas bien !

Ce n'étaient pas des réponses, ça ! Paï-yun écarquillait les yeux :

— On peut tenir un pays ?

— Bien sûr, on peut ! disait Tchuo-po. On peut le tenir. On peut le prendre. Et moi je l'ai pris et je le tiens

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bien !

Paï-yun insistait :

— Mais il est vraiment à toi ?

— Oui, et c'est ton pays aussi, Paï-yun, parce que moi j'y règne et que je l'ai rajouté à notre Nord.

La réplique partait comme une flèche :

— Si c'est mon pays, pourquoi y a-t-il des gens qui ont peur, qui se sauvent et qui crient ? Et des endroits où l'on est passé en venant qui sentent si mauvais, qui sont tout brûlés ?

Elle se souvenait d'avoir écarté le rideau de la litière quand on le lui interdisait, à l'insu de sa mère.

Tchouo-po se rembrunit :

— Tu as désobéi. Les gens qui criaient avaient désobéi aussi.

Elle baissa la tête. L'entretien tournait court. Tchouo-po l'avait feintée. Il n'était pas sérieux, mais grossier, vaniteux et bête !

Courant à sa mère avec les mêmes questions, elle fut également déçue, quoique d'une autre façon :

— Ton monde est ici, mon enfant, près de moi, dans la musique, avec les oiseaux. Ne cherche pas au-delà. Que veux-tu de plus ?

Elle voulait beaucoup plus, Paï-yun ! Mais elle se taisait.

Cela ne durait qu'un court instant. Elle éclatait :

— Je veux que les gens soient comme nous deux ! Je ne veux pas qu'ils crient, qu'ils se sauvent ! Ni qu'ils soient tout plats par terre !

— Il ne faut pas regarder quand c'est défendu, Paï-yun, murmura tristement Ts'ing en l'attirant contre son sein.

Là, elle lui chuchotait, avec des inflexions étranges :

— Prends patience ! Cela changera dans le sens que tu désires. Je le sais. Les oiseaux, l'air, les nuages, le vent m'ont parlé. Tous disent qu'un Grand Élu se chargera de ce travail.

Alors, le regard de Paï-yun s'éclaira :

— Nous le connaîtrons, ce Grand Élu ?

— Oui, murmura Ts'ing, nous le connaîtrons, ainsi que d'autres qui l'entourent. Nous le connaîtrons, parce que nous nous sommes déjà connus, tous !

— Où cela ?

— Ailleurs, Paï-yun, nous nous sommes connus ailleurs, et aimés, et nous avons souffert ensemble.

— Je ne m'en souviens pas.

— Tu t'en souviendras ! Ma musique parle d'eux, mon enfant. C'était dans un autre temps, dans une autre vie. Bien avant celle-ci... Et nous avions d'autres corps. Différents de ceux qui sont nôtres à présent. À la fois différents et semblables, parce que nos entités, en se réincarnant, ne changent point, elles ! Même en se perfectionnant, même en devenant plus conscientes de la Loi du Ciel, même en devenant meilleures, elles gardent une constante qui est comme leur signature, par laquelle le Grand Être Suprême les reconnaît. Vois-tu, Paï-yun, c'est comme pour la viole, le luth ou la flûte. Chacun de ces instruments peut jouer des airs différents. Tu reconnais toujours malgré tout la viole, le luth ou la flûte. Et mieux, si tu as une fine oreille, tu distingues très bien de quelle sorte de flûte ou de viole il s'agit. Pour le Grand Être Suprême, tous les humains sont, chacun à sa place, des instruments bien précis dans son immense orchestre. Il donne la mesure. Et nous jouons tous, dans cet ensemble, plus ou moins bien. Et Lui nous connaît, un par un...

Les yeux de Paï-yun brillaient ; elle écoutait passionnément, à moitié accroupie par terre, de cette manière qu'affectionnent les jeunes enfants, et elle avait posé sa joue sur le genou de Ts'ing qui continuait de parler, sous inspiration, les paupières baissées,les joues colorées d'émoi.

— ... Nos entités spirituelles sont bien puissantes, va ! Et cette harmonie spécifique à chacune d'elle arrive bien souvent à modeler la chair d'emprunt, comme une cire. C'est pourquoi, lorsque des entités se sont jadis connues et qu'elles se retrouvent, elles se reconnaissent, malgré le nouveau corps. Elles se reconnaissent à coup sûr ! D'abord par le poids du regard. Ensuite, par d'autres signes : le rythme intime, propre à chaque entité, et qui communique à la voix sa cadence, aux gestes leurs enchaînements, à la démarche son balancement, à la personnalité enfin, sa lumière... ou son ombre.

Ts'ing releva les paupières :

— As-tu compris, Paï-yun, comment nous prenons tous de nouveaux corps ?

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— Oui, dit l'enfant, je change bien de robe, moi ! C'est tout pareil.

Elle était tout animée d'avoir saisi de si importants mystères. Cependant son visage s'assombrit tandis qu'elle enchaînait :

— Mais, tu as dit : son ombre. Est-ce que cela signifie qu'il y a des êtres presque noirs, presque sans lumière, et qu'on les rencontre quand même ?

— Oui, forcément ! Il y a de tout, Paï-yun, dans ce monde où l'on se croise et se recroise sans fin.

L'enfant cria, avec un geste emporté, en sautant debout :

— Alors, on retrouve des ennemis ?

— Oui, hélas !

Paï-yun trépigna sur place, convulsée :

— J'ai connu Houen-touen, je l'ai connu, j'en suis sûre ! Et il revient, il revient pour me guetter, pour tourmenter, pour me faire du chagrin, comme autrefois, tant, tant de chagrin !

Elle sanglotait. Ses larmes, violentes, jaillissaient comme une pluie d'orage. Ts'ing l'avait prise contre elle et la serrait pour la rassurer. Mais elle ne voulait pas lui mentir :

— Oui, Paï-yun, nous l'avons connu, toutes deux ensemble, dans le même jadis. Il est vrai pourtant que tu en as souffert plus que moi.

Paï-yun se débattait :

— Il me poursuit, je te dis ! Il veut m'attraper, je le sens... Il faisait cela sans bruit. Il ne lâchait pas son idée de me retenir. Il était gros. Énorme. Très Énorme. Et comme une vieille, très vieille énorme femme toute seule dans une grande pièce d'un palais immense ! Je vois, je vois ! Non, je ne ferai pas mon service ! Non, je ne peignerai pas ses cheveux !...

Elle était en transe, mouillée de sueur. Elle bredouilla sur un ton de moquerie douloureuse :

— Ils sont blancs, vos cheveux, Très Énorme5 !...

Elle se calmait sous les caresses apaisantes de sa mère ; elle pleurait à petit bruit, en geignant ; son délire prenait un autre tour :

— Il n'y a plus de Très Énorme... La vieille femme que je peignais... voici que c'est un homme... je n'en veux pas pour frère ! Je n'en veux pas.. Ses mains me touchent trop ! Il approche trop sa bouche... Il ne me rattrapera pas ! Il ne peut pas : il boite6!...

Elle s'apaisa d'un seul coup. L'irruption des visions antérieures la quittait. Dans un vaste reflux, la marée qui était montée d'un coup se retirait. Mais, sur le sable de sa conscience, des marques témoignaient de la force du flot.

— Allons, dit Ts'ing en essuyant les pleurs de l'enfant, ce que tu as vu est fini. La Très Énorme n'existe plus.

— Ni le grand sombre boiteux ?

— Ni lui.

— Oui mais Houen-touen, c'est la même et c'est le même ! J'ai peur...

— Ne crains rien. Je suis là, très près de toi, cette fois-ci.

— Plus près qu'avant ?

— Oui, car j'ai fait ton corps à présent à partir de mon corps, ce qui nous lie de plus près. D'ailleurs, ce qui est en Houen-touen ne te veut pas vraiment de mal, même si tu en as des souvenirs cruels. Il t'a aimé, quand il était dans son corps de Très Énorme car, en ce temps-là, le corps que tu avais procédait du sien.

— Comme maintenant avec toi ?

— Oui... Et il t'aimait encore quand il était ce grand homme ombreux. Ton frère, Paï-yun, alors ! Maintenant encore, l'intérêt que son entité ressent pour la tienne le fait se tourner vers toi et te convoiter...

L'enfant lui saisit les mains :

— Et toi, ma mère, tu ne me dis rien de toi ! Qui t'aimait ?

La belle jeune femme soupira :

— Tchouo-po ! Déjà Tchouo-po, Son Épaisseur ! En ces temps reculés où Maître Tohu-Bohu était une

5 Voir « Kobor Tigan't, Chronique des Géants ». même éditeur.6 Voir « Markosamo le Sage, Chronique d'Atlantis ». même éditeur.

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Très Énorme vieille femme, pleine des pouvoir de sa terrible volonté de puissance, le très matériel Tchouo-po était déjà une Opacité !

Elle se mit à rire :

— Il m'aimait et me torturait. Rassure-toi : sans le vouloir ! Ma nature était plus aérienne alors et il s'obstinait, craignant de me voir mourir, il s'obstinait à vouloir m'alourdir, m'épaissir, à son image ! Figure-toi qu'il me gavait de nourriture contre mon gré !

Elle riait à présent aux éclats. Mais Paï-yun, sérieuse :

— Tu étais un oiseau, n'est-ce pas, ma mère Ts'ing ?

Le rire devint un charmant sourire mélancolique :

— Presque, ma fille ! En tout cas, bien plus que maintenant. Je me rebellais contre le travail qu'il nous faut accomplir au sein de la matière. Je voulais toujours y échapper. Être incarnée ici et de cette manière ne me plaisait point. Voilà pourquoi j'ai eu Tchouo-po pour m'aimer. La raison en est qu'il représente cette matière terrestre. Au fond, il faut qu'il soit bien lourd pour qu'attachée à lui par mon sort, je ne puisse me dérober à l'évolution humaine...

Elle rêva un peu. Paï-yun se taisait. Puis Ts'ing sourit avec ardeur :

— Mais, tu sais, la musique, je l'entendais déjà et je la puisais aux mêmes sources célestes qu'à présent !

Elle saisit son luth et se mit à jouer avec une infinie douceur.

— La musique, dit soudain Paï-yun, c'est la parole de ce monde d'où tu es venue, n'est-ce pas ?

— C'est ma parole, fit Ts'ing.

Ainsi parlaient-elles, cette très jeune femme et sa fillette... Et moi, le Houa-jen, dans mon domaine toujours préservé, ignoré des envahisseurs, je suivais souvent, parce que la distance ne m'était rien, le cheminement de leurs pensées et je percevais, par un écho en moi-même, leurs entretiens.

J'étais heureux des progrès de leur conscience. Il est toujours bouleversant pour moi de constater le réveil de mémoire des chères entités dont j'ai pris la charge depuis si longtemps.

Je n'étais cependant pas tout seul à capter ces choses. J'avais compris, en effet, sans trop de surprise, que ma fidèle marionnette, Tchang-o, entendait et voyait en même temps que moi ! Elle ne cherchait nullement à s'en cacher. Bien au contraire, elle s'y passionnait, prenant cela pour un jeu et, toute divertie, elle me faisait part de ses réflexions et me demandait si nous rencontrerions bientôt ces aimables personnes, qu'elle affirmait avoir déjà connues en d'autres temps et sous d'autres aspects !

J'attribuais ce pouvoir de Crapaud-Lune au fait que je l'avais animé moi-même, imprégnant sa carcasse de marionnette d'une partie de mon propre psychisme. C'était là un bon travail de mage ; Tchang-o représentait pour moi un précieux point d'émanation, ayant l'avantage d'être parfaitement dissimulé sous sa cocasse apparence. Je savais pouvoir m'y déléguer aisément quand le besoin s'en ferait sentir. Je savais aussi qu'elle n'irait jamais contre ma volonté et qu'elle agirait en tout comme un membre de mon corps dirigé par mon mental.

Il ne faut cependant pas croire que cette marionnette privilégiée n'était qu'une merveilleuse machine magique. Il y avait en elle quelque chose de plus : une présence, que son don d'amour pour les humains avait fait revenir des limbes, depuis un fabuleux passé.

Je l'avais connu, cet être, qui n'était pas humain, lui, et qui en souffrait si fort. Il avait tant palpité d'amour jadis que cela lui avait servi d'âme, en quelque sorte. Son ancien corps hybride définitivement éteint avec l'antique race des Géants de Kobor Tigan't, il n'avait pas pu, ou pas su, obtenir un autre corps afin de se réincarner auprès des humains, à qui cet immense amour l'avait cependant à jamais attaché.

Je l'avais brièvement revu à l'époque atlante, dans ces zones mal définies du bas astral, proches de la terre, où traînent tant de pauvres choses, rémanences informes, larves pataudes ou créatures déclassées. Durant des âges, il avait subit là sa peine, ne se laissant ni dissoudre, comme cela se produit pour les formations vitales non conformes au Plan, ni attirer par les autres possibilités d'évolution que lui proposèrent les Grands Régulateurs, ceux que l'on nomme parfois les Elucials Glacides, touché par son cas si particulier de condensation mémorielle autour d'un noyau d'amour.

Son ancien corps hybride sur terre ayant été partiellement batracien,on aurait pu l'amener à devenir un

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Esprit-Groupe des grenouilles ou même un Déva de la pluie, solution flatteuse.

Mais lui ne voulait rien entendre ! Rien ne l'intéressait que la terre et les hommes. Il voulait donc revenir sur terre. Il voulait retrouver, dans les incarnations successives, les êtres humains particuliers auxquels il s'était voué. Il voulait, il voulait si bien que, dans l'astral, il se densifiait toujours plus. L'amour lui donnait une extraordinaire cohésion. Et son désir devenait prière. On parlait beaucoup de lui parmi toutes les sortes de Régulateurs de Mondes. Il n'était plus question de le dissoudre.

Moi, il me bouleversait. Je n'avais pas compté avec lui dans mon plan initial. Mais je sentais que je devais faire quelque chose.

Et finalement, j'obtins des Elucials Glacides l'autorisation d'user d'un subterfuge permettant de l'incarner, si l'on peut dire, en même temps que ceux qu'il aimait. Nous avions donc fait alliance tous les deux. Il me devait l'animation de son support et sa vie factice. Mais son bourgeon d'âme s'y logeait enfin, revenu sur terre et tout palpitant de passion !

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Par le Chantre des mystères, avec la harpe à bruit d'eau

Non, ce n'est pas une légende.Ils ont vécu tout près de nous.Ils étaient pleins d'amour.Mais ils ne parlaient point.Leurs yeux immenses parlaient pour eux.Il n'y en eut point de plus fidèles,À vivre ainsi tout près de nous.Leurs doigts étaient palmésEt leurs têtes rases, t'en souviens-tu ?T'en souviens-tu, toi qui vécus aussi jadis ?Et qui reçus de ces muets tout leur amour ?

Non, ce n'est pas une légende.Ils ont vécu, ces étranges !Mais, hors le gouffre du temps, un seul est revenu.Le plus aimant, le plus obstiné fidèle.Il est là, sous un corps d'emprunt.Point vraiment vivant.Mais toujours plein d'amour.Qui, l'ayant connu, ne le reconnaîtrait ?...

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CHAPITRE XI

Quand commencèrent de veiller la nuit, de partout dans les herbes, les très petites lanternes vertes et que la chaleur devint étouffante...

IEN QUE RIEN N'EÛT CHANGÉ dans la sérénité de notre domaine, à l'écart de tout danger, devant moi, le Houa-jen, Li-tchong manifesta une fébrilité inaccoutumée qui se communiqua aussitôt à ses deux fidèles, Grand-Sapin, son frère chéri, et Kiun-tseu le Gentilhomme.B

Elle déclara qu'elle ne supportait plus l'idée que le Chan-si fût envahi, qu'elle devait agir, que le temps en était venu et qu'elle le savait. De quelle manière agir ? Elle l'ignorait encore, mais qu'importe ! Oui, elle était décidée, avec ses deux servants, à aller voir ce qui se passait vraiment dans la capitale. Son devoir l'y appelait. Elle ne pouvait plus s'y dérober. Taï-chou et Kiun-tseu l'approuvaient. Prêts à partir, ils l'attendaient.

Elle me dit tout cela sans détour, d'un ton très pathétique, en s'inclinant avec sa déférence charmante et en me pressant les mains pour me prouver son affection. L'éclat de ses yeux, la fermeté de ses explications montraient clairement qu'elle ne se laisserait pas détourner de son projet.

J'avais eu déjà du mal, au début de l'invasion, à persuader nos jeunes guerriers de ne pas aller se perdre en d'inutiles combats, contre un ennemi fort de son nombre et, surtout, de sa surexcitation guerrière. Je leur avait fait comprendre que mes magies préservaient notre domaine d'être découvert et qu'il fallait y rester cachés pour attendre un moment plus propice. Un amollissement ne tarderait pas à pénétrer les armées ennemies, une fois bien dans la place. La vie de luxe et de débauche que menaient volontiers les Huns y contribuerait vite.

Mais cette fois, je ne tentai nullement de dissuader Li-tchong. D'ailleurs, elle avait raison : le temps était vraiment venu de mettre le pied sur le chemin de son évolution personnelle et de commencer à remplir son grand destin.

Je lui précisai pourtant que, dans le monde extérieur, les miracles spontanés, dont elle était coutumière dans notre monde préservé, ne se produiraient pas forcément autour d'elle, qu'elle devrait compter plutôt sur son intelligence et, bien plus encore, sur sa ruse pour parvenir à ses fins.

Elle me dédia un sourire de sa façon, à la fois mélancolique et radieux :

— Je sais, je sais tout cela, mon Houa-jen ! Le monde extérieur est rétif. Il reçoit plus volontiers les démons et les esprits vulgaires que les impulsions heureuses de la lumière. Et les saints personnages ont toujours beaucoup de mal à le persuader d'intégrer la sagesse. Ma vertu personnelle n'est pas encore assez développée pour imposer sa loi, comme ici où tout ne vibre qu'en ce sens, grâce à ta protection, mon Houa-jen, grâce à ta protection ! Quant à la ruse, j'ai prévu cela !

C'est ainsi qu'elle partit, déguisée en jeune paysan, avec le sarrau de toile grise et le large chapeau de bambou, tout comme Taï-chou et Kiun-tseu. Tous trois portaient de grands paniers de légumes et de fruits.

Sans avoir sollicité ma permission, l'estimant sans doute accordée d'avance, Crapaud-Lune se joignit à eux sous l'accoutrement d'un pêcheur de rivière, apportant son poisson à la ville dans des bourriches de jonc tressé. Il les surprit fort car il ne leur avait pas non plus demandé leur avis. Mais il les fit tellement rire que Li-tchong n'eut pas le courage de le renvoyer. Ils gagnèrent donc la sortie de notre domaine ; ils se divertissaient beaucoup de marcher à la manière des paysans.

Leur belle humeur ne dura pas. En franchissant l'invisible frontière qui préservait notre intégrité, ils eurent soudain l'impression de déboucher sans transition dans un autre monde. L'heureuse chaleur de notre plein été, notre nature riante, le grand soleil dru qui vivifiait nos champs bien irrigués, la senteur enivrante des foins et des fleurs, toute cette quiétude à quoi ils étaient accoutumés disparut, comme si quelque charnière magique venait de tourner pour leur révéler l'envers du décor.

Ils étaient plongés dans une ambiance moite et brûlante, sous un ciel plombé d'où tombait un jour crépusculaire. Le paysage sinistre semblait frappé de stupeur. À l'horizon traînaient les fumées roussâtres des incendies. On en voyait parfois sauter les brusques lueurs. Corbeaux et rapaces, en troupe nombreuse, ne cessaient de tourner au-dessus de la campagne que pour s'abattre sur les cadavres, disséminés de toutes parts ; ils faisaient alors s'envoler, pour un court moment, les essaims de mouches agglutinées sur les charognes. Cela s'élevait, épais comme des nuages d'orage, en vrombissant furieusement, pour retomber ensuite, avec une sorte de grâce gluante, en lâchant de-ci de-là des paquets désordonnés d'étincelles noires.

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La puanteur rendait l'air irrespirable. De temps à autre, il pleuvait un peu. Cela s'évaporait vite. L'odeur augmentait. Elle collait aux vêtements et à la peau...

Le visage de Li-tchong s'était fermé. Elle n'eut besoin que d'un regard, échangé avec ses compagnons, pour leur transmettre sa détermination. Ils se rapprochèrent d'elle. On marcha vite désormais, en se coulant de préférence à travers bois et taillis, on suivit le lit des ruisseaux, presque tous corrompus par un grand nombre de cadavres d'hommes et d'animaux, à demi dévorés. De la vermine grouillait partout.

On évita les villages. La plupart étaient vides. Des maisons écroulées, des cendres et, encore des cadavres pourrissants, presque tournés en fumier, informes, d'où pointaient de travers des os blancs.

De vivants, point. On n'en rencontra nulle part. Ils étaient morts. Ils avaient fui ou se cachaient.

Des cochons, des chiens erraient. Beaucoup étaient blessés. Ils se sauvaient au moindre bruit.

Li-tchong remarqua, avec consternation, que les champs de la région qu'ils traversaient étaient incultes. À d'autres endroits, ce qui aurait pu donner des récoltes avait brûlé. Les Huns adoraient lancer des torches sur leur passage...

Elle s'aperçut aussi que d'autres sortes de bouleversements, dont elle n'avait pas eu connaissance dans notre domaine, avaient récemment ravagé le pays. De grands pans de terre s'étaient détachés de certaines montagnes. Des failles, encore fraîches, ouvraient le sol. Il fallait les contourner car elles étaient profondes. Il en sortait parfois des vapeurs soufrées.

Cependant, en approchant de la capitale, ces tristes détails diminuèrent en nombre. Il y avait encore quelques petites cultures, quelques jardins, une population clairsemée, abrutie et sournoise. Moins de cadavres à l'air libre. Des fosses étaient creusées où s'activaient des gens hargneux, vaguement surveillés par quelques barbares, plus occupés à boire et à manger qu'à encadrer les travailleurs. Derrière les buissons, des filles se prostituaient, avec des rires aigus.

Tchouo-po ne résidait pas en ce moment dans sa nouvelle ville. Parti se distraire avec Houen-touen et ses cavaliers préférés, il devait galoper vers le sud, derrière quelque gibier, humain ou animal.

En son absence, la surveillance se relâchait. Li-tchong et ses compagnons, d'un air gauche et craintif, franchirent donc sans encombre la Porte Terrible ; les sentinelles, affalées sous la chaleur, se contentèrent de leur voler au passage quelques fruits et légumes. Ce à quoi ils répondirent en saluant servilement comme s'ils étaient honorés.

On se moqua d'eux, on leur dépêcha quelques bourrades et on leur indiqua la direction du marché vers lequel d'autres paysans se hâtaient. Passé le premier tournant, ils prirent la direction du palais dont ils avaient repéré les belles toitures, arquées comme des ailes. Ils se félicitèrent de n'avoir éveillé aucun soupçon car, devant tout ce qu'ils avaient rencontré auparavant, il se fussent attendus à plus de difficulté, voire même à des affrontements. Leurs armes étaient d'ailleurs toutes prêtes sous leurs vêtements.

C'est alors qu'ils s'aperçurent que Crapaud-Lune ne les avait pas suivis ! Li-tchong le savait capricieux mais elle connaissait aussi certaines de ses étranges facultés. Elle ne s'inquiéta donc pas outre mesure, assurée de le voir surgir au bon moment... Quelque chose avait dû l'appeler. Peut-être même les précédait-il, tout simplement !

Elle ne se trompait pas.

Crapaud-Lune avait perçu une musique. Ténue, lointaine, imperceptible à tout autre que lui, elle lui parlait, malgré les bruits de la ville, le martèlement des pas, le roulement des charrettes. Il n'entendait qu'elle. Et elle l'isolait. Il jeta son panier de poissons, courut vers elle, comme s'il tenait un fil. Il bouscula des gens, se faufila sous le ventre des chevaux et les roues des voitures, tourna dans des venelles, sauta des obstacles, trouva des raccourcis, escalada des escaliers vétustes, rentra dans le trou d'un mur qui bâilla devant lui, marcha là-dedans où clapotait un filet d'eau très froide, en pleine ombre, descendit, remonta et jaillit à l'air libre, entre les branches d'un buisson. La musique était là, tout près !

Ts'ing la Subtile se penchait tendrement sur son luth. Elle en tirait des sons d'une douceur extrême. Cela s'enchaînait en mélodie linéaire sur quoi elle chantait à mi-voix.

Malgré la grisaille du jour, sa présence donnait une impression riante. Assise sur un lit de repos aménagé dans un kiosque ouvert, elle était soutenue par des coussins. L'ombre derrière elle semblait bleue ; la lumière, bien que réticente, en l'éclairant de face attisait dans les voiles roses de ses vêtements tous les fils d'or dont ils étaient brodés. Ses larges manches paraissaient des ailes. Au rythme lent qui mouvait ses bras, elles bougeaient, se soulevaient un peu, frissonnaient, glissaient, légères, presque plumeuses.

Crapaud-Lune paraissait médusé. Tous ces détails le jetaient dans le ravissement. Il les absorbait avec avidité. Il n'en comprenait pas vraiment le sens. Il les recevait. Il les subissait. Il les reconnaissait comme précieux et importants. Cela ressemblait pour lui à des points de repères sur lesquels il se serait guidé pour cheminer ou pour agir, ainsi qu'il le faisait lorsque ma volonté lui transfusait la trame d'une pièce, sur notre théâtre, quelques années auparavant. Mais il y avait plus. L'aspect de cette femme soulevait des échos dans ce quelque chose d'obscur et de passionné, frémissant au fond de la dagyde animée qui lui tenait lieu de

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corps.

Voilà pourquoi Tchang-o, qui n'avait qu'un embryon d'âme, pas de vie personnelle, pas de sang et pas de souffle, identifia cependant bien mieux que ne l'eût fait un être humain, l'entité incarnée en Ts'ing et connue des millénaires auparavant. Il l'identifia, sans penser, sans discuter et, comme le temps n'existait pas vraiment pour lui dont la carcasse de marionnette n'évoluait ni ne changeait, il retrouva le sillon d'un bonheur ancien. Des habitudes refleurirent d'un coup, qui le soulevèrent d'une joie paisible.

Alors, Crapaud-Lune sortit de son buisson, sans hâte, pour aller s'asseoir aux pieds de Ts'ing. Et celle-ci ne bougea pas, ne dit rien, continua sa chanson, en le regardant tresser des fleurs et, après une légère hésitation, y joindre quelques plumes abandonnées par les oiseaux. Quand il leva la tête pour lui offrir son travail, elle avait les yeux mouillés.

— C'est donc toi, pauvre créature ? murmura-t-elle très bas.

Pendant ce temps, Cœur-Puissant, Grand-Sapin et le Gentilhomme se trouvent aussi dans les jardins. Ils ont en effet estimé que c'est là une voie sûre pour gagner le palais sans encombre.

Leur passage furtif n'a point éveillé l'attention des gardes de Ts'ing, à demi assommés par la chaleur et l'ennui. Ils se sont donc faufilés sous le couvert des arbres. Leur progression, bien que prudente, a été rapide.

En s'enfonçant au cœur des jardins, ils constatent avec étonnement que la puanteur, dont la ville n'est pas exempte, a disparu. Et quelle différence avec la sinistre campagne ! Ici, tout est en ordre. On sent que l'on a compensé les effets du mauvais temps. Les arbres bien taillés ont un feuillage abondant, d'un vert vif. Des ruisseaux frais serpentent au travers de prairies ornementales. Il y a une abondance de fleurs, savamment distribuées en parterres et en corbeilles. Les allées de gravier ou de sable sont ratissées. De loin en loin, des jets d'eau aromatiques bannissent les moindres miasmes. Même, sur de petits braseros de bronze, des bois de cèdres, en se consumant avec lenteur, épandent leur parfum de sagesse.

— Pour quel être d'exception prend-on tous ces soins ? chuchote Grand-Sapin.

— Certainement point pour quelque barbare ! répond le Gentilhomme.

Ils sont tout agités. Ils se rapprochent de Cœur-Puissant qui ouvrent la marche. Ils brûlent de la questionner. Mais elle leur fait signe de se taire :

— Quelqu'un vient !

C'est une enfant, une fillette gracile, dont le costume blanc, très léger, flotte au vent tandis qu'elle court et sautille, à la poursuite d'une pelote de fleurs. Elle lance celle-ci en l'air, à la manière d'une balle, tape dans ses mains et la rattrape.

À sa vue, un élan incontrôlé jette en avant le Gentilhomme. Cœur-Puissant le retient juste à temps. Il rougit. Il ne sait pas ce qui lui est arrivé. Son cœur bat fort. Grand-Sapin qui le regarde avec attention pose sur son bras une main amicale.

L'enfant chantonne et danse sur place. Elle envoie très haut sa balle, de toutes ses forces, multiplie les claquements de mains avant de la recevoir. Elle rit.

Dans sa cachette, le Gentilhomme tremble et ses yeux se mouillent. Il serre la main de Grand-Sapin qui se penche à son oreille, inquiet :

— Qu'a donc mon très estimable compagnon pour s'émouvoir ainsi devant une douce enfant ?

Kiun-tseu n'a pas le loisir de répondre. La balle, maladroitement lancée, franchit le buisson qui les abrite tous trois et retombe sur eux.

Impétueusement, la fillette suit le mouvement. À quatre pattes, écartant les branches basses, elle déboule comme un petit lapin de l'autre côté.

Tout le monde se regarde. Le Gentilhomme, lui, sourit comme un égaré. La petite fille est la moins surprise. Elle rend le sourire, tout en ramassant sa balle et elle saisit avec autorité la main de Kiun-tseu :

— Qui es-tu, toi ?

Il dit son nom. Elle rit :

— S'appeler comme ça, c'est bien drôle !

Puis, questionnant les autres :

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— Et toi, et toi, ton nom ?

Ils le disent. Ils sont étonnés car elle parle très bien leur langue. Elle n'est pas de la race des Huns ni de la leur. Mais ce qui les déroute plus encore, c'est sa façon directe de s'adresser à eux, sans s'embarrasser des formules policées dont ils ont l'habitude.

Elle babille tout en les détaillant avec une perspicacité qui les perce à jour :

— Mais vous n'êtes pas des paysans, vous, ni des jardiniers ! Moi, je m'appelle Nuage-Blanc, Paï-yun. J'aime le blanc. Je n'aime que le blanc.

Elle fixe mystérieusement Kiun-tseu :

— Je suis sûre que toi, tu comprends pourquoi !

Li-tchong se penche :

— Inestimable petite fille, oserai-je demander pourquoi notre langue vous est si familière ?

Paï-yun lève les sourcils :

— Maman m'a appris.

— Votre infiniment honorée mère serait-elle de notre race ?

La fillette fronce le nez.

— Tu es gentil. Je suis contente que tu sois là, avec les autres. Mais tu parles très compliqué. Et maman dit que ce n'est pas la peine de s'exprimer comme ça. Maman n'est pas comme vous. Elle ne ressemble à personne. Elle n'est pas de la race de mon père Tchouo-po. Tant mieux. Ce n'est pas beau. Il n'est pas là, lui, en ce moment. Tant mieux. On est plus tranquille. C'est pour cela que vous avez pu venir me voir. Les gardes dorment !

Elle rit, saute sur un pied, tente d'entraîner Kiun-tseu qu'elle n'a pas lâché.

— Venez, venez, il faut voir maman. Elle sera aussi heureuse que moi. Il faut voir maman. Parce qu'elle vous protègera des gardes. S'ils se réveillent, ils sont méchants. Venez, il n'y a personne là où nous sommes, dans le kiosque.

Ils la suivent. Elle est terriblement persuasive. Taï-tchou demande tout à coup, lui qui n'a rien dit jusqu'alors :

— Très extraordinaire petit Nuage-Blanc, ne suis-je pas trop audacieux de vouloir connaître le nom de la noble dame qui est votre mère ?

L'enfant a ralenti sa capricieuse allure pour écouter Grand-Sapin. La manière dont il s'exprime paraît l'égayer fort et c'est presque moqueuse qu'elle réplique :

— Ma très extraordinairement honorable maman veut bien consentir à s'appeler Ts'ing.

— Ah ! fait Grand-Sapin, d'un air pénétré, ah ! Ts'ing la Pure...

C'est au tour de Kiun-tseu de lui mettre la main sur le bras, affectueusement.

Cœur-Puissant aussi a murmuré le nom de Ts'ing. Elle secoue la tête avec un bizarre sourire et ses yeux s'approfondissent. Cependant, elle domine son trouble, qui est réel, mieux que ses deux compagnons. Rien n'a échappé à Nuage-Blanc.

— Toi, fait-elle, tu seras aussi content de connaître ma mère Ts'ing. Peut-être même plus content encore que lui (elle désigne Taï-tchou) mais cela ne sera pas pareil.

Elle les entraîne à la course :

— Venez vite ! Maman est tout près. On entend son luth.

Quand ils arrivent en vue du kiosque, Nuage-Blanc qui les devance, voit la première, Crapaud-Lune toujours aux pieds de Ts'ing :

— Oh ! il y a quelqu'un d'autre ! Quelqu'un qui est tout drôle, tout gentil, tout gai, que je n'ai jamais vu !... Ma mère Ts'ing, moi aussi, j'ai trouvé des amis, c'est un jour merveilleux, des amis sont venus, ils ne ressemblent pas aux autres et ce ne sont pas des paysans, bien sûr ; tu vois, là : c'est Li-tchong ; là : c'est Taï-tchou ; là : c'est mon préféré à moi, c'est Kiun-tseu !

Elle ne laisse à personne le loisir de placer un mot.

Les trois arrivants se sont inclinés. Cela déclenche un silence d'une qualité, d'une densité inconnues. Là, Paï-yun aussi se tait, comme tout le monde car il se passe vraiment quelque chose.

Dès qu'ils se sont vus réunis, un grand frisson les a tous enveloppés. Aussitôt, l'atmosphère devient piquante et vibrante autour d'eux. Leur peau est en alerte. Ils tremblent. Leurs yeux se mouillent. Leurs

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artères battent. Ils se contactent et se ressentent mutuellement au-delà des corps, par un sens tactile transposé, délicat et délicieux, comme s'ils entrecroisaient pour se saluer des jeux d'antennes diverses, sorties de toutes parts hors de leur être.

Jamais ils n'ont éprouvé pareil émoi. Sont-ils devenus des dieux heureux ? Toute leur nature est portée à une octave supérieure, participe à une vie plus haute. Jamais ils n'ont été si présents, si vivants, si pensants aussi. Que se passe-t-il donc ? Quel orage, quelle foudre inaudible les a donc frappés de sa grâce ? Et pourquoi ce silence qui les immobilise ressemble-t-il pour eux à une active réunion, bruissante de soupirs et d'exclamations, où chacun se précipite vers l'autre pour l'embrasser, pour l'enlacer, pour le reconnaître ? Pourquoi est-ce là un si fracassant bonheur ? Pourquoi est-il impossible d'en douter ? Et pourquoi les arbres, les fleurs, les oiseaux, le gravier brillant du sol, ce luth, présent comme un être abandonné aux intentions délicates des coussins, dans l'ombre devenue pieuse du kiosque, et plus encore Tchang-o, et même ce lourd ciel gris, font-ils partie du secret, en sont des éléments identifiables parce que magnifiés ?... Non, plus personne ne bouge. Est-ce qu'on se regarde ? C'est mieux : on se voit. Du temps s'écoule. Il est inappréciable, hors de toute durée. Et sans doute ne dure-t-il pas puisque ceux qui se sont inclinés se relèvent, puisque Paï-yun babille, puisque Ts'ing se dit que l'attitude de noblesse naturelle des arrivants contraste vraiment avec leur déguisement rustique et que c'en est bien drôle. Elle est soudain de belle humeur. Un petit rire charmant la secoue ; elle met une main polie devant sa bouche. Nuage-Blanc a couru s'accroupir sous le nez de Tchang-o. Celui-ci, qui s'est tu comme les autres, qui a communié aussi avec eux, à sa manière, est enchanté de cet élan de l'enfant :

— Aglok ! fait-il en sautant joyeusement sur place. Aglok, aglok !

— Ce n'est pas un nom ça ! reproche Paï-yun.

Crapaud-Lune rassemble ses facultés et il dit, de sa voix pleine de bulles :

— Tchang-o, moi !

Elle l'imite :

— Paï-yun, moi !

Elle prend la guirlande qu'il lui donne :

— Oh ! maman, maman, qu'il est gentil, cet ami !

Mais elle baisse la tête, confuse : elle a rencontré le regard de Ts'ing et elle sait qu'elle a vraiment trop parlé pour une petite fille. Alors elle va se taire et jouer sans bruit avec Crapaud-Lune pour qui l'arrivée inopinée de ses amis a paru toute normale.

Ts'ing, qui s'est levée pour accueillir ses visiteurs, comme s'il s'agissait d'amis attendus, leur dédie mille politesses ; elle connaît les usages de la Chine. Eux, ils les lui rétorquent, sans un manquement, sans une faute de goût. Tant de civilités de la part de paysans crasseux ! Cela amuse Ts'ing, qui offre des places pour s'asseoir autour d'elle sous le kiosque. On ne peut qu'obéir. Elle est tout sourire. Ses yeux reviennent constamment vers Li-tchong et son frère Taï-tchou. Mille muettes questions jaillissent entre eux, qui ne sauraient pour l'instant se formuler tout haut car elles sont d'un autre domaine que celui de l'échange des propos ; elles ont leur racine en dehors du temps, dans la pérennité des liens profonds que les âmes en se croisant et se recroisant, tissent entre elles...

Et moi, le Houa-jen, dans ma retraite, par le truchement de Tchang-o, j'ai sentienté tout cela. Voici donc, encore une fois réunis, cinq de mes enfants spirituels. Ils se retrouvent face à face, comme ils l'étaient à Kobor Tigan't, comme ils le furent ensuite, réincarnés, en Atlantis, comme ils le seront encore pour d'autres existences.

Ah ! je sais bien comment de fugaces images les traversent, qu'ils voudraient saisir, arrêter et comprendre. Mais, pour l'heure, ils n'en ont pas le loisir. Trop de choses les retiennent. Et puis, il faut parler afin de mieux se connaître. Même si, malgré les nouveaux corps, on s'est déjà reconnus...

Le travail de vivre recommence pour ce groupe. Vont-ils, mieux que jadis, se soutenir et, vraiment, s'aimer ? Vont-ils progresser, les uns avec les autres, les uns par les autres ?

Li-tchong, Cœur-Puissant en est la cheville ouvrière.

Cinq enfants spirituels dans le travail desquels je pourrai à peine intervenir. Oui, je suis plus proche qu'autrefois, je suis matérialisé à leur niveau. Pourtant, pas plus que Kébélé le Tisseur des Devenirs, ce que je reste en potentiel, pas plus que Maître Kiblo, je ne pourrai directement les aider. Les inspirer, certes. Parler à leur âme. Les aimer. Veiller sur eux sans repos. Et frémir, combien frémir parfois !

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Cinq enfants spirituels... Deux autres, et non des moindres, les deux derniers, ne sont pas loin. Ils apportent les problèmes, les heurts, les violences et les passions. Ce sont les grands rétifs, ceux qui renâclent, qui piaffent et qui ruent. Les cruels ? Peut-être !... Les indispensables, certainement.

Et moi, le Houa-jen, je prends souci pour tous les sept...Ah ! il y a encore Crapaud-Lune. Dois-je dire que, par avance, je l'intègre parmi mes protégés ? Certes, j'incline vers lui. Sa ferveur me conquiert. Qui donc y resterait insensible ? Grand-Sapin s'est bien joint, par ses propres mérites, à mes enfants-racines, qui n'étaient que six en tout au départ de la grande expérience, du temps de Kobor. Les voici sept à présent, je l'ai dit !

Mais Crapaud-Lune acquerra-t-il le droit d'entrer dans le maillon humain, cette fois-ci, ou bien pourra-t-il seulement s'en approcher un peu, un peu plus qu'auparavant ? La marionnette Tchang-o, dérisoire merveille, docile golem, c'est quand même pour lui une immense charnière dans les devenirs.

Au-delà de moi, qui ai obtenu de lui ouvrir une porte dans mon œuvre, les Elucials Glacides le surveillent. L'aideront-ils, ces Grands Régulateurs ? On ne sait s'ils aident parfois. Ils classent, ils font circuler, il écartent, ils regroupent, ils effacent aussi. Et les entités, quelles qu'elles soient, et les formations quelles qu'elles soient aussi, lorsqu'ils les effacent ainsi sont comme si elles n'avaient pas été... Mais Crapaud-Lune les intrigue ! Oui, il les intrigue, ce T'Lo privilégié, de l'antique Kobor qui leur pose un problème inattendu... Un problème, à eux qui n'en ont point !...

À peine installés sous le kiosque auprès de Ts'ing, Li-tchong, Taï-tchou et Kiun-tseu se consultent du regard ; ils ne peuvent que constater leur mutuelle confusion et mesurer d'un seul coup tout ce que leur aventure a d'irréfléchi. Leur sottise et leur impolitesse sont vraiment accablantes !

Et quel déplorable aspect ils présentent tous les trois ! Leurs vêtements de toile grossière, leurs visages volontairement salis, leurs pieds nus, leurs cheveux négligés sortant par touffes des grands chapeaux vulgaires dont ils se sont affublés, tout ce qui, au départ, les a ravis, les comble de honte à présent. Ils rougissent tous les trois ensemble, d'autant plus que leur hôtesse, semblant lire en eux, laisse affleurer sur ses lèvres un sourire malicieux.

Vite, il importe de se justifier ! Cœur-Puissant s'incline pour dire, d'un ton frémissant :

— Je supplie votre Très Gracieuse Personne de ne pas s'offusquer de notre brutale intrusion, ni de nos mauvaises mines, ni de nos vêtements indécents de laideur, ni de tout ce que nous avons d'injurieux aux regards d'une Dame distinguée !

— Mais j'ai vu bien pire, assure Ts'ing avec un rire contenu, les apparences extérieures sont une chose, mais je crois avoir assez de sagesse pour saisir ce qui est vrai sous l'apparence. Et ce que je devine de vous ainsi me plaît.

Taï-tchou Grand-Sapin a les yeux plein de larmes ; il insiste :

— Nous ne sommes pas des bandits, ni des voleurs. Nous n'avons point d'intention blâmable.

— C'est l'évidence approuve tranquillement Ts'ing. Je le sais. Vous n'êtes pas non plus des paysans. Vous n'avez point leur pauvre odeur. Et la musicalité de vos voix, l'excellente cadence de l'enchaînement de vos gestes, votre musique intérieure que je perçois, me révèlent que vous êtes gens de bien, de bonne éducation. Ce que je ne comprends pas, c'est votre dessein. Me ferez-vous assez confiance pour me dire pourquoi vous êtes entrés dans ces jardins si imprudemment ? Ne savez-vous point qu'une garde m'entoure, qui ne pardonne rien ? Oh ! imprudents, imprudents, ne savez-vous point que je suis l'épouse du Seigneur Tchouo-po, le Barbare qui a envahi votre pays ? La garde qui m'entoure a l'ordre de tuer tout ce qui cherche à m'approcher. Mon Seigneur est brutal et cruel.

Elle joint les mains, anxieuse, tandis que l'enfant Nuage-Blanc, qui joue par terre avec Crapaud-Lune, saute debout, véhémente, pour crier :

— Et il y a Houen-touen ! Vous ne le connaissez pas ! Il est méchant, dangereux, féroce ! Et rien ne lui résiste ! Jamais, jamais rien ! Faites attention, je ne veux pas qu'il vous arrive mal. À toi surtout, à toi !

Elle a saisi impulsivement la main de Kiun-tseu pour y poser sa joue. Elle réalise aussitôt ce qu'elle fait, baisse le front et court, muette, rejoindre Crapaud-Lune. Elle reprend ses jeux. Elle s'y applique. Mais elle n'ose plus relever les paupières.

— Aglok ! dit Tchang-o, comme sentencieusement, en hochant la tête de guingois.

Kiun-tseu a suivi l'enfant du regard. Il se demande pourquoi, devant cette petite fille, son cœur bat si fort et pourquoi, rien qu'à son contact, un flot d'images lui a soudain traversé la poitrine... des images familières,

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des images chéries, qui se libèrent comme à une fonte de neiges invisibles... Mais d'où viennent-elles, puisqu'il ne les a pas vécues ? Qu'est-ce donc qui lui fait croire que cette femme, au blanc visage, un instant entrevue, est le même être que Paï-yun ? Nuage-Blanc, Nuage-Blanc, la Blanche7 !... Il doit se secouer pour se reprendre. Il a du mal à soutenir son attention, à écouter la conversation. Les images intérieures reviennent, l'assiègent. Il a le vertige. Sa gorge se serre. Et quand il croise inopinément ce regard indicible que lui décoche soudain Paï-yun, il tremble plus encore car, il le voit bien : l'enfant sait tout ce qui se passe en lui, elle les connaît aussi, ces images, elle les connaît mieux que lui, elle sait tout mieux que lui !

Une seconde, une telle onde d'amour s'échange entre eux qu'il en ferme les yeux, transpercé, ébloui. Quand il ose regarder à nouveau, là, à terre, jouant avec des gestes gracieux, il n'y a plus qu'une enfant...

— Pardonnez à Paï-yun, a dit Ts'ing, les impressions d'un jeune faon sont si vives qu'elles le font bondir avant qu'il ne réfléchisse ! Ma fille est trop petite encore pour gouverner l'éclair qui jaillit de son cœur. Cependant, toujours, sans erreur, elle sait où est l'ami et où est l'ennemi. Sans aucun caprice. Et, cette fois encore, son jugement rejoint le mien : vous êtes bien un ami, Charmant Seigneur ! Et le sien, tout particulièrement.

Sans laisser à la confusion de Kiun-tseu le temps de s'épanouir, Ts'ing poursuit, en s'adressant tour à tour à Li-tchong et à Taï-tchou, dont les yeux semblent ne pouvoir se détacher d'elle :

— Vous êtes tous des amis, bien que nous ne soyons pas de même race. Nos esprits se connaissent. Un mystère nous unit. Dans mes presciences, je vous attendais. Je vous sentais proches. Sans savoir de quelle manière vous viendriez vers moi. Moi je ne suis pas une Barbare ! Ma race est différente de celle de mon Seigneur Tchouo-po. C'est une race rare et oubliée du désert de Gobi. Mon Seigneur m'a trouvée, encore enfant, dernière vivante parmi les cadavres des miens. À présent, je suis seule de ma sorte, exilée, où que j'aille. Sans Paï-yun que je chéris, la solitude de mon esprit serait insoutenable. Mais, je vous assure, depuis votre arrivée, je me sens mieux, de la joie se relève en moi et, de parler avec vous, je me libère.

Li-tchong s'enflamme :

— Ô Dame infiniment gracieuse, nous aussi nous sentons que nos destins avec le vôtre se conjuguent. Alors que nous vivons à l'écart des passions du monde, dans un lieu de magie qui est notre fief, nous avons été poussés à en sortir, à venir vers la capitale. Le sort du Chan-si envahi nous désolait, nous voulions voir ce qu'il en était exactement de des effets de cette conquête barbare afin d'agir, de lutter contre l'agresseur. Mais à vrai dire, nous ne savions pas encore comment. Et maintenant, nous comprenons que quelque chose nous appelait. Et c'était vous, Ma Dame, nous nous en rendons compte !

De l'appréhension se marque sur le beau visage de Ts'ing. Elle questionne, craintive :

— Au dehors, ce pays, où en est-il ?

— Il souffre, Ma Dame ! Incendies, meurtres et pillages. Tortures aussi. Et les terres vont à l'abandon, tandis que les dieux du sous-sol grondent.

Ts'ing a un rire amer :

— Et mon Seigneur mène de joyeuses chasses, à la bête ou à l'homme, je sais, je sais tout cela ! Sans le voir car je ne sors jamais de mes appartements ni de ces jardins. Je ne veux pas voir ces choses horribles ! À quoi bon ! Peut-être devrais-je ? Mais n'ai-je pas déjà assez de remords pour toutes les cruautés, toutes les bestialités de mon époux, contre lesquelles je ne puis rien, rien, sans y ajouter encore la hantise de visions affreuses qui ne me quitteraient plus si je les voyais !

Elle tremble et se tord les mains. Tous, les voilà consternés de découvrir qu'elle souffre, qu'elle n'est pas heureuse. Et, Li-tchong, avec élan :

— Ah ! Ma Dame, comme je vous sens prisonnière !

Ts'ing s'est ressaisie. Elle a un sourire d'excuse :

— Oh ! prisonnière, un peu, en quelque sorte, peut-être... Mais la vraie raison est que je manque de maîtrise. Un rien me blesse. Je ressens tout si vivement ! Comme ma fille. Mais, elle, plus tard, se dominera mieux que je ne le fais présentement. Oui, je l'avoue, je crains le dehors, ce qui est là-bas, inconnu, et tous ces spectacles de mort, toujours, toujours répandus autour du Seigneur Tchouo-po. Je ne sais s'il y prend vraiment plaisir, lui. Il ressent peu et mal. Il n'imagine rien.

La fillette intervient et sa mince voix se fait sèche, rancunière :

— Celui qui y prend plaisir, c'est Houen-touen.

On voit frémir Ts'ing :

— Oui, cette enfant a raison, c'est Houen-touen ! Lui, il aime la souffrance, la laideur, le malheur, tout cela qui prouve sa puissance... Mais je ne veux pas en parler ! Je ne peux rien, rien, vous dis-je ! Je n'ai pas voulu cette conquête, ces crimes. Pas plus que d'autres. Mais il me faut suivre, être là où va mon Seigneur.

7 Voir « Le Règne de Ta, Chronique des Géants ». même éditeur.

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Je ne suis qu'une femme. Je n'ai de liberté que dans le musique. Là est mon pays. Je m'envole, vous savez, quand je compose ! Ici, ou ailleurs, je suis si mal ! Rien ne me plaît vraiment. Je suis toujours contrainte. Mais la musique, elle, ah ! j'y respire, elle me nourrit ! Si elle m'attriste, c'est noblement. Si elle m'égaye, alors, c'est la joie des joies ! Avec elle, je palpite dans les lumières. Le Pays Indicible de Toute Musique, c'est le mien, mes amis, je n'en ai pas d'autre !

Elle a parlé avec une exaltation grandissante. Durant ce temps, Cœur-Puissant et son frère Grand-Sapin ont suivi passionnément ses confidences. L'un comme l'autre, ils sont émus par ses paroles, l'un comme l'autre assaillis d'étranges images qui semblent jaillir d'une réserve insoupçonnée, au plus intime de leur être. Cependant, ils n'en peuvent rien retenir, elles passent, elles fuient, ces images, elles ont leur vie propre. Néanmoins, ils savent, oh ! comme ils savent qu'elles reviendront !

Entre Ts'ing et ses visiteurs, les entretiens se poursuivent, un peu décousus peut-être, mais soutenus par cette ardeur sous-jacente qui les anime tous. Ils parlent et s'exclament, rient brusquement, se confient, certains d'être compris et, sans trêve, se recherchent les uns les autres, et se trouvent.

Ts'ing la Subtile est de plus en plus intriguée, attirée par le personnage de Cœur-Puissant. À mesure qu'elle étudie ce jeune homme qu'il paraît être sous sa mise paysanne, elle se persuade que c'est là une jeune fille déguisée, une héroïne des légendes. Elle s'enchante de son aspect. À coup sûr, on ne saurait avoir corps plus charmant, délié et souple, peau plus soyeuse, aimables courbes ! Mais à peine a-t-elle décidé en son for intérieur que c'est bien là une jeune fille, il lui faut rectifier cette opinion car elle éprouve cette force virile qui émane d'elle. Le regard que Li-tchong lui dédie n'est pas celui d'une femme ! Et Ts'ing se sent, elle, femme sous ce regard, dont la douce audace, la force captatrice l'enveloppe, la caresse et prend d'elle tout ce qui est sans défense. Elle rougit, se trouble, s'empresse de laisser tomber ses paupières. Puis, dans la conversation qui repart sur de nouveaux élans, elle ne peut empêcher ses yeux de se faire interrogatifs et de chercher encore, malgré sa volonté, de chercher, en butinant, des détails révélateurs sur Li-tchong, des détails qui la remuent, tant ils lui sont étrangement familiers : ils s'étalonnent sur leurs propres échos, qu'elle porte enfouis dans son cœur.

Alors Ts'ing veut comprendre plus avant cette ambivalence par laquelle Li-tchong est femme et aussi homme. Mais là, ne se rencontrent qu'énigmes et secrets ! Elle heurte une surface hermétique. Elle reste sur le seuil de ce mystère. Quoi ! ne peut-on mieux approcher cet être ? Ne peut-on le rejoindre ?

Il lui semble soudain que c'est non. Interdit. Plus encore impossible !

Ts'ing doit faire un effort pour masquer son saisissement.

Cependant, quelque chose de plus doux la requiert : la ferveur contenue que lui adresse Grand-Sapin. Là, tout est sourire, bonheur, certitude et, surtout, réconfort. De lui aussi, elle possède le reflet inné. Et elle voit, avec quelle fidélité, lui, Taï-tchou, répond à ce reflet. Oh ! qu'il serait bon de s'appuyer sur ce bel homme, jeune et droit. C'est bien un grand sapin et son abri est tutélaire !

Quant à Kiun-tseu, il n'a d'yeux que pour l'enfant Paï-yun. Il se montre assez étourdi dans la conversation et répond parfois tout à côté du sujet. Tout le monde en rit, gentiment. Nul ici ne saurait s'offusquer des petits travers des autres, puisqu'ils sont, eux aussi, familiers et qu'ils concourent, comme tout l'ensemble, à renforcer les certitudes qu'ils ont tous de se connaître depuis des millénaires.

Durant ce temps, la foule des oiseaux s'épaissit autour du kiosque ; ils quittent progressivement tous les arbres des jardins pour se regrouper là. On dirait qu'ils sont intrigués par cette assemblée et qu'ils comprennent, on ne sait trop comment, le sens des paroles humaines. Ils manifestent en tout cas un intérêt soutenu, en penchant la tête, soulevant les ailes et gonflant le jabot. Dans les temps morts de la conversation, ils se permettent de babiller et gazouiller en se penchant les uns vers les autres, comme s'ils traduisaient, pour ceux d'entre eux qui n'auraient pas parfaitement saisi, les passages les plus intéressants des entretiens.

Devant l'étonnement de ses visiteurs, qui ne peuvent faire autrement que de s'interroger sur ce manège inhabituel, Ts'ing explique qu'elle ne peut se passer des oiseaux et qu'ils sont, toujours et partout, sa plus chère et fidèle compagnie.

Pour Cœur-Puissent comme pour Grand-Sapin, ce particularisme leur rappelle quelque chose. Presque, ils s'y attendaient ! Et, sans parvenir encore à le préciser, à en raccorder le maillon à la chaîne rompue qu'ils portent en eux, ils savent pourtant, sans aucun doute possible, qu'il fait partie de cette chaîne.

Hoang-niao, le Hibou Jaune, servant occulte de Li-tchong, s'est joint aux autres bien que ce ne soit pas son heure d'activité. Il écoute et comprend. Il juge opportun de ne pas se faire reconnaître. C'est un ami prudent en toutes circonstances. Il n'agit et ne se montre qu'en cas de besoin. Il ne joue ici qu'un rôle d'observateur. À quoi bon alerter Li-tchong ? Elle ne le remarquera donc point...

Mais la Dame Subtile prévient ses amis :

— Craignez, oh ! craignez Houen-touen : c'est le Maître de la Musique Destructrice ! On ne peut rien contre ses diableries. Devant lui, les épées coulent comme de l'eau, les flèches ne sont plus que des tiges de plantain et la peur indicible se retourne neuf fois dans les entrailles des plus vaillants !... Craignez-le,

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évitez-le, n'empruntez point son chemin ! On ne peut le vaincre qu'en lui opposant l'exact contraire de son art maudit. C'est pourquoi, plus tard, moi seule pourrai l'affronter lorsque je possèderai à fond les arcanes de la Parfaite Musique. Je travaille en ce sens. Ah ! fasse le ciel que je réalise l'Efficace8 de la Musique !

— Vous le réaliserez, ô Dame Subtile, car vous êtes pure comme le jade ciselé, dit Li-tchong, et moi, dans le même temps, ah ! par ma foi, j'aurai la Vertu !

8 L'Efficace (ling), c'est un don suprême, imparti aux êtres saints, analogue à la Vertu Souveraine qui, lorsqu'elle est l'apanage d'un souverain, met tout en harmonie, selon les hiérarchies de valeur des êtres et des choses, et donne ainsi la Grande Paix (Tai-p'ing).

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Par le Chantre des Révélations, sur le luth accordé tout exprès

— Ah ! dites-moi, qui êtes-vousAu-delà de vous-même,Qui êtes-vous vraiment, ô si cher ?

Votre être est de mon âme.Mon esprit et le vôtre s'en vont de concert.Tout de vous me semble incomparableEt je crois que, par vous seul,Je puis oser me connaître.

— Ah ! dites-moi, qui êtes-vous,Femme de lune à regard de soleilQui me semblez une sœurEt qui me troublez comme un amant ?

Ce qui, en vous, me voit hors de ma nuit,S'éclaire d'un feu d'amour.Bien haut, vous levez votre lampe.Et voici : nous ne sommes plus seuls au monde,Les nôtres nous rejoignent !

— Ah ! dites-moi, qui sommes-nous enfinAu-delà de nous-mêmes,Qui sommes-nous vraiment, ô si chers ?

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CHAPITRE XII

Quand, à l'heure des ailes discrètes, Hoang-niao, le Hibou Jaune, après s'être posé dans le grand cèdre de notre fief, eut fini de me narrer la première entrevue de mes enfants spirituels...

OI, LE HOUA-JEN, j'accueillis le retour de Li-tchong et de ses deux compagnons.Tchang-o les suivait avec une réticence marquée, son regret d'avoir eu à quitter Ts'ing et Paï-yun s'exprimant par toutes sortes d'attitudes lasses qu'il donnait à ses membres. En fait, il se traînait. Il

s'effondra à mes pieds, sans rien essayer de me dire. Mieux que personne, il savait que j'étais au courant de tout. Il se contenta de poser sur le bout de ma chaussure sa main palmée, en signe de bonne entente et pour garder le contact de mes forces dont il avait grand besoin. Ceci fait, il exhala un bruyant soupir et, tombé là en petit tas bossu, il ne bougea plus.

M

Par contre, Cœur-Puissant, Grand-Sapin et le Gentilhomme m'assaillaient déjà d'un véritable torrent de confidences.

Sans se soucier de leur fatigue, car ils n'avaient pris aucun repos sur le chemin du retour, sans vouloir manger ni boire, sans même chercher à réparer le désordre de leur toilette, ils se groupèrent autour de moi sous le cèdre, dans la nuit et, loin des serviteurs qui dormaient, ils parlèrent, parlèrent avec fièvre, parlèrent sans fin, l'un après l'autre ou tous ensemble, sur le mode exclamatif, sans paraître devoir jamais épuiser un trop-plein d'émotion.

Je les laissai aller. Ils en avaient besoin. Jamais je ne les avais vus aussi bouleversés. Ils me parurent tous brusquement mûris. Partis presque enfants, ils revenaient adultes. Leur insouciance protégée faisait place à une soucieuse conscience des malheurs et des aléas de ce bas monde. Sitôt sortis de notre bulle de vie, ce monde de l'extérieur leur était apparu dans toute son ampleur, grouillante de détails contrastés, apparemment contradictoires. Ils y avaient plongé, traversant ses passions, ses férocités, ses atrocités, sa grandiose médiocrité, tous ses imprévus en travail, parmi lesquels les hommes se heurtaient. C'était une révélation. Ils revenaient vraiment là d'un voyage initiatique, au cours duquel ils avaient tout vu, tout compris, tout deviné, et à l'issue duquel ils s'étaient, eux, situés par rapport à ce monde.

Ils m'expliquèrent avec pathétisme l'état de stupeur et de délabrement du pays de l'au-dehors qu'ils avaient reconnu comme le leur, celui où ils devaient s'accomplir. Ah ! ils vivaient vraiment, mes enfants-hommes !

Ils surent me dire les champs de cadavres, les eaux contaminées, les cultures mortes, le ciel menaçant, la peur et la souffrance partout sensibles, le danger, à tout carrefour embusqué. Ils me dirent la guerre, l'invasion, sa folie, sa hideur. Ils me dirent enfin — et ce fut là comme une aube se levant pour bannir de désespérantes ténèbres — ils me dirent la rencontre avec Ts'ing la Pure et Paï-yun Nuage-Blanc et tout ce qu'ils avaient senti, reconnu et découvert entre eux. Oui, ils me dirent la vie...

Ils avaient des projets ! Peut-être pas très clairs ni très ordonnés mais d'une fougue contre laquelle je compris qu'on ne pouvait rien. Il fallait qu'elle s'écoulât. C'était un vrai torrent de lave. Tous, ils bouillonnaient d'un désir d'action et de réalisation. Il leur était soudain devenu indispensable de se colleter avec le monde, de l'empoigner aux bons endroits, afin de réduire sa mauvaise nature !

Ils voulaient tout réformer et s'en croyaient capables.

Les décourager n'était pas mon rôle. Comme toujours, je rappelai la nécessaire circonspection lorsqu'on se targuait d'aborder de front l'hydre du monde : les têtes coupées repoussaient plus fortes et plus perverses.

— Il faut, dis-je, non pas forcer ni contraindre la matière mais la persuader, l'amener à comprendre car elle est dense, gauche, aveugle, sourde et dormeuse !

Ils prirent un peu cela pour une sorte de plaisanterie, mes trois chevaliers ! Ils poussèrent de grands éclats de rire :

— Eh bien ! fit le Gentilhomme, Très Affectionné Houa-jen, vos conseils précieux m'éclairent sur mon rôle. Je lui apprendrai les bonnes manières, à cette matière du monde du dehors ! Je lui donnerai le sens de l'honneur.

— Et moi, affirma Grand-Sapin, je lui dirai d'aller vers le haut, comme un arbre qui pousse droit vers la lumière. Je lui dirai de prendre la meilleure sève dans ses racines, de bien la faire monter et d'être attentive au genre de ses fruits.

Mais Li-tchong, qui badinait comme les autres, abandonna vite ce ton, devint subitement sérieuse et

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murmura, au terme de sa réflexion :

— Ô Houa-jen, pour évoluer la matière, pour commander le progrès, pour gouverner, il faut, je le comprends, évoluer sa propre densité, commander à soi-même et gouverner le monde de son être.

Je l'approuvai :

— On n'agit sur le monde de la matière et sur les passions désordonnées des hommes, répondis-je, qu'en ayant au préalable transmué son propre corps et épuré le feu de ses propres passions.

— Alors, enchaîna Li-tchong, alors, ô mon Houa-jen, celui qui a su obtenir un tel mérite établit et maintient autour de lui la Grande Paix et, à son seul contact, tout se transfigure...

J'étais pleinement d'accord.

La conversation se poursuivit ainsi longtemps sur les grands thèmes dont ils étaient préoccupés, puis elle bifurqua un peu, puis ensuite elle aborda les aspects pratiques de l'action qu'ils voulaient entreprendre pour rejeter l'envahisseur, pour libérer le pays, pour en relever les ruines, pour en restaurer les forces vives.

Ils me reparlèrent également de la belle Ts'ing. Cœur-Puissant et Grand-Sapin avaient vraiment beaucoup de choses à me dire à son propos ! La petite Paï-yun ne fut pas oubliée. Mais là, c'était surtout le Gentilhomme qui ne tarissait pas !

Quant à Crapaud-Lune que je croyais inconscient, la seule évocation de ces deux noms avait suffit à le sortir de sa torpeur ; il s'était redressé sur un coude, les yeux brillant de contentement, et il ponctua sans vergogne de ses propres remarques les explications de mes trois interlocuteurs.

— Nous avons vraiment retrouvé notre pure étoile, notre amie céleste, disait Li-tchong.

Crapaud-Lune tapota ma chaussure :

— Moi, son ami, toujours ! me confia-t-il.

Je remarquai que Li-tchong pressait son cœur à deux mains, tandis que Taï-tchou s'exclamait :

— Ah ! Ts'ing est presque un oiseau !

— D'une beauté délicate, précisait Li-tchong.

— Toute vêtue de gaze rose, évoquait Taï-tchou.

Lui, c'était certainement ce même rose qui lui montait aux joues ! Et Crapaud-Lune, plus pressant, assurait :

— Toujours ami, pour la faire rire !

Mais Kiun-tseu, à son tour, avait pris la parole :

— Nuage-Blanc n'est qu'une enfant, certes. Cependant, une enfant précoce, étonnante, qui devine et qui sait...

Et là encore, Crapaud-Lune, tirant le bas de ma robe :

— Son ami, son ami, moi, pour la faire rire aussi !

Kiun-tseu continuait :

— ... À la fois grave comme une femme, certainement volontaire, et pourtant désarmée, capricieuse, joueuse... Il rêvait tout haut :

— Si charmante !

Tandis que Crapaud-Lune s'agitait dans ses efforts d'explications personnelles :

— Moi, je mets des fleurs avec des plumes, pour Ts'ing. Déjà, j'ai fait comme ça. C'est sûr, déjà, j'ai fait fleurs et plumes. Pour elle. Sûr ! Elle sait. Je sais. Déjà. Loin, c'est loin-loin. Mais c'est sûr, fleurs-plumes, c'est sûr !

Et cela continua ainsi : ils ne tarissaient pas, mes trois, pardon, mes quatre protégés !

Ils en vinrent à me dire la vie exilée et contrainte de Ts'ing :

— Ô mon Houa-jen, s'exclama Li-tchong, elle n'a pas de liberté, c'est une prisonnière !

Taï-tchou ne se retenait plus, il crispait ses poings, grondant :

— Il faut la libérer !

— Nous la libérerons, sois-en sûr, mon frère très estimable ! affirma Li-tchong.

— Nous les libérerons toutes deux, renchérit Kiun-tseu, il ne faut pas que Nuage-Blanc grandisse comme une captive !

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Crapaud-Lune bondit tout debout, des bulles d'indignation éclatant dans le gosier :

— Moi, tout de suite, je vais !

On dut le retenir.

... Étrange nuit ! Presque une veillée d'armes. Que de résolutions furent prises, que de projets brassés et que l'avenir fut donc brossé devant moi à grands traits fougueux !

J'écoutais. Je n'étais pas le seul car, selon leur habitude, les petits esprits de la nature, si attachés à Cœur-Puissant s'étaient rassemblés autour de nous dès le début de nos conversations. Et, à mesure, il en était venu d'autres, si bien qu'ils furent vite une grande foule.

Il y en avait de toutes les catégories ; les plus nombreux à se tenir pressés et embrouillés étaient les génies hirsutes des herbes folles et des plantes sauvages, qui ressemblent tantôt à des roseaux mâchés et tantôt à de vieux balais. Il y avait les génies de mœurs batraciennes, à mine assez verdâtre, venus là par affinité avec Crapaud-Lune, des humbles qui font leur bonheur de la moindre flaque d'eau boueuse. Il y avait les génies des écorces, chenus ou moussus, craquant toujours assez inopinément, ceux des branches de saule qui n'ont que le soupir comme langage et qui ploient sous des tuniques vaporeuses, ceux des nuées-du-matin-sur-la-prairie-frileuse, aux paupières mauves, sans compter la compagnie des Oiseaux-Jaunes, présidée par Hoang-niao, près duquel s'était perchée Houei l'Obscure, charmante démone de première classe, dont la compétence dans toutes les affaires d'ombre n'était plus à démontrer. Et, enfin, juchée sur la lampe qui éclairait notre veille, la brillante Fée Ming ne relâchait pas un instant son attention.

Je remarquai aussi, par terre dans un coin, se tenant à l'écart avec une attitude modeste, le menu fantôme assez dépenaillé de la vieille marchande de gâteaux et pâte de jujube, Madame Bout-de-Bois-Stupide. Dès son décès, je l'avais vue arriver ici, guère différente d'un chiffon porté par le vent. Désemparée au début par le genre de son existence post mortem, elle s'était néanmoins affermie, récupérant assez de sa personnalité première pour recommencer à se ressembler. Elle paraissait se plaire parmi nous. Elle restait discrète et, bien qu'elle tournât électivement autour de Li-tchong, elle ne la dérangeait jamais. Je n'y trouvai rien à redire. Je savais par Crapaud-Lune, toujours très au fait des derniers potins de l'au-delà, qu'elle brûlait d'offrir ses services. Je ne doutai donc pas que, le moment venu, si Li-tchong avait besoin d'une aide un peu spéciale, Bout-de-Bois-Stupide saurait se présenter à point nommé.

Oui, étrange nuit ! Mes enfants allaient quitter le nid ! Je sentais qu'ils étendaient leurs ailes. Ils serraient encore un peu le bord de leur abri avec leurs jeunes pattes, mais ils mesuraient déjà de l'œil l'espace à travers lequel ils désiraient se lancer...

C'en était fini pour moi, le Houa-jen, de les maintenir au sein de ma magie protectrice. Je devais les laisser descendre de haut dans leur destin : ils étaient légers comme des duvets ! Ils pétillaient comme des étincelles !

De leur première incursion dans le monde, ils en avaient ramené la passion qu'ils ignoraient auparavant, la passion humaine. Et puis aussi, bien certainement, ils y avaient ressenti la prime touche de l'amour. Je comprenais parfaitement que, pour tous les trois, à des degrés divers, le sort de la belle Ts'ing et de sa fille était l'élément affectif qui allait les soulever. De sorte que, libérer le Chan-si devenait aussi, dans leur esprit, libérer Ts'ing et Paï-yun...

Il tardait beaucoup à Taï-tchou, comme à Kiun-tseu, de revoir au plus vite la belle Ts'ing et sa fille.

Jeunes gens encore légers, malgré leur intelligence et leur précoce maîtrise, ils bouillaient de se lancer pour elles dans des actions d'éclats ;ils tenaient donc difficilement en place, le teint animé, le jarret tendu, les muscles frémissants. De son côté, Crapaud-Lune ne se dominait plus. Il bondissait en tout sens, faisant montre d'une impatience vraiment agaçante et que rien, ni bonnes paroles ni diatribes, ne refrénait. À l'affût des moindres nouvelles, il allait de l'un à l'autre d'entre nous, demandant à tout moment du jour « si l'on partait bientôt ». Il ne consentait même plus au repos, craignant qu'on n'oubliât de l'emmener en cas de départ nocturne.

Cependant, revenue de sa première exaltation, Li-tchong avait repris son emprise sur elle-même, jugeant avec raison qu'il fallait structurer d'abord leur entreprise avant de s'y lancer. Elle y réfléchissait donc avec

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soin afin de n'en laisser aucun détail au hasard. Elle en classait les éléments dans son esprit et, sans cesse en pensée, s'efforçait à un tour d'horizon le plus large possible.

Bien qu'ayant mis nos gens sur le pied de guerre et leur ayant commandé de se tenir prêts à tout moment, elle semblait temporiser et retarder chaque jour un peu plus sa décision d'action.

C'est du moins, ce que crurent Grand-Sapin et le Gentilhomme, étonnés par l'attitude de Cœur-Puissant, devenue silencieuse et qui s'isolait pour méditer, la mine fermée, les yeux dans le vague.

Son frère n'y tint plus, à la voir ainsi. Malgré le respect et l'attachement profond qu'il éprouvait pour elle, il explosa :

— Ah ! mon Inestimable, que vont devenir nos amies, la Subtile Dame et son charmant Nuage-Blanc, si vous tardez de la sorte ?

Il ajouta quand même, et cette nuance n'échappa point à Li-tchong :

— Que va devenir le Chan-si ?

Le Gentilhomme était plus calme. Il se contenta d'écouter et ne dit rien.

Li-tchong avait levé les sourcils, la fougue de son frère la fit sourire mais ce fut avec indulgence et tendresse.

— Affronter inconsidérément les périls est peut-être exaltant, remarqua-t-elle. Mais la hâte fiévreuse réussit moins souvent que l'action préalablement coordonnée. En pensant à l'avance à tout ce qu'il faut faire et ne pas faire, je prépare mon combat, sur les trames de l'Invisible et, lorsque je le vivrai dans la Manifestation, je m'appuierai, je serai soutenue par ces trames. Rien de matériel n'existe dans notre monde qui ne soit d'abord puissamment architecturé dans l'Esprit.

Lorsque Cœur-Puissant parlait ainsi, elle semblait sans âge et, vraiment, sans aucun sexe. Ni homme ni femme, mais seulement Puissance.

Taï-tchou avait baissé la tête. Kiun-tseu, lui, écoutait avidement, avec une admiration non déguisée.

— Les dangers sont grands et réels. Ce n'est pas parce que nous les avons traversés aisément une première fois qu'ils ne se présenteront pas à nous. Bien au contraire ! Nous serions légers, nous serions impardonnables de mal nous préparer, d'agir avec une stupide audace. La ruine de nos projets viendrait vite et notre propre ruine avec ! Les Hiong-nou9 sont une sombre fatalité. Ils traversent avec le feu et la mort de si vastes étendues qu'il devient difficile, après, d'y rassembler les gens, de regrouper les courages, en un mot : de rendre la vie. Les Hiong-nou sèment la peur. Après eux, il faut rassurer tout ce qui tremble, se cache et geint. Et puis, ce n'est pas tout car, vous le voyez bien, les Hiong-nou sur les terres conquises s'implantent ensuite comme des poux dans une sordide chevelure !

Son ton avait été si dur et si amer que le Gentilhomme sursauta et que Grand-Sapin leva des yeux surpris. Mais Li-tchong, déjà, se reprenait pour conclure avec sa grâce coutumière et un rien de malice, à l'intention de son frère :

— Tu ne voudrais pas, ni moi, ni Kiun-tseu, que la Subtile Dame et sa Très Précieuse Fille puissent moindrement pâtir des désordres que nous risquerions de déclencher ! Nous ne lui avons même pas demandé si, prisonnière à ce qu'il nous semble, elle n'est pas quand même un peu attachée à cette prison ! Son Seigneur, le Très Épais Tchouo-po, tient à elle, c'est évident. Pour un Barbare, il lui fait une vie douce et, s'il l'entoure d'une garde, va, mon frère, crois-moi, c'est peut-être plus pour la protéger, car elle est faible et casanière, que pour la contraindre.

— Oh ! soupira Taï-tchou, ma Grande Li-tchong, mon Incomparable, tu as dix mille fois raison comme toujours ! Tout ce que tu dis, ma tête le sait, mais mon cœur, lui, veut revoir cette dame !

Le front baissé, ayant tout avoué, il pleurait debout. Mais Li-tchong, d'une voix altérée, soupira, en détournant le regard :

— Moi aussi, mon plus cher désir est de la revoir...

Elle ajouta, plus bas encore, avec une grande ardeur :

— De la revoir au plus vite !

Et, comme Kiun-tseu se taisait, elle lui prit la main, par un de ces gestes irrésistibles dont elle avait le secret, en lui disant :

—Et toi, Grand Gentilhomme, je sais de quelle manière délicieuse tu conserves au ciel de tes pensées le petit Nuage-Blanc...

Ils s'étaient compris tous les trois. Leur entente redevenait parfaite...

9 Les Huns.

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La sagesse de Li-tchong avait triomphé. L'ardeur inconsidérée de Taï-tchou parut s'apaiser, ce qui permit aussitôt à Kiun-tseu de mieux ses maîtriser.

Quelques jours passèrent donc sans heurt, en préparatifs pour les gens armés de notre maison, en longs entretiens stratégiques entre Cœur-Puissant et ses deux chevaliers.

Mais, malgré les apparences, le feu couvait dans la poitrine de Grand-Sapin. Une nuit, sans rien dire, n'y tenant plus, certain de revenir rapidement, il partit seul pour revoir Ts'ing.

Il ne revint pas.

Crapaud-Lune fut notre informateur. Il était du dernier bien avec Bout-de-Bois-Stupide. Or, celle-ci dont l'inconsistante enveloppe retournait souvent hanter les lieux de sa vie passée, venait d'entendre dire dans la capitale, par les buveurs de la Taverne du Tch'é-pi, qu'un jeune homme de qualité avait été pris dans les jardins du palais et qu'on le tenait prisonnier. Trop timide pour parler directement à Li-tchong, elle se confia à Crapaud-Lune qui s'empressa de nous transmettre la nouvelle.

Cœur-Puissant était très attachée à Taï-tchou. L'étourderie de ce dernier l'avait d'abord mise en colère et elle le jugeait sévèrement. Mais dès qu'elle le sut en danger, il lui fut impossible de ne point agir.

Elle dépêcha aussitôt quelques-uns de ses gens, déguisés, vers la capitale, en les chargeant de lui rapporter des compléments d'information sur le sort de son frère, sur les activités générales des Hiong-nou, sur les heures favorables où les tours de garde se relâchaient, bref sur tout ce qui pouvait lui permettre une action efficace et rapide pour délivrer Taï-tchou.

Ses émissaires firent vite. Quelques-uns disparurent mais la plupart furent de retour en moins de deux jours. Ils lui donnèrent suffisamment de précisions pour qu'elle mît son plan au point.

Elle avait également fait contacter Ts'ing par Kiun-tseu lui-même et il s'en était admirablement tiré, avec une ruse mesurée, aidé en cela par Paï-yun pour qui ces événements étaient un jeu excitant.

Ts'ing mandait à Li-tchong qu'elle était intervenue en faveur de Taï-tchou et que celui-ci, du moins pour l'instant, ne craignait aucun danger mais qu'elle craignait néanmoins que la bénévolence de son Seigneur ne fût gâtée par Houen-touen, car celui-ci se montrait tout à coup d'une extrême méfiance, elle se sentait désormais beaucoup plus surveillée, même épiée par des gens à sa solde. Cependant, Ts'ing la Subtile méritait bien son nom car elle devança les projets de Li-tchong en lui faisant dire qu'à la toute prochaine lune, elle organisait une grande excursion en campagne, dans le but d'éloigner son Seigneur et la majeure partie de ses gens de la capitale. En expliquant à Kiun-tseu où se trouvait détenu Taï-tchou et comment il fallait faire pour tromper la garde, elle avait ajouté qu'elle souhaitait ardemment la délivrance de cet ami mais que, pourtant, en d'autres circonstances, elle eût souhaité plus que tout le garder à ses côtés. Elle avait terminé, avec un sourire d'excuse, en disant que, prisonnière elle-même, elle n'aurait pu, dans le meilleur des cas, que lui offrir une place dans sa propre captivité, ce qu'elle ne voulait pas, estimant qu'elle n'en avait pas le droit.

Ce que Li-tchong perçut dans ce discours, fidèlement rapporté par Kiun-tseu, c'est que Ts'ing n'était pas heureuse. Elle se promit donc de délivrer d'abord son frère, puisque une circonstance favorable allait être créée, mais ensuite de tout faire pour délivrer aussi la Dame Subtile, ainsi que son enfant.

À la nouvelle lune, Cœur-Puissant se mit en campagne...

Cependant, avant de partir, elle avait eu avec moi une conversation secrète.

Elle m'entretint de ses déterminations. Elle voulait, je crois, que je n'ignorasse rien de ses progrès intimes et de son ouverture de conscience.

Oh ! elle se connaissait dès lors parfaitement, Li-tchong. Elle me dit, entre autres, qu'elle était absolument déterminée, non seulement à délivrer Grand-Sapin, à rendre Ts'ing à la liberté que celle-ci choisirait, mais, surtout, à triompher de l'envahisseur Tchouo-po et à reprendre ensuite en main tout le pays. Elle utiliserait pour ce faire les moyens ordinaires, qui font s'activer les êtres dans le plan manifesté, mais aussi les moyens extraordinaires, auxquels elle savait pouvoir prétendre.

— Et s'il le faut, dit-elle, je ferai le voyage extatique dans les régions des mystères élevés qui doublent les nôtres, ces régions qui n'apparaissent jamais ni aux yeux ni à aucun sens des gens ordinaires mais où,

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seuls, les missionnés du Ciel peuvent pénétrer.

— À leurs risques et périls, lui précisai-je.

Elle ne me répondit que par un sourire entendu : elle avait tout compris depuis longtemps ! Et je mesurai avec émoi l'étendue de sa conscience.

— Je suis donc décidée à tout pour libérer ce pays et pour y rectifier ce que le précédent gouvernement a laissé de faiblesses et de failles. Car, si le Grand Homme du Pouvoir avait su garder la Vertu, certes jamais les Hiong-nou n'auraient mis à sac ce pays ! Mais le destin est un grand enseignant, je le vois bien. En nous faisant rencontrer la Dame Subtile et sa légère enfant, vers lesquelles mon centre vital s'est tout de suite senti appelé, il nous mettait dans le flanc un ardillon pour nous pousser à agir.

— Honorable Enfant, dis-je, c'est que les Temps étaient venus !

— Certes, Maître très aimé, certes, mais j'admire néanmoins les organisateurs suprêmes qui savent si bien disposer de nos talents et choisir pour nous l'exact élément, déterminant de notre action spécifique. Ainsi, chacun de nous trois à trouver en une fois l'objet majeur de son incitation. Grand-Sapin projette tout son être vers l'Exquise Dame de Musique. Kiun-tseu tremble dans son foie pour le salut de l'enfant qui lui est devenue plus chère que tout. Et moi-même, c'est l'inconséquence de Grand-Sapin, mon affectionné Frère, qui me jette en avant...

Je croyais qu'elle allait continuer mais elle s'arrêta pour me considérer avec, encore, son fin sourire qui me perçait à jour : elle voulait que j'achevasse pour elle !

Donc, j'enchaînai :

— ... car dans le droit centre de Li-tchong, la personne honorable de Ts'ing, la Dame d'Excellente Musique, se tient désormais, ayant reconnu comme sien ce domaine d'élection.

Cœur-Puissant se prosterna :

— Oui, mon Houa-jen, tout ceci est véridique. Tu as parlé pour moi. Je pense à elle sans trêve et me sens, tout à la fois, me tendre vers sa grâce comme un garçon et me creuser de douceur comme une fille amoureuse de sa sœur jumelle... Rien ne m'est plus proche que la Dame Ts'ing et sa divine musique !

Elle se redressa vite, comme un jeune guerrier et ses joues lisses prirent un éclat de métal, tant elles étaient pâlies.

— Mais, balbutia-t-elle, ô mon Houa-jen, Cœur-Puissant ne peut et ne doit rien dire. Le parcours du Héros est long, aride et solitaire. C'est celui-là que j'ai choisi. En outre, il ne convient pas que je porte une ombre sur mon frère... Je l'ai dit : je ferai mon travail. Je n'en ignore aucun détail. Je ne me déroberai à aucune épreuve. J'accomplirai le Dict du Ciel. Et, ayant les Deux Natures, j'œuvrerai par les Deux Voies : la visible et l'invisible, la simple et la magique. Car mon royaume ne peut être établi sur un seul plan. Mais il doit avoir ses racines et puiser la pérennité dans le Monde des Dieux. J'irai et je le ferai accepter. Mes pactes et mes alliances auront les deux pôles, eux aussi. Il n'est pas de victoire durable qui soit seulement matérielle. On ne peut ignorer les puissances d'Au-Delà...

J'étais édifié. Celle qui devait devenir la Reine au Cœur-Puissant m'avait parlé.

Li-tchong avait fini d'apprendre à mes côtés.

Je la saluai par la Grande Prosternation, comme l'on fait devant un jeune souverain.

Elle accepta : nul ne nous voyait. Mais elle me releva promptement à sa manière habituelle, aimante et simple :

— Tu es mon Houa-jen. Cela reste entre nous. Tes leçons précieuses sont désormais ma force ; elles ont formé les fibres de mon cœur. Mais, à présent, pour apprendre plus, je dois mettre en pratique. Nous serons séparés, je le sais. Néanmoins, je sais aussi ceci où que j'aille, malgré tout, toujours tu veilles... mon Maître ! J'ai reconnu ton Essence, sous ce corps d'emprunt qui te rapproche de nous.

Elle me fit à son tour la Grande Prosternation. Alors, palpita entre nous l'Indicible qui unit le Maître Intemporel à son enfant d'élection...

Quand elle se redressa, elle était calme et parfaitement maîtresse d'elle-même :

— Maintenant, je vais, dit-elle. Sur le Double Chemin. Par l'Ordinaire et par l'Extraordinaire.

Mon cœur battait très fort, trop fort, mon cœur humain !...

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Mes enfants partirent donc, Cœur-Puissant et le Gentilhomme, entourés de leurs gens.

Et moi, le Houa-jen, qui n'était que peu intervenu dans leurs affaires, sinon pour quelques humains conseils, je déplorai, une fois de plus, de ne pouvoir faire mieux, l'étroitesse de mes droits cosmiques sur mes protégés me retenant.

Leur libre arbitre devait rester intact. Je ne pouvais que les regarder agir de loin, par ma vue transcendante, sans qu'ils s'en doutassent, tout occupés qu'ils étaient de la conduite de leur destin.

Tchang-o avait senti mon chagrin et, avant de s'éloigner, car il accompagnait Li-tchong, il me rappela opportunément qu'il me représentait en secret auprès d'elle. Il fit : « Aglok ! » du ton le plus cocassement vaillant qu'il put trouver. Il ne voulait pas que je fus triste.

Mais, resté seul, je le fus quand même. À un point tel que me parvint bientôt un message des Elucials Glacides me demandant de me reprendre au plus vite.

Ce que je fis, en constatant que mon support physique momentané me communiquait un peu trop de sensiblerie temporelle.

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Par le Grand Chantre, sur la viole à échos

J'avais une maison, un jardin, un domaine.J'avais un monde heureuxPour ceux que j'aime.Je les tenais enclos, préservés, protégés.Nous recevions la Lumière d'En-Haut.Nos saisons étaient toujours bonnesEt ceux que j'aime en mangeaient le fruit.Dans ma maison l'on marchait doucementEt le sommeil s'y faisait bien.Dans mon jardin l'on riait très hautEt les joutes étaient charmantes.Dans mon domaine l'on grandissaitSans rien craindre. Quelle harmonie parfaite !

C'était le monde d'un Houa-jenQui instruisait ses enfants...

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CHAPITRE XIII

Quand, au Palais de Tchouo-tsong, une aimable nuit se fut retirée de la Chambre des Mille Plaisirs et que la lumière de ce certain matin toucha le Lit Brodé où Ts'ing s'étirait langoureusement aux côtés de son époux...

E TRÈS ÉPAIS SEIGNEUR fut fort surpris par l'humeur inhabituellement enjouée de sa Dame, d'ordinaire plus réservée et plus mélancolique :L

— Je voudrais, mon Époux, que vous m'emmeniez en dehors de ces ennuyeux jardins et de ce palais. J'y étouffe. Tout sent mauvais. Le Temps y est toujours sombre. J'aspire à un petit voyage à cheval jusqu'à cette Montagne des Orchidées que l'on voit d'ici. Tout le monde en vante les charmes. L'air, dit-on, y est bien meilleur, et, n'avez-vous point remarqué, dès que les nuages s'écartent un peu, le soleil, qui nous dédaigne ici, tombe juste sur cette montagne-là ! Nous y serions si bien ! Seulement quelques jours. Paï-yun partage mon désir. Sans cesse, elle m'en parle et elle ajoute aussi que ce serait enfin l'occasion de monter ce joli cheval promis par vous...

Toute animée d'une joie légère, Ts'ing semblait à Tchouo-po, toujours subjugué par elle, quelque fée au charme irrésistible. À la voir, il fondait comme miel au soleil ! Paï-yun acheva de l'enchanter, qui bondissait en riant avec mille taquineries à travers la chambre.

— J'imagine déjà, poursuivait Ts'ing, nos cavaliers caracolant autour de notre cortège. Et la nuit aussi, avec les torches ! Peut-être trouverai-je d'autres oiseaux que ceux que je connais ? Ah ! que j'aimerais des danses, le soir, à l'étape ! Il y a aussi, paraît-il, au palais, des conteurs de merveilles que je n'ai jamais entendus ! Prenons tous les musiciens avec nous pour chanter, pour danser, pour rire... Et, oh ! que j'aimerai une joute entre tous vos meilleurs guerriers ! Tenez, je danserai pour vous la Danse de l'Écharpe.

Étonnante promesse de la part de Ts'ing, qui acheva de bouleverser Son Épaisseur. Lequel s'empressa de tout mettre en œuvre pour satisfaire la Dame Subtile.

Houen-touen fut mandé en premier sur la Terrasse de la Biche où le Seigneur, impatient, marchait déjà de long en large, en cinglant ses bottes de son fouet.

— Organise-nous au mieux des amusements champêtres, ma Très Affectionnée Épouse a besoin de se distraire. Il faut des musiciens. Les meilleurs ! Pas les tiens, surtout ! Des musiciens originaux pour donner de la gaieté, de l'appétit et du désir aux femmes, des musiciens pour les faire rêver, et danser aussi !

L'accommodant Houen-touen ! Il ne cherchait qu'à plaire, n'est-ce pas ? Il susurra donc :

— Il y en a de tels dans les prisons.

Tchouo-po sursauta :

— Pourquoi les y tenir ? Ce ne sont pas des guerriers ! Sors-les ! Par ma barbe !

Houen-touen se plia en deux. Il prenait les manières chinoises. Mais, en dessous, il se moquait.

— Fort bien, Très Épais ! Cela sera fait.

Tchouo-po aboyait, joyeux :

— Il faut des danseurs, des acrobates, des jongleurs, des diseurs de contes, nouveaux eux aussi ! As-tu cela dans tes sacs à malice ?

— Les prisons en regorgent : ils se moquaient de nous, les infâmes !

— Tu es trop susceptible ! Sors-les ! On voit ici toujours les mêmes spectacles, ternes et tristes. Tu tiens tout ce qu'il y a de bien sous les verrous ! Élargis-moi tout ça ! Comment veux-tu que Ma Dame soit de bonne humeur si elle s'ennuie ? Tu sais pourtant que nos gros amusements de galops et de chasse ne sont pas les siens !

Tchouo-po se rengorgeait, flambant d'orgueil :

— C'est que j'ai là une Épouse d'une essence incomparable ! Il lui faut pour ses aises et ses plaisirs, toujours le meilleur, toujours le plus fin. Je ne devine jamais assez tôt ce qu'elle désire... Et je m'en veux de cette lourdeur qui m'empêche de voir clair à temps Mais, toi, mauvais renard, toi, en général, qui sait tout avant les autres, tu as bien dû te douter qu'elle s'ennuyait ! Ne pouvais-tu me prévenir, vilain diable ?

Les mots sortir comme des fleurs de la bouche de Houen-touen, plutôt faite pour dégorger des mille-pattes !

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— Ton Inestimable Dame ne m'honore jamais de ses confidences et je respecte sa discrétion. Comment oserais-je jamais écouter à ses portes ou soulever ses rideaux ?

Tchouo-po plissa les paupières, il n'était pas dupe :

— Allons donc, tu es plus menteur qu'un reflet brouillé dans l'eau ! Je connais tes manières ! Mais assez de cela, tu me fatigues ! Occupe-toi de tout, vide tes pièges ! Des danseurs, des musiciens, des conteurs, ce n'est pas du gibier sérieux. Amène-les moi tous ! Et bien vêtus, surtout ! Et n'oublie pas de les nourrir, tu es avare comme un rat de fin d'hiver ! Je les veux de bonne mine et de belle humeur. Le regard de Ma Dame souffre trop en se posant sur ce qui est misérable ! Elle me le reprocherait. Et tu connais sa véhémence, alors ? Elle en tombe malade et moi, il me faut huit jours pleins, de chasse et de beuveries tristes, pour m'en remettre ! Aussi, nulle part où nous irons, je ne veux voir paraître rien, ni ruines ni charniers, qui puisse lui gâter ce charmant caractère dont elle m'honore depuis quelques jours. Reconnais les chemins à l'avance et choisis bien les détours nécessaires !

Houen-touen souriait, ce qui était toujours d'un effet assez bizarre sur ses traits inquiétants :

— Compte sur moi pour tout, Très Épais, compte sur moi ! Car, en effet, c'est un vrai miracle que cette joie de Dame Ts'ing. Quand à celle de ton incomparable Nuage-Blanc, on dirait une nuée de printemps qui danse dans le ciel. Mais as-tu remarqué, Seigneur, que ta mansuétude envers ce jeune fou, capturé récemment dans les jardins, a été pour beaucoup dans cette joie ? Depuis que, sur la demande de ta très indulgente Dame, tu lui as promis la vie sauve, elle rit et chante !

Tchouo-po levait un sourcil :

— C'est juste. Je n'y pensais pas. Mais ce n'est pas la première fois que Ma Dame a de la pitié et que je lui accorde ce qu'elle demande. Alors, renard pelé, montre ton museau, où veux-tu en venir ?

Il lui mettait le fouet sous le nez. Cela ne troublait nullement Houen-touen qui dit :

— Eh bien, je pensais que tu pourrais, dans ces heureuses dispositions, lui causer plus de plaisir encore, un plaisir qui la surprendrait.

Son Épaisseur était intriguée et son front se plissait :

— Quoi, quoi donc ? Tu tournes comme une mouche autour d'un jujube qui fond ! Dis-moi vite cette idée qui te chatouille le nez ! Ou ce sera ma lanière qui l'en délogera !

Houen-touen écarta tranquillement le fouet :

— Tu aurais dû y songer toi-même, Très Épais, car c'est l'évidence ! Ajoute simplement au cortège des baladins que je vais tirer de mes geôles ce jeune fou... Et fais-en la surprise à ta Dame et à ta Fille, au beau milieu du spectacle, à l'étape du soir, sur la Montagne des Orchidées. Petite Paï-yun m'a dit elle-même, par une inconséquence de sa jeune nature, qu'il est un compagnon très gracieux, sachant mille jeux. Je crois qu'elle s'amusait innocemment avec lui dans les jardins avant que nous l'arrêtions.

Tchouo-po se tapa sur les cuisses de contentement, sans relever la perfidie de la dernière remarque :

— Tu es un fameux renard, Maître Tohu-Bohu ! La bonne idée ! Sors-le du trou, habille-le et qu'il mange, ce jeune fou !

— Nous dirons évidemment que cette idée est de toi, Seigneur,précisa Houen-touen en s'inclinant.

Tchouo-po eut un haut-le-corps menaçant, le fouet redressé :

— Tu aurais dit autre chose ?

Houen-touen était toujours incliné, de sorte qu'on ne voyait pas son visage ; il reprocha, et son ton était une merveille d'étonnement un peu peiné :

— Qu'aurais-je pu dire d'autre ? Cette idée était assurément derrière tes pensées et je n'ai fait que la saisir. C'est ton idée, Seigneur !

Tchouo-po, agacé, tapa sur ses bottes avec son fouet, en renâclant. Puis il continua ses ordres :

— Rassemble les chevaux, les chameaux avec toutes les provisions, prépare des litières, envoie en avant les serviteurs placer des tentes de fête au meilleur endroit de la Montagne des Orchidées ! De la viande, des vins, du caillé pour nous rafraîchir ! Fais faire mille gâteaux, les cuisiniers sont habiles, n'épargne pas le gingembre ni les épices ! Et des parfums surtout ! Pense aux coussins, aux tapis, aux fourrures.

— Je n'omettrai pas un détail, Seigneur, ce sera fait comme par toi !

Y mettait-il encore de la malice ? Tchouo-po lui darda un regard de soupçon. Mais non, Maître Tohu-Bohu était on ne peut plus sérieux. Alors, Son Épaisseur rétrécit ses yeux avec salacité :

— Et songe aux femmes, hein ? Aux femmes tout de même ! Ah ! amène donc des petites fou-jen10 que je

10 Concubines.

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ne connais pas encore.

— J'en ai fait venir tout un lot au Pavillon des Heureux Présages. Les Duègnes les ont préparées à ton intention.

— Parfait ! Rien ne vaut quelques vierges pour aiguiser la Tige de Jade ! Cependant, place leur tente à l'écart. Que Dame Ts'ing n'en sache rien. Je déteste ses bouderies.

Il se frottait les mains :

— Par tous les démons, ce sera une belle fête ! Comment n'y ai-je pas pensé plus tôt ?

Déjà, il partait en courant :

— Je vais choisir un fameux petit cheval pour Paï-yun !

Mais Houen-touen le rappela, sans trop se presser, indolemment :

— Seigneur !

Son Épaisseur se vira tout d'une pièce, la toque de travers ; on eût dit qu'il avait buté.

— Alors, tu n'as pas tout sorti ? Il manque quelque chose ?

Maître Tohu-Bohu le rejoignit sans hâte, pour proposer, à voix retenue :

— Rien qu'une petite idée, pour mieux faire briller la tienne, à propos de ce jeune homme que nous emmènerons...

— Va toujours, j'écoute !

— S'il divertit vraiment les Dames, comme je le pense, on pourrait peut-être le leur donner comme Objet de Dévouement ? Ceux-là font les meilleurs gardes, Seigneur !

Tchouo-po réfléchissait. Houent-touen continuait, insinuant :

— Ce serait un cadeau très apprécié.

Tchouo-po balançait, avec une moue :

— Il faut qu'il plaise. Les femmes sont changeantes...

Une flamme de métal brillait sous la paupière de Houen-touen :

— Il plaira, Seigneur, je te le garantis ! Je suis habile, tu le sais, pour préparer ces Objets de Dévouement. Aucun castré de mes mains n'est jamais mort !

— Ouais ! Dis plutôt que tu ne l'as pas fait savoir, Maître Tohu-Bohu !

Celui-ci se récriait :

— Tu me calomnies, Seigneur ! Je connais la manière et les herbes. De plus, ma musique sait aussi plonger les êtres dans une mort apparente qui supprime les douleurs et donne à la nature le temps de se réparer.

Tchouo-po s'éloignait à grandes enjambées :

— D'accord ! Mais attends que je te l'ordonne car, s'il ne divertit pas les Dames, à quoi bon leur imposer un eunuque qui leur déplairait ? Entre le mécontentement de Ts'ing et celui de Paï-yun, je n'aurais plus qu'à fuir !

Son gros rire et les claquements de fouet dont il cinglait ses bottes résonnaient encore que Houen-touen avait déjà changé de physionomie. Toute servilité rejetée, il redressait sa haute stature, tandis qu'une intense satisfaction lui déplissait les traits.

Il respira fort, ouvrit et ferma les mains comme s'il captait et retenait une proie. Il était heureux d'avoir paré à quelque machination. Il la sentait venir depuis quelques temps, sans pouvoir en cerner les contours. Il n'avait pas confiance en Ts'ing. Les espions qu'il avait placés auprès de celle-ci, sans qu'elle pût les identifier, lui avaient en effet rapporté que la Dame et son enfant semblaient déjà connaître le jeune homme avant son arrestation. De sorte que cette demande inopinée d'amusements campagnards était hautement suspecte aux yeux de Maître Tohu-Bohu. Ts'ing n'aurait-elle pas le dessein de faire évader le jeune fou ?

Oh ! il n'en avait rien dénoncé à Son Épaisseur ! Quiconque se permettait la moindre réflexion sur Ts'ing encourait aussitôt les plus violentes représailles : Tchouo-po ne le supportait pas !

Alors, à quoi bon risquer sottement des ennuis, quand il était si aisé, pour un cerveau aussi retors que celui de Houen-touen, de manœuvrer. Et puis, c'était bien délectable vraiment de déjouer une Dame Subtile !

Maître Tohu-Bohu se renfrogna. De songer à Ts'ing l'irritait. Il se heurtait toujours à sa surface de simplicité hautaine. À coup sûr, elle cachait sa vraie nature. Il la sentait foncièrement ennemie. Parce que

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différente de lui. Bien plus : opposée... Il n'était donc pas fâché de lui jouer un tour même si, comme il s'en rendait compte, il n'avait pas encore tout dénoué de ce qui se tramait. Il se dit que, tenant un fil, il déviderait bien tout le peloton ! Et il se mit à rire : « Allons, la grimace dissimulée de la Dame devant la surprise, à la Montagne des Orchidées, serait sans doute délectable à contempler ! »

Pourtant, il n'était pas satisfait et, comme par inspiration, il décida qu'une fois installé là-haut, il lui faudrait tout de même s'arranger pour retourner dans la capitale, avec Tchouo-po et une bonne escorte, plus tôt que prévu. Oui, oui, de toute évidence quelque chose était dans l'air. Bah ! il savait à présent qu'il y parerait. Son flair venait de l'alerter à temps. Il faudrait seulement rester vigilant sans arrêt et, peut-être, utiliser à bon escient quelque allié venu de quelque Monde Obscur...

Là-dessus, Houen-touen organisa le voyage, n'omit pas un détail, n'oublia rien et tout fut prêt à l'heure dite.

On partit en cortège animé, tôt le matin. Il faisait un temps plombé. Mais, là-bas, sur la Montagne des Orchidées, il semblait vraiment qu'un pan de soleil y tombait, d'entre les nuages.

Dans la ville, on ne laissa qu'une garde réduite. À quoi bon plus de guerriers ? Le pays vaincu n'avait plus de ressources agressives...

Ts'ing chevauchait gaiement, en dédaignant sa litière. Et Paï-yun étrennait son petit cheval. La mère et la fille se regardaient, complices : bientôt, le cher ami Grand-Sapin serait délivré de sa geôle !...

Elles ne savaient pas qu'il les suivait, dans les derniers chariots, mêlé à tout ce que Houen-touen avait pu rassembler de baladins, danseurs, chanteurs, diseurs de sorts et autres histrions.

Maître Tohu-Bohu affichait une excellente humeur. Il faisait danser son cheval pour amuser les Dames. Ts'ing et Paï-yun se croyaient obligées de battre des mains à ses prouesses. Lui ne s'y trompait pas et il riait sous cape, fortifié dans ses soupçons par ces excès d'amabilité.

On s'étira par des voies choisies d'avance. Nul n'habitait là. La nature inviolée y demeurait sauvage. Les Barbares l'avaient respectée, n'y trouvant rien à piller. Des fleurs, des papillons, des insectes chatoyants, de grands arbres touffus, des oiseaux chanteurs, que voulez-vous qu'ils en fissent ?

Rien de désagréable ne vint donc attrister la Dame Subtile et son enfant. Les mauvaises odeurs de la ville et de ses alentours immédiats étaient oubliées. Et même, il parut que le temps allait s'éclaircir.

Satisfait, Son Épaisseur rayonnait vraiment, debout sur un char léger et rapide, à l'avant du cortège. La mode chinoise plaisait de plus en plus à ce Barbare !

Autour de lui, tout en allant, ses compagnons déclenchaient des poursuites et des jeux d'adresse.

Cris rauques, grands rires, exclamations, injures joyeuses, braillements, hennissements, cliquetis, grincements et crissements des attelages, ronchonnements des chameaux, pétarades des chevaux qu'on excite, les Hiong-nou se divertissaient.

De temps en temps, au plus fort de leur allégresse, pour bien la clamer, ils poussaient le glapissement du loup...

Quelques heures auparavant, en pleine nuit, Li-tchong et sa suite sont sortis du domaine magique...

Personne ne parle. Tout le monde est grave. Même Crapaud-Lune. Sur un cheval docile, il se tient aussi immobile qu'un mannequin et on pourrait le croire inanimé, si ce n'était ses yeux attentifs qui, sans doute, voient dans le nuit.

Il fait très noir cependant, un noir hostile qui refuse de se laisser pénétrer. Pas de lune au ciel. Pas d'étoile non plus. C'est un ciel qui pèse. Les nuages sont énormes, s'accumulent et se densifient. La présence de la campagne n'est perceptible que par une puanteur horrible : d'innombrables charniers doivent continuer de pourrir, en fermentant dans la chaleur moite...

Qu'importe ! Li-tchong et sa troupe légère galopent à bride abattue vers la capitale.

Sur leur passage, pas de bruit : les sabots des chevaux sont enveloppés de feutre et l'on a supprimé toute pièce métallique dans les harnachements.

Ainsi, on va, sans parler, rapidement, avec une ténuité de fantômes se glissant par des voies de traverse. Il faut faire vite, ne pas se tromper, éviter toute rencontre inopportune, afin d'arriver au moment propice. Nulle hésitation sur leur route. Tout est organisé et précis. Des éclaireurs, partis en reconnaissance avant eux, jalonnent le parcours. De loin en loin, ils se lèvent silencieusement, d'entre les buissons ou d'un repli de

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terrain et, ombres rejoignant d'autres ombres, les guident vers le relais suivant.

Ainsi vont-ils... Mais tous, d'avoir quitté le domaine préservé, se disent que, d'un monde céleste, ils sont tombés dans un monde de malédictions et de démonialité ! De la peur rampe partout. Et, comme tous les tristes habitants de cette mauvaise terre, ils les entendent à leur tour, les kouei infects qui hululent et dont la plainte laide est une souillure pour l'ouïe !

Ils perçoivent aussi que, de loin en loin, une sorte d'orage roule, qui n'aboutit point, tandis que frémissent les profondeurs de la terre.

— Le sol tremble ! chuchote Kiun-tseu en se penchant vers Li-tchong à son côté, est-ce que je fais un mauvais rêve ?

— Non, Très Estimé, répond celle-ci, non, c'est le mauvais rêve que les Barbares font faire à la terre du Chan-si. Hélas ! Il nous faut travailler à l'intérieur de ce mauvais rêve. Mais chut ! ne perdons ni temps ni force en paroles ! Avançons, avançons !...

Ils s'enfoncent plus avant dans la nuit, dans l'hostilité, dans les dangers. Li-tchong est calme, étrangement. Lucide, l'oreille aux aguets, les réflexes prompts, prête à parer à la moindre surprise, elle sait pouvoir compter sur elle-même comme sur ceux qui l'entoure, attentifs à bien la seconder. Cependant, au sein même de ce calme, son esprit se trouve occupé de cette image qui ne la quitte pas depuis des jours : la belle Ts'ing. Sans fin, Li-tchong la revoit. Il lui semble même converser avec elle. Les sons ténus de sa viole lui parviennent comme du rivage d'un autre monde. Le parfum de fleur de cannelier qui s'exhalait de sa personne monte encore à ses narines ; elle le hume doucement, et il fait battre son cœur. Quelle pose charmante avaient donc ses bras arrondis sous les voiles de gaze rose ! Combien étaient doux et profonds ses regards ! Ils s'offraient, se dérobaient et revenaient, innocents et curieux, en demandant toujours : « Qui es-tu, qui es-tu, toi que je connais, jeune homme ou jeune femme ? Quel mystère es-tu donc ? »

Quel mystère ? Li-tchong en éprouve soudain tout le poids. Sévère faveur que cette nature étrange qui est la sienne ! Aimer, ressentir les brûlures du désir, souffrir des aiguillons de l'ardeur, subir le ravissement d'une image adorée, l'inégalable torture d'une toute proche présence et ne pouvoir vraiment s'en rapprocher au plus intime, ne pouvoir s'y fondre, ne rien pouvoir saisir !

Cœur-Puissant réalise si fort ce que sera sa vie qu'une bile amère resserre sa gorge. Son cœur frappe tumultueusement. Son esprit se débat dans son corps comme un oiseau brisant les plumes de ses ailes contre les barreaux de sa cage.

Sans doute son désarroi est-il perceptible car voici Kiun-tseu qui se rapproche, protecteur, chaleureux, et voici, brillant de tendre intérêt, les yeux de Crapaud-Lune. Ils n'attendent qu'un signe d'elle pour la questionner, pour s'enquérir. Déjà, il semble même que toute la troupe fidèle ressent sa peine et flotte un peu dans son élan unanime, perd un peu de sa cohésion.

Cœur-Puissant se maîtrise, se redresse, elle souffle tout bas :

— Allons, mes amis, allons, ne perdons pas de temps, il faut aller vite, comme le vent muet qui court à ras de terre ! La vie de notre bien-aimé Grand-Sapin dépend de notre diligence, et ne point arriver à l'instant propice, c'est le mettre indignement dans un cruel péril ! Libérons Grand-Sapin ! Ouvrons sa prison et toutes les autres ! Groupons autour de nous les libérés, pour livrer le combat contre les oppresseurs ! Oui, nous relèverons tous les courages ! Le mal pliera devant le bien ! Le Chan-si sera libre !

Le galop général redevient ample : les voies sont libres, les cavaliers déterminés...

De les voir passer ainsi, audacieux et intrépides, les kouei, accroupis sur leurs talons, s'étonnent, se relèvent d'un bond, pour les regarder se perdre dans le noir, déjà loin.

Les kouei soufflent de mécontentement : se peut-il que la toute prochaine aube voit triompher les desseins de ces intrus ? On était si tranquilles dans la boue, le malheur, la pourriture ! C'était si doux de se raconter comment se lamentaient les prisonniers des geôles de Tchouo-po ! Va-t-il falloir bientôt entendre l'affligeant récit d'une victoire de ces affreux dévots de la sagesse ?

L'armée des kouei malfaisants sautèle en tous sens et s'envole soudain en un grand brouillard : allons prévenir Houen-touen l'Avisé, le Superbe Tohu-Bohu !

Inutile de dire que celui-ci, qui était déjà levé pour les préparatifs du départ vers la montagne des Orchidées, les reçut comme les méprisables imbéciles qu'ils étaient. Il les congédia avec de violents moulinets de bras, importuns moustiques, sans vouloir les écouter :

— Pensiez-vous, ô minables déchets, ô pauvres crachats, que je vous avais attendus pour tout deviner et tout savoir ? Vous m'injuriez vraiment à me croire naïf au point d'avoir besoin de vos avis, sots présomptueux ! Hors d'ici, regagnez vos tanières ou je vous fait entendre une musique de ma façon !

Les kouei s'enfuirent en déroute, basculant dans l'air les uns sur les autres et cul par-dessus tête.

Il appert qu'ils pleurèrent et se lamentèrent sans discontinuer trois jours durant. Si fort et de façon si désagréable que les chiens errants devinrent enragés et que les essaims de mouches folles se multiplièrent

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par mille et dix mille !

Après quelque temps de chevauchée joueuse, l'allégresse de Houen-touen diminue singulièrement au point de le laisser tout étonné d'en avoir éprouvé de la griserie.

Il s'assombrit. Des idées fâcheuses qu'il croyait écartées reviennent vers lui, le rejoignent. Il se secoue. Trop tard ! Elles l'assiègent. Impossible de s'en débarrasser. Ses ruses, ses précautions pour parer à ce qu'il pressentait, lui apparaissent dérisoires, indignes de sa perspicacité, au regard de ce qui s'est ourdi dans son dos... Car c'est bien dans son dos que cela se joue : il le sent parfaitement. Quelque chose le retient, le tire en arrière. C'est insoutenable. S'il résiste, s'il passe outre, il sera plus stupide qu'un concombre ! Il n'y peut tenir. Sûrement ses assesseurs diaboliques lui envoient ce vent nauséeux pour l'alerter : ils ont quelque information à lui donner.

Alors, il s'écarte du cortège pour pénétrer dans le sous-bois qu'on traverse présentement, jusqu'à ce que les cris et les rires aient diminué. Il lui faut un calme relatif pour déployer ses talents d'évocateur et permettre ainsi à ses amis de l'au-delà de se manifester. Il tire de sa poche sa flûte, faite d'un tibia de naine. Il joue une première fois l'air de la Porte d'En-Bas. Alors, en face de lui, l'écorce d'un chêne s'ouvre comme une bouche et une voix sort de là qui crie : « Retourne, retourne ! » Il joue une seconde fois. Alors, s'envole d'un buisson un geai qui crie « Derrière toi, les traîtres ! Derrière toi, les traîtres, aha ! » Il joue une troisième fois. Alors, le diable Noir-Crachat tombe du haut d'un chêne sur la croupe de son cheval tandis que, d'en dessous, se hisse, en s'accrochant à la crinière, la diablesse Fiel-de-Truie, épouse fidèle du premier !

C'est un petit couple parfait qui répond toujours quand on l'appelle. Ils sont tout dévoués à Houen-touen, ce qui ne les empêche nullement d'avoir de mauvaises manières et un parler détestable. Mais les démons sont ainsi : sans usage ! Maître Tohu-Bohu les supporte pour les services qu'ils lui rendent.

Noir-Crachat commence par lui souiller d'une sorte de suint noirâtre son beau costume de peau de biche, en se glissant de l'arrière à l'avant du cheval, afin de le regarder en face. Fiel-de-Truie n'a pas plus d'élégance ; postillonnant sitôt qu'elle parle, elle le couvre de fines gouttelettes de bave.

— Ah ! fait-elle en guise de préliminaires, ah ! le Seigneur Tohu-Bohu ne vaudrait pas grand-chose sans nous !

Son époux la remet en place en lui assénant une gifle effroyable dont elle ne s'émeut guère, bien que sa tête ait paru se décrocher dans un giclement liquide, et il rectifie en disant :

— Mais nous aimons le Seigneur Tohu-Bohu parce que ses œuvres nous plaisent. Aussi, nous lui dirons sans hésiter qu'effectivement il est bête comme un concombre et que ses idées ne valent pas mieux que les graines stériles qui désertent une cosse trop sèche !

La diablesse renchérit, crachotant en pluie :

— Aha ! je me demande si nous n'allons pas bientôt perdre la face à servir un Seigneur dont les facultés s'affaiblissent de la sorte !

Elle reçoit une nouvelle gifle, dont elle s'accommode fort bien, mais elle doit quand même remettre sa tête en place, pendant que son époux explique enfin :

— Seigneur, les forces ennemies de Ton Seigneur sont entrées dans la ville, en la personne d'une sorcière à Double Puissance, dont nous nous inquiétons depuis longtemps, nous autres d'En-Bas. Elle croit pouvoir délivrer son frère, le jeune fou. Les sorts disent que, si Ton Seigneur n'y met pas bon ordre en la tuant aujourd'hui même, il ne retrouvera plus jamais cette chance, car elle prendra le pouvoir et règnera à sa place.

Fiel-de-Truie ajoute :

— Et toi, Seigneur, nous ne te servirions plus, ni aucun des nôtres.

Cette fois, il n'y a pas de gifle ; Noir-Crachat est de l'avis de son épouse :

— Tu comprends, Seigneur, que nous ne pouvons pas nous attacher à des vaincus et que, si tu laisses triompher la Double Puissance, tu ne nous abuseras pas plus qu'un matou pelé qui veut jouer au tigre !

Houen-touen a tout supporté ; maintenant, il en sait assez, ses presciences sont confirmées et il a les détails nécessaires. Il se redresse sur ses étriers, lève sa flûte.

Les petits démons s'agitent, inquiets :

— Ne joue rien sans nous prévenir, Seigneur ! Nous avons la peau sensible et ta musique nous pique

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comme mouches de feu. Nous sommes tout à tes ordres, tout à tes ordres ! Sais-tu que la sorcière est accompagnée ? Des gens sont avec elle, tout dévoués. Elle les a posté astucieusement, à de multiples endroits.

— Fort bien ! Comme je ne pourrai pas être partout et que je réserve mon soutien à Son Épaisseur, il me faut du renfort pour subjuguer les compagnons de cette sorcière. Donc : débrouillez-vous !

— Facile ! s'empresse d'acquiescer Noir-Crachat, je t'enverrai mon cousin Multiples-Moucherons.

— Et moi, dit la diablesse, ma petite sœur Mille-Reflets !

Noir-Crachat se rengorge :

— Tu ne peux souhaiter plus efficaces illusionnistes ! Dans ton affaire, ils feront merveille pour égarer et dérouter tes adversaires. Mais dis bien au Seigneur Tchouo-po qu'il doit lui-même et aujourd'hui, affronter cette sorcière, sous peine, dans un délai variable, de tout perdre et d'être contraint à la fuite.

— S'il n'y laisse pas la vie ! conclut Fiel-de-Truie avec délectation.

De joie, ils sautillent tous les deux, avec une telle furie que le cheval bronche et hennit en se secouant pour se débarrasser de ces parasites.

Houen-touen alors joue sur sa flûte l'air de la Fermeture de la Porte d'En-Bas. Il ne reste soudain des deux diables qu'un nuage jaunâtre malodorant.

Et Tohu-Bohu s'empresse de rejoindre Tchouo-po pour le mettre au courant sans toutefois mentionner que la sorcière à Double Puissance venait délivrer son frère. Celui-là, on se le garde ! C'est un otage de choix. Utilisable de bien des façons. En outre, on découvrira sûrement en sa personne un moyen de pression ou de chantage sur Ts'ing.

Il y a si longtemps que Houen-touen espérait la tenir en sa main, à l'insu du Seigneur — qu'il aura, peut-être, par-là même, le plaisir de berner !

Un court attendrissement secoue le malfaisant : il entrevoit, au bout de cette tactique, la possibilité de forcer la Dame Subtile à lui promettre sa fille... Peu d'années à attendre ! Houen-touen aime les toutes jeunes fillettes. Et celle-là plus que toute autre...

Le Très Épais a la colère prompte : sitôt prévenu, il réagit, il est prêt. C'est qu'il n'a pas eu l'occasion d'un savoureux combat depuis longtemps. Quoi, une sorcière ? Des envahisseurs ? Il grogne, il rit : « Ce ne sera qu'une escarmouche ! » Il y court.

Ses ordres sont rapidement donnés. Il est sûr d'être de retour le soir même à la Montagne des Orchidées. Il prend quelques bons compagnons avec lui car, quoi, ce n'est pas une armée que l'on va affronter, seulement quelques présomptueux et, qui sait, peut-être, une belle dame perverse, une de ces sorcières luxurieuses dont on peut tirer d'étonnants plaisirs ?

Finalement, l'événement enchante Tchouo-po. Il fait tourner son char, son fouet claque : qu'on l'attende ce soir, à l'étape, sur la Montagne et que l'on prépare la fête !

Il file comme le vent, avec Houen-touen et son escorte.

Il n'a pas vu la pâleur mortelle qui envahit le visage de Ts'ing. La Dame tremble. Elle ne va pas pouvoir longtemps dissimuler son effroi. Elle quitte son cheval, regagne sa litière. Paï-yun fait la même chose, rejoint sa mère. Elles tirent les rideaux. Ensemble, elles pleurent et se lamentent.

— Sûrement, sûrement, dit l'enfant, c'est Houen-touen, c'est toujours lui !

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Par le Chantre Grotesque, sur la trompe qui couine

Noir-Crachat et Fiel-de-Truie sont un beau couple vraiment,Une paire admirable, un duo non pareil.Noir-Crachat est beau vraiment, comme le cul du chaudron.Son bonnet est une chauve-souris,Sa ceinture un boyau de pourceau,Son vêtement une peau de cadavre.Quand ses ongles t'accrochent, il ne te lâche plus.Il est affectueux vraiment.Il faut avoir reçu ses caresses pour le savoir !

Fiel-de-Truie est belle vraiment, comme une outre sanieuse.Ses yeux sont deux ulcères profonds,De son nez tombe une rosée verte.Quelle jolie robe de toile d'araignée !Quand elle te dis des mots tendres, ouvre l'ombrelle,Tends l'éventail, mets tes mains dans tes manches !Elle est charmante vraiment.Il faut avoir reçu ses compliments pour le savoir !

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CHAPITRE XIV

Au moment où, dans le ciel sombre du matin, des nuées apparurent, rouges par-devant et qu'elles montèrent, comme l'inquiétude dans le cœur de celui qui ignore l'issue du combat...

I-TCHONG ET KIUN-TSEU parvenaient devant la prison de Tchouo-po. À peine arrivés, ils restèrent figés sur place.Spectacle surprenant, la geôle de Grand-Sapin était vide, ouverte comme toutes les autres !

Personne alentour. Sur le sol, de la paille souillée, des détritus, des chaînes décrochées, traînant en tous sens comme de vieux serpents, mille traces de piétinements boueux, de profondes ornières de char.

LQue s'était-il passé ? Qu'avait-on fait des prisonniers ? Et pourquoi ici, comme dans toute la ville, cette

indifférence des Barbares, plus occupés à rire, à boire dans les tavernes, à tirer à l'arc sur des cibles de paille, qu'à surveiller ? Il y avait même une sorte d'atmosphère de fête vague, des groupes de danse formés, semblait-il, spontanément, filles et gars chinois apprenant de toute évidence leurs propres sauteries aux Hiong-nou. On ne pactisait peut-être pas vraiment, mais on s'arrangeait. Les mœurs chinoises plaisaient aux Barbares.

Sur la place Ou-ts'an, dite de l'Étoile des Cinq Brigands, le marché des voleurs battait son plein, Barbares et Chinois mêlés par des tractations pleines de passion. Évidemment, quelques rixes avaient bien lieu, les badauds se groupant autour, sans intervenir, friands du spectacle.

Des corps fraîchement occis gisaient bien, entassés dans quelque recoin sombre où les chiens venaient flairer avant de tenter le premier coup de dent, précédés, bien sûr, par les inévitables essaims de mouches. Mais c'était là le théâtre habituel de cette vie. S'en étonner ? Pourquoi ?... La capitale s'accommodait de tant de choses ! Et puis, l'extrême détresse ne ressemble-t-elle pas à la paix ?

Alors, le temps si sombre, si menaçant, si étrange, avec son immobile couverture de noirs nuages, la touffeur moite de la température, les grondements célestes permanents, plus ou moins proches, plus ou moins puissants, et même les frémissements du sol, ces longues ondulations profondes, étaient acceptés avec passivité. On avait subi tant d'effrois, de souffrances et d'avanies que ces détails-là paraissaient mineurs. Pour les supporter, on buvait un peu plus, voilà tout, on se prostituait en tirant le meilleur profit, on volait ou l'on tuait impunément ; surtout, surtout, on cherchait coûte que coûte à manger, à ne pas périr de faim. On ne comptait plus les enfants morts. Des bouchers clandestins les rachetaient ou, plus simplement, les dérobaient ; ils en tiraient de succulentes préparations dont les privilégiés du palais se nourrissaient, dans l'envie générale : Chevreaux de Lune en pâtés, Petites Cervelles d'Argent...

Dans cette atmosphère de relâchement, tellement semblable à celle qui précède les grandes catastrophes, Cœur-Puissant vêtue en paysan comme tous ceux de son groupe, qu'elle avait disposés à des points stratégiques, en les disséminant, ne rencontra aucune difficulté pour circuler.

Angoissée à l'idée du sort possible de son frère, son premier mouvement, après sa déconvenue devant les prisons, avait été de courir sur les lieux d'exécution et de torture, les Bois d'Infamie de l'Ouest, où l'on exposait les corps des condamnés. Mais sur les hauts plateaux souillés de sang séché, ne pendaient que des cadavres déjà anciens, plus qu'à demi-dévorés de mouches, de fourmis et de rapaces.

À peu près à ce moment, dans les Domaines Profonds où ils croupissaient, inactifs, se rongeant les ergots et se cardant le poil des pattes, les deux diablotins Multiples-Moucherons et Mille-Reflets reçurent la visite de leur illustre parenté, Noir-Crachat et Fiel-de-Truie. Ceux-ci leur exposèrent ce que l'on attendait de leurs talents. Mais, d'abord, du fond d'un miroir-piège de métal noir, ils leur montrèrent le visage de Grand-Sapin :

— Voici votre modèle. Démultipliez-vous en autant de fragments de cette image qu'il sera nécessaire et allez présenter à chacun des compagnons de la sorcière l'aspect fuyant, fugace et glissant de son frère. Donnez-lui l'attitude d'un évadé qui appelle de loin un ami et l'invite à le suivre sans alerter personne. Puis montrez-vous et cachez-vous, tour à tour. Attirez chaque larron ! Ainsi, aisément, en trompant chacun à part, vous les égarerez tous, en les écartant le plus possible les uns des autres. Isolez-les ! Alors, augmentez l'allure, courez, apparaissant, disparaissant, toujours vêtus de cette image, et emmenez-les bien loin, hors

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de la ville, dans la campagne ! Que chacun croit toujours suivre ledit Grand-Sapin...

Les deux diablotins se pourléchaient :

— Et ensuite ? firent-ils, impatients.

Fiel-de-Truie eut un rire hystérique :

— Ensuite ? Mon époux et moi-même vous laissons toute licence.

— Dans les ravins, dans les fosses, dans les latrines, nous les engloutirons.

— C'est ça, amusez-vous, les petits ! fit Noir-Crachat, bienveillant.

— Dévorez-les, si ça vous plaît ! ajouta Fiel-de-Truie, répandant sur toute sa personne une salivation de gourmandise, ils ont peut-être bon goût !

— Pièges et faux-semblants ! Mensonges et illusions ! glapirent Multiples-Moucherons et Mille-Reflets en dansant en rond.

— Silence, ce n'est pas tout ! cria Noir-Crachat.

Ils s'arrêtèrent. Le sombre diable leva son index, aussi long qu'une queue de rat desséchée :

— Tout ceci est pour le service du Seigneur Houen-touen. Il vous sera tenu compte, mais tout autrement, de la moindre de vos erreurs ! Toi, Multiples-Moucherons, tu n'omettras pas également de disperser leurs chevaux qu'ils ont dissimulé aux alentours de la ville. En outre, ils vous appartient de séparer habilement Kiun-tseu de la sorcière Li-tchong, de façon à amener celle-ci à l'endroit précis où l'attendra le Seigneur Tchouo-po. Encore un mot : vous ne touchez pas à Li-tchong : elle n'est pas pour vous. Maintenant, au travail !

Les deux diablotins s'envolèrent aussitôt : ils étaient devenus nuées où, déjà, mêlés à des myriades moucheronnes, paraissaient mille fantômes à la semblance de Grand-Sapin.

Ils travaillèrent habilement tout le jour, égarant et dispersant les hommes de Li-tchong qui, ne les retrouvant plus aux endroits convenus, usa beaucoup de temps et de force à les chercher. En vain : la ville et ses environs étaient ensorcelés !

De telle sorte qu'au crépuscule tombant, elle cheminait seule, lasse et désorientée, en dehors de la ville, au pied des remparts, dans un terrain fangeux. À sa hantise d'avoir perdu Grand-Sapin s'ajoutait celle de la disparition successive, inexplicable, de tous ses hommes et même de Kiun-tseu. Quant à Crapaud-Lune, il semblait s'être volatilisé. En effet, de très loin, elle l'avait vu ou avait cru le voir, c'était si vague, s'enfoncer dans la campagne, tout courant comme s'il poursuivait quelque chose. La lumière était déjà très basse. Li-tchong avait alors douté de sa vision. Mais Crapaud-Lune n'était pas revenu, non plus qu'aucun autre...

Li-tchong se sentait dépouillée, privée de tout moyen, dans un milieu étranger, absolument hostile, non point d'une façon franche mais insidieuse, dérobée, traîtresse. L'ennemi qui l'attaquait ainsi ne se laissait ni atteindre ni reconnaître. Actif et silencieux. Invisible. Elle en éprouvait seulement la multiple présence comme en suspens dans l'air, dessus, devant, derrière, partout. Mais insituable et lui refusant tout contact. Elle songeait avec amertume qu'il lui faudrait de grands progrès pour disposer, dans ce monde terrestre, des pouvoirs qu'elle exerçait si aisément dans le monde privilégié où elle avait jusqu'alors vécu !

Jusqu'à son cheval qui était parti, sans laisser de traces, comme tous les autres. Elle n'avait pas vu Multiples-Moucherons assaillir et mettre en fuite toutes les montures, épouvantées par l'énorme nuage bourdonnant qui s'abattait soudain...

Et maintenant, elle cheminait, tête basse, presque passive, acceptant ce tiraillement insistant qui la faisait aller au bas de ce mur rugueux, vers ce tournant...

Là derrière, posté à cet endroit par Houen-touen, dissimulé à l'écart, il y avait Tchouo-po sur son char. Il trouvait cela bien long. L'oreille aux aguets, il entendit l'approche de Li-tchong.

— Enfin ! Voyons cette sorcière ! murmura-t-il en apprêtant sa pique.

Cœur-Puissant franchit le tournant, apparut. Belle. Claire.

Au cours de ses recherches haletantes, les ronces avaient à demi lacéré ses vêtements, si bien que son aspect féminin ressortait ; elle évoquait bien plus quelque fée en déroute qu'un jeune paysan. Son chapeau de bambou s'était perdu. Ses cheveux flottaient, dénoués.

À sa vue, une seconde, Son Épaisseur eut un éblouissement. Il oublia Ts'ing, ce qui ne lui était jamais arrivé, car même dans ses frasques, il restait conscient de chérir l'image de son épouse. Mais, là, ce fut un effacement ! Il se dit que, cette sorcière, il l'attendait, qu'elle devait venir, qu'il le savait, qu'il l'avait déjà rêvée, et pas qu'une fois, bref, il se dit tellement de choses en si peu de temps qu'il n'en retint rien, seulement une violente émotion, et qu'il en resta hébété avec, au bout du bras, sa pique qui descendait doucement par le relâchement de ses muscles.

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Il ressentait une attirance irrépressible. Il ne songeait évidemment plus à l'attaque : « Ce chien hargneux de Houen-touen m'a floué ! Ce n'est pas mon ennemie, ça !... »

Quant à Li-tchong, elle sut tout de suite qui était là devant elle. « Voici donc le Barbare, cette Épaisseur envahissante ! » Telle fut sa première réflexion. Tout de suite suivie d'une deuxième : « Pourquoi ne me semble-t-il pas si monstrueux que je l'imaginais, ni même si étranger, mais plutôt presque familier, comme une image très ancienne, surgie d'un temps où les êtres étaient plus lourds, plus denses, plus grands ?...

Houent-touen, du fond de sa cache, dut s'inquiéter de ce court silence ; il se montra donc à l'angle du mur, de manière que, seul, Tchouo-po l'aperçût. Cela eut sur ce dernier l'effet d'une douche froide. Il s'ébroua, la tête vidée et, la pique haute, attaqua l'arrivante... parce qu'il fallait l'attaquer !

Li-tchong n'avait qu'un long bâton ; elle para le coup avec un réflexe immédiat et prit aussitôt l'attitude de guerre, si vite à l'aise dans ses forces masculines que le Très Épais se demanda où, diable, il avait pu voir une jeune fille.

Tout au long de leur combat d'ailleurs, les deux aspects de Cœur-Puissant revinrent tour à tour sous ses yeux. Fille ou garçon ? Fille ou garçon ? S'interrogeait sans arrêt Tchouo-po qui, à mesure que le combat se passionnait, sentait décroître en lui le goût de triompher en tuant cet adversaire prodigieux. Car l'agilité, le sang-froid et la force de Li-tchong étaient source d'émerveillement. Et elle aussi, par le ton donné à cette joute, faisait comprendre à Tchouo-po qu'elle ne désirait pas le tuer, mais le vaincre courtoisement.

De son coin, Houen-touen, de plus en plus mécontent de la tournure des événements, grommela :

— Mais, par toutes les tripes puantes, le Très Épais nous fait là une lutte de courtoisie, à la chinoise ! A-t-il oublié qu'il est Hiong-nou, fils de loup ?

Il fallait agir. On n'allait pas traîner de la sorte ! Maître Tohu-Bohu prit donc dans sa manche une petite viole en carapace de crabe, pas plus large que la paume, avec son archet, fait d'un doigt de nouveau-né, et il en tira une aigre mélodie, pleine de moquerie. Ses virtuoses n'attendaient que cela.

Fausse-Trompette fut là tout de suite, soufflant en tempête dans son nez troué qu'il parcourait de ses doigts déliés. Fausse-Cadence et Sans-Mesure, tous deux boiteux, cagneux, bancroches, se secouèrent sur place dans un bruit assourdissant de grelots et de sonnailles fêlées. Râle-Mortel et Hurle-Loup glapissaient à gueule que veux-tu. Tout cela dans une discordance immense et venimeuse qui atteignit Li-tchong de plein fouet, qui sidéra ses sens, figea son sang, voilà sa vue. Une seconde. Rien qu'une. Mais ce fut assez pour que la belle combattante tombât à la renverse sous les roues du char.

... Pour Cœur-Puissant il s'était produit comme une rupture dans la cohésion vitale. Elle perdit son contrôle et la connaissance de ses membres. Elle ne sut plus où était son corps, ni même ce qu'était un corps. Tout l'univers connu basculait avec elle dans un océan de confusion. Elle vit une grande vague de terre noire déferler à sa rencontre et n'en put éviter l'impact...

Tchouo-po a crié. Il ne veut pas ça ! Il a cabré son attelage. Mais trop tard. Il ressent, jusqu'au fond des entrailles, comment les roues du char passent sur l'obstacle qu'elles enfoncent dans la boue.

... Cœur-Puissant éprouve un poids terrible, inconcevable, mille roues qui écrasent ! Les os qui craquent, les nerfs qui se rompent comme des cordes trop tendues sur un luth gémissant. Et cela rend un son aigu, bref et déchirant, puis la chair éclate, pulpe de fruit rose. Les fragments sont éparpillés, ensuite rassemblés. L'âme y palpite, affolée ; prisonnière ! L'esprit y tremble, engourdi ; prisonnier !...

Tchouo-po fouaille ses chevaux pour dégager ce corps qui gît. Mais que se passe-t-il ? L'attelage renâcle, désobéit. Et le char, dans une fausse manœuvre, revient sur sa victime !

... La meule énorme passe et repasse sur Cœur-Puissant écrasant plus fort et broyant plus finement. Étrange besogne soucieuse !... Ah ! elle le voit bien : les fragments de son corps dispersé tournoient comme dans un cratère, comme dans un mortier d'agate translucide, y deviennent menu gravier, terre granuleuse, poudre... Comme c'est long ! Mais est-ce vraiment long ? Est-ce encore souffrir, cela ? Non. Point. Au-delà de l'extrême souffrance, ce n'est plus la souffrance. Plus du tout ! C'est autre chose. La souffrance qui reste supportable vous piège en ses replis. L'insupportable, elle, ne retient plus : elle délivre... Alors, voici : une contemplation et l'effacement de tout sentiment émotif, une veille lucide dans quoi l'on s'installe... Cœur-Puissant assistera désormais à son propre spectacle, attentive, intéressée, enseignée. Mystérieusement indifférente à son sort. Mystérieusement passionnée pour l'Œuvre qui s'entreprend soi-même... Tout est noir.

Immobile Tchouo-po ! Immobile, les épaules descendues, la tête basse, les yeux énormes. Il a rejeté loin de lui sa pique. Ça a été son premier geste, accompagné d'un grand hurlement. Fureur, déception, horreur ? On ne sait pas. Lui-même ne sait pas. Et, pour l'instant, il ne peut plus crier : il se tait, il regarde. Regarde. Regarde... On n'entend que ses chevaux qui soufflent, apeurés. Il se taisent...

Houen-touen aussi regarde, mais pas de la même façon. Sans intervenir, car ce n'est pas le moment ! Le corps à demi sorti de sa cache, il se penche un peu, pour mieux voir, tout en rangeant avec soin dans sa manche sa petite viole. Les diables ont disparus, congédiés sans ménagement ; ils sont retombés en paquet dans un trou qui ne s'est ouvert que pour se refermer. Même pas le temps pour eux de prendre un peu de

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plaisir aux effets du concert ! Ils ont ronchonné mais, d'un coup de pied sur le sol, Houen-touen les a réduits au silence.

Et c'est le silence. Qui pèse. Qui plane. Et qui s'étend. À mesure que le crépuscule se tourne en nuit. À peine distingue-t-on. Mais cela suffit. Tchouo-po regarde. Regarde. Regarde. Et ce regard-là lui tire la tête en avant, vers le bas... Oui, c'est une laide image que le corps d'une jeune guerrière, aplati, les membres déjetés, dans la boue ! Tchouo-po ne ressent pas de triomphe mais de la défaite. Il a vaincu ce qu'il fallait vaincre. Et c'est ce qui l'accable. Il regarde. Il regarde. Cela vient tout juste de se passer. Il n'a pas encore repris du souffle depuis son hurlement. Ses poumons restent vides. Ce qu'il y a là, par terre, la seconde d'avant cela remuait, respirait, vivait ; c'était plein de grâce, d'ardeur, de défi, de beauté. C'était tout brillant de force juvénile. Et de quelque chose de plus, que Tchouo-po n'a jamais vu nulle part auparavant et qu'il n'est pas prêt d'oublier. Et maintenant, ça, c'est une guenille !

Tchouo-po tremble, tous les muscles tétanisés par la montée de la plus formidable colère qu'il ait jamais éprouvée. C'est si violent, si énorme que ça ne peut pas sortir tout de suite. Un flot de pensées se déverse dans son crâne comme des blocs de pierre et de terre déboulant du haut d'un ravin jusqu'aux tréfonds. Tout gronde en lui. Que s'est-i passé ? Qu'est-ce qu'il y a eu ? Une merveille unique est devenue soudain une horreur banale : un cadavre. Un de plus. Parmi tous les autres. Juste celui, le seul, qu'il ne souhaitait pas ! Car il ne voulait pas ça. Non. Pas du tout. Quoi, un si plaisant affrontement, un adversaire de si rare mérite ! Et se terminer de la sorte !

Il étouffe, violet. Alors, enfin, il aspire, si violemment que sa poitrine ronfle et il hurle car la voilà qui déferle, la colère :

— Chien de Houen-touen, c'est toi ! Buffle à lourde tête ! Infect pourceau des enfers ! Est-ce que je te demandais de l'aide ?

Maître Tohu-Bohu s'avance, léger comme une plume, tandis que Son Épaisseur hurle toujours, dans un paroxysme où rien n'est plus intelligible. L'attelage effrayé hennit en tempête, s'agite. La scène divertit Houen-touen qui profite d'une reprise de souffle de son Seigneur pour susurrer d'un ton d'excuse :

— Je ne sais pas ce qui m'a pris. Du souci pour ta personne. Un réflexe. Une habitude. Le combat devenait hasardeux pour toi...

Tchouo-po perd la tête, braille n'importe quoi, l'essentiel étant d'exprimer ce trop-plein qui l'engorge :

— Dis tout de suite que je ne sais plus me battre, que j'ai du lait de chienne dans les veines et de la bourre de paille dans les muscles, maudit gâcheur !

— Mais, les sorts...

— Au diable, les sorts ! Je ne voulais pas tuer. Seulement l'égaler. Je voulais la garder vivante, pas abîmée, pas morte. Je voulais la connaître. Qu'elle en arrive à m'estimer. Et tu as tout démoli Qu'est-ce que tu veux que je fasse de ça, maintenant, hein ? Ça, qui ne lui ressemble même plus, ça, qui ne pourra jamais plus se tenir devant moi ! Ça, dont je ne connaîtrai jamais le secret ! Je crache sur toit, comme sur du riz moisi, ô le dernier des crétins !

Il tourne bride. Il communique sa fureur à son attelage qui l'emporte dans la nuit comme l'ouragan !

D'abord sidéré par toutes ces déclarations, Houen-touen est ensuite saisi d'un fantastique fou-rire. Il s'en moque bien, lui, de ce qui navre le Très Épais. Il est au contraire très satisfait du rapide résultat et de la mise hors de nuire de cette sorcière pour laquelle il ressentait la plus absolue aversion. Pour un peu, il en eût éprouvé de la crainte. Les sorts avaient raison : vivante, cette étrangère guerrière à la Double Puissance, charmes féminins et force virile, fût devenu très vite un dangereux adversaire. Non pas tant pour Tchouo-po mais pour lui-même. Houen-touen doit s'avouer qu'il éprouve une peur rétrospective. C'est ce sentiment de péril personnel qui, d'ailleurs, lui a fait sortir sa petite viole... Il s'en rend tout à fait compte, à présent que c'est fini. Mais, justement, c'est fini. Alors, il s'apaise. Il va chercher son cheval et part sur les traces de Tchouo-po.

Quand il rejoint son Seigneur, celui-ci a un peu ralenti l'allure. Il est morose et d'humeur vindicative. À peine son compagnon arrive-t-il à sa hauteur qu'il reprend ses invectives :

— Ne m'approche plus, gâcheur de ma vie ! Tu empestes l'hypocrisie. Avoue-le que tu étais jaloux ! Avoue que tu n'as lancé ton infection sonore que pour me déplaire !

Une brusque idée le traverse, si brusque qu'il la clame avant presque d'en avoir réalisé toute la portée :

— Tu en avais peur ! C'est ça, tu avais peur de ma jolie guerrière !

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Houen-touen est vraiment le mauvais à ces moments-là. Le front bas, l'œil torve, il éructe :

— C'était une sorcière ! De la pire espèce !

Le coup de fouet de Tchouo-po s'abat sur lui qui ne l'esquive qu'en partie.

— Non, non, braille Son Épaisseur, non, c'était une fée, au contraire, tout le monde sait que tu as peur des fées, maudit !

Fouaillé, l'attelage repart dans un nuage de poussière, distance Maître Tohu-Bohu qui grimace et se frotte l'épaule en grinçant :

— Tu me le paieras ! Tôt ou tard, tu me le paieras, épaisse bête, faux Seigneur !

Dans sa tête, ses comptes de rancœur sont toujours bien à jour. Il y réfléchit, tandis que sa monture va au pas.

Mais voici le char qui revient. Allure folle. Fouet qui cingle. Le char le dépasse. Tchouo-po a crié, sans attendre de réponse :

— Es-tu sûr qu'elle soit morte ?

Houen-touen en reste sur place. Pour avoir mis Son Épaisseur dans cet état, bien certainement, c'était une sorcière ! Il se félicite plus encore d'y avoir apporté bon ordre.

... Là-bas, Tchouo-po ne retrouve rien. La boue creusée de fondrières a été piétinée. Des gens sont venus. Le corps de la guerrière a disparu.

Il repart. Il rumine. On a emporté la jeune fée. Ce ne sont peut-être pas des gens qui l'on ramassée, mais des esprits, ceux de sa race, des génies... Peut-être est-elle vivante, malgré tout ?

Il cache cela au fond de sa poitrine. Il ferme son visage parce qu'il a senti que cet espoir s'y lisait. Il ne dira rien à Maître Tohu-Bohu.

Rien que, au passage :

— Bien morte ! Les chiens approchent déjà et les vautours planent...

Houen-touen le suit en haussant les épaules.

Ce n'est que beaucoup plus tard qu'il a l'impression d'une négligence grave : il aurait dû, lui aussi, y aller voir ! La colère de Son Épaisseur s'est calmée trop vite pour que cela ne dissimule pas quelque chose. Cela ne se passe pas ainsi d'ordinaire. Et cette expression rassérénée qui détend le lourd visage de Tchouo-po, quelle en est la raison ?

— Épaisse bête, pense Houen-touen, n'espère pas me tromper !

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(À chanter sans lumière)

Par le Chantre à bonnet noir, sur le cheng à son grave.

Où es-tu ? Qu'es-tu devenu ? Qu'a-t-on fait de toi ?Poussière, cendre, terreau !...Les Sages disent que la Grande Lumière se prépare ainsi.Mais quand la nuit descend tellement,Es-tu sûr du jour prochain ?Mais quand l'ombre dissout toute forme,Es-tu sûr de jamais reprendre ton corps ?Mais quand le noir aveugle tous tes sens,Es-tu sûr de conquérir la Vraie Vision ?...Las ! le grain pourrit tout au fond, tout au bas de sa fosse.Las ! il est comme le cadavre se dépouillant dans le charnier.Tout s'en va, tout se défait, tout se disperse.Où es-tu ? Qu'es-tu devenu ? Qu'a-t-on fait de toi ?Poussière, cendre, terreau !...Mais les Sages disent : « Ainsi se fait la Préparation. »

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CHAPITRE XV

Pendant que la nuit devenait brumeuse et avant que Tchouo-po ne revînt...

'INTELLIGENCE DE LI-TCHONG qui flottait à présent, indifférente, juste au-dessus de son désastre, vit des ombres chuchotantes se former dans la brume même, se pencher sur ses restes et, de leurs molles mains grises, les emporter rapidement sans heurt au plus épais du brouillard.L

Elle les entendit, toujours chuchotantes, s'entretenir entre elles, de façon soucieuse et affairée. Mais aucun mot ne lui fut intelligible et, d'ailleurs, son état d'indifférence lui retirait la capacité de comprendre. Elle n'était consciente que par intermittences. Aussi ne put-elle apprécier la durée de sa translation d'un lieu à un autre.

Elle se retrouva seulement couchée sans un mouvement dans ce qui lui parut être une grotte sombre. Personne n'était plus là. Elle se savait isolée et en attente.

Au-dessus d'elle, s'ouvrait un trou dans le plafond de la grotte ; il n'était comblé qu'en partie par un entrelacement de racines et de brindilles sèches ressemblant à une toile grossière. La nuit humide filtrait au travers et l'on y apercevait un piquetis d'étoiles, aussi brillantes que des cristaux.

Soudain, il y eut un éclair. Et une grande activité se déploya : le Dragon à Barbe Blanche venait d'apparaître ! Il occupait tout l'espace du ciel et sa voix fut si forte qu'elle occupa à son tour tout l'espace de la conscience de Li-tchong.

La grotte devint transparente, si ardente était la puissance du Dragon sur la matière.

— Je suis ton Père secret. Je suis le Feu liquide. Je suis la Source flambante. Je suis le Céleste Arbre Creux d'où jaillit la Pluie qui te lavera. J'ôterai de toi toute boue superflue. Je viens comme une vague pour te dissoudre. Je me dresse en mes crêtes et mes reliefs comme une Flamme pour te cuire. Comme la tempête, je souffle et te vaporise. Je suis la Montagne dont tu seras le Sommet.

... Où est-on ? Dans le vide où girent des courants, une bulle claire garde ce qui reste de Li-tchong, la matière de Li-tchong, et qui est à présent tout défait, tout brouillé, rendu à l'informe. Et cette bulle, ce monde sphérique cristallin est lui-même soutenu par les Cinq Griffes de la Patte du Dragon !

Aux quatre coins, il y a des présences, des ombres, un chœur :

— Coupez !

— Cuisez !

— Lavez !

— Séparez ! Séparez ! Séparez !

Voilà que les filaments de la Barbe Blanche coulent comme de l'eau, comme du feu, comme une terrible épée, par le travers de ce monde, vont à l'encontre de ce qui gît là, qui n'a pas de nom, qui n'est plus rien qu'une misère poussiéreuse, un mince tas de balayures comme on en cache derrière les portes !

Le chœur répète :

— Coupez ! Cuisez ! Lavez ! Séparez, séparez, séparez !

Et, à ce rien méprisable sur lequel il se penche, dans lequel il infuse sa vie suractivée, le Dragon parle :

— Li-tchong, Cœur-Puissant Pierre Fameuse, je salue au fond de toi le tout petit qui me ressemble, la trace infime de Ma Nature. Moi-l'Éveillé, je salue en toi Moi-le-Dormant ! Allons, flambe, brûle, et chauffe !

— Séparez, séparez, séparez ! dit le chœur.

— La Barbe est un Feu Blanc d'où sortent des nuages. La Barbe est mille épées de cristal qui se brisent, se réduisent, s'amalgament à ce petit terreau rougeâtre qui, soudain, prend chaleur, vie active, intensité !

Le monde sphérique tressaute dans les Cinq Griffes. Ah ! quelle fièvre bouleverse Li-tchong ! Qu'est-ce donc que cette naissance et cette mort mélangées ? Qu'est-ce donc que cette destruction qui se reconstruit ?

Voici que le Monde, la ronde cellule transparente, étire un coin de sa nature et génère un autre soi-même, identique, qui s'abaisse au bout d'un long tunnel transparent. Et Li-tchong s'y transfuse. Mais pas toute entière. Car Li-tchong se sépare en trois. En trois qui se superposent. Selon leur densité. Dans le Temps. Et dans l'Espace.

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Et voici qu'elle se reconnaît dans cette Tri-Unité. Jamais elle ne s'est mieux connue. Elle voit les principes qui la composent. Elle sait tout. Oui, ELLE SAIT... Le Corps, son corps, est resté dans le premier monde. L'Âme, son âme, est déjà venue dans le second monde. Elle y rutile comme l'aurore ! Et, par-dessus, l'Esprit, son esprit, plane, pur et serein.

— Dégagé ! Dégagé ! Dégagé ! exulte le chœur.

Li-tchong exulte aussi. Car elle identifie son corps. Épaisse et touchante racine. Son nom ? C'était Amo ! Grand, beau, lourd. Il était à Kobor Tigan't, géant parmi les Géants... Elle identifie son âme. Comme elle était active sous le nom de Markosamo ! Elle cherchait la sagesse sur la terre disparue d'Atlantis... Et là, là, au-dessus, mais c'est Li-tchong, c'est tout Li-tchong !

Car oui, voici venu le temps où, dans l'incarnation nouvelle, doit prédominer l'Esprit.

Celui dont le pouvoir se nomme Transfiguration.

Ou Transmutation. Celui qui ramène les opposés complémentaires à l'Unité.

— Je suis double, je suis triple et je suis une ! dit Li-tchong. Je m'appelle Cœur-Puissant ! Je m'appelle Cœur-Puissant !

... Un voile est tombé. L'activité s'apaise. Les images reculent. Et cessent. Le Dragon n'est plus là.

Il y a seulement, autour de la conscience non localisée de Li-tchong, des échos qui persistent. Ils vont et viennent. Ils se renvoient les uns aux autres : Ils s'échelonnent aussi, du plus proche au plus lointain. Des échos insistants. Obsédants. Un ressac sonore. Qui s'abat, vague après vague.

Li-tchong écoute. Sans comprendre. Tout d'elle est engourdi, trouble,incertain et dormeur. Elle voudrait se reposer. Cependant l'écho frappe, refrappe, l'irrite. Mais qu'est-ce donc ? Soudain, elle saisit : ah ! c'est un mot ! Toujours le même mot.

Maintenant, elle écoute pour comprendre. Toute tendue. Car la voici en souci, en angoisse, à cause de ce mot. La voici au bord de la révélation.

Ce mot, ce mot... c'est ?

Elle entend :

— ... double, double, double... DOUBLE !

Ah ! pour Li-tchong : un éclair, la nuit qui se fend en deux, qui laisse voir... Ah ! quel antique passé ! Ah ! quelle vision pathétique !...

Et Li-tchong s'entend parler. C'est sa mémoire pérenne qui lui explique tout. Étrange discours qu'elle s'adresse à elle-même !

— ... J'étais Markosamo, l'Initié, le Maha d'Atlantis. Je me haussais vers la Sagesse, vers la plus haute conscience. Et j'aimais, de tout mon être, cette fée, un jour rencontrée sur son île bénie. Son nom perdure dans mes archives sensibles... ISAMI... Oh ! comme je la revois ! Et comme les fibres de mon âme sont encore tout imprégnées de sa grâce... Elle était comme une fée. Légère. Sage. Savante. Mutine. Essentiellement différente de toute autre femme ! Oui, essentiellement différente, sans qu'on sache vraiment à quelle hiérarchie de créatures la rattacher... ISAMI, mon amour ! ISAMI, mon regret ! Ma peine dévorante !... Car, oui, je me souviens, avec des frissons affreux, je me souviens au terme de quelle longue chute elle vint s'écraser, de si haut, sur le sol, à mes pieds... devant tous !... Ah ! le choc ! Ah ! le cri !... c'était le mien, le mien, ce cri abominable, ce cri de dément !... Comment peut-on crier de la sorte sans rendre aussitôt l'âme ?... Ah ! je me souviens quel torrent de douleur et comment une nuit épaisse engloutit pour de longs jours mon esprit. Je coulai à pic dans le noir. Je ne sus plus rien. Sinon qu'elle était morte ! Sinon que j'avais perdu mon seul bien en ce monde, je l'avais à jamais perdue, elle, ISAMI !... Je me répétai cela : à jamais, à jamais, perdue, perdue !... J'étais fou. On parlait bas autour de moi. On disait : « le Maha n'a plus sa raison. Le Maha est fou... » Je l'étais. Jusqu'au jour où, dans l'espace, j'entendis rire Isami, jusqu'au jour où je compris qu'elle ne pouvait ni mourir ni disparaître, ni encore moins me quitter, jusqu'au jour où je compris que je l'avais épousée par l'intérieur de mon être et que, mêlée à mon âme, Isami avait uni son principe féminin à ma nature masculine...

Isami est mon secret ! Isami, l'Autre Face de mon Être !... Voici pourquoi je suis revenu ici, réincarné, avec les Deux Natures : mon épouse mystique dort au fond de moi. Je suis double, double, double ! Je suis Cœur-Puissant ! Cœur-Puissant aux Deux Natures, l'Être Choisi en qui Yin et Yang s'harmonisent !...

Li-tchong exulte. Puis, tout s'arrête. C'est la nuit. Le silence. Elle gît, seule. Abandonnée au fond d'une

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grotte. Elle souffre. Il lui semble qu'après tant de fièvre, c'est le froid du tombeau qui la rejoint et la pénètre mortellement... Accablée de tristesse, elle se dit qu'elle va pourrir là comme une misérable... Ne sent-elle pas déjà mauvais ?

Li-tchong sort d'un évanouissement. Elle est couchée sur le dos. Elle ne bouge pas. Elle regarde en l'air quand elle ouvre les yeux. Elle voit que c'est la nuit : le ciel apparaît au-dessus d'elle par des ouvertures d'où pendent des plantes, des racines. Il n'y a pas un bruit. Une atmosphère fluide et irisée l'entoure. Cela ressemble à l'ambiance de certains rêves : une réalité transposée... Elle se demande ce qu'elle fait là, sur un grabat de fougères sèches, dans une grotte qui sent la terre. Elle a froid. Elle est pleine de tristesse, et de tourments aussi. Elle s'acharne à rassembler des souvenirs mais il y a de grands pans effacés dans sa mémoire. Son corps lui paraît n'être qu'une douleur. Elle n'ose bouger. Plus par incertitude de soi-même que par souffrance réelle. Il lui semble qu'elle devrait souffrir au moindre mouvement. Pourquoi ?...

Soudain, elle se souvient des roues ! Comme ce char était pesant ! Qui donc l'a fait tomber ? Que s'est-il passé ? Comment est-elle venue ici ? Et ici, où est-ce ? Elle ne sait rien, rien ! Elle enrage. Où donc sont ses hommes ? Et Kiun-tseu ? Et Taï-tchou ? Elle n'a rien réussi ! Elle est vaincue ! Tout est raté, perdu ! Honte, honte sur elle !

Li-tchong s'est redressée d'un seul coup, mue par la colère. Elle ne souffre pas ! Elle est légère ! À peine perçoit-elle les contours de sa propre présence. Dans quelle réalité se trouve-t-elle ? Et voilà qu'il y a, accroupi à ses côtés, Crapaud-Lune ! Il attend placidement qu'on tienne compte de sa présence. Il fait tout de suite « Aglok ! » Mais Li-tchong n'a pas le temps de répliquer : une lueur phosphorescente flotte au ras du sol, tandis qu'une toute petite ombre rabougrie s'en élève, sortant des profondeurs.

C'est une vieille dame, sans aucune distinction et de bien peu de consistance. Ses vêtements en mauvais état semblent tachés de boue. Elle se présente spontanément, en s'inclinant avec force saluts :

— Grandissime Cœur-Puissant apprenez qu'il n'est arrivé aucun mal à votre frère Taï-tchou ! Il a simplement été emmené avec d'autres pour distraire l'étrangère Dame Ts'ing, durant la partie de campagne sur la Montagne des Orchidées. Pour ce qui est de vos gens, d'horribles diables les ont écartés à coup de fausses images. De même que l'honorable Kiun-tseu, ils ont tous cru suivre votre frère. Mais ce n'était que mensonges, fabriqués par Multiples-Moucherons et Mille-Reflets, pour le compte de Tohu-Bohu, le Maître de la Musique Destructrice contre laquelle on ne peut vraiment rien. C'est lui qui vous a fait tomber.

— Je vois, dit Li-tchong, et je t'en remercie. Je sens que tu dis vrai. Mais qui donc es-tu pour savoir toutes ces choses ?

Un petit rire cassé, et la visiteuse répond :

— Mais, Madame, je suis un spectre, pour vous servir, et heureuse de l'être ! De mon vivant, on m'appelait la vieille Bout-de-Bois-Stupide. Je ne savais rien faire dans l'existence que des gâteaux et des confiseries. J'ai beaucoup vendu de pâte de jujube à votre Infiniment Honorée Dame-Mère. Elle était gracieuse et bonne, elle ne se moquait jamais de moi, ne me piquait pas avec ses épingles comme les autres Dames et me payait toujours plus que mon dû. Je lui en suis reconnaissante jusque dans mon présent état et, me considérant comme en dette d'honneur, je serais heureuse de me consacrer à vous, dans la mesure de mes petits moyens, qui ne sont pas négligeables pourtant, vu ma position de libre fantôme ! Au contraire de mon vivant, où j'allais et venais péniblement à cause de mes mauvaises jambes et de ma vue très basse, je puis à présent, sans aucun mal, passer sans transition d'un endroit à un autre. Je puis aussi être là et, en même temps, ailleurs. Ne me demandez pas comment, Très Excellente Li-tchong car, malgré mon état, je suis restée très sotte et ne puis m'expliquer mes propres merveilles. J'en jouis simplement et elles ne me font jamais défaut. Je vous offre donc d'en user à votre gré, selon vos désirs et vos besoins. Votre Infiniment Honorée Dame-Mère en serait heureuse, je crois, et nous le dirait, si elle ne s'était pas envolée depuis bien longtemps vers des séjours inaccessibles à mon indignité. J'ajoute à mon trop long discours que, maintenant, je vois très clair, de loin comme de près, et même tout à l'entour de moi sans avoir à me bouger. Je puis aussi voir par le travers des murs, qui ne sont plus pour moi un obstacle mais une vapeur légère que je traverse tout naturellement.

Elle se tait enfin, se plie en deux comme un chiffon, le nez à ras de terre et le derrière en l'air, en attente de la réponse de Li-tchong. Celle-ci réfléchit profondément puis ordonne avec décision :

— Eh bien, emmène-moi vers la Si-Wang-Mou.

Le vieux petit spectre tressaille et paraît prêt à rentrer dans le sol :

— Quoi, Très Honorable ? Voir la Reine-Mère d'Occident, la Terrible Immortelle ? Vous voulez vraiment la voir ? Comment peut-on oser affronter l'effroyable, l'insoutenable Si-Wang-Mou ?

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Elle crachote, tremble et balbutie. Li-tchong la contemple sans émoi et dit, avec une tranquille détermination qui n'exclut pas un certain dédain :

— Madame Bout-de-Bois-Stupide, quand on propose ses services, il faut être capable d'aller jusqu'au bout ! Aux grands maux, les grands remèdes ! Seule, la Si-Wang-Mou peut m'aider présentement. Donc, conduis-moi vers elle puisque, comme tout esprit errant, tu sais forcément passer le Pont de l'Ouest...

— C'est que, ô Grand Être, le Pont de l'Ouest est une chose, mais le Domaine de la Si-Wang-Mou en est une autre ! Franchement, je ne me suis jamais aventurée jusque là ! Mes affaires à moi sont d'un genre très ordinaire et ne nécessitent guère le recours à de telles Puissances...

— Les miennes, oui ! dit sèchement Li-tchong. Alors, vieille femme, que décides-tu ? J'ai besoin d'un guide dans l'au-delà. Emmène-moi !

Mais Bout-de-Bois-Stupide reste à trembler et bredouiller, sans pouvoir se décider à rien, lorsqu'une autre forme noirâtre sort également du sol et, la bousculant sans ménagement, croasse :

— Faites place, vous, ombre de peu ! Vous me devez respect car vous êtes sans talent et sans grade !

Bout-de-Bois-Stupide s'aplatit et l'arrivante s'empresse au-devant de Li-tchong avec une volubilité que rien ne semble pouvoir endiguer :

— Mille devoirs, mille honneurs ! Me reconnaissez-vous, Chère Haute Dame de Céleste Mérite ? Je suis la démone Houei l'Obscure. Vous m'aviez nommée par avance à votre service. Que ne m'avez-vous appelée dans les événements vexants que vous avez traversés et qui sont bien le fait d'une vaste traîtrise ! Vous faire tomber ainsi, pouah ! j'en ai la nausée ! Je vous aurais évité tous ces tracas si j'avais été prévenue. Mais je n'en savais rien ! Apprenant à l'instant vos ennuis grâce à ces vapeurs fuligineuses qui, vous l'imaginez, colportent tous les bruits et qui m'ont tout conté en pénétrant dans mon antre profond, je suis remontée au plus vite vers vous. Usez de moi, chère Noble Li-tchong, usez de moi ! Vous en serez contente, et vous servir me flattera. Je ne suis pas timorée, moi, comme ces spectres incertains des gens du peuple, auxquels on ne peut pas même demander de dissiper l'odeur des pets des vilains diables ! Moi, Madame, je ne recule devant rien. Tous les ravins, tous les trous, toutes les grottes, les dédales sinueux de la terre et des êtres sont mon domaine. J'y ai mes entrées, j'y circule à l'aise et j'en sors à mon gré. Je rampe dans les consciences inquiètes aussi facilement que dans les souterrains. La nuit m'enchante et j'en connais tous les enchantements. Les brouillards, les vapeurs, les nuées, ce qui cache, ce qui masque, ce qui dérobe, je le commande. Mais je sais aussi lever les voiles. Les cimetières sont mes promenades. Je connais les sépulcres comme ma poche. Je puis les faire s'ouvrir, ou se refermer. Le monde des racines m'est tout aussi familier. Mes services vous seront précieux, croyez-moi ! N'hésitez point à requérir mes talents ! Je vous ai entendu parler du Pont de l'Ouest, je crois ? Je puis vous y conduire sur l'heure. Ordonnez, je suis impatiente de servir un Être de Grand Mérite, tel que vous, Excellentissime Cœur-Puissant !

Et la démone s'incline, en faisant trembler les membrures verdâtres de ses ailes en signe de soumission et en sifflant tout bas pour faire distingué.

Li-tchong, qui a écouté avec patience, dit alors de façon concise :

— Pont de l'Ouest, service simple ? Parfait ! Alors, emmène-moi vers la Si-Wang-Mou !

La démone saute en l'air :

— Quoi, c'est ÇA que vous voulez ? Peste, c'est le cas de dire, peste, comme vous y allez, vous autres Grands Êtres d'Héroïsme ! Vous ne craignez pas de prendre la massue pour tuer le puceron ! Si je pouvais m'attendre !... La Si-Wang-Mou ! Vous êtes bien sûre ? Le Diable aux Noirs Regards ne ferait pas l'affaire ? Le Démon Yeux-Rouges et Blancs-Sourcils, ça n'irait pas non plus ? C'est la Si-Wang-Mou vous êtes décidée ? C'est cela ou rien d'autre ?

Cœur-Puissant approuve :

— Cela ou rien d'autre ! Emmène-moi vers la Si-Wang-Mou ou va-t-en !

— Aglok ! ponctue Tchang-o qui estime que c'est bien parlé.

La démone s'est cramponnée au plafond, la tête en bas et les ailes resserrées autour du corps, à la façon des chauves souris ; elle murmure :

— Pas si vite, je n'ai pas dit non ! Il faut que je réfléchisse. C'est une entreprise où, malgré mes mérites, je ne puis m'engager seule. Il me faut des alliés, ne serait-ce que pour assurer votre sécurité dans les domaines inconcevables où vous prétendez vous rendre, ô téméraire Li-tchong !

— Aglok ! fait Tchang-o, car il trouve cela raisonnable.

D'une voix très petite, Bout-de-Bois-Stupide propose alors :

— Si je puis avoir quelque utilité comme accompagnateur, avec vous, Madame Houei, je veux bien être du voyage. À condition de ne pas me retrouver toute seule aux Grilles de l'Ouest !

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— Peuh ! souffle Houei l'Obscure, même en puissante compagnie, vous vous enfuirez avant même d'avoir vu le bout de la queue de tigre de la Reine-Mère d'Occident ! Enfin, si vous y tenez...

— Moi, j'accepte, dit Li-tchong. Alors, partons-nous ?

La démone redescend en planant, dans un bruit de soie :

— Doucement, doucement, Grand Être ! Nous ne sommes pas encore au complet. Je perçois l'approche de quelqu'un dans les airs. Nous avons intérêt à nous regrouper pour notre affaire !

C'est Hoang-niao, le Hibou Jaune, qui est entré par l'ouverture de la grotte. Il se pose et marche à pas graves vers Cœur-Puissant. Il écarte les ailes, les soulève quelque peu, salue, ouvre et ferme les yeux :

— Les effraies du Grand Mur Halte-Là m'ont dit la catastrophe. Oh ! Madame, je viens, je viens jusqu'au bout ! J'ai tout entendu. Je sais de quoi il retourne. Ne perdons pas de temps ! J'ai peur mais je viens. Et je ne suis pas seul : quelqu'un de qualité me suis.

Un éclair bleu, un frisson d'or, un éblouissement, une forme lumineuse qui surgit. Surprise, la démone Houei piaille et proteste, le nez entre les ailes :

— De grâce, ne maltraitez pas mes yeux, Honorable Fée Ming ! Vous êtes blessante comme la foudre quand vous n'y prenez pas garde !

La Fée est aimable :

— Oh ! pardon, je ne voulais pas mal faire, c'est la franchise et l'ardeur de ma nature qui m'emportent toujours, je me hâtais si fort !

Elle tempère aussitôt la vive lumière qu'elle dégage et paraît à la vue de tous, non plus comme un ovoïde de feu mais comme une demoiselle de lumière blonde, à la chevelure de braisons palpitants. Elle émet un léger crépitement et des étincelles sortent de ses ongles.

— Me voici, Grande Li-tchong, prête à vous éclairer dans les plus sombres dédales où la très experte Houei l'Obscure nous pilotera. Je revendique l'honneur d'être la première à éclairer la face de la Si-Wang-Mou, afin que vous puissiez l'affronter en toute connaissance de cause. Et, quoi qu'il arrive, je vous secourrai toujours, au besoin par la foudre. Mais je puis, si vous le désirez, n'être qu'un vers luisant !

Ce qu'elle fait, devenant pâle luciole.

— Aglok ! dit Crapaud-Lune que la chose amuse.

Mais il reste sage parce que, visiblement, on attend les ordres car Li-tchong contemple son petit monde comme pour en estimer les possibilités. Personne ne bronche plus sous cet examen. Cela ne dure pas longtemps :

— Parfait, mes amis, vous me plaisez et j'ai confiance en vous. Je vais, avec votre aide, demander l'appui de la Si-Wang-Mou, l'Effroyable Immortelle, afin de disposer d'un moyen assez puissant pour obliger les Barbares du Nord à quitter le pays.

Hoang-niao ouvre ses ailes :

— Très bien, allons-y ! J'ai tous les Volants avec moi. Oiseaux d'Outre-Temps ou Oiseaux d'Outre-Espace, aucun ne me fera défaut !

Houei déploie une sorte de voile noir :

— Allons-y ! Moi, j'ai les Rampants, ceux du Dessus comme ceux du Dessous, les petits comme les gros !

Ming s'allume en l'air, comme un fanal :

— Allons-y ! J'ai les Feux et les Clartés, et tous les Lumineux mes frères !

— Allons-y, marmonne Bout-de-Bois-Stupide en se fouillant, j'ai peut-être dans ma poche un peu de jujube. Ça peut servir...

— Allons-y ! Moi, je suis là, moi avec toi ! Aglok ! dit Crapaud-Lune qui se détend aux côtés de Li-tchong.

— Alors, fait celle-ci, nous partons ?

Ils partent !...

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Par le Chantre malicieux, sur l'ocarina de terre vernissée

Une fée comme une lanterne,Un démone comme un chaudron sale,Une marionnette peu causante,Un Hibou qui ne paye pas de mine,Une vieille jujubière !Ce n'est pas là compagnie très sérieuse,Pour un Grand Être, dites-vous.Vous plissez le nez de dégoût, vous froncez le sourcil.Et vous dites, devant leurs manières : « Jongleries !Acrobaties ! Galipettes ! Fantaisies ! »

Qu'en savez-vous, qu'en savez-vous, doctes censeurs ?

Avez-vous vu les pétales des pruniers qui s'envolent ?Les herbes qui dansent, le nuageQui se met en chapeau sur la lune,La nuée brune accrochant une barbe au soleil ?

Les apparences, les apparences, doctes censeurs !

Les choses folles et sottes ne paraissent ainsiQu'aux spectateurs de surface.Mais, plongez sous la vague qui mousse et se trémousse,Dessous, Messieurs-Dames, il y a tout l'océan !

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CHAPITRE XVI

Quand on part pour l'Au-Delà et que partir vous fait arriver, on se dit que...

E PAYS DE LA SI-WANG-MOU, ce n'est pas par la distance qu'on y va, c'est par l'intention !Et donc, à l'instant, ayant franchi le Pont de l'Ouest, ils y sont.L

C'est un bel endroit, somptueux, majestueux même. Des gradins à balustres de marbre qui s'étagent en plein ciel, avec des parcs et des jardins, des temples et des palais. Et, tout en haut, une tour de jade. En bas, là où arrive la Route-de-Ceux-qui viennent, il y a des grilles d'or, ouvragées en volutes florales, grosses comme des arbres et si éblouissantes qu'à leur vue, il faut fermer les yeux, comme devant le soleil.

Houei l'Obscure s'en plaint.

— Allons, allons, courage ! Qu'est-ce que cela, sinon une pâle aurore ! dit la Fée Ming.

Et d'un petit geste, elle diminue les insoutenables réfractions. Alors, on s'aperçoit que ces grilles; vraiment, sont une merveille. Leur agencement fait de cet ensemble un seul arbre, géant, étalé, dont les rayonnantes ramures foisonnent en tous sens. Et que de choses on y voit ! Le soleil, la lune et les étoiles, la représentation des quatre éléments et tout un bestiaire cosmique : des corbeaux-soleils, des cygnes-lunes, des basilics à bec et crête d'or vert, des oiseaux-roks à plumage d'arc-en-ciel, des paons couverts d'yeux, des colombes-de-rosée, des alouettes-du-zénith. On y voit aussi fruits et fleurs, des pommes et des grenades, des lys et des roses. Et, plongeant dans le sol, d'horrifiques racines contournées qui sont autant de reptiles et de serpents !

— Par mes ailes, quelle grille ! s'exclame Hoang-niao, le Hibou Jaune. Aussi vrai que je suis volatile, voilà en vérité l'Entrée du Ciel !

Il y a trois portes dans cette grille : une immense, vraiment royale, toute drapée de tentures pourpres, retenues par des grenades pleines de grains d'or ; une autre, de dimensions moindres, très belle, garnie de tentures d'un blanc pur, attachées par des tresses d'argent ; et enfin, une toute petite porte, très basse, qui semble vraiment très sale et très négligée, derrière ses vieux rideaux d'un noir poussiéreux, tout chiffonnés et même en lambeaux par endroits.

Li-tchong, tout naturellement, se dirige vers la grande porte rouge. Mais il en sort un diable-oiseau, avec un vaste bec à poche pendante. Il est vêtu de velours écarlate comme un ambassadeur dont il a la morgue et il serre contre son cœur des petits, semblables à lui, avec des bonnets princiers et qui lapent en cadence des écuelles pleines de sang. Le gouttes rejaillissent de tous côtés et dès qu'elles touchent terre, il en sort des fleurs, jaunes comme de petits soleils.

D'un seul revers de main, avec une force prodigieuse, il envoie rouler Li-tchong à dix pas, sans même lui donner le temps de s'y reconnaître et, d'un ton courroucé, il s'écrie à l'intention de ses fils :

— Voyez, mes enfants, ce qu'il ne faut pas faire, si l'on veut être admis dans nos domaines ! Voici l'image de la sotte présomption ! Ça n'a même pas de sang et ça prétend commencer par nous !

Il rit aux éclats et referme la porte dans un bruit de tonnerre. Crapaud-Lune époussette Cœur-Puissant qui s'est relevée, tout étourdie et qui, par pur réflexe, se dirige à présent vers la belle porte immaculée.

Mais elle n'est même pas arrivée devant qu'il en sort un diable couvert d'une bourre de soie argentée. Il a des mines précieuses et des gestes raffinés, comme un esthète.

— Pouah ! fait-il en envoyant bouler Li-tchong d'une chiquenaude, pouah ! Ça se croit pure ! Mais la pureté n'est pas naturelle, ô ignorante visiteuse ! La pureté, ça se conquiert, ça se mérite, ça se travaille ! Et ce n'est pas en brûlant les étapes et en négligeant de vous salir au départ que vous vous blanchirez, pauvre sotte !

Il disparaît sur un rire méprisant. Crapaud-Lune a épousseté Li-tchong pour la deuxième fois.

— Allons, Madame, dit alors Houei l'Obscure, d'un ton conciliant, prenez donc plutôt la petite porte basse et le tunnel qui la suit. Croyez-moi sans chercher plus, c'est ce qu'il convient.

Et Madame Bout-de-Bois-Stupide de renchérir d'une façon tout à fait inattendue de la part d'une personne aussi effacée :

— Inestimable Cœur-Puissant je crois bien que c'est la seule vraie porte ! Les autres, si belles soient-elles, n'en sont point.

— Grande est la sagesse des humbles, dit Li-tchong.

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Et l'on entre, tous à la file, par la petite porte. Il fait sombre. Cela sent bien mauvais, un air fétide, le renfermé, la mort pour tout dire. On n'a pas fait trois pas qu'on rencontre un petit diable ignoble,couvert de crasse et qui court en transportant des seaux remplis d'excréments liquides. Il distille une odeur vraiment épouvantable !

— Aglok ! s'écœure Crapaud-Lune.

Cœur-Puissant se bouche le nez.

— Il y a de quoi avoir peur de bouger ses ailes ! ronchonne le Hibou Jaune en retenant son vol.

Mais le petit diable se vexe :

— En voilà des délicats ! Et des imbéciles par-dessus le marché ! Mais, gens ignares, c'est la promesse des roses que je transporte, moi !

Et, au passage, il leur renverse sur les pieds son purin !

Cœur-Puissant frémit. Cependant, quelqu'un d'autre accourt vers eux, du fond de l'ombre. C'est un fossoyeur, qui traîne un cadavre à moitié pourri, dont les chairs semblent liquéfiées et les membres prêts à se défaire. Il les bouscule au passage et ricane :

— Si c'est pour Madame Si-Wang-Mou que vous venez, triples idiots, j'aurai bientôt la joie subtile de traîner votre propre pourriture ! Allez-y, allez-y, là-bas, c'est la mort !

Le tunnel est en pente. On patauge dans la boue. La démone Houei guide tout le monde et Ming s'est allumée en l'air comme une chandelle.

Tout à coup, on débouche dans une immense grotte, de dimensions si régulières qu'elle paraît plutôt être une rotonde.

Il y règne une clarté singulière comme si la ténèbre elle-même était lumineuse. L'atmosphère est si épaisse qu'on si sent comme écrasé. Tout pèse. C'est un monde absolument clos.

Au fond, devant un trône noir, sous un dais noir, vêtue de noir, la peau noire, les yeux et la bouche rouges, la denture d'un blanc cannibale, debout, gigantesque, les jambes écartées, les orteils crochus, un poing sur une hanche, l'autre poing agrippé à une pique d'un acier si éblouissant qu'il en paraît blanc, la Si-Wang-Mou attend ses visiteurs.

À peine les voit-elle qu'elle gronde, d'une voix sombre et gouailleuse :

— Flatteuse visite ! La jeune Cœur-Puissant, cette missionnée du soleil, qui se déplace pour rencontrer la Sombre Mère ! Dois-je me moquer de l'imprudence ou me réjouir de l'audace ? Ce n'est pas par plaisir qu'on me visite, moi ! Et je décourage toutes les curiosités ! Alors, Li-tchong, c'est pour quoi ? Que veux-tu de moi ? Tu sais que je ne donne rien pour rien ! Alors, formule ta demande, je t'écoute !

— Reine-Mère Immortelle, tu détiens le pouvoir de tout disperser et de tout dissoudre, tu es la maîtresse de la Peste. Disperse, dissous et fais fuir par la peste les envahisseurs de mon pays ! Débarrasse-moi de la barbarie ! Aide-moi à donner à mon pays l'esprit de progrès qui est en moi ! Aide-moi, Si-Wang-Mou et je te paierai tribut, quel qu'il soit ! Il est écrit que je dois régner sur le Chan-si. Mon temps est venu.

— Il est venu ! Je le sais. On t'a déjà séparée. Je le vois. C'est bien. Sans cela d'ailleurs tu ne serais même pas entrée ici ! Tu as connu la Barbe de ton Saint Géniteur, le Dragon. Lui et moi sommes bien ensemble. Nos œuvres s'accordent. Sans la Noire Mère que je suis, il ne trouverait pas matière pour son Jeu ! Et sans lui, moi, je ne serais pas l'Immortelle Sublimée. Et je m'ennuierais diablement ! Et, justement, je m'ennuie ! Tu vas me distraire, Li-tchong ! Je t'accorde ta peste. Elle va travailler pour toi, comme tu le désires et, si tu sors vivante de mon antre, tu trouveras ton pays transformé, épuré et libéré de ces Barbares. Alors, tu pourras régner. Alors, tu pourras poursuivre ce que tu as commencé...

Li-tchong est campée dans sa belle position d'archère devant La Terrible Noire. Et elle dit fermement :

— Que ta peste épargne cependant tous ceux que j'aime !

— Entendu, c'est promis ! ronchonne la Noire.

On attend la suite, c'est-à-dire le déclenchement inévitable des diableries dont la Si-Wang-Mou est coutumière quand elle tient quelqu'un de choix. Crapaud-Lune n'est pas tranquille ; il avale, avec des bruits de bulle. Madame Bout-de-Bois-Stupide se dit que tous les jujubes du monde ne pourraient adoucir une aussi terrible ogresse ! Houei se tasse du mieux qu'elle peut pour ne pas se faire remarquer. Ming n'émet plus qu'une toute petite lueur. Quant à Hoang-niao, il s'est perché sans bruit sur un relief de pierre et ses yeux clignotent d'effroi.

Li-tchong ne peut s'empêcher de songer qu'ils ne lui seront que d'un piètre secours. De toute évidence, elle ne pourra compter que sur elle-même. Mais, qu'importe, elle est prête.

Et elle le dit :

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— J'attends tout ce que tu veux, ô Si-Wang-Mou !

Celle-ci éclate de rire :

— On voit bien que tu ne sais pas ce qui t'attend, ô ma Charmante ! Tu me plais ! C'est que tu es une aubaine, beau Yin-Yang ! Je m'en pourlèche par avance ! La salive me coule jusqu'aux orteils, ce n'est pas peu dire ! Mais, cramponne-toi, Cœur-Puissant ! À danser sur mes ordres, tu vas suer par tous tes pores !

La Reine-Mère de l'Occident ne bouge plus, elle rassemble ses pouvoirs. Puis, soudain, elle se déclenche et cela siffle :

— Tiens, pare donc ce coup-là !

Elle a lancé sa pique droit sur Li-tchong. Celle-ci, prestement saisit l'arme au vol. Si-Wang-Mou rugit, tape du pied, s'enveloppe d'un nuage noir et puant, y disparaît. Le nuage s'épaissit puis se déchire par le milieu. En surgissent deux monstres, énormes, plus présents que toute présence, plus intelligents que toute intelligence !

De terreur, les petits amis de Li-tchong se tassent dans les coins, gémissent, gémissent, se mordent les doigts, se voilent la face.

Il y a là-bas, côte à côte, prêtes à bondir, deux puissances dévorantes : la Bête Rampante, à pattes torses, à grosse panse, dont le corps sombre écailleux est parsemé de plaques rougeâtres ; elle balance un mufle plat, tout baveux, tout écumant. De sa gueule distendue jaillit une tempête de rugissements. Elle semble en proie à de la colère et se tord au sol, tout en jetant sur Li-tchong des regards à la fois effrayés et agressifs.

Son acolyte, c'est la Bête Volante, à bec crochu, qui criaille comme une harpie. Cri insoutenable, vrillant, cri grinçant qui s'entremêle de souffles tempétueux chaque fois que ses ailes armées de griffes la soulèvent en l'air. Elle plane dangereusement au-dessus de Li-tchong. Pourtant, ce ne sont là que des bonds. Elle redescend aussi vite qu'elle est montée.

La Bête Rampante, elle, se tord sur le sol, s'étire, s'allonge et se retire. Elle saute flasquement. Mais elle est pataude et comme engourdie.

Cependant, leur rage à toutes deux s'accroît à un point tel qu'elles se précipitent sur Li-tchong tout en s'agressant mutuellement.

C'est une mêlée fantastique. La lumière ambiante décroît, sillonnée d'éclairs sulfureux. Des nuages jaunâtres et irisés se dégagent des trois corps affrontés et confondus. La chaleur augmente et exhale une puanteur de latrines, vraiment insoutenable !

Li-tchong va-t-elle avoir le dessous ?

Ming la Lumière brille d'un seul coup, criant :

— Madame, percez les deux Bêtes ensemble de votre pique !

Li-tchong y réussit. Alors, dans un bouillonnement volcanique la matière des deux Bêtes se vaporise presque complètement, sauf une partie de la Bête Rampante qui s'étale au sol, semblable à du limon.

Li-tchong a disparu tout entière, là-haut, au sein du nuage prisonnier de la grotte close. Où donc est-elle ?

Crapaud-Lune se désespère. Houei cherche par terre en tout sens. Madame Bout-de-Bois-Stupide pleure. Quant à Ming, elle n'émet plus qu'une faible clarté.

Mais Hoang-niao prend son vol et inspecte hardiment le nuage. Et là, il voit des condensations qui forment des bulles, lesquelles redescendent se planter comme des œufs, comme de rondes semences, dans ce qui reste de la Bête Rampante, tandis que tombe de là-haut une pluie d'orage.

À peine est-ce accompli que la scène change. Si-Wang-Mou est là. Li-tchong aussi. Il n'y a que la puanteur qui se maintient.

L'Immortelle ricane :

— Jolie joute, pas vrai ? Mais comment vas-tu faire pour la prochaine, si tu as perdu ta pique ?

Et en effet, Li-tchong a les mains vides. Elle n'aura pas le temps de le déplorer. Une nouvelle diablerie commence.

La Si-Wang-Mou danse et saute sur place, avec une sorte de joie furieuse, si lourdement qu'elle en ébranle le sol. On doit s'accrocher pour ne pas rouler à terre. L'Immortelle est drapée dans une peau de léopard, jaune et noire. Elle semble vraiment un fauve, d'autant plus qu'avec des grognements, des reniflements, elle se met à tourner autour de Li-tchong comme pour la soûler et lui faire perdre l'esprit, en cercles de plus en plus étroits. Elle se moque :

— Attrape-moi, attrape-moi !

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Elle est insaisissable et le rythme de sa giration augmente, tandis qu'à nouveau il règne comme un été torride.

Li-tchong chancelle.

— Je vais t'avoir ! jubile la Grande Noire.

Déjà, elle est si près qu'elle s'enroule autour des pieds de Cœur-Puissant.

— Si tu tombes, je te brûles, je te bouffes !

Un cri ; c'est la petite démone Houei :

— Madame, crachez dessus, crachez vite !

Li-tchong obéit.

À peine touchée par le jet de salive, Si-Wang-Mou perd sa forme et ses contours. Elle se dilate, s'étale en de nouvelles convulsions, jusqu'à devenir sombre et brillante comme une nuit étoilée.

Tout s'apaise. La vision disparaît. On se retrouve comme avant, face à face, Li-tchong devant Si-Wang-Mou. Celle-ci halète. Elle paraît un peu lasse. Sa peau est plus sombre encore qu'au début. Elle a chaud. Une sueur d'une luisance un peu dorée brille par plaques sur sa poitrine, ses cuisses, ses bras.

On patauge dans une boue épaisse. Et toujours, on macère dans une telle odeur de charogne que Madame Bout-de-Bois-Stupide ne peut se retenir de geindre :

— Et moi qui, de mon vivant, trouvait nauséabonde la boue de la rue du Vieux Gingembre !

— Alors, aboie Si-Wang-Mou, je t'attends de pied ferme, Cœur-Puissant ! Saisis-moi, si tu le peux !

Cœur-Puissant n'hésite pas. Elle empoigne à bras-le-corps la Grande Noire et la maintient, malgré la sueur visqueuse et bien qu'elle se débatte avec sauvagerie, en projetant de tous côtés sa force magique semblable à des feux d'artifices.

Dans cette étreinte, Si-Wang-Mou grossit, grandit, se hausse. La voici qui emplit tout son domaine.

Mais Li-tchong la tient toujours, d'un bras ferme et la secoue pour lui faire peu à peu accepter sa volonté. La Grande Noire est brûlante. Elle sue si fort qu'elle laisse des traces sur les parois de sa grotte. Cela brille comme du miel.

Si-Wang-Mou résiste tellement que sa tête et ses épaules rougissent en une masse compacte, terreuse, noire, vrai piège où Li-tchong doit prendre garde de ne pas s'enliser.

Si-Wang-Mou tente d'échapper par une nouvelle transformation. La partie supérieure de son corps se liquéfie comme du vin, la partie inférieure n'étant plus que de la terre.

Va-t-on être submergé ? Déjà, sa sueur grasse flotte en couche brillante au-dessus de la vague qui déferle !

Mais tout s'efface. Il y a devant Li-tchong un affreux corbeau.

— Coupe-lui la tête ! crie Hoang-niao en se précipitant.

— Mais comment ? fait Li-tchong.

— Une plume y suffit ! répond le Hibou Jaune

Et il s'arrache une rémige pour la lui tendre.

Le corbeau croasse comme tous les démons et fonce sur Cœur-Puissant. À peine l'arme dérisoire a-t-elle touché son col que la tête se détache et que le sang coule, rouge !

Et puis, d'un coup, c'est fini, il n'y a plus rien. On se retrouve comme au début, avec la Si-Wang-Mou, debout sous son dais, sa pique à la main et qui semble n'avoir jamais bougé. L'ogresse est tout sourire.

— Viens ici, vaillante ! dit-elle à Li-tchong. Tu as six fois vaincu.

Et elle pose sur la tête de celle-ci une couronne d'or.

— À présent, va, hors de mes domaines. Tu as tout traversé noblement. Chez moi, ne se font que les œuvres de l'ombre. Va, Cœur-Puissant, tu te suffis à toi-même ! Tu trouveras au-dehors ton pays transformé. J'ai tenu ma promesse. Mais, auparavant, voici mon cadeau !

Elle tend à Li-tchong une fiole hermétiquement fermée.

— Tu l'as bien méritée ! C'est du Sang de Dragon. Avec lui, tu pourras continuer ta mission sur terre. Et, ayant fait ta preuve devant moi, tu triompheras toujours, grâce aux vertus de santé qu'il détient, de toutes les pestes, de tous les choléras, de toutes les corruptions qu'il pourrait me prendre la fantaisie d'envoyer un jour sur ton royaume, Reine au Cœur-Puissant !

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Li-tchong et Crapaud-Lune se retrouvèrent soudain tout seuls, à l'air libre, dans la campagne, sur une hauteur.

De là, ils embrassaient tout le paysage. La terre avait été bouleversée. De grands îlots commençaient à se dégager d'une vaste inondation. C'était le crépuscule du matin. Il faisait un peu frais. On sentait qu'une souffrance énorme était passée sur tout cela. Une petite herbe verte, d'apparence bien fragile, commençait cependant à pousser sur les sols dénudés.

— Allons vers la capitale ! dit Li-tchong.

L'aube, au loin blanchissait... C'était la huitième heure. On eût dit qu'un hiver s'achevait.

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Par le Chantre a bonnet noir, sur le gong nocturne

Le Jardinier d'En-Haut laboure sa terre, au soir du temps.Il lance la foudre pour ouvrir le sillon.La terre s'agite. Elle se retourne.Elle fume, citrine, comme une fille qui a chaud en dormant.Que de nuages sur son sommeil !Ses rêves ronds partent en l'air.Ils flottent comme de petits mondes.Le Jardinier est bien content.Il les fait redescendre.Ils ont leur nid en bas.Et c'est la nuit. Et toutes choses se fondent...

La fille au chignon noir te dira, le matin,Dans son jardin vert et tout mouillé de pluie« Ah ! cette nuit, j'ai vu le lion qui battait le serpent !J'ai vu le phénix et le bel oiseau-paon !Des comètes couraient dans le ciel étoilé !Des couleurs paraissaient !Et des dais orangés s'abaissaient !Le soleil avait une plume dans l'œil !Et sa lumière coulait comme une huile parfaite !Moi, joyeuse, je mettais une couronne ! »

Elle sera sincère. Mais tu ne la croiras peut-être pas.Tu diras : « Voyons, ce n'est qu'un rêve ! »

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CHAPITRE XVII

Depuis que Tchouo-po, fuyant la peste, était retourné dans le nord, en emmenant ses guerriers et ses gens...

N APPELAIT DÉSORMAIS LI-TCHONG : la Reine au Cœur-Puissant.... Et, ce matin-là, où tout affirmait le printemps, Crapaud-Lune, joyeux et d'humeur folâtre, s'amusait à sauter sans arrêt sur les bords du grand bassin dans les jardins du palais.O

Tout autour, dans la terre amollie, il y avait une quantité de petites plantes très vertes, fraîchement poussées et, entre leurs tiges serrées, dessus et dessous leurs feuilles, des myriades de grenouilles minuscules se déclenchaient en gerbes, à chaque saut de Crapaud-Lune qui les imitait. Ces grenouilles avaient frayé, et le produit de leur ponte luisait dans la verdure comme des perles agglomérées...

Li-tchong le regardait faire avec une indulgence très détachée. Si elle ne riait pas, bien qu'il fût très drôle, du moins elle souriait. Mais c'était comme de loin, avec une espèce de recul intérieur par rapport à ce qui se passait.

Moi, le Houa-jen, je me tenais près d'elle et je la contemplais en respectant son silence.

Son expression avait changé depuis quelque temps. Elle avait perdu ce vague de l'adolescence qui nimbait encore ses traits juste avant sa rencontre avec Tchouo-po. À présent, sur son visage, à la fois affiné et affermi, l'âge adulte s'annonçait par une noblesse accrue et une autorité plus cohérente, plus consciente surtout. Son regard avait pris un poids de puissance, à quoi rien ni personne ne semblait devoir résister.

Li-tchong, pour tous ceux qui l'approchaient, était toujours fée et, dorénavant, de façon indiscutable, reine... Reine, mais aussi Roi ! Yin et Yang...

Quand elle fut revenue de son étrange absence, sa soudaine apparition parmi les hommes produisit d'étranges réactions.

Dès son entrée dans la capitale ravagée par la peste et abandonnée par les Barbares regagnant, pour y échapper, leurs États du Nord, il s'était formé autour d'elle un rassemblement spontané du peuple. On eût dit qu'elle était attendue par tous les cœurs et qu'elle apparaissait alors à tous comme leur intime divinité, les femmes l'identifiant à un jeune dieu et les hommes à une jeune déesse.

À sa vue, des gens parmi les autres proclamèrent qu'ils se souvenaient d'elle, qu'elle était l'Enfant du Dragon, né de la bienheureuse épouse du défunt Seigneur Hiong-eul, qu'elle était un Ancêtre revenu et que le Décret du Ciel s'incarnait en elle !

Ce fut comme si l'âme populaire, ayant couvé en secret une image idéale, la voyait enfin se matérialiser, se manifester, et l'accueillait ainsi qu'une éclosion miraculeuse et salvatrice, arrivant en son heure et dont nul ne songeait même à discuter la présence, car elle exprimait le Temps Renouvelé.

On se porta en masse à sa rencontre. Dès avant son entrée dans la capitale, elle traînait déjà derrière elle des cortèges de paysans : ils s'étaient levés sur ses pas, sortant des trous, des buissons, de tous les endroits où ils se terraient.

On s'inclinait devant elle. On lui parlait. On marchait autour d'elle, à ses côtés, en la regardant, mais sans oser la toucher. Et on criait d'enthousiasme et on pleurait de joie. Les malheurs étaient finis ! Pour tous, l'arrivante avait le visage de la liberté, de la guérison, du sage gouvernement voulu par les dieux.

D'ailleurs, par de mystérieuses filières, un peu partout, sorcières, pythonisses, devins populaires, évocateurs ou simples médiums, avaient eu vent des magiques aventures que traversait Li-tchong au royaume de la Si-Wang-Mou, par-delà le Pont de l'Occident.

Madame Bout-de-Bois-Stupide, dont le cabaretier du Tch'é-pi se plaisait à évoquer l'esprit, en lui dédiant les fumets d'un bon alcool de millet, avait livré des informations qu'il s'était empressé de répéter. Cela ajouta aux autres informations de même nature, reçues en divers points du pays. De sorte que l'annonciation de la Grande Missionnée du Chan-si fut l'exutoire qui aida tout le monde à supporter les ravages de la peste et les désordres cruels dus à la fuite des Barbares.

Moi, le Houa-jen, de mon domaine préservé, j'avais aidé de toutes mes magies à propager les images astrales de Li-tchong, parcourant les étapes de sa première véritable initiation et recevant de la Si-Wang-Mou la Couronne d'Or de la Première Maîtrise, ainsi que le Soleil Potable qui empêche toute dégradation d'esprit ou de corps, étant lui-même sorti vainqueur et régénéré de sa propre corruption...

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Sitôt l'apparition de Li-tchong dans la capitale, la peste avait amorcé sa régression.

Rapidement l'épidémie cessa, se retirant, à la manière d'une grande marée, comme elle était venue.

Le courage refleurit aussitôt. On déploya partout une activité fébrile. On enterra les cadavres. On nettoya de toutes parts. On effaça frénétiquement toutes traces de l'occupation des Barbares. On commença de relever les ruines.

Les paysans disaient que c'était la pensée de Li-tchong qui les remettait tous au sillon dans le champ.

Au palais, dès le premier jour, quand elle s'y présenta, serviteurs et nobles, du haut en bas de la hiérarchie, la reconnurent aussi.

Il apparut que, pour eux également, son image, la promesse de son avènement avaient été nourries en secret depuis des ans au fond des consciences. D'abord durant la triste période de désagrégation des valeurs où Hiong-eul se dévoyait. Ensuite, et surtout, durant l'emprise de Tchouo-po.

Les Astrologues lui dirent qu'ils l'avaient vue inscrite dans leurs tables de configurations stellaires. De leur côté, les Annalistes des Conséquences affirmèrent qu'ils avaient déduit sa venue pour ce jour même, d'après les cycles historiques portés sur leurs archives.

L'Être qui avait l'Efficace, cette essentielle Vertu, sans laquelle il n'est pas de commandement, c'était bien elle, Li-tchong, la Reine au Cœur-Puissant, dont parlaient aussi les plus vieilles légendes contées par les nourrices !

On l'emmena donc dans le palais, on l'assit sous le Dais Unique dans la Salle des Salutations Excellentes, le Conseiller du Privilège se tint à son côté, au bas des marches, les Annalistes ressortirent leurs tablettes, et les ducs, les comtes, les maréchaux, tous hommes et femmes de qualité, défilèrent en tenue d'apparat pour lui rendre hommage et lui vouer allégeance.

Et moi, le Houa-jen , en arrivant le même jour, je la retrouvai dans la Salle des Conseils Judicieux où, comme si elle n'eût fait cela depuis toujours, elle donnait déjà calmement ses ordres !

Je remarquai qu'on recueillait ses paroles avec vénération, qu'on les transmettait rapidement et qu'elles étaient exécutées sur l'heure. Là aussi, il semblait que tout le palais n'eût jamais fonctionné que par elles. On eût dit que le règne commençant de cette Reine de Prédestination s'enchaînait à la longue lignée des Ancêtres Valeureux, sans une interruption dans cette continuité harmonieuse. Comme si les Barbares n'eussent point compté...

Alors moi, le Houa-jen, je m'inclinai aussi devant la Reine au Cœur-Puissant. J'étais suivi par tous les gens de notre domaine privilégié, que nous avions quitté car les temps en étaient venus.

Kiun-tseu, le Gentilhomme, rayonnant de joie fidèle, reprit sa place auprès de Li-tchong.

Et quand, les entretiens officiels étant terminés, nous pûmes parler ensemble dans l'intimité, Li-tchong me dit :

— Ô mon Houa-jen, vois ! En traversant mes épreuves, j'ai réussi : j'ai dispersé le mal et la contrainte. Mais j'ai dispersé aussi ceux que j'aimais car Taï-tchou, mon cher frère, a été emmené par Tchouo-po. Et la très chérie Dame Ts'ing, avec sa fille, a dû suivre son époux. J'ai dispersé, certes, mais il me faudra par la suite rassembler. Ramener ceux que j'aime... Oui, il faudra savoir rassembler, sans cela mon travail ne suivra pas la bonne voie et mon cœur ne sera pas content... Mais je sais que rien ne se fait dans la hâte et qu'il faut, en tout et d'un bout à l'autre, respecter les Temps et obéir au déroulement ordonné par le Ciel.

Et, ce matin-là où j'étais près d'elle dans les jardins, elle détourna son regard du spectacle offert par Crapaud-Lune et me redit d'un ton pénétré :

— Ô mon Houa-jen, le travail est vraiment immense ! Plus j'y pense, plus je le réalise, plus son étendue m'apparaît, dans le déploiement de tous ses détails. À quel point je m'en aperçois ! Et le temps presse, bien qu'il faille y mettre tout le temps. Car je ne puis rien négliger. Rien n'est indifférent, tout est important, tout se tient. Il faut que je prenne chaque détail, un par un et dans l'ordre, si je veux assurer correctement l'ensemble. Une négligence, un oubli, c'est une déchirure par où commence la ruine de l'étoffe... Ah ! le travail est immense. Mais plus encore, il est œuvre de patience et je ne puis songer à mon propre contentement qu'après avoir aidé mon pays à se régénérer. Les destructions ont été tellement profondes ! Non seulement dans les terres et les biens des hommes, mais aussi dans leurs corps, dans leurs esprits, dans leurs cœurs. Ils sont abîmés de partout ! Que d'atteintes, que de blessures, que de mauvais plis aussi ! Le plus grave n'est pas toujours ce qui se voit. Il est aisé de relever un mur, de combler une faille. Il est plus difficile d'aiguillonner un courage trop de fois éprouvé par la souffrance ou par l'horreur. Plus difficile de

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ramener au bon endroit la lâcheté acquise, qui a permis à des êtres de se sauver au milieu des dangers et dont on a pris la glissante habitude !

Elle soupira profondément :

— Ah ! mon Houa-jen, il faut réparer, apporter de la substance là où elle fait défaut... Certes, je me sens vaste et inépuisable. Pourtant, je suis en grave souci. En effet, j'ai remarqué que le Pouvoir, quand je l'émane, quand j'en condense l'utilité dans un ordre, malgré la bonne volonté de ceux qui m'entourent et qui l'acheminent, eh bien, il ne s'en va pas, comme du temps des Bons Conducteurs, par de mystérieux canaux, vivifier le pays d'un bout à l'autre. Non, ce n'est plus cela, je le sens bien : il y a des endroits où il bute et s'arrête d'autres où il s'enlise et se perd, d'autres encore où il n'est pas compris et d'autres même où on ne le reçoit pas du tout, tout en le réclamant d'ailleurs ! Comme c'est étrange ! En ce dernier cas, on dirait une ruine organique. Cela me fait penser à ces vieillards toujours affamés qui convoitent des monceaux de nourriture et qui ne peuvent absorber qu'une petite cuillerée de bouillie. Alors, je le vois bien : il ne faut pas forcer, mais il faut réitérer... La patience, je te le dis, mon Houa-jen, la patience !... En définitive, il n'est pas suffisant d'être entourée et secondée, il faut que, par moi-même, je puisse voir et contrôler toutes choses...

Elle réfléchit, le regard perdu, puis se levant d'un air décidé :

— Allons, il ne faut pas rêver ! C'est que, mon Houa-jen, mes pensées m'échappent trop souvent pour s'en aller vers mes chers absents, Taï-tchou, la Dame Ts'ing... À leur sujet, je me pose mille questions. Je voudrais pouvoir courir à eux, les retrouver, les délivrer. Sottises que cela ! Mon pays n'est pas remis et je ne dispose d'aucun appui guerrier assez puissant pour seulement attaquer les Barbares chez eux. Il est bien plus urgent de tout consolider autour de moi avant qu'ils ne soient tentés de nous envahir à nouveau. Ils ont eu une grande frayeur de la peste et le nombre de compagnons que Tchouo-po a vu mourir fut, paraît-il, considérable. Il craignit alors si fort pour la vie de sa Dame et de sa fille, qu'il s'enfuit en une nuit, presque fou, braillant et se démenant. Tous ses hommes ne l'ont point suivi néanmoins. Certains, trop malades, ne le purent. Il en est beaucoup de ceux-là qui sont morts. Mais quelques-uns ont guéri. Je les tiens ! Je les interroge souvent, pour les comprendre. C'est une race brute et brusque. Mais ils apprécient la vie à la chinoise. Nos filles n'y sont point étrangères...

Li-tchong se mit à rire :

— Je veille à les maintenir dans ces dispositions ! Ils me seront précieux. Un surtout. Je l'appelle Tcheng. Cela convient parce qu'il est correct et droit. Je l'ai laissé libre. Il n'a pas envie de regagner le Nord. Il aime une petite concubine, toute jeune, que Tchouo-po lui réservait, je crois, et qui m'est toute dévouée parce que je lui ai donné le droit de vivre avec cet homme. De cela, on me critique, Houa-jen !

Elle rit plus fort, moqueuse, sûre d'elle même.

— Mais cela fait un tri. Ainsi, je sais quels sont ceux qui me comprennent. Je veux des compagnons de ma pensée, Houa-jen ! Avec ceux-là, je me sens forte. Quant aux autres, ils y viendront ou je me passerai d'eux !

Elle s'éloigna d'un pas déterminé. Crapaud-Lune la rattrapa en courant, lançant ses membres de tous côtés dans sa hâte. Kiun-tseu apparut qui la rejoignit aussi, avec une escorte. Les chevaux étaient prêts. Je les entendis piaffer, prendre le départ, sortir des jardins.

Au-dehors, dans la ville, une grande clameur d'amour se leva sur leur passage. Il y avait toujours des groupes qui attendaient la sortie de Cœur-Puissant, de nuit comme de jour, car il n'était pas rare qu'elle ne s'accordât point de repos, afin de visiter les chantiers de réparations qu'elle avait fait entreprendre et où les équipes se relayaient de façon continue.

Moi, le Houa-jen, je regagnais la Terrasse de la Biche et je m'y accoudai, tout songeur...

Sous l'impulsion de Li-tchong qui parcourait inlassablement son pays, partant parfois pour de nombreuses semaines dans des provinces éloignées, les travaux des champs reprirent partout. L'enthousiasme galvanisait tout le peuple qui percevait parfaitement la qualité de son règne. On se sentait reparti pour une ère fructueuse, approuvée des dieux. On ne rencontrait plus un seul kouei, même dans les coins d'ombre les plus protégés ! On rebâtissait et, comme les Barbares en s'enfuyant avaient abandonné leurs réserves, Li-tchong put faire distribuer des céréales de nourriture et de semence, ce qui permit au paysan de se retrouver, en garnissant tout à la fois son estomac et sa terre.

Alors, on caressa à nouveau le doux espoir des récoltes de riz, de millet, de soja. Les saisons paraissaient avoir, elles aussi, repris leur cours normal. Il fit doux et pluvieux au printemps, mais sans que les eaux, toujours indisciplinées, débordassent par trop ; il fit chaud en été, mais sans sécheresse excessive et sans invasion d'insectes destructeurs ; l'automne vint, avec de beaux fruits ; l'hiver s'annonça, clair et

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sain.

Les remuements auxquels la terre avait été soumise semblaient l'avoir fertilisée.

L'activité de Li-tchong avait des vertus multiplicatrices, car on chanta devant les greniers pleins de fourrage et les fruitiers garnis, on dansa autour des sacs rebondis, amenés un par un sur la place des villages.

Il y eut de nombreuses naissances et plus encore de femmes en espérance. Les garçons couraient après les filles. Les filles aguichaient les garçons. Le gibier pullulait. Les eaux des rivières et des moindres ruisseaux accordaient des pêches magnifiques. Les marchés de la capitale redevinrent joyeux.

Le vin de millet noir ne fut jamais meilleur qu'en cette année de retour à la vie !

Tout prit une expansion inconnue. La nature parut décidée à accorder aux hommes la compensation de toutes leurs souffrances et de leurs privations !

Quand l'hiver s'installa, Li-tchong avait paré au plus pressé : ramener la vie dans les campagnes ; elle suspendit momentanément ses allées et venues à travers le pays pour résider au palais de façon suivie. Elle tourna son attention vers les gens qui l'approchaient, c'est-à-dire les habitants du palais, les fonctionnaires, les serviteurs, mais aussi les nobles, représentants des grandes familles, rompus aux politiques d'influence, dont elle connaissait mal les roueries.

Sans rien montrer, Cœur-Puissant étudia les caractères et les comportements. Elle était observatrice. Elle devinait beaucoup. Elle savait, d'instinct, rassembler des faits apparemment sans lien et en tirer des déductions. Elle écoutait avec patience ce qu'on lui disait et entendait en outre, mieux encore, ce qu'on ne lui disait pas. Sa mémoire, excellente, la servait. Elle n'oubliait rien.

On s'apercevait vite qu'elle ne se laissait ni charmer ni impressionner. Au contraire, ce fut elle qui charma et impressionna. Car, quand ce n'était pas son Yin qui persuadait, c'était son Yang qui maîtrisait !

À son proche contact, tous admirent qu'elle était une créature plus extraordinaire encore qu'on ne l'avait cru au premier matin de son apparition.

Yin et Yang, les deux Puissances, irradiaient si bien autour de cette Reine Prédestinée que, sans le chercher, elle soumettait tout à son gré !

On fit plus que l'admirer : on la révéra. On fit plus que la craindre : on la respecta. On fit plus que l'aimer : on l'adora.

Parmi les humains, elle était autre. On la voulut surhumaine.

Ainsi commença vraiment sa grande solitude. Elle la ressentit tout de suite. Quoique prévenue, elle en souffrit. Et, par réaction, au sein de cet entourage qui l'approchait sans jamais la rejoindre, ses pensées se cristallisèrent avec force autour de ses chers absents, Taï-tchou mais surtout la Dame Ts'ing, à laquelle Cœur-Puissant voua, sans rien en dire, une dévotion d'amour.

Cela, c'était le jardin occulte de ses sentiments où nul n'avait accès, sauf moi, son Houa-jen, parce que j'étais intemporel et que, délivré des passions humaines, je ne pouvais, en aucun cas, être un profanateur.

Pourtant, dans l'immédiat, Li-tchong éprouva le besoin de se rapprocher de Kiun-tseu, le Gentilhomme. Lui, depuis qu'il l'avait rencontrée, il se savait tout à elle, aimant dans sa personne étrange tout à la fois la fille et le garçon.

Cela donnait à leurs rapports un tour tout à fait déroutant. Si bien qu'on s'interrogeait sans fin à ce propos. Et Li-tchong étant inattaquable, selon le cas, on enviait ou jalousait Kiun-tseu.

Mais, pour tous, cette Reine au Cœur-Puissant était un modèle suprême.

Son rayonnement indicible agissait sur les femmes. Mais de deux manières, distinctes et opposées. D'une part, elles l'imitaient toutes dans son aspect féminin. Elles prenaient sa façon de relever ses manches en ailes sur les épaules ou de draper sa ceinture pour marquer sa taille de saule. Elles nouaient leur chignon comme le sien, y mettant mêmement peignes à fleurs de nacre, épingles d'or à museau de chimère, ornements en gouttes d'eau. Elles reproduisaient ses expressions de visage, employaient ses intonations, alternaient, comme elle, lents regards promenés et vifs coups d'œil décochés.

D'autre part, subissant son ascendant masculin, elles recherchaient de préférences les hommes qui l'évoquaient le mieux. Car ceux-ci, de leur côté, en étaient au même point de fascination que les femmes et, copiant l'aspect viril de Li-tchong, ils mettaient la main sur le sabre comme elle, portaient l'arc à sa manière, arpentant vivement et légèrement le sol ainsi qu'elle le faisait, fronçaient leurs sourcils comme les siens dans le commandement, réussissaient presque à prendre sa voix vibrante pour jeter dans l'espace des ordres clairs.

De sorte que les hommes chérissaient leurs amantes dans la mesure où celles-ci se rapprochaient le mieux du Yin de la Reine, alors que les dames s'attachaient aux hommes si elles reconnaissaient en eux le Yang de Li-tchong.

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Tout le Chan-si reposait sur elle ! Les troupeaux étaient sages et prolifiques parce que les pensées de la Reine s'engendraient l'une l'autre harmonieusement. La pluie tombait en quantité suffisante et en bonne époque, parce que la justice de la Reine s'appliquait avec la compassion nécessaire sans perdre de temps. Le vent aérait doucement les longues herbes des rizières et les tiges des céréales, parce que la Reine peignait soigneusement ses grands cheveux. La charrue traçait un sillon droit parce que la Reine ne déviait pas dans ses intentions.

Le Règne Parfait sortait d'elle ainsi qu'un parfum exorcisant. Elle « pensait » son pays, si bien qu'elle agissait sans action, en régulateur mystérieux.

D'immenses travaux s'entreprirent et réussirent. Tout se conforma à son désir. Le bien, l'honneur, la force et la renommée passa les frontières. Ses voisins commencèrent à solliciter des alliances. Elle reçut leurs dirigeants. Ils voulurent lui ressembler.

Sa capitale, Tchong-tsong, devint tout entière un palais des arts. Toutes les riches maisons prirent toiture de tuiles vernissées, vertes ou jaunes. Les larges dalles de pavement dans les rues luisaient comme de l'ambre. Mille fontaines sculptées crachaient partout une eau abondante et saine. Il y avait des bassins de céramique bleue où nageaient de saintes carpes portant un anneau d'or dans la gueule. Les voitures ornées de sonnailles et de pompons rouges passaient, attelées de fringants chevaux. On achetait et on vendait les meilleurs légumes, les plus gros fruits, les plus grasses volailles, et des porcs énormes, et des bovins et le produit des pêcheries, et des fourrures somptueuses, et des étoffes prodigieuses, soies, satins, brocarts qui n'avaient leur pareil nulle part !

Les boutiques regorgeaient de marchandises. Les tavernes étaient pleines d'un peuple joyeux. Les temples, multipliés, recevaient de pieuses assistances qui, toutes, louaient le Ciel d'avoir mis son Décret dans une Reine si capable.

Li-tchong était l'orgueil du Chan-si. Beaucoup d'étrangers s'établirent dans le pays afin de jouir de ce règne d'exception.

Moi, le Houa-jen, j'étais toujours là, près d'elle. Tchang-o, notre Crapaud-Lune, ne nous quittait jamais.

Cœur-Puissant disait parfois qu'il avait bien de la chance d'être une marionnette. Quand je lui demandais pourquoi, elle souriait d'un air ambigu, le front un peu penché, avant de lancer soudain un grand éclat de rire qui balayait tout. Mais je savais que c'était là une excuse pour avoir montré un peu de lassitude.

Pourtant, un jour qu'elle taquinait Crapaud-Lune, en répétant encore qu'il avait bien de la chance, elle se tourna subitement vers moi, qui ne questionnais pourtant point, et me confia :

— Oui, mon Houa-jen, de la chance, parce qu'il n'a qu'un corps de bois, de cuir et de peau fine. Car un corps de chair, un corps Yin-Yang, verrouillé sur lui-même, est chose terrible.

La solitude de Li-tchong, qui pouvait la comprendre vraiment ?

Seulement moi, son Houa-jen, rien que moi...

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Par le Chantre Suprême, sur la grande cloche Tchong

Entendez-vous le tintement de la breloque princière ?Il sonne clairement à cadence virile.Qui s'avance vers nous ?Quel beau pas, quelle belle démarche,Quelle mesure ! C'est un Roi ?Non... C'est la Reine ? Non...L'être qui vient et qui gouverne est un Être.Il a l'Efficace.Il maintiendra la Grande Paix.La voyez-vous, la breloque princière ?Elle est rouge et taillée comme un cœur.On dit que c'est la Pierre Fameuse.Le croyez-vous ?L'Être qui la porte est plus fameux encore.C'est Lui, la Pierre Vivante !

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CHAPITRE XVIII

Depuis que les Hiong-nou avaient réintégré leurs États, talonnés par la peste, et que celle-ci, comme magiquement, s'était arrêtée sur leurs frontières...

ES BARBARES DU NORD vivaient de nouveau aux confins du désert de Gobi. Paysages de steppes, frangés de sable. Les troupeaux y broutaient l'herbe indispensable, les hommes instables s'en évadaient aisément, galopant vers l'espace libre et sableux, pour le plaisir.C

En ces lieux, la capitale de Tchouo-po, c'était son immense camp, facilement fragmentable, facilement déplaçable.

Les très vastes tentes de feutre, d'un rouge brique, d'un ocre roux ou d'un bleu minéral, se groupaient autour de la sienne, plus vaste encore, où il siégeait, donnait ses ordres et recevait ses pairs.

Elle était confortable et d'un luxe sauvage. Bien agencée, le vent pas plus que le froid n'y pénétraient. Tapis épais, hauts en couleurs, peaux de mouton, de yak ou d'ocelot, y garnissaient le sol. Beaucoup de coussins, de cuir et de soie, bien rembourrés et que l'on entassait à sa guise, fournissaient des sièges moelleux, des divans bas. On y vivait mi-étendu généralement, pour y raconter des histoires, y manger, y boire, discuter. Tchouo-po se conformait à la règle, sauf lorsqu'il réunissait son conseil. Il le présidait alors, sur une manière de trône en cuir multicolore, travaillé de reliefs repoussés, siège magnifique, à haut dossier sur lequel des incrustations de nacre reproduisaient des scènes de chasse.

Un peu partout, plutôt que des meubles, des coffres, plats ou bombés, de bois clouté et peint ou, encore, de cuir brillant, avec des poignées et des serrures de cuivre, que les femmes astiquaient avec soin.

On y serrait les objets précieux, les armes de parade, le produit des pillages, les vêtements de fête, les étoffes de réserve et aussi du blé, du mil, du riz...

Les parois intérieures de la tente étaient ornées d'étendards, de piques, de fouets, de massacres bovins aux larges cornes, que l'on y accrochait, ainsi que de grands plateaux de cuivre ouvragés, s'arrondissant là comme des soleils, quand ils ne servaient pas pour le thé. Il y avait aussi, entre tous ces objets disparates, d'autres sortes de tapis, pendus un peu partout. Souvent brodés, plutôt que tissés, ils étaient l'œuvre des femmes ; elles y laissaient libre cours à leur imagination : paysages mythiques, avec arbres et fleurs stylisés, dans des tons vifs, vert acide, rose intense, bleu turquoise. Des fils d'or et d'argent, en fort relief, mêlés aux soies, les rehaussaient encore.

Et donc, ici et là, un désordre, une sorte de bousculade des choses, évoquant toujours, même quand on ne bougeait point, des arrivées brusques et des départs rapides. Ambiance nomade...

Pourtant, sous ces tentes, malgré cris et affairement du dehors, lorsqu'on pressait les troupeaux et que l'on partait comme une volée de vautours pour les expéditions de chasse, on y vivait, somme toute, lentement, mollement, sans hâte, avec cette sérénité massive des peuples fauves, quand ils ne sont point en guerre, on y vivait dans un alanguissement qui plaisait à Ts'ing la Pure.

Elle ne regrettait pas vraiment le manque de verdures, si maigres dans ce pays. Non point. Une fois revenue là, elle y vivait autrement qu'ailleurs. Elle retrouvait cette particulière façon d'être, sans difficulté. Sa vie se modelait sur d'autres rythmes. À la fois plus casaniers et plus ouverts. Cela convenait à sa nature si contemplative.

Ses journées se déroulaient sans heurt, dans un legato continu. Près d'elle, Paï-yun se plaisait aussi à ce mode de vie. Elle le partageait sans peine, restant là à écouter des histoires contées par sa mère ou par les femmes au service de celle-ci, ou bien, allant courir la steppe sur son petit cheval, elle y apprenait le pouvoir des plantes avec les bergers aux yeux étroits et aux pommettes saillantes.

Ts'ing aimait être seule. Lorsque sa fille était en promenade, elle en profitait pour congédier ses femmes afin de jouer longuement de sa viole ou de son luth. Alors, des heures durant, absorbée en esprit, véritablement inspirée, elle laissait descendre en elle tous les sucs de la musique divine à laquelle elle avait accès. Et ainsi, peu à peu, elle voyait se rapprocher le jour où, à force de maîtrise harmonique, elle pourrait neutraliser la Musique Destructrice de Houen-touen.

Ici, elle était moins dérangée qu'au palais car elle possédait sa tente bien à elle, où Tchouo-po la rejoignait surtout pour la nuit. Oui, elle goûtait là une indépendance plus grande que durant l'expédition du Chan-si car, alors, Tchouo-po s'étant mis à vivre à la chinoise, se trouvait constamment à ses côtés dans le palais dès qu'il n'était point en déplacement.

Or donc, dans sa tente personnelle, elle se plaisait. Elle avait à proximité, dans un univers clos, ses

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miroirs, ses volières et ses coffres, plus précieux que ceux de Son Épaisseur. Elle y jouait avec ses bijoux, ses colliers de perles d'or ciselées, de boules de jade blanc, ceux-là venaient du Chan-si, de larmes d'ambre, on y voyait prisonniers, d'étranges insectes des temps passés, chaînes à lourds pendentifs, innombrables bracelets, boucles d'oreilles, ou légères et bruissantes, ou pesantes, compliquées et massives. Pour elle, des jeux, des objets, supports de rêves plus encore que des parures. Elle les maniait, en éprouvait le poids, la texture, le contact, lisse ou grenu. Et elle en tirait, intérieurement, des musiques par ce don qu'elle avait de tout convertir en harmonie. Car, pour elle, véritablement, c'était cela, penser.

Souvent, elle se faisait apporter et montrer d'autres bijoux par des marchands ambulants, audacieux voyageurs qui ne craignaient rien et que, pour cela, on respectait. Ils étaient aussi des colporteurs de nouvelles. On apprenait beaucoup de choses par eux. En outre, terrain neutre, ils pouvaient toujours se charger de transmettre des messages.

Quand ils venaient, Ts'ing prenait son temps et bavardait gaiement, choisissant lentement d'autres oiseaux pour ses collections, ou des étoffes, desquelles ses femmes habiles à la couture promettaient de tirer de merveilleux vêtements. Et soieries transparentes, satin frais comme rivière, brocarts se déployaient. Le marchand gesticulait, le verbe haut. Les femmes jacassaient, riaient. On soulevait mes manteaux de peaux artistement peintes, brodées de perles, de semis de turquoises, d'arabesques d'argent. On humait des pâtes parfumées, toutes nouvelles, venues de l'Inde, disait le marchand.

Parfois, il déballait pour Ts'ing, avec des mines complices, des instruments de musique qu'elle ne connaissait point et lui en expliquait l'usage. Elle s'y passionnait, les achetait toujours tous et passait ensuite des journées à les étudier, l'oreille gourmande de sonorités neuves...

Dans sa tente, son appartement intime, elle se retirait à l'abri d'une série de cloisonnements faits de magnifiques tapis suspendus. Couloirs et petits labyrinthes, où brillaient des lampes douces pour l'alimentation desquelles elle exigeait uniquement des huiles de fleurs, car elle détestait l'odeur de graillon du suint dont on se servait d'ordinaire.

Son lit, c'était un grand matelas capitonné, en bourre de soie, recouvert des fourrures les plus épaisses et les plus douces, surchargé de coussins aux nuances délicates. À côté, se trouvaient les brûle-parfums où se consumaient à son gré du musc, du santal, des gommes résineuses.

C'était sa manière intime de s'enivrer. Alors, sa musique la rejoignait mieux encore, par le travers des fumées légères...

Mais elle ne restait pas toujours inactive sur ses coussins. Loin de là ! Elle aimait les longues promenades. Elle aimait le sable, propre, doux, blanc, avec son murmure, presque un souffle, sous le pied quand on marche. Mais, plus encore, elle aimait ce vaste espace du désert de Gobi.

Sans doute parce qu'elle l'avait connu toute enfant. Il la libérait. Elle y respirait mieux. Il lui semblait toujours qu'elle s'y sentait plus forte aussi, plus indépendante. Moins soumise à la lourde tendresse de Tchouo-po, dont elle lui savait gré mais qui, cependant, l'accablait, au point de lui faire éprouver de vraies révoltes et des rages, qu'elle jugeait mesquines et qui lui donnaient du remords car, enfin, Tchouo-po l'avait recueillie, élevée, protégée, et il l'aimait !...

Elle allait souvent, pour ses promenades, loin hors du camp, d'un pas tranquille, très lentement, sans éprouver ni fatigue ni satiété.

Marcher ainsi la grisait, la calmait. Elle était amenée peu à peu, sans heurt, à un état second dans lequel généralement s'apaisaient ses chagrins, où ses problèmes lui paraissaient promis à des solutions faciles, où, surtout, elle se détournait de la vie quotidienne.

Elle laissait errer ses regards sur les dunes à perte de vue ; elle en appréciait les rythmes alanguis, les contours allongés qui évoquaient le repos. Paysages faussement monotones mais, en réalité, riches d'accents subtils, tout en glissements, en mouvances secrètes, jamais vraiment immobiles et si facilement changés dès que soufflait le grand vent de fureur, fouettant hommes et bêtes des mille dards du sable soulevé.

Rester alors au refuge, sous la tente bien close, au sein du hourvari, lui plaisait aussi. Elle n'éprouvait aucune crainte, n'avait point d'impatience. Le temps, qu'était-ce donc ? Son être véritable s'en affranchissait. Elle se repliait au creux des coussins, un voile sur la tête, les mains dans les manches. La besogne étrange du vent travaillait le monde tout autour et le changeait. Elle, isolée, goûtait en paix le monde de ses pensées, de ses rêves, de ses désirs secrets.

Et, chaque fois, les yeux mi-clos, elle revoyait Li-tchong, attirante comme un mystère vivant, avec cet air royal sous de grossiers vêtements, comme elle lui était apparue la première fois, parmi les jardins du palais, dans ce Chan-si qu'il avait fallu quitter si brutalement. Elle revoyait Li-tchong, toujours, quoi qu'elle fît pour orienter ses pensées. Et, chaque fois, c'était pour s'étonner du nombre de détails que lui rapportait sa mémoire. Comment se faisait-il qu'elle eût retenu tant de choses en un si bref contact ? Avait-il vraiment été si bref ? Elle en doutait. Il lui semblait au contraire l'avoir cent fois rencontrée, retrouvée, cette Li-tchong merveilleuse ! Elle voyait s'animer son visage. Ses yeux la regardaient, pleins de pensées partagées. Le sourire indulgent, amusé, tendre, s'adressait à elle. Les lèvres remuaient... Elle les entendait, ces paroles,

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toutes ces paroles !

Mais, par le Dieu de la Musique, d'où venait cette certitude d'avoir partagé, de façon si profonde, tant de confidences, d'avoir eu tant d'échanges d'amour et de confiance ? Et d'où venait cette sensation d'être néanmoins resté au bord, de n'avoir pu satisfaire le désir de se fondre mutuellement ?...

Ainsi, peu à peu, Ts'ing la Pure retrouvait ses souvenirs, ses évidences antérieures d'avoir connu et aimé Li-tchong, sous d'autres enveloppes physiques. Elle se laissait emporter lin dans le temps, loin en arrière, comme un aérien tourbillon où elle n'était plus que grain de sable...

À force, elle retrouva et identifia Amo, le géant des temps reculés. Oh ! ils ne s'étaient pas connus longtemps ! Mais, dans l'accord inné de leurs âmes à cette époque-là, où elle s'apparut comme un jeune homme, un « étranger », fou de musique et irritable comme un oiseau en colère, elle vit que tous deux, fuyant, ils partirent ensemble vers la grande transition... « Mourir n'est rien, vraiment ! » pensa-t-elle... Car elle l'avait retrouvée bien après, cette âme estimable et chérie...

Ts'ing, progressant encore dans ses souvenirs, se vit de nouveau sous l'aspect d'un jeune homme, dans une civilisation marine aux prodigieuses structures. Et là, celui qui fut auparavant Amo devint Markosamo, roi sage, roi initié. On disait alors : Maha. Et il était son père. Et elle était son fils : Markange !...

La première fois que ce nom vibra dans sa tête, Ts'ing eut un grand choc. Les syllabes sonnaient, étrangères complètement à la langue de son incarnation présente, mais elles les reconnut comme vraies, justes et combien émouvantes !

Elle sut aussi, avec non moins de certitudes, la nature des liens qui la rattachaient à Taï-tchou. Lui, précédemment, dans cette civilisation dont la tragique destruction, elle s'en rendait compte, alerterait pour longtemps encore les archives cosmiques, il avait été une jeune femme, la sienne, nommée Atora quand il s'appelait Markange... Doux liens, si bouleversants !

Ts'ing les révéla à Grand-Sapin. Il les reconnut et la bénit. Leur amour, déjà si ardent, en fut comme ébloui.

Mais cependant, cependant, Ts'ing la Pure continua à retrouver le visage de Li-tchong dans tous ses rêves. Et elle s'aperçut qu'elle désirait de toute son âme parvenir cette fois-ci à un rapprochement plus intime que celui de l'amitié ou de la filialité. Elle rêva du corps de Li-tchong. Elle en perçut le contact. Ni femme ni homme. Autre. Déroutant ? Sans doute... Mais, pourtant, quel désir, et de l'évoquer si fort, quelle brûlure !

De cela, elle ne dit rien et le cela dans son cœur. Néanmoins, malgré elle, dans les moments de passion charnelle qu'elle partageait avec son amant, elle imagina souvent que c'était Li-tchong qui la tenait dans ses bras et l'emportait au sommet de la volupté.

Les relations d'amour de Ts'ing et Taï-tchou s'étaient nouées lors d'une tempête de sable, la plus violente qu'on eût connue depuis longtemps. Celle-ci se produisit très brusquement, surprenant tout le monde. Chacun n'eut que le temps de se terrer où il se trouvait. Ensuite, pour de longues heures, la force extrême du vent, soulevant d'étouffants tourbillons de sable, interdit tout déplacement.

Tandis que le paysage tout entier se bouleversait, les tentes, hermétiquement closes, furent presque ensevelies.

Or, à l'instant où la première tornade sableuse s'abattit sur le camp, Taï-tchou venait de se glisser subrepticement auprès de Ts'ing.

Ils avaient pris tous deux l'habitude des entretiens clandestins où leur tendresse s'épanouissait et les rapprochait insensiblement. Ils usaient de beaucoup de précautions pour ne point se faire surprendre, si bien qu'ils se croyaient adroits et suffisamment à l'abri de toute surveillance.

Mais, en fait, ce qu'ils ignoraient, c'est qu'ils devaient cette paix trompeuse à Houen-touen lui-même, dont les plans d'avenir s'accommodaient de leur amour ; il n'attendait pour agir que de les savoir tout à fait intimes.

Ts'ing, très sensitive et par nature toujours sur le qui-vive, sentait cependant autour d'elle cette bizarre bénévolence de Maître Tohu-Bohu, d'habitude moins discret dans ses manières. Mais comme Grand-Sapin lui affirma que c'étaient là des imaginations hors de propos, elle fit taire ses appréhensions.

De sorte que, durant cette tempête, ni le jeune homme ni la jeune femme ne songèrent à la menace possible que l'inquiétant personnage laissait planer sur eux. Ils ne pensèrent qu'à leur amour, brusquement enflammé d'ardeur.

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Ils perdirent tout contrôle. La situation était étrange, l'ambiance, inusitée. L'impression d'isolement dû à la folle tempête leur parut extraordinaire : le monde reculait, était effacé. Nul ne pouvait plus venir les déranger !

Ensemble, ils se crièrent des paroles d'amour. Sans rien entendre car les hurlements du vent et les flagellations sableuses, s'amassant sur la tente, les assourdissaient tous deux. Ils s'étreignirent, prirent fièvre.

Une seule lampe demeurait allumée, petite flamme précaire, clignotante et toute jaune, protégée par le cloisonnement des tentures dans le coin le plus reculé de la tente.

Ce fut là, dans cette lumière pathétique, que Ts'ing, affolée à la fois par la tempête et le désir, attira Taï-tchou sur sa couche.

Il leur parut s'être aimé déjà dix mille fois ! Leur audace, leur appétence furent, de part et d'autre, toutes semblables. Ils ne se trouvaient pas : ils se retrouvaient ! Ts'ing ne savait plus où elle était ni en quel temps. Tout se mélangeait dans sa tête. Mais c'était exquis ! Toutes ses forces se conjuguaient en un seul élan : confondre son corps avec celui de cet être si cher, penché sur elle, et dont les lèvres déjà — sans doute depuis toujours — la parcouraient. Il prononçait des mots audacieux et tendres qu'elle ne connaissait point et dont, malgré sa folie d'amour, elle s'étonnait, n'ayant jamais entendu de pareilles choses dans la bouche de Tchouo-po.

Grand-Sapin lui avait dénoué adroitement sa ceinture. Elle se trouva donc nue, sans comprendre comment cela s'était fait. Lui, il la regardait avec attendrissement. Entre les deux parties étalées de son grand vêtement de soie verte, elle ressemblait, avec ses formes oblongues et effilées, à quelque amande blonde au milieu de sa coque. La bouche entrouverte, les paupières battantes, elle ne cherchait point à se protéger, encore moins à se défendre, sous le brûlant regard de Taï-tchou. Lui, il se ravissait à la vue de ce corps offert, cette peau si pâle, d'un grain serré, ce buste étroit, ces petits seins piriformes, haut placés, dont saillaient les pointes pâles, à peine rosées, et ce ventre lisse, marqué au bas, comme un aveu d'ardeur, par un triangle d'un noir luisant dont la douceur devait être celle d'un duvet.

Irrésistiblement, la main de Taï-tchou y descendit, cherchant un point précis de volupté. Surprise, Ts'ing, qui ignorait cette caresse, sursauta d'abord, puis, tout de suite, accepta et trembla, s'offrant toute, dans un élan nerveux.

Courbé sur sa bouche, Grand-Sapin lui chuchotait :

— Oh ! mon cœur, mon foie chéri, sens comme ta Perle sur ton Perron de Jade durcit et bat sous mes doigts ! C'est donc bien vrai que tu veux partir avec moi au Pays du Plaisir et de la Passion ? Tu consentirais à mêler nos Essences ?

— Oui, oui, répondit-elle avec fébrilité, en s'efforçant de l'attirer à elle, oui, emmène-moi vite, emporte-moi loin, délivre-moi !

Il protesta :

— Mon cœur-et-foie, ma chère fontaine vive, nous avons tout le temps, le Dieu de la Tempête nous protège. Et je vois que tu n'as rien connu des charmes de l'amour. Tu es trop belle et je t'aime trop pour hâter notre Dénouement. Je ne suis pas un Barbare, moi ! Je ne suis pas un voleur de beauté. Je ne me rue pas en trois bonds au sommet de l'Escalier d'Honneur. Je ne veux point te priver d'un seul degré de la Montée au Soleil... Laisse-moi faire car, en vérité, je comprends que tu es le jardin d'un méchant jardinier et que tu ne connais pas, comme nous, les Chinois, l'Art du Lit Brodé !

Alors, attentif, refrénant son propre désir, douloureux tellement sa fière Tige de Jade se tendait vers sa bien-aimée, il révéla à Ts'ing comment, de la pulpe d'un doigt sur la Perle du Perron de Jade, on fait jaillir les premières étincelles, puis comment on anime les petites braises, puis enfin comment on déclenche, par de brefs éclairs, le violent incendie qui flambe et qui retombe.

Ts'ing cria, arqua les reins, se pâma, et se ranima bien vite, pour d'autres incendies, mais en le réclamant cependant, lui, Taï-tchou, toujours plus ! Il n'y consentit qu'après avoir, de sa bouche et de sa langue, sur cette Perle Magique, joué longuement au Papillon qui cherche la Source du Parfum.

— Ah ! soupira-t-il, tu es odorante comme un abricot des Vergers de la Lune. Cependant, ajouta-t-il, je n'y puis plus tenir. Vois, si grand est mon désir de toi que je n'ai jamais atteint un tel état !

Il était nu aussi et, malgré ses yeux embués par les débuts des plaisirs, Ts'ing admira le Pic Mâle qu'il lui offrait. Si droit, si rigide, si fier Chevalier-Cabré, qu'elle ne put s'empêcher de penser que ce beau garçon méritait mieux que personne son nom de Grand-Sapin !

L'avidité qu'elle avait de lui ne fit que croître. Audacieusement, elle s'en empara, s'ouvrit et se porta à sa rencontre.

— Oui, maintenant, je le puis avec honneur, dit-il, car la Rosée emperle ta Porte de Corail et vraiment, oui vraiment, ton désir égale le mien et tu peux soutenir l'Envahissement et le Combat, car ils seront pour toi la Rejointure et le Mêlement.

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Il pointa sa belle Tige de Jade vers le Cœur Fleuri et d'une lente, mais ferme pression sur la Porte de Corail, il la persuada de s'ouvrir et il pénétra, sans faillir, dans le Champs Précieux jusqu'au plus profond de la Vallée Lointaine. Et puis, toujours attentif, il sut, en dosant ses assauts, en variant ses rythmes, faire monter Ts'ing au faîte de ses possibilités que, vraiment, elle ne connaissait pas.

Lorsqu'elle fut au Bord Extrême, il attisa résolument le Feu à l'intérieur du Pavillon de Jade. Ts'ing obéit à la cadence et répondit à sa vigueur en criant et haletant. Là, ensemble, ils crevèrent le Nuage et sentirent descendre la Pluie. Leurs Essences intimes avaient jailli au même instant dans la jouissance de l'Ultime et ni l'un ni l'autre de ces deux amants évanouis ne sut plus quelles étaient les limites de leur corps.

Ts'ing avait cru mourir délicieusement et, glissant alors dans un gouffre, dont elle n'était pas certaine qu'il ne fût pas plutôt un envol, elle connut l'Oubli Céleste...

Tout autour, la tempête continuait de faire rage, à présent assourdie par la grande quantité de sable qui ensevelissait à demi la tente bien close. Que le monde extérieur était donc loin, dérisoire ! On n'en pouvait plus rien craindre.

Au-dessus des amants, la seule lampe avait encore faibli. Lumignon dansant, dont la lueur jaune rendait irréels les deux jeunes corps qui gisaient, sans avoir rompu leur enlacement, parmi les coussins bouleversés.

Ts'ing reprit ses esprits sous le murmure chaud de Taï-tchou ; il riait tout bas, près de son oreille, tendrement :

— Sais-tu, ô ma vaillante, comment on nomme au Chan-si notre position et notre état présent ?

— Je ne sais pas, je ne sais rien de ces choses ! On les nomme ?

Il rit mieux et plus tendrement, ému de sa naïveté :

— Oui, on les nomme, bien sûr, et, tiens, en ce moment, nous sommes les deux Dragons épuisés par la Bataille !

Ts'ing protesta, de bonne foi :

— Mais, nous ne nous battions pas ! C'était au contraire, sur une éclatante musique, la plus merveilleuse des danses !

— Comme tu as raison ! s'exclama Taï-tchou.

Il sentait déjà renaître sa force. Son Honorable Racine voulait déjà d'elle-même reprendre le chemin qu'elle venait de conquérir. Aussi approuva-t-il :

— C'est bien une danse. Mais je vais, ô mon adorable, te montrer comment nous pouvons maintenant faire tous deux la Danse du Papillon qui plane.

Il intervertit leurs positions respectives et donc se trouva lui-même sur le dos, à la fois offert et conquérant, sa glorieuse Tige de Jade désignant les nouveaux sommets qu'il convenait d'atteindre. Et Ts'ing, qui comprenait vite les nouveautés révélées, connut d'autres éblouissements, plus intenses, en dansant elle-même sur ce pivot, comme un papillon ébloui dont le vol s'élève et redescend...

— Oh ! mon Grand-Sapin, tu m'as transpercée jusqu'au cœur ! gémit ensuite Ts'ing qui venait de réaliser, plus complètement encore, le miracle éternel des Nuages et de la Pluie.

Mais, comme leur amour était vraiment exceptionnel, comme leur situation d'insolite isolement au cœur de l'ouragan leur donnait toutes les audaces et comme Ts'ing voulait rattraper toutes ses frustrations, les deux amants au lieu de s'épuiser s'enflammèrent toujours plus à chaque étreinte, si bien qu'ils les renouvelèrent un nombre incalculable de fois, sans jamais se lasser.

De sorte que TaÎ-tchou, inépuisable, apprit encore à Ts'ing bien d'autres subtiles délices de l'Art Chinois d'Amour...

Quand la tempête s'apaisa, les bruits du dehors les avertirent que le camp tout entier s'extrayait de sa gangue de sable. Grand-Sapin réussit à s'enfuir sans se faire remarquer.

Mais tous deux, ils savaient que, désormais, ils ne pourraient plus jamais se passer l'un de l'autre. Ils avaient renoué tous leurs liens, ceux de l'âme et du cœur, aussi ceux du corps, tant il est vrai que les dieux nous ont donné ce dernier afin qu'il bénéficie, lui aussi, de la divine extase.

« Ah ! si nous pouvions retourner au Chan-si ! » se disait Grand-Sapin...

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(de Grand-Sapin)

Par le Chantre d'amour, sur la viole langoureuse

Ma Dame est comme une aile, fine, sonore,Légère, bruissante, et puissante aussi.Dans la toute bonne musique, elle s'envole.Puisse-t-elle planer sur mon cœur !Puisse-t-elle faire son nid dans le sapin !Ma Dame, qui est tous les oiseaux !Mille chants d'harmonie, c'est sa voix !Par la toute bonne musique, elle fait du bien.Puisse-t-elle ramener l'ordre, tenir la paix !Puisse-t-elle anéantir tous les sons perversEt si la Vertu ne revient pas dans le Nord barbare,Alors, je ramènerai ma Dame dans le Chan-si,Sur l'aile d'un seul vol !

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CHAPITRE XIX

Depuis que l'amour l'attachait à Taï-tchou et qu'elle devenait semblable à la plante niu-lo, le fil-de-lièvre, attaché au sapin...

S'ING ÉTAIT ÉPANOUIE.Toutes ses qualités s'en trouvaient exaltées. Elle fut soudain comme une fleur au soleil qui arrive à sa saison et déplie ses pétales. Dans sa beauté et dans son art de musique, elle eut plus d'autorité

aussi. Ses inspirations se renouvelèrent et s'amplifièrent. Dès qu'elle touchait son luth, les nuages changeaient de forme, embellissaient ; si le ciel était couvert, la lumière filtrait aussitôt ; si on se querellait alors non loin de sa tente, à l'entendre toute colère tombait ; ceux qui passaient là, s'asseyaient en silence pour ne rien perdre de la mélodie, qu'ils suivaient de la tête, les yeux mi-clos. Et à la voir, avec son magnifique visage qui semblait s'être dévoilé, on disait : « Le Très Épais a raison, sa Noble Épouse est vraiment incomparable ! »

T

Tout cela en imposa à Tchouo-po, toujours prêt d'ailleurs à l'admirer sans condition : elle incarnait le miracle vivant dont il possédait l'apanage. Devant elle, sa nature brute fondait et pliait. Il éprouvait vraiment un grand sentiment pour cette femme, si totalement différente de lui-même. Et, d'une certaine manière, il se sentait fier d'un tel sentiment, pour lui hors du commun. Cela le rehaussait à ses propres yeux ! Il se persuadait d'être, lui aussi, différent de tous ceux qui l'entouraient et, surtout, bien supérieur à eux.

De son côté, Houen-touen étudiait la situation et laissait faire. Il riait sous cape : Son Épaisseur était vraiment facile à duper !

Outre qu'il se divertissait de l'aveuglement de ce dernier, Maître Tohu-Bohu était satisfait du tour, prévu par lui, des événements ; il voyait donc son plan mûrir ainsi qu'il l'entendait. Il pouvait choisir sans hâte le moment propice pour intervenir. Il ne passa à l'action que quand il fut certain de l'attachement indéfectible de Ts'ing et de Taï-tchou.

Celui-ci jouissait dans le camp d'une liberté relative ; il la devait surtout, mais sans le savoir, à Houen-touen qui lui manifestait ouvertement intérêt et sympathie, affectant de prendre plaisir aux divertissements organisés par le jeune homme. En effet, Taï-tchou était chargé de distraire Ts'ing, Paï-yun et, occasionnellement, les femmes des notables. Il s'en tirait avec adresse, ayant bien des talents. Il organisait des joutes de poésie, ou bien, tel un aède, contait des hauts faits, des légendes ; il chantait aussi, accompagné par Ts'ing. Il était gai. Il avait de l'imagination. On l'appréciait.

Tchouo-po assurait que, grâce à sa présence, sa femme et sa fille, qui ne s'ennuyaient plus, étaient toujours d'une humeur charmante. Maître Tohu-Bohu renchérissait tout haut, ménageait lui-même à Taï-tchou des occasions de briller et aussi, plus secrètement, des occasions de rencontrer Ts'ing. Il vantait ses qualités auprès du Très Épais. Cela muselait la grogne de certains hommes, jaloux des faveurs de ce captif chinois. Cependant, on bavardait...

Et donc, quand il jugea le moment venu, Houen-touen prit prétexte de ces bavardages pour s'entretenir avec Tchouo-po du sort de ce prisonnier. Il s'y prit comme toujours, en biaisant. Ce fut un beau discours, tout en nuances, vrai modèle de rouerie, que Tchouo-po avala sans piper, les yeux aussi ronds que la bouche.

— Très Épais, dit Maître Tohu-Bohu, la mine grave et la voix posée, Très Épais, ta Noble Dame m'a chargé d'une démarche auprès de toi. Elle est chagrine des bavardages qui traînent sur Taï-tchou. Tu n'ignores pas plus que moi ce qu'on prétend : il voudrait la séduire ! Quelle sottise, n'est-ce pas ? Rien n'est plus faux. J'ai l'œil à tous tes intérêts, Très Épais, et je puis t'assurer que le garçon n'est pas du tout porté à cela. Ah, ah ! des femmes coquettes s'en plaignent. Impossible de lui plaire, disent-elles. Et le fait est qu'il n'a jamais eu aucune aventure. Pas de liaison, rien ! Je le crois impuissant. Or, ta Noble Épouse, qui le nomme volontiers : son Objet de Dévouement, m'a fait comprendre à demi-mot ce qu'elle ne peut te dire en face, car ce ne sont pas des sujets qui conviennent aux femmes, encore moins à une Épouse de Haut Rang, à savoir que le seul moyen d'arrêter tous ces mauvais propos, si désagréables pour elle, est de faire de Taï-tchou vraiment un Objet de Dévouement. Je te l'ai déjà proposé au Chan-si, t'en souviens-tu ?

Les longues périodes oratoires abrutissaient toujours Tchouo-po qui avait du mal à soutenir son attention, la succession des mots bourdonnant à son oreille comme autant de frelons.

Néanmoins, il comprit l'essentiel et réagit en s'exclamant :

— Eh ! quoi, que d'histoires pour rien ! Ts'ing a raison. Châtre-le donc ! Une fois eunuque et vrai Objet de Dévouement, on ne pourra plus rien dire et mon épouse sera contente. Mais gare à toi, vieux démon ! S'il perd la vie, je te fais manger par mes loups !

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Les loups de Tchouo-po étaient son orgueil car vivants totems de sa race.

Mais cette menace fit sourire Tohu-Bohu :

— Tu me vexes, Seigneur, car tu me mésestimes. Et doublement ! Puisque, d'une part, jamais je n'ai raté cette opération...

— Ouais, ouais, on dit ça ! grogna Tchouo-po.

— Et, d'autre part, poursuivit Tohu-Bohu, tu sais bien qu'avec seulement trois notes de ma petite musique tes loups mangent de l'herbe dans ma main !

Son Épaisseur capitula, tournant déjà les talons :

— Eh bien ! fais cela au mieux et ne m'assomme plus !

Houen-touen adorait laisser partir son Seigneur pour mieux l'immobiliser sur place et le faire se retourner tout d'une pièce. Il ne manqua pas à cette stratégie et :

— Seigneur ! Dame Ts'ing voulait encore autre chose !

Tchouo-po exécuta la volte prévue :

— Quoi encore ?

— Que tu ne lui parles pas de cela ! Elle est délicate comme une fée et ce sont là des détails qu'elle ne peut supporter...

— Évidemment, évidemment ! fit Tchouo-po. Ma femme est un être tout à fait exceptionnel. Et j'ai d'autres choses plus élégantes à lui conter, moi !

Il s'en alla.

... « Tellement stupide ! » pensa Houen-touen.

Lequel passa aussitôt au second point de son plan. Il s'arrangea pour rencontrer Ts'ing, de l'air de quelqu'un qui se cache et qu'un grand tourment agite. Mais là, le discours fut des plus simples. Il avait couru auparavant, afin d'être haletant, ce qui donnait plus de pathétisme à sa voix. Il surgit donc à la vue de Ts'ing, de derrière une dune, tandis qu'elle s'en venait paisiblement.

Elle sursauta comme devant un reptile. Mais lui, le souffle court :

— Ah ! Très Excellente Dame, quel malheur ! Je ne vais plus pouvoir vous protéger comme je le faisais si discrètement. De méchantes gens ont parlé et Son Épaisseur à pensé alors que le temps était venu, pour les faire taire, de donner à votre Taï-tchou le rôle réel d'un Objet de Dévouement.

Ts'ing poussa un cri, n'osant comprendre.

— Mais si, Ma Dame, c'est cela ! Son Épaisseur m'ordonne de le faire. Jugez de la situation dans laquelle je me trouve. Vous allez me prendre en horreur. Et moi qui trouvais vos amours à tous deux si belles, si prodigieuses ! Les favoriser était mon cher souci...

Il s'exprimait bien. Ts'ing n'en éprouvait que plus d'effroi et de répulsion. Atterrée, elle se rendait compte qu'elle était aux mains du dangereux personnage. Il avait toujours manœuvré tout le monde ! Et jusqu'où irait-il ? À l'idée du sort réservé à son amant, elle sentit la folie lui toucher le cerveau et elle vacilla.

Maître Tohu-Bohu sut qu'il avait bien placé son dard. Il s'empressa de la soutenir en lui prodiguant des paroles de réconfort :

— Noble Dame Ts'ing, je ne veux point que vous vous mettiez dans cet état pitoyable ! Tant pis pour moi ; je jouerai ma vie, mais je ne ferai pas subir à votre amant ce sort outrageant ! Nous allons tous ruser, n'est-ce pas ? Je ferai semblant de le rendre eunuque. Et lui, il faudra qu'il soutienne la comédie, bien sûr. Vous verrez, tout le monde s'y trompera. Et puis, vous pourrez alors le rencontrer impunément, bien plus souvent qu'auparavant. Rien ne pourra éveiller la jalousie de votre époux et les bavardages tomberont d'eux-mêmes.

Ts'ing tremblait comme une feuille. L'alliance avec ce dangereux personnage n'était-elle point plus redoutable encore ? Mais le moyen de faire autrement ? Il la tenait à sa merci.

Elle balbutia :

— Que voulez-vous en échange ?

Il eut un haut-le-corps, se récriant :

— Oh ! Ma Dame, rien du tout, rien vraiment ! Il me plaît de vous aider. Cependant, si vous le pouvez, j'aimerais, par la suite, un peu d'indulgence à mon égard. Que vous me compreniez mieux, que vous ne me regardiez pas toujours comme un monstre dépourvu de sentiments. Car ce n'est pas vrai, Ma Dame Ts'ing, pas vrai du tout ! Je suis sensible. Tenez, rien qu'un sourire de votre fille m'inonde le cœur de bonheur ! Je l'adore, cette enfant !... Et, croyez-moi, l'Honorable Taï-tchou m'est très sympathique.

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Il regardait de tous côtés, comme quelqu'un qui craint d'être poursuivi :

— Son Épaisseur doit me chercher. Aussi, Dame Ts'ing, il faut que je reparte. Confiance ! À nous trois, bien unis, nous ne craindrons rien...

Il s'en alla. Ts'ing resta plantée sur place, comme foudroyée par la soudaineté des choses. Elle était prise au piège. Ainsi que Taï-tchou. Ainsi que Paï-Yun, hélas !...

Alors, elle songea pour la première fois, et cela jaillit en elle comme une vision, qu'il faudrait tôt ou tard s'enfuir et prendre refuge auprès de Li-tchong.

Là, malgré son désarroi, malgré le double péril pesant sur Taï-tchou et sur Paï-yun, malgré tout, elle frémit d'une joie mystérieuse à l'idée de revoir Li-tchong.

Houen-touen tint parole et ne mutila point Grand-Sapin. La comédie fut bien jouée. Tout le monde y crut.

Les amours cachées des deux amants continuèrent. Mais Ts'ing ne tarda pas à connaître le prix des services du Maître de la Musique Destructrice.

Sur le ton de la meilleure amitié, en menaçant de révéler ses amours clandestines et de dire qu'elle avait, à son insu, soudoyé ses aides pour sauver l'intégrité de Taï-tchou, il exigea qu'elle lui donnât Paï-yun comme épouse sitôt la nubilité de celle-ci.

Et, d'ores et déjà, sous la même pression, elle dut persuader l'enfant d'accepter plus souvent la présence et la compagnie de Houen-touen qui, dès lors, s'ingénia à plaire. Sans rien ménager de son art de persuasion ni de quelques-uns de ses tours sorciers.

Or, Paï-yun était bien une enfant encore, malgré les précocités de son intelligence, malgré sa personnalité. Elle fut au début réticente. Elle bouda, se montra désagréable. Houen-touen afficha du chagrin. Ce qui la surprit. Il s'arrangea pour verser quelques larmes, bien visibles. C'était grotesque. Mais l'enfant eut du remords et fut peut-être aussi flattée car qui pouvait se vanter d'émouvoir cet être redoutable ? Elle relâcha donc un peu sa garde. Il manifesta tant de contentement que cela amusa vraiment Nuage-Blanc. Houen-touen en profita pour se rapprocher, fut plus gai, inventa des jeux, mania des prestiges, parut se plier à tous les caprices. La fillette trouva vraiment piquant qu'il s'asservît de la sorte. Elle était assez vaniteuse. Une faille de son caractère. Que Houen-touen utilisa très habilement, sans la réprimer. Au contraire, en lui donnant toutes occasions de s'intensifier. Paï-yun se crut une grande personne. Elle commença de répliquer à sa mère, fut agacée par Taï-tchou et prit désormais plaisir aux flatteries dirigées de son nouvel ami.

Sous couvert de la distraire, de lui procurer de petits serviteurs à sa dévotion, Houen-touen la fit entourer d'un réseau volant de petits diablotins. Ramasseurs de balle, confectionneurs de guirlandes, projeteurs de mirages, danseurs et chanteurs, ils avaient ordre d'être à sa dévotion et de répondre à tous ses appels. Paï-yun, enivrée de ce qu'elle prenait pour ses nouveaux pouvoirs, les convoquait à tout instant et ne pouvait plus s'en passer.

Ainsi, Houen-touen l'envoûtait et, quand il n'était pas près d'elle, grâce à ses diablotins qui lui rapportaient tous ses actes, il la surveillait sans cesse.

Il y a toujours un choc en retour. Maître Tohu-Bohu croyait manœuvrer dans le but d'assouvir sa soif de puissance. Devenir le gendre de Son Épaisseur l'intégrait de plus près au Pouvoir. Seulement, il arriva que, d'envoûteur, il fut à son tour envoûté : son goût pour Paï-yun se transforma vraiment en amour.

Néanmoins, malgré cette évolution affective, le filet se resserrait bel et bien autour de Paï-yun, de Ts'ing, de Taï-tchou.

L'angoisse de ces deux derniers augmentait à mesure que, inexorablement, l'enfant grandissait. Fuir auprès de Li-tchong devint la seule solution. Mais comment dessiller Paï-yun, afin qu'elle comprît les véritables mobiles de Houen-touen ? Il était malaisé de l'enlever de force...

Tchouo-po, lui, ne voyait rien. Il se distrayait par des escarmouches avec d'autres tribus du désert, razziait des troupeaux, changeait le camp de place, cherchait d'autres pâturages. Mais ne parlait jamais plus d'envahir à nouveau le Chan-si.

Il trouvait excellent que sa fille, à présent grandelette, eût fait la paix avec Maître Tohu-Bohu qui n'avait jamais été aussi précieux dans les batailles et dont la vigilance permettait qu'on gouvernât aisément toute la horde des Hiong-nou.

Autre chose plaisait à Son Épaisseur : avoir des nouvelles de Li-tchong.

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En effet, depuis longtemps, les colporteurs contaient les prodiges accomplis par la Reine au Cœur Puissant. Le Chan-si, disaient-ils, prospérait de façon miraculeuse : on se serait cru revenu au temps des Grands Ancêtres Fondateurs ! Les terres donnaient triple récolte. Les pêches étaient grosses comme des melons. Les femmes mettaient au monde des fils, tous beaux et sages. On riait et on dansait d'un bout à l'autre du pays. Les fleuves indisciplinés avaient été endigués, le régime capricieux des eaux, domestiqué. On irriguait. Et l'on ne craignait plus les inondations. Enfin, le dernier kouei à se maintenir misérablement au Chan-si venait de quitter le pays, écœuré de sa solitude.

Tchouo-po, s'il détestait les discours spécieux de ceux du genre dont l'abreuvait Houen-touen, adorait par contre écouter des histoires, les gazettes enjolivées des événements du temps.

Quelques mois à peine après son retour au pays, les premières nouvelles concernant le règne d'un Être d'Exception au Chan-si lui parvinrent et il reconnut sans mal, dans les descriptions que l'on fit de cette Reine, la combattante qu'il craignait tant d'avoir écrasée, cette combattante forte comme un homme, gracieuse comme une femme. De la savoir vivante, il ressentit une joie extrême. Joie renforcée par la déception visible de Maître Tohu-Bohu qui se mit, dès lors, dans des fureurs assez ridicules, chaque fois que parvenaient d'autres détails sur la réussite de Li-tchong.

Désormais, Tchouo-po eut un malin plaisir à le contrarier, en affichant, comme tout le monde d'ailleurs, une insatiable avidité pour tout ce qui se colporta à propos de cette Reine-Génie. Ts'ing et, par force, Taï-tchou, heureux de suivre la progression du règne de sa sœur, s'y complurent aussi. Ce fut entre eux tous un inépuisable sujet dont ils prirent l'habitude de s'entretenir. Devant l'admiration grandissante de son époux, Ts'ing finit par dire à Grand-Sapin que, certainement, le Très Épais était tombé amoureux sans le savoir !

— On ne peut connaître Li-tchong sans l'aimer ! répliqua le jeune homme qui, d'ailleurs, se languissait énormément de sa sœur, jusqu'à ne plus pouvoir supporter cet éloignement, à mesure que passait le temps.

Vint un moment où il n'y tint plus. Il pressa Ts'ing de mettre son projet de fuite à exécution. Elle aussi désirait avec violence retrouver Li-tchong, au point d'avoir l'impression que celle-ci l'appelait. Elle en fit la remarque à son amant, qui lui avoua entendre aussi, toutes les nuits, au-delà du silence, au-delà des épaisseurs du sommeil, la voix de Li-tchong le réclamant.

— Il faut partir, insistait-il, si nous tardons trop, nous ne le pourrons plus !

— Mais Paï-yun ne le voudra pas ! Elle en est à me dire que Maître Tohu-Bohu est séduisant, qu'on ne l'a que trop calomnié, qu'il faut lui rendre justice, qu'elle ne veut plus qu'on lui fasse nulle peine. Mille folies, quoi ! Il l'abuse. Et je ne puis parvenir à la raisonner... Comment faire, comment ? Il faudrait que ma musique puisse enfin lutter contre celle de Houen-touen ! Je ne vois pas d'autres moyens...

Or, depuis quelques temps, elle avait remarqué que, quand elle jouait du luth ou de la viole au dehors, dans le désert par exemple, loin de tout le monde, la nue se moirait juste au-dessus d'elle. On eût dit que le ciel se sensibilisait à sa musique. Elle se mettait donc à chanter, laissant sa libre inspiration courir. Alors, très vite, il lui semblait entendre, très haut dans l'espace infini, des échos qui répondaient à sa mélodie, qui la prolongeaient même. Et dans ce qu'elle percevait ainsi, elle trouvait à étendre son inspiration au-delà de ses propres capacités : on l'aidait à se dépasser !

Ce n'était plus elle qui jouait ou qui chantait, elle, trop humaine encore, c'était la Musique, toute bonne, ordonnatrice, conjuratrice, la Haute Musique !

Elle multiplia les expériences, se sentant au bord de capter le Pouvoir dont elle rêvait. Une fois, le ciel s'ouvrit vraiment : elle vit descendre des pétales de lumières ! Mais elle en fut si saisie qu'elle s'arrêta de jouer et le phénomène disparut instantanément. Une autre fois, elle eut la sensation de quitter son corps et, retrouvant un pouvoir ascensionnel, de monter droit au zénith ! Mais là encore, trop émotive, elle retomba, toute musique cessant.

Cependant, elle progressait, de façon indéniable puisque, chaque fois, les oiseaux, eux, arrivaient de partout, vrais nuages qui s'abattaient à ses pieds, les ailes frissonnantes, comme le font les oisillons devant la mère oiseau. Et même, un jour, une source jaillit dans le sable, à ses pieds...

Les événements se précipitèrent. À peu de temps de sa conversation avec Taï-tchou, elle se promenait à cheval en sa compagnie, ayant emporté son luth, dans le dessein de lui révéler les phénomènes nouveaux produits par son art.

Au-delà des reliefs successifs de quelques dunes, elle aperçut une tente d'allure bizarre. Vue de loin, elle ressemblait à une grosse fleur séduisante mais venimeuse. Elle était verte et rouge. Son étoffe paraissait une substance vivante. Et, à dire vrai, cette tente avait un esprit : on eût dit qu'elle voyait et guettait. Autour d'elle, s'agitait en l'air un tourbillon, comme de grosses mouches, de papillons, d'insectes multicolores.

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— Prenons garde ! fit Grand-Sapin. Ce n'est pas une chose normale.

Un pressentiment terrible traversa Ts'ing :

— C'est un maléfice, j'en suis sûre. Il faut y aller cependant. Je le sais. Viens, suis-moi ! Nous laisserons les chevaux ici. De là-bas, on ne pourra pas les voir. Glissons-nous, d'une levée de sable à l'autre !

Une audace inconnue la soulevait. Elle emporta son luth, serré contre elle.

Quand ils furent tout près, un spectacle incroyable les immobilisa. Entre les côtés, largement relevés, de la tente, dont le tissus sillonné d'étranges veinules était animé de pulsations, se trouvaient Nuage-Blanc et Houen-touen.

L'essaim habituel des diablotins piaillait et grésillait de toutes parts, plus désordonné que jamais. Ricanant entre eux de la plus grossière façon, ils avaient l'air d'attendre avec impatience que leur maître les autorisât à agir.

Nuage-Blanc, très pâle, reposait sur des coussins. Elle tremblait, prise par un mauvais sommeil. Ses vêtements avaient été délacés. Houen-touen se tenait à genoux près d'elle. Ses yeux brillaient, ses narines s'ouvraient.

Il fit un petit signe. Les diablotins, alors, descendirent sur le corps de la fillette et, avec des petits cris affreux, des couinements de rats, des sifflements reptiliens, en mille endroits, par mille suçoirs, trompes et ventouses, entreprirent de la butiner, laissant sur sa chair des empreintes baveuses.

Et sous cet assaut, incapable de secouer la torpeur dans laquelle elle demeurait plongée, Paï-yun se mit à soupirer, à haleter et gémir, avec la voix d'une femme lorsque commence la jouissance.

Houen-touen écoutait cela, en proie à une intense excitation. Soudain, il balaya d'un revers de main les diablotins qui s'élevèrent très haut, en protestant à voix furieuse, mais n'osèrent plus redescendre. Et Houen-touen se courba sur le corps sans défense de Paï-yun...

C'est alors que Ts'ing se mit à jouer une mélodie paisible, éthérée, irréelle, plus douce que toutes les douceurs, une mélodie sage dont les harmoniques s'allongèrent...

La tente, les démons fondirent comme neige au soleil ! Houen-touen roula sur le sol, les mains à la gorge. Il se convulsa, les membres noués, inconscient.

Paï-yun, elle, se précipitait vers sa mère :

— Oh ! ma mèreTs'ing, ma mère, c'était horrible ce qu'ils faisaient tous sur moi ! Et lui ! Est-ce que je dormais ? Est-ce que c'était un cauchemar ? Cela durait, cela durait ! Il me semble que je m'éveille d'un seul coup, pour la première fois depuis des mois ! C'était un cauchemar, n'est-ce pas ?

— C'était réel, mon enfant, dit Ts'ing.

— Ma mère, Taï-tchou, sauvez-moi de ce monstre ! Il va nous tuer tous à présent !

— Il faut fuir, dit Grand-Sapin, c'est maintenant ou jamais.

Ils se mirent à courir pour rejoindre les chevaux. Ts'ing prit sa fille en croupe.

On galopait comme le vent, droit vers le sud !...

Cette nuit-là, la Reine au Cœur Puissant ne put dormir.

Moi, le Houa-jen, en même temps que Crapaud-Lune, je vins la rejoindre. Elle marchait de long en large. Et Kiun-tseu partageait son anxiété.

— La voix de Ts'ing a crié dans mon premier sommeil. Et j'ai vu mon frère sur un cheval, blanc d'écume ! me dit-elle.

— Et moi, fit le Gentilhomme, moi, je voyais un nuage noir, énorme, d'où jaillissait des éclairs. Il poursuivait un petit nuage blanc. Je savais que c'était là Paï-yun, en grand danger...

— Vous ne vous trompez point, leur répondis-je. Ils sont tous trois en chemin. Ils ont fui...

Li-tchong dépêcha une escorte conduite par Tcheng vers la frontière du nord.Il connaissait les principaux passages. Et ce fut lui qui, intrigué par une immense formation d'oiseaux planant tous au même endroit, retrouva Ts'ing, Paï-yun etTaï-tchou, épuisés et affamés.

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Quand, après quelques jours de repos, les fugitifs se furent remis de leurs épreuves, ils allèrent d'abord d'étonnement en étonnement à cause de tous les changements qu'ils découvrirent autour d'eux.

La transition était si forte qu'il leur parut à tous trois revenir en ce lieu, porteurs des images d'un Chan-si très ancien. Il ne semblait pas possible qu'en quelques années tout se fût exalté et embelli. Le temps autour de la Reine au Cœur Puissant avait-il été différent du leur ? Ses journées en valaient-elles trois des leurs, en plénitude réalisatrice ? C'était à le croire !

De sorte que Paï-yun, Taï-tchou et Ts'ing reconnaissaient à peine le palais, les jardins et la ville, tant ils avaient été transformés et comme transposés par le génie civilisateur de Li-tchong.

Ce qu'ils avaient connu auparavant et dont ils se souvenaient leur apparaissait un peu gris, un peu terne, un peu étroit, comparé à tout ce qui, à présent, se dilatait dans une vitalité dorée. Bonheur, activité, gaieté, fertilité : tout était en mouvement et en devenir ! Et cependant, on ne décelait nulle part ni fébrilité, ni hâte. Tout se faisait simplement dans le sens d'un accroissement puissant, tirant sa force et sa valeur de vraies racines ancestrales. Et le Ciel, chaque jour, se montrait attentif à la Terre !

Les jardins du palais, agrandis, étendus, reproduisaient les paysages caractéristiques des différentes provinces, avec leur flore et leur géographie. On eût dit, à les voir tous, du haut de la Terrasse des Entrelacs Savants ou du Balcon de la Biche, un résumé magique du Chan-si tout entier.

On affirmait d'ailleurs qu'il suffisait à Li-tchong de s'y promener seule à l'aube ou en pleine nuit avec Crapaud-Lune, comme elle aimait le faire selon ses habitudes mystérieuses pour capter les différents mouvements de ses provinces, pour deviner ce qui s'y passait. Souvent, au terme d'une de ces contemplations, elle donnait des ordres inattendus, décidait d'un voyage ou envoyait des messagers chargés d'une réponse qui arrivait, certes, là où elle était demandée, mais avant qu'on l'eût formulée !

Un système hydraulique original amenait l'eau dans ces jardins. Vive et chantante, elle y circulait en ruisseaux rubanés, en torrents, en escaliers à rebonds, en cascades ; elle était rivières et fleuves, étangs ou lacs. Des barques fleuries, des bateaux de laque rouge, avec des dais de soie retroussés aux quatre angles, y glissaient pour l'agrément des gens de qualité qui rêvaient, composaient des poèmes, chantaient des odes ou, simplement, parlaient entre eux, rieurs et paisibles.

La ville aussi s'était développée, s'étalant de partout dans sa prospérité, comme une fleur qui déplie ses pétales.

Les anciennes murailles, frustes et revêches, avaient été refaites, bien plus hautes, bien plus majestueuses, avec des matériaux plus nobles, un fronton pourpre souligné de bandeaux indigo. De sorte que ce Grand Mur Halte-Là, devenu vraiment inexpugnable par ses dimensions et son épaisseur, portait bien mieux son nom qu'auparavant. Il possédait maintenant de nombreux Belvédères de surveillance. Celui de la Vue Perçante existait toujours, un peu en retrait, mais il paraissait petit désormais, comparativement à la majestueuse Tour de l'Infaillible Regard ou à celle nommée Couronne des Yeux, parce que, de là, on embrassait un immense horizon circulaire.

Dans la ville, de nombreux bâtiments d'allure fière, de couleurs vives, étaient poussés. Leurs toitures, arquées comme des ailes, peignaient les nuages. Les boutiques multipliées, façades violettes, jaunes ou d'un vert éclatant, débordaient d'activité dans les sinuosités des ruelles artisanales, pleines de monde, retentissantes de mille bruits de fabrication, crissements, tapotements, cognements, et grandes phrases hurlées sur le ton suraigu par les marchands pour attirer la pratique.

Par de larges avenues, pavées de dalles claires et sonores, coulaient des armées de chars aux chevaux empanachés, de carrioles chargées de légumes, fruits et fleurs, de sacs rebondis, d'ustensiles de toutes sortes. La foule se glissait entre les roues, sautait, courait ou s'agglomérait en paquets infranchissables, soudés par des palabres commerçantes ou cancanières.

Les visages luisaient de contentement, ils étaient ronds et de chair saine. Que les yeux étaient donc vifs ! Que de rires, aimables, moqueurs, frondeurs, heureux ! Et surtout, partout perceptible, quelle fierté d'être chinois du Chan-si et, plus encore, d'être sujets de la Reine au Cœur Puissant qui donnait à tous, unanimement, la Vie, la Droiture et l'Accord Céleste !

Cependant, si grands qu'ils fussent, ces étonnements n'eurent rien de comparable, pour les fugitifs, avec

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ce qu'ils avaient ressenti à leur arrivée.

Certes, pour Taï-tchou, Paï-yun et Ts'ing, les retrouvailles avec Li-tchong furent très émouvantes mais, pourtant, terriblement intimidantes et, plus encore, surprenantes.

D'un côté, comme leurs sentiments mutuels se soudaient dans le mystère d'une commune antériorité, ils éprouvèrent, à se revoir, l'affection la plus vive, tandis que, d'un autre côté, ils se sentirent désorientés par la majesté de l'Androgyne Royal qui les accueillait.

Li-tchong n'avait pas changé : elle s'était magnifiée. La Femme, en elle, était tout charme. L'Homme, en elle, était toute domination. La Royauté les unissait en un Corps.

Ts'ing fut aussitôt bouleversée. Pour elle, que de différences entre les souvenirs qu'elle avait conservés de Li-tchong, lui apparaissant pour la première fois sous les traits d'un jeune paysan, d'une beauté et d'une force ambiguës, et cet Être dont elle recevait l'image, comme un éclair : la Reine au Cœur Puissant, là-bas, tout au bout de la Salle des Conseils Judicieux !

À cette vue, comme Taï-tchou et Paï-yun, elle avait été privée de tout moyen : elle se prosterna, dès l'entrée. Comment eût-elle pu résister ? Li-tchong était un prodige vivant !

Assise sous le Dais de Puissance, en haut de cette estrade d'or qu'on nommait Fondement du Royaume, tout au bout de cette salle immense, brillante d'ornements, de sculptures et de buissons fleuris dans d'énormes pots de bronze, avec ses gardes impassibles, rangés en file, et toute la foule silencieuse des dignitaires en tenue de cérémonie, Li-tchong était bien le Roi, par la détermination et l'audace de son regard, par son maintient volontaire, et elle était bien aussi la Reine, par le velouté de ses joues, la douceur de sa bouche, le renflement arrondi de sa poitrine.

Les pièces de son vêtement mariaient harmonieusement le masculin et le féminin. Elle seule possédait le génie de se vêtir ainsi, sans qu'il y eût une seule discordance entre les différents éléments car elle leur communiquait sans doute l'équilibre de ses deux natures, égales entre elles.

À sa gauche, sous le Dais de Puissance, se tenaient ses hommes favoris, choisis pour leur calme et leur intégrité. Beaux et grands, on les appelait les Amants du Yin Royal. Époux de la Faveur, ils étaient admis dans son intimité nocturne lorsqu'elle le souhaitait.

Loin d'être rivaux, ce qu'elle n'eût pas toléré, ils formaient au contraire un groupe très uni, scellé par une sorte de fraternité du sacré. Leur contact privé avec Li-tchong les rendaient différents des autres hommes. Ils représentaient en somme une aristocratie de sommet, des théocrates, dont on sollicitait l'amitié ou les conseils.

Ils n'allaient jamais vers d'autres femmes, bien que celles-ci fussent follement attirées par eux, à cause de la rémanence de la Reine qui les imprégnait.

À droite de Li-tchong, il y avait ses femmes préférées. Gracieuses, mesurées, souvent artistes, c'était les Amantes du Yang Royal. Libres elles aussi, dédaigneuses des hommes qui pourtant les recherchaient, comme des reflets de la Reine, elles lui appartenaient. Épouses de la Faveur, elles lui vouaient une adoration soumise. Touchées par une grâce transmutatrice, ces femmes ne ressemblaient point aux autres. Et elles étaient aussi unies entre elles que les Époux de la Faveur.

Au centre de cet éventail déployé, sur un fond éclatant de dorures, Li-tchong souriait en regardant s'approcher ses visiteurs qu'elle avait fait bien vite relever par son Conseiller du Privilège.

Mais, à côté d'elle, le Gentilhomme, subitement pâli, fixait Nuage-Blanc qui, de le revoir, parut soudain ne plus toucher terre.

— Voici ceux qui manquaient à ma joie ! dit Li-tchong. Voici, enfin retrouvé, mon cher Frère ! Et voici celle que j'aime et dont j'aime les talents, l'incroyable musicienne Ts'ing la Pure ! Voici sa fille très charmante, Paï-yun ! C'est un grand jour. Que l'on festoie et que l'on danse dans tout le royaume !

Ce furent de grandes fêtes, en effet. Et l'Annaliste des Conséquences nota pour la postérité que leur éclat émerveilla les populations, invitées à y participer par des réjouissances dans toutes les provinces. On appela d'ailleurs désormais ce jour « Joie de Li-tchong ».

Des récits exhaustifs de ces fêtes traversèrent rapidement les frontières, accompagnés de l'histoire et de la description des personnages que la reine avait accueillis avec une telle faveur.

Moi, le Houa-jen, je partageai cette joie ; elle m'émouvait beaucoup car, dans ma vision d'outre-temps, je voyais se renouer les mêmes liens d'amour que jadis, entre tous les membres de cette famille spirituelle sur

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qui je veillais. Des problèmes allaient se créer, des tensions allaient surgir.

Ts'ing, sans cesser d'aimer Taï-tchou, était irrésistiblement portée vers Li-tchong, dont le regard s'embuait à la contempler.

La très jeune Paï-yun trouvait tous les prétextes pour rencontrer Kiun-tseu, et celui-ci, protecteur, s'attendrissait sur ses grâces naissantes. La qualité de son amour pour Li-tchong n'était entamée en rien, mais cependant, déjà, il lui devenait impossible de penser sa vie sans Paï-yun.

Crapaud-Lune lui-même retrouvait un de ses plus pathétiques liens d'amour : c'était aussi Ts'ing, pour laquelle il avait mille attentions, soucieux de la faire rire ou de lui porter, toujours gambadant, la plus belle fleur découverte, le plus beau fruit ingénument ramassé dans l'herbe.

Mais là où il semblait le plus heureux, c'était lorsqu'il pouvait rester dans un coin, silencieux, à écouter les entretiens chaque jour plus intimes de Li-tchong et de Ts'ing.

... Moi, le Houa-jen, je me disais qu'il manquait encore deux membres de cette famille karmique, pour que le levain des passions fît progresser l'ensemble : le Seigneur Tchouo-po et Houen-touen...

Et j'attendais ce qui n'allait pas manquer de se produire...

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Par le Chantre des érotismes, sur un luth à voix de femme

Niu-lo, fil-de-lièvre, au sapin tu t'enroules !Tu le touches et le presses de tout ton corps.Tu montes sur lui et il te porte au ciel.Sa sève et la tienne se mélangent.Quelle force tu as dans ton étreinte, niu-lo, fil-de-lièvre,Pour la rompre, il faudrait t'arracher !Tu dis au sapin : « Comme tu es puissant ! »Et il te répond : « Tu es mon ornement ! »Car ensemble vous avez une entente secrète.Les méchants grognent : « Fi ! Honte à ce niu-lo ! »

Niu-lo, fil-de-lièvre, il en est du sapin et de toiComme de moi avec celui que j'aime.Mais moi, je me cache avec mon amant !

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CHAPITRE XX

Quand le soleil arrive à la hauteur de trois tiges de bambou et que les brumes du matin se dissipent autour de la capitale où fourmille un peuple joyeux...

U PALAIS, Li-tchong donne déjà ses audiencesMoi, le Houa-jen, comme toujours, je suis là, je regarde et je pense. Je marche d'un pas égal. C'est ma promenade du matin, d'une salle du Palais à une autre. Je constate qu'un secrète harmonie

pénètre toutes choses et qu'il y a sur tous les visages que je rencontre un grand contentement.AGrâce à la Reine, il est clair que maintenant les valeurs sont classées, les hiérarchies se maintiennent et

se superposent dans l'ordre. Chacun est donc satisfait, étant à sa bonne place. Et chaque place est heureuse, ayant son utilité, avec celle du dessus et celle du dessous, ainsi qu'avec toutes les autres, aux quatre coins du royaume.

Parce que Li-tchong tient le Centre.

C'est une évidence que nul ne conteste. Il faudrait être fou ou impie pour soutenir le contraire. Nul ne s'y risquerait sans encourir la vindicte populaire.

Mais rien de ce genre ne menace. Le Chan-si jouit d'un épanouissement pondéré. Tout le monde sait que la haute veille de la Reine au Cœur Puissant protège le pays. Nul ne peut faillir parce qu'elle est infaillible. Tel est le sentiment général. Il donne à tous un suprême confort de vivre.

Je passe d'une salle à l'autre, tout à mes méditations ; je glisse sans bruit sur mes souliers de feutre. Les dallages vernissés me reflètent comme l'eau. Il fait beau au dehors. L'air léger pénètre à travers les stores tendus sur les baies. Le soleil les rend tout dorés et sur ce fond, bougent les ombres graciles des arbustes fleuris qui se mélangent aux broderies des étoffes.

J'entre dans la Salle des Salutations Excellentes. Déroulées du haut en bas des murs de faïence verte, brillent des tentures d'or où volent, nagent, rampent et s'affrontent dragons, phénix, griffons et chimères. Les ailes se déploient, exaltées. Les griffes s'écarquillent, vibrantes. Les queues serpentent, onduleuses. Les prunelles roulent, exorbitées. Les gueules bâillent, incendiées.

Le calme de cette salle contraste fort avec le panthéon de ces Bêtes Divines, si agitées ! En effet, bien que déjà une nombreuse assemblée se soit réunie là, on ne perçoit qu'un tout petit murmure.

Au bas des tentures, tout le long des murs, les gardes se tiennent alignés, droits dans leurs cuirasses d'un brun luisant qui les font ressembler à des lucanes. Les élytres de leurs casques sont dressés. Des antennes ornementales vibrent au-dessus de leurs gros sourcils courroucés de vaillance. L'éclat guerrier sort comme un point rond de fixe lumière hors de leurs yeux. Le soleil pique des efflorescence d'or au bout de leurs hallebardes.

Dans les antichambres d'attente, de part et d'autre de la salle, les dignitaires sont assis. Bonnets de gaze, insignes bleus, rubans pourpres, blason personnel en breloque, l'éventail passé dans le beau drapé de la ceinture, ils écoutent avec componction les accords de la royale musique en provenance de la Salle des Conseils Judicieux. Et, se penchant de façon retenue les uns vers les autres, ils se disent entre eux, doucement, avec la voix de flûte qui convient et le sifflement de respect :

— C'est une composition de Madame Ts'ing.

— Grande élévation vraiment !

— Sentiment de purification parfaitement exprimé !

— C'est que le titre en est : « La Montagne reçoit l'eau du Ciel ».

— Et le sous-titre ajoute : « Ainsi, la terre usée et les pierres mortes seront emportées ».

— Gracieuse intention de cette noble musicienne qui sait combien l'incomparable Li-tchong s'emploie toujours à tout libérer, à tout dégager de son superflu, à tout rendre pur...

Je passe. Ils sont heureux.

Le tout-puissant rayonnement de la Reine a fait que les réfugiés ont été accueillis par tous comme des membres de sa famille, enfin délivrés, enfin retrouvés. C'est vrai pour Grand-Sapin, son frère, mais ça ne l'est pas moins pour Ts'ing et Nuage-Blanc, car Li-tchong a pris le soin de souligner qu'ils venaient tous des mêmes ancêtres infiniment lointains, remontant à des civilisations bien antérieures à Yu le Grand, sur d'autres Terres, sur d'autres Mondes...

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On a estimé que la chose était très merveilleuse et, progressant rapidement, de bouche à oreille, la nouvelle a été vite reçue par tout le pays. Les Annalistes l'ont consignée, les Historiographes mise en juste place dans le Temps et les Cycles.

Les conteurs des marchés de village, les baladins qui franchissent les montagnes, les colporteurs la répandirent comme un fleuve. Ce fut une eau merveilleuse qui pénétra tous les esprits et tous le cœurs.

Commentée, augmentée, enjolivée, elle a même franchi les frontières, comme tout ce qui concerne Li-tchong, rejoignant le premier récit des fêtes de retrouvailles, dont on s'ébaubissait pour tout ce qu'il avait de surprenant.

De cette manière, au Nord, les Hiong-nou apprirent que l'épouse et la fille disparues du Très Épais Seigneur s'étaient réfugiées auprès de la Reine au Cœur Puissant, avec leur Objet de Dévouement, un captif chinois nommé Taï-tchou. Ce leur fut un saisissement. Et la Horde bouillonna de sentiments tout à fait contradictoires.

Auparavant, Houen-touen s'était mal remis de sa mésaventure dans le désert. Il subit le choc en retour de ses maléfices. La parade harmonique, opposée par Ts'ing, les lui avait si bien renvoyés qu'il ne se souvenait plus de rien ! Il croyait à une insolation. Il ne put d'ailleurs obtenir aucun renseignement par ses diablotins de service car ces derniers, peu soucieux de raconter leur propre défaite, s'étaient eux aussi éclipsés et ne répondaient à aucune convocation sonore.

Affaibli, Houen-touen ne réussissait même pas à trouver le chemin de la Montagne sans Respect pour y consulter Yama, le Roi des Enfers, ainsi qu'il le faisait dans les cas graves.

Il agissait donc comme Tchouo-po dont la tête semblait perdue et qui ne décolérait pas, lancé au galop dans une activité fantastique qui n'aboutissait à rien et qui ne le soulageait pas. De droite et de gauche, de long en large, avec ses compagnons, il battait le désert en des chevauchées folles, à la recherche de Ts'ing, de Paï-yun, de Taï-tchou. Furieux, plein d'angoisse, malade, il flairait une traîtrise, sans réussir à accrocher une trame quelconque : nul n'avait rien vu. Un effacement complet. Une éclipse. Une énigme.

Tchouo-po croyait à un enlèvement par des tribus rebelles. Il en massacra quelques-unes. En vain. Aucun indice n'apparut.

... Jusqu'au jour où la nouvelle arriva, comme le vent du sud, avec mille détails diversifiés : beaux nuages à formes changeantes !

Tchouo-po alors bouscula Houen-touen, si fort qu'il le renversa et, sans vouloir rien entendre de plus, cessant son activité démente, sans proférer une parole, s'engouffra sous sa tente, le poil hérissé et l'œil injecté.

Il chassa à coup de fouet tous ceux de ses gens qui se trouvaient là, dans un vaste caquetage de femmes, d'enfants de serviteurs, et mit devant son seuil un garde féroce, chargé d'écarter tout le monde.

On crut à une légitime fureur. On crut qu'il se retirait pour préparer des représailles convenables. Le peuple Hiong-nou s'assit au dehors sur les peaux de loups, alluma des feux, grilla de la viande, brûla des herbes propices et attendit sombrement.

En fait, Tchouo-po voulait réfléchir.

C'était toujours pour lui une opération laborieuse. Il ne l'entreprenait jamais que contraint et forcé. Ses idées, paresseuses et rétives, lui coûtaient plus à rassembler qu'un troupeau de cinq cent têtes de bétail ! Il n'en venait pas à bout, épuisant ses forces en crispations et en jurements et finissait toujours par abandonner la partie, au terme de trépignements forcenés qui confinaient à l'hystérie. Il était très redoutable en de pareils moments, aussi aveuglément furieux qu'un sanglier forcé. Il rendait d'ailleurs son entourage responsable de la confusion de ses pensées, l'accusant à tort et à travers de mensonges et de machinations.

D'habitude Houen-touen lui rendait le service de penser à sa place.

Mais cette fois-ci, il n'en était plus question. Tchouo-po n'eût pas su dire pour quelle raison. Là, son seul instinct le commandait et de façon si impérieuse qu'il en éprouvait à l'encontre de Tohu-Bohu une véritable aversion. Il l'eût égorgé s'il avait tenté de s'imposer ! Ce dernier le devinait et se tenait coi, attendant le moment propice où, sans doute vaincu par sa propre lourdeur, Tchouo-po l'écouterait. Alors, ce serait facile de l'aiguillonner en lui révélant la duplicité de sa femme et ses amours illicites avec un faux eunuque ! Ces deux-là, les traîtres, ils avaient dû enlever de force l'exquise Paï-yun !...

Quand le Très Épais fut seul sur ses peaux de bêtes, dans l'ombre de sa tente, devant une énorme

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théière qui fumait, l'ensemble des événements lui apparut avec une clarté inhabituelle. Couché de tout son long, il regardait les charbons roses de son brasero de bronze et il lui paraissait voir bouger ses propres pensées.

Autant il avait été agité durant ses inutiles recherches, autant il se sentait calme et, pour tout dire, satisfait. Le fait que sa femme et sa fille se trouvassent auprès de Li-tchong lui apparut comme un inéluctable aboutissement du destin. Là encore, il ne comprenait pas pourquoi, mais la chose s'imposait à lui : il sentait que cela ne pouvait pas se passer autrement. Plus encore, il se sentait, lui aussi, impliqué dans ce tournant et comprenait que cela correspondait à des aspirations de son être infiniment secrètes.

Bref, il réalisa que, lui aussi, il souhaitait depuis longtemps être près de Li-tchong ! Il avait tellement pensé à cette guerrière magnifique, s'était tellement extasié sur ce gouvernement de puissance ! Et puis aussi, il avait tellement goûté les délices de la vie chinoise que tous ses regrets eussent pu s'appeler Chan-si !

La conclusion de tout cela s'imposa d'elle-même à son esprit : sa femme et sa fille étaient parties parce qu'elles s'ennuyaient, parce qu'il avait été bête et lourd à leur égard, parce qu'elles voulaient vivre à la chinoise près de Li-tchong. Eh bien, mais, lui aussi voulait ces choses et voulait retrouver Ts'ing et Paï-yun !

En un éclair, il se vit devant la Reine au Cœur Puissant en train de parlementer. Un peu à l'arrière, sa femme et sa fille souriaient. Tout était facile. Il n'avait jamais ressenti un tel contentement de lui-même. Il s'admirait de faire ces choses qu'il jugeait parfaites et sans doute voulues par les Puissances de la terre et du ciel.

Alors, à son grand émerveillement, il conçut une autre idée qui lui parut encore plus lumineuse : « pourquoi ne pas faire alliance avec le Chan-si ? »

Tchouo-po se mit à rire, d'un rire gigantesque : comment n'y avait-il pas songé plus tôt ? Elle était là, l'incomparable solution !

Au terme de cette victoire sur lui-même, le Très Épais se dit qu'il était vraiment un personnage considérable et qu'il prenait place dans l'Histoire. La chaleur du brasero lui allumait les pommettes. Le feu contemplé lui était rentré dans la tête par les yeux. Cela lui donnait une ivresse, une fièvre. Il but goulûment toute sa théière refroidie. Puis il s'ébroua. Penser si puissamment l'avait mis en sueur ! Mais cela en valait la peine. Le résultat obtenu l'éblouissait. Il souriait dans le vague en dodelinant du chef. Il frottait de la paume de la main les poils mouillés de sa poitrine et tirait sur les mèches lisses de sa barbe...

Néanmoins, il éprouvait un petit remords. Il y avait une légère ombre sur toute cette brillance. Qu'était-ce donc ? Il oubliait sûrement un détail... Tout à coup, il se souvint. Ah ! il s'agissait de Taï-tchou, le fidèle Objet de Dévouement. Il était parti, lui aussi. Certes ! Mais qu'y avait-il d'étonnant à ce qu'il eût suivi Ts'ing et Paï-yun ? Les eunuques sont étroitement attachés à ceux qu'ils servent. Ils obéissent, c'est tout.

Et Tchouo-po chassa ce détail importun. Inutile de s'encombrer ! Il avait des dispositions à prendre ; elles exigeait qu'on y réfléchît avec soin.

C'est qu'il avait la ferme intention d'agir à sa guise, sans Houen-touen. De clarifier tout seul ses problèmes l'affranchissait brusquement de la tutelle de ce dernier !

Le Très Épais venait de comprendre qu'il avait jusque-là subi un ascendant tyrannique. Il réalisa qu'il n'aimait pas du tout Maître Tohu-Bohu et que celui-ci lui avait gâché la vie presque continuellement. Par toutes les tripes du Diable, pourquoi ne s'être pas avisé plus tôt de cette humiliante dépendance ?

Qu'est-ce donc qui lui arrivait soudain pour comprendre si bien des évidences auxquelles il était resté si longtemps aveugle ? Qu'est-ce donc qui le rendait ainsi à lui-même ? Li-tchong, peut-être ? Qui sait ? Ne disait-on pas qu'elle envoyait au loin des inspirations à ceux qu'elle estimait et des convocations à ceux qu'elle souhaitait rencontrer ?

Tchouo-po se rappela parfaitement avoir entendu la nuit dans son sommeil de tels appels. Un lien existait donc depuis longtemps avec Li-tchong. Il avait trop tardé à y répondre. Ts'ing et Paï-yun, elles, avaient obéi plus vite et plus sagement sans doute ! Les femmes comprennent les mystères mieux que les hommes...

Tchouo-po resta sous sa tente toute la nuit sans se soucier de donner aucun signe à son peuple qui continua de veiller au dehors.

À tout hasard, on aiguisait les couteaux, on vérifiait les selles et les harnachements, on tenait les chevaux prêts. On continuait de manger, de boire et de roter. Les chiens hurlaient de temps à autre. On les rabattait à grands coups de fouet. Les devins du camp vaticinaient des sottises brumeuses pour les guerriers qui les écoutaient, bouche bée. Les mères allaitaient les bébés grincheux. On dormait par terre, en tas. Les hommes rampaient vers le coin des femmes. De rapides unions se concluaient. Grognements, cris, halètements, rires. Et des disputes éclataient, des empoignades...

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Une fois sa résolution prise et son plan arrêté, Tchouo-po rusa afin de partir seul, avec quelques hommes de confiance.

Il manœuvra très bien et put quitter le camp de nuit, à pied, dans le plus grand silence. Il retrouva à l'écart ses hommes qui l'attendaient, avec les chevaux nécessaires.

Alors, il piqua des deux vers la frontière du Chan-si, enthousiasmé et dans un sentiment absolu de délivrance.

Auparavant, il avait chargé son garde d'aller dire, dès le matin, à Houen-touen de prendre sa place à la tête des Hiong-nou en attendant son retour.

Affirmer que Houen-touen fut interloqué, c'est peu !

Maître Tohu-Bohu, ébahi, se sentit très dérangé dans ses habitudes. Il songea qu'il traversait vraiment une passe déroutante. Il ne pouvait la qualifier. Était-elle bonne ou était-elle mauvaise ? D'une part, Tchouo-po le vexait en négligeant de le prévenir et en le mettant devant le fait accompli. Mais, d'autre part, il le flattait en lui confiant le Pouvoir. Alors, que penser ?...

Houen-touen, en un premier temps, se contenta d'attendre, sans négliger de faire sentir son autorité nouvelle autour de lui. Cela l'occupa. Pour parer à toute éventualité, il prit soin de rameuter des tribus récemment bafouées par Tchouo-po. Il organisa, pour sa gloire, les Fêtes du Loup Gris et y dansa très superbement. Il harangua les Hordes, leur communiquant sans mal un sentiment de puissance, grâce à quelques-uns de ses tours magiques.

Néanmoins, il restait intérieurement dans l'expectative. Car, que signifiait vraiment cette absence du Très Épais et quel sens donner à la confiance qu'il lui témoignait ? Ce Pouvoir, qu'il n'avait point espéré tenir si vite, il souhaitait le garder. Il sentait bien qu'il ne voulait déjà plus le rendre !

Alors, commençant de diviser pour mieux régner, il suscita chez les Hiong-nou des courants contradictoires, s'assura alliés et appuis, parmi des vaniteux et des pervers, à coups de promesses qui ne lui coûtaient rien. Sa parole abondante et enflammée montait à toutes les têtes. Il rassembla aussi ses forces magiques, estimant qu'il en aurait besoin plus que jamais pour subjuguer ceux qu'il gouvernait. Mais surtout, il s'exerça à améliorer la portée de sa Musique Destructrice, en prévision d'événements ultérieurs, de combats, de guerre, peut-être...

Puis il sentit que, bientôt, il allait prendre le chemin de la Montagne sans Respect et de la Grotte Pourrie. Ses personnelles forces sorcières se concentrèrent sur cet objectif. Il évoqua cette éventualité à mots couverts. Les chefs des diverses hordes se dirent, dans le secret de l'événement : « Le Maître Tohu-Bohu prépare de grands actes ! »

Cette sorte de théâtre distrayait de l'attente et de l'inaction. Car, enfin, on attendait la suite ! Et il s'écoula beaucoup plus de temps que prévu avant qu'un messager de Tchouo-po arrivât du Chan-si : « Le Très Épais parlementait avec la Grande Reine au Cœur Puissant. » Tel était le message.

On s'entreregarda. Des dents grincèrent. Que signifiait ? Houen-touen réussit à ne pas paraître démonté. Il s'appliqua à prendre plus d'ascendant encore sur les Hiong-nou, qui commençaient à trouver étrange l'absence de leur Seigneur. Il fit se propager quelques histoires suspectes. Le malaise grandit. On ne parla plus d'absence mais de fuite. On se resserra autour de Houen-touen, qui prit un air grave.

Il y eut un second messager, plus explicite que le premier.

« Le Très Épais négociait avec la Grande Reine au Cœur Puissant une alliance des Hiong-nou et du Chan-si. » La nouvelle éclata comme la foudre. Trahison ! On en massacra le messager. Ce qui ne changea rien à l'état de fait.

Mais Houen-touen fut certain de conserver le Pouvoir. Il souleva les Hiong-nou très aisément en proclamant que Tchouo-po était un traître, non plus un vrai Loup, rien qu'un chien boiteux en fuite pour livrer son pays ! Mais lui, le Seigneur Tohu-Bohu, se chargeait d'en préserver l'intégrité. Pas d'alliance honteuse avec le Chan-si ! Les Hiong-nou resteraient libres et indépendants sur leurs territoires ! On ne les entamerait pas ! Qu'on y vienne voir un peu : nul ne dévore les loups !

Des troupes hargneuses se mirent à veiller aux passages de la frontière. On envoya un message à Li-tchong signifiant que le Très Épais, renié par son peuple, serait égorgé à la première tentative pour rentrer dans les États du Nord. On prépara la guerre. De tous les points du désert affluèrent des tribus armées.

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Ainsi, Houen-touen tenait le Pouvoir.

Mais de façon si subite et par des circonstances tellement étranges qu'il en resta ébranlé et qu'il ne parvint pas tout de suite à déterminer une ligne d'action bien précise.

Certes, cela comblait son orgueil. Néanmoins, son cœur souffrait : il avait perdu Paï-yun ! Il ne se croyait pas capable d'un tel désarroi. Cette absence l'amputait d'une partie de lui-même. Il se surprenait à répéter comme un idiot : « Elle n'est plus là, elle n'est plus là ! » Il n'arrivait pas à le réaliser. Il ne comprenait pas du tout comment pareille chose avait pu se faire : Ne tenait-il pas le petit Nuage-Blanc captif de ses prestiges ? Paï-yun ne s'était-elle donc point attachée à lui ? Lui avait-elle menti ? Ses sourires, ses mines n'étaient donc point sincères ? Il ne comprenait pas ! Il tentait avec désespoir de se rappeler les événements précédant la disparition de la fillette. En vain. Il se heurtait à un mur. Pas de souvenir. Le trou noir. Paï-yun, Ts'ing, Taï-tchou étaient là et puis, ensuite, ils n'y étaient plus ! Et lui, Houen-touen, on l'avait ramassé, hagard, dans le désert. Alors, une insolation ? Non, non, il n'y croyait plus à présent. Quelque chose d'insaisissable traînait là, qui se refusait, qui se détournait. Et impossible de rameuter la clique des diablotins dont il avait si soigneusement entouré Paï-yun ! Ils avaient, eux aussi, disparu.

Maître Tohu-Bohu se sentit dépossédé, inquiet, menacé peut-être. Il découvrit que ses pouvoirs comportaient sans doute une faille et qu'il fallait, au plus tôt, y remédier. Comme il était le centre de tous les intérêts, sa position devint difficile. On attendait tout de lui. On piaffait d'impatience. L'instinct envahisseur taraudait toutes les hordes.

Et, au milieu des honneurs, des allégeances bruyantes que venaient lui rendre les tribus du Gobi, la griserie première de Houen-touen tomba de plus en plus.

Si bien que, soudain, son sentiment de triomphe fit place à de l'amertume. Il réalisa qu'il avait toujours désiré plus Paï-yun et moins le Pouvoir. Les deux n'allaient donc pas ensemble ?... Il se surprenait à chercher encore la fillette, absurdement, puisque ce n'était plus la peine. Et il retombait dans son rongement, en se mettant le cerveau à la torture : « Que s'était-il donc passé ? »

Son marasme creva enfin en une énorme colère ! Il hurla de fureur. Ce fut une réaction qui lui rendit un peu de ses forces et de son initiative.

Il convoqua Noir-Crachat et Fiel-de-Truie. Ces deux-là auraient bien quelque chose à lui apprendre ! Il n'y a pas plus cancaniers que les démons entre eux, les moindres nouvelles filent de l'un à l'autre avec une extrême rapidité.

Les deux diables se montrèrent fort réticents, malgré la puissance des discordances sonores qui les forçaient hors de leur gîte. Houen-touen dut les extraire du Dessous, en les tirant si violemment par les pattes qu'ils s'allongèrent du double de leur taille et mincirent d'autant. Traitement qui leur fit pousser des glapissements de protestation.

— Nous ne savons rien... nous ne savons rien !

— C'est bien la preuve que vous savez quelque chose ! grogna Houen-touen, en les tirant plus fort encore et en les jetant devant lui comme de vilaines plantes déracinées.

Réduits à cet état, ils se résignèrent. Noir-Crachat se tint au garde-à-vous, en lissant du plat de la main son plastron constellé de sanie, dont il s'amusa à étirer des filaments du bout recourbé de ses griffes. Façon personnelle d'être à la fois provocant et détaché. Ce qui n'impressionna nullement Houen-touen devant qui Fiel-de-Truie étalait ses charmes, en exsudant de toute sa personne un brillant fiel du plus beau vert et en se parant d'un sourire qui rendait son visage comparable à une vessie crevée.

— Alors, brusqua Houen-touen, vous me les donnez, ces renseignements, ou je vous plonge dans un bain d'eau pure ?

De peur, les deux époux démoniaques s'étreignirent. Mais ils ne dirent rien.

— Très bien, continua Houen-touen, vous serez maintenus dans un bain d'eau pure et exposés au plein soleil de midi !

— Sort cruel, sort injuste ! fit Fiel-de-Truie.

Terrorisée, elle se mit à pleurer. Ses yeux semblables à des cratères de vieux ulcères laissèrent couler d'épaisses gouttes jaunes qui, en touchant terre, les unes après les autres, sortaient leurs cornes de limaces et s'en allaient, rampant dans tous les coins. La démone bégayait :

— Pas de ça, pas de ça, Seigneur !

Noir-Crachat, lui, était bien ennuyé car, vraiment, ils ignoraient tout de ce qui avait motivé la perte de mémoire de leur Maître. En effet, l'action mélodieuse de Ts'ing avait également effacé les souvenirs de tous les diablotins, ceux-ci s'étaient seulement, sans rien y comprendre, retrouvés tous en paquet au plus profond de leurs enfers personnels, en proie à une si intense panique qu'ils n'avaient plus voulu faire surface depuis.

Noir-Crachat n'était pas à un mensonge près et Fiel-de-Truie possédait de l'imagination. Un coup d'œil

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leur suffit pour savoir comment s'en sortir :

— Eh bien, voilà ! proclamèrent-ils en chœur.

Cet élan pris, ils alternèrent, en duo parfait, Noir-Crachat démarrant le premier par une pluie de postillons crépitants :

— Seigneur, apprenez que tout était prévu à l'avance par le Très Épais !

— Sachez, enchaîna Fiel-de-Truie, que la terrible Li-tchong l'inspirait !

Et Noir-Crachat :

— Comprenez que c'est lui qui vous a frappé par derrière !

— Admettez que sa très astucieuse fille savait vous occuper !

Les deux époux levèrent les bras, déplorant ensemble :

— Ah ! les pauvres petits diablotins ! Comme ils ont eu peur ! Comme ils ont eu mal !

— C'est qu'ils vous ont cru mort, Seigneur ! fit Fiel-de-Truie, dont l'exsudat moussait d'indignation.

— On les a battus, Seigneur ! Pourchassés, étrillés, mutilés ! De si petits diablotins ! Honte, honte aux cruels qui font de tels actes !

La voix de Noir-Crachat se noyait de mucosités ; sa femme le relaya :

— Les diablotins se sont enfuis, Seigneur ! Certains en moururent. De chagrin. D'autres ont perdu l'esprit. Tous gisent, loin, En Bas, très malades, vous pleurant sans fin...

Noir-Crachat retrouvait sa voix, avec des bruits de vessie creuse :

— Alors, le Très Épais a fait monter sa femme et sa fille sur les chevaux préparés. Il les a fait accompagner par le prisonnier Taï-tchou. Li-tchong les attendait. Ils sont partis. Si vous aviez entendu leurs rires et leurs plaisanteries sur votre compte !... Un scandale, n'est-ce pas Fiel-de-Truie ?

— Un scandale éhonté, Noir-Crachat !

Livide, Maître Tohu-Bohu aboya :

— Mais pourquoi ce chien puant de Tchouo-po n'est-il point parti à ce moment-là ?

Noir-Crachat et Fiel-de-Truie se regardèrent, candidement d'accord :

— Mais, Seigneur, le Très Épais trouvait un plaisir intense à voir de près votre désarroi, à l'augmenter par ses comédies mensongères !

Houen-touen resta bouche bée. Cela ne lui semblait pas convaincant. Mais il était tellement assommé par tout ce qu'on lui racontait qu'il ne réagissait pas. La colère fumait dans sa tête, obscurcissait tout. Se venger, il lui fallait se venger d'abord ! Ensuite, ah ! ensuite, il la déclencherait, Sa Guerre !

Les deux démons se clignaient de l'œil, satisfaits du résultat et Fiel-de-Truie, posant une patte glaireuse sur le bras de Houen-touen, suggéra, en amie compatissante :

— Cher Seigneur, il faut maintenant, oui, il faut aller chercher secours auprès de Qui vous savez !

Et Noir-Crachat, onctueux, insista :

— Lui seul peut, Seigneur, Lui seul !...

Houen-touen s'en est allé chercher secours auprès du Roi Yama, au Royaume du Dessous.

Ce n'est pas une agréable entreprise. Il est seul à cheminer sur la route. Personne n'aurait d'ailleurs consenti à le suivre. Sa haine lui tient compagnie. Amère, elle lui serre l'angle des mâchoires. Rageuse, elle fait trembler la peau de son ventre. Et il est triste, profondément, d'être privé de Paï-yun.

Son adversaire c'est Li-tchong. Adversaire trop puissant pour qu'il l'attaque sans réflexion. Il n'est pas prêt à cela. Et puis, ce qui le rend surtout furieux, c'est la trahison. Parce qu'il n'a pas su la prévoir. Or, pour lui, cette trahison a le visage de Tchouo-po. C'est autour de ce dernier que se concentre toute sa rancœur. L'indigne compagnon, le misérable tas d'ordures ! Le chien galeux ! Le porc lubrique !

Quoi, Houen-touen, le sorcier, le malin, le démoniaque stratège, le Maître incontesté de la Musique Destructrice, qui attaque et qui vainc, qui devine et qui prévoit, se faire avoir ainsi par un imbécile, par un

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lourdaud ! Le Très Épais l'a bel et bien trompé, floué, roulé ! Il a fait fuir sa femme et sa fille, aidé par Taï-tchou, sans doute à la solde de Li-tchong ! Ils étaient tous d'accord ! Et Houen-touen n'a rien vu, rien deviné, rien compris !

Ah ! maintenant, il la veut, sa vengeance... Voilà pourquoi il chemine, par de très mauvaises voies, afin de l'obtenir. Il sait où il va. Il sait ce qu'il faut faire. Il est équipé en conséquence.

Il a mis avant de partir dans cette direction néfaste, un casque de cuir noir, une épaisse armure en plaques de cuir cousues entre elles par des nerfs d'hyène. Il porte une cornemuse à tuyaux de laque noire, à panse de truie. Il grince des dents et grommelle sans arrêt. Ses yeux sont rouges et ses joues livides, sa bouche saigne. C'est qu'il a pleuré de chagrin, qu'il s'est mordu les lèvres pour ne pas hurler et que la vexation lui fait refluer tout le sang au cœur.

Autour de lui, le paysage est affreux. Il ressemble à ses pensées. Tout y est sombre, dérangé, emmêlé, agressif. Des sapins, pleins d'intentions mauvaises, hérissent leurs branchages et se bousculent pour loger leurs racines en ces lieux incommodes. Des cyprès de sombre rancune se glissent entre eux, malgré leur réprobation. De méchantes herbes, accablées par le sort, leur disputent le peu de terre que la pierraille n'a pas recouvert. La Montagne sans Respect est en vue, installée tout contre le ciel gris, comme une commère en tablier sale, dont les poches sont gonflées de larcins. La route sinueuse s'est effacée. Il faut aller en grimpant péniblement, en contournant mille obstacles désordonnés.

Des rocailles écroulées bouchent la voie à tout moment. Parfois, elles s'entassent si haut que, les escalader, c'est déjà grimper sur des montagnes ! Et quand on arrive au sommet, on trouve un versant abrupt, infranchissable, bâillant sur un gouffre d'ombre ! Il faut alors retourner, recommencer à chercher un autre passage, aussi problématique.

Houen-touen rumine sa rancœur et progresse, têtu, appliqué. Quand il lève le front, il voit déjà, presque au sommet, l'entrée de la Grotte Pourrie : une bouche noire, avec des végétations filamenteuses qui pendent et d'où s'essorent des fumerolles jaunes.

C'est là qu'il va. C'est par-là qu'il entrera. Il sait que personne n'envierait son sort. Mais il continue.

Des chauves-souris volettent et crient autour de sa figure. Des corbeaux, gros comme des veaux, déchiquettent des charognes trouées d'os et croassent de colère quand il passe. Sur des gradins, sur des terrasses, des bergers de tigres et des bergers de loups qui portent des dents sur la tête ricanent à sa vue, le menace du bâton à crochet ou du fouet-tempête. Les tigres sont couchés, les loups trottent en rond. Feulements, glapissements. Comme les griffes crissent sur la pierre ! Comme le vent siffle au tranchant des noires oreilles dressées ! Les gens ordinaires se mordraient les doigts de terreur. Il n'en va pas de même pour Maître Tohu-Bohu. Le démoniaque, c'est son affaire !

À plusieurs reprises, il affronte des créatures énigmatiques. Vapeurs d'étamine grise qu'il faut traverser, sortes de pièges d'araignée, choses sans nom, levée de terre avec des bâillements, des déclics qui prennent le pied, qui retiennent. Ou bien ce sont des torrents assourdissants de paroles sonores qui lui tombent dessus, sans présence, sans visage !...

Une fois franchi le seuil de la Grotte Pourrie, descendre, dans la nuit humide, des marches gluantes, branlantes ou bien tout simplement absentes, n'est pas une mince entreprise et cela demande du temps. Le froid, l'humidité augmentent. Échos immenses. Sensation de perdition. Houen-touen tombe sans poids, bien plus qu'il ne descend.

Enfin, il se tient devant Yama, le Roi des Enfers, qui le regarde de dessous sa couronne d'os, tandis que de blanches fumées lui sortent du front :

— Alors, que veux-tu, Éminent ? Ne crains pas de me demander ce que tu recherches !

Houen-touen grince, glacé jusqu'aux moelles par l'aspect de Yama :

— Un piège ! Une vengeance !

Le Roi des Enfers bâille de tous ses crocs :

— Facile ! mes réserves sont fournies en vengeances de toutes sortes et de toutes natures aussi bien que de créatures-pièges. Explique ton cas ! Nous trouverons ensuite la vengeance et le piège en rapport.

... Houen-touen s'exécuta. Le récit de ses malheur divertit Yama qui en pleura de rire. Imité servilement par tout son entourage de démons, de diables, de goules, de stryges et par la majorité des kouei du Chan-si qui s'étaient réfugiés là.

Cela pouvait passer pour vexant, mais Yama avait des usages et de la grandeur ; il s'essuya les yeux, distribua des claques et des coups de pied, pour réduire au silence sa cour, qui se tut effectivement, après un concert de couinements divers.

— C'est fini, oui, vous autres ? menaça-t-il et, se tournant vers son hôte : « Excuse-les, et excuse-moi aussi ! Je ne m'attendais pas qu'un Maître de ta sorte souffrît de si cuisantes avanies. Et, tu le sais, ma nature est ainsi faite, que je ris toujours des pires malheurs. Il n'empêche que tu ne peux rester sur un tel

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revers. Ne serait-ce que pour notre honneur à Nous, les Mauvaises Gens. Aussi, je te propose une traîtrise bien suave, le piège juteux d'où jaillit la plus collante, la plus tenace vengeance, de celles qui tiennent à la chair et ne lâchent prise que sur l'os dénudé ! Vois-tu ce que je veux dire ?

Houen-touen ne voyait pas. Yama s'amusait et il prit son temps :

— Allons, Éminent Tohu-Bohu, c'est facile pourtant, un petit effort ! Je vais t'aider. Écoute : c'est le crépi du mur qui s'écaille, la belle étoffe qui s'éraille, la rouille rouge du métal, le moisi noir du bois, la pourriture vivante du cadavre...

Houen-touen restait muet. Alors Yama, avec un geste qui ramena à lui sa cour :

— Dites-lui, vous autres !

Le chœur discordant glapit, du ton que l'on prend pour faire coucou :

— C'est la lèpre !

— La lèpre ! s'exclama le visiteur. Mais, comment, la lèpre ?

— Comme ceci ! dit Yama, plus joyeux que jamais. Il siffla. Une petite forme ignoble sauta devant lui, se tortilla, obséquieuse.

— Allons, pas de timidité, pas de coquetterie ! Présente-toi à ce Seigneur ! ordonna-t-il.

L'arrivante, qui semblait rongée de toutes parts, dont la bouche, les yeux et le nez n'étaient plus que trous parmi d'autres anfractuosités d'où pendaient des lambeaux grisâtres, minauda en se cachant le visage avec un moignon :

— Je suis Wou-tchouo, La Crasse, si vous préférez, Éminentissime !

— Dis ta qualité ! insista Yama.

— Je suis la Donneuse de Lèpre, Monsieur, pour vous servir !

Houent-touen fit une grimace sans entrain.

Alors Yama daigna expliquer, devant cette expression morose :

— C'est simple : tu envoies Mademoiselle La Crasse à ton ennemi et, par un petit contact bien tendre, elle lui passe la lèpre. Le tour est joué. Tu n'as pas eu à bouger. Tu as agi de loin et par personne interposée. C'est toujours préférable dans la vengeance. Et tu n'as plus qu'à laisser faire. Ton adversaire est vite ramené au niveau de la poussière.

Houen-touen fulmina :

— Tu te moques de moi, Yama ! Nul ne serait assez fou pour admettre auprès de soi cette épouvante ! Encore moins de se laisser toucher par elle !

Le rire de Yama fut si puissant qu'il en détacha des morceaux de la Montagne sans Respect ! On les entendit rouler au dehors en grondant. Tout trembla de façon nauséeuse. Mais la démone Wou-tchouo, humiliée, protestait de ses talents :

— Éminentissime, j'ai des charmes qui font qu'on ne refuse jamais mon approche. Voyez plutôt, je vous prie, la perfection de mon art...

Elle se transformait à l'instant en ravissante jeune fille. Seize ans à peine, teint de lys, taille ployante, lèvres de prune, des yeux comme des miroirs d'or brun. Elle palpitait, rougissait à demi, coulait vers Houen-touen des regards prometteurs. Un parfum d'ambre sortait d'elle.

Elle fit un pas. Maître Tohu-Bohu en fit deux, les yeux rivés sur cette adolescente dont le vêtement s'ouvrait... un vêtement qui commençait à glisser, révélant un sein virginal... Houen-touen étendit la main.

Wou-tchouo sauta en arrière, avec un cri d'alerte :

— Prenez garde, Seigneur !

Elle était redevenue immonde, liquoreuse et puante, tandis qu'une hilarité formidable secouait l'entourage.

— Elle est parfaite, je te dis, parfaite ! hoquetait Yama, rouge de joie.

— Je la prends à mon service, dit Houen-touen. Tu m'as convaincu.

Puis s'adressant à la démone :

— Peux-tu revêtir n'importe quelle apparence, ressembler, par exemple, à une personne bien précise ?

— Et me faire prendre pour elle ? termina Wou-tchouo. C'est pour moi l'enfance de l'art. Donnez-moi votre plan, Seigneur, dites-moi où il faut aller, et je m'y conformerai point par point.

Maître Tohu-Bohu expliqua ce qu'il désirait. Quand il eut fini, Wou-tchouo sauta de plaisir :

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— Comme je vais m'amuser, comme je vais m'amuser !

Et elle s'agitait si fort que les lambeaux de peau tombaient autour d'elle, vite dévorés par les crabes verts, familiers éboueurs, autour des pieds griffus de Yama. Houen-touen se tenait soigneusement écarté !

— Comment vais-je acquitter ma dette envers toi, Seigneur Yama ? demanda-t-il.

Le Roi des Enfers croqua rêveusement deux ou trois petits doigts au miel, en offrit à la ronde, suça quelques mouches confites, puis, ayant réfléchi, affirma, bonasse :

— Je ne veux rien de toi, Houen-touen ! Ton estime me charme. Joue-moi seulement un air de ta façon ! Tu as apporté un instrument de qualité. Joue ! Que je me récrée un peu par ce jeu des sonorités hideuses et néfastes que nous arriverons bien à imposer au monde, pour sa perversion et son pourrissement. Joue, Grand Maudit !

Houen-touen emboucha sa cornemuse. Et il en sortit une musique telle que l'encre ruissela sur les murs, que la boue colla sur le sol, tandis que se déployaient des nuages de papillons noirs, de chauves-souris violettes, que couraient partout des armées de cafards, de punaises et que grouillaient batraciens et serpents, sautelant de travers et se lovant en tous sens. Des condensations rondes éclataient comme des œufs pourris.

L'auditoire, extasié, battait des mains :

— Merveilleux, sublime !

— Oh ! le beau rat !

— Oh ! l'admirable éventail de scorpions !

— Regardez le bouquet final ! C'est la pluie de crachats, blancs et verts ! Jamais on ne vit plus réussi ! Larges comme des ombrelles !

Yama applaudit à tel point que sa couronne d'os cliquetait comme un vieil abat-jour :

— Charmant, ravissant, unique ! Spectacle rare ! Goût parfait ! Tu as égayé ma vie si monotone, Maître Houen-touen, car tu n'ignores pas que rien n'est plus ennuyeux à la longue que l'horreur. On s'y renouvelle si difficilement ! Je salue en toi le génie de la discordance. Alors, va, Chaos ! Que tes entreprises réussissent ! Et toi, Mademoiselle La Crasse, hâte-toi de remplir ta mission !

Wou-tchouo disparut aussitôt.

Et Houen-touen quitta Yama. Il s'en retourna comme il était venu, sombrement apaisé. Sa vengeance avait commencé... Son cœur demeurait malheureux, vide...

Le Seigneur Tchouo-po dispose de vastes appartements dans le palais de Li-tchong. Il s'y complaît, y déambule, y découvre un jardin intérieur, des ruisseaux qui le parcourent, une salle d'arme pour s'y exercer, des vestibules, des alcôves avec des filles, des salons, une chambre haute prenant le soleil par le plafond. Des serviteurs l'entourent, lui apportent à boire, à manger, l'éventent, se ploient devant lui, arrivent ou disparaissent à sa guise. Selon qu'il le désire, il reste seul ou se voit entouré de compagnie. Il essaye des robes, change de bottes ou de bonnet, court assister à des réunions, confère avec Li-tchong, longuement, plein de plaisir et d'aise, arrive à des accords, prend son temps et trouve dérisoires les Hiong-nou : il se sent chinois !

Il a revu Paï-yun, sa fille et Ts'ing, sa femme, aux côtés de la Reine au Cœur Puissant. Et Taï-tchou, Grand-Sapin, se tenait là, bien droit, dans des attributs de dignité dont Li-tchong, avec grâce, expliqua les raisons. Ce fut un entretien magistral, une démonstration paisible des vérités qu'il fallait affronter. Rien ne demeura dans l'ombre. Tout trouva explication irrésistible et, devant tant de clarté, Tchouo-po ne pensa point à résister.

— Ta femme, dit Li-tchong, aime mon frère Taï-tchou qui est Très Noble Seigneur de ma lignée. Je t'apprends que, contrairement à ce que tu crois, il n'est nullement privé de ses forces génitoires, ainsi que la basse traîtrise de Tohu-Bohu se plaisait à te le faire croire, pensant tenir pour ses œuvres ta femme et ta fille, qu'il convoite et dont il a tenté d'abuser, à son corps défendant. Je t'apprends que je ratifie l'amour de Ts'ing et de Grand-Sapin, ainsi que celui de Kiun-tseu et de Paï-yun. Ici, mon décret a force de loi. Tu ne peux t'y opposer. S'il ne te convient pas, tu devras repartir en tes États du Nord, sans mon alliance. Je te fais remarquer que ton union avec Ts'ing n'était pas satisfaisante puisqu'elle te subissait sans joie, que tu lui causais du tort et la tenait indûment en esclavage. En outre, tes besoins, plus grossiers que les siens, te

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portait et te porteront toujours vers des femmes de plaisirs rudes et violents. Interroge-toi, Très Épais, et constate que j'ai raison ! Il ne manque pas dans mon palais de Dames d'aimable luxure dont tu pourras orner ton gynécée et cela avec les plus grands honneurs, selon ton rang de Seigneur du Nord que j'intégrerai en ordre dans ma hiérarchie nobiliaire.

Tchouo-po avala tout, la tête perdue, les bras ballants, tellement rendu à l'évidence qu'il ne se sentit point dépossédé !...

C'est le soir au palais de Tchong-tsong.

Son Épaisseur s'est retiré de bonne heure dans ses appartements. Il y déambule longuement parmi les magnificences. Il est calme. Il ne bat plus ses bottes de son fouet, c'est une habitude périmée. D'ailleurs, il porte une robe chinoise, des chaussons de soie et, à sa ceinture, pend un éventail.

Autour de lui, les lampes de veillée sont douces et, dans les angles d'ombre, du fond des miroirs de bronze ou d'argent devenus incertains, il s'aperçoit passer, sans chercher à se voir. Les chimères des tentures, au long des fenêtres, au coin des alcôves, déploient une aile, tendent une patte, ouvrent un bec. Sur les masses paisibles des meubles, grands coffres, hautes armoires, des points d'or lancent de petits feux, des nacres luisent, lunes roses ou astres bleus. Venu du dehors, où tout est sombre à présent, par les baies ouvertes, le parfum des fleurs de canneliers entre pour dire un mot sublime, puis se retire à reculons, ployé sur lui-même comme un courtisan. Ensuite, il revient, onduleux, pour une plus longue phrase. Ainsi, vague après vague, tandis que, sous cette influence, le cœur s'émeut, l'âme se reconnaît.

Tchouo-po soupire profondément. Il continue sa promenade. Il aura du mal à s'endormir ce soir ! Comme tous les autres soirs d'ailleurs, depuis qu'il vit ici. Mais ce n'est pas pour lui déplaire. Pour cette raison, afin d'être seul avec lui-même, il a congédié ses serviteurs et même les charmantes folles qui font les plaisirs de sa couche et l'étonnent de luxure.

C'est que le Très Épais veut réfléchir encore aux détails de son aventure, à tous les changements subits qui se sont opérés autour de lui et, plus encore, en lui. Car réfléchir ainsi le remplit d'aise et il entend s'y adonner le plus possible. Ses pensées sont un gibier abondant, mobile, divers, imprévu, inconnu aussi parfois. Il les traque avec ardeur. Que de belles proies ! Que de surprenantes captures ! Plus il en prend, plus il en trouve ! Conquérir ainsi les territoires vierges de sa propre intelligence, enfin ouverte, le comble de fierté, l'enivre, l'exalte.

Il pense, Tchouo-po ! Il comprend, Tchouo-po ! Sa conception de l'existence a tellement changé que son crâne entre en ébullition, lui qui se découvre capable, non seulement de réfléchir, de relier des pensées entre elles, mais encore d'imaginer des possibilités au-delà des faits vécus !

Un état d'exaltation permanent le porte comme au-dessus de lui-même. Et donc, sans cesse, il passe et repasse tout en pensée, goûtant avec émerveillement cette facilité de comprendre, de se remémorer.

L'influence de Li-tchong, les longs entretiens qu'il a eus avec elle l'ont profondément modifié. Il s'est éveillé intérieurement. Des zones inertes de sa nature propre se sont animées, sensibilisées.

Et puis, il a vu de près, dans la proximité royale, cette guerrière sublime dont il avait si fort rêvé. Il l'a non seulement reconnu, dans ses fibres les plus intimes, mais en a admis la transcendance et la sainteté. Il a compris qu'elle était inaccessible, bien que toute proche et pleine de bénévolence. Il s'est senti apaisé...

Maintenant, dans son lit de laque rouge et or, sous ses courtepointes, Tchouo-po repose dans les duvets et les parfums. Son sommeil devient très profond, après avoir longtemps tardé, tandis qu'il évoquait sans fin Cœur-Puissant dont l'image absolue captait toute son attention. Oui, il dort. Il ronfle. Il rêve bientôt. Et le contenu de son rêve est le même que celui de son insomnie. C'est Li-tchong... Elle arrive de loin. Lui, Tchouo-po, il sait qu'il l'attend. Il n'a fait que cela depuis des temps immenses. Elle était sur l'horizon, comme un point, rien qu'un minuscule point, toujours semblable. Il ne la lâchait pas de l'œil. Il avait toujours trop peur de la perdre car, il le savait bien, c'était à cela qu'il se raccrochait toujours. Et puis, il se rapprochait, ce point ! Il prenait une personnalité, celle attendue, celle espérée : Li-tchong... Des nuages passent, glissent, changent de forme, d'autres viennent. C'est le temps, au-dessus de sa tête. Li-tchong arrive ! Elle grandit. Il voit son sourire. Il n'est pas distant, cette fois-ci. Car, oui, c'est Li-tchong qui vient pour

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Tchouo-po ! Parce que dans des livres, dans des archives, dans des mémoires, sur des pierres gravées et dans le cœur des proches, de Ts'ing, de Paï-yun, il y a ce souvenir prestigieux qu'il retrouve, lui, Tchouo-po, le souvenir de l'avoir aimée, d'avoir été aimé par son être, ailleurs, ailleurs, quand on vivait d'autres vies !...Ô Li-tchong ! soupire le rêveur. « Je suis là, dit-elle en se penchant, me reconnais-tu enfin ? Nous avons été si intimes, nous aimant et ne nous comprenant point tout à fait !...

— Je t'aime. Je te comprends tout à fait ! balbutie Tchouo-po.

Il s'éveille.

Mais quel est ce prodige ? Le rêve est-il entré dans la réalité ? Un doux parfum émeut sa narine. Et, là, contre sa tête, à la clarté de la lune, se reflétant dans la laque du chevet, c'est le tendre et beau visage de Li-tchong qui paraît !

Tchouo-po se retourne d'un bond. Mais oui, c'est elle, droite et majestueuse, perdue dans les plis légers de son vêtement de nuit. Elle glisse vers lui. Elle dit :

— Ô mon ami, mon très chéri, mais oui, c'est moi, je viens, je réponds à tes souvenirs, à ton désir, car désir et souvenirs sont miens, tout comme ils sont tiens !

Tchouo-po tremble, ébloui. Il ouvre les bras. Quelle félicité ! Tout se retrouve donc ? Il revient, le bonheur ?

Li-tchong tend ses mains diaphanes. Sa voix chante comme une source, emplit le cœur de Tchouo-po :

— Que ma bouche te donne la même caresse que jadis !

Elle le touche des mains, des bras, du ventre, des lèvres... Mais, ah ! quelle puanteur, quelle molle morsure d'une bouche édentée, quel poids d'ordures qui se répand, qui adhère à sa chair, qui y pénètre, qui ronge !

Tchouo-po hurle, saute du lit, tombe, roule, se bat contre cette Chose qui le contamine, il croit mourir d'horreur, investi de sénilités qui le rongent de partout !

C'est alors qu'une voix le rassure, satisfaite :

— Ô Seigneur des Épaisseurs, me prendre pour Li-tchong démontre l'ampleur de votre opacité et l'art parfait de mes prestiges. Je suis la Lèpre, Seigneur ! C'est Houen-touen qui m'envoie... Salut, et bonne suite !

Et il n'y a plus rien. Chambre vide. Lit défait. Tenture arrachée. Un relent fétide. Des taches grasses par terre, qui s'étendent. Des suies...

Par la fenêtre entrouverte vient alors un peu de vent et le parfum divin des fleurs de canneliers... Tchouo-po gît par terre, sa chair vermineuse se creuse, se fracture, bâille, fume, écume !

Il se traîne, se redresse, cherche la lampe, la trouve, l'allume, la porte devant le miroir d'argent, se contemple, béant : visage, cou, poitrine, mains, tout son corps n'est plus que cratères et boursouflures, une pâte de pain noir en pleine fermentation destructrice.

La lèpre ! La lèpre !

Comme un fou, il bondit au dehors par la fenêtre et il fuit. À tout jamais ! À tout jamais !

Il a bousculé au passage, sans s'en apercevoir, Madame Bout-de-Bois-Stupide qui traînait par là et qui a tout vu. Effrayée, elle court faire son rapport à Hoang-niao, le Hibou Jaune, son confident. Il est de bon conseil. Il saura quelle suite il convient de donner à toute cette affaire...

Quand Mademoiselle La Crasse a fini de rire pour elle toute seule, à l'extrémité du couloir qui mène aux appartements de la Reine, elle s'apprête à passer à la seconde partie de sa mission. Mais son dernier gloussement de contentement se coince dans son gosier. Voilà qu'elle ne peut approcher de la Porte Royale ! Plus elle s'efforce, plus elle recule, malgré elle, recule, recule, toute son énergie fond, elle a peur, elle geint, et recule et recule, elle perd sa densité factice, ses contours s'effacent, elle devient translucide, elle n'est plus que fumée, plus que poussière, plus rien ! Rejetée, Wou-tchouo est repartie d'où elle venait.

... Là-bas, sous la Montagne sans Respect, elle dégringole du plafond comme un déblai aux pieds de Yama, tout de même assez interloqué. Mademoiselle La Crasse ressemble à une méduse, en tas gélatineux. Elle hoquette : « Je ne peux pas, je ne peux pas !... »

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Yama hésite entre la fureur et le rire incoercible : Li-tchong est un fameux morceau ! Il empoigne son râteau-hallebarde et en décoche un maître coup sur Wou-tchouo qui tombe dans la trappe à ordures des affaires ratées.

L'hilarité de Yama ébranle longtemps la Montagne sans Respect. Cela roule en orage et en secousses telluriques !...

Houen-touen s'est réveillé en sursaut, hagard sous sa tente. Il a froid et peur. Il lui semble que les tribus guerrières en attente de ses décisions sont prêtes à le massacrer s'il tarde trop à l'action... Saura-t-il déclencher une disharmonie plus puissante que l'Harmonie incarnée par Li-tchong ? Des ondes de moqueries se replient dans l'ombre autour de lui. Il se demande avec effroi si Mademoiselle La Crasse a vraiment réussi son travail. À l'idée de devoir reprendre le chemin de la Montagne sans Respect, il renâcle, tout en se morigénant pour ranimer son courage. Il s'aperçoit soudain qu'il ne sait plus comment on y retourne ! Voie barrée. Refus...

Houen-touen est seul. Yama, inaccessible, le méprise.

Si la démone Wou-tchouo a échoué derrière la Porte Royale, c'est que, près de Li-tchong, Ts'ing la Pure jouait, sur sa viole de nacre bleue les douces et sages cadences de sa dernière inspiration : « Le Bain Lunaire ».

Elle chantait en duo avec Cœur-Puissant, alternant les réponses :

— Les nuages s'écartent et le ciel devient pur...

— Il pleuvra doucement pour te baigner...

— Et tu seras blanche, ma bien-aimée, ma lune de mai !

Les deux femmes se contemplent. L'amour est grand qui les tient ainsi en paix avec seulement l'échange des regards et, parfois, le contact des mains. Un amour étrange, une palpitation plutôt. Cela forme le mystère central d'une vaste cohésion. Car d'aimer ainsi Li-tchong, Ts'ing aime plus profondément Taï-tchou, et comprend qu'aussi et autrement, elle aime le Très Épais, sous sa pathétique lourdeur.

Cœur-Puissant, sur qui toutes les amours sont haubanées, sait bien que, de Tchouo-po, elle doit aussi se rapprocher car, dans le jadis des jadis, où elle vivait sous la forme d'un homme immense, son âme ardente a promis d'aider l'épaisse créature à perdre de son opacité...

Cependant, Crapaud-Lune qui baguenaudait dans les jardins, a vu passer Tchouo-po, fuyant sous son rongement. Il a voulu le saisir, le retenir. Impossible : l'autre, avec le regard dément de deux prunelles trouées de sanie, l'a évité, d'un brusque écart, s'est enfoncé dans la nuit, bouche ouverte, sans un cri, silhouette de cendres mortes !

Crapaud-Lune a compris qu'un affreux maléfice s'était abattu sur le Très Épais. Il a vu son visage : masque de bronze, de pierre à feu, de terreau, éclaté, verruqueux, qui fond... Et il a parfaitement perçu l'intensité de la panique et de la désespérance qui jetait ainsi cet homme en avant, à corps perdu, loin, le plus loin possible.

Ne va-t-il pas se précipiter du haut d'une falaise ou se noyer dans la Fen ? Mille bulles chagrinées emplissent le gosier de Tchang-o. Il n'hésite pas sur le parti à prendre. Il fonce vers les appartements de Li-tchong d'où filtrent encore des lumières et de douces musiques. En chemin, il se rencontre avec Hoang-niao, volant dans la même direction et pour la même raison, accompagné de Madame Bout-de-Bois-Stupide. Geignant, haletant, flottant à deux pieds du sol, elle ne cesse de raconter les épisodes du drame auquel elle vient d'assister.

Elle continue de les ressasser tout haut, en omettant complètement le protocole des politesses, tout comme Crapaud-Lune et Hoang-niao, devant Li-tchong aussitôt attentive, chez qui ils ont fait une intrusion très remarquable à travers les crinières de yack des gardes postés devant la fenêtre.

Ts'ing, ébahie, regarde, écoute, les mains sur la viole qui résonne encore.

Mais Ming la Lumière et Houei, la serviable démone de Première Classe, surgissent à leur tour, par la même issue et avec le même oubli des bonnes manières.

— Ô Considérable Cœur Puissant, dit Ming, essoufflée, apprenez que le Très Épais, votre hôte infortuné...

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— Ou ce qu'il en reste, coupe Houei, tant le rongement qui l'atteint va vite...

— Le Très Épais s'est effondré...

— Faute de jambes pour le porter...

— Il s'est effondré dans la grande fosse de détritus de la ville...

— Bientôt détritus lui-même ! crie Houei.

Ming s'exclame plus haut encore :

— Je le jure, rien ne pourra plus être fait pour lui, si on ne le secourt pas sur l'heure !

Houei renchérit :

— Car ma collègue dévoyée La Crasse a le plus joli don de lèpre galopante que je connaisse ! Ceci est traîtrise de Maître Tohu-Bohu et diablerie de Yama.

Dépassée, incapable de réaction, Ts'ing gémit, les paumes sur la bouche. Crapaud-Lune claquette de toutes ses articulations, comme un sistre. Tout le monde s'agite. Li-tchong continue d'écouter, impassible.

— Pour aller au secours, on vole ! décrète le Hibou Jaune.

— À l'envahissement, on met des barrages ! fait Houei.

— Et à la magie sombre, on oppose la magie claire ! conclut Ming.

— Surtout, on ne traîne pas ! ronchonne la petite voix de Madame Bout-de-Bois-Stupide.

Li-tchong s'est levée d'un mouvement paisible :

— C'est bien, c'est le moment, j'y vais. Attendez mon retour !

L'assemblée frémit, arrêtée en plein tourbillon. Crapaud-Lune s'épouvante le premier :

— Aglok ! éructe-t-il, en se jetant en tas sur les pieds de Li-tchong pour la retenir. Aglok ! Pas aller ! Pas bouger !

Et Ts'ing, dans le même temps, a crié aussi en s'élançant :

— Oh ! non, n'y va point, c'est folie !

La Fée, la Démone, le Hibou, même Bout-de-Bois-Stupide volettent dans le désordre en piaillant :

— Pas vous, pas vous, Noble Reine, pas vous !

Mais Li-tchong les écarte avec une douceur irrésistible :

— Allons, petit peuple, laissez-moi passer ! Tchang-o, veux-tu bien te retirer de là ! Ma douce musicienne, pas de larmes ! Cela me concerne, et personne d'autre ! Je l'attendais, cette suite, cette étape de mon Grand Œuvre. Je dois m'y qualifier. Quoi qu'il advienne, restez fermes et ne craignez rien. Attendez-moi seulement et soyez là pour m'accueillir à mon retour. Je ne tarderai pas. Je ramènerai Tchouo-po. Et peut-être alors aurai-je effectivement besoin de vous ou de toi seule, Dame Ts'ing...

Une caresse. Un sourire. Li-tchong se couvre d'un vaste manteau d'un vert céladon. Elle en rabat le capuchon devant sa face. Sur le mur peint de grues couronnées, elle pose l'index. La fresque se brouille. Une béance grise s'objective, s'approfondit. Porte inconnue. Densité de sortie où d'un seul coup, résolument, Li-tchong s'enfonce. Départ absolu ! À nouveau, le mur est orné de grues couronnées... La chambre est vide. Li-tchong a-t-elle existé ?... Personne ne peut bouger. Silence. Arrêt. Tous sont plongés dans des réflexions funèbres. Les larmes de Ts'ing coulent.

Crapaud-Lune, tombé accroupi, les bras croisés au-dessus de la tête, déplore :

— Nuit mauvaise ! Saleté qui mange tout ! Danger partout ! Démons noirs !

Hoang-niao, tout hérissé, la plume pessimiste, les ailes basses, fait écho :

— Châtiment qui vole ! Serres qui s'abattent ! Griffes qui crochent ! Becs qui trouent, qui lacèrent, qui dévorent !

Madame Bout-de-Bois-Stupide se décolore à vue d'œil ; elle geint :

— Mort qui ronge, qui défait tout ! Même le rien d'un spectre lui serait nourriture !

Houei l'Obscure est en colère ; elle sacre :

— Les démons de Yama sont sans honneur ! Ils discréditent la valeur de l'ombre !

Et Ming s'indigne :

— Cette lèpre-là, elle mangerait la lumière !

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Ts'ing pleure. Les yeux noyés, elle semble paralysée. À la voir, on s'inquiète. Son chagrin mouille toute sa robe. On se consulte. Mauvaise chose qu'un chagrin de faiblesse. Pour son honneur, elle ne doit pas rester ainsi !

Et c'est Crapaud-Lune qui intervient. Il saute vers elle, gentiment lui tend sa viole :

— Jouer est bon, très bon ! C'est bonne lumière de lune dans méchante nuit. Chemin clair pour aider à revenir. Jouer. Jouer juste !

Ts'ing obéit. Mais, comme elle est triste, anxieuse et tremblante, sa musique lui ressemble, se forme avec peine d'abord, puis, peu à peu, enfin elle s'assure.

C'est ainsi qu'elle joue d'abord son élégie déjà célèbre « Le lait de la lune accorde sa blancheur à mon jardin trop sombre ».

De la paix commence à venir dans l'appartement. On se détend. On soupire. Puis elle enchaîne avec : « La pluie fait briller le clair visage de ma bien-aimée ».

Alors, on sent l'atmosphère se piqueter de gouttelettes qui vivifient et la musique de Ts'ing produit une trame argentée et brillante.

La Dame joue toujours en sourdine, elle pleure encore mais ne s'interrompt plus, donnant ensuite une autre de ses mélodies magiques, intitulée : « Je laverai la beauté cachée pour qu'on la voie ».

Il semble alors que les lampes de veilles, si mornes et froides auparavant, prennent soudain une autre clarté. La musique les ranime.

Ts'ing en est à : « Une dame pâle, par sept marches, descend au bain », lorsque sur le mur aux grues couronnées, une grisaille brouille le décor qui fond, se troue, s'ouvre. Mais par cette ouverture, cette fois-ci, ce n'est plus le vide noir de la nuit que l'on voit.

Ni bruit. Ni mouvement. Ni musique. On regarde. On bée. On ne s'exclame pas. On ne le peut. On se tait seulement.

On se tait. On se tait pour ce qui vient par l'Outreporte, induite sur Ailleurs et d'où jaillit un grand éclat blanc...

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Par le Chantre des diableries, sur la trompe qui éructe

Houhou ! Hurlons, soufflons, hululons !Grinçons des crocs, crissons des griffes !Diablons le monde car le monde nous diable !

Brisons ! Cassons ! Fracassons !Morcelons tout !Et démultiplions-nous !Montrons-nous à l'envers,Tête en bas, pieds en l'air,C'est bien nous, ça !

Beaux bijoux, riches gemmes,Fières parures ; ce sont nos écailles,Nos pustules, nos escarres et toute notre crasse !Bossus ! Perclus ! Bancales !Bancroches ! Tordus !C'est là notre beauté.

Nous louchons, nous bavons,Nous rotons, nous pétons !C'est nous, l'Enfer !Nous qui osonsÊtre sales, être laidsRicanants et méchants !

Diablons le monde car le monde nous diable !Griffons des crisses, croquons des grinces !Hursoufflulons ! Houhou !

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CHAPITRE XXI

Quand l'étrange corps céleste nommé Se-Wei, le Préposé-aux-Dangers, semblable à la planète Taï-pe11, surplomba l'Ouest comme une énorme lune de cristal...

A NUIT DES HOMMES ORDINAIRES n'exista plus au dehors, tant était extrême la pénétration de cette lumière. Au bout de l'éblouissement sans couleur qui effaçait tous les détails du paysage, par l'Outreporte, une petite silhouette se rapprochait, grandissant rapidement. C'était Tchouo-po,

courant, gesticulant, criant, titubant et butant, bras levés, sur le seuil, avant de s'écrouler devant Ts'ing et les autres que l'émotion méduse !

LLe Très Épais se relève d'un seul bond, se dépoitraille en arrachant sa tunique, il s'offre à la vue de tous,

jambes écartées, mains ouvertes, bouche ronde, prunelles dilatées, dans une épouvante de bonheur, exposant sa chair exorcisée, intacte, lisse, propre, rose !

Il hurle, il danse, il bave de rire, avec des larmes hennissantes et des hoquets de joie. Son brame corne au plus aigu une litanie d'extase :

— Elle m'a touché, Cœur-Puissant ! Elle est venue ! Elle est descendue dans la fosse au purin où je me désagrégeais ! De ses mains, de son corps, de sa substance elle m'a touché, avec son amour-feu ! Li-tchong m'a délivré de mon mal. Elle m'a remis tout entier. Je suis pur, je suis pur, je suis vivant !

Il s'effondre à quatre pattes, la barbe étalée au sol et là, pleure, sanglote, se lamente sans transition :

— Hélas ! Douleur, horreur, honte et injustice ! Elle a pris le maléfice sur elle, tout le maléfice !

Et c'est alors le silence, l'immobilité atterrée. Tchouo-po demeure aplati comme un sac, Ts'ing se cristallise dans sa pâleur, Hoang-niao, Ming et Houei se tiennent resserrés en petit tas hirsute, déplorable. Tchang-o n'est plus qu'un fagotin aux allures cassées.

Car, au centre de l'Outreporte, s'encadre la silhouette hermétique de Li-tchong. Manteau fermé. Capuchon descendu. D'en dessous, de derrière cette closure, émane une voix sourde, privée d'harmoniques, une voix pâteuse où les mots s'agglomèrent en grumeaux. On hésite. On ne reconnaît pas. Qui parle ainsi ?

Elle dit, cette voix terrible, elle dit pesamment, lentement, et chaque terme tombe comme de la bouse, avec une volonté massive :

— Pour qui sait, cette lèpre n'est pas une damnation. Mais un passage, un état. Voyez, je vous prie, ce qui n'est rien qu'un moment de mon Œuvre ! Supportez la vue ! Je suis toujours Li-tchong !

Qui le croirait ? C'est un égaillement de terreur, tout le monde recule, plaqué au mur, glissé sous les tabourets : du manteau céladon rejeté au sol comme une mare glauque, se dresse tout droit un poteau ligneux, où les jambes sont racines torses, le ventre, calebasse ajourée, la poitrine, panier percé, les bras, ceps miséreux, la tête, fanal mort, sans yeux, sans nez, sans oreilles, sans chevelure ! L'Enseigne même de la lèpre, sur quoi se coagulent les grains arrondis d'une matière sombre et innommable, d'un noir verdâtre...

— Je suis Li-tchong ! réaffirme la Chose d'Effroi.

Qui pourrait le penser ? Tout le monde proteste et rejette :

— Non !

— Je suis Li-tchong !

— Non, non ! refuse le chœur.

On ne veut pas ! On s'écarte plus encore ! La confusion brouille tous les entendements. Inacceptable ! Non, non, ce n'est pas, ce ne peut être Cœur-Puissant !

... Mais, cependant, la plus tremblante, la plus faible, la plus effrayée, Ts'ing la Pure, se relève, s'avance, fascinée :

— Moi, je témoigne : tu es Li-tchong !

— M'acceptes-tu ?

— Je t'accepte.

11 Vénus.

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— Veux-tu me servir ?

— Par mon cœur, je le veux !

— Sauras-tu ?

— Par ma musique, je saurai.

— En ce cas, viens !

Ts'ing prend sa grande viole de nacre. Une force d'inspiration la soulève audacieusement. Elle suit l'Enseigne de la Lèpre qui va devant, par le travers de l'Outreporte, dans le Grand Dehors où tout est blanc, cru, lisse, froid. Et elle aborde un Autre Palais avec d'autres jardins, dans un Chan-si supérieur et une Chine transcendée. C'est le Monde des Essences, le Monde des Causes où, sous le Ciel de Cristal, des gradins s'expansent autour d'une vasque de marbre blanc, dans le creux de laquelle, humble, Li-tchong ploie son ravage.

— Joue ô Ts'ing !

— Je jouerai, dit celle-ci.

Et, de la viole, large lune, commence de sourdre une mélodie d'eau sainte, si belle et vaste que le ciel perd son indifférence et qu'il se moire d'ondes, de frissonnements, de plumeuses spires. D'en haut, panneau qui coulisse chez les dieux, voici la sphère Se-Wei, monde rond qui descend en planant comme une lanterne de Mai.

Et Eux-les-Légers, les Esprits de la Rosée qui y habitent et s'y déplacent par le travers des univers, les voici qui arrivent, à cause de cette musique, comme une nuée brillante, active, heureuse.

Ils arrivent, innombrables. Ils arrivent, troupes de phalènes, nuages de lucioles, particules d'énergie personnalisée, nuées gazeuses qui crépitent comme l'ondée d'orage, qui crépitent et s'argentent.

Longs et minces, adolescents à corps étroits, à libre chevelure pendant sur les épaules, ils descendent tranquillement les degrés des gradins, la sphère qui les amène s'étant arrêtée tout en haut.

La musique de Ts'ing baigne tout et permet ce contact, cette descente. Eux, ces princes éthérés, à peau argentée couverte de gouttelettes, ils sont silencieux. Mais cependant, étrangement vibrants. Parfois, ce trop plein d'énergie fait jaillir dans leurs rangs, de l'un à l'autre, des échanges de sons, légers gazouillis, infimes sifflements. Des mots d'oiseaux qui, alors, semblent faire partie de la musique de Ts'ing. Et ne sont-ils pas des sortes d'oiseaux, à quoi ils ressemblent d'ailleurs par leurs gestes vifs, leur façon de mouvoir soudain leur long cou, de pencher leur petite tête oblongue et, surtout, de darder un regard dilaté, un regard d'ardeur douce, un regard infaillible. On n'échappe pas à un tel regard. On se rend compte alors qu'auparavant, sur terre, personne ne vous a vu comme eux, à votre juste mesure.

Les Esprits de la Rosée sourient. Tout ce qui arrive aux humains n'est rien, à leur niveau. Il ne manifestent ni effroi, ni dégoût, groupés en cercle autour de la vasque où gît Li-tchong. Ils ont connu ces choses dans un antérieur passé, infiniment reculé avant que, progressivement, leur humanité se transfigure, se transmue et se transpose comme il en sera de la nôtre dans un avenir infiniment éloigné.

Ts'ing se ploie sur sa viole de nacre. Elle en tire des arpèges étranges. Ils évoquent la voix tremblée d'un tout petit enfant qui balbutie.

Les Esprits de la Rosée lèvent les bras au-dessus de la vasque. Du ciel de cristal tombe un lait de lumière qui imbibe ce que la vasque contient. Les mains des Esprits de la Rosée la touchent, lui transmettent leur énergie. Ils posent ensuite sur Li-tchong un voile blanc.

Et Ts'ing enchaîne d'autres arpèges qui se propagent en cinq vagues successives.

Du ciel de cristal descendent des pétales nacrés, du duvet lunaire, du givre crissant, une neige pure, enfin de l'eau éblouissante.

À chaque apport, les Esprits de la Rosée ont touché la vasque et posé un voile blanc sur Li-tchong.

Une dernière fois, Ts'ing lance son appel musical.

C'est la rosée du matin qui descend, sublime. Le septième voile est posé.

Du fond de la vasque, ce qui gisait se relève. Li-tchong paraît. Sa lèpre a disparu. Elle est nue. Elle est pure. Elle brille d'une blanche clarté. Elle semble couverte de perles. Elle dégage une exquise senteur.

Ts'ing éclate de joie comme une enfant, elle lâche sa viole, la musique cesse et... sans transition, avec Cœur-Puissant, elles sont toutes deux dans la Chambre Royale du Palais de Tchong-tsong, contre le mur des grues couronnées, devant la petite assemblée éblouie qui s'exclame, jacasse et pleure de plaisir ! Tchouo-po se prosterne. Crapaud-Lune saute jusqu'aux poutres-dragons du plafond !

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On dit bientôt dans le Chan-si que, non seulement la Reine au Cœur Puissant manifestait toujours le plus grand Efficace qui se pût connaître, mais qu'en outre, elle possédait à présent la Sagesse Plénière.

Moi, le Houa-jen, j'en admirai tous les effets.

Mais j'attendis la suite du Grand Œuvre de Li-tchong. J'attendis avec confiance, tant il est vrai qu'un saint travail commencé n'est rien s'il ne va, par étapes judicieusement menées, jusqu'à sa fin, jusqu'à l'apothéose !

Page 152: La Reine Au Coeur Puissant

Par le Chantre jubilant, avec des cymbales d'or

L'Esprit d'En-Haut,C'est le Dragon à Barbe de Cristal.Il fond sur ta Terre, ô jeune Élu !Il rugit, il brame, il fume et brûle !Comme l'épée,il coupe !C'est l'Esprit d'En-Haut.

La première fois qu'il te saisitDans le tressautement igné de ses Cinq Griffes,Tu meurs d'une peur noire.Quel sombre linceul sur ton vilain cadavre !La seconde fois qu'il t'honore, tu pâlis à l'extrême.Surtout, fixe ta tunique de Lune par une broche d'argent !La troisième fois, l'aube indicible se lève,Puis Ton Soleil connaît le zénith.Fixe bien ton Manteau Rouge ! La broche est d'or.Multiples fois, il reviendra,L'Esprit d'En-Haut...

Mais Silence, Silence, Silence,Les Élus ne se vantent pas : ils se taisent.

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CHAPITRE XXII

Quand, en pleine nuit, la planète Yong-ho12 darda ses rayons de fer rouge, tourna en tout sens, annonçant une cruelle calamité...

E DUC ASTROLOGUE, de veille au Palais, s'interrogea en vain sur sa nature et se prépara à courir chez la Reine, mais il reçut d'elle un message l'enjoignant de retarder quelque peu sa visite. Car Cœur-Puissant s'était réveillée, dans la claire connaissance de ce qui allait se produire.L

Elle me manda le tout-premier, moi le Houa-jen ; j'avais vu aussi dans le revers des apparences et elle ne l'ignorait pas.

En me regardant de ses vastes prunelles paisibles, elle dit :

— Mon Houa-jen, voici l'aube d'un ultime grand acte qui commence et qui va se jouer. Je sais que les Hiong-nou, avec à leur tête Maître Tohu-Bohu, vont bientôt déferler par le travers des frontières du Nord. Leur fureur de mort et de ravage sera immense cette fois-ci, bien plus considérable qu'elle ne le fut jamais. Nous entrons dans les temps d'agression et de souffrance. Il y aura mort et sang en abondance. Houen-touen, avec sa science inique, est à la veille d'atteindre le plus haut degré possible et de réaliser la plus puissante intensité dans sa recherche de la disharmonie. Nous devrons lui opposer l'Harmonie Absolue. N'est-ce pas, mon Houa-jen ?

J'acquiesçai. Elle reprit :

— L'Absence d'Harmonie sera Son Arme, je le sais. Cette fois, il ne produira pas d'illusions des sens ni de ces mensongères apparences comme celles qui poussèrent Hiong-eul, mon Père-Ancêtre, le Seigneur Oreilles d'Ours et ses guerriers à se croire vaincus. Il retirera le divin liant vital des Cinq Viscères et des Six Précieux Magasins des corps humains. Cela avec grande horreur de souffrance et de damnation pour ceux qui en serait les victimes. Outre que, sur ce fond d'épouvante, les Hiong-nou s'assouviront sans frein en brûlant, tuant et détruisant tout. Le sang jaillira jusqu'au ciel et retombera en pluie rouge. Et cela à plusieurs reprises, je te le dis, mon Houa-jen. Mais il faut en comprendre la nécessité inéluctable. Ce qui a préludé par la Barbe de Cristal du Dragon sur l'honorable Dame Méi, ce qui s'est objectivé par ma rouge naissance, ce qui a commencé de se dissoudre et de pourrir sous l'égide de la Si-Wang-Mou, ce qui s'est reposé en verdoyant à l'air, ce qui, de ma lèpre, par les Esprits de la Rosée, s'est densifié en me rendant Cygne d'Albâtre, doit se pousser jusqu'à l'Ultime Rouge Soleil. Guerre et combats, orage et sang, mon Houa-jen ! Il ne suffirait pas d'opposer à l'Absence d'Harmonie du Seigneur Chaos, l'Harmonie Pure que Ts'ing sait à présent déterminer, il faudra que Li-tchong s'outrepasse elle-même, afin de triompher !

Je n'avais rien à ajouter, moi, le Houa-jen. J'étais d'accord et je savais où nous en étions arrivés. Nous échangeâmes seulement nos sourires complices, malgré la gravité extérieure de l'heure. Mais nous deux, moi le Magicien, et elle Cœur-Puissant, nous nous tenions à l'intérieur mystérieux du sens des faits et des choses...

Le sourire de Li-tchong s'effaça. Elle ne devint pas triste, mais prit l'expression sévère de ceux qui sont conscients d'un accablant travail. Puis, elle se détendit et m'interrogeant avec une gracieuse malice qui n'ignorait rien, elle fit :

— Même si je réussis, aucun triomphe n'autorise le repos, n'est-ce pas, mon Houan-jen ?

Je m'inclinai :

— Aucun.

Elle se redressa, se tint très droite et, les yeux étincelants, prononça du ton de la promesse :

— Je multiplierai jusqu'au bout mon Œuvre de Perfection.

Quand je sortis, moi, le Houa-jen, je rencontrai l'essaim pressé des Dignitaires que Li-tchong attendait. Conseiller du Privilège, Annaliste des Conséquences, les Maréchaux des Cinq Avantages, de la Savante Perfection, de l'Agaric, et puis une délégation des Archers, avec à leur tête, leur Maître. Les Chevaliers du Privilège arrivaient, menés par Taï-tchou et Kiun-tseu, tous deux fort graves.

À la sortie de la Grande Galerie, je dus m'effacer vivement : le Seigneur Tchouo-po, encore en tunique de

12 Mars.

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nuit, déboulait comme un sanglier, en courant sur ses pieds nus. Il vociférait :

— J'offre mes services à l'Incomparable Li-tchong, je viens, je viens tout entier, me voici, moi le Très Épais ! J'offre mes services à l'Incomparable...

Heureusement, avant qu'il ne parvînt chez la Reine, l'Ordonnateur des Habillements Corrects qui le poursuivait en grand scandale avec des aides tenant toutes les pièces de ses vêtements, réussit par arrêts successifs, coups et saccades, à l'en revêtir, l'orner de tous les blasons nécessaires, même le parfumer d'une eau de senteur dont on lissa sa barbe et ses cheveux, malgré ses trépignements d'impatience et ses grognements d'exaspération.

Le Palais de Tchong-tsong fut en effervescence toute la nuit.

Les noctambules de la capitale, amoureux en fuite clandestine, voleurs, insomniaques en promenade ou ivrognes se raccompagnant sans fin l'un l'autre, tous gens que le phénomène nocturne de la planète Yong-ho faisait déjà geindre d'effroi, virent les lumières du Palais sur lesquelles s'agitaient, passant et repassant, mille silhouettes affairées. Ils perçurent ce bruit de ruche. Ils s'avisèrent en plus du piquant insolite de l'air et de la crispation de leurs propres mollets, prêts à courir. La bile amère de leur foie leur dit qu'ils allaient avoir besoin de grande bravoure.

Alors, ils coururent tous, amoureux refroidis, voleurs au sac à demi-plein, insomniaques plus réveillés que jamais, ivrognes dessoûlés, ils coururent de maison en maison pour dire et prévenir.

Et quand, la nuit étant encore noire, les guerriers du Palais allèrent, avec lanternes et flambeaux, vers les remises de chars et que les palefreniers ouvrirent les écuries des chevaux, réveillés et hennissants depuis longtemps, la ville entière était debout, elle emplissait les rues et montait aux nouvelles vers le Palais, avec lanternes et flambeaux...

Moi, le Houa-jen, j'achevai pensivement cette nuit au-dessus des nobles jardins, sur la Terrasse des Entrelacs Savants.

Je laissai ouvrir en moi la claire vision de la Guerre des Éléments Contraires qui allait avoir lieu. À ma droite, tout près, au centre de la Terrasse, le Noble Cerisier du Nord-Est s'épanouissait, magnifique, dans sa cuve d'agate luisante. Je goûtai cette amicale présence. Cet arbre était un sage.

Crapaud-Lune, contre moi, dans les plis de ma robe, me regardait de bas en haut, accroupi selon sa mode. Sa mâchoire pendait un peu, comme à chaque fois qu'il se concentrait pour capter mon humeur et ma pensée. Ses yeux s'ouvraient fort. Il respirait à petites bulles oppressées. Mais il ne disait rien, attentif à ne pas me troubler. Pourtant rien ne lui échappait. Et elles étaient terribles, les images que recevait ma connaissance ! Moi-même, je réalisais tout ce qu'elles avaient d'insoutenable. Néanmoins, j'en parcourus les épisodes successifs par mon Regard Intérieur sans permettre à mon cœur de broncher. Puis je vis plus loin, les Suites. Je vis le balancement, les échos, les retours, toutes les reprises du travail des événements humains qui concentraient et condensaient l'Œuvre Patient de Li-tchong. Je vis les Recommencements encore recommencés, leur cycle plus rapide à se parcourir, chaque fois...

Puis les images cessèrent en moi...

Alors, je me portai sur la gauche à l'angle de la terrasse et je regardai loin dans cette direction. Là-bas, étaient les États du Nord et les Hiong-nou... Il y parut soudain une énorme lueur, un reflet de feu céleste, une boule d'un rouge de sang qui roula en descendant, selon une orbe majestueuse, avant de se fixer au plein Centre Nord du ciel. Et celui-ci devint comparable, par sa couleur, sa luminosité et sa transparence, à l'Esprit farouche que l'on voit par le travers d'un rubis.

Cela ne dura qu'un court instant. Juste ce qu'il fallut pour que la Patte à Cinq Griffes du Dragon Caché captât cette boule, et l'entourât de sa Puissance.

Tout disparut. La nuit pâlissait, grisâtre. Crapaud-Lune m'avait saisi la main. Il y posa son front. Il tremblait de tous ses membres, et la manière dont ceux-ci étaient posés tout de travers en disait long sur son accablement. Je le laissai faire et il se calma vite, se remettant dans une posture absolument correcte, en replaçant lui-même à l'endroit celles de ses articulations qui s'étaient inversées. Il renifla. Il soupira. Mais une seule fois. Il se tut.

L'aube se levait. Le Nuage de la Bienséance du Matin se montra, très haut, parfait de forme.

Je me hâtai avec Crapaud-Lune, pour chercher un poste d'observation bien dégagé vers l'Est. Dans les jardins, les serviteurs couraient en tous sens, les plus élevés en grade criant des ordres qui redescendaient en cascade sur les plus humbles lesquels, affolés, se heurtaient alors en tourbillons inefficaces. Ce qui donnait l'occasion aux supérieurs hiérarchiques de leurs différentes sections de hurler superbement des rectificatifs, du haut des terrasses où ils se tenaient, gonflés de colère.

Nul ne me prêtait attention. À travers la foule la plus dense, je sais toujours me glisser sans encombre comme l'eau à travers les éboulis...

Nous arrivâmes à l'endroit voulu. Le front du Meilleur Soleil dépassait déjà l'horizon. Tout fut rose. Tout fut rouge et glorieux, d'un rouge d'or incomparable !

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Les yeux de crapaud-Lune se détournèrent de ce spectacle pour m'interroger muettement. Je compris qu'il disait : « Et maintenant ?... »

Je levai l'index :

— Tchang-o, souviens-toi du Bel Enfant Rouge qu'était Li-tchong à sa naissance et de l'objet Tan que la Très Honorable Méi passa à son cou, sur mon conseil ! Elle doit à présent devenir comme ce soleil que tu vois. Cela sera le signe de l'Exaltation de Puissance que Li-tchong aura su acquérir elle-même.

Il hocha la tête, convaincu, ne dit rien. Et nous allâmes à nos affaires.

C'était une matinée retentissante et mouvementée. Les gongs d'appel, les trompes et les claquettes de bois, le roulement des chars se plaçant sur les aires de départ, les cliquetis d'armes, les sifflements de pierre à aiguiser que l'on passait sur leur tranchant, les départs hennissants et piaffants des nuées de messagers, se ruant aux quatre horizons pour porter les ordres de la souveraine aux provinces, aux alliés, tout cela enfiévrait l'air. Les petits peuples des Esprits Moindres et des Génies, déjà au courant du sens des préparatifs auxquels se livraient les hommes, zonzinaient comme guêpes folles. Cela fusait de partout dans la nature. Les hommes le ressentaient comme une énergie fouettant leur vigueur et les poussant avec vaillance au combat.

Autour de la ville, le grand mur de défense Halte-Là semblait lui-même se hausser et se densifier. Et le Guetteur de Poussière, au sommet du Belvédère de la Vue Perçante, écarquillait les yeux, tapait du point, grinçait des dents en criant :

— Mort ignoble et défaite honteuse aux Hiong-nou ! Gloire à l'Incomparable Li-tchong ! Gloire à sa Vertu Parfaite ! Gloire à notre Souveraine-comme-nul-n'en-vit-jamais !

Dans le Pavillon des Molles Oisivetés où, jadis, le défunt Oreilles d'Ours se complaisait aux joutes amoureuses, et qui était à présent désaffecté, devenu support des plus belles floraisons, je rencontrai, comme cela nous arrivait fréquemment, Ming la Lumière, Houei l'Obscure, Hoang-niao le Hibou Jaune, et le fantôme, à trame toujours plus ténue, de Bout-de-Bois-Stupide. À vivre tant d'aventures, à ressentir tant d'émotions auprès de Cœur-Puissant, ils avaient pris des habitudes ensemble et ne pouvaient plus se passer les uns des autres. Tchang-o les salua avec plaisir.

Ils paraissaient tous sur le pied de guerre et, l'un après l'autre, firent des proclamations.

— J'ai, annonça Houei, rassemblé sous ma personnelle bannière de l'Ombre Plumeuse, tous les esprits errants des hommes qui furent occis lors de la première invasion des Hiong-nou. Ils ne rêvent que de se venger, car la honte d'avoir été vaincus les tient sans repos. Ce sera là mon Bataillon Sombre. Pièges noirs et chausse-trapes ! Filets de brouillard et vents de sépulcre ! Mort aux envahisseurs !

Cependant que Ming la Lumière, dressée tout debout, des aigrettes crépitantes sur la tête, fulminait à son tour :

— Foudre en boule ! Éblouissement Crève-Œil ! J'ai avec moi le peuple insaisissable des Feux Follets, des Flambettes de Marécages, tous les petits génies de Verte Lumière et toutes les lucioles. Nous leur crèveront les yeux, à ces loups pelés, à ces galeux du Nord ! Brandissons notre bannière de l'Éblouissante Lanterne !

Hibou Jaune, plus calme, expliqua que tous les oiseaux nocturnes monteraient à l'assaut sous sa direction. Mais il ne se contint pas longtemps et, le plumage hérissé, se balançant de droite à gauche selon sa coutume sous quelque menace, il hulula :

— Par nos serres et par nos becs crochus, oui, nous leur lacérerons toute la viande ! Notre bannière, c'est Fixe-Œil-d'Or !

Et Madame Bout-de-Bois-Stupide grinça, en fronçant l'apparence de pomme ridée qui lui servait de visage :

— Toutes les dames pâtissières fantômes sont prêtes à mes côtés ! Et par le Gingembre de Huit Années, j'en fais le serment, les Hiong-nou n'oseront plus ni manger ni boire tant nous verserons d'horribles choses dans leur nourriture et dans leur boisson. Notre bannière, c'est Gâteau-Perfide !

Crapaud-Lune n'y tint plus. Tant de bravoure l'enflammait.

— Aglok ! fit-il puissamment. Aglok, Aglok!

Il gesticulait avec agressivité. Finalement, il dansa le pas ancien du Guerrier-Héros, dont il se souvenait pour l'avoir exécuté autrefois sur scène dans le théâtre du défunt Oreilles d'Ours. On l'acclama si fort que toutes les fleurs trop ouvertes du Pavillon des Molles Oisivetés perdirent ensemble leurs pétales, bien avant le temps prévu...

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La guerre se fit, la Guerre des Éléments Contraires.

Les Huns commencèrent de déferler sur le Chan-si, par vagues successives, venues de tellement de points divers de la vaste frontière Nord que, malgré les renforcements défensifs, malgré la résistance et la vigueur s'opposant à eux, ils trouvèrent des percées, les élargirent, en eurent d'autres, au cours des premiers combats sanglants. Ceux-ci n'étaient d'ailleurs que des préparatifs à un plus puissant assaut pour Houen-touen, dédaigneux de paraître encore avec le gros de ses troupes et réservant pour la bataille suprême l'emploi de Son Arme. Il voulait d'abord rassasier de sang les Hiong-nou qui appréciaient tant le massacre individuel ; ensuite, il approuvait cela lui-même, étant bien loup de nature. En outre, n'était-il point délectable de saper progressivement le moral de ce peuple, devenu si étonnamment vaillant ?

De son côté, Li-tchong temporisait dans sa capitale ; elle était attentive à toutes les nouvelles, organisait et dirigeait avec efficacité, selon les fluctuations de ces débuts d'invasion. Ses ordres, reçus et exécutés avec enthousiasme, déterminaient de dures parades devant quoi les Huns tournaient bride, couards et cauteleux. Mais ils étaient plus nombreux que des nuages de sauterelles ! Leur mobilité, fragmentée en multiples petites hordes, les servait souvent, bien qu'ils se laissassent entraîner toujours par leurs impulsions de sauvages caprices. Ils ne brillaient point d'ailleurs par excès de courage ! Une défense résolue les écœurait vite, les faisant repartir vers d'autres lieux d'escarmouches, quitte à revenir plus tard bien sûr, s'ils avaient encore rencontré plus loin une aussi solide opposition.

Cependant, ces envahisseurs, sur leurs petits chevaux laineux qui ruaient et mordaient au cours des affrontements, se répandaient par des chemins différents et se rejoignaient en s'étalant, en avançant sur le Chan-si.

Mais cette fois-ci, tous les sujets de Li-tchong se battaient pour leur liberté, qu'ils fussent campagnards ou citadins, hommes ou femmes, moines ou guerriers, tous étaient soulevés d'un même héroïsme, tous résistaient, retranchés savamment dans leurs villages ou dans leurs petites cités devenus places fortes. C'est qu'ils avaient sur eux la Vertu Souveraine que Cœur-Puissant leur déléguait !

Alors, on se cachait dans des grottes, dans des trous, pour tomber sur les arrières de l'ennemi. On dissimulait, sur le passage supposé des Hiong-nou, des pièges savants où ils dégringolaient avec des glapissements. On sautait du haut des corniches sur le Hun isolé qui passait. On capturait nuitamment, sans un bruit, leurs montures, s'ils venaient à mettre pied à terre pour un bref repos. On avait toutes les bravoures, toutes les audaces, toutes les imaginations aussi pour se défendre.

Si Maître Tohu-Bohu retardait son action personnelle, Li-tchong également, de son côté, attendait. Pour des raisons différentes...

Mais là où tous deux se rejoignaient dans la prévoyance, c'est qu'ils savaient devoir s'affronter face à face, à un moment précis de ce tournant du destin.

De leur côté, les petites armées surnaturelles, levées par Ming, Houei, Hoang-niao, et Bout-de-Bois-Stupide, jointes à celles, spontanées aussi, de bien des génies locaux, spectres et autres esprits familiers des hommes, ne restaient pas inactives. Elles tenaient leurs promesses, remportaient des victoires, pour la joie des paysans comme des militaires qui s'aperçurent vite de ces curieux renforts et en utilisèrent les compétences un peu spéciales.

Ces étranges attaques, cette hostilité de créatures invisibles ou insaisissables ou, au contraire, obsédantes par leurs figures, alors visibles mais incompréhensibles, qu'on ne parvenait ni à disperser ni à blesser, encore moins à tuer, déroutaient l'ennemi, en diminuait le nombre, car les fantastiques agresseurs tuaient, eux !

Pas suffisamment, hélas ! Ils étaient trop, ces loups pervers, ces bâtards de Hiong-nou ! À croire que le désert de Gobi les voyait naître spontanément dans son sable...

À vrai dire, Houen-touen avait su se rallier une importante quantité de tribus, jadis dissidentes ou carrément ennemies.

Ses discours spécieux, assortis de quelques diableries, jaillissant aux temps forts de sa péroraison, portaient infailliblement sur les frustes cerveaux de ces nomades. Comme il savait flatter leur avidité de butins et de meurtres !

Alors, malgré la résolution de tout le peuple de Li-tchong, malgré la valeur des guerriers, l'avancée irrégulière mais certaine des barbares continua. Les victoires locales, remportées par les militaires que venaient toujours appuyer les autochtones, ne suffisaient pas, malgré leur caractère souvent prodigieux, à contrebalancer cette infiltration. Car les hordes de Huns de plus en plus mobiles, enragées par l'excès de sang, d'incendies, d'égorgements, de hurlements, de galopades, de cinglements de fouet, se fragmentaient de plus en plus, trouvant dans la rapidité de petites actions, dans la dérobade même et dans le

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retournement d'intention, une efficacité de pénétration qui, à présent, laissait monter l'angoisse.

Un voile funèbre de fumée couvrait les terres du Chan-si situées au Nord. Des populations décimées commençaient à fuir vers le sud, comme autrefois. Elles retrouvaient souvent, malgré leurs souffrances et leurs blessures, un semblant de courage au contact de ceux, rencontrés, qui tenaient encore. Elles se joignaient à eux, luttaient de nouveau. Mais, quoi qu'on y fît, le pays de Li-tchong souffrait et s'affaiblissait.

On n'en était encore, nulle part, à douter de la victoire. On subissait un creux. Cependant, l'enthousiasme au combat ne faiblissait point vraiment dans l'ensemble des combattants. L'âpreté des empoignades, des duels au corps à corps, les chocs énormes des mêlées étonnaient les Hiong-nou eux-mêmes.

Néanmoins, bien renseignés par ses relais d'observateurs-messagers et par les nouvelles que lui dépêchaient les postes militaires, les villes et, aussi, bien des villages, Li-tchong perçut ce tassement. Il préludait à un rassemblement des énergies chez les gens. Elle le savait. Toutefois, elle y reconnu un signe attendu et se tint prête : Houen-touen devait entrer en scène !

Il le fit. Pas de la manière qu'on pût penser.

Mais l'Incomparable Cœur-Puissant connaissait les détours des âmes tortueuses...

En effet, malgré les événements, l'image de Paï-yun ne quittait jamais Maître Tohu-Bohu. Elle le taraudait et l'enfiévrait plus que d'habitude, à cause de la situation d'attente stratégique qu'il observait. Il pensait que l'écrasement du Chan-si la lui livrerait enfin. Il était décidé à la soumettre à tous ses désirs. Son art de magie asservirait aisément cette jeune enfant. Il avait été si près de réussir ! Il la lui fallait. Elle serait avec lui, près de lui, pour lui. Elle serait à lui, Paï-yun !

De songer ainsi jour et nuit, d'en être torturé, l'idée lui vint brusquement d'avancer cet instant. Il devenait fou. Il n'y tenait plus.

Aussitôt, son imagination soudain débridée galopa pour échafauder un plan qui lui livrerait plus tôt Paï-yun et qui placerait, par la même occasion, Cœur-Puissant dans une déchirante alternative : la capitulation ou Paï-yun...

Houen-touen s'entoura de toutes les précautions, harangua et donna des instructions précises à l'ensemble de son armée qui n'avait pas encore pris part aux batailles. Celle-ci se réjouit bruyamment : l'inaction lui pesait et elle se sentait frustrée. Elle était d'ailleurs à la veille de se soulever contre lui. Rusé, Houen-touen se dit qu'il paraît le coup à temps.

Il instruisit de la même façon ses bataillons discordants et diaboliques, vomis de dessous terre à l'appel de sa cornemuse noire.

Enfin, il prépara seul Son Arme, celle d'où sortirait l'Absence d'Harmonie...

Il souriait, de manière hideuse, en pensant comment, dans quelles affres, elle priverait les êtres de la cohésion qui tient unies et en vie toutes les parties de leurs corps.

— Plus que morts, plus que morts ! ricanait Houen-touen. Ils seront plus que morts ! Yama s'en fera des tapis incommensurables, des draperies, des tentures, des capitons, des oriflammes dans toutes les provinces, départements et sous-sections de tous les enfers majeurs et mineurs !...

Il se rembrunit cependant. Un détail le contrariait : il lui serait impossible d'utiliser cette arme à proximité de Paï-yun car, à coup sûr, elle en mourrait comme les autres. Donc en un premier temps, il ne devait compter que sur sa ruse et sa rapidité d'action.

Événement considérable, Tchong-tsong, la capitale du Chan-si, bouillonne d'excitation. Au palais, dignitaires, conseillers, militaires et jusqu'aux jardiniers et moindres marmitons, soucieux de la retenue à observer sous les ordres de la Reine au Cœur Puissant, tous contiennent, à grand-peine, un identique bouillonnement.

C'est que Houen-touen a demandé, et obtenu de Li-tchong, une entrevue.

Le moment précis est arrivé. La Salle des Conseils Judicieux regorge de monde. Toutes les attitudes sont correctes. L'étiquette des bons usages sera, comme toujours, parfaitement observée. Cela n'empêche point une grande tension de se faire sentir.

Moi, le Houa-jen, j'occupe ma place qui est toute de discrétion. Li-tchong m'adresse un regard d'énigme. Je crois y saisir une nuance d'amusement bien étrange. L'heure est lourde et grave. Mais la Reine au Cœur Puissant, de tout le monde, semble bien la seule à détenir la clé de ce qui va suivre. Impassible, elle attend, assise sous son dais. Au centre de son être danse un rire caché...

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L'assistance ne le sait pas. La visite de Houen-touen apparaît à tous comme redoutable : on s'attend à des diableries. L'Annaliste des Conséquences ne veut rien en perdre ; il apprête sa meilleure oreille pour tout entendre et bat des paupières pour désembuer sa vue. Quel tournant d'Histoire !

Les Dames des Gynécées Seigneuriaux et aussi les Épouses de la Faveur appréhendent fort ces pluies possibles de diablotins hurleurs, baveurs et griffus. Qu'en serait-il alors de leur peau si fine et de leur toilette de cour ?

Les Nobles, les Dignitaires, les Hauts Fonctionnaires, chacun à son poste hiérarchique, sont bien inquiets. Néanmoins, avec des regards coulés sous les paupières, ils vérifient la présence des Gardes. Ceux-ci, tout au long des murs, sous leur casque de lucane, restent immobiles comme des statues. Mais on sait comment ils dégainent devant le danger : aussi vite que claque la foudre. Quelle bonne chose, vraiment !

Les Époux de la Faveur ne craignent rien. Ils ne pensent qu'à se battre, s'il le faut. Pour Li-tchong, qui ne triompherait ?

Kiun-tseu, le Gentilhomme et Taï-tchou, Grand-Sapin, de part et d'autre de Li-tchong, fixent avec des visages de pierre l'entrée où doit paraître le visiteur. Eux aussi sont prêts à tout.

Ts'ing est à son rang de Dame de Haute Qualité. Elle arbore le blason de la famille royale. Elle sent ses jambes faibles et son cœur incertain. Tout comme Kiun-tseu, elle se dit qu'il est heureux d'avoir interdit à Paï-yun de paraître à cette entrevue. Ranimer les folies amoureuses de Tohu-Bohu serait une inconséquence.

Soudain, les souffles se suspendent : Houen-touen a été annoncé au Portail d'Écarlate !

Il entre. Plus de bruit. Plus de mouvement. Il avance avec calme, sans affectation apparente. Son regard est assuré, ni sarcastique, ni provocant. Attentif, il paraît ne s'intéresser qu'à Li-tchong vers laquelle il se dirige. Il s'est fait précédé par des présents de propitiation et de bonne entente. Il a vu qu'ils étaient exposés auprès de la Reine.

On s'aperçoit qu'il est simplement mis. Trop simplement pour le goût de la cour. Mais la peau de loup gris qui le couvre est somptueuse.

Avant de parvenir devant le trône, les yeux de Houen-touen dérivent très brièvement sur la droite de Li-tchong. Il y a là un couloir qui mène aux appartements privés. Et, derrière la tenture fleurie qui le masque, Houen-touen a aperçu, autre fleur, le visage de la curieuse, de l'imprudente Paï-yun ! Il ne bronche pas. On n'a rien remarqué. Mais, Li-tchong ?...

Elle l'accueille sans hâte, dans les règles, fait dire les remerciements pour les présents.

Houen-touen les écoute. Puis, à son tour, il répond. On s'étonne : il ne commet pas de faute grossière, ce Barbare du Nord ! Et il prend son temps, comme on le doit, pour remercier des remerciements et s'en trouver peu digne.

Il parle sans prêter aucune attention particulière ni à Ts'ing ni à Taï-tchou. Pas un instant son regard ne les effleure. Il n'est là que pour une entente avec Li-tchong, voyons !

Tout yeux, tout oreille, l'assistance écoute.

L'Annaliste enregistre. Un peu déçu, peut-être, malgré sa crainte des coups d'éclats de l'Histoire.

Peut-on se détendre un peu ? se demandent les Dames.

Hurlements à la porte !

On sursaute, on se retourne : Tchouo-po, qui guerroie pour Li-tchong, vient d'arriver du combat. Couvert de poussière, de sang et d'écume, il se campe sur ses jambes écartées et braille de colère. Il a aperçu Houen-touen !

Sa voix se casse net car, dans l'instant où il réalisait la présence de ce dernier, il voyait le bond fait par celui-ci vers Paï-yun, étreinte, soulevée, irrésistiblement emportée par son agresseur qui saute à travers la baie, crève le store, retombe au dehors ! Tchouo-po, d'un élan incroyable, a déjà pris la même voie, l'arme haute. Il ne songe qu'à délivrer sa fille. Kiun-tseu, dans un grondement de fureur, le suit. Lui aussi ne pense qu'à sauver celle qu'il aime.

Tout cela va très vite. À peine a-t-on le loisir de réaliser la traîtrise du Barbare que, déjà, les protagonistes du drame ont disparu.

Mais Maître Houen-touen a prévu d'assurer ses arrières avec quelques dissuasions. Et donc, mille diables tombent du plafond, mille autres sortent du sol, des plis des draperies, des jarres de bronze ! De partout, ils s'envolent, s'agrippent, agressent, se dérobent et parent les coups qu'on leur porte. Ils puent, ils crachent des limaces, pissent de haut des jets d'acide, tandis que d'autres, semblables à des instruments de musique complètement aberrants, se forment en orchestre et déclenchent une cacophonie vraiment infernale !

Cris aigus des Dames qui s'évanouissent par rangs entiers sur leurs Duègnes, évanouies bien avant elles,

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ruées multiples des Gardes qui partent en tous sens et ne savent plus où donner du sabre, bousculade générale et confusion des sens à cause de l'horrible musique ! On entend les ordres hurlés des militaires. Quand à l'Annaliste, il est submergé par ces imprévus historiques !

Sitôt les infernales apparitions, les Époux de la Faveur se sont portés en cercle défensif autour de Li-tchong. Mais elle leur a enjoint d'aller plutôt protéger les Dames. Que peut-elle craindre, elle, l'Incomparable ?

Elle-même s'occupe de Ts'ing qui a défailli dès l'enlèvement. Elle l'évente pour la ranimer et rejette à coups négligents quelques diables imprudemment aventurés jusque-là ; ils couinent de terreur comme des rats, tombent à terre, s'y convulsent, ne bougent plus. Les autres n'y reviennent pas.

Et voilà que, superbement avertie de tout, Li-tchong prend le temps de me dédier un éclatant sourire de connivence, à moi, le Houa-jen, tranquille dans mon coin préservé !

Ts'ing reprend conscience. Li-tchong se redresse, lui tend sa viole de nacre. La Dame Pure obéit, s'en saisit, plaque quelques accords étranges, se met à jouer. L'orchestre diabolique hésite, repart, puis hésite encore, se met à flotter.

La Reine au Cœur Puissant a rejeté d'un coup sa tunique royale pour apparaître en tenue de combat.

À peine l'ai-je vue, moi, le Houa-jen, que déjà elle avait sauté au dehors.

La musique de Ts'ing s'insinue dans l'autre musique qui s'affaiblit, qui s'arrête... Les diables rampent en gémissant vers les recoins d'ombre, s'y aplatissent, s'y enfoncent...

Moi, le Houa-jen, je serai, comme toujours, témoin de tout ce qui advient !

Je vois et je constate l'étendue de la félonie de Houen-touen. Son armée de réserve a déferlé par surprise autour de la capitale, sans respecter la trêve de l'entrevue royale. Je constate la félonie, certes. Mais pourrais-je m'en étonner ?...

Partout, cris, sang, feu, tumulte...

On se bat autour de la ville. On se bat sur les remparts. On se bat dans les rues. Les Hordes, rendues démentes par leur férocité trop longtemps contenue, s'efforcent d'atteindre les jardins royaux pour investir le Palais, coûte que coûte. Mais malgré l'appui des forces diaboliques, elles ne progressent que très peu tant la résistance est héroïque. Les fouets claquent, les chevaux hennissent, ruent et mordent, les armes s'entrechoquent. Monceaux de cadavres...

Pendant ce temps, dans les jardins, Houen-touen avait couru de toutes ses forces, gêné par Paï-yun qui se débattait et qui, loin de s'évanouir, lui labourait le visage de ses ongles pointus. Tchouo-po, vrai buffle chargeant, les talonnait de près et hurlait des encouragements à sa fille, tandis que Kiun-tseu, à son côté, venait à la rescousse, hurlant de même.

Derrière eux, la Garde Royale qui voulait leur porter secours, se trouvait retardée par l'escorte personnelle de Houen-touen appuyée de nouvelles diableries.

Tout alla soudain très vite. Brusquement, Houen-touen faisait front, cessant de fuir et se retournant tout d'une pièce. Paï-yun, jetée trop rudement à terre, perdait les sens sous le choc. Le Très Épais bondissait alors à l'attaque. Mais, aveuglé par la fureur, il s'éventrait avec un beuglement d'agonie, sur la lame pointée par Maître Tohu-Bohu ! Kiun-tseu bondissait à son tour. Cependant Li-tchong était là ! Impératif, son ordre claquait, tandis que moi, le Houa-jen, j'étais témoin :

— Kiun-tseu, écarte-toi de ce traître, c'est mon combat !

Il obéissait, dérouté. Houen-touen ramassait vivement Paï-yun évanouie pour s'en faire un rempart car la Reine-Guerrier marchait sur lui, les traits durcis par une joie dangereuse, les yeux étincelants. Il y avait en elle une certitude si grande que Tohu-Bohu sentit, par contrecoup, vaciller en lui ses propres mauvaises certitudes. Il regrettait bien de ne pouvoir se servir de Son Arme à cause de Paï-yun ! Presque, il avait peur. Cela ne dura que le temps d'un pas de Li-tchong. Il se ressaisit, gronda :

— En échange de ma captive, que tu m'as laissé prendre, ô imprévoyante Li-tchong, que proposes-tu pour ne pas perdre la face devant tes sujets ?

— Je te propose l'ordalie, le Combat Sacré, entre nous deux seuls, dans la Plaine Creuse, au centre du Cirque Rond, entre la Montagne des Dieux et la Montagne des Démons. Si je suis vaincue, Paï-yun t'appartiendra...

Kiun-tseu sursauta, incrédule, effrayé par cette promesse. Mais aussitôt, un bref regard de Li-tchong l'assurait du triomphe. Il s'inclina, tandis que Maître Houen-touen ricanait grossièrement à l'adresse de la Reine :

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— Va pour l'ordalie, Li-tchong, je te vaincrai ! Je me ferai une couche de ta peau !

Il songeait par devers lui qu'il allait utiliser Son Arme durant ce combat. L'occasion était unique. Quant aux règles d'honneur du Combat Sacré, il s'en gaussait tout à fait, déterminé à n'en tenir aucun compte. Un bol de riz moisi, voilà ce qu'était l'honneur pour Houen-touen !...

Moi, le Houa-jen, je fis préparer selon les rites et les recommandations de Cœur-Puissant le lourd cadavre du Très Épais Seigneur, sur lequel, sa fille, ranimée, pleura beaucoup, soutenue par Kiun-tseu, tandis que Ts'ing, en blanc funèbre, veillait, modulant sur le luth sensible la musique de sa peine.

Au Palais, on prit des dispositions pour de grandes obsèques.

Mais, auparavant, l'ordalie devait se dérouler.

L'ordalie a eu lieu... J'y étais, moi, le Houa-jen qu'on ne voit pas. Mais Li-tchong le savait.

Les Dieux s'étaient assis, hiérarchiquement, sur les gradins de leur montagne, les humbles en bas, les majestueux en haut, voilés de puissance. Ils regardèrent en spectateurs. Et aucun n'intervint.

Sur l'autre montagne, les Démons désordonnés avaient fini par se classer, au terme de bousculades et de bourrades, les menus vilains en bas, les grands extraordinaires en haut. Eux non plus n'allaient pas intervenir, malgré ce qu'espérait Houen-touen, Yama, assis au sommet, ayant fait passé un ordre : « Que Maître Tohu-Bohu se débrouille seul ! »

Moi, le Houa-jen, je devais également rester simple spectateur. Li-tchong savait cela aussi. D'ailleurs, sa vaillance n'attendait rien que d'elle-même. Cependant, si la ferveur d'un Mage peut nourrir l'enthousiasme de ceux qu'il chérit, alors Cœur-Puissant flamberait dans l'action comme un brasier de gloire !

Sous mes yeux, la Montagne des Dieux resplendissait des couleurs diaprées de leurs vêtements, alors qu'à l'opposé, le public de la Montagne des Démons rendait celle-ci pareille à un dépôt de sombres ordures entremêlées. Sur l'une, régnait le digne silence et l'attention courtoise ; sur l'autre, cela caquetait sans fin en lançant des quolibets obscènes.

Il ne faisait pas beau. Tout était gris ; un ciel bouché. Dans le Cirque Rond, on se sentait oppressé, retenu, prisonnier. Tout y paraissait mystérieusement enclos. Il semblait qu'on ne pût s'en évader et qu'il fallût y rester, quoi qu'il advînt.

Entre les deux Montagnes, dans la Plaine Creuse, au centre, Li-tchong et Houen-touen luttaient furieusement à l'épée. Quelle bataille surprenante ! Que de passions pour s'affronter !Quel échauffement ! Et aussi quelle rouge colère empourprant les joues de Li-tchong !

Je voyais, moi, le Houa-jen, comment elle paraît les coups bas, prévenait les dérobades honteuses et les assauts félons de son ennemi, qu'elle dominait sans mal. Elle tenait impeccablement sa garde et ne la laissait point percer. Son adversaire s'irritait, s'épuisait en vaines tentatives. Elle le harcelait par ses assauts, dynamiquement réitérés, dans une sorte de danse rapide dont elle avait le secret. Lui, il rompait souvent, hargneux, montrant les dents, cherchant déjà son souffle et s'enrageant de constater qu'elle restait fraîche comme au début, avec des forces intactes. Il devait se défendre contre cette lame qui, malgré tout, traversait sa défense, le piquait, taillait dans sa peau de loup, le balafrait, insaisissable guêpe !

À l'étonnement des Démons, Houen-touen différa le déclenchement de Son Arme. On attendait pourtant cela comme le meilleur moment du spectacle ! Mais, je le savais, il avait besoin, pour provoquer la mortelle Absence d'Harmonie, de lancer le son d'un instrument particulier, caché sous sa peau de loup. Or, dérision des petits détails, il le cachait trop bien et ne pouvait l'atteindre facilement. De plus, Li-tchong ne lui laissait aucun loisir, nul répit nécessaire à ce mouvement qu'il croyait si simple : souffler une fois dans une trompe discordante ! Sans cesse, la Reine bondissait, lui portant de nouvelles estocades.

Yama avait compris le grotesque embarras de Tohu-Bohu ; il en riait tout haut, en se tenant les côtes, alors que les Démons injuriaient copieusement leur champion si décevant !

Cœur-Puissant l'obligeait à rompre de plus en plus. Il butait souvent. Ses coups de pointe devenaient maladroits.

À ce moment du combat, apparut dans le ciel une sanglante nuée. Elle se condensa juste au-dessus de Li-tchong, l'éclairant d'une lueur incarnat. Des gouttes rouges tombèrent sur elle, lourdes comme une huile. Ses vêtements s'imbibèrent et se teintèrent d'une merveilleuse nuance. Les gouttes de cette aspersion céleste descendirent ainsi à plusieurs reprises. À chaque fois, Li-tchong recevait visiblement des forces nouvelles et une splendeur inconnue la revêtait. Sa peau changeait, se colorait. Son visage prenait peu à peu la couleur des pêches du Verger des Grands Dieux, un jaune rosé qui paraissait éclairé de l'intérieur. Et

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elle riait à présent en portant ses coups. Houen-touen trébucha, faillit tomber. De la voir ainsi, il était gagné par la peur. L'aspersion céleste, lui, ne l'imbibait pas ! Et ses forces décroissaient à mesure. Néanmoins, il renâclait, résistant quand même par sursauts.

Mais il fut terrorisé quand le nuage sanguin s'ouvrit. Un court instant, dans une lumière jaune, parut une Patte de Dragon qui étala ses Cinq Griffes en forme d'étoile. On vit briller au milieu un point éblouissant.

Les Dieux sur leur Montagne s'extasièrent, criant :

— Honneur, gloire, bonheur ! Voici l'Étoile des Immortels Sages !

Les Démons s'aplatirent, et Yama n'était pas fier quand un rugissement cosmique répondit, en rebondissant par le travers de la voûte céleste :

— Honneur, gloire, bonheur ! Tel est mon Sceau ! Sois transfigurée, rutile, ô Li-tchong !

Spectacle inoubliable ! La Patte s'était retirée tandis que le Nuage Pourpre égouttait encore son Huile de Sang. La carnation de Cœur-Puissant devenait orangée.

— Voyez, voyez, clama le chœur des Dieux, la Sainteté paraît !

Houen-touen se reprit soudain, furibond, écarta un coup dangereux sans pour autant arriver à en porter un lui-même. Il crachait :

— Mensonge, ce n'est qu'une fausse sainteté.

Et le combat reprit, acharné !

Une fois, puis une autre encore, le nuage rouge versa ses gouttes sur Cœur-Puissant.

Et voici que ses vêtements rutilaient d'une teinte incomparable ! Voici que toute sa peau, tout son visage, son corps entier semblaient un translucide rubis.

La terre avait tremblé et tressauté, semant la panique chez les Démons dégringolant de leurs perchoirs.

Un clameur d'allégresse montait de la Montagne des Dieux ; ils trépignaient de joie, sans souci pour leur dignité :

— Gloire, gloire ! clamaient-ils. Gloire ! C'est fait, elle est divine !

Mais les Démons, en se réinstallant pêle-mêle, braillaient :

— Où est la victoire ? Où est le vainqueur ? Rien n'est encore fixé. Houen-touen reste notre champion. Défais-la, Houen-touen !

Les Dieux, penchés pour encourager Li-tchong, criaient plus fort encore :

— Multiplie tes efforts ! Va plus vite ! Recommence ton combat ! Reprends tous tes parcours ! À ta force, la Force s'ajoutera de plus en plus, de plus en plus !

Alors, Li-tchong se replaça exactement comme au début, l'arme haute devant l'adversaire. Et le combat reprit, tandis que le jour s'achevait.

La nuit se mit à tomber, une nuit qui allait devenir très noire.

Ils se battirent dans l'ombre, sans qu'on en pût rien voir. Personne, ni des Dieux ni des Démons, n'osait bouger de sa place. Le bruit du combat devenait étrange, grandement terrifiant, comparable à celui d'un énorme broyage. On se demandait ce que cela signifiait.

Que la nuit était donc noire ! Jamais je n'en connus de pareille, je l'atteste, moi, le Houa-jen !

De temps à autre, il pleuvait de très haut. Cela faisait sur tout ce noir comme des herses de cristal, au cours d'un bref orage où la terre tremblait de nouveau et dégageait une touffeur brûlante, sans que les combattants arrêtassent leurs assauts dont les froissements d'épée et le piétinement nous parvenaient toujours ainsi que, parfois, les cris rauques par lesquels ils se provoquaient.

Dans cette nuit si profonde, cela se mit à sentir de plus en plus mauvais, l'humus du cimetière, le sépulcre, la décomposition. Les Dieux en étaient malades. Les Démons eux-mêmes, malgré leur accoutumance innée aux pestilences, s'en trouvèrent gênés.

Le ciel, toujours bouché, s'ouvrit cependant. On put voir un peu : c'était juste le moment où Houen-touen portait à ses lèvres un instrument évasé.

— Enfin, enfin ! il prend son arme ! vociférèrent les démons réjouis.

Ils le regrettèrent vite ! De l'instrument sortit un son bref, hideux, propre à déclencher la terreur. Cela ne manqua pas : les teintes des Dieux pâlirent, les Démons se serrèrent en grappes.

À cet appel unique, quelque chose avait vacillé, immensément, dans l'ordre coutumier de la vie. Une nuée inconnue surgissait, gigantesque, dévoreuse. Toute existence sur son passage allait être annihilée. Des

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pierres éclatèrent, disparurent. Il y eut des trous, inexplicables, des absences de matière, des gouffres, tandis qu'elle se dirigeait vers Li-tchong. Or, celle-ci émit à sa vue un rire léger, insolite, un rire de satisfaction...

Les Dieux avaient autre chose à faire que s'interroger sur ce rire : ils sentaient, bien que divins de nature, se distendre les charnières de leurs apparences. Ils se félicitaient de n'être point humains !

Quant aux Démons, subissant tout de même, eux aussi, un moindre mal, ils voyaient avec horreur se détacher leurs ailes, leurs pattes, tomber leurs poils et leurs écailles. Ils se recollaient fébrilement, très fâchés.

— Voilà ton anéantissement, Li-tchong ! Rien d'humain ne résiste à l'Absence d'Harmonie, sauf moi qui suis de même essence ! cria Houen-touen.

C'était oublier que Li-tchong l'Incomparable avait l'Efficace. C'était oublier qu'en elle Yin et Yang concertaient parfaitement. C'était oublier surtout qu'auparavant, dans le combat, elle avait accédé à la Suprême Harmonie, et qu'elle se savait être la seule créature qui pût affronter et rectifier l'Absence d'Harmonie.

Li-tchong attendit donc de pied ferme. Elle se permit même un second rire, plus éclatant encore que le premier, tandis que la nuée, sous forme d'un gigantesque oiseau noir, descendait vers elle.

— Houen-touen est vraiment un présomptueux ! remarqua tout haut, dans le silence, un des Dieux. Il oublie les grands détails et les petits aussi !

Moi, le Houa-jen, je partageais cette opinion. Houen-touen oubliait surtout que Li-tchong était déjà passée par les noires épreuves de l'ogresse Si-Wang-Mou, qu'elle avait reçu de celle-ci une buire de Fleur d'Or et qu'elle savait donc bien ce qu'il convenait de faire, en juste temps, quand un oiseau noir, fût-il vaste comme le ciel, fondait de haut sur elle !

Li-tchong, d'un revers précis, lui coupa la tête et recueillit posément dans sa buire ce qui en coulait.

Je le vis, moi, le Houa-jen, je le vis !...

Il y eut un vaste ébranlement de tout. Et, le temps de se remettre un peu, Dieux et Démons constatèrent que le combat à l'épée avait repris entre la Reine et le Hun. Une clarté un peu verdâtre commençait à éclairer la scène.

Li-tchong était couverte de poussière, collée par la sueur. Mais elle ne faiblissait nullement.

Après, la lune se leva, très blanche. La bataille continua, tandis qu'il tombait de nouveau doucement, à plusieurs reprises, des ondées qui lavèrent Li-tchong. Et elle se mit à rire. Encore. Tout en se battant. Puis l'aube parut, rose. Li-tchong riait, plus jeune, plus fraîche que jamais. Puis, ce fut l'arrivée du soleil, dans une rouge gloire ! Li-tchong riait, inépuisable. Et se battait. On eût dit qu'elle jouait à un jeu vraiment connu d'elle seule !

Ainsi, moi, le Houa-jen, je la vis multiplier ses prouesses, plusieurs jours et plusieurs nuits durant, sans jamais fléchir, pendant que la certitude de la défaite envahissait Houen-touen. Il me parut que tout allait plus vite qu'à l'ordinaire.

Dans les tournoiements de l'épée de Li-tchong, au cours de sa danse de combat, jours et nuits se succédaient. Elle combattait dans le noir de l'ombre, dans le blanc du clair de lune, dans le rouge de l'heureux soleil. L'Absence d'Harmonie que Houen-touen lui dépêchait encore, de temps à autre, ne l'atteignait pas : elle lui coupait le col, à chaque fois, sans se presser et recueillait la liqueur qui s'en écoulait dans la buire de la Si-Wang-Mou.

Cela jusqu'au moment où, ayant assez accompli, elle s'arrêta avec simplicité, en remettant son épée au fourreau et en prenant l'attitude du repos.

Houen-touen, lacéré, sanglant, épuisé, s'arrêta aussi, sans comprendre. Il faisait grand jour et tout était clair. Il souffla soudain dans l'instrument qu'il tenait. Aucun son. Et rien ne se produisit !

Alors, Li-tchong, les Dieux, les Démons et moi-même, le Houa-jen, nous éclatâmes d'un tel rire que ses pouvoirs maléfiques se rompirent d'un seul coup dans sa poitrine, le privant désormais de toute initiative.

— Tu es vaincu, Houen-touen ! jugea le Plus-Haut-des-Dieux, Celui qu'on ne voyait pas.

Les Démons disparurent. Les Dieux brillaient ensemble comme un arc-en-ciel.

Maître Tohu-Bohu balança la tête, regarda Li-tchong.Il n'en put soutenir la vue car, moi, le Houa-jen, je l'atteste elle rayonnait comme le soleil !

— Je ne te tuerai point ! dit-elle.

Houen-touen connut alors la Grande Peur, son châtiment...

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La Grande Peur qui s'empara de tous les sens de Houen-touen ne lui accorda aucune trêve à partir du moment où elle se saisit de lui comme de sa proie. Il devint gibier traqué d'une chasse impitoyable. S'abattant avec une soudaineté d'orage, elle le ravagea. Elle lui fut maladie, fièvre et folie, le poussant à courir. Bouche distendue, il hurla sa panique, il injuria son tourment, il protesta, il marmotta et soliloqua sans fin, du plus aigu au plus bas, courant toujours.

Il se voyait rameuté par une horde affamée de grands loups gris à prunelles de sang, de cochons noirs à groin cannibale, de chats hérissés, de rats et de toute une clabauderie batracienne. Cela, c'était le gros de la troupe, en arrière et sur les côtés, faisant gronder le sol de son trottement. Largement par-dessus, il y avait un vol déployé de corbeaux à bec-cisaille, de chats-huants en vocifération, de vampires, de goules à gueule-suçoir et d'une myriade nuageuse de choses indistinctes, poilues, crochues et venimeuses qui l'enveloppait tout entier sans qu'il pût en secouer la multiple emprise. Ces petits monstres ignobles lui collaient par tout le corps, s'y creusaient des nids, en se vrillant en profondeur sous sa peau. Il les sentait pondre onctueusement les œufs vermineux de leurs générations futures qui, déjà et sans fin, les unes après les autres, éclosaient, rampaient en forant des galeries dans sa chair profonde, s'y nourrissaient et, au terme de leurs métamorphoses, en remontaient par des puits obscurs, ouverts en ulcères à l'air libre d'où elles s'envolaient pour regarnir le nuage de plus d'abomination encore, avant de reprendre à leur tour comme cible et terre favorable le corps de leur victime.

Houen-touen fuyait à toutes jambes, un souffle de forge dans les poumons, les yeux exorbités. Une sueur gluante dégoulinait de lui. Sa chevelure se hérissait en mèches agglutinées. Il pleurait, tremblait, frissonnait et bavait. Ses bras, en moulinets détraqués, écartaient et rabattaient sans résultat autour de sa tête le nuage d'horreur dont il ne parvenait pas à se débarrasser et qu'il était seul à voir.

Il courut ainsi, sans un repos, pendant des temps qu'on ne put calculer et dont les historiographes notèrent avec soin le phénomène, l'appelant dans leurs archives : « Fait mémorable du Chaos retourné contre lui-même ».

Et Houen-touen traversait villes et villages du Chan-si, bourgades et campements, comme l'image même d'un Maudit devant lequel il faut s'écarter. Ce que faisaient les gens, rejetés, détournés de côté, tous prévenus que cet être était livré aux infernales vengeances et que les hommes ne devaient plus s'occuper de lui, pas même, quand il était passé, le regarder s'enfuir plus loin et surtout pas, ensuite, y penser, de crainte de piéger sur soi un relent de cette malédiction.

Aussi, dès que Houen-touen s'éloignait des lieux habités, on y organisait immédiatement, par réaction de prudence et de santé, fêtes, sacrifices aux bons génies, ripailles, orgies, et surtout danses au son de tous les instruments disponibles, en chantant très fort tous les vieux chants de la nature et des saisons, cela quel que fût le temps ou l'heure. Ce qui fit tournoyer souvent en pleine nuit, sous la lune et la pluie, des populations enivrées de vie et de joie qui louangeaient la Grande Li-tchong, Souveraine de la maintenance des bienfaits du ciel sur la terre du Chan-si !

Et Houen-touen, lui, plus loin, toujours plus loin, dans la désespérance de la Grande Peur, courait et courait, sans repos. À corps perdu, il coupait à travers champs, buissons ou ronciers, il escaladait des monts, descendait au fond des gouffres, remontait de terrasses en terrasses et, quand une rivière,une cascade ou un lac se trouvait devant lui, encore il traversait, plongeant et nageant avec furie pour aborder à l'opposé, grimper sur la rive et y reprendre sa course !...

... Quand, un jour, il reconnut devant lui, avec soudaineté, la Montagne sans Respect, il pensa du fond de sa Grande Peur, qu'enfin il allait pouvoir demander aide et secours à Yama !

Toujours harcelé, il monta, monta jusqu'au moment où, quelque effort qu'il fît, il se rendit compte qu'une implacable pression le maintenait à mi-hauteur, devant une petite grotte, sur un étroit balcon de roche plate.

— Voici ta place, ô le plus présomptueux des sots ! rugit à tous les échos du site la voix du Seigneur des Enfers.

Le rire de celui-ci roula longuement, accompagné de tous les gloussements et couinements moqueurs de sa cour.

Et il n'adressa plus jamais la parole à Houen-touen qui s'assit devant la grotte et demeura là, sans pouvoir aller ailleurs, le vide vertigineux s'ouvrant sous son repaire. Il but la pluie, brouta de l'herbe, reçut de temps à autre un oiseau mort, un mulot crevé qu'il mangea.

Toujours, il subissait le siège de la Grande Peur. Mais à celle-ci s'étaient jointes, par ordre de Yama, toutes les méchancetés, volantes ou rampantes, qui matérialisaient en créatures l'humeur atrabilaire de la Montagne sans Respect. Les bergers de loups et de tigres se divertirent à lancer des attaques contre lui. Houen-touen dut requérir l'aide de ses petits démons familiers d'autrefois. Ainsi que d'autres, Noir-Crachat et Fiel-de-Truie prirent, avec délectation, un ascendant sur lui, le tourmentant sans vergogne, lui réclamant en

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récompense de leurs menus services sa musique discordante. Houen-touen devait alors s'exécuter, jouant en compagnie des diables à panse sonore, à cul-trompette, à sexe-chalumeau, à oreilles-cymbales, à denture-xylophone, jouant une cacophonie ravageuse, qui déclenchait orage, tourmente et grêle, au grand mécontentement des habitants de la Montagne sans Respect qui préméditaient alors de nouvelles attaques contre le maudit.

Et Houen-touen, dans sa Grande Peur toujours active, malgré toutes ses turpitudes, malgré l'intensité de ses tourments, connaissait encore une plus grande souffrance : il se souvenait de Paï-yun. Il ne parvenait pas à se retirer son image du centre de l'être. Il la regrettait sans fin. Il la contemplait. Elle demeurait fixée comme une lame d'épée en plein dans son milieu ! Et, dans le même temps où il savait que ce n'était qu'un souvenir, à jamais inaccessible, il désirait misérablement sa présence effective...

Les démons s'amusaient fort à se déguiser en fausse Paï-yun pour abuser de lui et lui soutirer d'équivoques érotismes qui le désespéraient et le ravageaient plus avant.

Et puis, tout a son terme : la vie se retira de Houen-touen. Il eut un hoquet lamentable. Son corps, après un bref sursaut, retomba, assis sur place dans sa position habituelle, tassé sous sa vieille peau de loup élimée.

Quittant ce corps, son esprit s'abîma au fond de la Grotte Pourrie, sous les pieds de Yama, parmi les crabes. Il n'avait pas, comme les autres défunts, conservé sous une apparence fantomatique sa ressemblance. Non. L'entité de Houen-touen avait rétrogradé en forme d'outre, sans bouche pour parler ni se nourrir, sans bras pour agir, sans jambe pour se mouvoir, sans anus pour se dégager, sans sexe pour jouir. Une outre close qui, à la fois, crève de faim, suffoque d'être pleine, contient toutes les impulsions qui lui sont interdites !

Le Seigneur des Enfers planta avec volupté les dix griffes de ses pieds dans cette outre gonflée de tous les regrets, de tous les tourments et de toutes les insatisfactions.

— Le beau coussin ! grogna-t-il.

Il se carra sur son trône. Il fit cliqueter sa couronne d'os...

Il ne savait pas que, dans cette outre, un seul point, tout petit, lui échappait, qui n'appartenait pas aux enfers, un seul point de vraie conscience, un braison de mémoire qui n'était que fidélité sans désir. Ce point pensait : « Paï-yun ».

... Au dehors, des corbeaux bien réels se sont abattus sur la dépouille de Houen-touen. Ils ont crevé ses yeux. Les mouches sont entré dans sa bouche, ont pondu sur sa langue. Les vautours, d'un bec irrésistible, ont déroulé ses tripes. Les nécrophores sont sortis des anfractuosités rocheuses pour recueillir les lambeaux de sa charogne et les emporter. Les vers ont grouillé parmi des éclatements de bulles gazeuses. Des mouches nouvelles en sont nées, rejoignant les autres mouches. Les liqueurs humorales ont coulé, grasses... Puis elles sèchent et la puanteur disparaît.

Sur le balcon de pierre, devant la petite grotte, la peau de loup racornie perd ses poils gris. Elle se troue, au vent d'hiver qui râpe la Montagne sans Respect. Elle se troue, sur le squelette entièrement nettoyé de ce qui fut Houen-touen, Maître Tohu-Bohu, qui crut triompher par l'Absence d'Harmonie et qui fut lui-même détruit par sa propre disharmonie...

Dès après la victoire de Cœur-Puissant dans le Combat des Opposés, l'Annaliste du Palais de Tchong-tsong enregistrait, avec une satisfaction et un orgueil sans limite, pour les Annales du Règne :

« ... l'on vit alors fuir comme des chiens galeux tous les Hiong-nou et notre pays pansa ses plaies, reconstruisit ses maisons, réorganisa son commerce, si aisément et si rapidement que, partout, l'on s'exclamait : c'est miracle ! Ce miracle était généré comme toujours par notre Reine, car Li-tchong l'Incomparable qui possédait l'Efficace, joignait désormais à sa Sagesse Plénière la Grande Sainteté... Elle était le Soleil et elle était la Lune. Elle était l'Or et elle était l'Argent. Elle guérissait les maux lunaires. Elle guérissait les maux solaires. Il n'y eut désormais rien de mal qu'elle ne transposât dans le bien et rien de bien qu'elle ne transposât dans le meilleur, d'un seul battement de cils... »

Devant moi, le Houa-jen, elle restait toujours aussi simple, me confiant comme d'habitude les petites et les grandes choses de sa vie. Elle n'y manqua jamais tout au long des années. C'est ainsi que, certain jour, elle me dit avoir revu deux fois le Dragon à Barbe de Cristal. La première fois, il lui avait donné une boîte d'Argent Sublime. La seconde fois, une boîte d'Or Parfait...

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Après, elle ne le rencontra plus. Le Ciel ne manifeste jamais rien d'inutile. Or, Li-tchong n'était-elle pas elle-même devenue Dragon de Sagesse et de Sainteté ?

Et T'aï-ping, la Grande Paix, tant souhaitable sur terre, se maintint sans faillir sur le Chan-si.

Les hommes y furent joyeux de santé, sages d'esprit, entreprenants dans leurs travaux. Les satisfactions abondèrent et on sut le reconnaître. Les femmes riaient de contentement : aussi devenaient-elles toutes plus belles et plus fécondes, de génération en génération. Champs et arbres prospéraient, généreux en dons.

Partout ailleurs, l'on répétait ce dicton : « Chan-si, meilleur gibier, poissons brillants, récoltes lourdes, gens heureux ».

L'Efficace Suprême de Li-tchong régulait tout.

Elle respirait : le vent courait, léger, bienfaisant ! Elle se peignait avec son grand peigne de nacre et d'ivoire : les prairies d'herbes longues, les champs de millet et de froment ondulaient gracieusement ! Elle riait aux larmes des bouffonneries de Crapaud-Lune : tombait alors en juste temps la pluie qui fait germer, toute traversée des rayons du soleil ! Quand elle méditait longuement, Cygne d'Albâtre tout retiré dans une vaste paix : alors venait la neige de bon silence, à l'abri de laquelle la terre reposée prend ses projets d'abondance !

Chaque matin, elle rayonnait dans la Salle des Conseils Judicieux, sous son dais. Au dehors, le Meilleur Soleil était là, comme elle, sous son Nuage de la Bienséance...

Et comme Li-tchong ne vieillissait jamais, tous les vieillards du Chan-si restaient droits, honorables, et ne bégayaient point.

Oui, entre autres prodiges, on ne vit jamais vieillir la Reine au Cœur Puissant ! Elle échappait à l'usure de l'âge. Jamais sa taille de saule ne perdit sa flexibilité, jamais son visage de fleur de pêcher ne se fripa, jamais ses sourcils en croissant de lune ne se clairsemèrent. La « Salle des Sceaux » entre ses deux sourcils resta parfaite de proportion. La « Cour Céleste » de son front brillait de puissance. Le « Pavillon Terrestre » de son menton garda sa fermeté. Et, des « Terrasses d'Orchidées », sur les côtés de ses narines, s'exhalait constamment un parfum qui ravissait les sens.

Les Annales de son temps racontent : « Il est reçu qu'elle entretenait son indestructible jeunesse en buvant chaque année, au retour des oies sauvages, une seule cuillerée de vin de millet blanc, à peine teintée de rose par une goutte du Rouge-Sang-Dragon que contenait la buire de la terrible Si-Wang-Mou... »

Sur son passage, sans fin, ses sujets criaient, joyeux, en lui offrant fleurs et paniers pleins :

— Dix mille années, dix mille années ! Reçois les dons, par myriades et cent mille !

Et comme sa chère Ts'ing, la Dame Pure, avec son époux Taï-tchou, le Grand-Sapin, avait procréé de nombreux enfants, ainsi que Paï-yun, Nuage-Blanc, l'avait fait avec Kiun-tseu, le Gentilhomme, la gratifiant ainsi d'une abondante descendance, le peuple ajoutait toujours en les voyant :

— Fils, petits-fils, lignée continue vous suivront !

Près de Li-tchong, moi, le Houa-jen, j'étais toujours là, discret. Me voyait-on encore ?... La Reine au Cœur Puissant s'entretenait avec moi, toujours égale en humeur, me convoquant en premier lorsqu'elle avait des projets ou prenait des décisions. Souvent, elle disait, en hochant la tête, avec une fine malice et un pli rieur au coin des yeux :

— Mon Houa-jen, nous sommes d'anciens complices !

Elle ajoutait, sérieuse :

— Sans ta présence...

Mais j'empêchais la suite, en tendant vers elle mes paumes ouvertes. Et elle ne finissait pas sa phrase, m'obéissant avec une grâce souveraine et un amour infini...

Son activité ne se relâchait point. Sa cour était un va-et-vient permanent d'ambassades étrangères. Elle conclut de nombreuses alliances dont on n'eut qu'à se louer. On ne revit jamais les Hiong-nou.

Taï-tchou et Ts'ing, Kiun-tseu et Paï-yun, les Amants du Yin Royal, les Amantes du Yang Royal, Époux et Épouses de la Faveur, la cour entière, l'entouraient d'amour et elle le leur rendait magnifié.

Mais elle me disait souvent, au soleil déclinant du soir, lorsque ses femmes lui avaient ôté ses habits de réception royale ou de grand conseil :

— Ah! mon Houa-jen, tu la connais, toi, ma solitude...

Toujours en pareil cas, je m'inclinais car vraiment, oui, vraiment, elle était Une Solitude. Et je le savais.

Je la regardais partir pour les Fêtes du Soir, avec sa robe de gaze ailée qui bruissait, tandis que cliquetait à sa ceinture, en breloque royale, l'Objet Tan, le Don du Dragon... Ah ! l'indicible silhouette qui se reflétait, nuée claire et glissante, sur les dallages de jade, tandis qu'elle s'éloignait ! Qui, l'ayant vue une fois, ne s'en

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souviendrait ?...

Qui, ayant entendu venir de loin, à travers les galeries majestueuses, le clair tintement de cette breloque, ne sentirait encore le frisson avant-coureur de la rencontre avec la Reine au Cœur Puissant ?

Ainsi régna Li-tchong, longtemps, très longtemps...

Un jour, un jour comme tous les autres de son règne, où tout était en ordre, elle me fit appeler à une heure inhabituelle, demandant que Crapaud-Lune m'accompagnât.

Elle congédia calmement tout son monde pour demeurer en notre seule compagnie.

Elle se tint debout, sans rien dire, plus droite encore que de coutume. Se détachant parfaitement sur le mur aux grues couronnées de sa chambre, je voyais la Lumière d'Or qui émanait de sa personne.

Crapaud-Lune, contrairement à ses habitudes joueuses, paraissait interdit et ne quittait pas mon côté.

Li-tchong nous fixait. Son regard s'élargit. Elle parut entendre un bruit. Elle leva la main.

— Le Char Céleste vient vite !...

Et elle tomba.

Crapaud-Lune eut un hoquet atroce, voulut s'élancer. Mais son corps se disloqua complètement et il cessa de remuer.

Le cycle étant accompli, ma mission s'arrêtait. Il ne restait plus de temps pour rien.

Les Elucials Glacides m'attendaient.

Alors, moi, le Houa-jen, je laissai mon corps et je repartis librement vers les Plans de Grand Tissage qui me sont propres.

Avec un joyeux sentiment de libération, je m'élevai dans la lumière expansive.

Cependant, avant de perdre le contact avec la terre, je regardais vers le bas. Mon corps d'emprunt gisait auprès de celui de Li-tchong, dans la même position. La carcasse désertée de Crapaud-Lune était au sol entre nous deux.

J'entendis un grand cri et des pleurs. Quelqu'un venait d'entrer dans la chambre. Je ne sus jamais qui. J'étais déjà trop loin de la terre...

La dépouille incorruptible de Li-tchong, la Reine au Cœur Puissant qui posséda la force du Yin et la force du Yang, repose toujours au Chan-si, près de la rivière Fen, en un profond tombeau. Sa main gauche tient une boîte d'Argent Sublime pleine d'une poudre blanche. Dans sa main droite est une boîte d'Or Parfait pleine de poudre rouge. La buire de la Si-Wang-Mou est là aussi, une Fleur d'Or sur le capuchon. L'Objet Tan pend à sa ceinture...

Dans le tombeau de son Houa-jen, tout à côté, six longs coffrets d'ébène contiennent encore six marionnettes magiques comme l'on n'en fait plus.

Entre les deux tombeaux, des mains pieuses avaient élevé un tumulus pour y placer le corps de bois, de cuir et de peau fine de celui qui fut Tchang-o, Crapaud-Lune, le fidèle.

Mais les pierres votives sont tombées. La stèle du Yin-Yang s'est enfouie. Le temps a nivelé le sol. L'herbe a repoussé. Les arbres font de l'ombre comme l'oubli dans la courte mémoire des hommes.

Et, au-dessus... « les nuages planent, planent, à l'infini... »

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CE QUE DISAIT LE HOUA-JEN

Sans aucun Décor.La Sainte-Science parle à mi-voix pour les Enfants...Car dangereux, dangereux, dangereux est ce bas monde !

Surtout si tu es Sage Enseignant,Donne aux gens le théâtre qu'ils veulent,Joue la Grande Farce, couvre-toi de vêtements étranges,D'ornements flatteurs, de signes vains,Et promets-leur les mêmes ! C'est ce qu'ils désirent.Alors : nombreux public, salles pleines !Ils rient, pleurent, applaudissent et croient faire quelque chose.Ils diront en sortant : « Nous, nous étions conviés,Nous sommes entrés, nous avons vu la vérité ! »Ils aiment l'illusion et l'appellent Réalité.Alors, si tu es Sage, ouvre boutique d'onguents,Fais sauter tes singes ou peuple ton théâtre !Les vaniteux viendront, pleins d'importance,Feront du bruit, croiront jouer ta pièce.Ils prendront les marionnettes et leur caquetPour l'Enseignement des Sages et s'agiteront comme elles.Et toi, sous ce couvert, ô Sage Enseignant,Tu transmettras sans péril aux rares EnfantsPour qui le manteau du Souverain n'est pas le Souverain.

Car dangereux, dangereux, dangereux est ce bas mondePour la Sainte-Science parlant à mi-voix,Sans aucun Décor...


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