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LA CONSTRUCTION DU DOME C H E Z F O R M I C A R U F A ( I I I )

par R6my CHAUVIN (Laboratoire d'l~thologie, Station de Bures-sur-Yvette, Seine-et-Oise.)

Dans un travail pr6c6dent (CHAUVIN, 1959), j 'ai 6tudi6 la perturbation que l ' introduction de cloisons radiaires provoque dans la construction du dSme chez F o r m i c a ru/a. 5e signalais en particulier les in6galit6s d'amas- sage et d'activit6 de part et d'autre de ces cloisons. Ces in6galit6s, avais-je montr6, sont bien difficiles ~ interpr6ter ; et je me demandais s'il ne vau- drait pas mieux proc6der par adjonction ou enl~vement de brindilles, mat6riau avec lequel les Fourmis ont davantage l 'habitude de travailler. Dans cette direction, j'ai effectu6, de mai ~ octobre ~959, une s6rie de recherches dont l'expos6 va suivre. Toutes les exp6riences et observations se sont d6roul6es, comme les ann6es pr6c6dentes, dans un petit bois situ6 non loin d't~pernon (Eure-et-Loir).

A . ~ L e s m o d i f i c a t l o n s e x p ~ r l m e n t a l e s du d S m o e t la r162 cyc lose ~ de Klo f t .

On sait que KLOFT (~[956), en teignant les mat6riaux superficiels du nid d'une couleur facile ~ reconnaitre, a pu mettre en 6vidence une cc cyclose,

la surface de la construction. Les mat6riaux color6s sont d'abord recou- verts de brindilles, puis, au bout d'un temps plus ou moins long, r6appa- raissent ~ la surface. D'apr~s une s6rie de photos prises en des zones bien d6termin6es du nid, j 'ai pu me convaincre que cette cyclose 6tait d'une tr~s grande intensit6 : la surface du dSme subit des remaniements quasi continuels. I1 existe un moyen amusant de les mettre en 6vidence : c'est de saisir avec pr6caution, pour ne pas troubler les Fourmis, quelques brin- dilles et d'en former des lettres en les plaCant convenablement ~ la surface du dSme : on volt positivement les lettres s'effacer sous les yeux (en moins d'un quart d'heure, souvent). La technique n'est pas assez pr6cise pour mettre en 6vidence, s'il en existe, des diff6rences locales dans la rapidit6 des remaniements ~ la surface de la fourmilli~re. Ajoutons que ces remanie- ments paraissent s'effectuer darts le plus grand d6sordre ; de fragiles 6chaufaudages de deux ou trois brindilles s'6difient comme au hasard, puis, quelques minutes plus tard, d'autres ouvri~res viennent en arracher les parties constitutives pour les transporter ailleurs.

INSECTES SOCIAUX, TOME VI, N ~ l, 1959. 22

308 a ~ v c~xuw~

B . ~ L e s r b o s s e s ~ e t l e s ~ c r e u x ~> clans la cons t ruc t ion .

Je rappelais dans ma note pr6c6dente un fait bien connu de tous les myrm6cologues: ~ savoir l 'agitation formidable que d6clenche chez F o r m i c a ru in ]'enlbvement d'une poign6e de brindilles t~ la surface du hid. Des flots d'ouvribres se laissent tomber dans le creux ainsi pratiqu6, qui ne tarde pas ~ se trouver trbs rapidement combl6 avec de longues brin- dilles bien diff6rentes des mat6riaux de recouvrement, pIus fins. On peut d6poser non loin du creux la poign6e de brindilles que l'on vient de lui enlever et comparer le temps que prendra le nivellement dans les deux cas. I1 n'est pas du tout le m~me : les parties saillantes du monticule sont assez rapidement enlev6es, de sorte que ses pentes s'arrondissent. Mais il faut ensuite plusieurs jours pour que toute trace de bosse disparaisse, alors que le creux voisin est depuis longtemps combl6. I1 faut noter que l 'obtu- ration des trous se fait toujours par l 'aval : les Fourmis d~posent des brin- dilles de mani~re ~ former une pente dont l'angle avec l'horizontale aug- mente et finit par rejoindre ]a surface du nid. On peut conclure que les F o u r m i s rousses sont bien p lu s sensibles a u x inggalitgs de la sur /ace du n id quand elles sont en creux gue lorsqu' elles sont en relie/.

Ne trouvons-nous pas dans cette particularit~ une explication des ano- malies de construction signal~es dans un travail precedent ? (CHAucer, ~958.) Je veux parler de la tendance ineoercible, semble-t-il, qui pousse les Fourmis h remplir de brindilles tous les objets creux d6pos6s sur la fourmilli~re et ~ ~difier, par exemple, de v6ritables tours ~ 6tages quand on d~pose sur leurs nids plusieursgrands cylindres de carton concentriques.

C . ~ L e s r 6 p a r a t i o n s d a n s la cons truc t ion .

J'ai pratiqu6 ensuite dans le dSme des destructions localis6es afin de rechercher s'il n'existait point une certaine m~thode dans les r6parations, ou si, au contraire, elles se faisaient au hasard. Malheureusement, la suite des op6rations est bien difficile ~ suivre, et Yon ne distingue gu~re les brin- dilles nouvellement replac~es des anciennes. Les r6sultats sont plus nets si l'on choisit une fourmili~re ~difi~e sur une souche couple a u r a s du sol,

condition que la surface de la souche soit rest~e assez lisse. On peut alors enlever presque toutes les brindilles et laisser un ou plusieurs monticules dispos6s de diverses fa~ons, comme le montrent les figures. Les r6sultats ont ~t~ particuli~rement nets sur les fourmili~res F et C'. Lorsqu'on laisse au centre seulement un monticule de brindilles, il ne paralt pris qu'avec difficult~ comme point de d~part de la reconstruction ; mais je n'ai fair que peu d'exp6riences dans cette direction. Lorsque les monticules ne sont laiss~s qu'~ la p~riph~rie, la reconstruction en part facitement ; les Fourmis les relient par dhs areas de brindilles qu'elles exhaussent peu ~ peu. La reconstruction ne progresse gu~re que d'un cSt~, correspondant en g~n6ral

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la moi t i6 du p6r im~tre de la souche. L ' a u t r e moit i~ reste non m o d i f i ~ e p e n d a n t tr~s l o n g t e m p s parfois . Cet te diff6renee en t re les d e u x por t ions p e u t se m a i n t e n i r p e n d a n t p lus ieurs mois au cours des exp6r iences suceessives.

Si b ien que l ' on p e u t sans dou te ~noncer une premiere conc lus ion : dans beaucoup de cas le d6me le plus rdgali~rement arrondi peat rdsalter d'une rdpartition anisotrope du tra?ail des bdtissears.

I1 se fo rme ainsi dans les p remiers s tades de la r e c o n s t r u c t i o n une sor te de c ro i s san t de brindi l les qui p e u t pers is ter l ong t emps , en se renforgan t .

A B A [ ]

1 2 3 4 5

6 7 8 9 10 Les figures A et B correspondent ~ l'obturation d'un trou vu de face et ~ l'aplatisse-

ment de deux bosses (de profil) ; trois baguettes plant~es pros de chaque bosse sont d~garnies jusqu'~ la moiti~ (a droite). Les figures A B (~ droite) montrent en coupe le mode de remplissage par l'aval. - - 1, 2, 3 : trois phases de la r~union par des brindilles de trois monticules p~riph~riques. - - ~, 5 : m~me ph~nom~ne avec un seul monticule. - - 6, G : la fourmili~re F a r~uni exceptionnellement trois monticules p~riph~riques en passant par le centre. - - 8 : un croissant de brindilles est transpos6 dans le sens de la fl~che, ce qui donne la figure 9. En 10, reconstruction du croissant primitif ~ sa place initiale et destruction du croissant transpos6.

Son o r i e n t a t i o n est h peu pros c o n s t a n t e pour une m~me fourmili~re, ma i s va r ie d ' u n e fourmili~re ~ l ' au t re . T r o i s croissants , pa r exemple , ~ ta ient ouve r t s vers l ' e s t -nord-es t , un vers le no rd -no rd -oues t , l ' a u t r e vers le sud - sud -oues t ; il est v ra i que les nids se t r o u v a i e n t darts des bio- topes b ien diff~rents~ clairi~res ou taill is plus ou moins clairsem~s.

Une cur ieuse exper ience, r~alis~e sur la fourmil i~re F, t e n d ~ m o n t r e r que la zone de m o i nd re ae t iv i t6 est d~lib~r~ment n~glig~e. Cet te four- mili~re d~pose des brindil les en c ro issan t ouve r t vers le sud - sud -oues t ;

3~0 a ~ Y CttAUVIN

le croissant est trbs net parce que construit sur une souche ~ la surface bien plane. Alors qu'il est pleinement constitu~, je le d~place sur la souche de mani~re que sa concavit~ regarde en sens oppos~ vers le nord-nord*est. Quelques jours plus tard, je m'aper~ois que les Fourmis ont rebati un autre croissant qui regarde de nouveau vers le sud-sud-ouest ; le croissant d~plac~ par rues soins est en voie de destruction. A la fin de la semaine, il a entibrement disparu.

Signalons aussi que, partout oil la disposition du nid permet de l 'observer, c'est par apport de matdriaux ~ers la pdriphdrie et non vers le centre que le nid s'agrandit, si bien qu'une figure annulaire, d6prim~e au centre, a tendance se former. Mais alors, la concavit6 m~diane stimule fortement les Fourmis comme je le signalais au d6but de ce travail ; elles la comblent tr~s rapi- dement, si bien que l'ensemble prend ta forme d'un cSne plus ou moins arrondi. Lots des quelques migrations en masse que j'ai pu observer, les souches nouvellement colonis6es sont toujours recouvertes en partant de la p~riph6rie (seulement d'une partie, comme il a 6t~ dit plus haut), et il se forme alors le croissant caract~ristique. La phase du croissant peut ~tre fugace, si l 'activit~ constructrice est intense. Je n'ai vu que dans la four- mili6re F une exception /~ la r~gle du commencement par la p6riph~rie ; j 'avais enlev6 les brindilles qui recouvraient la souche en ne laissant que trois tas sur le pourtour : les trois monticules ont ~t6 r6unis par des talus de brindilles qui passaient par le centre et formaient un Y. Le ph6nom~ne s'est reproduit deux fois sur la m~me colonie ; mais, par la suite, les m6mes ouvri6res ont pr6f~r~ rejoindre les monticules par la p~riph~rie.

Si, au lieu de laisser des monticules apr~s avoir balay6 la plus grande partie des brindilles, on nettoie compl~tement route la surface de la souche et si on y d6pose alors quelques poign~es des brindilles, les monticules ainsi reconstitu6s n' (( int~ressent ,, pas les Fourmis. Ils sont aras6s assez rapidement et la reconstruction part d'ailleurs. Le point de ddpart de la reconstruction doit ~tre constitud par du matdriel d~]d (~ organisd, par la Fourmi. Dans l'amas, informe pour nous, qui constitue le nid, les ouvri~res savent reconnaitre leur ~euvre et la distinguer des imitations qu'en fait l 'exp~rimentateur.

Conclusions et r~sumd.

i ~ Les mat6riaux de surface de la fourmili~re sont l 'objet de remanie- ments quasi contir/uels, visibles d'heure en heure.

20 Les ouvri~res comblent beaucoup plus rapidement les concavit~s naturelles ou provoqu6es de la surface du dSme qu'elles n'en aplanissent les bosses.

3 ~ Le travail n'est pas r6guli6rement r6parti autour du dbme ; il est plus intense sur un secteur plus ou moins large de la p~riph~rie.

4 ~ Les Fourmis recouvrent la p6riph6rie d'une souche avant son centre (avec la restriction n ~ 3 d'un travail plus intense sur une portion de la p~riph6rie).

C O N S T R U C T I O N D U D O M E C H E Z (( F O R M I C & R U F A ) ) 311

50 Elles paraissent distinguer leurs propres ~difices des imitat ions qu'en fait l 'exp~rimentateur, m~me avec les mat6riaux de leur propre nid.

BIBLIOGRAPHIE.

t958. CHAUVIN (R.). - - Le c o m p o r t e m e n t de cons t ruc t ion chez Formica ru]a (Ins, Soc., 5, 273-86).

1959. Con t r ibu t ion h l '~ tude de la cons t ruc t ion du d6me chez Formica ru/a. II (Ibid. 6, I - - II.).


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