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8/16/2019 Joseph Moreau - Platon Et l'Idéalisme Chrétien
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Revue des Études Anciennes
Platon et l'idéalisme chrétienJoseph Moreau
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Moreau Joseph. Platon et l'idéalisme chrétien. In: Revue des Études Anciennes. Tome 49, 1947, n°1-2. pp. 65-77 ;
doi : 10.3406/rea.1947.3362
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PLATON
ET
L IDÉA LISM E
CHRÉTIEN
II
n est pas facile de bien entendre
Platon.
Cela tient
sans
doute,
our
une
part,
à la
variété
même des
moyens
dont
il
use
pour
expression
de sa pensée, qui vont du
dialogue
le plus vivant à l exposée plus
scolaire,
en
passant par tous les modes de la poésie
et
de
l éloquence,
et
qui mêlent, dans
chaque
genre, la dialectique
et
le
mythe,
la
précision
technique
et
la
suggestion
symbolique
; mais
cela
tient
surtout à
la volonté
délibérée
de ne
point prêter
au psit-
tacisme,
de
ne
pas
livrer dans une formule toute faite ce qui
doit
être conquis par la
réflexion
personnelle. Si les analyses
préparatoires sont toujours
extrêmement
minutieuses, les
méthodes
d approche rigoureusement définies, la
solution
ultime, l intuition finale
n est jamais révélée : Platon
ne
veut
que
des
lecteurs
philosophes,
et
qui collaborent
avec
lui. De
là,
la diversité des
interprétations
qu il
a reçues : point de
philosophie
«
nouvelle
»
qui n ait tenté
de
le
tirer
en son
sens
;
de
là
aussi,
en contraste
avec
ce
foisonnement
d extravagances, la
stérilité
décevante de l exégèse
purement
historique et philologique. La pensée de Platon est une
pensée
philosophique ; la comprendre, c est la retrouver ; c est s efforcer
de
l assimiler,
et
cela avec
notre
mentalité
philosophique
sans
doute
éloignée de la sienne ; c est
la
traduire dans
un
langage qui n est
plus
le sien,
la
refléter
à
travers des catégories
qui n étaient
pas
les
siennes ; c est
risquer
de la trahir, ou au
mieux
de la
réfracter.
Jüa
condition la plus sûre pour se
garder
de ce risque, sans s interdira
cependant
de
comprendre, paraît
être
d aborder
l étude
des
dialogues avec une
mentalité philosophique héritée de
la
tradition
platonicienne
elle-même.
Une
philosophie d intention
révolutionnaire,
le
kantisme par exemple, même si par la profondeur de ses
intuitions elle rejoint le platonisme sur des points fondamentaux et peut
en inspirer une
interprétation
pénétrante, TÎsque cependant
d en
fausser la perspective d ensemble ; une pensée, au contraire, qui
aurait recueilli l écho du platonisme à
travers
l aristotélisme,
le
néoplatonisme, l augustinisme, le thomisme même,
retrouvé
l héritage
Rev.
Et.
anc.
5
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66 REVUE DES ÉTUDES ANCIENNES
de ces doctrines chez les grands métaphysiciens du xvne siècle,
ressaisi
la vitalité de
cette tradition
dans
l idéalisme
français du
xixe siècle, de Ravaisson à
Brunschvicg,
une pensée formée à cette
école
pourrait
s assurer,
à
travers tant
de
relais,
qu elle
demeure
en
liaison
avec
la
source, vérifier
si,
dans
l interprétation de la
pensée
de
Platon,
elle
n apporte
pas
de
tournures d esprit
en
discordance avec
elle.
Le platonisme,
à
vrai
dire (c est
ce
qui fait de
lui
une grande philosophie),
n est
pas enfermé dans la lettre du texte
platonicien ;
il
est l esprit qui
lui donne
un
sens, même si ce sens
déborde les formules explicites
des
dialogues. Platon
ne
nous
dit
-il
pas
lui-même1 que
le texte écrit
ne
saurait
contenir
les richesses
de la
pensée
vivante? De ce point de
vue,
le platonisme déborde
même la
pensée
de
son fondateur
;
le
propre
du
génie,
c est
de
n être
jamais pleinement
conscient
de lui-même :
le
platonisme,
c est tout le courant philosophique issu de la
méditation
des
dialogues. Qui dira tout ce
que
Platon eût reconnu comme légitime
dans les spéculations néo-platoniciennes?
L historien, teutefois, a des
exigences
plus précises.
Tout
en
reconnaissant
que la signification
du
platonisme
se
révèle dans la
postérité
de Platon, dans
le
courant de
pensée issu
de
lui, il a
l 'ambition de saisir ce courant à sa source, d en analyser la
composition
d après
l examen,
certes,
de
ses
développements
ultérieurs,
mais
tandis
qu il
est pur encore des éléments étrangers
qu il
pourra
assimiler
dans la suite. Un remarquable exemple de ce scrupule
d historien
nous
est
fourni par
Victor
Brochard, qui, dans
ses
précieuses Études2,
se refuse à suivre
certains critiques, tels que
Stallbaum, Zeller et Lutoslawski, lorsqu ils attribuent à Platon
des formes d idéalisme
que
pour sa
part il
juge
propres
à la pensée
néo-platonicienne,
chrétienne
ou
moderne. Prenant
à la
lettre le
récit
du
Timée, qui
nous
montre le
Démiurge contemplant
le
Modèle
éternel
afin
d en
reproduire une
image
sensible,
il
soutient
que
le
Dieu
de Platon est
un
être inférieur aux Idées,
que
les Idées
sont
extérieures à lui et
ne
sauraient être
considérées, ainsi
que
voulaient les docteurs chrétiens, comme des
pensées
de Dieu. Ce
sont les néo-platoniciens qui, les premiers, ont
logé
les Intelligibles
dans l Intelligence.
«
II n y
a
pas
une
seule ligne dans Platon,
écrit
1. Phèdre, 275 c
sq.
; cf.
Lettre VII, 343
α.
2.
Études de Philosophie ancienne et de Philosophie
moderne, 2e
éd., p. 96-98, 151
sq.
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PLATON
ET
L IDÉALISME
CHRÉTIEN 67
V. Brochard,
où
il
soit dit explicitement que les
Idées
sont des
pensées de Dieu1.
»
Sans
doute,
Platon
ne
s est-il
jamais
exprimé en
ces
termes
;
mais
ce qu il
dit peut-il avoir un
autre sens?
Et,
d ailleurs,
ne tient-il pas
parfois un
langage équivalent? Certes,
il déclare
au
début
du
Tintée (28
ab) que
l Auteur de ce Monde a
dû
se
régler sur un
Modèle
éternel
; sans
quoi
son ouvrage
eût
été
imparfait.
Par
là
cet
auteur
se qualifie comme un
véritable
ouvrier, un démiurge ou
fabricateur, par opposition à
l imitateur
qui
prend
pour modèle un
objet sensible, soumis au devenir,
et ne
produit
que
des fantômes.
Mais
le livre
X de la
République
(596 è-598 a) nous apprend
que le
fabricateur, qui
reproduit
un
modèle
idéal,
mais extérieur à lui,
n occupe
encore
que
le
second
rang,
au-dessous de
celui
qui
produit
par
sa
réflexion le
modèle
idéal lui-même.
Au-dessus
du lit en
peinture, et du lit
fabriqué
par le
menuisier, se
trouve le lit
idéal,
qu on
pourrait
encore appeler le
lit
normal,
puisqu il
est le
modèle
sur
lequel
se
règle l ouvrier, lit
qui a sa
réalité
dans la nature*, c est-à-
dire
dans l ordre
éternel
de la finalité. Et ce lit, nous dit Platon,
est produit par Dieu, qui
mérite
à ce titre
d être
appelé
non
pas
δημιουργός, fabricateur,
mais
φυτουργός,
naturateur.
Or, il apparaît
bien que le
Démiurge
du
Timée
n est
pas
seulement fabricateur,
mais
aussi
naturateur.
On
nous
dit, certes,
qu il
a
produit
le
Monde
sensible à
l image du
Modèle éternel, du
Vivant
absolu (30 c-31 b),
qui semble de la
sorte
réalisé en dehors de lui ; mais on nous
le
montre aussitôt
après calculant combien d éléments
doivent
entrer
dans la
composition
d un
monde
sensible, c est-à-dire
visible
et
tangible (31 ό-32 c), méditant la plus belle figure à donner à
l Univers (33 b
sq.),
élaborant
par
ses calculs la structure harmonique de
l Ame
du
Monde (35 b
sq.),
comme de ses calculs encore résulteront
les
figures
caractéristiques des
quatre
éléments (53
b
sq.). De
l organisation
idéale que
le
Démiurge
impose
à
la
diversité
sensible
pour
en
constituer un Univers, on
peut
donc dire
indifféremment
qu il
la
contemple
hors
de lui, dans
un
cosmos intelligible, ou qu il
l élabore
par
sa
réflexion,
qu il
produit
de
la sorte le
monde
intelligible ; le récit du Timée, qui se contente d à peu près (34 c), im-
1. Études de Philosophie ancienne
et
de Philosophie
moderne,
p. 166, n. 1.
2. Rép.
X, 597 b
:
ή έν
τη φύσει οδσα —
598 α
: εκείνο αυτό το
έν
τΫ) φύσει
έκαστον.
Sur
cette
valeur du terme
φύσις, cf.
Phédon, 103 ft : το έν ήμΐν... το έν τί)
φύσει, Parmé-
nide, 132
d : τα μέν εϊδη
ταΟτα ώσπερ παραδείγματα έστάναι έν τ{)
φύσει, et notre
ouvrage : La
Construction de l Idéalisme
platonicien, §
252,
n.
3,
p. 477-479.
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REVUE
DES ÉTUDES
ANCIENNES
plique
l équivalence de ces
deux
expressions. La doctrine qui
regarde
les Idées
comme
des pensées de
Dieu n est
donc pas exclue
du
texte même des dialogues
de
Platon.
«
II
reste
alors,
il
est
vrai, dirait
encore
V.
Brochard1,
à
résoudre
la question de savoir
comment un
philosophe
tel que
Platon
a pu
considérer les
Idées
à la fois comme des choses en soi et comme des
pensées de Dieu.
»
Mais les
Idées
platoniciennes
ne
sont pas
des
choses en
soi
au sens kantien
a,
ni des substances au sens
aristotélicien
ni
des entités
en
quelque sens
que
ce soit ;
contre
cette
conception
réaliste
de l Idée, à
laquelle
pouvait prêter le
langage
allégorique du Banquet, du Phédon, de
la
République
et
du Phèdre, le
Parménide
et le
Sophiste sont
une
protestation
et une
mise
en
garde3.
Dire
que
l Idée
est
en
soi,
c est
dire
qu elle
n est
pas
relative
à nous ; elle
ne.
se réduit pas à un
mode
de penser subjectif
(νόημα)4 ; elle est
un
objet absolu de pensée, une norme de pensée
vraie, et
cela parce qu elle correspond aux productions de
l Intelligence
souveraine.
La
réponse
à la question de
V. Brochard
se
trouve dans
la
célèbre formule des Lois
(IV,
716 c),
que «
Dieu est
la mesure de toutes choses ».
Une
attitude
comparable à
celle
de
V. Brochard
se retrouve de
nos jours chez
un
philosophe italien,
M. F. Sciacca.
Dans
un
intéressant
ouvrage
sur
la
Métaphysique
de
Platon5,
il
maintient
le
dualisme
des
Idées
et du Démiurge. « Ni
les Idées,
écrit
-il,
ne sont des
pensées
du Démiurge, ni le Démiurge
ne
s identifie avec les
Idées
conçues comme intelligence. Il y a l Intelligible, il y a l Intelligence
divine : les Idées
et
Dieu6.
» D autre part, il
souligne
vigoureusement la nécessité pour appuyer l existence du Sensible, pour
qu il
ne
se confonde pas avec son modèle
éternel,
d admettre
un
substratum,
une matière,
qui
reçoive
les
empreintes des
essences intelli-
1.
Op.
cit.,
p. 166,
n.
1.2.
Cf.
à
ce
sujet
la
lumineuse
remarque
de
Burnet,
Plato s
Phaedo,
ad
65
ci
5
:
«
The
translation
«
in itself
»
is highly
misleading
; for it
suggests the
modern doctrine
that we cannot
know
the « thing in
itself », whereas the αυτό τρίγωνον
is
just
the
only triangle we can
know.
3.
Cf.
Parménide, 130
e
sq. ; Sophiste, 248 α sq.,
et
notre étude Sur L·
signification
du
Parménide, Revue philosophique, 1944, p. 97 sq.
4.
Cf.
Parménide,
132
bc.
Sur l interprét ation
de
ce passage, nous nous opposons
résolument
à
Brochard, op. cit., p.
167
;
voir
notre
étude, citée note
précédente, p. 100,
et, pour
plus
de précision,
la
première
partie
d une
autre
étude que nous avons
donnée dans la
Revue
de
Métaphysique
et de Morale,
1946
:
Le réalisme
de
Malebranche
et
la fonction
de
l Idée,
I
:
Eidos et
Noèma, notamment p. 97-100, 110-111.
5. La Metafisica di Piatone, vol. I :
II
problema cosmologico,
Roma, 1938.
6. Ibid., p. 181.
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ET L IDÉALISME
CHRÉTIEN
69
gibles *. Tel est le rôle de la χώρα, où il
faut
reconnaître, comme dans
«
l Autre
» du
Sophiste ou
Ι απεφον
du
Philèbe,
-une
expression
db
non-être.
Mais
notre
auteur
conclut de là
que
« le Dieu de Platon
est
métaphysiquement
limité
»,
sinon
à
proprement
parler
par
l Intelligible,
par l éternité
du
monde
des
Idées,
où « il trouve, pour
ainsi dire
objectivée hors
de
lui,
sa propre essence
2 »,
du
moins par
la
nécessité
aveugle
de
la matière,
qui fait obstacle aux desseins de
l Intelligence
et ne permet
pas que l Univers sensible réalise
une
absolue
perfection8. Platon ne se serait donc
pas
affranchi
de
la
conception
commune à tous les philosophes grecs de l éternité de la
matière
:
c est
pourquoi son
Dieu
ne saurait être
Créateur,
mais
seulement
Architecte.
Nous
n aurions
garde
de
prétendre
qu on
trouve chez
Platon
l idée de la création ex
nihilo
; mais serait-il exagéré de soutenir
que
de
lui proviennent
les
cadres
de son élaboration doctrinale? Non
seulement c est aux Idées
platoniciennes
que
saint Thomas, après
saint Augustin, fait
appel pour
expliquer comment les
choses
créées préexistent dans
l Intelligence
divine 4 ;
mais,
quand il
s agit
de
concevoir
en
quoi se distingue de l être
divin
l être même des
créatures,
c est encore à
une
notion platonicienne que les
théologiens, à la suite de saint
Thomas, ont recours.
La nature propre de
chaque
être
créé consiste,
selon
saint
Thomas,
en
ce
qu il
participe
d une
certaine
manière à la
nature
divine8; ce que Malebranche
exprime en
disant
que
les
créatures
ne sont
que
des participations,
c est-à-dire des imitations
imparfaites
de l être divin.
Tout
ce
qu elles
ont de réalité
est
emprunté aux perfections divines ;
elles
ne
se distinguent de Dieu
que
par
leur
défaut,
leur
imperfection,
leur néant6.
Ainsi se trouve éliminé
le réalisme
d une matière
coéternelle
à
Dieu,
rejeté
ce legs encombrant de l aristotélisme, par
un
retour à l idéalisme platonicien
et
sa
réduction du
substratum
au non-être. La matière
des
objets sensibles n étant rien de plus
que
1. La
Metafisica
di Piatone,
ρ.
224,
268 sq.
2. Ibid., p. 290-291.
3. Ibid., p. 292 sq., 305 sq.
4.
Saint Thomas,
Summa
théologien, I,
15,
art. 1
et
2, qui renvoie à saint Augustin, Liber
83 Quaestionum, qu.
46.
5. Saint Thomas, ibid.,
I,
14, art.
6, ad
Resp. :
Propria
enim natura uniuscujusque con-
sistil
secundum
quod
per
aliquem
modum (¿tetnom perfeclionem participât. Tous ces textes
de saint Augustin et de saint
Thomas
sont cités par Malebranche
dans la
Préface
à la
3e
édition
(1696)
des Entretiens sur
la Métaphysique.
6.
Malebranche,
Entretien d un
philosophe
chrétien et
d un
philosophe chinois,
p. 48, 56,
éd.
Le Moine.
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REVUE DES
ÉTUDES
ANCIENNES
la possibilité infinie
des
créatures corporelles (tout comme les
Idées
sont en
Dieu
les
raisons
éternelles, les causes exemplaires, des
choses créées), il est sans
inconvénient pour la souveraineté divine
de
déclarer
avec
Platon
les
Idées
et
la
matière antérieures
à
la
Création 1.
On
ne rend
donc
pas
justice à Platon quand, par scrupule
d'historicité ou
pour
accuser la distance du platonisme au
christianisme,
on s attache à
une interprétation
littérale
contraire
à
ses
vœux
et
qui, de parti pris, l isole de la pensée moderne. Cette
tendance,
cependant, s affirme ouvertement dans une récente étude de
M. Aram M.
Frenkian*
de
Bucarest,
pour qui
l idéalisme
caractéristique de la
pensée européenne moderne
ne tirerait
pas son origine
de la
philosophie
proprement
hellénique,
mais
s y
serait introduit
à
l époque
alexandrine sous
des
influences orientales.
Le savant
auteur montre, en
effet, que dans la
théologie
des
prêtres de
Memphis, telle qu elle s exprime à la
fin du
vine siècle avant notre
ère
dans l inscription
du
roi
Shabaka, on trouve
une
conception de la
création
ex nihilo. Ptah,
le
dieu de Memphis,
identifié
à Atoum,
père
de tous les Dieux,
a créé
toutes
choses par la réflexion
de son
cœur
et
le commandement de sa
langue8.
En contraste
avec
cette
conception,
que
l auteur appelle magique, de la
création,
la pensée
grecque,
de
tendance
positiviste,
ne
se
représente
l origine
des
choses qu à
l exemple
de la génération animale, de la croissance
végétale ou de la fabrication artificielle. Platon
lui-même
ne ferait
pas
exception
à cette
règle :
son Démiurge
est un artisan à qui il
faut
une matière et un modèle4. Notre auteur ne
s arrête
donc pas,
dans le récit
du
Tintée, à ces calculs
du
Démiurge, qui révèlent
l activité de l Intelligence dans l élaboration de l Univers ; d une
manière générale, il regarde l idéalisme
platonicien comme
un
idéalisme
« objectif », à qui
il
a
manqué
de
saisir
l activité
spirituelle
et
d y
reconnaître
la
source
de
l être.
Platon
dénie
la
réalité
aux
objets
sensibles,
mais
c est pour l accorder, à titre primordial,
non
à l esprit, mais aux Idées, qui sont encore
pour
lui
des
objets
transcendants,
et non
des productions de
la
pensée, des νοήματα.
1. Timée, 52 d : tfv τε
χαΐ
χώραν καΐ γένεσιν είναι, τρία τριχί), κα\
πρίν
ούρανον
γενέσθαι.
2.
L Orient
et
les
origines
de l idéalisme
subjectif
dans
la pensée
européenne, t. I : La
doctrine théologique de
Memphis
(L inscription du roi Shabaka), Paris, 1946.
3.
Ibid.,
p.
66
sq.
4. Ibid., p.
105 sq.
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PLATON
ET
L IDÉALISME CHRÉTIEN
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Son
idéalisme n est
qu
« un
réalisme des
idées,
dénomination qu il
portait au moyen âge 1 ».
Où trouver, dans ces conditions, l origine de cet idéalisme que
l auteur appelle
«
subjectif »,
et
qui
voit
dans
l esprit
la
réalité
primitive? — Chez les philosophes alexandrins,
répond l auteur
; Ce
sont
eux
qui
ont découvert
l esprit,
c est-à-dire une forme
nouvelle
de
réalité,
radicalement
distincte
de la
matière
;
et ils
ont été
conduits à cette découverte par l attention
portée
aux propriétés
étranges de la
lumière et
de
la
parole,
qui, défiant
toutes
les lois des
choses
matérielles, se
répandent
sans appauvrir
leur source, mais
au contraire
en
l enrichissant ; ainsi
en
va-t-il de l activité
spirituelle. Or, ces considérations sur la
lumière et
sur la parole,
si
déconcertantes
pour
un
esprit
positif,
viendraient
d un vieux
fond
de
pensée
orientale,
et
particulièrement égyptienne
a.
De telles
indications
sont pour l histoire des idées d un, intérêt
incontestable ; mais, quel
que
soit
le
rôle
des
images de
la
parole
et
de
la lumière
chez les auteurs
néo-platoniciens et chrétiens8,
elles
seraient
dénuées de
signification philosophique, elles
ne
nous
révéleraient pas ce qu est l esprit
en
son essence, si elles
ne
recouvraient
une réflexion
tout
intérieure, dont
la spéculation orientale
ne
paraît pas
avoir détenu le secret.
Il
est trop sommaire
de réduire
l idéalisme
platonicien
à
un
réalisme
des
Idées
;
contre
cette
interprétation,
fixée
par Aristote, le Parménide et le Sophiste
anticipa-
tivement protestent ;
et l on
sait
que
maints auteurs, à la suite de
Lutoslawski4, prétendent au
contraire
trouver dans les
derniers
dialogues cet idéalisme «
subjectif
», qui
subordonne
les Idées
à
l Ame, considérée comme la
première
réalité. La vérité est que
l opposition de
l idéalisme dit «
objectif
» et
de l idéalisme prétendu
«
subjectif
»
est philosophiquement controuvée ; s il est
une
thèse
solidement
établie
dans le Phédon, c est
que
l objectivité
de
la
connaissance
correspond
à
l affranchissement
de
l activité
spirituelle ;
c est en
se
dépouillant
de
la subjectivité des
impressions
sensibles
que
le sujet pensant saisit les objets dans
leur
vérité ; c est
seulement
l esprit pur qui contemple la réalité absolue5. C est donc
par la réflexion sur
les
conditions de la vérité
du
savoir, et
non
par
1.
L Orient
et
les origines
de
l idéalisme subjectif dans
la pensée
européenne...,
p. 132-133.
2.
Ibid.,
p. 140-149.
3. Cf.
les textes
cités
en notes, ibid.,
p. 140-144.
4.
The origin and growth
of
Plato s Logic, 1897 ; cf. Brochará, op. cit., p. 151 sq.
5 . Phédon, 66 d :
aùrîj
τί)
ψυχΐ] θεατέον
αυτά τα πράγματα. Cf. 83 ab.
-
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REVUE
DES ÉTUDES ANCIENNES
la méditation des propriétés de la
lumière
ou de la parole proférée,
que
le
philosophe
prend
conscience de
l activité
spirituelle, s assure
de la
distinction
de
l esprit et
de la
matière.
Si
l âme
se réduisait
à
une
harmonie,
c est-à-dire
à
une
résultante
des
influences
corporelles,
il
n y aurait aucune objectivité de la connaissance ; aussi
vrai qu il y
a une vérité
indépendante
des impressions sensibles,
aussi vrai qu il est des
objets
éternels
de pensée,
des Idées, autant
il est
vrai que
le
sujet pensant
est un
principe
spirituel, que l âme
est
distincte
du corps,
ou,
pour
s exprimer dans le
langage
allégorique
de la Réminiscence, qu elle y
préexiste. L affirmation
des
Idées
et
celle de la préexistence, c est-à-dire de
la
spiritualité de
l âme, sont deux affirmations solidaires1. Il n a donc manqué à
Platon
ni
la
conscience
claire
de
l activité
spirituelle,
ni
en
conséquence l intuition de la primauté de l esprit, de la souveraineté
universelle
de l Intelligence absolue,
dont
il a donné
tant
d expressions remarquables8, et qui,
loin de
compromettre la
transcendance des
Idées, la
fonde
au contraire et révèle le sens
de
la
participation. Les Idées
ne
sont pas seulement pour notre
esprit
des
instruments
de
détermination intellectuelle, les conditions
d une
représentation objective ; elles ont une
valeur
ontologique
r
elles
sont des
«
exemplaires »,
elles
définissent les conditions de
l 'Organisation,
que
se
propose
toute
activité
finaliste
et
que
l Esprit
souverain
réalise nécessairement dans l Univers3.
S il faut ainsi reconnaître dans le platonisme l origine de la
philosophie de
l esprit,
on
ne saurait souscrire
sans
réserves
aux
conclusions d une remarquable thèse de l Université de
Louvain, sur
L Évolution de
la doctrine
du «pneuma
»
du Stoïcisme à saint
Augustin*. L auteur, M.
G.
Verbeke, se demande
comment le
terme de
pneuma, que les Latins ont
traduit
par spiritus, et qui désigne chez
Zenon, le fondateur du Stoïcisme,
un
fluide
matériel,
qui est la
substance
de
l âme,
en
est
venu
à
signifier
chez
saint
Augustin
ce
que
nous
entendons par l esprit.
Sa réponse est
que
cette
«
spirit ua-
lisation
»
du pneuma
s est effectuée
principalement sous
l influence
des croyances judéo-chrétiennes, où ce terme est appliqué «
à
la
1. Phédon, 92
a-e cf.
76 d-77
a,
85
e-86
d.
2. Cf. notamment Sophiste,
248 e-249
a; Philèbe, 30 b-d.
3.
Cf. notre
ouvrage
déjà
cité, La
Construction de
l Idéalisme platonicien. Conclusion,
§§
365-366.
4.
Paris-Louvain,
1945.
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PLATON
ET L IDÉALISME
CHRÉTIEN
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divinité transcendante
et
à
l âme
immortelle
»
; le platonisme
n aurait contribué
à
cette évolution qu
« en ordre
secondaire, pour
autant
qu il
a aidé à dégager et à préciser le spiritualisme
latent
de
la
pneumatologie
judéo-chrétienne1 ».
Plus nuancée
que celle
de
M. Frenkian,
et
plus
solidement
étayée, cette
thèse
cependant s y
apparente
et appelle des
observations
analogues :
pas
plus que
celle
de
la lumière
ou
de
la
parole,
la représentation du
pneuma
ne
saurait par
elle-même
procurer la
conscience
de l activité spirituelle.
Aussi bien M.
Verbeke invoque-t-il
le rôle de la
philosophie
platonicienne. Mais ce rôle peut il être
appelé
secondaire?
L auteur
établit, par une
enquête méthodique
et
qui
vise
à être exhaustive,
qu en dehors
de
la
tradition judéo-chrétienne
le terme de
pneuma
n est
pris
nulle
part
dans
une
acception
immatérialiste,
ni
chez
les philosophes, ni chez les
savants,
ni
chez
les mystiques*.
Les
néo-platoniciens eux-mêmes,
tout en
se
faisant une
conception
immatérialiste de
l esprit, n appliquent le terme
en
question qu à
une réalité intermédiaire entre les êtres
immatériels et
le monde
matériel.
Au contraire, la
signification immatérialiste
du
pneuma
était apparue
chez Philon
d Alexandrie, qui, autant
que du
platonisme, est nourri
de
la Bible ; elle ne se
retrouve
ensuite
que
chez
les écrivains
chrétiens. La
preuve paraît donc
faite qu en dehors
de
la
tradition
judéo-chrétienne,
il
n est
point
de
pneuma
immatériel ; mais,
à l intérieur
de
cette
tradition elle-même, la spiritualisa-
tion
du pneuma
arrive-t-elle à
s accomplir
en
l absence de
l influence
platonicienne? Il ne
le
semble
pas, puisqu il est
des auteurs
chrétiens,
comme Tertullien et Lactance, qui n ont su s affranchir
du matérialisme stoïcien, tout
en
affirmant la transcendance divine
et
même l immortalité de
l âme
humaine.
La spirit
ualisat ion
du
pneuma
ne
s effectue donc qu à la rencontre des croyances judéo-
chrétiennes avec la
réflexion
platonicienne. Mais comment
apprécier
le rôle
respectif
de
ces
deux
facteurs
dans
la
formation de notre
concept philosophique
de
l esprit?
A
vrai
dire,
nous croyons avoir montré que ce concept était saisi
avec une parfaite netteté dans le platonisme ; le
christianisme, en
attachant au
terme
de pneuma une signification immatérialiste,
n aurait
donc apporté
aucune
conception philosophique nouvelle,
1. G. Verbeke, op. laud., p. 543.
2.
Nous
réunissons sous ce nom des
auteurs comme Plutarque,
lee
gnostiques,
les
écrivains hermétiques, les
magiciens
et les alchimistes. Les savants en question sont
principalement
des
médecins.
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REVUE
DES ÉTUDES ANCIENNES
introduit aucune innovation dans l ordre
intellectuel
;
il
aurait
seulement
déterminé un
changement
radical
dans l acception
d un
mot, opéré
une révolution
sémantique. Reste à se
demander,
il est
vrai,
pourquoi
cette
révolution ne
s est
pas
produite en
dehors
de la
tradition
judéo-chrétienne, pourquoi notamment dans le
moyen stoïcisme, où
la doctrine du pneuma
est
mise
en
contact
avec la distinction
platonicienne du
νους et de l âme mortelle, la
notion
du pneuma n en reçoit pas
une
orientation
spiritualiste
1.
Pour être délivrée
de
ses
attaches matérialistes,
il ne suffisait
donc
pas
à cette notion qu elle fût confrontée avec les vestiges de
l'idéalisme
platonicien
; il fallait qu elle fût rénovée intérieurement,
qu une acception nouvelle
en
fût imposée
par le
renouvellement
des
conceptions religieuses
et
morales
auxquelles la
représentation
physique du pneuma servait de
support.
Ce que
les Stoïciens se
représentaient
matériellement dans
le
pneuma, c est la
Raison
universelle qui, à la
manière d un fluide
subtil,
pénètre la matière et
l organise, de même que
l âme,
souffle vital
emprunté
au pneuma
universel, est
répandue
dans le corps ; doctrine
immanentiste
et
naturaliste, qui divinise les tendances de
l âme
humaine,
pour
autant
du
moins qu elles
demeurent
dans l ordre. Au contraire,
l Esprit
de
Dieu, selon
l Écriture,
ne
se
mêle pas ordinairement
aux
choses
créées
;
c est
un
principe
transcendant,
auquel
nous nous
unissons par
l adoration
en esprit et en vérité
;
et l esprit, en
chacun de nous, est en lutte avec les désirs
de
la chair 2. Ce dualisme
ontologique
et
psychologique est
en
contraste absolu avec le
monisme
stoïcien, bien
qu il s exprime dans
la
même terminologie. La
foi
nouvelle, n étant
point
tournée
vers la spéculation, étant avant
tout
un principe de vie religieuse et morale, pouvait s accommoder
provisoirement
de
la
représentation matérielle
du
pneuma9 ; mais,
quand
elle
voulut s exprimer intellectuellement,
elle
s aperçut
assez
vite
que
la
transcendance
divine et le
conflit
moral entre la chair
et l esprit
s expliquaient
mal
dans
l hypothèse
moniste
des
dégradations
du pneuma
; elle devait être conduite,
pour
fonder
son
attitude religieuse et
traduire l expérience morale, à rechercher une
antithèse métaphysique radicale, à accueillir
celle
qu avait
élaborée
le platonisme, interprétant en termes
rationnels
les thèmes
orphico
-pythagoriciens.
La migration des
âmes,
le corps regardé
1. Cf.
op. laud., p.
173-174.
2.
Ci. ibid., p. 390, 399.
3.
Ci.
Md., p. 409,
509.
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REVUE DES
ÉTUDES ANCIENNES
sibles1.
En
réduisant ainsi la matière au non-être, Platon se
trouve
avoir éliminé le principal obstacle à la doctrine de la création : plus
de
réalité coéternelle
à Dieu ou qui, même produite
par
lui,
ferait
échec
à son
infinité.
Mais
un
problème demeure,
que
Platon
n a
pas soulevé,
ce qui l expose au reproche de
M,
Sciacca, d avoir fait
du non-être
une entité
ontologique
a. La matière étant réduite au
non-être,
à
la possibilité
infinie
des phénomènes, la
dialectique
platonicienne explique
selon
quelles exigences de
finalité, selon
quelles nécessités
divines, elle
s organise ; mais
elle
ne rend point
compte de
cette possibilité
même d un univers distinct de Dieu. La
matière, principe de la
dispersion,
de l extension
et
de la
succession,
ne contient
certes
aucune
réalité
positive, rien qui limite de
l extérieur
la
puissance absolue
de
Dieu
;
mais
cette
essence toute
négative
est
néanmoins assumée dans
l ontologie
platonicienne
comme une modalité
irréductible,
impossible à
déduire
; elle a
rang
de principe. Plotin seulement
lui
retirera ce rang et imputera son
origine
à une
chute8 ;
ce sera le
propre de la
pensée chrétienne
de
saisir
que, même réduite
à
une essence toute négative,
à
la
possibilité du
devenir, la matière est radicalement
dépendante de
la
volonté divine. C est d un libre décret de Dieu que
dépend
l existence
de la
créature
; mais la possibilité même des
créatures ne
se conçoit
que relativement à ce décret. Les nécessités
de tout
ordre qui
s imposent
à
l action
organisatrice,
à
commencer
par
l impossibilité
pour Punivers créé
de
réaliser la perfection absolue,
nécessités
que
l on regarde comme
de
l essence de la matière, ne se
conçoivent que
sous
la supposition, chez l être absolu,
d une
volonté de créer,
c est-à-dire d appeler à l être
des
créatures
en leur
octroyant,
par
un libre décret,
de participer
imparfaitement, dans une mesure
limitée, aux perfections de
l être
infini. C est
de
l initiative divine
que
résulte
au
sein
de l être
cette diversité faite
de négation
réciproque en quoi consiste
essentiellement là matière,
et
qui
sert
de
base aux
rapports nécessaires
qu aperçoit
l entendement*.
C est
1. Cette vue, développée par
Leibniz (Théodicée, I,
20), est
indiquée notamment dans
l allocution
du Démiurge aux dieux créés (Timée, 41 6c).
2. Cf. op.
laud.,
p. 296 :
« l assoluto Non-essere, a cui Piatone
è costretto ad
attribuire una
certa entità » ; p.
298
: «
una
volta
ontologizzato
il
Non-essere... »
3. Cf. notamment
Ennéades,
VI, m, 7.
4.
Cette
conception de
la
création de
la
matière,
dans
une perspective idéaliste, se dégage
de
la métaphysique
de
Malebranche et
de
Leibniz cf.
notre
Introduction
à la
orrespondance
de Malebranche
avec
Dortous de Mairan, Paris,
1947,
p. 89 sq.
L origine
de cette
conception
dans l augustinisme réclamerait une étude spéciale.
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