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Inédits de Roland Barthes par Roland Barthes

Ellipses et mémoire

Présenté par Anne Herschberg Pierrot J’écris toujours mes textes à la main puisque je les rature beaucoup. Ensuite, il est essentiel que je les transcrive moi-même à la machine à écrire parce que vient alors une seconde vague de corrections, corrections allant toujours dans le sens de l’ellipse ou de la suppression1.

Les manuscrits de Roland Barthes se caractérisent par de grandes additions en accolades, par des ratures, des suppressions, des déplacements aussi mais il est vrai que sur la dactylographie dominent les ratures qui suppriment des fragments ou des parties de fragments, même si Barthes ajoute ponctuellement des parenthèses ou des commentaires de clausule. Les suppressions créent des ellipses qui restent pour la plupart invisibles au lecteur, mais dont le texte garde la mémoire.

Le texte de Roland Barthes, argumentatif et polyphonique, est un autoportrait intellectuel de l’écrivain et de son œuvre, qui tend à éviter le démonstratif et l’anecdotique. On peut expliquer ainsi la mise à l’écart de fragments trop explicites, et trop privés – commentaire sur le projet du livre (« Me transformer »), sur les métaphores ou procédés de l’écriture (« “Prendre” et “tourner” », « Énumérations »), sur l’amour de la langue (« Mots chéris »), commentaires politiques. À cela s’ajoute un souci du rythme du livre. D’autre part, l’œuvre place à distance les souvenirs personnels par un certain nombre de formes stylistiques (guillemets, didascalies, dimension ethnographique du souvenir, écriture « mate » des anamnèses2) mais aussi par l’ellipse de la mémoire autobiographique. Barthes supprime des détails anecdotiques de « L’Argent », « La langue maternelle », « La baladeuse ». Ce dernier fragment vise un univers référentiel commun à celui du Tramway, de Claude Simon, mais il efface les traces de la mémoire, développées dans les versions manuscrites, qui exposaient le plaisir de la baladeuse :

c’était – pour l’époque le plaisir d’une automobile découverte : on allait vite (du moins le croyait-on) ; sur sept kilomètres de villas et parfois de prés on filait à même le paysage, on pouvait tout voir, on avait à la fois ces trois jouissances : le panorama, le mouvement, l’air […].

Parallèlement, Barthes déplace les références des illustrations à la fin du livre et soustrait certaines précisions. Le no 43 des « Illustrations » indique : « Juan-les-Pins, maison de Daniel Cordier, été 1974 », alors que le manuscrit précise : « Juan-les-Pins, chez Daniel Cordier, préparant ce livre. Août 1974 » – en écho de la première version du « Matin à Urt ». De même, il me semble bien que « Roland Barthes, Markers de couleurs, 1971 » (titre du dessin avec graphie de la page 913) correspond à cette version du manuscrit : « Premier dessin. Marker de couleur, 24 juin 1971. » La modification est d’autant plus intéressante que, dans le même dossier, se trouve une fiche avec cette note : « 24 juin 1971 : découverte et examen d’un nouveau mode d’écriture. » Tout ceci crée un effet de réception différent pour l’auteur et pour le lecteur, semblable à ce que produit la soustraction de fragments autobiographiques. Les images données au lecteur sont désancrées, loin de l’anecdote. Pour l’écrivain, s’ajoute à la fascination la remémoration du temps.

Quelques effacements portent sur les noms propres. Par discrétion et probablement par souci d’exemplarité, Barthes remplace le nom de Lévi-Strauss4 par « on » (« de même qu’on décompose l’odeur de la violette », « Les amis »), supprime une référence à Jean-Pierre Faye (« il est faux de dire, comme Faye dans une interview que je viens de lire, que la notion de Texte redouble tautologiquement la notion de littérature »5, « La littérature comme mathésis », p. 123), substitue à l’initiale d’un proche : « X »6 (« Idéologie et esthétique », p. 108), supprime sur la dactylographie cet ajout du manuscrit de « J’aime, je n’aime pas »7, avant « le politico-sexuel » (p. 122) : « le général Pinochet, le shah d’Iran, le roi du Maroc ». La censure porte, classiquement, sur le

1 Œuvres complètes, t. III, Seuil, 1995, p. 1070. 2 Sur ce point, voir mon article : « La mémoire dans Roland Barthes par Roland Barthes », à paraître. 3 Les pages renvoient à l’édition originale de Roland Barthes par Roland Barthes, Seuil, 1975. 4 BRT2 A 17-01. 04. 5 BRT2 A 17-02. 04. 6 BRT2 A 17-02. 04. 7 BRT 2 A 17-02. 04.

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langage privé, d’ordre affectif (« ma grand-mère » : « mot idiot à éviter »8), scatologique (« contemplation de ma merde <mes déchets> : narcissisme », « Du fragment au journal »), ou sexuel (« qui débande comme un phallus grotesque », « Le retour comme farce », p 9. 92) .

Enfin, comme les ellipses personnelles, la suppression de références autotextuelles sous-tend la lecture du texte. Ainsi, « La Papillonne » fait référence à Sade, Fourier, Loyola, « Plus tard » aux Essais critiques, à S.Z, à Sade, Fourier, Loyola10. L’ellipse se double de l’allusion implicite, qui renvoie à l’intertexte du corpus barthésien et donne à l’ensemble de l’écrit une dimension polyphonique. Enfin, cette mémoire de l’autoréférence, biographique et textuelle, ouvre sur une remémoration de la genèse de l’œuvre, selon la figure de la spirale, aimée de Barthes. Face à la répétition du stéréotype, « le texte […] serait une immense remémoration »11.

Inédits « Se transformer » est un autocommentaire, travaillé sur le manuscrit et sur la dactylographie, puis supprimé.

Les deux versions sont reproduites ici12. Suivent deux fragments sur l’amour des néologismes et des métaphores13. La liste de néologismes faisait

partie d’une série sur les mots, qui subsiste en partie dans la version imprimée à la lettre M. Le second fragment, qui commente des métaphores favorites, porte la trace de plusieurs relectures. Rédigé à l’encre bleue (sauf les titres, rubrique, date et numérotation, ajoutés au crayon) comme l’ensemble du manuscrit, à quelques exceptions près, il est annoté au crayon, raturé à l’encre (pour le premier jet), puis au feutre bleu et au feutre noir : ce dernier « caviarde » fortement les passages, qui ne sont pas toujours lisibles14.

Les deux fragments suivants15, classés « Personnel », portent sur la réminiscence des odeurs. La lecture des manuscrits confirme la prééminence des odeurs dans l’expérience sensible de l’écrivain et dans son rapport au souvenir. « Ma vie pour une odeur » est devenu un avant-texte de deux fragments publiés : « Les noms propres » et « Odeurs », qui puise dans le second fragment « Encore des odeurs » la référence à Proust16.

On sait la fascination proustienne, déclarée, de Barthes pour les noms propres : Je reconnais cet attachement à la fois amoureux et énigmatique aux noms propres de mon enfance. J’ai passé mon enfance et une partie de mon adolescence au sein de la bourgeoisie d’une petite ville de province, Bayonne, et j’ai toujours été en contact avec les noms des familles bourgeoises de Bayonne, qui m’ont toujours intéressé, amusé, intrigué, à la fois par leur consonance, leur phonétisme pur, poétique, et leur charge sociale, historique17.

« Ma vie pour une odeur » emprunte à Du côté de chez Swann le lien du souvenir d’enfance et de la sensation, ainsi que l’énumération : « tout cela consistant, historique, provincial et méridional », reprise dans « Odeurs ». « Encore des odeurs » reprend les réflexions sur la réminiscence proustienne pour s’en différencier, mais il développe d’abord directement la remémoration des odeurs de Bayonne alors qu’« Odeurs » met d’emblée à distance le souvenir autobiographique, par l’ouverture sur Proust et la mention en clôture : « (Dictée) ». Mais on verra que le fragment manifeste aussi le rejet par l’écrivain des clichés liés au genre du récit d’enfance (« ma grand-mère » est entouré et commenté en marge : « mot idiot à éviter »).

Je comprends que l’œuvre de Proust est, du moins pour moi, l’œuvre de référence, la mathésis générale, le mandala de la cosmogonie littéraire – comme l’étaient les Lettres de Mme de Sévigné pour la grand-mère du narrateur, les romans de chevalerie pour don Quichotte, etc. (Le Plaisir du texte, p. 59).

8 Voir ci-après le fragment « Ma vie pour une odeur ». 9 BRT2 A 17-02. 01 (deux fois). 10 BRT2 A 17-01. 07 et BRT2 A 17-02. 04. 11 « Remémorer/Répéter », BRT2 A 17-02. 01. 12 BRT 2 A 17-02. 01, et BRT2 A 17-04, f° 155. 13 BRT 2 A 17-02. 02 et BRT 2 A 17-02. 03. Les deux fragments sont supprimés sur la dactylographie. Nous reproduisons ici l’état dactylographié de « Mots rares, mots chéris » (BRT2 A 17-04, f°121), la transcription de l’état manuscrit en regard. 14 [Rature] indique un passage rayé non déchiffré. 15 BRT 2 A 17-01. 06 et BRT2 A 17-02. 02. Un état dactylographié de « Ma vie pour une odeur » se retrouve dans les « Fragments abandonnés », BRT2. A 17-03. 16 Voir aussi la légende, p. 8 de Roland Barthes, de la photo de Bayonne, qui évoque « l’Histoire comme odeur ». 17 « Vingt mots-clefs pour Roland Barthes… », Œuvres complètes, t. III, p. 321.

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Roland Barthes a enseigné à l’École pratique des Hautes Études en Sciences sociales depuis le début des années soixante jusqu’à sa nomination au Collège de France en 1976. Ce fragment, dont voici la version manuscrite, est encore travaillé puis barré sur la dactylographie, où il est intitulé « L’École »18.

Sont ici publiés des fragments inédits du manuscrit, abandonnés à différents stades de la genèse. Le contexte est précisé dans les notes.

Cet inédit a été publié dans le numéro 19 de la revue Genesis, Manuscrits, Recherche, Invention, spécial Roland Barthes (éditions Jean-Michel Place, 2002, p. 13-50. Voir http://www.item.ens.fr/index.php?id=13696

18 Manuscrit : BRT2 A 17-01. 07. Dactylographie : BRT2 A 17-04, f° 58-59.

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