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Les Cadres sociaux dela mmoire, par MauriceHalbwachs,... Source gallica.bnf.fr / Bibliothque nationale de France Halbwachs, Maurice (1877-1945). Les Cadres sociaux de la mmoire, par Maurice Halbwachs,.... 1925. 1/ Les contenus accessibles sur le site Gallica sont pour la plupart des reproductions numriques d'oeuvres tombes dans le domaine public provenant des collections de laBnF.Leur rutilisation s'inscrit dans le cadre de la loi n78-753 du 17 juillet 1978 :*La rutilisation non commerciale de ces contenus est libre et gratuite dans le respect de la lgislation en vigueur et notamment du maintien de la mention de source.*La rutilisation commerciale de ces contenus est payante et fait l'objet d'une licence. 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Prix...18 fr.TRAVAUX DE L'ANNESOCIOLOGIQUEPUBLIS SOUSLADIRECTION DE M.MARCELMAUSSFondateur: EMILEDURKHEIMLESCADRESSOCIAUXDELAMMOIREPARMAURICE HALBWACHSProfesseur l'Universit deStrasbourgPARISLIBRAIRIE FLIXALCAN1925Tous droits de reproductionet d'adaptation rservsAVANT-PROPOSCommenousfeuilletions, dernirement,unancienvolumedu Magasin pittoresque, nous y avons lu une histoire singu-lire, celle d'une jeune fille de neufou dix ans qui fut trou-ve dans les bois, prs de Chlons,en 1731. On neput savoiroelle tait ne, nid'oelle venait. Elle n'avait gardaucun'souvenir de son enfance. En rapprochant les dtailsdonnspar elle aux diverses poques de sa vie, on supposaqu'elle tait ne dans le nord de l'Europe et probablementchezles Esquimaux, que de lelle avait ttransporteaux Antilles, et enfin en France. Elle assurait qu'elle avaitdeux fois travers de larges tendues de mer, et paraissaitmue quandonlui montrait des images qui reprsentaientsoit deshuttes etdesbarques dupaysdesEsquimaux,soit des phoques, soit descannes sucre et d'autres pro-duits deslesd'Amrique. Ellecroyaitserappelerassezclairement qu'elleavaitappartenu commeesclaveunematressequil'aimaitbeaucoup, maisquelematre,nepouvant lasouffrir, l'avait fait embarquer1.Si nous reproduisons ce rcit, dont nous ne savons s'ilest authentique, et que nous ne connaissons que de secondemain, c'estparce qu'il permet de comprendre en quel senson peut direquela mmoire dpend de l'entourage social. Aneufou dix ans, un enfant possde beaucoup de souvenirs,1.Magasin Pittoresque,1849,p.18. Comme rfrences, l'auteur nous dit: On crivit son sujet unarticle dansleMercure deFrance, septembre173.(ledernier Chiffreenblanc), etunpetitopusculeen1755(dont ilnenousindique pas le titre) auquel nous avons emprunt ce rcit."VIII LESCADRES SOCIAUXDELAMMOIRErcentsetmmeassezanciens. Que luienresterait-il,s'il tait brusquement spardes siens, transportdansun pays o on ne parle pas sa langue, oni dans l'aspectdes gens et des lieux, ni dans lescoutumes,ilneretrouveraitriendecequi lui tait familier jusqu'cemoment ?L'enfant a quitt une socit pour passer dans une autre.Il semble que, du mme coup, il ait perdu la facult de sesouvenir dans lasecondede toutcequ'ila fait, de toutcequi l'aimpressionn, etqu'ilse rappelait sans peine,dans lapremire. Pour que quelques souvenirsincertainsetincomplets reparaissent, il fautque,danslasocito il se trouve prsent, on lui montre tout au moins desimagesqui reconstituent [unmoment autourde lui legroupe et le milieu d'o il a t arrach.Cet exemple n'est qu'uncas limite.Maissi nousexami-nions d'un peu plus prs de quelle faon nous nous souve-nons, nous reconnatrions que,trs certainement, leplusgrandnombredenossouvenirsnousreviennent lorsquenos parents, nosamis,ou d'autres hommes nous les rap-pellent. On est assez tonn lorsqu'on lit les traits de psy-chologie o il est trait de la mmoire, que l'homme y soitconsidr commeun treisol. Il semble que, pour com-prendre nos oprations mentales, ilsoit ncessaire des'entenir l'individu, et de sectionnerd'abordtouslesliensqui le rattachent la socitdesessemblables. Cependantc'est dansla socitque,normalement,l'homme acquiertsessouvenirs, qu'il se les rappelle, et,comme on dit, qu'il lesreconnat etleslocalise. Comptons,dans unejourne, lenombredesouvenirsque nousavonsvoqusl'occa-sion denosrapportsdirectsetindirectsavecd'autreshommes. Nousverrons que,le plussouvent,nous nefaisonsappel notremmoirequepourrpondre desquestions que les autres nous posent, ou que nous suppo-sons qu'ils pourraient nousposer,etque,d'ailleurs, pourAVANT-PROPOS IXy rpondre, nous nous plaons leur point de vue, et nousnousenvisageonscomme faisant partie dumme groupeoudes mmesgroupes qu'eux. Maispourquoicequiestvrai d'ungrandnombredenossouvenirs neleserait-ilpas de tous? Le plus souvent, si je me souviens, c'est quelesautresm'incitent mesouvenir,queleur mmoirevientausecoursdelamienne,quelamiennes'appuiesur la leur. Dans ces cas au moins, le rappel des souvenirsn'a rien de mystrieux. Il n'y a pas chercher o ils sont,oilsseconservent, dans mon cerveau, ou dans quelquerduit demonesprit o j'aurais seul accs, puisqu'ilsmesontrappels dudehors, etquelesgroupesdont jefaispartiem'offrentchaque instant lesmoyens delesreconstruire, condition que je me tournevers eux et quej'adopte au moins temporairement leurs faons de penser.Maispourquoi n'en serait-il pas ainsi danstouslescas?C'est en cesensqu'ilexisterait une mmoire collectiveet des cadres sociaux de la mmoire, et c'est dans lamesureo notre pense individuelle se replace dans ces cadres etparticipe cette mmoire qu'elle serait capable de se sou-venir. Oncomprendra quenotre tudes'ouvre par un etmmedeux chapitres consacrs au rve1,si l'on remarquequel'homme qui dortsetrouve pendant quelque tempsdansun tat d'isolement qui ressemble, au moinsen partie,celui o il vivraits'il n'taiten contact eten rapportavecaucunesocit. Acemoment,il n'estpluscapableet il n'a plus besoin d'ailleurs de s'appuyer sur ces cadresde la mmoire collective, et il est possible de mesurer l'ac-tion de ces cadres, en observant ce que devient la mmoireindividuelle lorsque cette action ne s'exerce plus.Mais, lorsquenousexpliquions ainsi la mmoired'un indi-I.Le premier chapitre, qui a t le point de dpart de notrerecherche, parusousformed'article, peuprstelque nousle reproduisons, danslaRevue Philosophique, en janvier-fvrier1923.X LES CADRES SOCIAUXDE LAMMOIREvidu par la mmoire des autres, netournions-nouspasdansun cercle? Il fallait, eneffet, expliquer alors comment lesautres sesouviennent, et lemme problmesemblait seposer de nouveau, dans les mmes termes.Si lepass reparat, il importe fort peu de savoir s'il repa-rat dansmaconscience,oudans d'autresconsciences. Pour-quoi reparat-il? Reparatrait-il, s'il ne se conservait pas?Ce n'est point apparemmentsans raison que, dans la tho-rieclassique de lammoire, aprs l'acquisition des souve-nirs on tudie leur conservation, avant de rendre comptede leur rappel. Or, si l'on ne veut pas expliquer la conser-vationdessouvenirspardesprocessus crbraux(expli-cation,eneffet,assezobscureetqui soulvedegrossesobjections), il semble bien qu'il n'y ait pas d'autre alterna-tivequed'admettre queles souvenirs,entant qu'tatspsychiques, subsistent dansl'esprit l'tat insconscient,pour redevenir conscients lorsqu'onseles rappelle. Ainsi,le passne sedtruirait etne disparatrait qu'en apparence.Chaqueespritindividueltranerait derrireluitoutelasuitedesessouvenirs. On peutadmettremaintenant, sil'onveut,queles diversesmmoiress'entr'aidentetseprtent mutuellement secours. Mais ce que nous appelonslescadrescollectifs de la mmoirene seraient que le rsul-tat,lasomme,lacombinaisondes souvenirsindividuelsdebeaucoupdemembresd'unemmesocit. Ilsservi-raient, peut-tre, les mieux classer aprs coup,situerles souvenirsdes uns par rapport ceux des autres. Maisils n'expliqueraient point la mmoire elle-mme, puisqu'ilsla supposeraient.L'tude du rve nous avait apport dj des argumentstrs srieux contre la thse de la subsistance des souvenirs l'tat inconscient. Mais ilfallaitmontrer qu'endehorsdu rve, le pass, en ralit, ne reparat pas tel quel,quetout semble indiquer qu'il neseconserve pas, mais qu'onAVANT-PROPOSXIle reconstruiten partantdu prsent1. Il fallaitmontrer,d'autrepart,queles cadres collectifs de la mmoirenesontpasconstitus aprs coup parcombinaison desouvenirsindividuels, qu'ilsnesont pas non plus de simples formesvides o les souvenirs, venus d'ailleurs, viendraients'in-srer, etqu'ilssont aucontraireprcisment les instru-ments dont lammoire collective se sert pourrecomposerune image du pass qui s'accorde chaque poque avec lespensesdominantes delasocit. C'est cettedmons-tration que sont consacrs les troisime et quatrime cha-pitres de celivre, qui traitent de la reconstructiondu pass,et de la localisation des souvenirs.Aprs cette tude, en bonne partie,critique, et o nousposions cependant les bases d'une thorie sociologique delammoire, il restaitenvisager directement etenelle-mmelammoirecollective. Ilnesuffisaitpaseneffetdemontrerqueles individus, lorsqu'ilssesouviennent,utilisent toujoursdescadres sociaux. C'estaupoint devuedugroupe, oudesgroupesqu'il fallaitseplacer.Les deux problmes d'ailleursnonseulementsontsolidaires, mais n'en font qu'un. Onpeutdire aussibienquel'individusesouvientenseplaantau pointde vue du groupe, etque la mmoire du groupe se raliseetsemanifeste dans les mmoires individuelles. C'estpourquoi, dans les trois derniers chapitres,nous avonstraitdelammoirecollectiveoudes traditions delafamille,desgroupesreligieux,et des classes sociales.Certes, il existe d'autres socits encore,etd'autres formesde mmoire sociale. Mais, obligs de nous limiter,nous nousI. Bien entendu, nousne contestons nullement que nos impressions ne du-rent quelque temps etquelquefois longtemps aprs qu'elles se sont produites.Maiscette" rsonance desimpressions ne se confond pas du tout avec cequ'onentendcommunmentparla conservation des souvenirs. Elle varied'individu individu,comme, sansdoute, d'espceespce,endehors detoute influence sociale. Elle relve de la psycho-physiologie,qui a sondomaine,comme la psychologie sociologiquea le sien.XII LES CADRES SOCIAUXDELAMMOIREensommestenus cellesquinousparaissaient lesplusimportantes, celles aussi dont nos recherches antrieuresnouspermettaientle mieux d'aborderl'tude. C'est sansdoutepourcettedernireraisonquenotrechapitresurlesclassessocialesdpasseles autresentendue. Nous yavonsretrouv, etessayd'ydvelopper quelques idesque nous avions exprimes ou entrevues ailleurs.CHAPITREPREMIERLERVEETLESIMAGES-SOUVENIRS Bien souvent, dit Durkheim1,nos rvesse rapportent des vnementspasss; nous revoyons ce que nous avonsvu ou fait l'tat de veille, hier, avant-hier,pendant notrejeunesse,etc.;etcessortesdervessontfrquentsettiennent une place assez considrable dans notre vie noc-turne. Il prcise, dans la suite, ce qu'il entendpar rvesse rapportant des vnements passs : il s'agit de re-monter lecours dutemps,d' imaginer qu'onavcupendantsonsommeil uneviequ'onsait couledepuislongtemps , et, en somme, d'voquerdes souvenirscommeon en a pendant le jour, mais d'une particulire intensit.Au premier abord, cette remarque ne surprend point. Enrve, les tats psychologiques les plus divers, les plus com-pliqus,ceux-lmmesquisupposent del'activit,unecertaine dpense d'nergie spirituelle, peuventseprsenter.Pourquoi,auxrflexions,auxmotions,auxraisonnements,nesemlerait-il pasdessouvenirs? Pourtant, lorsqu'onexamine les faits de plus prs,cettepropositionparat moinsvidente.Demandons-noussi, parmilesillusions denosrves,s'intercalent des souvenirs que nous prenons pour des ra-lits. A cela on rpondra peut-tre que toute la matire denos rves provient de la mmoire, que les songes sont pr-cisment dessouvenirs que nous ne reconnaissonspassurI. Les formes lmentairesde la vie religieuse, p.79.HALBWACHS.I2LES CADRESSOCIAUXDELAMMOIREle moment, mais que, dans beaucoup de cas, ilestpossibleaurveil d'enretrouverlanatureetl'origine. Nouslecroyons sans peine. Maisce qu'il faudrait tablir(et c'estbiencequi est affirm dans le passage que nous avons cit),c'est que des vnements complets, des scnes entires denotrepassse reproduisent dans lervetelsquels,avectoutes leurs particularits, sans aucun mlange d'lmentsqui se rapportent d'autres vnements, d'autres scnes,ou quisoient purementfictifs, si bienqu'aurveil nouspuissions dire, non pas seulement: ce rve s'explique parcequej'ai faitouvudans telles circonstances, mais:ce rve est le souvenir exact, la reproduction pureet simplede ce que j'ai fait ou vu telmoment et en tel lieu. C'estcela, etcela seulement que peutsignifier: remonter lecours du temps et revivre une partie de sa vie.Mais nesommes-nous pastropexigeants?Et, pos ences termes, le problmene se rsout-il pasaussitt parl'ab-surde, ou plutt ne se pose-t-il mme pas, tant la solutionen estvidente? Si l'onvoquaitenrvedessouvenirs ce point circonstancis, comment ne les reconnatrait-onpas,pendantlerve mme? Alors l'illusion tomberaitaussitt, et l'on cesserait de rver. Maissupposons que tellescnepassesereproduise,avecquelqueschangementstrs faibles, justeassezimportantspour que nous ne soyonspasmisendfiance. Lesouvenirest l, souvenirprciset concret; mais ily a comme une activit latente de l'es-pritqui intervient pour ledmarquer,etquiestcommeunedfense inconscientedu rvecontrele rveil. Parexemple, jemevois devantune tableautour de laquellesontdes jeunes gens: l'un parle ;mais, au lieu d'un tudiant,c'est un demes parents, qui n'aaucune raison de se trouverl. Ce simple dtail suffit pour m'empcher de rapprochercerve du souvenir dont ilestla reproduction. Maisn'aurai-je pasle droit, au rveil, etquand j'aurai faitceLERVEETLESIMAGES-SOUVENIRS 3rapprochement, de direquecerven'tait qu'un souvenir Cela revient dire que nous ne pourrions revivre noire.pass dans le sommeil sanslereconnatre,etqu'enfaittout se passe comme si nous reconnaissionsd'avanceceuxde nos rves qui ne sont ou tendent n'tre quedes sou-venirs raliss, puisquenous les modifions inconsciemmentafind'entretenirnotreillusion. Maisd'abordpourquoiunsouvenir, mmevaguementreconnu, nousrveille-rait-il? Il y a bien des cas o, tout en continuant rver,on ale sentiment qu'onrve,et mmeily en aol'onrecom-mence plusieursfois, intervalles de veille plus ou moinslongs, exactement lemmerve, si bienqu'aumomentoil reparaton avaguementconsciencequecen'estqu'une rptition: et pourtanton ne serveillepas. D'autrepart,est-il vraiment inconcevablequ'unsouvenirpro-prementdit, qui reproduit une partiede notrepass ensonintgralit, soit voqusans quenousle reconnaissions ?La question estde savoir si, en fait, cette dissociationentrele souveniret la reconnaissance se ralis: le rve pourraittre cetgard uneexpriencecruciale, si ellenous rv-laitquelesouvenir nonreconnuseproduit quelquefoispendant le sommeil. Il y a au moins une conception de lammoire d'o il rsulterait que le souvenir peutserepro-duiresans trereconnu. Supposonsque le passse conservesans changement etsans lacunes aufond de la mmoire,c'est--dire qu'ilnous soit possible toutinstant de revivren'importe quel vnement de notre vie. Certains seulementd'entrecessouvenirs reparatront pendant la veillecomme, au moment o nous les voquerons, nous resteronsen contact avec les ralits duprsent,nous ne pourronspointnepasyreconnatredeslments de notrepass.Mais, pendantlesommeil, alorsquece contact est inter-rompu, supposons queles souvenirs envahissent notreconscience:commentles reconnatrions-nous commedes4. LESCADRESSOCIAUXDE LAMMOIREsouvenirs? Il n'ya plus de prsent auquelnous puissionslesopposer;puisqu'ils sontle pass non pas tel qu'onlerevoit distance mais tel qu'il s'est droul lorsqu'il taitle prsent, il n'y a rien en eux qui rvle qu'ils ne se pr-sententpas nous pour la premire fois.Ainsi rien nes'oppose, thoriquement, ce quedessouvenirs exercentsur nous une sorte d'action hallucinatoire pendant le som-meil,sans qu'ils aient besoin,pour ne pas tre reconnus,de se masquer ou de se dfigurer.Depuisun peu plus de quatre annes (exactement depuisjanvier 1920) nousavons examin nos rves du point devuequi nous intresse, c'est--dire afinde dcouvrir s'ilscontenaientdes scnes compltes denotre pass. Le rsultata t nettementngatif. Il nous a t possible, le plus sou-vent,de retrouvertellepense, telsentiment, telle atti-tude, tel dtail d'un vnement de la veille qui tait entrdans notre rve, mais jamais nous n'avons ralis en rveunsouvenir.Nousnous sommesadress quelquespersonnesquis'taient exerces observer leurs visionsnocturnes.M. Kaplounnous a crit: Il n'est jamais arrivqueje rve touteunescne vcue. Enrve, lapartd'addi-tions et de modifications dues au fait que le rve est unescne qui se tient, est considrablement plus grande que lapartd'lments puissdanslerel vcurcemment,ou,si l'on veut, dans le rel d'o sont tirs les lments int-grs dans la scne rve. D'une lettre que nous aadresseM. Henri Piron, nous dtachons ce passage: Je n'ai pas,dansmesrvesquej'ai nots systmatiquement pendantune priode revcu des priodes de vie de la veille sousune forme identique: j'ai retrouv parfois des sentiments,LERVEETLESIMAGES-SOUVENIRS5des images, des pisodesplus ou moins modifis, sans plus .M. Bergson nous a dit qu'il rvait beaucoup, etqu'ilnese rappelait aucun cas o il et, aurveil,reconnu dans unde ses rves ce qu'il appelle un souvenir-image. Il aajout,toutefois, qu'ilavaiteuparfoislesentimentque,danslesommeil profond, il tait redescendu dans son pass: nousreviendrons plus tard sur cette rserve.Nousavonslu, enfin, le plus grandnombrequ'ilnous atpossible de descriptions de rves, sans y rencontrer exacte-mentce quenous cherchions. Dansun chapitresurlaLitte-raturdesproblmesdurve1 Freudcrit: Le rvenerepro-duitquedes fragments du pass. C'est la rgle gnrale. Tou-tefois ily a des exceptions:unrvepeutreproduireunv-nementaussi exactement (vollstndig)quela mmoirependant laveille. Delboeuf nousparled'undesescol-lgues d'Universit (actuellement professeur Vienne) :celui-ci, en rve, a refait une dangereuse excursion en voi-turedanslaquelleil n'achappunaccident que parmiracle:touslesdtails s'ytrouvaient reproduits. MissCalkins mentionne deux rvesqui reproduisaient exacte-mentunvnement de la veille, etmoi-mme j'aurai l'occa-sion de citer un exemple que je connais de la reproductionexacte enrve d'unvnement del'enfance.Freud neparat avoir observ directement aucun rve de ce genre.Examinonscesexemples. VoicicommentDelboeufrapportele rve qui lui a t racont par son ami et anciencollgue, le clbre chirurgien Gussenbauer, depuis profes-seur l'Universit de Prague2. Il avait un jour parcouruen voitureuneroute qui relie deux localits dont j'ai oublilesnomsqui,en uncertain passage,prsente une penterapide et une courbe dangereuse. Le cocher ayant fouetttropvigoureusement leschevaux, ceux-ci s'emportrent,1. DieTraumdeutung, Iredition,1900, p. 13.2.Delboeuf, Lesommeil et lesrves, Revuephilosophique, 1880,p.640.6LESCADRESSOCIAUXDELAMMOIREetvoitureet voyageurmanqurent centfois de rouler dansun prcipice, ou de se briser contre les rochers qui se dres-saient de l'autre ct du chemin. Dernirement M. Gussen-bauer rva qu'il refaisait le mme trajet, et,arriv cetendroit, ilserappela dans ses moindres dtails l'accidentdont il avait failli tre victime. Il rsulte de ce texte queFreud l'a trsmal compris,ouen agardunsouvenirinexact: car le professeur en question refait sans douteenrve le mme trajet(il ne nous dit pas d'ailleurs s'il est envoiture,dans lamme voiture, etc.), maisnon lammeexcursion o il chapperait de nouveau au mme accident.Ilse borne, en rve, se rappeler l'accident, une fois arrivanlieu o il s'est produit. Or, c'esttout autre chosequederver qu'on se souvient d'un vnement de la veille, et dese retrouver,enrve, dans lamme situation, d'assisterou de participer aux mmes vnementsquequand ontaitveill.Cetteconfusionest aumoins trange.Nous pouvons substituer cet exemplecelui-ci qui estrapport par Foucault, galement deseconde main,et queFreudnepouvait d'ailleursconnatre1. Il s'agit d'un mde-cin qui,ayantt trs affect par une opration o il a dtenir les jambes du patient auquel on ne pouvait adminis-trerle chloroforme, revoit pendant une vingtaine de nuitsle mme vnement: Jevoyaislecorpspos surunetable et les mdecinscomme aumoment de l'opration.Aprs le rveil l'image restait dans l'esprit, non pas hallu-cinatoire, mais encore extrmement vive. A peine commen-ait-il s'endormirquela mmevision le rveillait. L'imagerevenait aussi quelquefois dans lajourne, maiselletaitalorsmoinsvive. Le tableau imaginatif taittoujourslemme,etprsentaitunsouvenir exactdel'vnement.Enfinl'obsessioncessade seproduire. Onpeut se demander" Foucault, Lerve,tudeset observations, Paris, 1906, p. 210.LERVEETLESIMAGES-SOUVENIRS 7si le fait en question, aprs le moment o il s'est produit,et avant qu'on l'ait revu en rve pourla premire fois, nes'est pas impos assez fortement la pense du sujetpourque se substitue au souvenir une image peut-tre recons-truiteen partie, si bienquenous n'avons plus affaire l'vnement lui-mme, mais uneouplusieurs repro-ductions successives de l'vnement qui ont pu alimenterquelquetempsl'imaginationdecelui qui lerevoit plustard en songe.Du moment,eneffet, qu'un souvenir s'estreproduit plusieurs fois, il n'appartient plusla sriechronologiquedes vnements qui n'onteulieuqu'unefois ; ou plutt, ce souvenir (en admettant qu'il subsistetel quel dans la mmoire) se superposent une ou plusieursreprsentations, mais celles-ci ne correspondent plus unvnement qu'on n'avuqu'une fois, puisqu'onl'a revu plu-sieurs fois en pense. C'est ainsi qu'il y a lieu de distinguerdu souvenird'une personne, vue en un lieu et un momentdtermin, l'image de cette personne, telle que l'imagina-tion a pu la reconstruire (si on ne l'a pasrevue), ou tellequ'elle rsulte de plusieurs souvenirs successifs de la mmepersonne.Une telle imagepeutreparatreenrve, sansqu'onpuissedire qu'on voquealorsunsouvenir proprementdit.Nous pouvons rapprocher de cette observation cellequerapporteBrierre de Boismont, d'aprs Abercrombie. Un demesamis, dit Abercrombie, employ dansunedes principalesbanques de Glascowenqualitdecaissier, tait son bureau, lorsqu'un individuse prsenta,rclamant lepaiement d'unesommede sixlivresster-ling. IIy avait plusieurspersonnesavantlui qui attendaientleur tour;mais il tait si bruyant et surtout si insuppor-1. Brierre de Boismont, dansson livre, Des hallucinations(3e dition, 1852,p.259) d'aprs Abercrombie,Inquiries concerning the intellectual powers,11e dit., London, 1841(la1re dition est de1830). Nous n'avons pu consulterque la12e dition.8 LESCADRESSOCIAUXDELAMMOIREtablepar sonbgayement qu'undes assistantspria lecaissier de le payer pour qu'onen ft dbarrass. Celui-cifit droit la demande avec un geste d'impatience et sansprendrenote de cette affaire [au lieu de ce dernier membrede phrase, il ya,dans Abercrombie:et nepensaplus cette affaire]. A la fin de l'anne, c'est--dire huit ou neufmoisaprs, la balancedes livresneput tretablie ;ils'y trouvait toujoursune erreurde six livres. Mon amipassainutilement plusieurs nuitsetplusieursjourschercherlacause cedficit;vaincuparla fatigue, il revint chez lui,semitaulit, et rva qu'il tait sonbureau,quelebguesepr-sentait, et bientt tous les dtails de cette affairese retra-crent fidlement son esprit. Il se rveille la pense pleinedeson rve, etavec l'esprancequ'il allait dcouvrircequ'il cherchait si inutilement. Aprs avoir examinseslivres, il reconnut eneffet que cette somme n'avait pointt porte sur son journal et qu'elle rpondait exactement l'erreur . Voil tout ce que dit B. de B. Or, nous repor-tant au texted'Abercrombie, nous voyons que ce que l'au-teur trouve surtout extraordinaire, c'est que le caissier aitpuserappeler enrve undtailqui n'avait laiss surlemomentaucune impression dans son esprit, etqu'il n'avaitpasmme remarqu, savoir qu'il n'avaitpasinscrit lepaiement. Mais voici ce qui a pu se passer.Lecaissier, lesjours prcdant le rve, s'est rappel cettescne qui l'avaitfrapp:le souvenir,souvent voqu, auquel ilaplu-sieurs fois rflchi,estdevenuunesimple image. Iladsupposer,d'autrepart,qu'il avait ngligd'inscrireun paiement. Il est naturel que cette image, et cette sup-position qui le proccupait,sesoient rejointesdans le rve.Mais ni l'une, ni l'autren'taientproprementdes souvenirs.Cela n'expliquepas, videmment, que le fait ainsi imaginenrve ait treconnuexact. Mais il y a des hasards plustranges.LE RVEETLESIMAGES-SOUVENIRS 9Quant l'observation de MissCalkins1,elle est directe.Mais tout ce qu'elle nous en dit se rduit ceci: C. (c'estelle qui se dsigne ainsi) rva deux fois le dtailexact d'unvnement qui prcdait immdiatement (lerve). C'estun cas de l'espce la plus simple d'imaginationmcanique.Elle ajoute, en note, il est vrai: il est inexact de l'appeler,comme fait Maury, souvenir ignor , ou mmoire... nonconsciente. La mmoire se distingue de l'imaginationen cequel'vnement estrapport consciemment aupassetaumoi. Maisnediscutonspasdestermesetdes dfinitions.Cequiimporte, c'estqueles rves auxquels ilestfaitallusion sont bien ceux que nous avons recherchs en vainjusqu'ici. Malheureusement,aucun d'euxne nousestdcrit.C'est d'autant plus regrettablequecetteenquteaport,enpeu detemps, sur un grandnombrede rves. Miss Calkinsaprisdesnotespendant55nuits,sur205 rves, raisonde prsde 4 rves parnuit; le second observateur, S..., a observ,pendant 46 nuits,170 rves, sans en noter du mme genrequeceuxquinousoccupent.L'enquteadurdesixhuit semaines. De telles conditions sont quelque peu anor-males. Il faudrait d'ailleurs que nous sachions, d'une part,ce que Miss Calkins entend par le dtail exact d'un v-nement,d'autrepartenquoi consistait l'vnementqui prcdait,et enfin s'il n'y a eu rellement aucun inter-valle entre l'vnement et la nuit o elle a rv.Il reste le rve dont Freudaeu connaissance. Il n'indiquepoint la page de son livre o il est rapport.Celui-l seul,parmi tous ceux qu'il a dcrits,correspond peu prs ce qu'il laisse prvoir: un de ses collgues lui raconta qu'ilavaitvuenrve,peudetempsauparavant,sonancienprcepteuren uneattitudeinattendue. Il tait couchauprsd'uneservante(qui tait demeure lamaison1.TheAmerican Journal of Psychology, vol. V, 1893, p. 323, Statistics of dreams.10 LESCADRES SOCIAUXDELAMMOIREjusqu' ce que cecollgue eteuonzeans). L'endroit osepassait la scne apparaissait en rve. Le frre du rveur,plus g, lui confirma la ralit de ce que celui-ci avait vuensonge. Ilenpossdait unsouvenirnet,car il avaitalors six ans.Le couple luifaisait boirede labire pourl'enivrer,etneseproccupait pasdupluspetit, gdetroisans,quidormaitcependant dans lachambre delaservante1.Freud nenous indiquepassicettereprsen-tation tait un souvenir dfini qui se rapportait une nuitdtermine, unvnement dont lerveurn'avait ttmoin qu'une fois,ou plutt une association d'ides d'uncaractre plus gnral. Ilnedit point, cettefois,que lascnese soit reproduite danstoussesdtails. Lefait, s'ilest exact,n'en est pas moinsintressant. Onpeut le rappro-cher d'exemples du mme genre,prischez d'autresauteurs.Mauryraconte ceci2: J'ai pass mes premires annes Meaux, et je me rendais souvent dans un village voisinnomm Trilport. Son pre y construisait un pont. Unenuit, je me trouveen rve transportaux jours de mon en-fance, et jouant dans ce village de Trilport. Il y voit unhommequiporteununiforme,etqui lui ditsonnom.Au rveil, il n'a aucun souvenir quise rattache ce nom.Mais ilinterrogeunevieille domestique, quilui apprendque c'tait bien ainsi que s'appelait le gardien dupontqueson prea bti. Un deses amis lui aracont que, sur lepoint de retourner Montbrison, o il avait vcu, enfant,vingt-cinqansplus tt, ilrvaqu'il rencontrait prs decette villeun inconnu, qui lui dit qu'il tait un ami desonpre, et s'appelait T... Lerveur savait qu'il avaitconnuquelqu'un de ce nom, mais ne se rappelaitpas son aspect:il retrouva effectivement cethomme, semblable l'imagede son rve,encore qu'un peu vieilli.I. Freud, op. cit., p. 129.2. Le sommeil et les rves, 4edition, 1878, p.92.LERVEETLESIMAGES-SOUVENIRSIIHervey de Saint-Denis1 raconte qu'une nuit il se vit enrve Bruxelles, en face de l'glise de Sainte-Gudule. Jemepromenais tranquillement,parcourant une rue des plusvivantes, bordedenombreuses boutiquesdont lesen-seignes bigarres allongeaient leurs grands brasau-dessusdes passants. Comme il sait qu'il rve, et qu'ilse souvient,en rve, de n'avoir jamais t Bruxelles, il se met exa-mineravecuneattentionextrmel'unedes boutiques,afin d'tre en mesure de la reconnatre plus tard.Ce futcelle d'un bonnetier... J'y remarquai d'abordpour enseignedeuxbras croiss, l'un rouge, et l'autre blanc, faisant sailliesur la rue, et surmonts en guise de couronne d'un normebonnet de coton ray. Je lus plusieurs fois le nom du mar-chand afin de le bien retenir;je remarquai le numro delamaison, ainsique la formeogivale d'une petite porte,orne sonsommet d'unchiffreenlac.Quelques moisaprs il visite Bruxelles,et y cherche en vain la rue desenseignes multicolores et de la boutique rve. Plusieursannes s'coulent. Il se trouve Francfort o il taitalldj durant ses plus jeunes ans. Il entre dans la Juden-gasse. Tout un ensemble d'indfinissables rminiscencescommenavaguement s'emparer demonesprit. Jem'efforai de dcouvrir lacausedecetteimpressionsingulire. Et il se rappelle alorssesinutilesrecherches Bruxelles. La rue o il se trouve estbien la rue desonrve:mmes enseignescapricieuses, mmepublic, mmemouvement. Il dcouvre la maison,siexactementpareille celle demon ancien rve qu'ilme semblait avoirfaitun retour desixans enarrireetnem'trepointencore veill .Touscesrvesontuncaractrecommun ;il s'agitdesouvenirs d'enfance, entirement oublis depuis un tempsI. Les rves et les moyensde les diriger, Paris, 1867, p. 27.12 LESCADRESSOCIAUXDELAMMOIREindtermin, et que nous ne pouvons pas ressaisir pendantla veille, mme aprs que le rve les a voqus ; ils revien-nent, mls nos songes, etil fautnous aider de la mmoiredes autres,ou nous livrer une enqute etune vrifi-cation objective,pourconstaterqu'ils correspondentbien des ralitsanciennement perues.Or, sans doute,ce ne sont pas des scnes compltes qui reparaissent, maisunnom, unvisage, letableaud'unerue,d'unemaison.Tout celanefait cependant point partie de notreexpriencefamilire, dessouvenirs quenousnenoustonnons pasde retrouver, l'tat de fragments, dans nos songes, parcequ'ilssontrcents, ou parce quenous savonsqu'veillsnouspossdonssur euxunecertaineprise,parcequ'ensomme il y atoutesraisons pourqu'ilsentrent danslesproduits denotreactivitimaginative. Au contraire, ilfaudrait admettrequelessouvenirs de notre enfance sesont strotyps, qu'ils sont,dsledbut, etdemeurent,commedit Herveyde Saint-Denis, des clichs-images,dont notre conscience n'a plus rien connu partir du mo-mentoilssesontgravs surles tablettes denotremmoire.Comment contesterque,danslescasoilsreparaissent, c'estbienunepartie,uneparcelle de notreplus lointainpass quiremonte la surface?Nous ne sommes pasconvaincus quecesrminiscencesd'enfance correspondent bien ce que nousappelons dessouvenirs.Si nous ne nous rappelons rien de cette priode l'tat de veille, n'est-ce point parce que ce que nous enpourrionsretrouverserduit des impressionstropvagues,des imagestrop mal dfinies, pouroffrir quelque prise la mmoireproprement dite? La vie consciente des toutpetitsenfantsserapprochebiendes gards del'tatd'esprit d'un homme qui rve, et, si nous en conservons sipeu de souvenirs, c'est peut-tre pour cette raison mme:les deuxdomaines, celui del'enfanceetcelui durve,LERVE ETLES IMAGES-SOUVENIRS13ce petit nombre de souvenirs excepts, opposentle mmeobstacle nos regards: ce sont les seules priodes dont lesvnements ne soient point comprisdans la srie chronolo-giqueoprennentplacenossouvenirs de la veille. Ilestdoncbien peuvraisemblableque nous ayons pu, dans la premireenfance, former des perceptionsassez prcises pour que lesouvenir qu'elles nous ontlaiss, lorsqu'il reparat, soit lui-mmeaussi prcis qu'on nousle dit. La ressemblance entrel'image du rve etle visage rel, dans le secondrve citparMaury, n'est tout de mme pas une identit:envingt-cinqans,les traitsnepeuventpointne pas setransformer: peut-tre, si la personneressemble ce point son image, celatient-il cequel'imageelle-mme estassez brumeuse?Herveyde Saint-Denis croit s'tre assurque la maison vueenralit taitbientellequelamaisonvueenrve,parceque,ds sonrveil, ilen a dessin les dtails avec un grandsoin.Ce qu'il faudrait savoir, c'est quel ge exactementil l'avue.Si durant ses plus jeunes ans signifieverscinq ou sixans, il parat invraisemblable qu'il ait pu alorsen garderun souvenir aussi dtaill, puisqu'cet geon ne peroitgure que l'aspect gnral des objets1. Il ne nous dit pas,d'ailleurs, que, lorqu'il l'a revue, il s'est report son des-sin:mais,tout de suite, il lui asemblqu'il se trouvaitexactement danslemmetatquelorsqu'il rvait sixans auparavant: cette sret de mmoire ne laisse pas desurprendre. En ralit, nous admettons qu'entre l'impres-siond'enfance etl'imagedurve il yaiteuunetroiteressemblance, quecelle-ci aitreproduitexactement celle-l, mais non quel'uneetl'autre aient t des reproductionsdtailles de la maison, c'est--diredes souvenirs vritables.1.C'est septansseulement, d'aprsBinet, qu'unenfant peut indiquerdes lacunes de figure, c'est--direqu'ilremarqueparexemplesur un dessin qu'ilmanque unoeil, ou la bouche, ou les bras, ce qu'il reconnat tre un homme.Voir Anne psychologique, XIV, 1908. Nous avons vrifi ce test ngatif pourl'ge de sixans.14 LES CADRESSOCIAUXDELAMMOIRETout se passe comme dansces rves o l'on revoitce qu'ona vu oucruvoir au cours derves antrieurs. Etcertesil faudraitexpliquer pourquoi ces images ne se reprodui-sent qu'en rve, pourquoi lammoiredela veille nelesatteint pas directement. Cela tientsansdoutece quecesontdes reprsentations tropgrosses,etquenotremmoire est,relativement,uninstrument tropprcis,etqui n'a prised'ordinaire que sur ce quise place danssonchamp, c'est--diresurcela seulement qui peut trelocalis.D'ailleurs, quand bien mme se reprsenterait nous unvisage,un objet, un fait vu autrefois, avec tous ses dtails,dumomentquenous-mme nous nous apparaissonsenrvetel que nous sommes aujourd'hui, le tableau d'ensembleest modifi. On nepeutdire qu'il y a ici juxtapositiond'unsouvenir rel, et du sentimentque nous avons prsent denotremoi, maiscesdeuxlmentssefondent,etcommenousne pouvonsnous reprsenter nous-mmeautre que nousne sommes, il faut bien que le visage, l'objet, le fait soientaltrspourque nousles regardionscommeprsents.Sans doute on pourrait concevoir que notre personne nonseulement passe l'arrire-plan,maisqu'elle s'vanouissepresque entirement,quenotrerledeviennecepointpassif qu'il soitendfinitive ngligeable, qu'il se rduise reflter,comme unmiroir qui n'aurait point d'ge, lesimages quise succdent alors1. Mais un des traits carac-tristiques du rve, c'est que nous y intervenons toujours,soit quenousagissions, soitquenousrflchissions, soitquenousprojetionssur ce que nous voyonslanuanceI.MissCalkinsremarqueque,danscertainscas,lesentiment del'iden-tit personnelle peut disparatre explicitement. On imagine qu'on est un autre,ou qu'on est le double de soi-mme, etalorsil ya un second moi qu'on voitou qu'on entend(op. cit., p.335). Maurydit: Je crus un jour, en songe,tre devenu femme, et,qui plus est, tre enceinte."(op. cit., p. 141, note).Mais, alors, le souvenir estencoreplusdnatur, puisqu'on sereprsentelesfaits tels qu'un autre aurait pu les voirLERVEETLESIMAGES-SOUVENIRS 15particulire denotredispositiondu moment, terreur, inqui-tude, tonnement, gne, curiosit, intrt, etc.Trs instructifscetgardsont deux exemples, rapportsparMaury, propos de rves o apparaissent despersonnesqu'on sait tre mortes: Il yaquinze ans, unesemaines'tait coule depuis le dcs de M. L., quand je le vis trsdistinctement en rve... Sa prsence me surprit beaucoup,et je lui demandai avec une vive curiosit comment, ayantt enterr, il avait purevenir en cemonde. M. L. m'endonnauneexplicationqui,onledevine, n'avait paslesenscommun,et danslaquellesemlaient desthoriesvitalistesquej'avais rcemment tudies.Cettefois,il a le sentiment qu'il rve. Mais, une autre fois, il est con-vaincu qu'il ne rve pas, et cependant il le revoit, et il luidemandecommentilsefait qu'ilse trouvel1. Il remarqueailleurs, qu'ensonge nousne nous tonnons pasdes plusincroyablescontradictions,que nous causons avecdespersonnes quenous savonsmortes,etc.2. Entoutcas,mme si nous necherchons pasrsoudre la contradic-tion, nous la remarquons, nous en avons au moins le sen-timent.Miss Calkins dit que dansles375 casobservsparelle et un autre sujet, il n'y a aucunexemple d'un rveoilsse soient vusdans un autre moment quele tempsprsent. Quandlervevoquaitlamaisonoilouelleavaient pass leur enfance, ou une personne qu'ils n'avaientpas vue depuis bien desannes, l'ge apparent du rveurn'tait en rien diminu en vue d'viter un anachronisme;quelque ftl'endroitoule caractre du rve, lesujetavaitbiensongeactuel,etsesconditions gnralesdevie n'taient pointchanges3.Serguieff,aveugle depuis nombre d'annes,sevoit1.Maury, Le sommeil et les rves,p.166.2. Ibid., p.46.3. Op. cit., p.331.16LES CADRES SOCIAUXDELAMMOIREenrve Ptersbourg,auPalais d'hiver1. L'empereurAlexandre IIs'entretient avec luietl'inviteregagnerson rgiment. Il obit et rencontre son colonel, qui lui ditqu'ilpourrareprendresonservicele lendemain.Maisje n'ai paseule temps deme procurer uncheval. Jevous prterai undes chevaux de mon curie. Mais masant est fort chancelante. Le mdecin vous exempterade service. Alors seulement, c'est--dire en tout dernierlieu, ilfaitpartaucolonel d'unobstacle radical, etluirappelle qu'tant aveugle ilestabsolument incapabledecommander unescadron. Iln'enapasmoinseudsledbut lesentimentd'uneimpossibilit, c'est--direque,ds le dbut etdans tout le cours du rve, sa personnalitactuelle intervenait. Ainsi, jamaisen rve nous ne nousdpouillons entirement de notre moi actuel, et cela suffi-rait pourquelesimagesdurve, si ellesreproduisaientpresqueidentiquementun tableau de notre pass, fussenttout de mme diffrentes des souvenirs.Mais, jusqu'ici,nous n'avons parl quedesrves dontnous nous souvenons au rveil. N'y en a-t-ilpas d'autres?Et,outre tousceux dontnous ne nous souvenons point,pour des raisons peut-treen partieaccidentelles, n'yena-t-il point dont lanature est telleque nous ne pouvons pasnous en souvenir?Or,si tels taient prcisment ceux olesentiment de lapersonnalitactuelle disparat toutfait,eto l'on revit lepassexactement telqu'ilat,il faudrait dire qu'ilya en effet des rves o des souvenirsse ralisent, mais qu'on les oublie rgulirement lorsqu'oncesse derver. C'est bience qu'entendM. Bergson,lors-I.Serguieff S., Lesommeilet le systme nerveux.Physiologie dela veille etdu sommeil, Paris,1892,2e vol., p.907 et suiv. On pourrait rapprocher de cetexemple le cas si curieux, dcrit par M. Bergson (De la simulationinconscientedans l'tat d'hypnotisme, Revue philosophique, novembre1886), d'une femmeentatd'hypnosequi,envue d'excuter unordre quisupposechez elle desfacults anormales,used'un subterfuge,parcequ'ellesent trs bien qu'ellene les possde pas.LERVEETLESIMAGES-SOUVENIRS 17qu'il attribueausommeillger les rves donton se souvient,et incline croire que, danslesommeil profond, lessou-venirsdeviennent l'objet uniqueou aumoinsunobjetpossibledenos rves.Cependant,lorsque Hervey deSaint-Denis, jugeant duplusou moins de profondeur deson sommeil par le plusou moins de difficult qu'il prouve s'y arracher,remarqueque, dans le sommeil profond, le rve est plus vif, pluslucide, et,enmmetemps, plussuivi,d'une partnous aurions ainsi lapreuvequ'onsesouvient des rvesdusommeil profond, d'autre partrienn'indiquequ'il yait plusdesouvenirs, etdessouvenirs plus exacts, dansceux-ciquedanslesrvesdusommeil lger1.Il est vraiqu'on peut rpondre:entre le moment oon commence rveiller quelqu'un, etcelui oilestrveilleffectivement,il s'couleunintervalledetemps.Or, si petit soit-il, ilsuffit, tant donne la rapiditavec laquelle se droulentles rves, pourquesesoientproduits dans cet intervalle,quicorrespond untat intermdiaire entre lesommeilprofond et la veille, les rves rapports tort au sommeilprofond qui a prcd. Si on fait tenir ainsi dans une dureinfinitsimale des rves d'une dure apparentetrs longue,rien neprouve, eneffet,que nousatteignions jamais lesrves du sommeil profondproprementdit. Mais il fautpeut-tre se dfier desobservationsclassiques o le sujet croitavoir, en rve, assist des vnements qui demanderaient,pour se produireenralit, beaucoup de temps, plusieursjours et mme plusieurs semaines, et qui ont dfil devantson regard en quelques instants. Jusqu' quel point a-t-il1.Heerwagen Friedr., dans Statistische Untersuchungen berTrume undSchlaf, Philos. Studien de Wundt.V, 1889, d'une enqute qui a port sur prsde500sujets, conclut qu'onades rves plus vifset qu'on seles rappellemieux, quandondort ordinairement d'unsommeil lger. Mais lesfemmesferaient exception. Auresteles questions taient posesendes termes bienvagues.HALBWACHS. 218LESCADRESSOCIAUXDELAMMOIREassist aux vnements, jusqu' quel pointm'ena-t-il euqu'une vue schmatique? M. Kaploun dit qu'il lui a tdonn de constaterplusieurs fois non seulement qu'oitnerve pas plusvite qu'onnepenseenveille, mais que lerve est relativement lent.Sa. vitesse lui semble tre peu prs celle de l'action relle1.Hervey de Saint-Denisdit: qu'ayanteul'occasion derveillersouventuneper-sonnequirvait tout haut, si bienqu'elle luifournissaitainsi, tout en dormant, des points de repre, il avait cons-tamment observ, en l'interrogeant aussitt sur ce qu'ellevenait de rver, que sessouvenirs ne remontaient jamaisau del d'unlaps de cinq six minutes. En tout cas noussommes loin des quelques secondes que dure le rveil. Untrs grandnombredefois, ajoutele mmeauteur2, j'airetrouv toute la filire qu'avait suivie l'association de mesides durant une priodede cinq sixminutes, coulesentrele moment o j'avais commenc m'assoupiret celuio j'avais t' tir d'un rve dj form, c'est--dire depuisl'tatde veille absolue jusqu' celui du sommeil complet.Ainsi, aux observationssur la rapidit des rves, d'o l'onconclut qu'on neserappelle pointlesrves dusommeilprofond, il est faciled'en opposer d'autresquitendraient prouver lecontraire.On pourrait, maintenant, raisonnersurdes donnesmoins discutables. Parminos rves, il y en a qui sont descombinaisons d'images fragmentaires, dont nous ne pour-rions que par uneffort d'interprtation souvent incertainretrouverl'origine, au rveil, dans une ou plusieurs rgionsde notre mmoire. D'autres sont des souvenirs simplementdmarqus. Entre les uns et les autres il y a bien des inter-I. Kaplourt, Psychologiegnrale tire de l'tudedu rve,1919, p.1261 Voir aussila critique du rve deMaury,dans Delage (Yves),Lerve, Nantes,1920.p.460 et suiv. M.Delagene croit pas, au moins en gnral, la rapidit ful-gurante"des rves;2. Op. cit., p.266.LERVEETLESIMAGES-SOUVENIRS 19mdiaires. Pourquoi ne supposerait-on pas que la srie nese termine point l, qu'au del de ces souvenirs dmarqusil y en a d'autres qui ne le sont pas, qu'ensuite vient unecatgoriedervesqui contiendraientdessouvenirs purset simples(raliss) ? On interprterait ceci en disant quecequi empche lesouvenir de reparatreintgralement,ce sontdes sensations organiques, qui, sivagues soient-elles, pntrent pourtant danslerve, etnousmaintien-nenten contact avec lemonde extrieur: que ce contactserduisedeplusenplus, lalimite, riend'extrieurn'intervenant pourrgler l'ordredanslequel lesimagesse succdent, il resteetil ne reste que l'ordre chronolo-gique anciensuivant lequel la srie des souvenirs se drou-lera nouveau. Mais, quand bien mme on pourrait classerainsilesimages desrves, rien n'autoriseraitadmettrequ'on passe par des transitions insensibles de la catgoriedes rves celle des souvenirs;purs.On peut dire du sou-venir, tel qu'on ledfinit dans cette conception, qu'il necomportepas de degrs:un tat est un souvenir, ou autrechose:il n'est pasen partie un souvenir, en partie autrechose. Sans doute il y ades souvenirs incomplets, mais iln'y a pas, dans un' rve, mlangedesouvenirs incompletsavec d'autres lments, car un souvenir mme incomplet,lorsqu'on l'voque, s'oppose tout le reste comme le passau prsent, tandis que le rve, dans toutes ses parties, seconfond pour nousavec le prsent. Le rve n'chappe pasplus cette condition qu'une danseuse, alors mme qu'ellene touche le sol qu'avec les pointes, et donne l'impressionqu'elle va s'envoler, ne se soustrait le moins du monde auxloisde la gravitation. On ne peut donc pas conclure, de cequ'ilyadesrves qui ressemblent plusqued'autresnossou-venirs, qu'il y a des rves qui sontdessouvenirs purs. Passerdesuns auxautres,ce serait,en ralit, sauter d'un ordredefaits unautredont lanatureest toutediffrente.20 LES CADRESSOCIAUXDELAMMOIRESi, dans le sommeil profond, l'activit par excellence del'esprit consistait dans l'vocationdessouvenirs,il seraitbientrangequ'avant des'endormir il fallt dtournerson attention non seulement duprsentetdessouvenirsimmdiatsquinouslereprsentent, maisaussi detouteespce de souvenirs, et suspendre, en mme temps que sesperceptions, l'activitdelammoire. Or, c'est biencequiseralise. M. Kaploun croit avoir observ qu'audbut del'assoupissement ontraverse un tat de rverieol'vocationdes souvenirs estfacile, continue etfertile.Mais, ensuite, il faut brider l'nergiede veille,et on y arriveen l'occupant par un travail qui produitunvide,unappauvrissement: unemlodie, ouquelqueautreimage rythmique.Ensuite le mme auteur signaleuntatsingulier, qu'il n'arussi, dit-il, saisir qu'aprsunlongentranement, etqui prcderait immdiatement levrai rve."Tout motif rythmique disparat, et on se trouve lespec-tateurpassif d'une floraison incessante et rapide d'imagessimpleset courtes... nettementobjectives, indpen-dantes et extriorises... Il semble qu'on assiste ladis-location du systme latent particulier (conscience du rel l'tat de veille), dont les parties agissent vigoureusementavant de disparatre. Les lments de ce systme (notionde l'orientation, des personnesqui nous entourent, ou quenousavonsvues) jettentenquelquesorteleurdernirelueur1.Ainsi lescasesdans lesquelles nous rpartis-sons les images l'tat de veille doivent disparatre, pourquedevienne possible unnouveaumodedesystmatisa-tion, celui du rve2. Maiscescasessont aussi celles danslesquelles s'opre, l'tatdeveille, l'vocationdessou-venirs. Il sembledoncque lesystme gnral des percep-I.Op. cit., p.180.2. M. Delacroixa trs heureusement dfini le mode d'organisation des imagesdenos songes: " une multitude dsagrge de systmes psychiques. La struc-ture logiquedu rve, Revue de Mtaphysiqueet de Morale, 1904, p. 934.LERVEETLESIMAGES-SOUVENIRS 21tionsetdessouvenirs de la veille soitunobstacle l'en-tre danslerve.Inversement, si nous hsitons parfois rentrer dans laveille, si l'onresteparfoisaurveil, quelques instants,dansuntat intermdiaire qui n'est exactementni lerve, ni la veille, c'est que l'onn'arrive pascarter lescases dans lesquellessesont distribues les dernires imagesvuesensonge,etque lescadres de la penseveille nes'accordentpas aveccelles durve. Nous transcrivonsiciunrveoilnoussemblequecedsaccord apparatclairement: Rve triste. Jesuisavec unjeune hommequi ressemble un de mes tudiants, dans une salle qui estcommel'antichambred'uneprison. Je suis son avocat, etjedoisrdigeraveclui(?) On m'adit: inscrivez le plus dedtails que vous pourrez. Il doit tre pendupourje ne saisquel crime. Je le plains, je songe ses parents, je voudraisbien qu'il s'chappe. Au rveil, je suis encore si tristeet proccup que jecherche commentjepourraisl'aider se sauver (s'il setrouvaiten unetelle situation). Je m'ima-gine que je suis dans une grande ville, et je me transporteen pense dans des quartiers tenduso il y a de grandsmassifsdemaisonspercesdegaleries,avec restaurants,etc.(tels qu'il m'est arrivsouventd'envoirenrve,toujourslesmmes, auxquelsnecorrespond aucunsou-venir de laveille). Pourtant, je saisenmme temps que dansla ville o je suisenralit je n'ai jamais visit de telsquar-tiers, et qu'ils ne. sont pas indiqus sur le plan.Cet tats'expliquait sans doute par l'intensit motive du rve,sibien que, rveill, j'tais encore sous l'empire du sentimentprouv en songe. Je me croyais donc la fois dans deuxvillesdiffrentes, dont l'unetait celledemonrve, etje m'efforais en vain de trouver dans l'une ce que j'avaisvudans l'autre.22 LES CADRESSOCIAUXDELAMMOIREEntre la pense du rve et celle de la veille ily a en effetcettediffrencefondamentalequel'uneetl'autrenesedveloppentpas dans les mmes cadres. C'est ce queparais-sent avoir bien vu deux auteurs, dont les conceptions sontdu reste trsloignes, MauryetFreud. LorsqueMauryrapproche le rve de certaines formes de l'alinationmen-tale, ilale sentimentque,dansles deuxcas.,le sujetvit dans un milieu qui lui est propre,o des relations s'ta-blissententrelespersonnes,lesobjets,les paroles, quin'ont de sens que pour lui. Sorti du monde rel, oubliantles lois physiques aussi bienque lesconventions sociales,le rveur,comme l'alin, poursuitsans doute un mono-logue intrieur: mais en mme tempsil cre un monde phy-sique etsocial ode nouvelles lois, de nouvellesconven-tions apparaissent, qui changent d'ailleurssanscesse.Mais, lorsque Freud prte aux visions des songes la valeurde signesdont ilcherche lesens dans les proccupationscaches du sujet, il ne dit au fond pas autre chose. Si l'ons'en tient,eneffet, auxdonnes littrales du rve,on estfrapp de leur insignifiance et de leur incohrence. Mais cequiestsansintrt pour nousnel'estcertainement paspour celui qui songe, et il y a une logique du rve qui expli-quetoutesces contradictions. Sans doute, Freud n'enrestepas l; il s'efforce de rendre compte du contenu apparentdurveparles proccupations cachesdudormeur;ilimagine mmequele sujet,pour sereprsenterenrvel'accomplissement desesdsirs, doit cependant endissi-muler la nature, par gardpour un second moi, qui exercesur ce thtre intrieurune sortedecensure,et dontilfauttromper la surveillanceet djouer lessoupons:de lviendrait le caractre symbolique des songes. Or les inter-LERVEETLESIMAGES-SOUVENIRS 23prtations qu'il propose sont la fois trs compliques ettrs incertaines: il faut,pourrattachertel vnementde laveille et tel incident du rve, faire intervenir des associa-tions d'ides souvent bien inattendues, etd'ailleurs Freudne s'en tientpas en gnral une traduction: ilsuperposeles uns aux autres deux, trois et quatre systmes d'inter-prtation et, au moment o ils'arrte,il laisse entendrequ'il entrevoitencorebiend'autres relations possibles,et qu'il me les passesoussilence que parce qu'il faut seborner: C'est direque,tandis qu' l'tat de veillelesimagesquenous percevons sont cequ'elles sont,tandisquechacune nereprsente qu'une personne,qu'un objetn'estqu'en un endroit, qu'une action n'a qu'un rsultat,qu'une parole n'aqu'unsens, sansquoi les hommesne se retrouveraient pas au milieu deschoses, et ne s'en-tendraient pas entre eux,dans le rvese substituent auxralits des symboles auxquels ne s'appliquent plus toutescesrgles, prcisment parcequenous nesommesplusenrapportaveclesobjets extrieurs, ni avec lesautreshommes, mais n'avons plusaffaire qu' nous-mme :dslors tout langage exprime et toute forme reprsente toutce que nous avons ce moment dans l'esprit,puisqueper-sonne ni aucune force physiquene s'y oppose.Ily aurait dslorsentrede mondedu rve et de la veilleun tel dsaccord qu'on ne comprend mme pas commentonpeut garder, dans l'un, le moindre souvenir de ce qu'ona fait etpensdans l'autre. Comment unsouvenir de laveille, nousentendons unsouvenir complet d'unescneentireexactementreproduite, trouverait-il placedanscettesrie d'images-fantmes qu'on appelle le rve ? C'estcommesi on voulait fondre, avec un ordre defaits soumis au purarbitraire de l'individu, l'ordre des faits rels soumis auxlois physiquesetsociales. Mais inversement,commentgardons-nous,au rveil,unsouvenir quelconque de nos24 LESCADRESSOCIAUX DELAMMOIRErves? Commentcesvisions fugitivesetincohrentestrouvent-elles accs dans la conscience veille?Quelquefois, au rveil, on garde dans l'esprit une imagedtermine d'un rve, retenue par lammoireon ne saitpourquoi : telsceslacs minuscules demeurs dans les rochersaprs que la mer s'est retire. L'image, quelquefois, n'estspare que de ce qui prcde:elleouvre touteunehis-toire, elle est le premieranneaude touteune chane d'autresimages ;quelquefoisellesedtachesuruntemps vide:ni avant, ni aprs, riennesedistinguequis'y rattache.En toutcas, si, aprs, on suit vaguement lestracesdecequi s'est dveloppdans la conscience partir d'elle, avant,on n'aperoit plus rien. Cependant,onsait qu'ellen'estpoint ne de rien: on a le sentiment, derrire l'cran qui laspare dupass, qu'il demeureaufondde lammoirebiendes souvenirs. Mais on n'a aucun moyen de les ressai-sir. Lorsque, malgrtout, onrussit voiraudel del'cran,lorsque,dansl'imageelle-mme, d'abordopaque,etquipeu peudevient transparente,lorsqu'travers elleondistingue les contours d'objets ou d'vnements qui, dansnotre rve, l'ont prcde, alors s'impose nous le senti-mentprofond de ce qu'ily a de paradoxal dans un tel actedie mmoire. Dans l'imageelle-mme, non plusquedanscequi la suit, onn'avaitaucunpoint d'appuipour setrans-porter ainsi un momentantrieur:entre l'imageetcequi prcde(etc'est pourcelaqu'ellenousapparaissaitcomme un commencement) n'existait aucun rapport intel-ligible. Comment alors passe-t-on de ceci cela? L'imageet ce qui l'accompagne, ce qui forme avecelle un tableauplus ou moins cohrent, mais dont les partiesse tiennent etse soutiennent, sembleunmonde clos: nous ne comprenonspas, quand on yestenferm,et quandtouslescheminsqui letraversent yramnent, qu'onpuisseen sortir, etpntrer dansunautre. Nous le comprenons aussi peu queLERVEETLESIMAGES-SOUVENIRS 25le passaged'un plan dans un autre, pour qui sembleassu-jetti semouvoir dans le premier: cela est aussi obscurpournous quel'existence d'unenouvelle dimensionde l'espace.Mais est-ce bien la mmoire qui intervient, lorsquenousvoquons nos rves? Les psychologues qui ont essay dedcrire les visions du sommeil reconnaissentque ces imagessont ce point instables qu'il faut les noter ds le rveil:sinon, onrisque de substitueraurve ce qui n'en est qu'unereconstruction et sans doute, bien des gards, une dfor-mation. Voici, en somme, ce qui paratse passer. Lorsqu'aurveil onse retourne ainsi vers le rve,on a l'impressionqu'une suite d'images, ingalement vives,sont demeuresensuspens dans l'esprit, de mme qu'une substancecolo-rante dans un liquide qu'on vientde remuer. L'esprit enestencore, enquelquesorte, toutimprgn. Si l'onnesehte point de fixersurelles son attention, on sait qu'ellesvont petit petit disparatre, on sent qu'une partie d'entreelles ontdj disparu,etqu'aucuneffort nepermettraitde les ressaisir. On les fixe donc, en les considrant peuprs comme des objets extrieurs que l'on peroit, et c'estcemomentqu'onles fait entrerdans laconscience delaveille. Dsormais, quandonselesrappellera,onvo-quera nonpoint lesimagestelles qu'ellesapparaissaientaurveil, maislaperceptionqu'onenaeuealors. Eton pourra croire que la mmoire atteint le rve:en ralit,c'est indirectement,par l'intermdiairedecequ'onena pu fixer ainsi, qu'on le connatra ; c'est une image de laveille que la mmoirede la veille reproduira. Sansdouteil arrive qu'au milieu de la journe qui suit le rve, oummeplus tard, certaines parties du rve qu'on n'avaitpas fixesainsi dslerveil reparaissent. Maisleprocessus seralemme:elles taient demeuresprsentesl'esprit qui,pouruneraisonouuneautre,nes'taitpastourndeleur ct, et l'on s'apercevraque si, au moment o on les26LESCADRESSOCIAUXDELAMMOIREaperoit, onne fait pas l'effort ncessaire pour les fixer,elles disparatront aussi, dfinitivement.Ily a donc lieu dedistinguer, dans leprocessus au termeduquel on possde ce qu'on peut appeler le souvenir d'unrve, deux phases trsdistinctes. Laseconde est un actede mmoire pareil auxautres:onacquiert unsouvenir,DUleconserve, onl'voque, onle reconnat, et enfinonle localise au moment du rveil, o on l'aacquis,et indi-rectement dans la priode de sommeil prcdente, durantlaquelleonsait qu'ona faitcerve, maissanspouvoirdire quelmomentprcis:; la premire consiste simple-ment enceci, qu'il yavait au rveil certaines images quiflottaient dans l'esprit etqui n'taient pasdessouvenirs.Sur ce dernier point, il faut un peu insister. Car un sou-tenirn'est-ilpascelamme: uneimagerapporteau pass,etqui cependant subsiste? Toutefois, si nousacceptonsla distinctionproposepar M. Bergson entre les souvenirs-habitudesousouvenus-mouvements, qui correspondent des tats psychologiques reproduits plus ou moins fr-quemment, etles souvenirs-images, qui correspondent destats qui ne se sont produits qu'unefois, etdont chacuna une date, c'est--dire peut trelocalisunmomentdfini de notre pass, nous ne voyons pas que les imagesdu rve, telles qu'elles seprsententaurveil, puissententrer dans l'une ou l'autre de ces catgories.Ce ne sont pas des souvenirs-habitudes, car elles ne sontapparues qu'une fois:quandnouslesapercevons, ellesneprovoquent pasen nous cesentiment defamiliaritquiaccompagnelaperceptiond'objetsou depersonnesaveclesquels nous sommes en rapports frquents1. Maisce neI. M. Kaploun, op. cit., p. 84 et133, dit que nous reconnaissons les objetset les personnes,dans le rve comme dans la veille, c'est--direque nous com-prenonstoutce que nous voyons. C'est exact. Mais il n'en est pas demme desscnes durvedans leur ensemble: chacune d'ellesnous parat au contraire,enrve, entirement nouvelle, actuelle.LERVEET LESIMAGES-SOUVENIRS 27sont cependantpasnonplus des souvenirs-images,carelles ne sont pas localises un moment dfini de notrepass.Sans doute,nous leslocalisons aprs coup;nouspouvons dire, au moment o nous nous rveillons, qu'ellesse sont produites au coursde la nuit qui vient de s'couler.Mais quel moment ? Nousnesavons.Supposons quenous ngligionsde dfinirles limites detemps entreles-quelles ellessesontproduites, et (comme il arriveexception-nellement)que nouslesvoquions cependant aprs plu-sieurs jours, ou plusieurssemaines,nous n'auronsaucunmoyen d'en retrouverla date.Nousmanquonseneffet, ici, decespoints de repre,sanslesquels tantde souvenirs d'vnements de la veille nouschapperaient aussi. C'est pourquoinous ne nousrappelonspas de la mme manireceux-ci, etles images du rve.Si nousavonsle sentiment (peut-treillusoire)que nossouvenirs(j'entends ceux qui se rapportent la viecons-sciente de la veille), sont disposs dans un ordre immuableau fond de notre mmoire, si la suite des images du passnoussemble, cetgard, aussi objective que la suite decesimagesactuellesouvirtuellesquenousappelonslesobjets dumonde extrieur, c'est qu'ellesserangenteneiffet dans des cadres immobiles quinesontpasnotre oeuvreexclusive et qui s'imposent nous du dehors. Les souvenirs,alors mmequ'ils reproduisent desimplestats affectifs(ce sont d'ailleurslesplusrares,et lesmoins nettementlocaliss), mais surtout lorsqu'ils refltent les vnementsde notre vie, ne nous mettent passeulementenrapportavecnotreproprepass, maisnousreportent unepoque,nous replacent dans un tat de la socit dont ilexiste,autourde nous, bien d'autres vestigesqueceux quenousdcouvronsen nous-mmes. De mme que nous prci-sons nos sensations en nous guidant sur cellesdes autres,de mme nouscompltons nossouvenirsen nous aidant.28LES CADRESSOCIAUXDELAMMOIREau moins en partie, de la mmoire des autres. Ce n'est passeulementparce qu' mesure que le temps s'coule, l'inter-valles'largit entretellepriodedenotreexistenceetle moment prsent, que beaucoup de souvenirsnous chap-pent: mais nous ne vivons plus au milieu des mmes per-sonnes :bien destmoins qui auraient punous rappelerdes vnementsanciensdisparaissent. Il suffit, quelque-fois,que nouschangionsdelieu, deprofession,que nouspassions d'une famille dans une autre,que quelque grandvnement tel qu'une guerre ou une rvolution transformeprofondment le milieu social qui nous entoure, pour que,de priodes entires de notre pass, il ne nous reste qu'unbien petit nombredesouvenirs. Au contraire, un voyagedans le pays os'estcoule notre jeunesse, la rencontresoudaine d'unami d'enfanceapoureffet derveiller et rafrachir notre mmoire: nos souvenirs n'taient pasabolis ;mais ilsseconservaient dans la mmoiredesautres, etdans l'aspect inchang deschoses. Il n'est pastonnantque nous nepuissionsvoquer de la mmemaniredes images que noussommesseulspercevoir, du moinsdans l'ordre o le rve nous les prsente.Ainsi s'expliquerait ce fait qui a retenu notre attention,savoirquedansnosrvesnes'introduise jamaisunsouvenirrel etcomplet, tel queceux quenous nous rappelonsl'tat de veille, mais quenos rves soient fabriqusavecdes fragmentsde souvenirstropmutilsouconfondusavecd'autrespour que nouspuissionslesreconnatre.Il n'y a pas s'en tonner, pas plus que de ce que nous nedcouvrons point nonplus dans nos rves dessensationsvritables telles que celles que nous prouvons quand nousnedormons pas,qui rclament un certaindegrd'atten-tion rflchie, et qui s'accordent avec l'ordre des relationsnaturelles dontnousetlesautresavonsl'exprience.De mme, si lasrie des imagesde nos rves ne contientLE RVEETLESIMAGES-SOUVENIRS 29pas des souvenirs proprement dits, c'est que, pour se sou-venir, il faut tre capable de raisonner et de comparer, etse sentir en rapports avec une socit d'hommes qui peutgarantir la fidlit de notre mmoire, toutes conditions quinesontvidemment pasremplies quandnousdormons.Cettefaond'envisagerlammoiresoulveaumoinsdeux objections. En effetnousvoquonsquelquefoisnotre pass,non pointpour y retrouverdesvnementsqu'ilnouspeuttreutile de connatre, maisenvuede goterle plaisir purement dsintress de revivre en pense unepriode coule de notreexistence.Souvent, dit Rousseau,je me distrais de mes malheurs prsents en songeant auxdiversvnements demavie, etlesrepentirs, lesdouxsouvenirs, lesregrets,l'attendrissementsepartagentlesoin demefaire oublier quelques instantsmes souffrances.Oronvoitsouventdansl'ensemble desimagespassesavec lesquelles nous entrerionsainsiencontact la partiela plusintimede notre moi, cellequichappe leplus l'action du monde extrieur, et en particulier de la socit.Etonvoit aussi, danslessouvenirs ainsi entendus, destatssinonimmobiles, dumoins immuables; dposs le longde notre dure suivantunordre qu'on ne peut pas nonplusmodifier, etqui rapparaissent tels qu'ils taient lorsquenous les avons traverss pour la premire fois, sans qu'ilsaient t, dans l'intervalle, soumis une laboration quel-conque. C'est d'ailleurs parce qu'on croit que les souvenirssont ainsi donns une fois pourtoutes qu'on refuse l'es-prit quisesouvienttouteactivitintellectuelle. Entrerver tout veill et se souvenir,on ne voit gure qu'unenuance.Lessouvenirs seraient aussi trangers laconsciencetendue vers le prsent, et,quand ellesetourne vers eux,ils dfileraientsous sonregardouilsl'envahiraientenrclamant aussipeu d'effort desapart queles objets rels,lorsque l'espritsedtend, etneles envisageplussousl'angle30 LESCADRESSOCIAUXDELAMMOIREpratique. Onadmettrait volontiers quec'estunefacultspciale,inutilise tantquel'on estproccupsurtoutd'agir,qui intervientdanslarveriecomme danslesouvenir;ce: serait simplement la facult de se laisser impressionnersansragir,ouenragissant justeassez pourque cetteimpressiondevienneconsciente. Alorsonne voitpasenquoi les souvenirssedistingueraient des imagesdenosrves, et on necomprend point pourquoi ils ne s'y intro-duiraientpas.Mais l'acte qui voque lesouvenirest-il biencelui quinousfait rentrerlepluscompltementennous-mme?Notre: mmoireest-ellebiennotredomainepropre,et,lorsque nous;nous rfugions dans notre pass, peut-on direque nousnous vadonsde lasocitpour nousenfermerdans notremoi? Comment cela serait-il possible, si toutsouvenir est li (alors mme qu'elles n'en constituent pointle contenu) des images qui reprsentent des personnesautres que nous-mmes? Sans doute nouspouvons nousrappeler bien des vnements dont nous seuls avons t lestmoins, l'aspect de pays que nousavons: parcourus, toutseuls, et, surtout, il y a bien des sentiments et des pensesque nousn'avons jamais communiqus personne, et dontnousconservonsseuls lesecret. Mais nous ne gardons unsouvenir prcis des objetsvus au cours d'une promenadesolitaire quedanslamesureonousles avonslocaliss,onousavons dtermin leurforme, onouslesavonsnomms, oilsonttl'occasionpournousdequelquerflexion. Or tout cela, heu, forme, nom, rflexion, ce sontles. instruments grceauxquels notreintelligenceaprisesurles donnes du pass dont il ne nous resterait sans euxqu'unevaguerminiscenceindistincte. Un explorateurest bien oblig de prendre des notes sur les diverses tapesdesonvoyage;des dates, des repragessurles cartesgographiques, des mots ncessairement gnraux,ou desLERVEETLES IMAGES-SOUVENIRS 31croquis schmatiques, voil les clous aveclesquels ilfixeses souvenirs qui, autrement, lui chapperaient comme laplupart des apparitions de la vie nocturne.Qu'on nenous reproche pasde nousen tenir ce qu'ily a de plus extrieur dans les souvenirs, etde nous arrter lasurface de la mmoire. Certes, toutes ces indicationsde forme impersonnellenetirent leur valeurquedecequ'elles aident retrouver et reproduireuntatinterne vanoui. En elles-mmes ellesnepossdentpoint unevertuvocatrice. Quandonfeuillette unal-bumde photographies,oubien lespersonnesqu'ellesreprsententsontdes parents, des amis, quiontjou un rle dans notre vie, et alors chacune de ces imagess'anime et devient le point de perspective d'o nous aper-cevons brusquementuneouplusieurspriodesdenotrepass; oubienil s'agit d'inconnus, et alorsnosregardsglissentavecindiffrencesur cesvisageseffacsetcestoilettesdmodes, quinenousrappellent rien. Il n'enest pas moins vrai que le souvenir des sentiments ne peutsedtacherdecelui descirconstancesonouslesavonsprouvs. Il n'y a point de voie interne directe qui nouspermette d'aller la rencontre d'une douleurou d'une joieabolies. Dans latristesse d'Olympio, le pote cherched'abord, en quelque sorte, les lambeaux deses souvenirs,quisont rests accrochsauxarbres, auxbarrires,auxhaiesde la route, avant de les rapprocher, etd'en faire surgirla passion d'autrefoisen sa ralit. Si nous voulions faireabstractiondespersonneset desobjets, dont lesimagespermanentesetimmuablesseretrouvent d'autant plusfacilementquece sontcommedes cadres gnraux de lapense etde l'activit, nous irions en vain la. recherchedes tats d'me autrefois vcus, fantmes insaisissablesaumme titre que ceux de nos songes ds qu'ils ne sont plussousnotreregard. Ilne faut pas se: figurerque l'aspect32 LES CADRES SOCIAUXDELAMMOIREpurement personnel de nos anciens tats deconscienceseconserve au fond de la mmoire, et qu'il suffit de tournerla tte de ce ct-l pourles ressaisir. C'est dans lamesureoilsonttlisdesimagesdesignificationsociale,etque nousnousreprsentonscourammentparlefaitseulquenoussommes membres delasocit, celle,parexemple, desgrands chars gmissants qui reviennent lesoir ,ou de la barrire o l'aumne avait vid nos bour-ses , quenousgardonsquelque prise surnosanciennesdispositions internes, et que nous pouvons les reconstituerau moinsen partie.Ilyauneconception delammoired'aprs laquelleles tats de conscience, ds qu'il se sont produits, acqui-rentenquelquesorteundroit indfini subsister:ilsdemeureraient tels quels, ajouts ceux qui les ont pr-cds, dans le pass. Entre eux et le plan ou la pointe duprsent il faudraitse reprsenter que l'esprit se dplace.Entouscas, ilnesuffiraitpas des images, ides et rflexionsactuellespourreconstituerle tableau desjours couls. Il n'yaurait qu'un moyen d'voquer lessouvenirs purs : ceserait de quitter le prsent, dedtendre les ressorts de lapenserationnelle etdenouslaisser redescendredansle pass, jusqu'ce que nousentrionsencontactavec cesralits d'autrefois, demeures telles que lors-qu'elles s'taient fixes dansuneforme d'existencequi devait les enfermerpourtoujours. Entre leplandecessouvenirsetle prsent ilyauraitunergionintermdiaire, o ni les perceptions, ni les souvenirs neseprsenteraient l'tat pur, comme si l'espritnepouvaittournersonattentionversle passsansle dformer, commesi lesouvenirse transformait, changeait d'aspect, secor-rompait sous l'action de la lumire intellectuelle, mesurequ'il remonte et s'approche de la surface.Enralit,toutcequ'onconstate,c'estquel'esprit,LERVEETLESIMAGES-SOUVENIRS 33dans la mmoire, s'oriente vers un intervalle de pass aveclequel il n'entre jamaisen contact, c'est qu'il fait convergervers cet intervalle tous ceux de ses lments qui doivent luipermettred'enrelever etd'endessiner lecontouretlatrace, mais que, du pass lui-mme, il n'atteint rien. Alors, quoi bon supposer queles souvenirssubsistent, puisquerienne nous enapporteune preuve,etqu'on peutexpliquer qu'onles reproduise,sans qu'il soit ncessaired'admettre qu'ilssontdemeurs?L'acte (car c'est bien un acte) parlequel l'esprit s'efforcede retrouver un souvenir l'intrieur de sa mmoire nousparatprcisment l'inverse decelui par lequel il tend extriorisersestatsinternesactuels. Ladifficultdansl'un et l'autre cas est en effet inverse galement, et en toutcas,toutautre. Lorsqu'on exprimecequ'onpense oucequ'on sent, on se contente le plus souvent des termesgn-raux du langage courant; quelquefois on se sert de compa-raisons; on s'efforce, en associant des mots qui dsignentdes ides gnrales,de serrer de plus en plus prs les con-toursdesontat deconscience.Mais,entre l'impressionet l'expression, il y a toujoursuncart. Sous l'influencedes ides et faons de penser gnrales, la conscience indi-viduelle prend l'habitude de dtournersonattentiondecequ'ilyaenelled'exceptionnel etqui ne peut setraduiresanspeine danslelangagecourant.Ona ex-pliquainsi le caractre inexact des descriptions que cer-tains malades fontdecequ'ilsressentent: mesureques'intensifienten euxcertaines sensations organiques quiexistent peine,ou pasdutoutchezleshommes nor-maux, mesure aussi s'impose eux l'obligation d'user determesimproprespour les traduire,parce qu'il n'y en apoint qui leur soient adapts1. Mais ilen estde mme dans1. Blondel (Ch.), La conscience morbide,1914.HALBWACHS. 334 LES CADRESSOCIAUXDELAMMOIREungrandnombre d'autrescas.Ily a unvide dansl'expression, quimesurele dfaut d'adaptation descon-sciences individuellesauxconditions de la vienormale.Inversement, quand nous nous souvenons, nous partonsdu prsent, du systme d'ides gnrales quiest toujours notreporte, du langage et des points de repre adoptspar la socit, c'est--dire de tous les moyensd'expressionqu'elle met notre disposition, etnous les combinons defaon retrouversoit tel dtail, soit tellenuancedesfiguresoudes vnements passs,et,engnral,denostatsde conscience d'autrefois.Maiscette reconstruction n'estjamais qu'approche. Nous sentons bien qu'il y a des l-ments personnels de nosimpressions anciennes que nousne pouvons voquer par une telle mthode. Ily a un videdansl'impression, quimesureledfaut d'adaptation dela comprhension sociale aux conditions de notre vie con-sciente personnelled'autrefois.Maiscommentexpliquer, alors, quequelquefoisnoussoyonssurpris de ce que ce videsecomblebrusquement,decequ'unsouvenir,,que nouscroyions perdu,sed-couvreaumomento nous nous y attendions le moins?Aucoursd'unerverietriste ou heureuse,tellepriodede notre existence, telles figures, telles penses d'autrefois,qui s'accordentavec notredisposition actuelle, semblentrevivre sous notre regard intrieur: ce nesont pasdesschmesabstraits, des dessinsbauchs, destrestrans-parents,incolores ; nousavonsaucontraire l'illusionderetrouver ce pass inchang, parce que nous nous retrou-vons nous-mme dans l'tato nous le traversions. Com-ment douter de sa ralit,puisque nous entrons avec luiencontactaussi immdiat qu'aveclesobjetsextrieurs,que nous en pouvons faire le tour, et que, loin de n'yretrou-ver que ce que nous y cherchions, il nous dcouvre en luibiendes dtailsdontnousn'avionsplusaucuneide?LERVEETLESIMAGES-SOUVENIRS 35Cette fois ce n'est plus de notre espritquepartirait l'appelau souvenir: c'est le souvenir qui ferait appel nous, quinous presserait dele reconnatre, et nous reprocherait del'avoir oubli. C'est donc du fond de nous-mmes,commedu fond d'uncouloir o, seuls,nous pourrions nousenga-ger, quelessouvenirsviendraientnotrerencontreouquenousnousavancerions verseux.Mais d'o vient cette sortedesvequi gonfle certainsdenossouvenirs, jusqu' leur donner l'apparence delavierelle. ? Est-ce la vie d'autrefois qu'ils ontconserve,oun'est-cepas unevie nouvellequenousleuravonscommunique, mais unevied'emprunt,tireduprsent,et.qui ne durera qu'autant que notre surexcitation passa-gre ou notre disposition affective du moment ? Lorsqu'onse laisse aller reproduire en imagination une suite d'v-nements dont la pensenousattendrit sur nous-mmeousur les autres, surtout lorsqu'on est revenu dans les lieuxo ilsse sontdrouls, soit qu'on encroie saisir des ves-tigessurles faades des maisons qui nous ont vu passer au-trefois, auxtroncsdes arbres, dans les regards des vieillards,chargs d'ans en mme temps que nous, mais qui gardentles traceset peut-tre le souvenirdu mmepass, soit qu'onremarque surtout quel point tout a chang, combien ilestpeurestdel'ancienaspectquinoustait familier,et qu'alors, sensible surtout l'instabilit deschoses,onait moins de peine abolirparla pense celles qui tiennentaujourd'hui laplace du dcor disparudenos petitesougrandes passions, il arrive que l'branlement communiqu notre organisme psychophysique,par ces ressemblances,ces contrastes, nos rflexions, nos dsirs,nos regrets, nousdonne l'illusionque nous repassons rellementpar les mo-tionsanciennes. Alors,par unchange rciproque, lesimages que nous reconstruisonsempruntent aux motionsactuellesce sentiment de ralit qui lestransforme nos36LESCADRESSOCIAUXDELAMMOIREyeuxenobjetsencore existants, tandisqueles sentimentsd' prsent, en s'attachant ces images, s'identifientavecles motions qui lesontautrefoisaccompagnes,etsetrouvent du mmecoup dpouills deleuraspect d'tatsactuels. Ainsi nous croyons enmme temps que lepassrevit dans le prsent, et que nous quittons le prsentpourredescendredanslepass. Cependant, ni l'unni l'autren'est vrai: tout ce qu'on peut dire, c'est que les souvenirs,commelesautresimages, imitent quelquefoisnostatsprsents, lorsque nossentimentsactuelsviennent leurrencontre et s'y incorporent.Jusqu' quel point le pass peut-il faire rellement illu-sion? Arrive-t-il queles souvenirs imposent la consciencele sentiment de leur ralit comme certaines imageshallu-cinatoiresque nous envenons confondreavecdes sen-sations? Nousavonsabordceproblmeproposdurve, mais il faut maintenant le poser dans toute son ten-due. Ilyadesmaladiesouexaltations delammoire,qu'on appelle paramnsies,etqui consistentenceci:on arrive pour la premire fois dans une ville, on voit pourla premirefois une personne, et cependant onles recon-nat comme si onles avait dj vues. L'illusion que nousvoulons examiner est l'inverse de celle-ci: il s'agit de savoirsi, revenant ou s'imaginant tredans unevilleo l'onadj t, on peut se croire l'poque o on y arrivait pourla premire fois,et repasser par les mmes sentiments decuriosit, d'tonnement qu'alors,sans s'apercevoir qu'onles a dj prouvs. Plus gnralement,alors que les rvessont des illusions coupes peut-tre (si l'onnervepastou-jours)pardes intervallesolaconscienceestvide, n'ya-t-ilpas,interrompantlecoursdestatsdeconscienceLERVEETLESIMAGES-SOUVENIRS 37pendant la veille, des illusions dterminespar la mmoire,et qui nous font confondre le pass revcu avec la ralit ?Or il y a certainement eu des hommes qui dsiraient seprocurer des illusions de ce genre, et qui ont cru yparvenir.Les mystiques qui se remmorent leurs visions paraissentrevivre leur pass. Il reste savoir si cequisereproduitest bien le souvenirlui-mme, ou une image dforme qu'onlui a petit petit substitue. Si nous cartons ces cas, ol'imagination joue sansdoute le principalrle, sinousconsi-dronsceuxo, volontairement ounon, nousvoquonsunsouvenir quiabien gardsonintgrit primitive, c'est--dire dont nous n'avons pas tir dj d'autres preuves, ilnousparat inconcevable qu'onprennelesouvenird'uneperception ou d'un sentiment pour cette perceptionoucesentiment lui-mme. Ce n'est pas que ces souvenirs, surgispendant laveille,se heurtent nos perceptions actuellesqui joueraient, vis--visd'eux, lerlederducteurs. Caronpourrait concevoirque nossensations s'attnuentets'affaiblissentassez pour queles images du pass,plus intenses, s'imposent l'espritetlui paraissentplusrellesqueleprsent. Mais cela n'arrive point. Rien,mme,ne prouve quel'affaiblissement denossensationssoitunecondition favorableaurappel des souvenirs.On prtend que,chez les vieillards, la mmoire se rveille mesure que leurs sensations s'moussent. Mais il suffit,pour expliquer qu'ils voquent plus souvent que les autresun nombrepeut-treplus granddesouvenirs, deremar-quer queleur intrtsedplace, queleurs rflexions suiventunautrecours, sans que flchisse d'ailleursen eux le senti-mentdela ralit. Bienau contraireles souvenirs sontd'au-tant plus nets, prcis et complets, imagsetcolors,quenos senssontplus actifs, que nous sommes plusengagsdans le monde rel, et que notre esprit, stimul par toutesles excitationsqui lui viennent du dehors, a le plus de res-38LESCADRESSOCIAUXDELAMMOIREsort, et dispose pleinement de toutessesforces. Lafacultdesesouvenir esten rapport troitavec l'ensemble desfacults del'esprit veill:ellediminue en mme tempsquecelles-ci flchissent. Il n'est doncpas tonnantque nousneconfondionspas nos souvenirsavecdes sensationsrelles,puisque nousnelesvoquons que lorsquenous sommescapables de les reconnatre, etdelesopposercelles-ci.Tout ne se rduit pas, dans le cas de la mmoire, unesimplelutteentredes sensationset des images;maisl'intelligencetout entire est l, etsi ellen'intervenaitpoint, on ne se souviendrait pas. Voltaire aurait pu,dansun de sesContes, imaginer un roi dchu, la merci de sesennemis, enfermdans uncachot, auquel,par unefan-taisie cruelle, celui qui l'a rduitenesclavagevoudraitdonner pour quelque temps l'illusion qu'il estencore roi,etquetoutcequi s'est passdepuisqu'ilnel'est plusn'est qu'unsonge.Ilseraplac,parexemple, pendantsonsommeil, dans lachambredesonpalaisoil avaitcoutume de reposer, et o il retrouveraau rveil les objetset les visages accoutums. On prviendrait ainsitoutconflitpossibleentreles reprsentationsde la veilleet du souvenir,puisqu'ellesseconfondraient. Cependant, quelle conditionobtiendra-t-on qu'il nedcouvre pastoutdesuite cettemachination ? Il faudraqu'onnelui laissepasleloisirdese reconnatre,quedes musiques, des parfums, deslumires blouissentetstupfientses sens,c'est--direqu'il faudra le maintenir en untat tel qu'il soit incapableaussibiendepercevoir exactementcequi l'entoure qued'voquer exactementletemps o l'onavouluqu'ilsecroietransport. Dsque sonattentionpourra sefixer,ds qu'il rflchira, il sera plus loign de confondrecettefiction qu'on veut lui faire prendrepour sontat prsentavec la ralitdesonpasstellequela lui reprsenterasa mmoire. Ce n'estpas eneffet dans lespectacle qu'ilLERVEETLESIMAGES-SOUVENIRS 39voit aujourd'hui, qu'ilavu, presqueexactement iden-tique, autrefois, qu'iltrouverait unprincipededistinc-tion. Tantque cetableau resteenquelquesortesus-pendu enl'air,cen'est vrai direniuneperception,niunsouvenir, c'estunedecesimagesdu rvequisans nous transporter dans le pass nous loignent cepen-dant du monde actuel etde la ralit. On ne sait cequ'ilestquelorsqu'onl'a replac dans son entourage, c'est--direlorsqu'on est sorti du champ troit qu'il dlimitait, qu'ons'est reprsent l'ensemble dont il fait partie, et qu'on adtermin sa place et son rledanscetensemble. Maispour penser unesrie, un ensemble, qu'il s'agisse du passou du prsent, une opration purement sensible, qui n'im-pliquerait ni comparaison, ni ides gnrales, ni reprsen-tation d'untemps priodes dfinies, jalonnpar des pointsderepre, ni reprsentationd'unesocit onotrevies'coule, ne suffiraitpas. Le souvenir n'est complet, il n'estrel (dans lamesureo ilpeutl'tre)quequandl'esprittoutentier est tendu vers lui.Que cettereprsentation implicite d'une sortedeplanou schma gnral oles images1 quisesuccdentdansnotreesprit prendraient place, soitunecondition plusncessaireencorede la mmoirequede lapercep-tion, c'est cequi rsulte dece queles sensationsseproduisent d'elles-mmesavantque nouslesayonsrattaches nos perceptions antrieures,avant que nousles ayons claires de la lumire de notre rflexion, tandisqueleplussouventlarflexionprcde l'vocation des-souvenirs1. Alors mme qu'unsouvenir surgit d'une faonI.D'aprsM. Kaploun (Psychologie gnraletire de l'tude durve,1919,P,83, 86) unsouvenir nerevientpasd'aborddtachdu pass,pourtre reconnu et localisaprs coup ;lareconnaissance et la localisationpr-cdentson image. Nous le voyonsvenir. En effet pourreconnatre et localiser,il faut que l'onpossde, l'tat latent, le systme gnral de son pass. Unsouvenirnon reconnu n'est qu'une connaissanceincomplte.40 LESCADRESSOCIAUX DELAMMOIREsoudaine, il se prsente d'abord l'tat brut, isol, incom-plet: et il est sans doute l'occasion pour nous de rflchir,defaonlemieuxreconnatre et,commeondit, le localiser; mais tant que cette rflexion n'a pas eu lieu,onpeutsedemander si, plutt qu'unsouvenir,ce n'estpas unedecesimagesfugitives quitraversentl'espritsans y laisser de traces.Dans le rve, au contraire, ily a bien de tempsen tempsune bauche de systmatisation; mais les cadres logiques,temporels, spatiaux, o se droulent les visions du sommeilsont trs instables. A peinepeut-on parler de cadres: c'estplutt une atmosphre spciale, o peuvent clore les pen-sesles plus chimriques, mais dont les souvenirsnes'accommodentpas.Peut-tredevrions-nous tudierici plusparticulire-ment le souvenir des sentiments. Le souvenir d'une penseou d'une sensation, si on les dtache des motions qui ontpu leur tre jointes, ne se distingue gure d'une pense oud'une sensation nouvelle: le prsent ressembletellement iciaupassquetoutsepassecomme si lesouvenir n'taitqu'une rptition et non une rapparition de l'tat ancien.Il n'en est pas de mme des sentiments, surtoutde ceuxo il nous semble quenotre personnalit, etun moment,un tat decelle-ci s'est exprim d'une manire unique etinimitable. Pour qu'onselesrappelle, il, fautbienqu'ilsrenaissent en personne,etnonsous les traitsdequelquesubstitut. Si la mmoire des sentiments existe, c'est qu'ilsnemeurentpastoutentiers,etqu'il subsiste quelquechose de notre pass.Mais les sentiments, pas plusquenosautres tats deconscience, n'chappent cette loi:pour s'en souvenir, ilfaut les replacerdansun ensemble de faits, d'treset d'idesqui font partie de notre reprsentation de la socit. Rous-seau,dansunpassagedel'Emile, oil imaginequeleLERVEETLES IMAGES-SOUVENIRS 41matreetl'enfantsont tousdeuxdanslacampagnel'heure olesoleil selve, dclare que l'enfant n'est pascapable d'prouver devant la naturedes sentiments, et nelui attribuequedes sensations:pour que le sentiment dela nature s'veille, il faudra qu'il puisse associer le tableauqu'il a maintenant sous les yeux avec le souvenird'vne-mentso ilatmletqui s'yrattachent:maisces vnementsle mettent en rapportavec des hommes :la nature neparledonc notrecoeur que parcequ'elleest,pour notreimagination, toutepntred'humanit.Paruncurieuxparadoxe, l'auteurquis'est prsentauXVIIIe sicle comme l'amide la nature etl'ennemi de lasocit est aussi celui qui a appris aux hommes rpandrela vie sociale sur un champ de nature plus tendu,et s'ila vibr au contact ds choses, c'est qu'en elles et autourd'elles il dcouvrait destrescapablesde sentir et qu'onpouvait aimer. On a montr que l'branlement sentimen-tal qui, l'occasion de la Nouvelle Hlose, ouvrit la socitdu XVIIIe sicle une comprhension largie de la nature,fut dtermin en ralitet d'abord par l'lment propre-ment romanesquede ce roman lui-mme, et que si les lec-teurs deRousseau purent contempler sansaversion, tris-tesse ou ennui, avecsympathie, attendrissement et enthou-siasme, des tableauxdemontagnes,de forts, de lacssauvages et solitaires, c'est que leur imagination les rem-plissait des personnages que l'auteur du livre avait crs,et qu'ils s'habituaient trouver, comme lui, des rapportsentreles aspectsde lanaturematrielleetles sentimentsoulessituationshumaines1.Si, d'ailleurs, les Confessions sont ce point vocatrices,n'est-cepasparcequel'auteurnousyraconte,suivantl'ordre de leur succession, les faits grands et menus de saI. Mornet, Lesentiment dela nature enFrance de J. J.Rousseau Ber-nardin de Saint-Pierre, Paris,1907.42 LES CADRESSOCIAUXDELAMMOIREvie,nousnommeet nousdcrit les lieux, les personneset que, lorsqu'il a prcis ainsi toutcequi pouvait l'tre,ilsuffit qu'ilnous; indique entermes gnraux lessenti-ments quien firent le prix pour lui, pour que noussachionsque tout ce qui demeurait de ce pass,toutcequi s'en pou-vait retrouver,nousestmaintenant accessible? Maiscequ'il nouslivre, c'est unensemblededonnes dtachesde la vie sociale de son temps, c'est ce que les. autres pen-saient de lui,ou ce qu'il pensait des autres, c'est le juge-ment quetel de ceux qu'il a frquents aurait port surlui, c'estenquoi il s'apparat semblable auxautres,enquoi diffrentd'eux. Cesdiffrences mmess'exprimentparrapport la socit:Rousseau sent qu'il a pouss plusloin que les autres certains viceset certaines vertus, cer-taines ides et certaines illusions, qu'ilnous suffit, pour lesconnatre, de regarder autour de nous ou en nous. Certes,de plus en plus il nous impose son point de vue sur cettesocit, et, partir d'elle, c'estsur luique noussommestoujours rejets : mais comme, hors ce point de vue, nousn'atteignons directement rien de lui-mme, c'est bienpar l'ide seule qu'il s'est faite des hommes au milieu ouloin desquels il a vcu, que nous pouvons nousfaireuneidedecequ'ila tlui-mme. Quant sessentiments, ilsn'existaient djplusaumomento il les dcrivait:comment doncenconnatrions-nous riend'autrequeletableau qu'il nousen prsente, eto illes a reconstitussansavoirsousles yeux unmodle?On pourrait nous objecter que nousn'avons pas le droitderduire l'oprationdelammoire unetellerecons-truction. Nous nous entenons auxmoyensquinous per-mettent, partant du prsent, d'y prparer la place qu'occu-pera le pass, d'orienter notre esprit d'une manire gn-rale vers tellepriode dece pass. Mais,cesmoyensmisen oeuvre,quandles souvenirs apparaissent, ilneseraLERVE ETLESIMAGES-SOUVENIRS 43peut-tre plus ncessairede lesrattacherpniblementles unsauxautres, delesfaire sortirles unsdesautres,par un travail de l'esprit comparable nos raisonnements.On suppose qu'une foisque le flot des souvenirs a pntrdans le canalque nous lui avons ouvert, ils'yengage ets'ycouledeson propremouvement.La srie des souvenirsest continue. On dit volontiersque nous nous laissons alleraucourant denossouvenirs,aufil delammoire. Aulieu d'utiliser ce moment nos facults intellectuelles, ilsembleprfrablequenousles laissionsdormir. Touterflexion risquerait defairedviernotrepense et notreattention: il vaut mieux trealorspassif, adopter l'atti-tuded'un simple spectateur, etcouter les rponsesqui viennenttoutes seules la rencontrede questions quenousn'avonspasmme letemps deposer. Quoid'tonnant,d'ailleurs, si passantainsienrevuetoutelasuite desactesetdes vnementsquiontremplidesannes, desmois, dsjourscouls,nousy retrouvonsdes traits etdes caractres par lesquels ils dpassent le moment consi-dr,etnousinvitentles replacerdansdesensemblesplus gnraux, la fois plus durablesetplus impersonnels?Commentenserait-ilautrement,puisquenous prenonsconscience, chaque moment,en mme temps que de cequi se passe l'intrieur de notre moi, et qui n'est connuque de nous,de tout cequi nous intresse de la vie desgroupes oudes socits dont mous faisons partie? Est-ceune raison pour croire que nous ne puissions aborder notrepassquepar cebiais, etnesommes-nous pasfrappsaucontraire decequ'mesurequenossouvenirs sontplus prcis et nombreux,ce n'est pas eux que nous repla-ons dans un cadre gnral et extrieur, maisce sont cestraitset caractressociaux quiprennentplace dans la sriede nos tats internes, non pour s'en dtacher, mais pours'y confondre ? En d'autres termes,une date ouun lieu44 LES CADRES SOCIAUXDE LAMMOIREacquiert cemomentpournousunesignification qu'ilnesaurait avoirpourles. autres.C'estparrflexion, condition de l'isoler de nos autres tats,que nous le pen-serions abstraitement, et qu'il s'identifierait ce qu'il estpour notregroupe.Mais, prcisment, lorsque nousvo-q


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