Download - Frantz Brugere Manon Dupouy
par Manon Dupouy & Frantz Brougere
LI N T E R S T I C E
Le cuisinier (qui ne cuit rien du tout)
et la racle, la dépiaute.
prend une anguille vivante,
lui fiche une longue pointe dans la tête
Cette scène preste, humide (plus que sanglante), de petite cruauté, va se terminer en dentelle...
L'anguille (ou le fragment de lé-gume, de crustacé), cristallisé dans la friture comme le rameau de Salzbourg, se réduit à un petit bloc de vide, à une collection de jours :
Le rêve d’un paradoxe
d’autant plus provoquant que
ce vide est fabriqué pour qu’on s’en nourrisse.
celui d’un objet purement interstitiel,
l’aliment rejoint içi
La tempura est débarrassé du sens que nous attachons tradi-tionnellement à la friture, et qui est la lourdeur. délayée si légèrement qu’elle
forme un lait, et non une pâte; saisi par l'huile,
Ce lait doré est si fragile qu'il recouvre imparfaitement le fragment de nourriture
retirant ainsi à la friture ce dont est fait notre beignet et qui est la gangue, l’enveloppe, la compacité.
( parfois, l’aliment est construit en boule comme une pelote d’air. )
L’huile
Elle perd une contradiction qui marque nos aliments cuits à l’huile ou à la graisse et qui est de brûler sans réchauffer.
(mais est-ce de l'huile?S'agit-il vraiment de la subs-tance mère du huileux?)
Aussitôt épongée par la ser-viette de papier sur laquelle on vous présente la tempura dans une petite corbeille d'osier,
l'huile est sèche, sans plus aucun rapport avec le lubrifiant dont la Méditerranée et l'Orient cou-vrent leur cuisine et leur pâtisserie
c'est la virginité de sa cuisson.
ni même sa fraîcheur ( encore moins le standing du local ou du service),
ce n'est pas l'aliment que l'on achète,
les restaurant de tempura se classent selon le degrés d'usure de l'huile qu'ils emploient:
cette brûlure froide du corps gras est remplacé ici par une qualité qui paraît refusée à toute friture :
la fraîcheur.
au plus côté l'huile neuve,
qui, usée, est revendue à un autre restaurant plus médiocre,
et ainsi de suite
Parfois la pièce de tem-pura est à étages : la friture contourne (mieux que : enveloppe)
un piment, lui-même emplit d'intérieur de moule.
Ce qui importe, c'est que l'aliment soit constitué en morceaux, en fragment (état fondamental de la cui-sine japonaise,
où le nappage - de sauce, de crème, de croûte- est inconnue non seulement par la préparation, mais aussi et surtout par son immersion dans une substance
fluide comme l'eau cohésive comme la graisse,
d'où sort un morceau fini,
mais le cerne est si léger qu'il en devient abstrait:
séparé,
nommé et cependant tout ajouré;
l’’aliment n’a plus pour enveloppe que le temps
: c’est la nourriture du carême (: tempora);
mais affiné par les techniques japonaises d’annulation et d’exemption, c’est l’aliment d’un autre temps
qui la solidifie
On dit que la tempura est un met d’origine chrétienne (portugaise) du côté du léger, de l’aérien, de l’instantané, du fragile, du transparent, du frais, du rien,
non celui d’un rythme de jeûne et d’expiation,
mais d’une sorte de méditation autant spectaculaire, qu’alimentaire
autour de ce quelque chose que nous déterminons, faute de mieux ( et peut-être en raison de nos ornières thématiques),
mais dont le vrai nom serait l’interstice sans bords plein, ou encore : le signe vide.
( puisque la tempura se prépare sous vos yeux)
Il faut en effet revenir au jeune artiste
avec des poissons
qui fait de la dentelle
et des piments;
conduisant,S’il prépare notre nourriture devant nous,
de geste en geste,
de lieu en lieu, l’anguille,
ce n’est pas seulement
pour nous rendre témoins de la haute précision et de la pureté de sa cuisine; c’est parce que
du vivier
au papier blanc qui, pour finir la recevra tout ajouré,
son activité est à la lettre graphique :
il inscrit l’aliment dans la matière;
il touche les substances comme le graphiste (surtout s’il est japonais)
son étal est distribué comme la table d’un calligraphe;
qui alterne les godets, les pinceaux,
l’eau,
le papier;
la pierre à encre,
un étagement,
non du temps, mais des temps (ceux d’une grammaire de la tempura),
rend visible la gamme des pratique,
dont seule la perfection aurait quelque valeur
récite l’aliment non comme une marchandise finie,
il accomplit ainsi dans la cohue du restaurant et l’entrecroisement des commandes,
(ce qui est le cas de nos mets),
épuisé,
mais comme un produit dont le sens n’est pas final mais progressif,
pour ainsi dire, quand sa production est terminé :
c’est vous qui mangez mais c’est lui qui a joué, qui a écrit, qui a produit.
Remerciements : Le Restaurant Sushi Shop et ses cuisiniers.