PARTIE I
Samedi soir
Cela se passait une fois par semaine.
Il se rendait après 22h dans un bâtiment grossier sans âme dans la partie nord du
XVIème arrondissement de Paris après avoir pris rendez-vous au préalable.
À l’intérieur de l’édifice, c’était différent.
L’espace était très richement décoré, avec goût…Les habitués étaient d’un certain
standing.
Il ne se posa plus la question de savoir pourquoi il fréquentait ce lieu pervers, car il n’y
avait pas d’autre terme plus juste pour qualifier cet univers dans lequel il se réfugiait.
À force de frustration, de boulot, de stress, au hasard d’une énième dispute, il avait fini
par la suivre…
Il n’avait pas fait ce qu’il aurait dû faire…Au lieu de cela, il avait voulu essayer,
réessayé…
Puis il s’était abandonné, au plus simple, au plaisir…
Une tension sexuelle extrême l’avait envahi à partir de là et il ne s’était plus embarrassé
de règles. Il voulut expérimenter ce monde inconnu qui lui était défendu et auquel il
aurait souhaité ne jamais avoir cédé en son for intérieur.
Honteux, il avait longuement tenté de résister, mais il avait fini par succomber aux
appels, aux sollicitations de son instinct.
La première fois, timide, il s’était perdu, dans les tenues en latex, les combinaisons en
cuir, les talons vertigineux, les menottes, les câbles en tous genres, les fouets luisants, les
engins de torture, les cris simulés ou de douleurs d’hommes à quatre pattes suppliciées
au milieu de maîtresses excitées en cuissardes et d’une musique très suggestive qui ne
semblait jamais pouvoir s’arrêter.
Masque en peau à la tête, il s’était rapidement pris au jeu et avait roulé à terre,
implorant les coups de talons aiguilles des tortionnaires dans sa chair, suppliant comme
d’autres quidams pour se faire piétiner et tirer à la laisse. Hurlant pour se faire
cravacher et à chaque coup sec reçu, laissant échapper des râles de jouissance accentués
par les cris aigus des dominatrices, qui les insultaient, les humiliaient pour enfin les
lâcher demeurés au pied du bar où Suzy avec son costume d’artiste fluorescent ne
manquait pas de les reconditionner pour le prochain tour de piste avec renfort de
cocktails alcoolisés et de produits peu recommandables, tous aussi enluminés les uns que
les autres.
Il ne se souvenait plus, comment il avait pu en sortir la séance terminée que voilà, il
avait fallu rappeler, prendre rendez-vous et s’y retrouver encore.
Ce n’était pas bien, il en était conscient, mais c’était plus fort que tout ! Enivrant,
piquant, grisant autant que le vent fin qui cinglait sans relâche les vitres de sa voiture.
Et toujours avant ces séances, il se trouvait coincé dans sa berline sportive à l’écart,
dans le parc à voitures de l’établissement de tous les dangers comme de toutes les
voluptés, ne sachant pas s’il fallait aller se livrer ou définitivement renoncer à ce bien-
être mystérieux qui était à chaque fois si particulier, si intense, qui le libérait et le
ligotait à la fois dans la démesure.
Carroll n’avait rien arrangé.
À la maison, il ne la supportait plus quoique, les séances SM (sadomasochiste) les aient
rapprochés.
Ses journées à l’hôpital le saoulaient aussi complètement.
Il ne supportait plus les balades de services en service ! Le matin comme l’après-midi, il
fallait s’occuper de personnalités et leur expliquer tout.
Le pire, c’était avec des patients du genre de monsieur Dumont de Cariolis.
Presque trois heures pour lui expliquer sa dilatation coronaire !
Pourquoi cela ?
Parce qu’il ne souhaitait entendre personne d’autre et qu’il était un contributeur
émérite de l’hôpital et de ses œuvres ! Monsieur Dumont de Cariolis encore, il avait de
l’humour…Alors que la plupart de ses patients étaient des capitalistes véreux, qu’il
devait supporter.
Michel n’en pouvait plus.
C’en était excessif. Il allait droit au mur et il le savait.
Pourtant et c’est ce qui était absurde, pour rien il n’aurait raté le bonheur que lui
procuraient de tels instants, même éphémères et si risqués.
Il n’aurait qu’à se dissimuler comme les rounds passés.
Ces pensées le détendirent. Il mit alors ses deux mains sur son volant, sa tête suivit,
penchée comme à la recherche de quelque chose. Il ne put s’empêcher de se demander
encore une fois ce qu’il faisait en cet endroit, lui médecin, cadre supérieur à l’hôpital
Cochin ?
Silencieux, les yeux fermés, il pensa fortement à ce qu’il avait réalisé jusqu’à présent et
s’apprêtait à faire, là, encore, maintenant ?
Dans la pénombre, il sentit une larme se dérober à son visage, se fracasser lourdement
sur la toile écarlate de son pantalon. D’autres suivirent au même endroit les unes après
les autres. La noblesse du tissu les aspira aussitôt.
Il profita de ce moment pour se redresser et baisser son carreau. La fraîcheur du soir le
revigora.
Pleurer comme cela tout seul après tant d’années de privations personnelles et
professionnelles lui fit un bien énorme.
Il finit par se calmer pour se diriger prestement comme un zombi vers le vestibule
d’entrée, là d’autres personnes se mouvaient pareillement sans toutefois s’amasser.
Discrétion obligeait.
Carroll, sa compagne, comme d’habitude devait avoir pris possession des lieux avec son
sourire cynique.
Lundi matin
Le « Val » s’éveillait progressivement. Les couloirs encore mystérieux s’animaient par
moments avec les passages du personnel vêtu ou protégé de blouses blanches ou bleues.
Chacun avait une mission bien précise.
Dehors, la fraîcheur matinale de mi-automne avait fouetté à plusieurs reprises son
visage, la seule partie visible de son corps.
Une erreur de débutant. Il n’allait pas bien.
En presque quarante années de travail, il pouvait compter le nombre de fois où cela était
arrivé : oublier sa cagoule en cette saison !
Ce n’était pas grave. Il était à peu près sept heures et son service allait s’achever. Même
pas la peine de regarder sa montre, de là où il se tenait, il sentait le grouillement du
marché le long du boulevard de Port-Royal, de l’autre côté de la pelouse et de la grille de
l’hôpital.
En rentrant chez lui, il causerait bien sûr avec Jean-Pi. On était mardi, le jour où il
passait voir le Normand, un marchand de fruits qu’il côtoyait depuis plus de dix ans.
Ensemble, ils restaient souvent à discutailler de situations politiciennes et chacun y
trouvait sa vérité. Il repartait toujours avec un panier de fruits goûteux tandis que Jean-
Pierre Duval remarquait que ses ventes explosaient tous les mardis où son ami africain
était présent. Heu oui ! Dix printemps que ceci durait et que ni pour expliquer cela.
Jean-Pierre avait admis qu’il n’y avait rien à comprendre. Il avait fini par avouer que la
complicité qu’ils partageaient lui rappelait en tout point l’union qu’il avait perdu des
années plus tôt suite au décès de son frère jumeau.
Vers sept heures trente, Sidiki sentit une fatigue inhabituelle. Après le rituel de sa
douche et de sa prière, il entama rafraîchi, les salutations d’usage.
- Bonjour docteur Daniel !
- Bonjour Sidiki ! Les nouvelles du matin ?
- Les nouvelles sont bonnes, docteur, Dieu merci. Je viens de terminer mes tâches et je
passais vous dire bonjour.
- Merci Sidiki. Le service va bien, nous n’avons pas en ce moment un de ces « gros
patients » qui à lui tout seul perturbe la machine. Touchons du bois pour que cela
continue comme on a l’habitude de dire. Et vous, comment vous portez-vous ?
- Al Hamdoulilah ! Je vais bien. Je loue le Seigneur pour ces moments de bonheur tout
simples qu’il nous fait partager. Merci docteur pour ces vies que vous avez sauvées et
que vous continuez de sauver. Que le Seigneur vous fortifie et veille sur vous.
- Amen Sidiki. Merci pareillement. C’est très gentil. Vous savez que ma porte restera
toujours ouverte alors n’hésitez pas si vous avez le moindre souci…De santé, je veux
dire. Je vous trouve épuisé ? Tout va bien ?
- Ce n’est rien docteur. Je vais bien par la grâce de Dieu tout- puissant ! Vous êtes trop
bon de vous intéresser à ma personne. Le Seigneur vous le rendra. Bonne journée
docteur.
Docteur Daniel était amusé par ce petit rituel de politesses matinal auquel il sacrifiait
allègrement depuis plusieurs années avec Sidiki. C’était devenu important pour lui de
prendre « les nouvelles » avec Sidiki. Avec les autres Africains, c’était juste courtois.
Sur ces mots, Sidiki était parti avec une dernière image du hall d'accueil illuminé,
encore désert et qui, avec son train-train allait s'activer bientôt.
Au bout du couloir, son regard se figea soudain sur les armoiries en noir et blanc de
l'Hôpital d'Instruction des Armées du Val-de-Grâce. Ces écritures, il les connaissait, à
force de les avoir croisées depuis toutes ces années.
Il ne savait pas lire…
Une lumière éblouissante l’aveugla une première fois, le plongeant dans l’obscurité
avant qu’il n’ait eu le temps d’ouvrir à nouveau complètement les paupières.
De petits points lumineux, telles des étoiles dansaient devant ses yeux que des doigts
maladroits exploraient avec une petite lampe.
À force de se concentrer, il reconnut des bruits, des sons qu’il avait déjà entendus… À la
salle des urgences !
- C’est bon, quelles sont ces constances ?
- Tension artérielle ?
- 9/5. Pouls : 140…
- Il est avec nous. Bravo à toute l’équipe et à Sidiki. Nous avons eu une de ces peurs !
À l’évocation de son nom, Sidiki voulut bouger, mais son corps ne répondait plus. Sa tête
était clouée sur place, ses bras anormalement lourds, ses jambes absentes. Il ne savait
pas pourquoi mais il se rappela cette douleur aiguë qu’il avait déjà connue et qui
semblait être revenue. Il avait eu si mal qu’il s’était mordu la langue pour ne pas
gueuler. Il eut un haut-le-cœur, une sensation de vertige et une envie soudaine de vomir.
Sidiki réalisa qu’il était prisonnier du masque à oxygène appliqué sur son visage, de son
brancard et des visages familiers et condescendants qui l’entouraient.
- Ne bougez pas, Sidiki, on va s’occuper de vous.
- Quelqu’un a contacté la famille ?
Il voulut parler, en vain. Sa poitrine lui brûlait et son cerveau bouillonnait. Les seules
parties de son corps qui lui obéissaient encore clignèrent nerveusement et se
refermèrent
- Je m’en occupe personnellement. Je tiens à être informé minute par minute.
Ce fut la conclusion du docteur Daniel qui remercia tout le monde.
Lorsqu’il se réveilla, Sidiki perdit son sang-froid. Il regagna peu à peu son calme. Il
n’avait aucune idée du temps qui s’était écoulé.
Il ne savait que trop ce qui lui était arrivé dans cette chambre stérile blanche et bleue.
Les bips qu’il entendait tandis qu’il était relié à des tuyaux de plastique transparent
d’un goutte-à-goutte, sa couverture impeccablement rabattue, la brûlure atroce toujours
perceptible, lui imposèrent de se ressaisir.
Des souvenirs très lointains l’assaillirent. Son grand-père, un sage des contrées reculées
du château d’eau de l’Afrique de l’ouest, le Fouta-Djalon, qui l’avait éduqué, lui avait
appris des choses insoupçonnées. Son grand-père lui avait dit un jour alors qu’il était
adolescent, d’avoir soin de son cœur, car ce dernier finirait par le perdre avant de le
terrasser.
N’était-ce pas ce qui était en train d’arriver, de se réaliser, sans parler de son histoire de
cœur…Qu’il n’avait jamais pu ou dut solder.
Elle l’avait trahi, elle à qui il avait tout donné ! Sidiki n’avait touché à aucun de ses
beaux cheveux et chaque jour qui passait, il recevait en plein cœur son coup traître,
mortel qui allait finir par le foudroyer. Il n’avait cessé de regretter sa passivité, mais son
cœur avait fini par dominer sa raison et il n’avait plus réagi…
Il savait que son heure était venue et que sûrement la prochaine attaque serait
fatalement la bonne. Il n’avait donc plus de temps à perdre.
Il lui fallait agir au plus vite !
En bon croyant Sidiki se dit qu’il ne pouvait pas se soustraire à sa destinée et qu’il se
battrait jusqu’au bout pour mener à bien cette dernière mission qu’il se devait
d’exécuter en compagnie du docteur Daniel.
Une voix familière le tira de sa réflexion. C’était justement docteur Daniel, accompagné
d’une infirmière. Ils passèrent le pas-de-porte de la pièce où il était alité. De son lit, il ne
parvint pas à reconnaître la chambre ou l’aile du bâtiment où ils se situaient. Il
connaissait parfaitement chacun des centimètres de cette gigantesque sphère muette
qu’était l’hôpital du Val-de-Grâce, tellement il avait astiqué, lavé, dépoussiéré, essuyé,
toiletté tous ces lieux.
- Sidiki ! Vous avez vite récupéré.
Il faisait noir à l’extérieur. Sidiki avait perdu la notion du temps. Il s’étonna de pouvoir
répondre.
- Docteur Daniel ? Sylviane ? Je suis désolé.
- Sidiki, allons ! Vous allez vous reposer. Quand je pense que quelques minutes avant
votre attaque, vous étiez avec moi. J’avais remarqué votre mine défaite, mais de là à ce
que vous vous écrouliez quelques secondes après. Je n’aurai jamais parié. Vous avez eu
une crise cardiaque ce matin juste après être passé me dire bonjour.
Vous vous rappelez ?
…
- Voyons, nous sommes tous abasourdis Sidiki ! C’est Sylviane ! Depuis le temps où nous
avons travaillé ensemble, pas une seule maladie et cet arrêt spectaculaire d’un coup !
Elle s’était approchée, les yeux inquisiteurs. Le docteur Daniel avait repris :
- Vous êtes cardiaque ? Vous avez un passé, des parents malades ? Vous avez remarqué
des signes ? Nous n’avons rien trouvé.
- Oui…Il y a quelques jours, j’ai eu des nausées…J’ai eu chaud, froid et terriblement
mal au bras…Je n’avais jamais eu cela avant…Je me suis reposé…J’avais promis
d’aller consulter. Et voilà…Le plus important docteur…A présent est que je me
repose…
- Bien sûr, Sidiki, nous veillerons à cela. Vous n’avez pas eu de graves séquelles alors dès
maintenant et à vie ce sera un régime. Mais avant nous allons vous laisser dormir.
- Sidiki tous vos collègues du service vous souhaitent un prompt rétablissement.
Sylviane avait pointé du doigt un immense bouquet d’une grande beauté que Sidiki
n’avait même pas distingué et pendant qu’elle s’éloignait vers la sortie souriante, elle
entendit faiblement :
- Docteur…
- Oui ?
L’infirmière avait disparu. Docteur Daniel s’était vite rapproché au plus près du
convalescent qui arriva à lui souffler :
- Je n’en ai plus pour longtemps. Mais je vais aller mieux…Et rentrer chez moi.
Promettez-moi de venir me voir…J’aurai à vous parler ensuite…Je pourrais aller en
paix…
- Je ne vous comprends pas…Allons du nerf, vous êtes encore jeune ! Vous avez été
secoué, certes, mais avec du repos, cela va aller. Il va falloir dormir. Rassurez-vous, je
vous suis en personne. Nous verrons tout ensemble, tranquillement. C’est parti pour le
repos dès maintenant et surtout pas de visites intempestives ! Je veux parler des parents
Sidiki, car il va falloir se reposer !
Mercredi soir
Un jour était passé. Sidiki s’était progressivement remis de son accident vasculaire. Il
avait rarement vu autant de manières de traiter et d’expliquer cette chose grave qui lui
était arrivée…Crise cardiaque…Infarctus. On ne s’était jamais autant occupé de lui de
sa pauvre vie. Il avait aussi compris que les cellules de son cœur n’étant plus
convenablement oxygénées par une artère bouchée, elles avaient souffert (d’où la forte
douleur ressentie).
C’était arrivé à l’hôpital…Heureusement, pour ce qu’il avait à faire. Un sursis peut être
qui tombait à pic…
En ce jour d’octobre, à 18h45, docteur Daniel passa devant la chapelle de l’abbaye
royale du Val-de-Grâce, majestueuse promesse de la reine Anne d’Autriche après la
naissance du futur Louis XIV, enfant mâle souhaité de son union avec Louis XIII.
Daniel se signa discrètement, songeant au bonheur qu’il éprouverait avec un enfant, son
enfant. Comment les autres faisaient-ils ou trouvaient-ils la force, à le transformer en
problématique existentielle. Il était cadre supérieur envié, presque cinquantenaire, mais
ce côté de sa personnalité ne prenait pas…
Il traversa l’ancien hôpital militaire, le premier, datant de la Révolution pour sortir par
la rue Saint-Jacques qu’il coupa vivement, distrait, au grand dam d’une conductrice. Il
se retrouva sur la minuscule place rectangulaire du docteur Alphonse-Laveran,
constituée de l’espace, créé devant l’église du Val-de-Grâce par le croisement des rues
du Val-de-Grâce et de Saint-Jacques.
Il s’immobilisa quelques minutes, songeur en face de la fontaine nord ensuite il s’avança
en direction de la rue du Val-de-Grâce qui faisait face à l’édifice. Au premier
croisement, Il tourna à droite et au fur et à mesure qu’il avançait dans la rue Pierre-
Nicole, en direction de chez Sidiki, des questions absurdes se bousculaient, dans son
esprit.
Par son serment de médecin, Daniel avait le droit de ne pas nuire. Pour la santé de tous
ses patients, il avait le droit de ne faire que le bien et de le promouvoir coûte que coûte.
Le mal de Sidiki avait été identifié et traité, mais ce dernier lui avait-il tout dit ? Daniel
savait qu’on ne lui disait pas tout souvent, comme lui, il ne disait pas tout. Un droit
légitime qui rendait la tâche difficile à toutes les parties. Un jeu qui rendait le travail de
diagnostic fort délicat et périlleux !
À ce moment, il n’était plus dans son cabinet et il n’avait pas pris l’initiative de cette
visite de routine. Qu’allait-il se passer ? Et pourquoi avait-il accepté d’y aller ?
Pour Sidiki, peut-être, un bonhomme si sympathique mais que docteur Daniel n’avait
jamais réussi à cerner. Si, il avait appris par hasard qu’il ne savait ni lire ni écrire alors
qu’il parlait parfaitement le français. C’était dommage, ce qui lui arrivait.
Le constat avait été correct, le traitement suivait, il y avait un statu quo qui allait
déboucher inévitablement vers une guérison. Comme médecin traitant, il aurait alors
droit à une gratification, une reconnaissance. Point final.
Pourquoi s’inquiétait-il alors ? Il était là pour le découvrir. Il n’était pas question de
reculer, mais de s’armer de tout son talent pour savoir et pourquoi ne pas deviner ce qui
n’allait pas.
De toutes les façons, il était trop tard pour reculer. La rue déserte ne l’encouragea pas, à
aucun moment, à renoncer. Rebrousser chemin, il n’y pensa même pas.
Que lui aurait dit son père Albert s’il l’avait vu, vieux médecin de campagne en Ardèche
encore en activité !
À côté, l’unique commerce des lieux, un magasin discount allait fermer. Passer l’adresse
à atteindre l’amènerait à reboucler l’institut des sourds pour arriver à la rue Saint-
Jacques où il habitait.
Ridicule ! De quoi avait-il peur ? C’était une visite qu’il avait promise à son malade
convalescent.
Résolu, il avala les marches pour accéder à sa démarche.
Au cinquième palier, il trouva la porte recherchée, entrouverte. Il donna plusieurs petits
coups à la porte défraîchie qui ne lui résista pas.
Son regard hésitant balaya une grande pièce mal éclairée surchargée de bagages et de
paquets de toutes sortes.
Il parvint à discerner quelques photos, des gravures jaunies et des statuettes africaines
figées et poussiéreuses.
L’atmosphère était surchauffée, alourdie par une espèce de parfum qui rappela à Daniel
les hammams qu’il avait jadis fréquenté…Et les portes des cours communes de ses amis
d’enfance noirs qu’il avait osé franchir sous les tropiques alors que cela lui avait été
formellement défendu par ses oncles et les usages du service d’assistanat coopérant
français de l’époque.
Il comprit vite.
Sidiki était là. Assis, les jambes fléchies, transpirant à grosses gouttes dans un voile de
fumée. Devant lui, une résine brunâtre aromatique brûlait dans une petite écuelle. Elle
crépitait, ravivée par un tisonnier qu’il tenait à la main, révélant la senteur agréable et
forte, découverte à son arrivée.
Docteur Daniel se précipita, incrédule, incapable d’émettre la moindre protestation. On
aurait dit que les vapeurs l’avaient hypnotisé. Il s’était aussi assis, difficilement, les
jambes en croix comme son hôte, observant cet homme moribond il y a peu,
parfaitement maître de la situation, couvert de fumerolles.
Sidiki lui prit les deux mains. Docteur Daniel, un des meilleurs praticiens du Val-de-
Grâce, l’hôpital des puissants de ce monde, de ceux qui nous gouvernent, où l’excellence
médicale le disputait à la préservation du secret, pilier du service de la « cardio », cette
partie de la médecine qui étudie le cœur, ses artères et ses veines, ses fonctionnements,
ses maladies et les moyens de les soigner, se mit également à suer.
Il était à la merci de son malade. Il n’eut pourtant pas d’inquiétude quand l’impensable
se produisit.
Docteur Daniel sentit qu’on lui prenait fermement les deux poignées et qu’il était envahi
par une volupté soudaine de ses sens et un ravissement de l’esprit qu’il n’avait jamais
égalé. La fumée se faisait intense et lui montait à la tête. Les deux hommes ne se
distinguaient plus. La voix de Sidiki résonna caverneuse :
- Bonsoir, docteur Daniel d’Aube…Quelles sont les nouvelles du soir ?
Son élocution était soutenue. Docteur Daniel inquiet au début parut plus serein.
- Bonsoir, mon ami Sidiki. Il n’y a rien de grave…Je suis venu vous saluer, m’informer
de l’état de votre santé et honorer la promesse de visite que je vous avais faite…
- Merci docteur. Je mentirais si je vous disais que je vais bien…La félicité, l’aisance
physique, matérielle et spirituelle vont bientôt me quitter…Vous êtes très intelligent et
compétent docteur. Vous avez secouru tant de vies, mais vous ne pourrez pas me sauver
cette fois…Croyez-vous docteur ?
- Oui, je suis croyant.
- Avez-vous peur du Seigneur ?
- Je n’ai peur qu’en notre Seigneur ! Mais là vous me faites peur Sidiki. Votre
comportement n’est point raisonnable, sans parler des propos que vous tenez !
- Je n’ai également peur que du Tout-Puissant qui nous éclaire. Nous ne sommes
malheureusement que de passage sur cette terre où un jour nous devrons mener un
combat contre la seule chose que nous partageons tous équitablement, la mort…Ce
moment approche pour moi…Et je vais l’affronter…Mais avant de partir, je désire vous
confier une partie de ce que je n’ai pas su faire…Cette partie vous revient. Vous le
méritez.
- Quoi, donc ? Je ne vous comprends pas et je vous demande d’arrêter immédiatement
tout ceci…Dans votre état…Vous allez y rester ! J’appelle une ambulance !
- Écoutez, c’est une chose, simple, naturelle et éternelle. Elle a été usurpée…Il faut la
retrouver et la retourner où elle a été prise, car ceux qui l’ont prise à l’époque, ont été
maudits ainsi que leurs descendants. Je n’aurais pas assez de mots justes pour vous la
décrire…Il est préférable d’en voir les images…Docteur, il est encore temps de dire
non…Car dès que l’affaire aura démarré, elle ne pourra plus être arrêtée…Elle devra
aller à son terme…Pour vous libérer, vous et tous ceux qui étaient liés. Ce sera difficile
docteur, très difficile. Vous aurez peur au début, mais vous y arriverez. Je vous ai vu à
l’œuvre. Beaucoup de gens comptent sur vous…Surtout de l’autre côté de la grande
rive…Ils vous espèrent…Et j’y serai…
- Vraiment ? Qu’est-ce que c’est que cette histoire ?
- Oui…Moi, j’irai auprès de mon Seigneur quoi qu’il en soit. Il m’appelle. À la fin, vous
retournerez à votre vie…Dans la paix retrouvée et l’amour…Maintenant, vous devez me
dire si vous voulez le faire ? Ne vous inquiétez pas, vous êtes capable de tout réaliser et
ils vous attendent tous pour vous aider à chaque étape de votre combat.
Docteur Daniel se sentait de plus en plus dans un état second, enjoué, léger, joyeux. Il
pensa brièvement à Sidiki, il l’avait côtoyé pendant toutes ces années sans vraiment le
connaître. Sa réponse tomba, en trois mots.
- Je le veux…
Daniel vola aussitôt dans les airs et un ciel éclairci l’aspira. Un bien-être total envahit tout
son corps qui se faufila entre les arbres, les rayons du soleil, les reliefs escarpés et l'eau
étincelante des cours d’eau. A plus de dix mètres du sol, il ne se soucia plus que des vents et
de la grande vitesse avec laquelle il arriva à se déplacer. Il fut si heureux et excité qu’il finit
par aller plus vite et par comprendre que plus bas s'alignaient des tableaux de vies passées
aux quatre coins des parages. Ces fresques sans son étaient en désordre.
Son corps fut parcouru d’un bref tremblement…Il eut froid…Comme dans le temps où, au
bout du surplomb, la vallée s’offrait à lui tout seul, là-bas en Ardèche.
Il se souvint qu’il n’y avait jamais personne aux alentours du mince cours d’eau en
contrebas à part quelques oiseaux d’eau qui se trempaient timidement les pattes,
s’ébouriffant bruyamment le plumage.
Alors, se rapprochant, il se tenait un moment en équilibre sur le pourtour d’un massif
rocheux qui n’avait jamais bougé. Il prenait le temps d’apprécier le reflet que lui renvoyait
la nappe. En face, la bourgade semblait endormie.
L’endroit était calme et reposant. Il entendait le gazouillis des oiseaux doublés du chant du
cours d’eau s’écoulant sans discontinuité.
Daniel était toujours resté sous le charme de cette eau. Jeune, ce lieu avait été magique
pour lui. Il avait fini par acquérir l’habitude de s’y rendre seul, sans son frère Michel avec
lequel il avait passé toute son enfance, pour absorber ses lamentations, apaiser ses peurs,
engloutir ses craintes. Il était happé par le trajet sans fin de cette rivière, flanquée de ses
nombreux arbres débordant de fleurs florissantes qui se faisaient vis-à-vis, telle une pieuvre
avec ses appendices en sommeil.
Daniel s’approchait, absorbé par ce charme tentaculaire et découvrait l’eau qui lui jetait
des réverbérations de toutes les couleurs tandis que la lumière qui s’échappait des
feuillages du dessus la colorait de lueurs argentées multiples. Le regard enivré, il se
redressait croisant çà et là quelques gros cailloux qui l’invitaient à s’asseoir. Daniel ne
cédait jamais à cette tentation. Promptement il sautait sur chacun d’eux.
En ces endroits, il avait passé tout son temps à chercher ce qui lui avait tant manqué…Des
parents…La présence d’une famille… À la fin de ces instants, quand il fallait retourner à
la maison, il ne retrouvait personne…Sauf, son frère, Michel, toujours habillé comme lui,
et son père, Albert le médecin de ce désert, le seul toubib du coin qui avait pris soin de ses
deux enfants.
Il était encore en activité même après sa retraite. Il n’avait d’ailleurs jamais pu la saisir.
Daniel comme son frère Michel, trop occupé à Paris avait cessé de venir voir leur père en
Ardèche, même pendant les grandes fêtes religieuses. Ils se téléphonaient…
Avant d’être déconnecté, Daniel eut juste le temps de voir son frère Michel immobilisé sur
un lit d’hôpital qui lui tendait une peluche bleue.
Vision ou réalité ? La pensée claire de Daniel le disputait à son imagination confuse
tandis que la voix de Sidiki résonna :
(Il le tutoyait !)
- Retournes d’où tu viens. Pour ne pas te perdre…Tu dois y aller, on a besoin de toi là-
bas. Vous avez besoin ton frère et toi d’y aller…Vous devez y aller…Allez voir les vôtres.
Ne tardez pas…Allez voir votre père…Avant qu’il ne soit trop tard…Et ensuite
seulement toute la vérité éclatera là-bas au loin.
Il y eut un bref silence puis une succession d’images…
Daniel d’Aube fraîchement promu au « Val » recevait un couple en crise…Daniel se
souvint avec précision de ce qui s’était passé…
L’homme était dans un élégant boubou (longue tunique ample souvent colorée au tissu
léger, portée en Afrique Noire) traditionnel africain assorti à ses sandales ambrées, la
femme était belle et sensuelle fortement préoccupée par l’annonce de sa grossesse
exceptionnelle.
Daniel avait tout mis en œuvre jusqu’au jour de la conférence de presse médicale
annonçant le succès de l’opération pour séparer les sœurs siamoises noires jointes par le
dos à la naissance. Un triomphe pour le docteur Daniel qui était à la tête de l’équipe
d’intervention…Dans la chambre à l’écart, un drame s’était malheureusement joué à
l’avance.
La jeune maman, promise, mariée originaire d’un pays de l’Afrique de l’ouest avait été
damnée et répudiée…Accusée d’adultère par l’homme fort et jeune à l’époque : Sidiki…
Sidiki, trahi et humilié s’était retiré de la vie des hommes. Il s’attela à distance à
l’éducation des jumelles et à d’autres actions simples qui le remplissaient de bonheur…
Comme celle de saluer journellement aux premières heures, docteur Daniel…
À ces souvenirs, Daniel ressentit, un bourdonnement envahit sa tête de bas en haut puis
de haut en bas. Sa vision se troubla.
La température de son corps s’éleva. Il eut très chaud comme Sidiki que Daniel ne
reconnut plus. L’expression bestiale de son visage le paralysa d’épouvante. Sidiki poussa
d’abord des grognements. Il finit par faire entendre d’une voix grave :
- Ne regardez derrière vous que pour mieux avancer !
Le rythme cardiaque de Daniel s’accéléra devant les nouveaux clichés catastrophiques
qui suivirent…
Des lumières grisâtres et rosâtres d’autres contrées l’enveloppèrent. Son pouls cavala. Avec
l’impression d’être toujours en hauteur, il distingua un patchwork de baraquements
sordides faits d’assemblage de bois, de fer, de plastique, de toile de sac, de tentures, de
voilages, de recyclage. Des nombreuses lampes à pétrole de ces cabanons, s’échappaient de
minuscules flammes vacillantes qui renvoyaient ici et là sur les différentes parois des
formes de dragons qui portaient sur leur tête les arbres de la forêt tropicale voisine.
Dans ce paysage où le vent ne sifflait plus et les arbres ne bruissaient plus, Daniel finit par
distinguer des ombres qui lui rappelèrent des scènes de vie antérieure. Sauf que dans ces
lieux, toute forme de vie respectable semblait avoir déserté les voisinages.
Des femmes décharnées au ventre bien rebondi se tenaient impassibles comme des
sentinelles des lieux avec des marmots s’agrippant à leurs guenilles pendant qu’une morve
verdâtre leur coulait du nez. Toutes les femmes entre 12 et 45 ans paraissaient enceintes.
À côté, d’autres enfants hébétés, affamés, craintifs, terrorisés, au ventre encore plus tendu
et luisant, tremblaient de fièvre ou de faim et suivaient par petits groupes des jeunes filles
faméliques qui attaquaient les derniers morceaux de bois et de buissons d’épineux.
Mais où donc étaient passés les hommes ? La nature avait décidé de punir ces « hommes
ingrats et stupides ».
Les plaintes des mares voisines avaient cessé, car le soleil avait bu l’eau de tous les cours
d’eau de la région, il ne tombait plus une goutte du ciel et comme l’eau ne coulait plus de
nulle part, tout s’était arrêté : les cris d’enfants, le bruit assourdissant des nombreuses
pompes, les disputes, les appels de vendeurs de beignets ou de réparateurs multitâches, les
pilons ébranlant mortiers et terre, les aboiements des chiens répondant aux dindons qui
glougloutaient, irrités par le passage des automobiles des militaires ou des soldats rebelles,
le grincement des turbines, la poussière, le bêlement des chèvres. Oui, tout s’était arrêté.
Car lorsque le malheur s’abattit sur tous ces « bornés », ils ne trouvèrent mieux à faire que
de se précipiter dans les gigantesques fosses à ciel ouvert des villages avoisinants dont les
collines complices cessèrent mécaniquement de pleurer.
La calamité s’incrustant, ils allèrent alors à la recherche de remèdes auprès des guérisseurs
traditionnels contre la disette, la soif, le paludisme, le choléra, la dysenterie, les piqûres de
serpents, les vols, la violence, la folie des hommes et des animaux.
Les braves de retour virent le corps des bêtes comme le caméléon, la rainette, le boa
constricteur, le crocodile, le léopard, l’araignée, l’antilope, le gorille, se couvrir de
piquants, de grosses écailles, de nageoires ou porter des bois énormes, leur souffle crachant
du feu.
Ces animaux carnivores immenses aux dents carnassières se jetaient principalement sur les
toubabs (blancs d’Afrique) et les descendants de tous ces peuples entreprenants, qui étaient
toujours là, avec des firmes internationales.
Ces hommes perdus dans la gueule de ces gigantesques prédateurs criaient, gesticulaient et
se débattaient de tout leur saoul sans pouvoir se libérer.
- Tu partageras et tu seras toujours pourvu, nanti ! Dit à nouveau la voix caverneuse de
Sidiki…
Daniel voulut s’évader. Sa tentative resta vaine, car il ne sentait plus sa volonté alors que
tout son corps continuait à s’engager dans ce tunnel sans fin d’images irrationnelles.
Un homme d’un certain âge fumait nerveusement, les mains tremblantes…Il rappelait son
père Albert !
Une file de véhicules tout-terrain s'était immobilisée à l'orée d’un village niché dans une
clairière. Les habitations faites de bois et de tôles étaient silencieuses. Daniel remarqua la
couleur du sol rougeâtre interrompue par les herbes, les arbustes et les arbres de la forêt
abondante, toute proche…Il attendait volontaire pour se joindre à un cortège funèbre, en
compagnie de Sylviane…
- Va ! N’aie pas peur ! Tu trouveras la vérité et le bonheur ! Dit encore la voix de Sidiki
plus fortement.
Daniel se trouva cette fois dans l’un des couloirs de l’hôpital du Val-de-Grâce. Il courait,
renversait tout sur son passage…Il venait de se rendre compte qu’il avait enfin trouvé ce
qu’il avait si longtemps cherché !
Brusquement, les hallucinations de Daniel arrêtèrent. Il sentit ses pieds en feu et essaya
de les bouger. Peine perdue, ils étaient tétanisés.
Il ressentit que Sidiki lui relâchait les poignets. L’étau s’était desserré. Il réussit à ouvrir
les yeux, se libérant enfin de son incroyable affabulation.
La vue d’un mince filet de sang qui s’écoulait de l’une des narines de Sidiki le fit bondir
sur ses deux jambes encore flageolantes. Tout était redevenu subitement limpide pour
Daniel, mais en face Sidiki s’affaissait lentement.
Ce n’était pas bon signe.
Daniel affolé se jeta sur Sidiki pour lui libérer les voies aériennes. Il le plaça
convenablement en position latérale de sécurité.
Vous pouvez retrouver la suite de cette fiction en allant sur le site d’AMAZON KINDLE avec le nom de l’auteur Boubacar N’DOYE.
L’auteur vous en sera reconnaissant.
Il reste persuadé que vous pourrez par la suite partager un avis, une discussion et pourquoi pas se retrouver bientôt pour de nouvelles aventures passionnantes.
Bonne lecture
Boubacar N’DOYE