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Les études qui composent ce livre sont consacréestout ensemble à des œuvres et à des hommes. Ce sont
les rapports qui unissent l'œuvre à l'homme, leur mu-tuelle dépendance, leurs intimes échanges, qui m'ontsurtout retenu. Aussi bien, la plupart des œuvres quej'ai choisies sont elles-mêmes une recherche de l'hommeintérieur.
Et l'on sait qu'entre l'homme et l'œuvre, il ya l'auteur non pas seulement des règles, une façond'écrire et de composer, un art, mais le miracle qui
transmue le plomb en or, et fait d'une vérité particulière,d'une furtive réalité, une vérité générale, une réaliténouvelle et durable. Parlant des « parties qui sont dupeintre et ne se peuvent enseigner », Poussin écrit
« C'est le rameau d'or de Virgile, que nul ne peuttrouver ni cueillir, s'il n'est conduit par le Destin ».Et Virgile, quand il en vient au rameau qui ouvre leroyaume souterrain « Car lui-même, de son pleingré et facilement, te suivra, si les destins t'appellent;¡autrement, il n'est aucune force qui puisse le vaincre,aucun tranchant l'arracher ». Je n'ai pas négligé cetappel du destin, ce don, cette grâce sans laquelle lesplus louables efforts restent vains.
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J'aurais pu choisir beaucoup d'autres exemples.Au demeurant, ce sont là des explications que je donneaprès coup. Je n'ai rien prémédité. Simplement, commej'étais amené à réunir ces essais, il m'a semblé qu'ils
offraient les caractères que je viens de signaler, et queje pouvais sans abus leur donner un titre communles Échanges.
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LE PROMENOIR DE TRISTAN
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Si, depuis un siècle, mais surtout en ces der-nières années, les poètes contemporains deLouis XIII ont retrouvé quelque lustre, il nesemble pas que Tristan soit des plus favorisés.On connaît, on admire, on aime davantage
Théophile, par exemple, ou Saint-Amant. C'estqu'ils ont plus de relief; ils ont même leur légende;et leurs dons sont plus éclatants. L'art, l'esprit,la figure de Tristan, dans leur discrétion et parleur qualité même, ne sont point de ceux quiéblouissent ou violentent; ils exigent du lec-teur un scrupule plus délié, une attention pluspatiente, une amitié. Mais y veut-on consentirje défie bien que l'on n'en soit charmé.
Oui, tout se passe comme si, de Tristan, ilne restait qu'un nom, deux ou trois poèmes etsurtout une formule. Car, oublieux du conteur
et de l'auteur dramatique, on ne voit plus enlui que le poète, dont on louera communémentla grâce et le bien-dire, quitte à regretter samonotonie et son maniérisme. Certes, l'oeuvre
lyrique de Tristan n'offre ni la diversité, ni lesouffle, ni les beaux coups de génie de Théo-phile. Il est vrai aussi que, plus que celle deses rivaux, elle semble ressortir à la mode d'une
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LES ÉCHANGES
époque, au point que l'on est tenté d'y voir lasuprême expression de la société précieuse 1.Mais que l'on s'en approche davantage on ysurprendra une âme, et très particulière, toutefrémissante encore. Je ne voudrais ici rien faired'autre.
Le poète des Amours est aussi celui de la Lyre,des Vers Héroïques et des Heures de la Vierge. Poètereligieux, il n'a pas l'ampleur de Corneille,l'éloquence de Godeau, ou les trouvailles de
Martial de Brive; mais il ne manque ni de sin-cérité ni d'aisance. Qu'il se plaigne à Gastond'être mal récompensé de ses longs services, ou,mieux, qu'il s'emporte contre une gouvernanteimportune
Vieux singe au visage froncéDe qui tous les pages se rient,Et dont le seul nom prononcéFait taire les enfants qui crient,
Tes membres saisis d'un frisson
Tremblent de la même façonQue font les feuilles en automne:Tu ne fais plus rien que cracherEt toute la terre s'étonne
De te voir encore marcher.
il peut être plaisant, comique, savoureux. Veut-on
le voir largement traiter un grand lieu commun?
i. Ce qui n'était sans doute pas le sentiment de cettesociété, qui se retrouvait mieux en Voiture.
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LE PROMENOIR DE TRISTAN
Il n'est inégal, dans la Consolationà Idalie, ni àMaynard, ni même, par instants, à Malherbe
Alexandre n'est plus, lui dont Mars fut jaloux,César est dans la tombe aussi bien qu'un infâme,Et la noble Camille, aimable comme vous,Est au fond du cercueil ainsi qu'une autre femme.
Le Temps qui, sans repos, va d'un pas si légerEmporte avecque lui toutes les belles chosesC'est pour vous avertir de le bien ménagerEt faire des bouquets en la saison des roses.
Et l'on trouvera dans son Orphée, qui laisseprévoir l'Adonis de La Fontaine, de beaux versélégiaques ou narratifs
Laisse dormir en paix les Nymphes de ces eaux.La voilà qui soupire aussitôt qu'elle approche.S'il te souvient encore de ces douces atteintes,Prends pitié de mes maux, prends pitié de mes plaintesTu n'aurais point failli si j'étais moins aimée.
et d'amples mouvements
Monarque redouté qui règnes sur les Ombres,Je ne suis point venu dessus ces rives sombresPour enlever ton sceptre et me faire empereur
De ces lieux pleins d'horreur.
Amour importuné de mes plaintes funèbres,M'éclairant de sa flamme à travers des ténèbres,Par ton secret avis m'a fait venir ici
Te conter mon souci.
LES ÉCHANGES
Je t'en viens conjurer par ton palais qui fume,Par le nitre embrasé, le soufre et le bitumeDe ces fleuves brûlants et de ces noirs paluds
Qu'on ne repasse plus;
Par les trois noires Sœurs, ces compagnes cruellesQui portent l'épouvante et l'horreur avec elles,Et qui tiennent toujours leurs cheveux hérissés
D'aspics entrelacés;
Par l'auguste longueur de ton poil qui grisonne,Par l'éclat incertain de ta rouge couronne,Et par la majesté du vieux sceptre de fer
Dont tu régis l'Enfer.
Il n'est pas jusqu'à la maladie et la mortprochaine qui ne fournissent un thème à son
chant. Non qu'il en tire quelque plainte déchi-rante son art s'y refuserait, comme sa décence.
Simplement, il écrit
C'est fait de mes destins; je commence à sentirLes incommodités que la vieillesse apporte.Déjà la pâle mort, pour me faire partir,D'un pied sec et tremblant vient frapper à ma porte.
Ainsi que le soleil sur la fin de son coursParaît plutôt tomber que descendre dans l'onde,Lorsque l'homme a passé les plus beaux de ses jours,D'une course rapide il passe en l'autre monde.
Il faut éteindre en nous tous frivoles désirs;Il faut nous détacher des terrestres plaisirsOù sans discrétion notre appétit nous plonge.
LE PROMENOIR DE TRISTAN
Sortons de ces erreurs par un sage conseil,Et, cessant d'embrasser les images d'un songe,Pensons à nous coucher pour le dernier sommeil.
Ou, plus simplement encore, à la duchessede Chaulnes qui s'éloigne, il vante les plaisirsdu voyage, et glisse çà et là, comme le refraind'une ballade, comme une galante excuse
Belle Duchesse, je me meurs.
Mais il est exact qu'il se meurt.Et c'est précisément cette réserve, cette conven-
tion, cet artifice, si l'on veut, qui pourraientnous abuser à l'endroit de sa poésie amoureuse.
Car enfin nous l'accordons volontiers poète,le vrai Tristan est un poète de l'amour. Et si,parlant d'amour, il reprend, il affine le langage,l'accent et jusqu'aux rites de son époque, siClorinde, Élise, Olympe et Phylis se mêlentdans ses plaintes ou ses louanges, si même ilparle pour d'autres comme il fait dans les Plaintesd'Acanthe, dira-t-on qu'il n'est point sincère?PIl suffit de rapprocher ses poèmes amoureux de
ceux de Voiture ou de Malleville (on voit queje ne l'oppose pas aux pires) pour en surprendrel'accent personnel et l'intime expérience. Apeine, de l'un aux autres, l'écart est-il moinsgrand que des Maximes ou des Caractères auxremarques ou aux portraits de salons.
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Pour Tristan sans doute, comme pour l'hôtelde Rambouillet ou pour Madeleine de Scudéryune seule carte du Tendre, celle de l'Astrée déjà,
celle qu'ébaucha le Roman de la Rose. La femmeaimée est un soleil; sa rigueur, un enfer; sonmépris, une mort irrévocable. Tout cela, Tristanl'accepte, s'y prête, et là-dessus même enchérit,mi-sérieux, mi-plaisant. A chacune des stationsdu sentier amoureux, il érige une sorte de menu
temple, à la fois autel et oratoire, dont il estl'introducteur, l'officiant et le dévot. Voici
l'excusable Erreur, les Tourments agréables, le Dépitcorrigé, les Secrètes Consolations, que nous retrou-verons, c'est assez dire, chez Marivaux. Ainsi,
à l'abri d'une convention, dont il entend pourson art tirer les meilleurs bénéfices, peut-il suivresa propre nature et traduire sa propre connais-sance. Et toutefois, quels que soient son capriceet le marivaudage de ses titres, si nets aussi,
si explicites et pleinement conduits que soientses poèmes, il me semble qu'il faut y voir d'aborddes allusions, allusions à un monde idéal de
l'Amour, dont le poète sait trop que c'est un mondechimérique, mais dont il garde la nostalgie et leculte secret.
Après cela, n'allons pas faire de Tristan ungrand poète de l'amour. Sa place est discrèteen ce domaine où Ovide, d'Urfé et le cavalier
Marin l'ont d'abord guidé. Il y témoigne de
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plus de grâce que de force, et de plus de finesseque de nouveauté. Du moins cette grâce et cettefinesse ne sont-elles point communes.
Elles peuvent tourner à la mignardise, à l'af-féterie, et lasser par l'abus des pointes et desmétaphores. Mais, sous la parure même, il gardesa franchise et son naturel. Son vers, qui doitquelque peu à Théophile et à Marin, est bien,dans sa trame subtile, le vers de Tristan. Le
poète des Amours sait donner à l'image précieuse,parfois baroque, une fraîcheur inattendue etsouvent une mystérieuse résonnance. Ainsi dit-ildans la belle Esclave more
Mais cache-toi, soleil, toi qui viens de ces lieuxD'où cet astre est venu, qui porte pour ta honteLa nuit sur son visage et le jour dans ses yeux.
et dans la belle Gueuse
A quoi bon sa triste requêteSi, pour faire pleuvoir de l'or,Elle n'a qu'à baisser la tête!
D'autres fois, on dirait d'un Chénier de ce
temps-là
On l'estime à son teint la courrière du jour.Quand on l'entend parler, c'est Minerve elle-même,Et lorsqu'elle sourit, c'est la mère d'Amour.
Aussi bien, il n'est pas toujours précieux;il sait parler une langue harmonieuse et simple,
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telle qu'on la rencontrera chez La Fontaine ouchez Racine adolescent
Ai-je troublé vos eaux avec l'eau de mes larmesEt percé de mes cris votre bois innocent?
Ne dois-je plus goûter après cette aventureNi la douceur des jours, ni le repos des nuits 1 ?
Mais reprenons tel sonnet parmi les plus« classiques », les plus fidèles aux lois du genreet de l'époque l'Extase d'un Baiser
Au point que j'expirais, tu m'as rendu le jour,Baiser, dont jusqu'au cœur le sentiment me touche,Enfant délicieux de la plus belle boucheQui jamais prononça les oracles d'Amour.
Mais tout mon sang s'altère, une brûlante fièvreMe ravit la couleur et m'ôte la raison;
Cieux! j'ai pris à la fois sur cette belle lèvreD'un céleste nectar et d'un mortel poison.
Ah! mon âme s'envole en ce transport de joie.Ce gage de salut dans la tombe m'envoie;C'est fait, je n'en puis plus, Élise, je me meurs.
Ce baiser est un sceau par qui ma vie est close,Et comme on peut trouver un serpent sous des fleurs,J'ai rencontré ma mort sur un bouton de rose.
i. Plainte de l'illustre Pasteur.
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LE PROMENOIR DE TRISTAN,
Il peut sembler d'abord qu'il n'y ait rien là qu'unjeu habile, rien que l'on ne doive aisémentretrouver chez tous les poètes du temps. Re-trouvera-t-on cette souple aisance, ce cœurcharmant et cette gentillesse ? L'art de Tristan
est à la fois savant et spontané de là son prix.A l'instant où son poème va nous sembler tropbien conduit, surgit un caprice, un mouvementimprévu, qui n'est plus, ou n'est plus seulementun mouvement de rhétorique, mais un soupir,un sourire, un abandon l'homme est là, ce
Tristan que nous cherchions, que nous com-mençons à entrevoir, ce Tristan dont Scarrondisait
Tristan qui chante comme un ange.
Un homme chez qui la subtilité n'a pas étouffel'innocence, une âme ardente, sensible et modeste,
qui sait trouver dans la nature une jouissancedélicate. Et voici que les arbres, les eaux, lesilence et la rêverie se mêlent aux louanges deClorinde. Il dit lui-même, avant La Fontaine
Le doux concert des oiseaux,Le mouvant cristal des eaux,Un bois, des prés agréables,Écho qui se plaint d'AmourSont des matières capablesDe m'arrêter tout un jour.
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Mais il fait mieux que parler de la nature; illa montre, soit èh harmonieux-tableaux
;È v`La nuit dans les célestes plainesCommence de faire son tour.
Elle conduit partout le silence et les ombres,Et sème le repos dessous ses voiles sombres 1.
soit en croquis plus légers, plus « désarmés »que ceux de Racan
Les troupeaux dans cette prairieSentent que le jour va finir;La nuit qui commence à venirLes rappelle à la bergerieSous leurs pas, avec les hautbois,Un berger, accordant sa voix,Chante une amoureuse conquête.La bergère, attentive au son,Marque, d'un mouvement de tête,Qu'elle prend part à la chanson 2.
Mieux encore, il la suggère, intimement associéeà lui-même; il en surprend les plus furtivesapparences, il en fait sentir jusqu'au secret. Apeine nous livre-t-il alors des images; plutôt
leur sens, leurs correspondances et la délicateblessure qu'elles ouvrent en lui. Il n'a d'égal
i. Plainte de l'illustre Pasteur.
2. A Olympe. Ce poème n'est qu'attribué à Tristan(dans la Bibliothèque poétique de Le Fort de la Morinière);mais l'attribution paraît, fort vraisemblable.
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ici que le poète de la Solitude, du Matin, de laMaison de Sylvie; encore sa ligne mélodique,plus menue que celle de Théophile, peut-ellesembler plus exquise. rCe sont des impressionsténues, de fragiles et pures évocations, à la limitedu rêve et du réel. C'est une voix qui chuchote,qui invite et s'attendrit; et des jeux puérils etcharmants, où le cœur comme l'esprit se trouveengagé; des silences, de brèves extases; et de lamièvrerie, bien sûr, des pointes galantes et descourbettes de ruelle, mais aussi, cédant aux
pièges les plus simples et les plus raffinés, laprésence de l'ineffable. Tel est cet « Embarque-ment pour Cythère » que Tristan a nomméle Promenoir des Amants, une Cythère plus prochede Corot peut-être que de Watteau, sinon duWatteau que rêva Verlaine, mais plus limpideencore et plus vive; et Diane, Zéphyr et lesamours peuvent bien la traverser on y boit,sur deux mains blanches, une eau très fraîche.
II
En 1636, quelques mois avant le Cid, la Ma-rianne de Tristan l'Hermite obtenait un succès
éclatant. Et près d'un siècle plus tard, Jean-Baptiste Rousseau pouvait écrire que la scènefrançaise n'avait rien produit depuis lors qui,par la peinture des passions, le relief des carac-
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tères et l'intérêt dramatique, effaçât la piècede Tristan i. Relisons-la elle émeut encore
et l'on peut aisément comprendre la faveurqui l'accueillit.
Elle apparaît en un temps capital pour notrethéâtre, temps de recherches et de confusion,où l'extravagance se mêle à l'obscur travailde l'esprit classique. On y parle de discipline;mais les premières tragédies régulières ne sontqu'exercices sans génie. Si Mairet, dans la pré-face de Sylvanire, formule la théorie des unités,Ogier, avec plus de vigueur, Ogier, qui parleau nom de la vérité, défend la cause d'un théâtre
parfaitement libre 2. Et l'on a raison de recon-naître en Alexandre Hardy un précurseur dela tragédie classique; mais le public prend unplaisir plus vif, d'abord chez Hardy, aux dégui-sements, aux invraisemblances, au romanesquede la pastorale et de la tragi-comédie.
C'est précisément au théâtre de Hardy queTristan emprunte le sujet de Marianne. Bah!
i. J.-B. Rousseau en donna en 1731une édition revueet corrigée. (Mais déjà Richelieu n'avait pas dédaignéd'indiquer à Tristan certaines retouches.) Crébillon luidonna une suite les Enfants d'Hérode. Et le sujet mêmede Màrianne fut quatre fois repris après Tristan, notam-ment par Voltaire, dont la pièce est fort inférieure à cellede notre poète.
2. Dans la préface qu'il écrit, en 1628, pour Tyr etSidon, tragédie en deux journées de Jean de Schelandre.
S
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