LA NOUVELLE
REVUE FRAN~'AISE
TEMPERAMENT DE NUIT
Généralement plus terne en mes rêves, dernièrement,
dans l'un, j'étais lion. Rêve où, du reste, je trouvais la
situation tellement naturelle que, si je ne m'étais levé pour
empêcher une persienne de battre, j'eusse continué à n'y
rien voir d'étrange. C'est en me levant, ou plutôt déjà levé,
que je remarquai que la chambre, le pyjama, ma façon de
progresser, le lit enfin, tout cela ne conduisait pas à « lion »,
mais à « homme». un homme qu'en plusieurs façons
sans m'en rendre compte j'étais demeuré. Et c'est commetel que je dus, comme tant d'autres fois, me recoucher etachever ma nuit.
Mais j'avais été lion, je venais d'être lion, quand lafenêtre. etc.
Si je ne m'abuse, ce qui m'avait amené là, c'était que
dans la journée une émotion m'était venue qui m'avait
haussé au-dessus de moi-même. Après plusieurs timides
tentatives, après m'être jugé incapable, depuis quinze ans
qu'on m'en demandait, j'avais réussi à faire une litho-
graphie, et deux et plusieurs et tout naturellement.
Une sorte de tabou qui auparavant m'empêchait même
d'essayer à nouveau venait de disparaître. Triomphe!
Extrait de la publication
LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE
J'avais réussi. La catégorie des lithographes dont jefaisais secrètement une sorte de club pour maîtres
eh bien j'en étais à présent, ou presque. Un reste de pru-dence me montrait dans le rêve tôt achevé que je n'étais
pas encore définitivement lion dans la catégorie.
De lithographe à lion, je n'aurais peut-être pas passé sifacilement si, la veille, observant un « collage fait parune femme-peintre, je n'avais été frappé par une sorte detête chevelue, que j'appelai tête de lion. A quoi l'artiste,
présente quelques minutes plus tard, avait répondu avec
animation par cette plaisanterie inattendue que le lion
c'était moi (!). Lorsqu'on vous adresse pareille qualifica-
tion, si incongrue soit-elle, elle ne s'assimile pas sur-le-
champ. Elle peut faire son chemin, un étrange chemin; si
elle trouve quelque chose pour l'y aider, elle peut même
tardivement réapparaître. Mais sûrement l'impression de
domination, venant de la réussite des lithographies, m'avait
« gonflé » et si elle ne déclencha pas l'arrivée du lion,
permit au moins qu'en lionje vive. et me maintienne
quelque temps.
Mais écartons les apparitions qui pourraient passer pourdes symboles majeurs.
Dans l'ensemble, les éléments habituels de mes rêves
sont d'une grande médiocrité, matériaux mesquins le plus
souvent réalistes, sortes d'images d'Epinal (c'est qu'ils
sont souvent aussi la traduction de mots), faites avec del'ordinaire.
A juger d'après mon cas et celui de quelques-uns de mes
amis remarquables et imaginatifs cependant aux rêvesde nuit pareillement gris et médiocres, le rêveur, l'évo-
cateur de nuit a volontiers un vocabulaire pauvre, à quoiil ramène tout, ou presque tout.
1. Tandis que, il est vrai, des individus froids et fonctionnaires,incapables de la moindre rêverie pendant la journée, ont de nuit desrêves riches qui leur laissent un souvenir et une forte impression.
Extrait de la publication
TEMPÉRAMENT DE NUIT
On sait qu'il en est ainsi de certains beaux poèmes, leurauteur n'employant qu'un nombre restreint de mots mots
évocateurs, les seuls qui soient «chargés», qui, parmi les
milliers qu'il connaît, lui reviennent lorsqu'il est touché en
profondeur, étant seuls porteurs de charges multiples, mots
à dédoublement, à recouvrements, à reports.Toutefois le vocabulaire de mon « rêveur nocturne» est
pauvre autrement. C'est un choix fait ordinairement dans
les minables choses de la triste prose des humbles et diffi-
ciles conditions de l'existence, chargées sans doute, mais
du plus vulgaire, de ce qui a macéré le plus longtemps
dans la médiocrité et l'indigence, à quoi, nuit après nuit,il revient.
Même lorsqu'il s'agit d'une situation sur laquelle d'une
certaine façon je suis d'accord avec lui, il y emploie, pour
s'exprimer, une présentation et des décors fort éloignés de
ce que moi, éveillé, je choisirais pour dire la même chose,
ou de ce qui, de jour, pendant une rêverie me viendrait
à l'esprit.
Cette sorte de tempérament de nuit, qui par plus d'un
point semble l'envers de mon tempérament diurne (un
envers qui naturellement était déjà là de jour, mais tapi, à
qui je ne fais pas la part belle, à qui je ne permets que de
très brèves et quasi secrètes échappées), se rattrape de
nuit, non certes par des revanches éclatantes (pas du tout
son genre), mais par une certaine façon de représenter
l'existence et le monde, découronnés et plats.
Là, il est à son affaire, mon Sancho Pança, qui s'en
tient aux images prosaïques, aux images qu'il connaît
bien et depuis longtemps et sur lesquelles seules il ferafond.
Je le brime de jour. Il me brime de nuit. Une longue
accoutumance et promiscuité nous tient liés.
Le vocabulaire principal de mon contrariant commen-
tateur nocturne est fait principalement d'une trentaine, non,
Extrait de la publication
LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE
d'une vingtaine d'images avec la moitié desquelles il suit
la plus grande part de ma vie.Cinéaste aux dix décors.
De ces décors, le train, la chambre reviennent le plus
souvent, avec lesquels il suit ma vie. Cela lui convient.Contrairement à moi. Il aime ce qui a servi, les imagesles plus usées, les plus quotidiennes, ou plutôt qui furentquotidiennes pendant des années, les assommantes, lesmédiocres, les bourgeoises, les miteuses. Aurais-je peurde me voir revenir'en ces lieux, aux moments d'il y a si
longtemps ?
Nos expressions, pas plus que nos goûts, ne concordent.Dans son vocabulaire, à lui, les insectes repré-
senteront de petits inconvénients et agacements, restés
préoccupants, des soucis dont il faudrait se délivrer.Dans mon vocabulaire à moi, dans ma vie et mes goûts,
les insectes, c'est ce que j'aime le mieux observer, direc-
tement ou à la loupe, et pendant des heures, que je
n'appréhende nullement et que, loin de vouloir m'en déli-
vrer, je recherche.
Il en est ainsi habituellement pour la plupart de nos
spectacles. Différence de langue. Difficultés de traduction.Obstacles entre nous jamais franchis à coup sûr.
Ce vieil « envers de moi» qui des années passées retient
de si médiocres bribes, que sait-il au juste de ma vie? Mes
émotions il les connaît, les reconnaît, les apparente à
d'autres qu'il connaît, qu'il connaît comme un fœtus, dansle ventre de la mère, la connaît sans l'avoir encore vue,
en ayant ressenti les humeurs, mais fœtus ici qui ne devien-
1. Mais ce ne sont pas vraiment les mêmes, du moins chez moi,ils sont seulement du même genre, appelés par des impressions parentes.
Extrait de la publication
TEMPÉRAMENT DE NUIT
dra jamais enfant au jour et adulte sur la terre. On le
dirait aigri parfois! et revendicateur.
Quoique je sois depuis des dizaines d'années occupéd'art, il ne me connaît pas comme tel et n'y trouve aucun
intérêt. Il n'est autant dire jamais question de vie artis-
tique ou de littérature dans mes rêves. Si je suis, de jour,
engagé avec ardeur dans une recherche aux grandes pers-
pectives avec déjà quelques épreuves à corriger d'urgence,à cette urgence ressentie en moi, il me voit (me revoit)
me rendant à une gare, me pressant en direction d'un train
que j'attraperai de justesse. Si des obstacles se présententdans la création, qui « refroidissent» mon premier enthou-siasme, eh bien lui, continuant à me suivre à sa façon,
me voit à nouveau entrant dans un compartiment, où il y a
des courants d'air, la portière s'étant ouverte ou la porte
du couloir. (Ce serapeut-être pareille image si pendantmon sommeil le chauffage s'est éteint.)
Ai-je des problèmes avec un traducteur? Lui, à nou-
veau me voit « en train », occupé cette fois à me chercher
une place difficile à trouver, et une autre plus petite dans
le filet pour mes pesantes valises, qui « n'entrentpas.
Lorsque je reviens, tout excité d'une journée qui m'aexalté, après avoir fait une découverte ou au moins unetrouvaille, ou au moins l'avoir cru, eh bien, la nuit venue,
pour lui je serai encore dans le train, c'est ainsi qu'il voitmes « progrèsdans un train, mais cette fois à l'aise, dela place libre devant et à côté de moi et le convoi roulantà vive allure.
Avec le train, par le train, dans le train, il me comprend,me suivant comme il peut! Mais le faire sortir de son
maudit vulgaire matériel d'expression, pas question.
Laissons cet accompagnateur dire son mot, montrer ses
images agaçantes qu'à tort je ne reconnais pas. Il me faut
les examiner avec plus de patience. Ce vieux matériel, faitde ce qui se passait autour de moi il y a vingt ou trenteans, ou davantage, mon Sancho ne s'appuie pas dessus au
Extrait de la publication
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hasard. Il y a été avec moi autrefois. C'est fixé. Pour la
vie. En ce qui le concerne. Moi, j'évolue, et m'en détache.
Un avion j'en prends souvent me dit plus qu'untrain, et plusieurs pièces se suivant c'est-à-dire un
appartement me sont devenues plus parlantes, de plus
d'intérêt et de nécessité qu'une chambre seule. Lui pas.Misonéiste et passéiste, il a toujours deux ou trois dizainesd'années de retard.
J'ai oublié. Lui pas. Aussi dois-je chercher longuement
en moi, pour retrouver en ma mémoire qui n'en veut plusce que furent ces trains, ces modestes vieux comparti-ments, qui pour mon « retardataire de nuitsont tou-
jours actuels. Il est vrai, les trains pour moi ont dû êtreimportants, me sauvant de l'environnement, des lieux et
des situations détestables où je me trouvais. Ils ont d'abord
été liés aux fugues, à la fuite, au soulagement de la fuite,
à l'aventure, aux exaltants quoique médiocres débuts de
mon moi en quête d'inconnu. Avoir de la place dansun train devait être alors une grande affaire. Le déplace-ment aisé, à peu de frais, souverain (une fois installé, on
ne doit plus s'occuper de rien, on arrive à coup sûr, oupresque, ailleurs.) a dû compter plus queje ne puis conce-voir maintenant, compter royalement.
Pouvoir se déplacer Symbole de tant de choses
Signe réconfortant de tout ce qui est en voie de dépla-cement, de changement. Avenir. Image de la vie, en pro-gression plus souvent qu'en progrès, etc., etc.
D'une certaine façon, plus simplement encore, le train
s'adapte à des situations mineures, toujours actuelles et
qui dureront sans doute jusqu'à ma mort. Surtout le train
qui avance, qui prend de la vitesse, le train que je vaisavoir du mal à rattraper. Car l'ayant noté quantité de fois,
noté pour m'obliger à reconstituer le rêve évanescent quitend à se brouiller, en fait je ne rate pas le train. Je cours
après. Je me hâte. Ou seulement je presse le pas, préoccupé
Extrait de la publication
TEMPÉRAMENT DE NUIT
à cause de ce train encore loin qui risque de partir sansmoi. Pauvrement il traduit, ce train, à sa façon médiocre
et monotone, une préoccupation, résultant d'un de mes
défauts, à savoir que pour bien des choses « matérielles»
et quelques autres aussi, je suis en retard, comme sont les
« lève-tard », les « longtemps au lit », qui ne rattrapentles autres et n'achèvent leur travail que bien tard dansla journée; en retard constamment d'une cinquantaine delettres, et d'autant de coups de téléphone et d'obligations
sociales dont je ne me souviens pas, ou pas à temps. Cela
est toujours vrai, quotidiennement vrai.
Dans la journée j'ai mieux à faire qu'à m'occuper de
correspondance, de mise à jour, d'obligations sociales. Obli-
gations que je ne reconnais pas, ou seulement très subsi-diairement. Mais sans doute une voix d'autosurveillant,
de pion, pendant le jour peu écoutée persiste à rappelerà l'ordre, voix pour l'accomplissement des devoirs
médiocres. De nuit elle reprend son discours. avec desimages. Et cette fois sans stimulation, sans les incitations
à l'action, seulement faisant constater indéfiniment le dom-
mage.
D'une façon plus globale, ma vie même, ma vie active est
partie tard. Je commence seulement maintenant ce que
d'autres entreprennent à vingt ans.
Le train, ce train-là à rattraper restera vrai, image tou-jours de circonstance.
En cela nullement original, n'étant pas le seul à avoir
des retards, je ne suis pas le seul à avoir en rêve un train
à prendre, assez éloigné et qui s'éloigne encore. Et quisempiternellement, pendant d'innombrables nuits se mettant
à rouler, représente le même écart qui ne sera pascomblé.
Extrait de la publication
LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE
Il convient d'ajouter que le train, qui en mon vocabulairede nuit sert à bien des choses, rarement me conduit à une
gare, rarement me fait « arriver ». Néanmoins l'événe-
ment plus d'une fois a eu lieu qui, selon mes observations,
est alors en rapport avec un résultat de ma vie diurne,
ou tout fraîchement atteint, ou sur le point de l'être.
Et ce résultat, le plus souvent, est une de ces maigres et
secondaires réussites sur lesquelles je m'en voudrais de me
retourner, mais qui, au passage, a intéressé mon Sancho,
qu'il a attrapé pour son compte, de manière à pouvoir y
revenir plus tard à son aise, dès que moi je ne serai plusaux commandes.
Fait à rappeler, les « arrivées », les réussites sont rares
chez moi, et pas reconnues comme telles et pas avec envie
d'y « demeurer » Je suis plutôt en évolution, au moins
en progression, donc « dans le trajet ».
Etant un être de déplacement, c'est aussi le déplacement
qui sera ma préoccupation, mais. je ne remarque pas
que mes préoccupations importantes, mes aspirations avecleurs obstacles me reviennent de nuit, fût-ce dans un
fâcheux travestissement.
Non, ce sont les passagères, les vulgaires (embarras dela journée subis par un homme vite dépassé par le quoti-dien), ce sont celles-là qui, la nuit, sous telle ou telle figure,font surface.
Ne serait-ce pas pour cela que le spectacle qui chez moi
apparaît dans le rêve est assez médiocre, aux images
jamais riches, et de même mes déplacements, jamais en
paquebot, jamais en un rapide de grande ligne, mais dans
un train qui ne paie pas de mine, avec des compartiments
de même et. de même les occupants, quand il y en a.
Encore pareil moyen de transport pour mes déplace-
ments est-il parfois encore trop « noble », comme j'en eusdernièrement la démonstration.
Mais d'abord les faits du jour au téléphone, à l'impro-
viste, une inconnue était venue me demander, au sujet de
Extrait de la publication
TEMPÉRAMENT DE NUIT
quelqu'un, une signature urgente à propos d'un événement
récent, de moi jusque-là totalement inconnu.
Selon une habitude, lancée par les journaux et qui va
s'amplifiant, la « course aux signatures », l'appel à la décla-ration d'indignation, est institué, qui de force (que vousacceptiez ou déclariez refuser) vous intègre à la collec-
tivité et aux mouvements d'opinion.A mon embarras s'ajoutait la demande que le courrier
du matin m'avait apportée d'une université étrangère récla-
mant de moi un autre genre de participation. Enfin, on me
« convoquait»à une réunion où je me voyais mal aussi.
Que faire? Face et plusieurs fois de suite face à
deux possibilités, quelle décision prendre? C'est-à-dire
« quelle direction» prendre ?
Vint la nuit, le sommeil. Ce ne fut pas un train qui arriva
ou une chaloupe ou un bateau pour « m'embarquer ». Ce
furent, venant de directions différentes, deux tramways
assez pauvrets que je vis apparaître, brusquement s'arrêter,
se charger de voyageurs, tandis que précipitamment je doism'informer de la direction de l'un, de la direction de
l'autre; sans arriver à comprendre si l'un des deux et
lequel? me ramènera « chez moi », obligé de vivement
me décider, me jetant sans certitude sur la plate-forme de
l'un, où, debout, étouffé à moitié et toujours questionnant,
inquiet de la bonne direction, je me trouve bousculé et
déséquilibré par les cahots, perdu en cette banlieue où jene suis jamais venu.
De tramway, il y a des dizaines d'années que je n'en
prends plus, que je n'en vois plus. L'écolier que je fus lesutilisa mainte fois, dans la ville étrangère où je demeurais.
C'était l'époque de mes premières confrontations avec « les
autres» de mon âge, l'époque de mes premières indéci-
sions touchant les choses pratiques. l'époque de mes
premiers vrais rapports, malaisés, hésitants, avec la collec-tivité.
Rappel? Il se peut.
Extrait de la publication
LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE
Le rêve en général, fort pour les rappels, ne l'est guèrepour les solutions. Celui-ci ne m'aida nullement.
D'habitude, si je rêve, c'est que je suis empêtré1. Si denuit une solution s'élabore, ce sera sans travesti, sans
image, sans rêve, elle sera là le lendemain, au réveil.
Combien de fois (des centaines, des milliers de fois) lanuit m'a donné des solutions de problèmes, et c'était sans
rébus, sans images, et ce n'était pas mon Sancho qui lesavait données, mais un secteur de mon être, beaucoup plus
appliqué, plus sérieux, plus caché.
Je dirais presque qu'un matin sur deux ou trois, je
trouve ainsi en moi une réponse, déposée à je ne sais quel
moment de la nuit. Si le problème était limité, la solution
sera facile à apercevoir, qui n'était pas là la veille. S'ils'agit de quelque chose de moins étroit, alors le matin je
remarque que, sans m'en être occupé, une direction nou-
velle a été prise, ou un glissement général s'est opéré, je
me trouve sur un autre palier, sur une plate-forme supé-
rieure. D'une façon indubitable, et qui va se préciser, je
suis « plus avancé » J'ai été éclairé.
Depuis toujours, je compte sur mes nuits pour éclairer
mes jours. notablement.
Mais revenons aux rêves, et au second en fréquence,
celui de la chambre. Pourquoi une chambre? Pourquoi si
souvent? Il s'agit presque toujours de chambres simples,sans aucune recherche, banales, comme le train et où, comme
dans le compartiment et plus encore, souvent il ne se passe
rien, ou rien de remarquable.
Pour moi une chambre, à une certaine époque, c'était
tout dire. Une chambre pour moi seul.
1. Je parle surtout de moi, mais le fait n'est-il pas général? Ceuxdont les difficultés remontent loin, sont plus fortes et graves au point d'enêtre psychiquement (ou même somatiquement) malades, ne sont-ce pasceux qui vont consulter, qui ont des rêves parlants, insistants, fascinants,tout imbibés de leur mal au point qu'on peut, même travesti, l'yretrouver?. Et les en guérir. parfois.
TEMPÉRAMENT DE NUIT
Oui, ce devait être cela. Une chambre, c'était être à
l'abri. Etre préservé. Etre à l'écart. Séparé des autres, desgêneurs. Rentré en soi. C'était le secret, le retour au
recueillement, la vie individuelle, le ravitaillement psy-
chique, le lieu qui rend possible l'introspection, la sépara-tion d'avec le bruit de la ville, et d'avec le bruissement de
la nature (excessive, elle aussi), c'était le refuge, le refus
et tout ce grâce à quoi l'enfant prodigue ne reviendra jamaisau foyer.
Cette petite unité qu'est une chambre doit, même si
j'habite un appartement, garder sa valeur. Une valeur
type.
Une chambre quelconque, c'est la façon qu'a le rêveur
de nuit d'être abstrait, façon hélas fort insuffisante et qui
pourrait expliquer ma longue incompréhension.
Revenons à cette représentation. Revenons-y plus d'une
fois, sa signification certainement pas épuisée. Cette unité
simple, l'anonyme chambre d'hôtel, modeste, exprime sûre-
ment quelque chose, quelque chose pour lui et pour ce
« luiqui est encore en moi, c'est le minimum en deçà
duquel je craque, où, à coup sûr, mes nerfs, ma personne
lâcheraient si je n'avais plus une chambre pour moi seul.
Sûrement, à propos de logement, il y a sinon inquiétude,
du moins une base pour elle. Qu'arrivent un jour à nou-
veau l'exode, la guerre, des désastres ou des accidents.
et que je n'aie plus de chambre à moi, alors je serais défait
et gravement. Je n'existerais plus. Je dois le savoir, en
concevoir une sourde inquiétude.
Ou bien aurais-je peur d'avoir à revenir à une de mes
modestes chambres d'autrefois? Non, je n'ai pas cette
impression. Chambre, décidément, plutôt mon espace vital,« mon territoire ».
Dans une perspective différente, la chambre montre le
manque de partage. Elle est même là pour attirer l'atten-
tion sur ce manque, prétendra quelqu'un. Voire. Disons
LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE
plus simplement qu'elle est en rapport avec le manque de
partage, avec la méfiance envers les autres et le souci de
préservation personnelle. Son image est présente chez un
homme qui sent mieux le retiré, le secret, la retraite, leslieux d'étude, de méditation, un homme pour qui le mot
« seul» est plus parlant que le mot « mutuel» et bien, bien
plus que le mot « familial », et à qui le remaniement inté-
rieur dit quelque chose, et les ambitions extérieures peu
de chose. Cela s'applique à quelqu'un de pas spécialement
tourné vers la communication directe, qui, dès qu'il est sorti
un peu, a besoin de se reprendre, de se ressaisir, à l'écartde toute compagnie même la meilleure, surtout de se trou-
ver hors des lieux ouverts, des réunions, des manifestations
de groupe.
Aussi, bien loin d'y voir une sorte de culpabilité, de
signe fait pour me montrer comme c'est indigent et insuf-
fisant de vivre « enfermé et seul », je croirais plutôt celui
qui prétendrait que je m'y tranquillise. D'avoir vécu trop
d'années dans des conditions adverses, je garde un senti-
ment de malaise et d'impermanence, attaché aux lieux
importants et, malgré des conditions de vie actuellement
différentes, je dois, au fond de moi, éprouver qu'une
chambre modeste, sans attraits et peu enviable, il y a plusde chances de la garder longtemps.
Peut-être, dans le noir de la nuit, après une journée
décomposante, cela dit « tranquillise-toi, tu as encore une
chambre ». Mais franchement, je ne crois pas à ces gen-
tillesses. Simplement autour de moi, une chambre; quecela suffise.
Il est probable aussi que la chambre en ma vie noc-
turne a passé par plusieurs sens différents. Qu'elle en
cumule un grand nombre dont certains sont en acccroisse-
ment, certains autres en décroissance et qu'un sens voisin
la fait gauchir sans que j'y prenne garde.
Dans une époque qui change, son retour persistant est
en fait un changement, ou même une accentuation.
Extrait de la publication
TEMPÉRAMENT DE NUIT
La chambre agglutine de nouvelles « raisonsou réso-
nances. Quand le péril de la bombe atomique a commencé et
depuis qu'il s'est installé et que, comme en des millions
d'autres, il a mis en moi la nouvelle appréhension, cette
impression de possible, prochaine, totale, immédiate inter-
ruption de tout l'humain sur terre, il est curieux que le
grand champignon, qui de jour régna en mon imagination,
ne m'est jamais apparu de nuit, tel quel et que, comme si
de rien n'était, de temps à autre réapparaissait la chambre.Etait-elle vraiment hors de cette grande affaire? N'y est-elle
pas aussi d'une certaine façon, la chambre, comme qui
dirait « la vie continue, la bombe n'est pas tombée, il
reste un lieu clos, un lieu d'auparavant » ?
Les explications sur les rêves sont à l'infini, quel que soit
le système de déchiffrage, il répond et même semble se
constituer, pour répondre dans le sens où on l'interroge.
On pourrait également soutenir que toute ma vie est
rabâchage, qu'elle n'est pas sortie d'elle-même, que je ne
suis pas sorti de ma chambre (c'est-à-dire de l'intériorité)
et en tout cas pas d'une chambre en mouvement, d'un
compartiment, d'une solitude en mouvement. Est-ce sûr?
Compartiment et chambre', voilà donc ce que seraient
mes véritables appuis, que cet homme de nuit, pas littéraire
et point panache pour un sou, ce terre à terre aurait su
trouver malgré moi de façon à en faire mes prosaïques et
ineffaçables armoiries.Et la chambre2 tout comme le train n'a pas tout
dit.
1. Et pourquoi la chambre ne figurerait-elle pas en outre la languefrançaise? C'est une chambre aussi, la seule que pour mes pensées j'ai
pu acquérir, et jamais elle ne fut luxueuse, et elle ne m'est toujours nicommode, ni confortable, de quoi je pourrais, sans vouloir me l'avouer,demeuré, préoccupé, obsédé. jusqu'à en rêver. Qui sait?
2. Y aurait-il aussi dans quelques-uns de mes rêves plus « engagés»
Extrait de la publication
LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE
Elle pourrait encore avoir dit d'autres choses, la cham-
bre. Elle pourrait signifier la femme. Cela est connu, réper-torié et la chambre vide a à voir avec la jalousie. Je n'ai
jusqu'à présent pas fait cette constatation en moi. Maisavec une chambre désigner une femme, voilà une traduc-
tion dont le « rêveur de nuit» est parfaitement capable.Ramener une femme à une chambre, à une boîte, à un
tiroir, c'est un dénigrement courant chez lui.
Il parle argot, l'argot des rêveurs de nuit, qui ressemble
tellement à l'argot des hors-la-loi. Même cynisme, même
impudence, même goût profanateur, vil et voyou.
Il a le vocabulaire de ceux qui vivent en marge de la
société, en marge des embellisseurs des bien-pensants,
des sécurisants, de ceux qui se voient honorables, ornés de
qualités. Ne pas l'oublier. Tout adulte, même le pire, dejour à ses yeux indûment s'ennoblit. Lui, à l'inverse, est du
côté des récidivistes qui appellent une femme un baquet et
pour qui une tête est une pipe et un ventre un caisson, etfaire l'amour avec une femme, c'est la brosser, ou faire un
carton. Plus de compliment. Pas de cadeau. On ne voit pas
tout en beau quand on sort de prison, on n'a plus la naïveté
des espérants, des bien-disants, des bienveillants, bien-
croyants. Hommes, bêtes et choses se trouvent dépouillés
de leur atmosphère, de la fascination douce de leur beauté.
D'où vient que le rêveur ait généralement si « mauvais
genre » ? Tellement éloigné de sa façon habituelle de
s'exprimer lorsqu'il vit debout? Serait-ce en partie du
moins parce qu'il vit en marge lui aussi?
une prévision de l'avenir? J'ai cru, puis je n'ai plus cru l'avoir remar-qué. Il s'agissait de faits (du lendemain surtout) qui en général impor-taient peu, véritablement étrangers (ne me concernant pas).
1. Tendance à la louange qu'autrefois et en tant de lieux on trouvait
naturelle. Tendance de courtisan. La poésie en cela (pour embellir,exalter, illusionner) étant incomparable, des poètes étaient par des rois,des émirs, des capitaines loués comme embellisseurs. Leur état louan-geurs. Et ils acceptaientl
Mais comment étaient leurs rêves de nuit? Rectificateurs?
TEMPÉRAMENT DE NUIT
Dégonflé de ce qui le gonflait, d'une certaine façonrevenu de tout, il n'est plus l'homme éveillé dans la compa-gnie d'hommes éveillés, qui a un objectif, qui en a plusieurs
et avouables, qui a des buts pour la journée, le mois,
l'année, qui est curieux, qui a des forces à revendre, qui aun tonus, une activité naturelle et excitante, qui suit
une ligne, qui a de l'élan, est soulevé par les moteurs de ses
désirs et ambitions et par les hormones de ses glandesen pleine action.
L'homme qui s'est couché pour dormir, une fois dans lesommeil, est en marge de tout cela, il n'en fait plus aucun
cas. On ne le fera plus marcher, on ne le soulèvera plus.Il devient résistant à l'ardeur, à l'entraînement, à tout
entraînement, à l'avenir. Irrévérencieux, profanateur, les
êtres qui se présentent à son imagination, y viennent
dépouillés de l'auréole qu'y mettait de jour sa bonnevolonté idéalisante.
Il n'est plus intéressé. La journée, la vie ont cessé de
l'intéresser. Il a le vocabulaire, les comparaisons de celui
qui n'a plus d'élan, qui ne marche plus, qui est revenu des
prestiges de la vie éveillée. Ce qui lui vient à l'esprit sou-
vent est cynique, choquant.
D'ailleurs il dérive plus qu'il ne compare. Il contrarie
l'homme de jour aux persistantes illusions, à l'incessante
tendance embellissante, ennoblissante. Même s'il n'est pas
vil et avilissant, il n'est pas pour les beaux symboles, il a
ses propres symboles et froidement défait les ensembles.
Cet ensemble par exemple qu'est une femme, alors
dépouillé de tout attendrissement, admiration, amour,
réduit à une particularité de son physique ou de son rôle,
il en fait un vase, une motte, un bas, un paquet, une fente
ou une grotte, ou un hôpital, une lumière, une cave, un
chat, un coussin.
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La vie éveillée est, entre autres choses, avenir, marche
en avant. grâce à l'ardeur, à la combativité, aux désirs,
aux aspirations.
Cet « en avantne l'impressionne plus. Le rêveur estrétroverti.
Ce qui lui arrive, il le met sans gêne à la suite du reste,
sans intérêt pour le récent, sauf un peu pour le jour même,
le rapportant souvent à ce qu'il y a de plus ancien en lui.
Comme s'il était incroyant à tout et surtout à vos buts,à votre évolution, à vos progrès, à votre « personne » àvotre finalité, sans cesse il ramène le nouveau à ce qui l'est
le moins, notamment aux besoins animaux les plus archaï-
ques qu'à une lointaine époque il ressentait alors primor-dialement 1.
Là, ce « demeuré» se tranquillise et, oubliant « votre
vie », retrouve « sa» vie et se soulage impudemment.
Est-il sagace? Il trouve parfois, mais c'est sans le vou-loir sans même tout à fait exister.
Un ténia aveugle dans le corps d'un physicien, en sonintestin grêle, il sait aussi des choses sur lui. Grâce à ses
émotions, fût-ce sur des sujets nucléaires, grâce à leurs
répercussions sur les organes de la digestion et de la circu-lation, il le suit aussi, se fait des idées sur lui, le connaît
à cause du retour de certaines heures de repos, de travail,il croit le connaître.
C'est sûrement plus que cela, c'est cela aussi.
On s'est mis de différents côtés à parler avec respect
du rêve de nuit, qui donnerait des conseils, dévoilerait
l'avenir, ferait des réprimandes, en somme serait plein dezèle, du zèle d'un homme de jour. Parfois on soutient qu'il
1. N'oublions pas toutefois que d'une certaine façon c'est une langueet que toute langue est faite surtout du très vieux, de ce qui est usé,d'une certaine façon dépassé, abstrait de sa réalité première.
Extrait de la publication
TEMPÉRAMENT DE NUIT
prépare, entraîne pour plus tard. Et qu'il établit descomptes, fait signe, donne son diagnostic.
Plein de tact, de ménagement, pour ne pas vous effrayertrop, il lui arriverait d'annoncer votre mort, mais en dissi-
mulant que c'est la vôtre qu'il montre et qu'elle est pourbientôt.
Mérite-t-il plus de respect que d'irrespect?
Il n'a pas les défauts de l'éveillé qui, raisonneur, réfléchit,
conceptualise, conclut. Il a les défauts de celui qui n'aper-
çoit qu'analogies.
Ce n'est pas par ruse, précaution, qu'il ne dit pas les
choses carrément, c'est par sa constitution.
Lui, qui se meut dans l'analogue, il peut tout faire, sauf
s'empêcher de rebondir et de sauter d'une image à l'autre.
Il ne reste jamais à quia. Il enchaîne.
Tout le fait songer à quelque chose, tout lui rappelle
quelque chose. Radoteur, surtout ramenant à des vieil-
leries qui furent préoccupantes il y a longtemps.
En cela pareil à l'imbécile, à qui une magnifique nou-
veauté rappelle quelque chose, mais de plat, d'incongru,
qui n'a qu'un rapport primaire, superficiel, extérieur
(comme par assonance ou contiguïté), pareil surtout à ces
« minus» rencontrés à l'étranger, en Egypte, en Iran, à
Java, pour la première fois sortis de leur trou et faisant
là-bas d'impudentes, de sottes comparaisons, au lieu de
rechercher la nouveauté originale de la grande civilisation,
nouvelle pour eux, dans laquelle ils se trouvent à présent,
comme s'ils ne s'y trouvaient pas, car des rapports superfi-
ciels les ramènent sans cesse à leur passé, à leur village,
définitive et inadéquate unité de comparaison.
Toujours prêt à remettre en surface les spectacles du
genre de ceux que voyaient l'enfant, le jeune adolescent,
le jeune adulte aussi à l'époque de première surprise où les
choses paraissent ne devoir jamais finir. Là, il revient de
préférence.
Est-ce revenir, ce qu'il fait?
LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE
Serait-ce être enfant? Enfant? Peut-on appeler enfant
le plus vieil occupant du corps, le survivant à l'aveuglerésistance, l'indélogeable, l'increvable?
N'est-il pas plutôt l'«ancien » ?
Pendant la nuit1 une sensation (qui de jour eût été
vague, et perdue dans la foule des autres informations), une
sensation, une congestion d'organes, une odeur, un cer-tain son (qui en rappelle d'autres, familiers et lointains
mais qui se rapprochent aussitôt), un contact, sans vousréveiller, a réveillé celui d'autrefois avec son amoralité
de bébé, et son étroite, cynique clairvoyance de vieux, devieux installé, qui vous laisse là et vos nouveautés, qui
n'en sera pas dupe, depuis plus longtemps en vous que
votre actuelle personnalité, depuis tant d'années déjà dans
la place, celui d'avant la séparation du décent et du répu-
gnant, d'avant la distinction du bien et du bas. Des images
lambeaux de ses premières méditations égarantes, de
ses premiers ébahissements et ses grandes peurs devant les
grands spectacles essentiels, qui le rendaient sans le savoir
contemporain des mythes et des monstres et des génies
des images réapparaissent.
Cela ne va pas être facile pour vous de débrouiller, de
quelque façon que vous vous y preniez, les multiplescomposantes, leurs multiples combinaisons.
Même en ces opérations de « survie » il ne faut pas lui
prêter trop de sérieux, encore moins d'application. Il reste
vagabond infantile. En sa langue d'images fusionnées et de
rébus, il fait encore, il fait toujours l'école buissonnière.
Ses renseignements se ressentent de cette école-là.
Pour le fixer (plus ou moins), pour que son renseigne-
ment compte, il faut que dans le dormeur demeure et veille
une impression profondément troublante.
1. Un retour indirect, qu'il ne faut pas sous-estimer, c'est que dansle rêve on est tout naturellement dans la même situation que dans
celle des premières époques de la vie, où l'on trouve à sentir, à voir,à entendre, à jouir, à souffrir. et très peu à comprendre.
Extrait de la publication