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De l’influence d’Ibn ’Arabî sur l’école shâdhilie égyptienne (époque mamelouke) : premiers jalons (partie1)

Eric "Younès" Geoffroy (lundi 22 mars 2004)

Le rayonnement de l’œuvre akbarienne sur Abû l-Hasan al-Shâdhilî (m. 656/1258) et ses successeurs est minimisée, sinon niée, par les auteurs modernes, tant arabes qu’occidentaux. Abû l-Wafâ al-Taftâzânî par exemple, dans son livre Ibn ’Atâ’ Allâh al-Sikandarî wa tasawwufu-hu, considère que « le soufisme des maîtres de l’école shâdhilie est totalement éloigné du courant akbarien et de sa doctrine concernant l’unicité de l’Être (wahdat al-wujûd) ». Aux dires d’al-Taftâzânî, cela provient du fait que « les cheikhs shâdhilis se réfèrent uniquement au Coran et à la Sunna », ce qui implique donc à ses yeux qu’Ibn ’Arabî contrevient aux sources scripturaires1 ! ’Alî ’Ammâr avait auparavant adopté la même position, affirmant qu’il n’avait trouvé « aucune allusion à Ibn ’Arabî dans les propos d’al-Shâdhilî et d’al-Mursî 2. Paul Nwyia emboîte le pas à ces auteurs dans son ouvrage Ibn ’Atâ’ Allâh et la naissance de la confrérie shâdhilite, où il assure : « ...On ne peut pas dire qu’il [Ibn ’Atâ’ Allâh] ait des sympathies pour lui [Ibn ’Arabî] ou qu’il ait subi son influence »3.

En fait, ces auteurs reprennent à leur compte la distinction qu’ont opérée beaucoup de ’ulamâ’ médiévaux entre le « soufisme des vertus spirituelles » (al-tasawwuf al-akhlâqî) et le « soufisme philosophique » (al-tasawwuf al-falsafî) 4. Dans leur optique, l’école shâdhilie appartiendrait au premier courant, qui vise à réaliser l’extinction de l’ego humain dans le Soi divin (al-fanâ’ fî l-tawhîd) ; cette expérience recevra par la suite le nom d’ « unicité de la contemplation » (wahdat al-shuhûd). Les Shâdhilis auraient ainsi rejeté la doctrine audacieuse de l’ « unicité de l’Être » (wahdat al-wujûd) énoncée par l’école akbarienne, à cause des éléments « philosophiques » qu’elle contiendrait ; ils seraient donc les héritiers de Ghazâlî et non d’Ibn ’Arabî. Ce procédé permet à nos auteurs d’exclure le Shaykh al-Akbar du cadre de l’orthodoxie sunnite tout en consacrant la mystique bon teint - à leurs yeux du moins - des maîtres de la Shâdhiliyya. D’évidence, leur présentation manque d’objectivité, et nous nous proposons de le démontrer ici.

I. Il convient tout d’abord de relever les liens existant entre Ibn ’Arabî et les Shâdhilis, liens qu’al-Taftâzânî reconnaît au demeurant. Premier point de convergence : leur parcours géographique. En effet, al-Mursî est né, comme Ibn ’Arabî, à Murcie, en Espagne musulmane, et al-Shâdhilî non loin de là, près de Ceuta. Les trois ont effectué leur carrière spirituelle au Proche-Orient, et comptent Abû Madyan (m. 594/1198), grande figure du soufisme maghrébin, parmi leurs sources initiatiques. Par ailleurs, le maître andalou et al-Shâdhilî sont contemporains puisque le second

décède dix-huit ans après le premier. L’éventualité d’une rencontre entre les deux hommes, soulevée par A. ’Ammâr 5, semble peu probable. Par contre, dans ses Latâ’if al-minan, Ibn ’Atâ’ Allâh témoigne du fait que, après son installation définitive en Egypte, al-Shâdhilî a été en relation avec des disciples d’Ibn ’Arabî. Le troisième maître de l’Ordre shâdhilî rapporte notamment la rencontre entre Sadr al-Dîn al-Qûnawî et al-Shâdhilî :

Lorsque Sadr al-Dîn al-Qûnawî vint en Egypte, il rencontra le cheikh Abû l-Hasan, et disserta en sa présence sur une multitude de sciences. Le maître garda la tête baissée jusqu’à ce que le cheikh Sadr al-Dîn eût fini de parler. Puis il leva la tête et s’adressa à lui : « Dis-moi où se trouve aujourd’hui le Pôle de ce temps, qui est son " véridique " (siddîq) et quelles sciences il détient ». Le cheikh Sadr al-Dîn se tut, ne pouvant apporter de réponse 6.

P. Nwyia avait déduit de façon erronée de ce passage qu’Ibn ’Atâ’ Allâh affirmait ici la supériorité d’al-Shâdhilî sur le maître andalou. Il n’en est rien, comme l’a remarqué M. Chodkiewicz 7, car al-Qûnawî savait fort bien que la fonction de Pôle - qui revient implicitement dans ce passage à al-Shâdhilî - est incompatible avec celle qu’affirmait détenir Ibn ’Arabî : la fonction de « Sceau de la sainteté muhammadienne ». Ibn ’Arabî et al-Shâdhilî étaient investis de missions différentes, et le second a sans doute pris certaines distances par rapport au premier pour créer sa propre sphère spirituelle. Toutefois, plus que de rivalité entre les deux écoles, il vaut mieux parler d’une reconnaissance mutuelle, le plus souvent tacite, entre les disciples d’Ibn ’Arabî et al-Shâdhilî. L’évolution de la Shâdhiliyya en faveur du Shaykh al-Akbar le prouve.

Allons plus loin : Ibn ’Arabî et al-Shâdhilî partagent un même héritage spirituel en la personne d’al-Hakîm al-Tirmidhî, maître du Khorassan mort en 318/930. L’influence de celui-ci sur Ibn ’Arabî est bien connue, mais celle qu’il exerça sur l’école shâdhilie était jusqu’à présent largement sous-estimée ; or Ibn ’Atâ’ Allâh avoue cette dette à plusieurs reprises dans ses Latâ’if al-minan, et l’enseignement doctrinal qu’il y dispense reflète largement celui du Sage de Tirmidh 8. Cet héritage commun permet de comprendre l’importance qu’Ibn ’Arabî et les Shâdhilis réservent conjointement à la sainteté. Dans les deux cas, la voie du « blâme » représente l’idéal de cette sainteté : chez Ibn ’Arabî, la référence à la malâma est explicite, tandis qu’elle n’est qu’implicite chez les Shâdhilis.

L’imprégnation par l’école shâdhilie des doctrines akbariennes apparaît surtout à partir d’Ibn ’Atâ’ Allâh (m. 709/1309). Dans les Latâ’if, l’auteur ne cache pas sa vénération pour celui qu’il appelle « le gnostique » (’ârif bi-Llâh) ; il faut bien avoir à l’esprit qu’à cette époque il était audacieux de décerner publiquement une telle épithète au Shaykh al-Akbar, et le grand savant chafiite Sirâj al-Dîn al-Bulqînî (m. 805/1403),

pourtant d’obédience shâdhilie, le lui reprochera 9 : on pouvait être convaincu intimement du haut rang spirituel d’Ibn ’Arabî, mais il valait mieux ne pas en faire état. Ibn ’Atâ’ Allâh va jusqu’à citer plusieurs extraits de l’œuvre du maître andalou.

Parmi les emprunts doctrinaux faits à Ibn ’Arabî que l’on relève dans les Latâ’if figure notamment celui de « l’héritage prophétique » dont sont investis les saints 10, ou encore la vision du Prophète en tant que l’ « Homme parfait » (al-insân al-kâmil) ; notons qu’Ibn ’Atâ’ Allâh emploie l’expression sayyid kâmil, peut-être pour éviter de prêter le flanc aux attaques d’Ibn Taymiyya. De même fait-il un riche usage du terme barzakh (« isthme »), qui désigne la fonction cosmique d’intermédiaire entre Dieu et les hommes exercée par le Prophète : il applique également ce terme akbarien aux saints (awliyâ’), en vertu précisément de leur héritage prophétique. Les Latâ’if al-minan recèlent d’autres emprunts à l’enseignement d’Ibn ’Arabî, tels que la précellence des œuvres d’adoration obligatoires (farâ’id) sur les surérogatoires (nawâfil) - ce qui ressort à la malâma -, une semblable distinction entre les miracles sensibles (hissiyya) et ceux d’ordre intérieur, spirituel (ma’nawiyya). On notera encore l’emploi d’expressions provenant directement de la sphère akbarienne : awliyâ’ al-’adad, pour désigner les saints de la « hiérarchie ésotérique », al-khayâl al-munfasil, que l’on peut traduire par « l’imagination disjointe »), etc.

Bien évidemment, le point essentiel de cette imprégnation akbarienne réside dans la présence diffuse de la doctrine de « l’unicité de l’Être » dans l’œuvre d’Ibn ’Atâ’ Allâh. Commentant cette phrase de son maître Abû l-’Abbâs al-Mursî : « L’existence de l’homme est cernée par le néant qui précède cette existence ainsi que par celui qui la suivra ; l’être humain est donc lui-même pur néant (’adam) », l’auteur des Latâ’if affirme : « En effet, les créatures ne détiennent en aucune manière l’Être absolu (al-wujûd al-mutlaq), lequel n’appartient qu’à Dieu ; dans cet Être réside Son Unicité absolue (ahadiyya). Les mondes, quant à eux, n’existent (al-wujûd) que dans la mesure où Il les dote d’un être relatif (athbata lahâ). Or, celui dont l’existence puise sa source chez autrui n’a-t-il pas pour attribut foncier le néant ? 11 ». La référence aux a’yân thâbita akbariennes, aux « entités immuables » des choses, est ici explicite, et Ibn ’Atâ’ Allâh de citer une de ses Hikam (« Sagesses ») : « Les univers s’affirment parce qu’ils sont par Lui affermis (al-’awâlim thâbita bi-ithbâti-hi), mais ils sont abolis par l’unicité de Son essence » 12. Dans un autre passage, il reprend d’ailleurs l’expression a’yân al-mumkinât (les « possibilités principielles ») qui figure dans les Fusûs al-hikam 13.

Les créatures sont donc potentiellement amenées à l’existence du fait qu’elles sont contenues de toute éternité dans la Science divine, mais cette existence n’a qu’une valeur relative, voire nulle. Ibn ’Atâ’ Allâh les compare tantôt à la poussière qui se trouve dans l’air, tantôt à l’ombre :

elles n’ont aucune consistance, aucune essence autonome. « Le soufi, affirmait le cheikh Abû l-Hasan al-Shâdhilî, est celui qui, en son être intime, considère les créatures comme la poussière qui se trouve dans l’air : ni existantes ni inexistantes ; seul le Seigneur des mondes sait ce qu’il en est [...] Nous ne voyons aucunement les créatures, assurait-il également : y a-t-il dans l’univers quelqu’un d’autre que Dieu, le Roi, le [seul] Réel ? Certes les créatures existent, mais elles sont telles les grains de poussière dans l’atmosphère : si tu veux les toucher, tu ne trouves rien » ... « Lorsque tu regardes les créatures avec l’œil de la clairvoyance, poursuit Ibn ’Atâ’ Allâh, tu remarques qu’elles sont totalement comparables aux ombres ; or l’ombre n’existe aucunement si l’on considère l’ensemble des degrés de l’être (marâtib al-wujûd), et on ne peut pas davantage la ramener à aucun des degrés du néant (marâtib al-’adam). Les « traces » (al-âthâr) que constituent les créatures revêtent donc l’aspect d’ombres (zilliyya), mais elles se réintègrent dans l’Unicité de Celui qui imprime ces traces (al-mu’aththir) : les choses, tu le sais, s’accouplent (yushfa’u) à leur semblable (mithl) et prennent sa forme 14. De même, celui qui perçoit le caractère d’ombres des êtres n’est pas pour autant coupé de Dieu ; en effet, l’ombre des arbres dans le fleuve n’empêche pas les bateaux de s’y mouvoir 15 ». Pour Ibn ’Atâ’ Allâh, le monde est donc à la fois « Lui et non Lui », selon l’expression d’Ibn ’Arabî 16.

Sur tous ces points, l’enseignement doctrinal contenu dans les Latâ’if al-minan rejoint et explicite celui, plus sibyllin, des fameuses Hikam. Ainsi en va-t-il du caractère fondamentalement illusoire (tawahhum) de l’existence des créatures, mais encore faut-il préciser que c’est le sentiment que partagent les hommes d’avoir un être propre, autonome, et les séparant de l’Être de Dieu qui constitue le leurre suprême. Plusieurs « sagesses » des Hikam vont en ce sens : « Voici la preuve de Sa toute-puissance : Il se voile à toi par ce qui n’a pas d’être avec Lui ... »17, et surtout : « Ce n’est pas un être existant avec Dieu qui te Le voile : rien n’existe avec Lui ! Mais tu as l’illusion que quelque chose existe avec Lui, et c’est cela qui te Le voile »18.

A l’instar du maître andalou, Ibn ’Atâ’ Allâh explique la création comme une théophanie (tajallî, zuhûr 19) sans cesse renouvelée de l’unique Être, dans laquelle « les créatures sont les miroirs des attributs divins [on notera l’image akbarienne du miroir] : les êtres n’ont pas été créés pour que tu les voies, mais pour que tu voies leur Maître en eux. Dieu ne veut donc pas que tu envisages la création d’un œil ordinaire : il t’appartient de considérer celle-ci comme une théophanie (zuhûr), et non comme une entité qui serait autonome 20 ». Cette théophanie est si puissante et enveloppante, elle établit une telle proximité entre Dieu et l’homme que, paradoxalement, elle constitue le voile suprême derrière lequel Dieu S’occulte : « Seule la magnificence de Sa manifestation (zuhûr) voile Dieu à l’homme, et seule la force irrésistible de Sa lumière empêche les regards

de L’atteindre. C’est l’intensité de Sa proximité (qurb) qui t’interdit de goûter Sa proximité ! 21 ».

L’impact des doctrines akbariennes sur les maîtres shâdhilis ira croissant après Ibn ’Atâ’ Allâh, notamment chez le cheikh ’Alî Wafâ (m. 807/1404) et ses successeurs de la branche wafâ’iyya. D’évidence, ’Alî Wafâ va au-delà de l’enseignement du maître éponyme Abû l-Hasan al-Shâdhilî, ou du moins lui donne-t-il une orientation très akbarienne ; le cheikh ’Alî affirmait d’ailleurs que son père Muhammad Wafâ (surnommé Bahr al-safâ, l’Océan de la pureté) avait un rang spirituel supérieur à celui d’al-Shâdhilî ; en effet, il voyait en lui « le Sceau suprême » de la sainteté pour son temps, et donc un héritier d’Ibn ’Arabî 22. Il semble pourtant que ’Alî Wafâ ait infléchi dans un sens particulier la doctrine de la wahdat al-wujûd, laquelle, rappelons-le, a été systématisée et peut-être gauchie par certains représentants directs de l’école akbarienne.

Nous commençons seulement à étudier les textes inédits des cheikhs wafâ’is ; toutefois, il apparaît d’ores et déjà que les positions doctrinales du cheikh ’Alî Wafâ sont très proches de celles d’Ibn ’Arabî, à propos par exemple des notions de théophanie, d’héritage prophétique, des fonctions de Pôle (al-qutbiyya) et de Sceau (al-khatmiyya), etc. 23. Cette impression se confirme à la lecture du texte inédit rédigé par le serviteur (khâdim) du cheikh ’Alî Wafâ, et intitulé al-Minah al-ilâhiyya fî manâqib al-sâdât al-wafâ’iyya 24. Ce texte collecte en fait des propos épars du maître, ainsi que des anecdotes spirituelles le concernant ; or il y prend le plus souvent comme référence Ibn ’Arabî et non les cheikhs de la Shâdhiliyya.

En outre, les œuvres des cheikhs Muhammad et ’Alî Wafâ présentent un caractère à dessein hermétique ; celles du premier surtout, écrites pour la plupart lorsqu’il avait entre sept et dix ans, sont, comme l’affirme al-Sha’rânî, « scellées par un secret jusqu’à nos jours » (mutalsama ilâ waqtinâ hadhâ) 25. Voici un autre trait qui contrevient aux principes de la Shâdhiliyya, qui s’efforce habituellement, comme nous allons le voir, de mettre l’enseignement du tasawwuf à la portée d’un auditoire assez large. Il n’est donc pas étonnant que les savants exotéristes se soient heurtés au discours des cheikhs Wafâ et les aient accusés de professer la possibilité de l’union substantielle entre Dieu et l’homme (ittihâd) : ils avaient auparavant brandi les mêmes poncifs à l’encontre d’Ibn al-Fârid et d’Ibn ’Arabî.

De semblables griefs furent adressés au cheikh shâdhilî Muhammad Ibn al-Labbân (m. 749/1349), qui fut convoqué au Caire devant une sorte de "tribunal d’inquisition". Les docteurs de la Loi, rapporte Ibn Hajar al-’Asqalânî, « avaient en effet saisi de lui des paroles au ton ittihâdî » ou, en d’autres termes, au ton akbarien ; l’auteur ajoute d’ailleurs plus loin : « il a écrit un livre sur le soufisme dans lequel on trouve un discours allusif propre aux tenants de la doctrine de l’unicité de l’Être (ahl al-wahda)

26 ». On ne saurait être plus explicite, et J. Cl. Vadet a bien remarqué qu’Ibn al-Labbân « essaie visiblement de jeter un pont entre la théologie traditionnelle de l’ash’arisme et la problématique d’Ibn ’Arabî 27 ».

Mais revenons aux maîtres de la lignée wafâ’î. Al-Sakhâwî dit du cheikh Abû l-Mawâhib Ibn Zaghdân (m. 882/1477) qu’ « il avait une forte inclination pour Ibn ’Arabî, au point qu’il devint un de ses défenseurs notoires 28 ». Ce soufi, originaire comme les Wafâ du Maghreb, appartient totalement à « l’école du tajallî » akbarienne, pour reprendre l’expression d’Ibn Khaldûn 29. Le meilleur indice en est que son Kitâb al-tajalliyyât (« Livre des théophanies ») doit beaucoup - jusqu’à son titre - à l’ouvrage du même nom d’Ibn ’Arabî. A vrai dire, dans ce texte encore inédit, l’auteur a été jusqu’à recopier mot pour mot un long extrait du livre d’Ibn ’Arabî, du tajallî al-jûd au tajallî al-tahayyu’ 30. Ensuite, Abû l-Mawâhib introduit ses propres commentaires, mais on notera qu’il ne mentionne pas une seule fois le nom d’Ibn ’Arabî 31. Ceux-ci portent d’abord sur l’expérience du contemplatif, qui évolue d’une théophanie à l’autre au moyen du « dévoilement imaginal » (al-kashf al-khayâlî). Progressivement, l’auteur en vient à des considérations plus générales sur la vie spirituelle, dans lesquelles il s’appuie cette fois sur les maîtres du soufisme classique (Junayd, al-Shiblî, al-Muhâsibî, etc.) Des thèmes akbariens affleurent encore parfois, tels que celui de l’héritage prophétique 32.

Quant au cheikh Muhammad al-Dâmirdâsh (m. 929/1522), il est le disciple du disciple d’Abû l-Mawâhib, Ibrâhîm al-Mawâhibî (m. vers 914/1508) 33. Au début de sa carrière spirituelle, il était donc wafâ’î ; il fut ensuite initié dans la tarîqa khalwatiyya, bien connue pour son penchant pour Ibn ’Arabî. Or il fait partie de ces akbariens qui soutiennent la précellence de la lecture des livres soufis sur le compagnonnage (suhba) d’un cheikh vivant ; ’Abd al-Karîm al-Jîlî et ’Abd al-Ghanî al-Nâbulusî, notamment, professent cette opinion. Les œuvres de maîtres tels qu’Ibn ’Arabî, dit en substance al-Dâmirdâsh, sont le fruit de longues années de discipline spirituelle. Celui qui a l’aptitude de les comprendre n’a plus qu’à cueillir ce fruit ; il économise ainsi le temps et l’énergie que passent les « cheminants » (sâlikûn) à parcourir la Voie. Il affirme avoir côtoyé des mystiques tant arabes que persans qui ont obtenu par la mutâla’at al-kutub tout ce que peut espérer un homme spirituel 34. Sa vénération pour Ibn ’Arabî était telle qu’il dédiait la lecture quotidienne complète du Coran (khatm) que faisaient ses disciples au Prophète... et à Ibn ’Arabî 35.

II. Les maîtres de la Shâdhiliyya ne se sont pas contentés d’ingérer peu ou prou les éléments doctrinaux de l’œuvre akbarienne ; ils se sont également érigés en avocats d’Ibn ’Arabî, et cette position ne manquait pas d’audace dans le climat de censure qui régnait à l’encontre du Shaykh al-Akbar durant l’époque mamelouke. Pour ce faire, ils ont insisté sur la nécessité d’opérer l’exégèse (ta’wîl) des textes d’Ibn ’Arabî, seul antidote

pour éviter l’anathème (takfîr) facilement jeté par les docteurs de la Loi. Or, la plupart d’entre eux refusaient jusqu’à l’emploi du mot ta’wîl, même appliqué au Coran, en raison de sa connotation chiite ésotérique ; ils lui préféraient donc le terme tafsîr. En tout état de cause, accepter l’interprétation allégorique des paroles des mystiques revenait pour eux à placer ceux-ci au même rang que Dieu ou son Prophète.

A la fin de l’époque mamelouke toutefois, diverses voix, et non des moindres, s’élèvent contre ces amalgames malveillants. Voici le célèbre Jalâl al-Dîn al-Suyûtî (m. 911/1505), affilié à la tarîqa shâdhiliyya, affirmant avec le ton péremptoire qui lui est habituel que toute science possède un vocabulaire technique (istilâh) avec lequel il faut se familiariser, et que tel est le cas de la terminologie soufie. Ainsi, à ses yeux, les exotéristes ne peuvent que mal interpréter l’œuvre d’Ibn ’Arabî car ils ne font aucune démarche pour en acquérir les clés. Al-Suyûtî évoque ce problème dans plusieurs ouvrages, dont sa Notification adressée à l’imbécile pour disculper Ibn ’Arabî (Tanbîh al-ghabî bi-tabri’at Ibn ’Arabî) 36. Son Ta’yîd al-haqîqa al-’aliyya wa tashyîd al-tarîqa al-shâdhiliyya, texte dans lequel le savant fait l’éloge de la Shâdhiliyya, résume la position des maîtres de cet ordre sur Ibn ’Arabî. Il y fournit par exemple une interprétation des rapports entre prophétie et sainteté conforme à l’enseignement du maître andalou, c’est-à-dire à l’orthodoxie islamique : « Le prophète (nabî), en tant qu’il est également un saint (walî), est supérieur au prophète envisagé sous le seul angle de la prophétie ; en effet, sa sainteté l’oriente vers Dieu alors que sa fonction de prophète le tourne vers les hommes 37 ».

Autre thème akbarien délicat, explicité par les Shâdhilis : celui du « Dieu façonné par les croyances » (ilâh al-mu’taqadât). Selon Ibn ’Arabî, nul humain ne peut connaître réellement Dieu ; chacun L’adore donc en fonction de ses prédispositions. En conséquence, même les idolâtres adorent le Dieu unique, au-delà des divers supports qu’ils choisissent (statues, arbres, étoiles...), et cela qu’ils en soient conscients ou non 38. Cette doctrine était également celle du poète mystique ’Umar Ibn al-Fârid (m. 632/1235) ; or, voici le cheikh shâdhilî Muhammad al-Maghribî (m. 910/1504) commentant deux vers du poète allant dans ce sens : « L’opinion selon laquelle l’homme niant Dieu (jâhid) en apparence Le reconnaît en réalité comme Dieu unique (muwahhid) est admise par les êtres qui comprennent véritablement la Parole divine 39 ». Ce cheikh al-Maghribî fut le maître spirituel d’al-Suyûtî, et l’on ne s’étonnera pas que ce dernier ait également procédé au ta’wîl de ces deux vers, s’appuyant lui aussi sur des versets coraniques 40.

Une des vocations majeures des maîtres de la Shâdhiliyya consiste en effet à présenter les écrits spirituels du tasawwuf à un public plus large que celui des seuls initiés ; ils ont érigé cette démarche en une véritable méthode pédagogique. N’oublions pas qu’Ibn ’Atâ’ Allâh et ses successeurs ont pratiqué l’art du sermon (wa’z) dans les plus grandes

mosquées et madrasa ; ils ont donc pris l’habitude d’insérer certains points doctrinaux d’ordre métaphysique dans un discours plus simple car traitant de la foi, des vertus, des règles de convenance spirituelle (âdâb), etc. Leur fonction a été de filtrer les doctrines des maîtres de la wahdat al-wujûd, d’en livrer aux musulmans ordinaires ce qui ne pouvait point leur nuire. A l’est du monde islamique, d’autres familles spirituelles ont évidemment joué ce rôle d’interprète. Al-Suyûtî lui-même atteste que les Shâdhilis ont réalisé une parfaite osmose entre le dogme exotérique du tawhîd (« attestation de l’Unicité divine ») et la doctrine ésotérique de la wahdat al-wujûd 41. Cela signifie qu’ils sont parvenus à exprimer la conformité de cette doctrine avec les enseignements fondamentaux de l’islam. Le grand savant égyptien n’intègre-t-il pas Ibn ’Arabî dans le giron de l’ash’arisme, alors qu’il rejette Ibn Sab’în (m. 669/1270) et sa wahda mutlaqa dans les ornières de l’hérésie « philosophique » 42 ?

Nous voici revenus à notre postulat de départ, à savoir qu’on ne saurait distinguer de façon absolue entre l’extinction de l’ego humain dans le Soi divin (al-fanâ’ fî l-tawhîd, appelé plus tard wahdat al-shuhûd) et la wahdat al-wujûd. Les Shâdhilis considèrent une telle dissociation comme artificielle car, à leurs yeux, la doctrine de l’ « unicité de l’Être » n’est en fait que la formulation métaphysique de l’expérience du fanâ’ 43. Par contre, il est vrai que les Shâdhilis, à la différence d’Ibn ’Arabî, insistent sur la nécessité de la « discipline de l’arcane » (taqiyya) : il vaut mieux taire certaines vérités métaphysiques, afin qu’elles ne parviennent pas aux oreilles des profanes. Sous ce rapport, les cheikhs shâdhilis, comme d’autres qui vénèrent également le Shaykh al-Akbar, ont pu lui reprocher d’avoir couché par écrit tant de secrets spirituels. C’est ainsi qu’al-Suyûtî affirme la sainteté (walâya) d’Ibn ’Arabî, tout en interdisant - aux non-initiés, mais il ne le précise pas - la lecture de ses livres (tahrîm al-nazar fî kutubi-hi) 44. La prudence de ces cheikhs répondait également à un souci d’ordre tactique ; en effet, étant donné l’esprit d’inquisition qui régnait à l’époque mamelouke, il valait mieux, pour les akbariens, afficher le silence (sukût) à propos d’Ibn ’Arabî. Parmi eux, beaucoup pratiquaient aussi l’abstention (tawaqquf), ce qui constituait en fait un autre mode d’agrément tacite de la personnalité et de l’œuvre du maître andalou 45. Les censeurs de ce dernier ne s’y sont d’ailleurs pas trompés, qui refusaient les positions de retranchement du type tawaqquf 46.

Quoi qu’il en soit, les réserves formulées par certains Shâdhilis quant au danger de la disponibilité de l’œuvre d’Ibn ’Arabî au regard du quidam ne sauraient masquer leur reconnaissance du rôle spirituel particulier dévolu au Shaykh al-Akbar. Le grand détracteur d’Ibn ’Arabî que fut al-Sakhâwî en témoigne lui-même dans le sixième chapitre de son Qawl munbî, lorsqu’il place les Shâdhilis en bonne position parmi « ceux qui vénèrent Ibn ’Arabî » 47.

Notes :

1 Ibn ’Atâ’ Allâh al-Sikandarî, Le Caire, 1958, p.46-47 (rééd. en 1969). Rappelons qu’Ibn ’Atâ’ Allâh est le troisième maître de l’Ordre shâdhilî, après al-Shâdhilî lui-même et Abû l-’Abbâs al-Mursî (m. 686/1287).

2 Abû l-Hasan al-Shâdhilî, Le Caire, 1952, I, 76.

3 Ibn ’Atâ’ Allâh..., Beyrouth, 1990 (rééd.), p.26. Pour un avis similaire, on pourra encore se reporter à R. Caspar, « Mystique musulmane - Bilan d’une décennie » dansIBLA 135, Tunis, 1975, p.69.

4 Voir sur ce point notre Soufisme en Egypte et en Syrie sous les derniers Mamelouks et les premiers Ottomans : orientations spirituelles et enjeux culturels, Damas, IFEAD, 1995, p.470.

5 Op. cit., I, 76.

6 Cf. Latâ’if al-minan fî manâqib al-shaykh Abî l-’Abbâs al-Mursî wa shaykhi-hi al-Shâdhilî Abî l-Hasan, Le Caire, 1993, p.90.

7 Le Sceau des saints, Paris, 1986, p.173.

8 Nous traitons de ce point dans notre étude préliminaire à la traduction des Latâ’if, à paraître chez Grasset en 1997.

9 Cf. Muhammad al-Sakhâwî, al-Qawl al-munbî ’an tarjamat Ibn ’Arabî, ms. Berlin spr. 790, fol.132. Dans cet ouvrage inédit, l’auteur (m. 902/1496), farouche opposant à Ibn ’Arabî, rassemble tous les griefs formulés durant plus de deux siècles à l’encontre du maître andalou.

10 Sur ce point, cf. le chapitre V du Sceau des saints de M. Chodkiewicz.

11 Latâ’if al-minan, p.198.

12 Il s’agit de la « sagesse » n° 133, citée p.199 des Latâ’if.

13 Ibid., p.46 ; Fusûs, éd. ’Afîfî, Beyrouth, s.d., I, 103.

14 La « similitude » entre Dieu et Sa création vient du fait que celle-ci est décrite ici comme l’ombre de Dieu ; or toute ombre est strictement conforme à celui qui la produit.

15 Latâ’if, p.198-199. Sur l’inanité des « ombres » que sont les créatures par rapport à l’ "original" divin, pure Lumière, cf. S. al-Hakîm, al-Mu’jam al-sûfî, Beyrouth, 1981, p.747, et Futûhât, II, 303-304.

16 Sur la formule akbarienne Huwa lâ huwa, cf. W. Chittick, Imaginal Worlds, Ibn al-’Arabî and the Problem of Religious Diversity, New York, 1994, p.25-26.

17 Sagesse n° 15.

18 Sagesse n° 129, citée p.199 des Latâ’if.

19 Sur l’étroite parenté sémantique existant entre ces deux termes chez Ibn ’Arabî, cf. W. Chittick, The Sufi Path of Knowledge, New York, 1989, p.91.

20 Latâ’if, p.41.

21 Ibid., p.43.

22 al-Sha’rânî, al-Tabaqât al-kubrâ, Le Caire, 1954, II, 31.

23 En témoigne la longue notice que réserve Sha’rânî à ’Alî Wafâ dans ses Tabaqât ; cf. notamment II, 30, 32.

24 Ms. du Caire, Dâr al-Kutub, Târîkh 1151.

25 Tabaqât, II, 21.

26 Cf. al-Durar al-kâmina fî a’yân al-mi’a al-thâmina, Beyrouth, III, 330.

27 Cf. son article « Les idées d’un prédicateur de mosquée au XIVe siècle dans le Caire des Mamlouks », dans Annales Islamologiques VIII, 1969, p.66.

28 Cf. al-Daw’ al-lâmi’ fî a’yân al-qarn al-tâsi’, Beyrouth, s.d., VII, 66.

29 Cf. la traduction de sa Muqaddima par V. Monteil, Discours sur l’Histoire universelle, Beyrouth, 1968, p.1016-1019.

30 Soit de la p.14 à la p.19 de l’édition des

Berlin We II, 1505 ; la citation du Kitâb al-tajalliyyât d’Ibn ’Arabî se trouve fol. 17a-18a.

Rasâ’il Ibn ’Arabî, Haydarabad, 1948. Le manuscrit d’Abû l-Mawâhib porte les références suivantes :

31 Une telle appropriation du discours d’autrui n’était pas rare à l’époque médiévale.

32 Cf. fol. 19b.

33 Al-Mawâhibî tient évidemment son nom de son maître ; il s’agit là d’un processus de mimétisme bien connu dans le soufisme ; cf. sur ce point notre Soufisme en Egypte et en Syrie, p.192 et sq.

34 Rasâ’il al-shaykh Dâmirdâsh, Le Caire, s.d., p.31-32.

35 Najm al-Dîn al-Ghazzî, al-Kawâkib al-sâ’ira bi-a’yân al-mi’a al-’âshira, Beyrouth, 1979, I, 193.

36 Le Caire, 1990, p.20-21, 24. L’ « imbécile » en question est Burhân al-Dîn al-Biqâ’î (m. 885/1480), adversaire acharné d’Ibn ’Arabî dont les wahhabites séoudiens font évidemment grand cas. Sur les polémiques suscitées par Ibn ’Arabî à l’époque mamelouke, cf. notre Soufisme en Egypte et en Syrie, « La question akbarienne », p.452-465.

37 Ta’yîd al-haqîqa, p.86. Abû l-Mawâhib, évoqué plus haut, explique aussi ce point dans son Kitâb qawânîn hikam al-ishrâq, Damas, 1966, p.54, 59. Pour la position doctrinale d’Ibn ’Arabî à ce sujet, on se reportera au Sceau des saints, de M. Chodkiewicz, p.70-71.

38 Sur ce point, cf. S. al-Hakîm, al-Mu’jam al-sûfî, p.87-88.

39 al-Sha’rânî, al-Tabaqât al-kubrâ, II, 117.

40 Ta’yîd al-haqîqa, p.74.

41Ibid., p.80.

42 Ibid. Cf. également Tanbîh al-ghabî, p.68.

43 On pourra se reporter sur ce point à notre Soufisme en Egypte et en Syrie, p.468-470.

44 Tanbîh al-ghabî, p.20-21.

45 Ce fut notamment le cas du cheikh shâdhilî-qâdirî ’Abd Allâh ’Afîf al-Dîn al-Yâfi’î (m. 768/1367) ; voir par exemple Sakhâwî, al-Qawl al-munbî, fol. 113a.

46 Cf. Husayn Badr al-Dîn al-Ahdal, Kashf al-ghitâ’ ’an haqâ’iq al-tawhîd wa ’aqâ’id al-muwahhidîn wa dhikr al-a’imma al-ash’ariyîn wa man khâlafa-hum min al-mubtadi’în wa bayân hâl Ibn ’Arabî wa atbâ’i-hi al-mâriqîn, Tunis, 1964, p.263 ; Ibrâhîm Burhân al-Dîn al-Biqâ’î, Tahdhîr al-’ibâd min ahl al-’inâd, dans Masra’ al-tasawwuf, Le Caire, 1953 (réédité récemment, s.d.), p.253.

47 Fol. 27b et sq.

De la raison (‘aql ) au dévoilement initiatique (kashf)), itinéraire mystique de la conscience humaine en islam

Eric Younès Geoffroy

La raison constitue la clé de voûte du modèle de la connaissance scientifique occidentale et le scientisme, au 19ème siècle, a été l’un des points culminants de ce que l’on appelle la rationalisme. Ce dernier prétendait que l’humain, le monde et la nature étaient, en dernière instance, des réalités objectivables, sans mystères, qu’elles pouvaient être les objets d’une compréhension ultime. Nous sommes revenus, aujourd’hui, de cette approche réductrice et, à l’instar du physicien Bernard d’Espagnat, beaucoup de chercheurs font leur la distinction entre la Réalité phénoménale (qui peut être appréhendée par la rationalité discursive de la science) et le Réel voilé (qui échappe résolument à cette rationalité). Dans le contexte de la pensée musulmane médiévale, comment a été posée la question de l’usage de la raison, et, plus particulièrement, qu’elle était l’approche des sensibilités issues du soufisme ?

Eric Younès Geoffroy : Les mystiques de l’islam ont souvent souligné l’indigence de la raison humaine ; ils se plaisent à rappeler que le terme arabe ‘aql ("esprit", "raison") signifie étymologiquement l’entrave, le lien. Un maître syrien du XVIe siècle se livrait ainsi à un jeu de mots - intraduisible en français - en écrivant que « les juristes musulmans (fuqahâ’) sont prisonniers de leur mental (bi-‘uqûli-him ma‘qûlûn) ». Pour les soufis, il ne s’agit aucunement de rejeter cet instrument qu’est la raison, mais de lui assigner une place relative, contingente, face à cet Absolu que le spirituel musulman a pour but. En cela, ils se distinguent des exotéristes de l’islam, auxquels ils reprochent de restreindre le terme ‘ilm ("science") aux deux catégories traditionnelles que sont le ma‘qûl (produit de la réflexion discursive) et le manqûl (le corpus transmis de génération en génération). ‘Alî Wafâ, maître égyptien de l’ordre shâdhilî, invectivait en ces termes les juristes (fuqahâ’) : « Eh toi, faqîh ! par le ma‘qûl, tu es distrait de la Réalité essentielle, et tu ne peux t’échapper du sens apparent du manqûl ! ».

Les soufis dénoncent tout particulièrement les déficiences des théologiens, de ceux qui s’adonnent au ‘ilm al-kalâm. "Humain, trop humain", ainsi pourrait se résumer la vision

qu’ont les soufis de cette discipline ; la théologie rationnelle se résume pour eux en "supputations" (zunûn, sing. : zann) - nous reviendrons sur ce terme -, qu’ils opposent à la certitude que procure la contemplation. « Parmi les écoles islamiques (firaq), il n’y a pas pire que les théologiens qui discourent sur l’Essence divine avec leur esprit limité », proclamait le soufi cairote ‘Alî al-Khawwâs (m. 939/1532). N’est-ce point vanité de réduire Dieu à l’entendement humain ? Quiconque approche de près ou de loin les réalités divines est frappé de perplexité (hayra) devant les abysses de "l’océan du tawhîd". Le tawhîd est simple attestation de l’Unicité divine pour le commun des musulmans, et réalisation intérieure de cette Unicité pour l’élite spirituelle.

Pour les soufis, le mystère de l’Unicité divine est ineffable ; il ne sied pas à l’homme de l’évoquer car la perception qu’il en a est obligatoirement en deçà de la réalité. D’où la réponse abrupte, et célèbre, d’Abû Bakr al-Shiblî (m. 334/945) - un des maîtres de l’école soufie de Bagdad - à celui qui l’interrogeait sur le sens profond du tawhîd : « Malheur à toi ! Celui qui définit le tawhîd de façon explicite est un apostat, celui qui y fait allusion est un bithéiste, celui qui l’évoque est un idolâtre, celui qui discourt sur lui est un inconscient, celui qui garde le silence à son sujet est un ignorant, celui qui se croit proche est loin, celui qui en fait son extase est déficient ; tout ce que vous distinguez par votre imagination et ce que vous saisissez par votre intelligence, tout cela est rejeté, vous est retourné, car contingent et créé comme vous-mêmes ». Un autre maître de cette première période disait que le tawhîd à son stade ultime « aveugle le clairvoyant, confond celui qui raisonne et stupéfait celui qui est sûr de son jugement ».

Depuis l’école de Bagdad du IIIe/IXe siècle, les mystiques ont donc développé le tawhîd soufi, qu’al-Junayd (m. 298/911) appelle "tawhîd de l’élite spirituelle". Il s’agit véritablement d’une alternative à la spéculation théologique, car la portée en est illuminative : le dogme de l’Unicité divine, ou tawhîd exotérique, se transpose par le processus initiatique en réalisation effective de cette Unicité. C’est ainsi que le soufi égyptien ‘Alî al-Nabtîtî (m. 917 / 1511) semble résoudre "en termes fort simples" (bi-‘ibâra sahla) les questions épineuses de théologie qu’on

lui soumet de l’ensemble du Moyen-Orient. ‘Abd al-Ghanî al-Nâbulusî (m. 1143/1731), le grand maître damascène de l’école d’Ibn ‘Arabî n’affirme-t-il pas l’impossibilité de connaître l’Être (al-wujûd), c’est-à-dire Dieu, par le recours exclusif à la spéculation ?

De ce point de vue, les soufis s’inscrivent dans l’ambiance sunnite, qui réprouve la philosophie hellénistique (falsafa) puisque celle-ci donne la précellence à la raison et non à la Révélation : exotéristes et ésotéristes sunnites s’accordent sur ce point.L’école mu‘tazilite qui, en vertu de son postulat rationaliste, niait la réalité des miracles des saints (karâmât) est également visée. Quand Abû l-Hasan al-Shâdhilî affirme que les ahl al-jidâl ("ceux qui affectionnent la dialectique, la controverse") représentent les adversaires les plus acharnés des soufis et de la sainteté, on sait qu’il vise les théologiens, et rétrospectivement les mu‘tazilites. Certains points délicats de théologie, affirment les soufis, ne peuvent être résolus qu’au moyen du dévoilement spirituel ; ainsi en va t-il de l’attribution de l’acte humain à Dieu ou à l’homme (kasb al-af‘âl), et nous trouvons maints autres exemples, dans les sources, de réponses à des problèmes théologiques par l’illumination, et non par l’argumentation .

Ainsi, le tasawwuf, la mystique de l’islam, poserait la nécessité, non pas d’une abolition de la raison, mais de son dépassement ?

Eric Younès Geoffroy : L’au-delà de la raison prôné par les spirituels de l’islam constitue à leurs yeux un remède aux mesquineries des juristes (fuqahâ’), pour amener ceux-ci à élargir leur champ de vision tributaire d’un mode de raisonnement trop binaire. "Celui qui pense que les arguments consignés [par les juristes] limitent de quelque façon le dévoilement spirituel, ne fait que restreindre l’immense miséricorde divine", affirme al-Ghazâlî. On aura donc retiré de ce qui précède que le dépassement de la raison discursive fait partie des méthodes usuelles du soufisme. Pour ‘Imâd al-Dîn al-Wâsitî (m. 711/1311), disciple d’Ibn Taymiyya, ce dépassement constitue un préambule nécessaire à toute démarche initiatique.

D’où provient une telle assurance des soufis face aux "savants de la lettre" (‘ulamâ al-rusûm) ? C’est que le

tasawwuf, loin d’être un procédé empirique, est présenté par les mystiques comme une science ésotérique et initiatique qui a ses règles et ses méthodes. Encore faut-il s’entendre sur le terme ‘ilm ("science") que s’approprient, nous l’avons vu, les savants exotéristes. Les soufis distinguent la science acquise (al-‘ilm al-kasbî), encore appelée la science spéculative (al-‘ilm al-nazarî), de la science octroyée par grâce divine (al-‘ilm al-wahbî). Pour Ibn ’Arabî, le ‘ilm wahbî est fondamental puisqu’il constitue la modalité de toute prophétie : al-nubuwwât kullu-hâ ‘ulûm wahbiyya, écrit-il.Cette science correspond au ‘ilm ladunî, science que Khadir, l’initiateur invisible des saints, reçoit directement de Dieu. Hormis Ibn ‘Arabî, nombreux sont les auteurs musulmans à avoir médité la rencontre, mentionnée dans le Coran, entre le personnage énigmatique de Khadir et Moïse. Le second s’en tient aux normes extérieures de la Loi divine qui lui est révélée, tandis que le premier perçoit la réalité profonde des choses par la connaissance directe que Dieu lui en donne : sa science transcende donc la raison.

Ces deux modes d’appréhension du monde déterminent chez Ibn Khaldûn, par exemple, un paramètre essentiel dans son approche du soufisme. Selon lui, les soufis sont les héritiers de Khadir ; l’accès à la science mystique (‘ilm ladunî ou wahbî) passe en effet par le dévoilement des sens (kashf) et l’inspiration (ilhâm). Le savant tunisois ne fait ici que présenter la doctrine générale du tasawwuf, mais il faut noter qu’il apporte un élément spécifique, qui sera repris par des auteurs plus tardifs. En effet, il agrée le kashf des premiers mystiques, grâce momentanée résultant d’une foi saine (istiqâma), mais considère comme illégitime l’effort méthodique de l’école de l""unicité de l’Être" (wahdat al-wujûd) d’Ibn ’Arabî, qui veut "soulever le voile" pour avoir accès aux réalités divines. En opposant un kashf idéalement pur et spontané à la "recherche délibérée du dévoilement" (mujâhadat al-kashf ou mukâshafa), l’auteur du Shifâ al-sâ’il manie la thèse facile de la rectitude des anciens soufis face aux errances des "Modernes", c’est-à-dire Ibn ‘Arabî et ses pairs.

Une impression se dégage de ce que tu nous dis. L’humain serait comme porteur d’une autre physiologie, plus subtile, que celle que nous habitons habituellement, une physiologie dont les organes, eux aussi subtils,

permettraient cette pénétration, relative, du monde du mystère (‘âlam al ghayb). Pourrais-tu nous décrire ces organes subtils qui se manifestent dans toute une gamme de types humains engagés dans le tasawwuf ?

Eric Younès Geoffroy : Les diverses modalités du supra-rationnel chez les soufis - kashf, ilhâm, yaqîn...- restent encore abstraites pour nous. Évoquons brièvement à présent deux figures de mystiques musulmans chez lesquels le dépassement de la raison constitue la clé de leur type spirituel.

Le cheikh ummî tire son nom du mot umm ("mère"), car il est resté tel que sa mère l’a enfanté. L’état d’enfance qui le caractérise provient du fait que ce mystique possède pleinement la fitra, c’est-à-dire la "disposition naturelle des créatures à connaître Dieu", comme le note Ibn Manzûr dans le Lisân al-‘Arab. Cet "état d’enfance" permet au ummî d’être investi d’une science à laquelle n’ont pas accès les lettrés, ou du moins ceux d’entre eux qui ne peuvent se départir de leur science acquise. L’archétype spirituel en est bien entendu le Prophète, al-nabî al-ummî , "récepteur virginal de la Révélation", lequel, s’il n’avait pas appris l’écriture selon "l’usage et le mode d’acquisition ordinaires" (al-istilâh wa l-ta’allum min al-nâs), la connaissait en vertu de l’ouverture spirituelle (al-fath al-rabbânî) qui lui fut accordée. Nous reprenons ici les termes du grand saint marocain ‘Abd al-‘Azîz al-Dabbâgh, recueillis par son disciple Ahmad b. Mubârak dans le fameux Kitâb al-Ibrîz .

L"’homme à la science innée" peut concrètement ne savoir ni lire ni écrire, mais il est avant tout celui dont "le coeur n’a pas été souillé par la pensée spéculative et discursive (al-nazar al-fikrî)" et est donc apte à recevoir l’ouverture spirituelle évoquée plus haut. Si le cheikh ummî ignore parfois les conventions humaines en matière d’écriture, c’est qu’il puise directement à la source de l’Ecriture : al-Lawh al-mahfûz, la "Table bien gardée" dans laquelle Dieu a inscrit depuis la pré-éternité le devenir de l’ensemble de Sa création, et qui est justement appelée "la Mère du Livre" (Umm al-Kitâb). Al-Bistâmî affirme être cette Table, et ‘Alî al-Khawwâs, modèle du cheikh ummî pour l’Égypte mamelouke, tient ses dévoilements de ce même Lawh.

Que le mystique ummî soit totalement illettré ou qu’il écrive sous inspiration, la fulgurance de son expression se moule rarement dans les codes ordinaires du langage humain. Sa langue écrite et parlée est souvent incompréhensible pour le profane, tant dans son contenu que dans sa forme. En outre, le cheikh ummî a accès, grâce à sa virginité spirituelle, à la langue matricielle appelée le suryânî, langue primordiale qui aurait été parlée par Adam. De façon générale, la glossolalie est l’apanage de ces mystiques très particuliers dont l’histoire du soufisme recèle quelques exemples. Les savants exotéristes manifestent leur trouble devant de tels phénomènes, mais leur scepticisme apparent ne cache pas la fascination que ces ummîs exercent sur eux.

L’extatique – ou ravi en Dieu - (majdhûb) constitue une autre figure majeure du supra-rationnel dans le soufisme. Le majdhûb partage avec le cheikh ummî plusieurs traits, comme l’état d’enfance, l’accès à la langue primordiale et une grande propension au dévoilement spirituel (kashf). Il est aussi appelé "fou de Dieu" car sa raison lui a été "ravie" (de la racine J-Dh-B) par Dieu, le plus souvent de façon abrupte. D’où l’ambiguïté qui règne dans la culture islamique entre le "fou" (majnûn) et le "fou de Dieu" (majdhûb). Ainsi, le livre ‘Uqalâ al-majânîn d’Abû l-Qâsim al-Nîsâbûrî contient en son titre même un paradoxe qui retient l’attention. Dans cet ouvrage, nous plongeons bien dans la sphère de la folie (al-junûn), mais les fous dont il est question ont leur propre expérience du ‘aql, l’esprit que nous appelons communément la raison ou le bon sens. Sans doute est-il plus juste de dire l’Esprit, car de grands spirituels figurent dans le livre d’al-Nîsâbûrî. Tandis qu’Uways al-Qaranî (m. 31/657) aurait été le premier "fou de Dieu" en islam, al-Shiblî, cité plus haut, est présenté dans cet ouvrage faisant l’éloge de sa folie face à ses diciples "sains d’esprit" (asihhâ’). On y voit aussi Abû Yazîd al-Bistâmî confesser les trois degrés de junûn qu’il eut à traverser, et qui correspondent en réalité à des étapes terminales de la Voie initiatique .

Ibn ‘Arabî ne laissera plus de place à l’équivoque. Pour lui, le vrai majdhûb n’est pas déficient : son esprit est saisi et retenu (mahbûs) auprès de Dieu et jouit de la contemplation divine. Ibn Khaldûn affirme à son tour qu’à la différence des déments (majânîn), l’âme raisonnable"

(al-nafs al-nâtiqa) des extatiques n’est pas anéantie. L’auteur de la Muqaddima place d’ailleurs les "fous de Dieu" parmi les soufis, et leur reconnaît l’accès aux différents degrés de la sainteté (maqâmât al-walâya) .

Ce qui caractérise le majdhûb est son insouciance des normes sociales et religieuses. Toutes les sources biographiques attestent chez ce personnage d’une excentricité qui se manifeste notamment dans l’apparence physique. Le jadhb produisant une rupture avec l’état de conscience ordinaire, et donc avec les codes culturels, il est fréquent que la personne concernée se dénude entièrement ou ne couvre que ses parties sexuelles. Cette nudité exprime la fitra, l’innocence édénique déjà évoquée à propos du ummî. Plus généralement, l’extatique ne prête aucune attention à ses vêtements, et porte le même habit été comme hiver, jusqu’à ce qu’il tombe en loques !

A la différence d’autres types de mystiques, le majdhûb transgresse souvent la Loi tout en jouissant d’une certaine impunité. Les ‘ulamâ le considèrent en effet comme "non responsable juridiquement" (ghayr mukallaf) - à l’instar des enfants ou des fous - et eux-mêmes lui rendent visite, quêtant de sa bouche quelque sagesse. C’est que les défis qu’il lance aux musulmans sont lourds de sens : les attitudes provocantes qu’il adopte ont manifestement pour but de choquer, d’ébranler la bonne conscience du croyant ordinaire, afin d’inciter celui-ci à soulever le voile de la soit-disant "raison".

La contemplation du monde invisible dans lequel le majdhûb est absorbé fait de lui un "voyant", comme le disait Rimbaud. Ainsi, un des "fous de Dieu" qu’a rencontrés Ibn ‘Arabî traite d’aveugle la foule à laquelle il s’adresse, car celle-ci croit que ce sont des colonnes qui soutiennent le plafond de la mosquée où ils se trouvent, alors que lui voit, à la place des piliers, des hommes invoquant Dieu. Invisible au commun des mortels, le monde du Ghayb est également l’Inconnaissable, littéralement ce qui est absent de la connaissance, de la conscience des hommes.

Moh La critique/dépassement de la raison au profit d’autres modalités de la connaissance, par le tasawwuf, s’est aussi exercée sur le plan du droit et de la Loi.

Souvent en terre d’Islam, et jusqu’à présent, il a existé un lien fort entre rationalisme et juridisme moralisateur, évacuant ainsi le monde de l’intériorité et la vie spirituelle intime. Mais, contrairement à ce que l’on pourrait croire, le tasawwuf a également déployé sa conception dans ce domaine. Quelle est à gros traits la lecture mystique de la Loi et d’une certaine manière de la raison juridique ?

Eric Younès Geoffroy : Les soufis ne se bornent pas à prôner la reconnaissance d’un kashf qui resterait en marge du grand processus islamique de l"’effort d’interprétation en matière juridique"(ijtihâd) ; ils prennent pied dans cette arène et y apportent leur propre vision. Cela les amène d’abord à privilégier l’ijtihâd face à l’imitation en matière de jurisprudence (al-taqlîd). L’ijtihâd correspond mieux en effet à leur conception d’une Loi vivante se révélant à chaque instant à l’intimité du croyant. On connaît le défi que lança Abû Yazîd al-Bistâmî (m. 261/874) aux juristes de son temps : « Vous prenez votre science de ‘‘savants de la lettr’’ (‘ulamâ al-rusûm) mortels qui se succèdent les uns aux autres, tandis que nous, les soufis, recevons la nôtre du Vivant (al-Hayy) qui ne meurt pas ».

Il n’y a pas en islam d’autorité suprême, de magistère définissant le dogme et fixant son interprétation une fois pour toutes. C’est pourquoi coexistaient dans le giron de l’islam autant de groupes religieux (firaq), qui rendaient la frontière entre orthodoxie et hétérodoxie très fluctuante. L’intolérance et l’ostracisme, certes, dominaient souvent les rapports entre ces groupes, mais l’on remarque que ceux qui brandissaient facilement l’anathème (al-takfîr) n’étaient pas des grands savants. Ces derniers ont toujours eu tendance à inclure dans la sphère de l’islam les tenants des divers courants théologiques, et non à les exclure. Ils mettaient en garde contre l’esprit d’inquisition, qui a aussi sévi, parfois, en islam médiéval. L’école chafiite fut, sur ce point, exemplaire. Un de ses plus illustres représentants, Ghazâlî, affirmait : « Tu dois retenir ta langue à l’égard des gens qui se tournent vers la qibla », c’est-à-dire qui effectuent la prière de l’islam .

Que les soufis soient favorables à une interprétation vivante de la Loi peut déjà engendrer, chez les fuqahâ’, la crainte de certains débordements ; le péril devient plus imminent lorsque ces mêmes soufis prétendent en outre à

l’ijtihâd, en s’appuyant non pas sur l’argumentation rationnelle (al-istidlâl) mais sur leurs dévoilements. Ils placent en effet l’accomplissement de l’ijtihâd dans la certitude (yaqîn) qu’apporte la "vision intérieure" (basîra), bien au-delà, donc, des conjectures (zann) des juristes. L’emploi du terme zann est d’importance, si l’on se réfère au sens hypothétique et péjoratif qu’il a dans le Coran : les déductions incertaines des juristes ont donc besoin d’être mesurées à l’aune du kashf, critérium suprême dans l’interprétation de la Loi. Les "hommes de la lettre", remarque Suyûtî, n’ont aucun moyen d’apprécier le kashf, car leurs bases d’analyse diffèrent totalement de celles des soufis ; ils sont donc démunis face à tout ce qui sort du cadre de leur science acquise. On conçoit que maints juristes et théologiens exotéristes aient vu dans cette pratique spirituelle de l’ijtihâd - notion relevant usuellement du seul domaine de la raison - une pure hérésie .

Je voudrais aborder avec toi une dernière question, qui n’est pas, d’ailleurs, la moins importante au regard de la grave crise écologique qui frappe notre humanité et notre terre mère, c’est la conception musulmane, et particulièrement soufie, du monde et de la Nature. Il y a là, me semble-t-il, un formidable potentiel d’ordre intellectuel et mystique pour penser à nouveau frais, et cela dans une perspective conviviale, la relation de l’humain et de la Nature.

Eric Younès Geoffroy : A toutes les échelles de l’être, dans toutes les dimensions de la vie, l’unité s’impose à nous à travers la multiplicité des formes et des apparences. L’islam exprime d’abord cette réalité au niveau métaphysique. La multiplicité ne se déploie t-elle pas graduellement à partir de l’Unicité divine, par une succession ininterrompue de théophanies (tajallî ; pl. tajalliyât) prenant des formes innombrables ? Le monde ne subsiste t-il pas grâce à cette « création sans cesse renouvelée », le khalq jadîd évoqué dans le Coran ? Dieu ne Se manifeste t-il pas à nous par Ses différents noms, qui expriment les aspects illimités de Sa création ? « Par l’unicité de la multitude, nous dit Ibn ‘Arabî, nous pouvons connaître l’unicité de l’Unique ». « Il n’y a pas deux fleurs, deux flocons de neige, deux humains identiques. Chacun

de nous est unique, à l’image de l’Unique », nous rappelle le cheikh Bentounès.

Dans la métaphysique islamique, l’Être n’appartient qu’à Dieu ; les créatures ne bénéficient que d’une existence adventice, empruntée à l’Être de Dieu. Derrière la nature changeante du monde réside donc une réalité permanente qui le transcende ; c’est pourquoi les gnostiques appellent Dieu al-Haqq, le Réel, le seul Réel. L’art islamique, en reproduisant à l’infini des formes fugitives, suggère l’unicité de leur origine (Titus Burckhardt parlait de « profusion dans l’Unité »). Les savants traditionnels de l’islam eux aussi ont perçu d’emblée cette unité complexe du cosmos. Ils ont observé dans divers champs d’application l’interdépendance de tout ce qui existe. Leur réflexion sur les multiples « signes » divins (âyât) présents dans la création les renvoyait sans cesse à la contemplation de l’Unique. Loin du savoir moderne, qui parcellise autant la conscience que le champ d’étude, ils appréhendaient l’unité primordiale des sciences, et étaient donc à la fois poètes, mathématiciens, astronomes, médecins, etc.

Ils savaient aussi que la science doit être subordonnée à la sagesse, ce que l’Occident a dramatiquement oublié. L’écologie de l’islam a un fondement coranique essentiel : l’être humain a certes la précellence sur les autres créatures mais, en tant que « représentant de Dieu sur terre » (khalîfat Allâh fî l-ard), il est responsable des règnes animal, végétal et minéral qui lui sont subordonnés. À ce titre, il devra répondre de sa gestion de la planète. Le Prophète n’affirmait-il pas que « la création toute entière est la ‘‘famille’’ de Dieu » (al-khalq ‘iyâl Allâh) ?

Par son pouvoir de synthèse et d’intégration, croyons-nous, l’islam peut aider l’homme moderne, qui erre plus que jamais dans le monde des apparences et de la multiplicité, à retrouver sa conscience unitive, à se recentrer. Mon être physique, psychique et spirituel est cohérent, il n’est pas ballotté par les multiples vagues de la Manifestation, parce que je réalise intérieurement l’Unicité divine, qui est mon point d’ancrage. De même, l’islam historique, unifié autour de cet axe du tawhîd, s’est-il toujours adapté aux divers contextes spatio-temporels sans rien perdre de son essentialité. C’est restreindre

l’immense possibilité divine que d’enfermer l’islam dans une culture, un terroir ou une modalité déterminés. Nombre de musulmans, il faut bien l’avouer, nourrissent des représentations sur leur religion tout aussi réductrices que celles de certains médias occidentaux !

Du dépassement de la raison dans le soufisme

Eric Younès Geoffroy

’ Le fait de voir Dieu par l’oeil de la foi et de la certitude nous a libéré de tout recours à la pensée discursive ’, disait Abû l-Hasan al-Shâdhilî (m. 656/1258), maître soufi bien connu à Tunis .

’ La sphère de la sainteté s’étend au-delà du champ du mental, car elle est fondée sur le dévoilement spirituel (kashf) ’. Cette dernière phrase a été prononcée par le ’grand cadi’ égyptien Zakariyyâ al-Ansârî (m. 926/1520), qui fut lui aussi un soufi . Elle résume fort bien la position des spirituels de l’islam sur le ’rationnel’ ; en effet, le but du soufisme n’est-il autre que de parvenir à la sainteté (walâya) ? Le même savant affirme ailleurs que ’ la connaissance de Dieu passe par la ’gustation spirituelle’ (dhawq), qui efface les arguments de la raison et ceux venant de l’enseignement transmis (dalâ’il al-’aql wa shawâhid al-naql) .

Les mystiques de l’islam ont souvent souligné l’indigence de la raison humaine ; ils se plaisent à rappeler que le terme arabe ’aql (’ esprit ’, ’ raison ’) signifie étymologiquement l’entrave, le lien. Un maître syrien du XVIe siècle se livrait ainsi à un jeu de mots - intraduisible en français - en écrivant que ’ les juristes musulmans (fuqahâ’) sont prisonniers de leur mental (bi-’uqûli-him ma’qûlûn) ’ . Pour les soufis, il ne s’agit aucunement de rejeter cet instrument qu’est la raison, mais de lui assigner une place relative, contingente, face à cet Absolu que le spirituel musulman a pour but. En cela, ils se distinguent des exotéristes de l’islam, auxquels ils reprochent de restreindre le terme ’ilm (’ science ’) aux deux catégories traditionnelles que sont le ma’qûl (produit de la réflexion discursive) et le manqûl (le corpus transmis de génération en génération). ’Alî Wafâ, maître égyptien de l’ordre shâdhilî, invectivait en ces termes les juristes (fuqahâ’) :

’ Eh toi, faqîh ! par le ma’qûl, tu es distrait de la Réalité essentielle, et tu ne peux t’échapper du sens apparent du manqûl ! ’ .

Les soufis dénoncent tout particulièrement les déficiences des théologiens, de ceux qui s’adonnent au ’ilm al-kalâm. ’ Humain, trop humain ’, ainsi pourrait se résumer la vision qu’ont les soufis de cette discipline ; la théologie rationnelle se résume pour eux en ’ supputations ’ (zunûn, sing. : zann) - nous reviendrons sur ce terme -, qu’ils opposent à la certitude que procure la contemplation. ’ Parmi les écoles islamiques (firaq), il n’y a pas pire que les théologiens qui discourent sur l’Essence divine avec leur esprit limité ’, proclamait le

soufi cairote ’Alî al-Khawwâs (m. 939/1532) . N’est-ce point vanité de réduire Dieu à l’entendement humain ? Quiconque approche de près ou de loin les réalités divines est frappé de perplexité (hayra) devant les abysses de ’ l’océan du tawhîd ’ . Le tawhîd est simple attestation de l’Unicité divine pour le commun des musulmans, et réalisation intérieure de cette Unicité pour l’élite spirituelle.

Pour les soufis, le mystère de l’Unicité divine est ineffable ; il ne sied pas à l’homme de l’évoquer car la perception qu’il en a est obligatoirement en-deçà de la réalité. D’où la réponse abrupte, et célèbre, d’Abû Bakr al-Shiblî (m. 334/945) - un des maîtres de l’école soufie de Bagdad - à celui qui l’interrogeait sur le sens profond du tawhîd : ’ Malheur à toi ! Celui qui définit le tawhîd de façon explicite est un apostat, celui qui y fait allusion est un bithéiste, celui qui l’évoque est un idolâtre, celui qui discourt sur lui est un inconscient, celui qui garde le silence à son sujet est un ignorant, celui qui se croit proche est loin, celui qui en fait son extase est déficient ; tout ce que vous distinguez par votre imagination et ce que vous saisissez par votre intelligence, tout cela est rejeté, vous est retourné, car contingent et créé comme vous-mêmes ’ . Un autre maître de cette première période disait que le tawhîd à son stade ultime ’ aveugle le clairvoyant, confond celui qui raisonne et stupéfait celui qui est sûr de son jugement ’ .

Depuis l’école de Bagdad du IIIe/IXe siècle, les mystiques ont donc développé le tawhîd soufi, qu’al-Junayd (m. 298/911) appelle ’ tawhîd de l’élite spirituelle ’ . Il s’agit véritablement d’une alternative à la spéculation théologique, car la portée en est illuminative : le dogme de l’Unicité divine, ou tawhîd exotérique, se transpose par le processus initiatique en réalisation effective de cette Unicité. C’est ainsi que le soufi égyptien ’Alî al-Nabtîtî (m. 917 / 1511) semble résoudre ’ en termes fort simples ’ (bi-’ibâra sahla) les questions épineuses de théologie qu’on lui soumet de l’ensemble du Moyen-Orient. ’Abd al-Ghanî al-Nâbulusî (m. 1143/1731), le grand maître damascène de l’école d’Ibn ’Arabî n’affirme-t-il pas l’impossibilité de connaître l’Être (al-wujûd), c’est-à-dire Dieu, par le recours exclusif à la spéculation ?

De ce point de vue, les soufis s’inscrivent dans l’ambiance sunnite, qui réprouve la philosophie hellénistique (falsafa) puisque celle-ci donne la précellence à la raison et non à la Révélation : exotéristes et ésotéristes sunnites s’accordent sur ce point . L’école mu’tazilite qui, en vertu de son postulat rationaliste, niait la réalité des miracles des saints (karâmât) est également visée. Quand Abû l-Hasan al-Shâdhilî affirme que les ahl al-jidâl (’ ceux qui affectionnent la dialectique, la controverse ’) représentent les adversaires les plus acharnés des soufis et de la sainteté, on sait qu’il vise les théologiens, et rétrospectivement les

mu’tazilites . Certains points délicats de théologie, affirment les soufis, ne peuvent être résolus qu’au moyen du dévoilement spirituel ; ainsi en va t-il de l’attribution de l’acte humain à Dieu ou à l’homme (kasb al-af’âl), et nous trouvons maints autres exemples, dans les sources, de réponses à des problèmes théologiques par l’illumination, et non par l’argumentation .

L’au-delà de la raison prôné par les spirituels de l’islam constitue également à leurs yeux un remède aux mesquineries des juristes (fuqahâ’), pour amener ceux-ci à élargir leur champ de vision tributaire d’un mode de raisonnement trop binaire. ’ Celui qui pense que les arguments consignés [par les juristes] limitent de quelque façon le dévoilement spirituel, ne fait que restreindre l’immense miséricorde divine ’, affirme al-Ghazâlî . On aura donc retiré de ce qui précède que le dépassement de la raison discursive fait partie des méthodes usuelles du soufisme. Pour ’Imâd al-Dîn al-Wâsitî (m. 711/1311), disciple d’Ibn Taymiyya, ce dépassement constitue un préambule nécessaire à toute démarche initiatique .

D’où provient une telle assurance des soufis face aux ’ savants de la lettre ’ (’ulamâ’ al-rusûm) ? C’est que le tasawwuf, loin d’être un procédé empirique, est présenté par les mystiques comme une science ésotérique et initiatique qui a ses règles et ses méthodes. Encore faut-il s’entendre sur le terme ’ilm (’ science ’) que s’approprient, nous l’avons vu, les savants exotéristes. Les soufis distinguent la science acquise (al-’ilm al-kasbî), encore appelée la science spéculative (al-’ilm al-nazarî), de la science octroyée par grâce divine (al-’ilm al-wahbî). Pour Ibn ’Arabî, le ’ilm wahbî est fondamental puisqu’il constitue la modalité de toute prophétie : al-nubuwwât kullu-hâ ’ulûm wahbiyya, écrit-il . Cette science correspond au ’ilm ladunî, science que Khadir, l’initiateur invisible des saints, reçoit directement de Dieu . Hormis Ibn ’Arabî, nombreux sont les auteurs musulmans à avoir médité la rencontre, mentionnée dans le Coran, entre le personnage énigmatique de Khadir et Moïse . Le second s’en tient aux normes extérieures de la Loi divine qui lui est révélée, tandis que le premier perçoit la réalité profonde des choses par la connaissance directe que Dieu lui en donne : sa science transcende donc la raison.

Ces deux modes d’appréhension du monde déterminent chez Ibn Khaldûn, par exemple, un paramètre essentiel dans son approche du soufisme. Selon lui, les soufis sont les héritiers de Khadir ; l’accès à la science mystique (’ilm ladunî ou wahbî) passe en effet par le dévoilement des sens (kashf) et l’inspiration (ilhâm) . Le savant tunisois ne fait ici que présenter la doctrine générale du tasawwuf, mais il faut noter qu’il apporte un élément spécifique, qui sera repris par des

auteurs plus tardifs. En effet, il agrée le kashf des premiers mystiques, grâce momentanée résultant d’une foi saine (istiqâma), mais considère comme illégitime l’effort méthodique de l’école de l’ ’ unicité de l’Être ’ (wahdat al-wujûd) d’Ibn ’Arabî, qui veut ’ soulever le voile ’ pour avoir accès aux réalités divines. En opposant un kashf idéalement pur et spontané à la ’ recherche délibérée du dévoilement ’ (mujâhadat al-kashf ou mukâshafa), l’auteur du Shifâ’ al-sâ’il manie la thèse facile de la rectitude des anciens soufis face aux errances des ’Modernes’, c’est-à-dire Ibn ’Arabî et ses pairs .

De fait, on constate qu’à partir du XIIIe siècle grosso modo, le dévoilement intuitif (kashf), l’inspiration (ilhâm), la ’vision certaine’ (yaqîn) - bref, tout ce qui relève du supra-rationnel - sont davantage reconnus qu’auparavant comme méthodes d’investigation des réalités spirituelles. Al-Ghazâlî, précurseur dans ce domaine comme dans d’autres, voyait déjà dans la science du dévoilement (’ilm al-mukâshafa) le moyen d’accéder à la ’ perception sûre et directe ’ (al-’iyân al-ladhî lâ yushakku fîhi) de ces réalités . Le Syrien Ibn Taymiyya, (m. 728/1328), qui reste pour beaucoup un redoutable adversaire du soufisme doctrinal, fait de la mukâshafa ’ une sorte de science déchirant le voile des habitudes ’ (jins min al-’ilm al-khâriq), en référence à l’expression kharq al-’âdât (’ rupture du cours habituel des choses ’) . Il pense que les cheikhs enclins au dévoilement tantôt disent vrai et tantôt se fourvoient, tout comme les savants maniant spéculation et argumentation en vue de l’ijtihâd . Ne justifie t-il pas l’inspiration (al-ilhâm) face à certains ’ulamâ’ qu’il trouve trop ’juristes’ sur ce point ? Il va jusqu’à reconnaître à cette inspiration une autorité en matière juridique, lorsque les sources scripturaires font défaut bien sûr . Si le polémiste adopte une position aussi souple, c’est sans doute parce que les soufis ont toujours pris soin de rappeler que les sources scripturaires restaient pour eux, au même titre que pour les fuqahâ’, l’unique référence.

Ibn Khaldûn, un peu postérieur au cheikh syrien, va au-delà, et se fait l’interprète, ici encore, de la doctrine soufie. En vertu de celle-ci, en effet, les saints sont les héritiers des prophètes, thème qui n’a pas manqué d’inquiéter les fuqahâ’. Or Ibn Khaldûn stipule que prophètes et saints ont en commun la faculté de connaître le monde spirituel (al-malakût) par la mukâshafa. Pour les premiers, il s’agirait d’une disposition innée (jibilla wa tabî’iyya) tandis que les seconds ne l’acquièreraient que par l’effort (bi-takalluf wa iktisâb), et à un moindre degré, bien évidemment . Voici encore ’Alâ’ al-Dîn al-Bukhârî (m. 841/1438), sévère censeur des doctrines d’Ibn ’Arabî, qui accepte l’usage du dévoilement (kashf) et du stade supra-rationnel (tawr mâ

warâ’ al-’aql) chez les mystiques - en-dehors d’Ibn ’Arabî et de son école ! - .

Un peu plus tard, le grand savant - et soufi - Jalâl al-Dîn al-Suyûtî (m. 911/1505) donne au dévoilement et à l’inspiration un statut scientifique en introduisant ces phénomènes spirituels dans le domaine de la fatwâ, chasse gardée jusqu’alors du droit (fiqh) et des autres sciences exotériques. Dans une fatwâ, il lie implicitement le kashf et la vision (ru’yâ) au processus de la Révélation (wahî) : parmi ses contemporains, dit-il, beaucoup nient l’authenticité de la vision et de son interprétation, car ils négligent la Révélation et la Sunna au profit des sciences rationnelles et philosophiques . Chez cet auteur, la science spirituelle des soufis prend un statut quasiment infaillible. L’inspiration qui les traverse est généralement véridique, et leurs dévoilements et visions, qui leur ouvrent l’accès aux réalités divines, nécessitent une exégèse (ta’wîl) comme s’il s’agissait de textes scripturaires .

L’infaillibilité du kashf, affirmée par d’autres soufis ou savants de cette période , doit bien sûr être relativisée, puisque les soufis ne possèdent pas la ’isma des prophètes (’ impeccabilité, infaillibilité stricto sensu) ; ils jouissent néanmoins de la protection divine (hifz) face à l’erreur et au péché . La véracité du dévoilement proviendrait du fait que, précisément, il n’y a plus de voile s’interposant entre le contemplatif et Dieu. Le mental, ou la pensée discursive, ne représente évidemment pas le moindre de ces voiles, ainsi que l’énonce ’Alî al-Khawwâs maître égyptien déjà évoqué. ’ Les vrais ’savants ne s’en remettent ni à la réflexion (fikr) ni à la spéculation (nazar), affirme t-il, car ils boivent directement à la source de l’enseignement divin (al-ta’rîf al-ilahî) . Il précise toutefois que le novice doit se hisser par la pensée (fikr, tafakkur) jusqu’à une certaine perfection ; parvenu à ce niveau-là, il percevra par dévoilement ce qu’il appréhendait jusqu’alors par le mental .

Les soufis ne se bornent pas à prôner la reconnaissance d’un kashf qui resterait en marge du grand processus islamique de l’ ’effort d’interprétation en matière juridique’ (ijtihâd) ; ils prennent pied dans cette arène et y apportent leur propre vision. Cela les amène d’abord à privilégier l’ijtihâd face à l’imitation en matière de jurisprudence (al-taqlîd). L’ijtihâd correspond mieux en effet à leur conception d’une Loi vivante se révélant à chaque instant à l’intimité du croyant. On connaît le défi que lança Abû Yazîd al-Bistâmî (m. 261/874) aux juristes de son temps : ’ Vous prenez votre science de ’savants de la lettre’ (’ulamâ’ al-rusûm) mortels qui se succèdent les uns aux autres, tandis que nous, les soufis, recevons la nôtre du Vivant (al-Hayy) qui ne meurt pas ’ .

Que les soufis soient favorables à une interprétation vivante de la Loi peut déjà engendrer, chez les fuqahâ’, la crainte de certains débordements ; le péril devient plus imminent lorsque ces mêmes soufis prétendent en outre à l’ijtihâd, en s’appuyant non pas sur l’argumentation rationnelle (al-istidlâl) mais sur leurs dévoilements. Ils placent en effet l’accomplissement de l’ijtihâd dans la certitude (yaqîn) qu’apporte la ’ vision intérieure ’ (basîra), bien au-delà, donc, des conjectures (zann) des juristes . L’emploi du terme zann est d’importance, si l’on se réfère au sens hypothétique et péjoratif qu’il a dans le Coran : les déductions incertaines des juristes ont donc besoin d’être mesurées à l’aune du kashf, critérium suprême dans l’interprétation de la Loi. Les ’hommes de la lettre’, remarque Suyûtî, n’ont aucun moyen d’apprécier le kashf, car leurs bases d’analyse diffèrent totalement de celles des soufis ; ils sont donc démunis face à tout ce qui sort du cadre de leur science acquise . On conçoit que maints juristes et théologiens exotéristes aient vu dans cette pratique spirituelle de l’ijtihâd - notion relevant usuellement du seul domaine de la raison - une pure hérésie .

Les diverses modalités du supra-rationnel chez les soufis - kashf, ilhâm, yaqîn...- restent encore abstraites pour nous. Evoquons brièvement à présent deux figures de mystiques musulmans chez lesquels le dépassement de la raison constitue la clé de leur type spirituel.

• Le cheikh ummî tire son nom du mot umm (’ mère ’), car il est resté tel que sa mère l’a enfanté. L’état d’enfance qui le caractérise provient du fait que ce mystique possède pleinement la fitra, c’est-à-dire la ’ disposition naturelle des créatures à connaître Dieu ’, comme le note Ibn Manzûr dans le Lisân al-’Arab . Cet ’ état d’enfance ’ permet au ummî d’être investi d’une science à laquelle n’ont pas accès les lettrés, ou du moins ceux d’entre eux qui ne peuvent se départir de leur science acquise. L’archétype spirituel en est bien entendu le Prophète, al-nabî al-ummî , ’ récepteur virginal de la Révélation ’ , lequel, s’il n’avait pas appris l’écriture selon ’ l’usage et le mode d’acquisition ordinaires ’ (al-istilâh wa l-ta’allum min al-nâs), la connaissait en vertu de l’ouverture spirituelle (al-fath al-rabbânî) qui lui fut accordée. Nous reprenons ici les termes du grand saint marocain ’Abd al-’Azîz al-Dabbâgh, recueillis par son disciple Ahmad b. Mubârak dans le fameux Kitâb al-Ibrîz .

L’ ’homme à la science innée’ peut concrètement ne savoir ni lire ni écrire, mais il est avant tout celui dont ’ le coeur n’a pas été souillé par la pensée spéculative et discursive (al-nazar al-fikrî) ’ et est donc apte à recevoir l’ouverture spirituelle évoquée plus haut . Si le cheikh ummî

ignore parfois les conventions humaines en matière d’écriture, c’est qu’il puise directement à la source de l’Ecriture : al-Lawh al-mahfûz, la ’Table bien gardée’ dans laquelle Dieu a inscrit depuis la pré-éternité le devenir de l’ensemble de Sa création, et qui est justement appelée ’la Mère du Livre’ (Umm al-Kitâb). Al-Bistâmî affirme être cette Table , et ’Alî al-Khawwâs, modèle du cheikh ummî pour l’Egypte mamelouke, tient ses dévoilements de ce même Lawh .

Que le mystique ummî soit totalement illettré ou qu’il écrive sous inspiration, la fulgurance de son expression se moule rarement dans les codes ordinaires du langage humain. Sa langue écrite et parlée est souvent incompréhensible pour le profane, tant dans son contenu que dans sa forme. En outre, le cheikh ummî a accès, grâce à sa virginité spirituelle, à la langue matricielle appelée le suryânî, langue primordiale qui aurait été parlée par Adam . De façon générale, la glossolalie est l’apanage de ces mystiques très particuliers dont l’histoire du soufisme recèle quelques exemples. Les savants exotéristes manifestent leur trouble devant de tels phénomènes, mais leur scepticisme apparent ne cache pas la fascination que ces ummîs exercent sur eux.

L’ ’ extatique ’ (majdhûb) constitue une autre figure majeure du supra-rationnel dans le soufisme. Le majdhûb partage avec le cheikh ummî plusieurs traits, comme l’ ’ état d’enfance ’, l’accès à la langue primordiale et une grande propension au dévoilement spirituel (kashf). Il est aussi appelé ’fou de Dieu’ car sa raison lui a été ’ ravie ’ (de la racine J-Dh-B) par Dieu, le plus souvent de façon abrupte. D’où l’ambiguïté qui règne dans la culture islamique entre le ’fou’ (majnûn) et le ’fou de Dieu’ (majdhûb). Ainsi, le livre ’Uqalâ’ al-majânîn d’Abû l-Qâsim al-Nîsâbûrî conteint en son titre même un paradoxe qui retient l’attention. Dans cet ouvrage, nous plongeons bien dans la sphère de la folie (al-junûn), mais les fous dont il est question ont leur propre expérience du ’aql, l’esprit que nous appelons communément la raison ou le bon sens. Sans doute est-il plus juste de dire l’Esprit, car de grands spirituels figurent dans le livre d’al-Nîsâbûrî. Tandis qu’Uways al-Qaranî (m. 31/657) aurait été le premier ’fou de Dieu’ en islam, al-Shiblî, cité plus haut, est présenté dans cet ouvrage faisant l’éloge de sa folie face à ses diciples ’ sains d’esprit ’ (asihhâ’). On y voit aussi Abû Yazîd al-Bistâmî confesser les trois degrés de junûn qu’il eut à traverser, et qui correspondent en réalité à des étapes terminales de la Voie initiatique .

Ibn ’Arabî ne laissera plus de place à l’équivoque. Pour lui, le vrai majdhûb n’est pas déficient : son esprit est saisi et retenu (mahbûs) auprès de Dieu et jouit de la contemplation divine . Ibn Khaldûn affirme à son tour qu’à la différence des déments (majânîn), l’ ’ âme

raisonnable ’ (al-nafs al-nâtiqa) des extatiques n’est pas anéantie . L’auteur de la Muqaddima place d’ailleurs les ’fous de Dieu’ parmi les soufis, et leur reconnaît l’accès aux différents degrés de la sainteté (maqâmât al-walâya) .

Ce qui caractérise le majdhûb est son insouciance des normes sociales et religieuses. Toutes les sources biographiques attestent chez ce personnage d’une excentricité qui se manifeste notamment dans l’apparence physique. Le jadhb produisant une rupture avec l’état de conscience ordinaire, et donc avec les codes culturels, il est fréquent que la personne concernée se dénude entièrement ou ne couvre que ses parties sexuelles. Cette nudité exprime la fitra, l’innocence édénique déjà évoquée à propos du ummî. Plus généralement, l’extatique ne prête aucune attention à ses vêtements, et porte le même habit été comme hiver, jusqu’à ce qu’il tombe en loques !

A la différence d’autres types de mystiques, le majdhûb transgresse souvent la Loi tout en jouissant d’une certaine impunité. Les ’ulamâ’ le considèrent en effet comme ’ non responsable juridiquement ’ (ghayr mukallaf) - à l’instar des enfants ou des fous - et eux-mêmes lui rendent visite, quêtant de sa bouche quelque sagesse. C’est que les défis qu’il lance aux musulmans sont lourds de sens : les attitudes provocantes qu’il adopte ont manifestement pour but de choquer, d’ébranler la bonne conscience du croyant ordinaire, afin d’inciter celui-ci à soulever le voile de la soit-disant ’raison’.

La contemplation du monde invisible dans lequel le majdhûb est absorbé fait de lui un ’voyant’, comme le disait Rimbaud. Ainsi, un des ’fous de Dieu’ qu’a rencontrés Ibn ’Arabî traite d’aveugle la foule à laquelle il s’adresse, car celle-ci croit que ce sont des colonnes qui soutiennent le plafond de la mosquée où ils se trouvent, alors que lui voit, à la place des piliers, des hommes invoquant Dieu . Invisible au commun des mortels, le monde du Ghayb est également l’Inconnaissable, littéralement ce qui est absent de la connaissance, de la conscience des hommes.

Sans être des extatiques définitifs, les grands maîtres du soufisme ont tous plus ou moins traversé des périodes de ’ravissement’ à leur raison ; on parle alors de hâl, de l’ ’ état spirituel ’ qui investit un être avec fulgurance et sans qu’il s’y attende. Une fois revenu à la lucidité, celui-ci peut formuler son expérience pour en faire profiter autrui. La doctrine soufie n’est donc pas théorique : elle est fondée sur la ’gustation spirituelle’ (dhawq) et sur la praxis initiatique. Pouvons-nous voir à notre tour dans le soufisme, fait à la fois d’ivresse et de sobriété,

d’extase et de contrôle de soi, une science expérimentale décrivant avec assez de précision l’au-delà de la raison ?

Eric Younès Geoffroy Communication à un colloque à Tunis (Bayt al-Hikma), en 97. Non publié à ce jour.

25 avril 2008

Eric "Younès" Geoffroy

Ibn ’Atâ’ Allâh al-Iskandarî (1259 - 1309)

Troisième maître de l’ordre (tarîqa) des Shâdhilis, Ibn ’Atâ’ Allâh est l’un de ces nombreux maîtres du soufisme (mystique musulmane) qui ont uni en leur personne les aspects ésotérique et exotérique de l’islam. Natif d’Alexandrie, il est issu d’une famille de ’juristes’ musulmans (fuqahâ’), et reçoit donc une formation complète dans les diverses sciences islamiques.

Chez ces ’juristes’, les réticences sont encore nombreuses à l’égard de la mystique, et le jeune homme nourrit tout d’abord de forts préjugés contre le tasawwuf, ce soufisme auquel il reproche, sans le connaître, de ne pas respecter la lettre de la Loi. Sa rencontre, à l’âge de dix-sept ans, avec Abû l-’Abbâs al-Mursî le bouleverse et donne une nouvelle dimension à sa vie : dans son livre Latâ’if al-minan, il s’attarde sur cette ’conversion’ à la mystique car, pour lui, elle a valeur d’exemple et peut éclairer l’être qui se cherche.

Son maître lui enjoint cependant de ne pas négliger l’étude des sciences religieuses. Ce souci d’harmonie entre exotérisme et ésotérisme, si affirmé dans la Shâdhiliyya, se concrétise au Caire, où Ibn ’Atâ’ Allâh va enseigner à la fois le droit musulman et le soufisme. A l’université al-Azhar, il acquiert une grande audience, du fait de son sens aigu de la pédagogie spirituelle. Il y tenait, nous dit Ibn Hajar, ’ un langage qui apaisait les âmes, mêlant les paroles des soufis à ce qu’on rapporte des pieux devanciers (al-salaf)... Le peuple accourait pour l’écouter, mais aussi beaucoup de juristes ’.

En 1287, Ibn ’Atâ’ Allâh succède à al-Mursî à la tête de l’ordre shâdhilî, dont il devient ainsi le troisième maître. Il partage désormais sa vie entre l’enseignement, la direction spirituelle et la rédaction de son œuvre. Il a notamment pour disciple le savant Taqî al-Dîn al-Subkî (m. en 1355). Le rôle prépondérant qui lui revient dans le conflit entre les soufis cairotes et Ibn Taymiyya (m. en 1328) témoigne de la grande influence qu’il a alors jusque dans les sphères du pouvoir. Il meurt au Caire en 1309, et est enterré dans le cimetière de la Qarâfa, au pied du Muqattam.

Son œuvre, porteuse d’une grande spiritualité tout en se voulant accessible au commun des croyants, se diffuse rapidement au Proche-Orient et au Maghreb, puis dans le reste du monde musulman. Le projet fondamental qui l’anime est de transmettre l’enseignement de ses maîtres. En effet, Abû l-Hasan al-Shâdhilî (m. en 1258) et Abû l-’Abbâs al-Mursî n’ont écrit que des oraisons (ahzâb). Comme beaucoup de maîtres, ils ont répugné à consigner l’expérience ineffable de l’initiation spirituelle.

A quelqu’un lui ayant demandé pourquoi il n’avait rien rédigé sur la Voie soufie, al-Shâdhilî fit cette réponse : ’ Mes disciples me tiennent lieu de livres ’. L’ouvrage d’Ibn ’Atâ’ Allâh de loin le plus connu est son recueil de sentences spirituelles intitulé al-Hikam (’Sagesses’). Ses Latâ’if al-minan sont un vibrant témoignage sur l’amour spirituel qui l’unissait à son maître, et dressent en même temps un plaidoyer très étayé en faveur du soufisme et de la sainteté en islam.

Parmi les caractéristiques de la Shâdhiliyya, retenons la concentration sur Dieu seul. L’aspirant doit éviter d’être distrait dans sa contemplation, fût-ce par des phénomènes ou des plaisirs spirituels. Il faut adorer Dieu pour Lui-même, et se défier des idoles intérieures. Ceci s’accompagne d’une grande sobriété, se manifestant notamment dans la méfiance des miracles (karâmât), qui appartiennent encore au monde sensible et peuvent cacher une ’ruse’ divine.

La voie shâdhilie est aussi bâtie sur l’agrément du destin (al-ridâ) en toute situation, la remise de la gouverne individuelle à Dieu (al-tafwîd) et l’action de grâces (al-shukr). Elle se défie par contre de pratiques trop ascétiques. En effet, en mortifiant son ego et en renonçant au monde, l’homme accorde à ceux-ci une place indue ; il tombe donc sous le coup de l’ ’ associationnisme ’ (shirk) subtil, puisqu’il ne peut les évacuer de sa conscience : ’ Tu glorifies le monde en cherchant à t’en détacher ! ’, avertissait al-Shâdhilî. Commentant cette parole, Ibn ’Atâ’ Allâh ajoutait qu’il n’y a pas lieu de se détacher de ce qui n’a pas d’existence réelle.

La Shâdhiliyya, dans laquelle l’auteur des Hikam fait référence, est une voie éminemment orthodoxe ; elle a toujours mis l’accent sur la formation en sciences exotériques et sur l’écriture. Le grand Suyûtî (m. en 1505), qui était rattaché à cet ordre, en a fait l’éloge dans un traité indépendant. René Guénon était lui-même shâdhilî, et le cheikh Ahmad al-’Alawî (m. en 1934) de Mostaganem a grandement contribué à faire pénétrer cette tarîqa en Occident par la ’Alawiyya, issue de lui, et par l’intermédiaire de Frithjof Schuon et de ses disciples (Michel Vâlsan, Martin Lings, Sayyed Hossein Nasr, etc.)

Bibliographie essentielle :

Paul Nwyia : Ibn ’Atâ’ Allâh al-Sikandarî et la naissance de la confrérie shâdhilite, Dâr al-Machreq, Beyrouth, 1971.

Eric Geoffroy, La sagesse des maîtres soufis, Grasset, Paris, 1998.

L’apport spirituel et humaniste de l’islam à l’Europe : (...)

Eric Younès Geoffroy

1. Les fondements religieux de l’Europe.

L’apport de l’islam dans l’élaboration de l’identité religieuse et spirituelle de l’Europe a été de toute évidence estompé en Occident, comme l’a été celui de la civilisation arabo-islamique en général. L’Europe n’est pas seulement la fille de la culture gréco-latine et du judéo-christianisme, comme on voudrait parfois nous le faire croire. Il y a donc un travail de mémoire à effectuer sur « l’héritage oublié » de l’islam [1], notamment. En réalité, ce travail a été engagé depuis quelques décennies ; il doit être entrepris non dans un esprit de revendication religieuse, communautariste ou autre, mais d’ouverture scientifique et culturelle. Rappelons au préalable que la présence matérielle de l’islam sur notre continent est à la fois ancienne et profonde. S’il est bien connu que l’Espagne est restée en partie musulmane pendant près de huit siècles, on sait moins que ce fut également le cas en Sicile durant quatre siècles - Palerme comptait trois cents mosquées au Xe siècle - et dans une moindre mesure en Italie du Sud. Dans ces régions, les feux de la culture arabo-islamique ne se sont pas éteints après le départ des Arabes, mais ont continué à briller durant plusieurs siècles. Par ailleurs, l’Europe orientale a une grande expérience de l’islam puisque celui-ci, conduit par l’expansion ottomane, s’est implanté dans les Balkans depuis la fin du XIVe siècle. La Russie a connu l’islam dès le XIe siècle, mais cela nous entraînerait vers une Europe qui s’étendrait jusqu’à l’Oural...

L’apport religieux de l’islam à l’Europe médiévale porte d’abord sur la théologie et la philosophie. Des savants musulmans comme Avicenne, Ghazâlî et Averroès, mais aussi les mu‘tazilites, ont profondément marqué la pensée médiévale latine. La question de la compatibilité ou de l’opposition entre la pensée grecque et le dogme religieux a rapidement suscité un grand débat au sein de l’islam. Ces thèmes furent bientôt discutés par des théologiens "européens", juifs comme Maïmonide, et chrétiens comme Saint Thomas d’Aquin. L’influence de la pensée musulmane sur la scolastique chrétienne donna naissance à deux courants, l’avicennisme latin et l’averroïsme latin. C’est par les traductions en langue arabe, rappelons-le, que l’Occident découvrit la philosophie grecque, en particulier Aristote, Platon et Plotin. Les savants musulmans ne firent pas seulement oeuvre de médiation culturelle ; ils apportèrent également leur propre génie scientifique, spirituel et humaniste. Au XIIIe siècle, l’empereur Frédéric II, en proie à

des inquiétudes métaphysiques, trouva réponse à ses Questions philosophiques auprès d’un soufi de Ceuta, Ibn Sab‘în. Les savants et hommes de lettres européens - latins, germaniques ou slaves - se mirent à l’école de la pensée de l’islam, en assimilant également certains modèles religieux. On sait maintenant que la Divine Comédie de Dante doit beaucoup au Livre de l’Échelle de Mahomet, qui a diffusé en Italie une version populaire du récit de l’Ascension du Prophète.

L’islam a aussi fécondé l’Europe médiévale dans les domaines de la spiritualité et de la mystique. Si Râbi‘a, sainte d’Irak, n’a sans doute laissé qu’une légende dorée à la cour de Saint Louis, le soufisme a nourri la doctrine spirituelle d’ordres croisés tels que les Templiers. Depuis les travaux du prêtre espagnol Asin Palacios, au début du XXe siècle, on admet également que le soufisme maghrébin a influencé, par l’intermédiaire de spirituels juifs, des mystiques espagnols comme Saint Jean de la Croix et Sainte Thérèse d’Avila. Des chercheurs occidentaux - et non musulmans - ont même avancé que les Exercices spirituels d’Ignace de Loyola seraient redevables aux méthodes initiatiques des soufis. Le « Grand Maître » de la spiritualité islamique, Ibn ‘Arabî (m. 1240), n’est-il pas né en Espagne ? S’il s’est établi par la suite en Orient, à Damas, il revient dans l’Occident contemporain grâce au rayonnement qu’y trouve son enseignement universaliste. Au-delà des influences ou des emprunts, on peut constater que juifs, musulmans et chrétiens ont souvent vécu en symbiose dans les territoires lisières évoqués plus haut, et qui étaient passés sous domination musulmane. Si al-Andalus reste l’archétype - parfois idéalisé - de cette coexistence pacifique et fructueuse entre les trois religions, l’Asie mineure et les Balkans ont vu naître également des relations interreligieuses très étroites, en particulier entre moines et derviches.

2. L’humanisme spirituel de l’islam. La notion d’ "humanisme" s’est souvent construite, depuis la Renaissance, sur les bases d’un rationalisme teinté d’agnosticisme, voire d’athéisme. La spiritualité est depuis lors perçue comme irrationnelle et arbitraire. Or, la vraie spiritualité se construit sur la raison : elle a vocation à être supra-rationnelle, mais non irrationnelle. L’humanisme spirituel de l’islam est fondé sur la notion coranique de « l’homme représentant de Dieu sur terre », et sur la doctrine centrale de l’Unicité divine (tawhîd), c’est-à-dire sur la conscience de l’unité dans tous les aspects de la vie. Aux premiers siècles de l’islam régnait l’harmonie entre foi et raison, religion et science, entre la prise en compte des besoins humains et la tension vers l’Au-delà. Les dégénérescences politiques, sociales et culturelles que connaît actuellement le monde arabo-musulman - et dans lesquelles la religion est instrumentalisée - n’entament en rien les valeurs universelles que porte l’islam, lesquelles sont susceptibles de

prendre greffe sur de nouveaux terroirs, comme cela s’est produit au cours des siècles. A cet égard, la doctrine islamique de l’Unicité pourra peut-être aider l’Europe à sortir du faux dilemme entre humanisme et spiritualité.

Cette Unicité, l’islam la perçoit comme diffractée dans la multiplicité de la création. Appliqué au domaine religieux, cela signifie que la source de la Révélation est unique dans le principe, mais plurielle dans le déroulement de l’Histoire. Le Coran évoque la « Religion primordiale », ou adamique, dont toutes les religions historiques seraient issues [2]. L’islam considère en effet la diversité des peuples et des religions comme une expression de la Sagesse divine [3]. « À chacun de vous, Nous avons donné une voie et une règle » (Coran 5 : 48) : ce verset justifie la diversité des traditions religieuses, lesquelles se trouvent unies, de façon sous-jacente, par l’axe de l’Unicité divine. Chaque croyant sera rétribué pour sa foi et son observance de sa propre religion : « Ceux qui croient, ceux qui pratiquent le judaïsme, ceux qui sont chrétiens ou sabéens, ceux qui croient en Dieu et au Jour dernier, ceux qui font le bien : voilà ceux qui trouveront une récompense auprès de leur Seigneur. Ils n’éprouveront alors plus aucune crainte, et ne seront pas affligés » (Cor. 2 : 62).

L’universalisme de la Révélation a été confirmé par le Prophète : « Nous autres, prophètes, sommes tous les fils d’une même famille ; notre religion est unique ». À une époque où l’intransigeance religieuse était de mise, la reconnaissance du pluralisme religieux devait se traduire par le respect foncier des autres croyants : « Quiconque fait du mal à un chrétien ou à un juif sera mon ennemi le jour du Jugement. » Puisqu’il y aurait eu, selon Muhammad, cent vingt-quatre mille prophètes dans l’humanité, et que vingt-sept seulement sont mentionnés dans le Coran, il faut bien explorer l’histoire : Bouddha, Zoroastre et Akhénaton, par exemple, ont été pressentis comme des prophètes par les savants musulmans. Cet universalisme a été vivifié par les soufis qui ont formulé, après l’avoir expérimentée, la doctrine de « l’unité transcendante des religions ». Ils ont des formules fameuses à ce sujet [4]. Que cette perspective large et généreuse ait été trahie par la plupart des clercs de l’islam, ou se soit rétrécie sous le coup de l’ignorance qui a accompagné la sclérose des sociétés musulmanes, c’est une évidence. Afin de garder le contrôle des masses, et/ou par peur de perdre leurs repères, les clercs ont délaissé de plus en plus la dimension universaliste et spirituelle de l’islam pour se rabattre sur la gestion du religieux, du rituel. Aujourd’hui, aucune église ne peut se satisfaire de cette seule gestion du religieux, sous peine d’être discréditée. Une partie de l’humanité a un réel besoin de spiritualité.

Je le constate par exemple dans le fait que les jeunes "beurs" et "beurettes" de France rejettent souvent l’islam formaliste de leurs parents ; je le vois encore dans l’attrait qu’exerce le soufisme sur beaucoup d’Européens de souche. Dans le "marché" du religieux ou du spirituel qui s’ouvre en Europe, les chercheurs de vérité critiquent de plus en plus les églises en général, qui auraient davantage pour souci de garder leurs ouailles que de contribuer à l’élévation de l’âme humaine.

Pour conclure sur le retour de l’islam en Europe, le problème qui se pose est qu’il revient sur ce continent dans un contexte mondial de tension géo-politique, et qu’il endosse le rôle de défenseur des opprimés face aux nantis et à la superpuissance américaine. En Europe, l’inculture religieuse frappe tout le monde, les musulmans y compris. Beaucoup ignorent l’universalisme et la richesse de leur religion. Si l’on entretient cet analphabétisme, on cultive l’intégrisme ; à priori, personne n’y a intérêt. C’est pourquoi il est urgent de former les fidèles musulmans dans le contexte culturel européen qui est le leur, et non pas seulement les "imams", que l’on assimile fâcheusement à des prêtres.

Depuis quelques décennies, oulémas et cheikhs soufis placent beaucoup d’espoir dans cet islam européen. S’il est assurément une chance pour l’islam, il peut l’être aussi pour l’Europe : celle-ci saura peut-être faire resurgir ses héritages oubliés, envisager avec plus de sérénité l’origine sémitique, orientale, des trois monothéismes qui l’habitent, et par suite son pluralisme ethnique et religieux.

[1] L’expression est de Alain de Libera.

[2] Voir par exemple Coran 30 : 30.

[3] Cor. 5 : 48 ; 30 : 22 ; 49 : 13.

[4] Voir notre Initiation au soufisme, chapitre cinq : « Le soufisme et l’ouverture inter-religieuse », Fayard, Paris, 2003.

Séminaire sur l’Europe et le fait religieux : sources, patrimoine, valeurs Rome, les 25 et 26 octobre 2002

L’universalisme de l’islam : unité et multiplicité

(vendredi 3 juillet 2009)

Eric "Younès" Geoffroy

L’existence est une mer sans cesse agitée par les vagues. De cette mer, les gens ordinaires ne perçoivent que les vagues. Vois comme des profondeurs d’innombrables vagues apparaissent à la surface, tandis que la mer reste cachée sous les vagues.

Jâmî (mystique et poète iranien du XVe siècle)

L’islam pourra à nouveau féconder l’Occident contemporain lorsque les musulmans auront redécouvert le pluralisme constitutif de leur religion. Au cours de ces derniers siècles, la culture islamique était globalement en position de repli. Plus l’hégémonie matérielle de l’Occident s’affirmait, plus cette culture devenait frileuse. Les musulmans, se sentant agressés, se fermèrent aux autres cultures et aux autres religions. Une conception figée et monolithique de la norme islamique prévalut alors, restreignant la dimension universaliste de l’islam.

Parallèlement, le territoire de l’islam se fractionnait, se compartimentait, et les musulmans, ne pouvant guère désormais se déplacer à l’intérieur de ce vaste espace, assimilèrent souvent leur religion à des coutumes et à des particularismes locaux. L’ampleur de vue et l’esprit de découverte qui caractérisaient la civilisation de l’islam classique avaient disparu. Une telle position de repli ne sied plus aujourd’hui, à l’heure où il faut, de façon urgente, donner une âme à la mondialisation.

Cette réappropriation par les musulmans de l’islam plénie qui est peut-être, déjà en œuvre - ne peut survenir sans une prise de conscience radicale : celle de l’action conjuguée de l’Unité et de la multiplicité en islam et, au-delà, dans toute la création. Avons-nous, à ce jour, d’autre alternative que de percevoir simultanément, comme l’ont perçu les gnostiques de l’islam, l’Unité dans la multiplicité et la multiplicité dans l’Unité ?

Sans cette vision enrichie, nous amputons le regard que nous portons sur le monde, sur l’islam, sur Dieu même. Si nous nous unifions, individuellement et collectivement, autour de l’axe du tawhîd, de l’adhésion intime à l’Unicité divine, nous nous sentons assez forts, assez structurés pour dialoguer avec le monde, pour nous frotter aux autres en toute sécurité. Les premiers musulmans vivaient cette axialité intérieure, qui leur a permis de porter l’islam jusqu’aux confins de la terre.

A toutes les échelles de l’être, dans toutes les dimensions de la vie, l’unité s’impose à nous à travers la multiplicité des formes et des apparences. L’islam exprime d’abord cette réalité au niveau métaphysique. La multiplicité ne se déploie t-elle pas graduellement à partir de l’Unicité divine, par une succession ininterrompue de théophanies (tajallî ; pl. tajalliyât) prenant des formes innombrables ? Le monde ne subsiste t-il pas grâce à cette ’ création sans cesse renouvelée ’, le khalq jadîd évoqué dans le Coran ?

Dieu ne Se manifeste t-il pas à nous par Ses différents noms, qui expriment les aspects illimités de Sa création ? ’ Par l’unicité de la multitude, nous dit Ibn ’Arabî, nous pouvons connaître l’unicité de l’Unique ’ . ’ Il n’y a pas deux fleurs, deux flocons de neige, deux humains identiques. Chacun de nous est unique, à l’image de l’Unique ’, nous rappelle le cheikh Bentounès.

Dans la métaphysique islamique, l’Être n’appartient qu’à Dieu ; les créatures ne bénéficient que d’une existence adventice, empruntée à l’Être de Dieu. Derrière la nature changeante du monde réside donc une réalité permanente qui le transcende ; c’est pourquoi les gnostiques appellent Dieu al-Haqq, le Réel, le seul Réel. L’art islamique, en reproduisant à l’infini des formes fugitives, suggère l’unicité de leur origine (Titus Burckhardt parlait de ’profusion dans l’Unité ’ ).

Les savants traditionnels de l’islam eux aussi ont perçu d’emblée cette unité complexe du cosmos. Ils ont observé dans divers champs d’application l’interdépendance de tout ce qui existe. Leur réflexion sur les multiples ’ signes ’ divins (âyât) présents dans la création les renvoyait sans cesse à la contemplation de l’Unique. Loin du savoir moderne, qui parcellise autant la conscience que le champ d’étude, ils appréhendaient l’unité primordiale des sciences, et étaient donc à la fois poètes, mathématiciens, astronomes, médecins, etc.

Ils savaient aussi que la science doit être subordonnée à la sagesse, ce que l’Occident a dramatiquement oublié. L’écologie de l’islam a un fondement coranique essentiel : l’être humain a certes la précellence sur les autres créatures mais, en tant que ’ représentant de Dieu sur terre ’ (khalîfat Allâh fî l-ard), il est responsable des règnes animal, végétal et minéral qui lui sont subordonnés. À ce titre, il devra répondre de sa

gestion de la planète. Le Prophète n’affirmait-il pas que ’ la création toute entière est la ’famille’ de Dieu ’ (al-khalq ’iyâl Allâh) ?

Abordons maintenant les domaines de la dogmatique et du droit musulmans. Il n’y a pas en islam d’autorité suprême, de magistère définissant le dogme et fixant son interprétation une fois pour toutes. C’est pourquoi coexistaient dans le giron de l’islam autant de groupes religieux (firaq), qui rendaient la frontière entre orthodoxie et hétérodoxie très fluctuante. L’intolérance et l’ostracisme, certes, dominaient souvent les rapports entre ces groupes, mais l’on remarque que ceux qui brandissaient facilement l’anathème (al-takfîr) n’étaient pas des grands savants.

Ces derniers ont toujours eu tendance à inclure dans la sphère de l’islam les tenants des divers courants théologiques, et non à les exclure. Ils mettaient en garde contre l’esprit d’inquisition, qui a aussi sévi, parfois, en islam médiéval. L’école chafiite fut, sur ce point, exemplaire. Un de ses plus illustres représentants, Ghazâlî, affirmait : ’ Tu dois retenir ta langue à l’égard des gens qui se tournent vers la qibla ’, c’est-à-dire qui effectuent la prière de l’islam .

Le pluralisme interne et l’esprit de tolérance apparaissent surtout dans le domaine du droit musulman. Envisageons, au préalable, la Sharî’a pour ce qu’elle est : un vaste réseau d’injonctions et de règles que l’on peut situer sur une circonférence, mais dont l’ensemble converge vers un centre unique. Nous comprenons mieux, de la sorte, pourquoi le droit musulman a véritablement consacré le principe de la divergence d’opinion. Les deux sources scripturaires, le Coran et le hadith, on le sait, ne sont pas toujours explicites, et réclament ainsi une exégèse.

La seule orthodoxie, en définitive, sur laquelle se fonde l’islam sunnite historique consiste dans le consensus des savants (ijmâ’) à propos de ce que les deux sources scripturaires n’ont pas stipulé. Cette notion, en essence plurielle puisqu’elle repose sur l’accord de différentes parties, contient donc en son sein celle de la divergence (khilâf ou ikhtilâf). Durant les premiers siècles, au moment où s’élaboraient les diverses sciences islamiques, les différences d’opinion étaient en effet considérées comme un phénomène naturel, dû précisément aux problèmes de l’interprétation des données scripturaires.

Par ailleurs, pour les savants de l’islam, Dieu seul sait la vérité, et ceux qui interprètent Sa parole ne saisissent nécessairement que des reflets partiels, subjectifs, de cette vérité. Apocryphe ou non, le hadith selon lequel ’ les divergences d’opinion dans ma communauté [celle du prophète Muhammad] sont une source de miséricorde ’ , est révélateur de cet esprit d’ouverture à l’autre et a déterminé une certaine ’ éthique du désaccord ’ qui était la règle parmi les premiers savants. Ne vit-on pas l’imam Mâlik refuser au calife al-Mansûr que son célèbre ouvrage al-Muwattâ’ soit

imposé comme référence unique du droit dans le monde musulman d’alors ? Il était nécessaire, à ses yeux, que se maintienne une pluralité de sources et d’interprétations.

La même approche a prévalu dans d’autres domaines de la science islamique. Prenons l’exemple de la mystique, de ce soufisme dont le cheikh Ahmad al-Zarrûq, au XVe siècle, affirmait qu’il ne cesserait de bien se porter tant que ses membres auraient des positions divergentes . Il faisait sans doute allusion, notamment, à l’extrême richesse des tempéraments spirituels au sein du soufisme, qui préserve ce dernier de toute uniformité. Etre mystique en islam, c’est suivre la Voie muhammadienne (al-tarîqa al-muhammadiyya), qui fédère toutes les voies particulières, c’est-à-dire tous les ordres soufis, ou confréries.

Le véritable maître, dans le soufisme, le maître des maîtres n’est-il pas le prophète Muhammad, dont les différents cheikhs sont les représentants ? Dans l’islam classique, les membres des ordres soufis avaient le sentiment d’appartenir à une seule grande famille initiatique, et cela en dépit de certaines rivalités inhérentes à la nature de l’ego humain ; cette ampleur de vue a parfois disparu à l’heure actuelle, où règne volontiers l’exclusivisme entre les confréries.

A l’orée de ce XXIe siècle, la dynamique unité / multiplicité en islam porte en elle des fruits que peut cueillir l’Occident contemporain. Elle est à même de susciter ici une ouverture providentielle sur les plans spirituel et civilisationnel. Ainsi, pour l’islam, il existe une seule culture humaine issue d’Adam, et à laquelle nous participons tous. Certes, Dieu nous a répartis sur terre en de multiples communautés, car il fallait que nous apprenions à nous connaître, et donc à nous respecter ( je me réfère ici au verset bien connu : ’ Ô vous les hommes ! Nous vous avons créés d’un mâle et d’une femelle. Nous vous avons constitués en peuples et en tribus pour que vous vous connaissiez mutuellement ’ (Coran 49 : 13). ’ La création des cieux et de la terre, la diversité de vos langues et de vos couleurs sont autant de signes divins pour ceux qui savent ’, nous dit encore le Coran (30 : 22).

Mais là réside l’épreuve évoquée dans un autre passage coranique, épreuve de la diversité et de la séparation qui ne sera levée que lors de notre résorption en Dieu : ’ Si Dieu l’avait voulu, Il aurait fait de vous une seule communauté, mais Il a voulu vous éprouver par le don qu’Il vous a fait. Cherchez à vous surpasser les uns les autres dans les œuvres de bien. Votre retour à tous se fera vers Dieu ; Il vous éclairera, alors, au sujet de vos différends ’ (Coran 5 : 48). Le Coran, on le voit, lance un défi permanent à la société humaine : celui de la reconnaissance de l’autre.

Le Livre saint attire souvent l’attention sur le fait que notre conscience d’être humain est unique, bien que nous soyons entourés de multiples formes de vie. Un tel degré de conscience doit amener les musulmans à

dépasser davantage le seuil de la seule fraternité islamique. L’esprit de corps qui assure la cohésion de la Umma, de la communauté musulmane, ne doit pas en estomper la vocation universaliste. ’ Cette communauté qui est la vôtre est une communauté unique, et Je suis votre Seigneur. Adorez-moi donc !... Ils s’entre-déchirèrent, mais tous, ils retourneront à Nous ’ (Coran 21 : 92) : pour certains commentateurs, le terme umma (’ communauté ’) désigne ici la communauté des hommes, et non tel ou tel groupe particulier. Dans cette perspective se comprend mieux l’appel pressant de Rûmî, ce grand mystique du XIIIe siècle : ’ Viens, viens, qui que tu sois, infidèle, religieux ou païen, peu importe. Notre caravane n’est pas celle du désespoir, viens, même si tu as rompu mille fois tes promesses ’.

En islam, la référence à Adam n’est pas un vain mot. Il représente d’abord, au niveau de la condition humaine, le passage de l’unité à la multiplicité. Gardons-nous de voir en lui, sous l’effet de telle ou telle science humaine, une sorte de mythe fondateur, car nous renierions alors la singularité qui habite chaque individu sur cette planète. Comme le disait Tierno Bokar, le ’sage de Bandiagara’, ’ chaque descendant d’Adam est dépositaire d’une parcelle de l’Esprit de Dieu ’ .

Adam est aussi le premier prophète historique, Muhammad étant le premier sur le plan cosmique et métaphysique. Il revient donc au musulman, qui considère chaque prophète comme muslim, c’est-à-dire ’ soumis activement à la volonté divine ’, de vivifier le message adamique, à l’instar des autres messages prophétiques. Le musulman prie Abraham ou Jésus comme il prie Muhammad, car ils sont autant de grains d’un même chapelet.

Ibn ’Arabî nous enseigne qu’à chaque prophète correspond une sagesse particulière que le musulman, dans les limites propres à chacun, doit actualiser. Puisque, selon le prophète Muhammad, il y a eu 124.000 prophètes, le musulman bénéficie d’un formidable patrimoine spirituel, nécessairement inclusif. Pour certains oulémas, Bouddha, Akhénaton, Zoroastre, par exemple, figurent parmi cette longue litanie des prophètes qui nous relie à Adam. Quant aux soufis, ils réalisent intérieurement cet héritage prophétique. Voici, par exemple, Ibn Hûd, maître andalou ayant vécu à Damas au XIIIe siècle.

Il y tenait des réunions œcuméniques avant la lettre. Appelé ’ le cheikh des juifs ’, il exerçait une grande influence spirituelle sur ceux-ci. A un musulman l’ayant pressé de le prendre comme disciple, il demanda s’il préférait suivre la voie initiatique de Moïse, celle de Jésus ou celle encore d’autres prophètes. En tenant ce discours quelque peu provocateur, il agissait pourtant en parfait musulman : les saints de l’islam, il faut le souligner, peuvent hériter des messagers antérieurs par l’intermédiaire de la fonction totalisante (al-jam’iyya) du prophète Muhammad. Chacun

s’abreuve à ’ l’Océan muhammadien ’, pour reprendre l’expression de l’émir Abd al-Kader.

Il y a donc unité et multiplicité des Révélations, car chacune émane de la Religion primordiale (al-dîn al-qayyim). ’ À chacun de vous, Nous avons donné une voie et une règle ’ (Coran 5 : 48) : les commentateurs les plus exotéristes voient dans ce verset la justification de la diversité des traditions religieuses, lesquelles se trouvent unies, de façon sous-jacente, par l’axe du tawhîd. Là réside une des différences entre le christianisme et l’islam. Le premier a une conception linéaire du temps, qui distingue un avant et un après le Christ.

Pour l’islam, le temps consiste en une multitude de cycles, chacun étant généré par la Révélation divine. De même que chaque être dans l’univers est la théophanie d’un nom divin, chaque religion dévoile un aspect divin. Comme l’indiquait Junayd, grand maître soufi de Bagdad, ’ la couleur de l’eau n’est que la couleur qu’elle prend dans tel ou tel récipient ’. Les mystiques ont sans doute davantage perçu cette ’ unité transcendante des religions ’ (wahdat al-adyân), qui s’impose pourtant, sans syncrétisme aucun, à tout musulman.

Le Prophète ne disait-il pas : ’ Nous autres, les prophètes, sommes des frères issus d’une même famille. Notre religion est unique ’ ? Pour le musulman, bien évidemment, l’islam représente l’accomplissement du cycle des Révélations et, à ce titre, il actualise de façon optimale, pour le temps présent, l’expression de la Volonté divine ; mais chaque religion n’en est pas moins louable en soi, puisqu’elle participe du projet divin.

On mesure bien, à partir de ces quelques réflexions - que l’on pourrait étendre à d’autres domaines de l’islam -, à quel point un islam connu et appliqué dans sa plénitude pourrait battre en brèche les dogmatismes étroits, mettre fin aux querelles de clocher... ou de minaret, afin que l’homme devienne enfin mâture.

Par son pouvoir de synthèse et d’intégration, croyons-nous, l’islam peut aider l’homme moderne, qui erre plus que jamais dans le monde des apparences et de la multiplicité, à retrouver sa conscience unitive, à se recentrer. Mon être physique, psychique et spirituel est cohérent, il n’est pas balloté par les multiples vagues de la Manifestation, parce que je réalise intérieurement l’Unicité divine, qui est mon point d’ancrage.

De même, l’islam historique, unifié autour de cet axe du tawhîd, s’est-il toujours adapté aux divers contextes spatio-temporels sans rien perdre de son essentialité. C’est restreindre l’immense possibilité divine que d’enfermer l’islam dans une culture, un terroir ou une modalité déterminés. Nombre de musulmans, il faut bien l’avouer, nourrissent des représentations sur leur religion tout aussi réductrices que celles de certains médias occidentaux !

Les musulmans n’ont pourtant pas à craindre la rencontre islam-Occident, car ils sont mieux dotés que d’autres pour réaliser l’Unité au milieu du monde phénoménal. A l’heure actuelle, les oulémas et les maîtres soufis orientaux attendent beaucoup de cette rencontre. L’Occident, en effet, a touché le fond de la civilisation matérialiste : s’il se sent encore sûr de lui sur le plan de l’avoir, il est plus que jamais en quête de l’être. Dans cet espace ouvert, où l’homme s’est affranchi, parfois de façon effrénée, de ses anciens repères psychologiques et sociaux, voire religieux, le meilleur et le pire peuvent surgir. Puisse l’islam contribuer à apporter le discernement nécessaire, le Furqân qui est un des noms du Coran.

Mais au-delà, face à cette hydre qu’on appelle la mondialisation, face aux divers périls qui menacent tant la personne que la planète, une union sacrée des croyants et des réels humanistes ne doit-elle pas voir le jour ? A tous égards, nous n’avons plus le choix : si nous voulons rester humains, il nous faut être spirituels; si nous voulons être religieux, il nous faut être universalistes.

ABD-AL-HAQQ GUIDERDONI

La présence des noms divins dans la spiritualité de l'islam

Bismi-Llâhi-r-Rahmâni-Rahîm, "Au nom du Dieu aimant et miséricordieux". C'est par cette célébration du Nom divin que débute chacune des sourates ou chapitres du Coran, et que les musulmans inaugurent les actes rituels et les moments importants de leur vie, qui sont ainsi consacrés à Allâh, nom arabe du Dieu unique, le Dieu de tous les hommes. La vie spirituelle est d'ailleurs définie tout simplement comme la vie menée au nom de Dieu. L'acte humain ne reçoit son poids de réalité que par la célébration du Nom, selon la célèbre tradition prophétique : "les actes ne sont que par les intentions" [1].

Mais comment vivre vraiment au nom de Dieu ? Il n'est pas facile d'évoquer la spiritualité, de transmettre ce qui est avant tout un goût (dhawq), celui d'une connaissance qui dépasse infiniment les limites de nos sens et de notre raison. En fait, dans le monothéisme, il n'est jamais aisé de parler de Dieu car c'est avant tout Lui qui parle, qui dit "Je" dans l'histoire pour dévoiler aux hommes les vérités indispensables à leur salut, vérités que ceux-ci ne peuvent connaître autrement que par le secours divin.

Nous nous retrouvons donc dans la situation de ce docteur de la Loi dont parle une histoire racontée par les maîtres du Soufisme, la dimension intérieure de l'islam. Ce savant demeure insatisfait de ses longues études livresques. Ayant entendu parler d'un saint qui vit éloigné du monde, dans la montagne, il décide de mettre en route pour interroger celui-ci à propos de Dieu. Pendant tout le trajet, le docteur de la Loi s'efforce de clarifier ses idées et de formuler dans sa tête tous les problèmes de théologie et de jurisprudence qu'il veut soumettre à la sagacité de son interlocuteur. Après bien des péripéties, il arrive un beau matin sur la montagne, devant le saint plongé en prière. Il ouvre la bouche pour formuler sa première question, mais voici que l'émotion le saisit et un seul mot parvient à sortir : " ... Allâh". Notre docteur de la Loi, tout confus, attend une réaction de la part du saint. Mais celui-ci demeure impassible. Les deux hommes restent ainsi face à face toute la journée, dans le silence, et au soir, dans un souffle, le saint dit seulement : " ... Allâh".

En fait, nous sommes toujours dans cette situation d'espérance, où nous ne savons que répéter le nom de Dieu en attendant de Le connaître. Notre vie spirituelle consiste à suivre l'exemple du Prophète Muhammad (sur lui la paix et la bénédiction de Dieu) à qui Dieu ordonne : "Dis "Allâh" et laisse-les à leurs vains jeux" [2] ! Mais comme il nous faut bien parler un peu, dans l'attente de la connaissance que Dieu nous accordera s'Il le veut, essayons de comprendre ce que la Tradition islamique affirme et nie à propos des Noms divins.

D'une part, Dieu, au-dessus de toute définition et de toute compréhension, est si différent du monde que nous ne pouvons Le décrire. Sa réalité se tient bien au-delà des qualités qui Lui sont attribuées. C'est le tanzîh, l'affirmation de l'incomparabilité divine, défendue par les théologiens comme par les philosophes musulmans. Puisque Dieu et le monde sont sans commune mesure, Dieu, dans Son Essence (Dhât) une et absolue, est inconnaissable. "Gloire à Dieu, au delà de ce qu'ils Lui associent" [3]. "Ne méditez par sur l'Essence" avertit encore la tradition prophétique [4]. On désigne alors Dieu par le "pronom de l'absent", "Lui" (Huwa), toujours caché et mystérieux. Ce pronom huwa devient hu ou hi en état d'annexion grammatical et s'écrit alors avec la seule lettre hâ', qui est la plus secrète des lettres, parce qu'elle sort du haut de la poitrine, en un souffle à peine perceptible. Cette lettre apparaît à la fin du nom Allâh où elle assure l'ouverture du nom divin prononçable et audible, providentiellement révélé, vers l'imprononçable et l'inaudible, le mystère de Dieu qui reste à jamais caché.

D'autre part, bien qu'Il soit transcendant, Dieu n'est pas abstrait comme une idée ou un concept, ni isolé du monde auquel Il serait complètement indifférent. Il est mystérieusement présent dans le monde, et, particulièrement, Il veille sur l'homme : "Oui, Nous avons créé l'homme. Nous savons ce que son âme lui chuchote. Nous sommes plus proche de lui que la veine de son cou" [5]. Il est attentif à ce lieu de connaissance que constitue le cœur : "Sachez que Dieu se place entre l'homme et son propre cœur" [6]. Dieu est donc tout aussi immanent qu'Il est transcendant, tout aussi proche qu'Il est lointain "Il est avec vous où que vous soyez. Dieu voit ce que vous faites" [7].

Bien qu'Il soit incomparable, Dieu se décrit Lui-même dans la révélation coranique, en utilisant des noms, qualités et attributs. C'est le tashbîh, l'affirmation de la similitude divine. Le Coran ne cesse d'affirmer tout à la fois Son incomparabilité et Sa similitude : "Rien n'est semblable à Lui, et Il est Celui qui entend et qui sait" [8]. L'une et l'autre sont indispensables pour sauvegarder le mystère absolu de Dieu, et réserver aussi, paradoxalement, la possibilité de Le connaître. La négation et l'affirmation obligent le voyageur à abandonner ses habitudes mentales acquises dans la connaissance des réalités limitées et mutuellement exclusives de ce monde, pour l'inviter à une connaissance plus haute, qui seule sera susceptible de le transformer en profondeur.

La Perfection divine se déploie en une longue série de noms qui désignent la multitude infinie de Ses attributs et de Ses qualités. Certains passages du Coran déroulent une liste particulière de Noms divins et sont souvent récités lors de la prière : "Il est Dieu ! Il n'y a de Dieu que Lui. Il connait ce qui est caché et ce qui est apparent, le Clément, le Miséricordieux. Il est Dieu ! Il n'y a de Dieu que Lui, le Roi, le Saint, la Paix, Celui qui témoigne de Sa propre véridicité, le Vigilant, le Tout-Puissant, le Très-Fort, Celui qui proclame Sa propre Grandeur. Gloire à Dieu au-dessus de ce qu'ils Lui associent. Il est Dieu, le Créateur, Celui qui instaure,

Celui qui façonne. Les plus beaux noms Lui appartiennent. Ce qui est dans les cieux et sur la terre proclame Sa gloire. Il est le Tout-Puissant, le Sage" [9].

Selon la tradition prophétique, "Dieu a quatre-vingt-dix-neuf noms, cent moins un. Il est impair et il aime l'impair" [10]. Et cette tradition énumère ces plus beaux noms de Dieu, qui apparaissent souvent par paires de qualités apparemment antagonistes, dont l'une traduit la douceur de Dieu, l'autre, Sa force. Tous les noms peuvent être ainsi rangés en "noms de beauté" (asmâ' al-jamâl) et "noms de splendeur" (asmâ' al-jalâl). Dieu est Celui qui donne la vie (al-Muhyî) et qui donne la mort (al-Mumît), Celui qui étend dans l'aisance (al-Bâsit) et qui serre dans la gêne (al-Qâbid), Celui qui élève (ar-Râfi') et qui abaisse (al-Khâfid). Il est tout à la fois le Subtil (al-Latîf) et l'Immense (al-'Azhîm), le parfaitement vivant (al-Hayy) et le parfaitement Immuable (al-Qayyûm). Dieu est l'Aimant-Aimé (al-Wadûd), qui aime les hommes et est aimé d'eux. La vie spirituelle consiste à prendre refuge dans la douceur de Dieu contre Sa force, car Seul Dieu, "Maître de Majesté et de Générosité" (Dhû-l-Jalâli wa-l-Ikrâm), peut nous défendre contre Dieu.

L'affirmation de la similitude est telle que Dieu parle de sa Face, de son Regard, de Sa Main, de Son assise sur Son Trône. Les théologiens de l'islam ont longuement discuté le statut des noms divins. Pour l'école mu'tazilite, la réponse est claire : les noms sont strictement identiques à l'Essence dont ils désignent simplement les nombreuses qualités. En conséquence, les versets dits "anthropomorphiques" doivent être interprétés allégoriquement. Par exemple, la Face de Dieu représente Sa gloire, la Main, Sa puissance, le Regard, Sa connaissance, l'assise sur le trône, Sa stabilité. En revanche, pour l'école ash'arite, les noms ne sont "ni l'Essence elle-même, ni autre qu'elle" (lâ 'aynuhu wa lâ ghayruhu). Les attributs décrits sont bien réels, mais "sans comment" (bilâ kayfa). Cette formule d'impuissance, encore appelée la "balkafah", représente donc le terme de la théologie et le début du chemin de connaissance spirituel. Bien évidemment, l'anthropomorphisme grossier, qui consisterait à chercher dans ces attributs divins une signification littérale, c'est-à-dire "corporelle", n'est qu'impiété. Il faut donc résister à toute tentative de dire plus que ce qui se trouve dans la révélation coranique et dans l'enseignement prophétique, car on peut seulement parler de Dieu "comme Il S'est décrit Lui-même et comme Son envoyé L'a décrit". La grâce de Dieu suppléant à la faiblesse de notre raison nous permettra de saisir ce que signifient les Noms divins. Il nous est au moins donné de comprendre que ces Noms ne sont pas des limitations. Dieu est certes "le Premier et le Dernier, l'Extérieur et l'Intérieur" [11]. Mais ces affirmations coraniques signifient qu'Il n'y a rien avant Lui, rien après Lui, rien en dehors de Lui, rien à l'intérieur de Lui. La transcendance de Dieu ne L'éloigne pas du monde, Son immanence ne L'y enferme pas.

Certains noms sont presque synonymes ou homonymes. Pourtant, il n'y a pas de "doublon" ni de "redite", car il n'y a aucune qualité réelle qui ne puisse pas être affirmée de Dieu, si bien que Dieu ne laisse aucun espace vide entre Ses qualités. La multiplication des noms de Dieu ne permet en aucune façon de Le cerner ni de

Le définir, car c'est Lui qui nous cerne : "Où que vous vous tourniez, là est la Face de Dieu" [12]. La récitation circulaire de ces noms sur les quatre-vingt-dix-neuf grains jointifs du chapelet musulman, permet de se laisser ainsi entourer par Dieu, qui a dit "Ma miséricorde entoure toute chose" [13].

La science divine n'est pas limitée à l'universel, car Dieu connaît aussi le particulier. Il ne connaît pas l'"homme" en général, mais chaque homme. "Il sait ce qui habite la terre et la mer. Pas de feuille qui ne tombe sans qu'Il ne le sache ; pas de grain dans les ténèbres de la terre, rien de vert ou de désséché, qui ne soit dans un Ecrit explicite" [14]. Son pouvoir n'est pas davantage limité à ce qui est "logiquement possible". Le Coran rappelle que Dieu fait ce qu'Il veut. Car Dieu n'est pas contraint par une définition logique de la possibilité, qui Lui pré-existerait. Il s'agit là d'un point de désaccord important entre les philosophes, d'une part, les théologiens et les mystiques, d'autre part. Pour ces derniers, c'est Dieu qui détermine le "possible" et l'"impossible". De même, certains noms de Dieu ne sont pas des adjectifs : Dieu est le Vrai-Réel (al-Haqq), la Justice (al-'Adl), la Paix (as-Salâm), la Lumière (an-Nûr). Ces noms nous rappellent qu'il n'est pas de Vrai-Réel, de Justice, ou de Paix qui pré-existeraient à Dieu et par rapport auxquels Il pourrait être vrai, juste ou pacifique. Aucune lumière ne nous donne à voir ou à connaître Dieu sinon Lui-même.

Chaque Révélation apporte, avec le rappel du Dieu unique, attesté avant même le début du temps, le dévoilement des attributs et actions de Dieu, ainsi que certains Noms spécifiques qui correspondent ainsi à une grâce particulière. Les juifs conservent le "Nom ineffable",ha-shem, et les chrétiens aiment à appeler Dieu "Notre Père" et à rappeler que "Dieu est Amour". Ce n'est pas le nom Allâh qui est la grâce particulière faite aux musulmans, puisqu'il s'agit là du nom arabe de Dieu, mais le nom ar-Rahmân, dont la forme grammaticale inusitée, qui traduit un intensif, a surpris les contemporains du Prophète.

Ar-Rahmân, nom dont les traductions habituelles, comme "le Clément" ou le "très-Miséricordieux", affaiblissent le sens, est Celui qui fait universellement miséricorde à toutes les créatures en les amenant à l'existence. C'est le Dieu d'Amour qui se révèle : "Invoquez Dieu (Allâh) ou invoquez le Miséricordieux (ar-Rahmân). Quel que soit le nom que vous invoquiez, les plus beaux noms Lui appartiennent" [15]. Dieu a un autre nom formé sur la même racine, ar-Rahîm, qui pardonne et sauve, en ajoutant, à la Miséricorde universelle, une Miséricorde particulière envers chaque créature.

Les Noms ar-Rahmân et ar-Rahîm dérivent de rahmah, la miséricorde. On retrouve cette racine dans rahim, la matrice maternelle. Selon la tradition prophétique: "Dieu a divisé la miséricorde en cent parts. Il en a conservé auprès de lui quatre-vingt-dix-neuf et en a fait descendre une sur terre. C'est grâce à cette part que les créatures se font mutuellement miséricorde, et que la jument écarte son sabot de son poulain, de peur de l'atteindre" [16]. Ainsi l'amour tendre de la mère pour son enfant est-il le

symbole, en ce monde, de l'amour divin pour les créatures. Dieu est libre de créer ce qu'Il veut. Mais il nous révèle que, dans un acte de Sa libre Volonté, devenue volonté d'amour, "Il s'est prescrit à Lui-même la Miséricorde" [17]. Selon un hadîth qudsî, une parole de Dieu rapportée par le Prophète Muhammad, Dieu a dit: "Ma Miséricorde l'emporte sur Ma Colère" [18]. Chaque sourate du Coran commence par la formule Bismi-Llâhi-r-Rahmâni-r-Rahîm, si bien que la clé de la parole de Dieu est l'Amour, un amour qui procède du don du Nom.

Le Soufisme enseigne la doctrine des Noms de Dieu. Qu'il nous soit permis d'évoquer ici certains aspects de cet enseignement, notamment à travers l'œuvre du "plus grand des Maîtres", Muhyi-d-dîn Ibn 'Arabî (1165-1240) (que Dieu soit satisfait de lui). Ibn 'Arabî explique comment Dieu se connaît Lui-même, en Lui-même, par Lui-même, d'une connaissance qui constitue le secret inépuisable et ineffable de la vie divine, et qui est appellée l'effusion très-sainte (al-fayd al-aqdas). Mais Dieu désire partager la connaissance qu'Il a de Lui-même : "J'étais un Trésor caché et J'ai désiré être connu. Alors J'ai créé le monde" [19]. A l'origine de la création se trouvent donc le vouloir d'amour (irâdah) et la connaissance (ma'rifah). "Car la vision qu'a l'être de lui-même en lui-même n'est pas pareille à celle que lui procure une autre réalité dont il se sert comme d'un miroir : il s'y manifeste à lui-même sous la forme qui résulte du "lieu" de la vision" [20]. Aussi Dieu dit-il dans le Coran : "Je n'ai créé les jinns et les hommes que pour qu'ils M'adorent" [21]. Le secret de la création du monde et de la Prophétie qui l'éclaire résident donc dans l'adoration qui est, selon le commentaire de Ibn 'Abbâs, connaissance de Dieu par la reconnaissance que nous sommes serviteurs et que c'est bien Lui le Seigneur. Cette connaissance de Dieu par Dieu, à travers l'adoration que les créatures Lui portent, est appelée l'effusion sanctifiée (al-fayd al-muqaddas).

Mais les possibles connus de toute éternité par la Science de Dieu, qui constituent les entités immuables (al-a'yân ath-thâbitah), n'existent pas. Ils sont dans la non-existence ('adam). Par Miséricorde, Dieu, l'Etre absolu (al-Wujûd), les délivre alors de leur état de permanence non-existante (thubût) pour les amener à l'existence (wujûd). Ibn 'Arabî appelle "Expir du Tout-Miséricordieux" (nafas ar-Rahmân) le Souffle miséricordieux de nostalgie amoureuse qui relâche l'état de "contraction" dans lequel se trouvent les possibles. L'Expir porte l'ordre initial, "Sois (kun)!", qui est la semence du monde, dans les réceptacles des entités conçues par Dieu. Mais ces réceptacles ne sont eux-mêmes que le résultat de la connaissance divine des possibles par l'effusion très-sainte. C'est ainsi que Dieu donne l'être aux entités. L'être est, selon l'étymologie du mot arabe, ce que l'on "trouve" (wajada). En fait, puisque Dieu seul est, l'on ne "trouve" jamais les choses, mais l'Etre seul sous des présences (hadrah) différentes.

La première présence de Dieu est al-hâhût, l'Ipséité, qui est la présence de l'Unité inconnaissable (al-Ahadiyyah) de l'Essence divine. La deuxième présence est al-lâhût, la Divinité, présence de l'Unicité (al-Wâhidiyyah) du Dieu personnel qui se

manifeste. Elle est celle des Noms de Dieu. Puis viennent les différentes présences de la création, où les Noms divins manifestent leurs effets. En fait, toute qualité positive de Dieu est un Nom divin. Mais la Loi révélée nous en propose certains de préférence à d'autres, et il nous faut accepter cet ordre providentiel par soumission aux convenances spirituelles. Les Noms ont un sens (ma'nâ) et une forme (çûrah). Leur sens est le Nommé (al-Musammâ) qui est Dieu. Leur forme fait référence à tel ou tel attribut divin. En fait, les Noms ont aussi une autre forme, littérale, qui est "avec nous, dans notre souffle et dans les lettres que nous combinons". Ces formes littérales que nous pouvons prononcer constituent, selon Ibn 'Arabî, "les noms des Noms divins, et ils sont comme les vêtements sur les Noms. Nous exprimons les Noms divins à travers les formes de ces Noms dans notre souffle (nafas). (...) Les formes des Noms divins par lesquelles Dieu se mentionne Lui-même dans Sa Parole sont leur existence à l'intérieur du Nom ar-Rahmân" [22]. Ces formes sont à l'intérieur du Souffle, ou Expir, du Tout-Miséricordieux. Quant aux sens des Noms, qui appartiennent au Nom Allâh, ils sont en-dehors du contrôle de l'Expir.

Le Nom ar-Rahmân est celui qui fait référence aux formes des Noms. Quant au Nom Allâh, il est le Nom de la synthèse (ism al-jâmi') et désigne Dieu dans toutes les présences. Les Noms n'ont pas d'existence, si ce n'est à travers leurs propriétés. Dieu ne devient pas multiple à travers eux, de même qu'un seul homme peut être à la fois fils, époux et père, en fonction des relations qui le lient à autrui. Les Noms sont des relations (nisab) non-existantes entre la Réalité divine et la création. En effet, chaque entité n'est en fait qu'un ensemble de "prédispositions" (isti'dâdât) à se revêtir de certaines qualités divines, et se trouve ainsi soumise aux Noms selon sa contenance particulière.

Si la raison humaine bien conduite peut nous mener à l'affirmation de l'incomparabilité divine, seule la Révélation nous apporte l'affirmation paradoxale de la similitude divine, à travers les Noms. En effet, "les Noms divins sont l'isthme (barzakh) entre nous et le Nommé. Ils Le regardent puisqu'ils Le nomment, et ils nous regardent puisqu'ils nous octroient des effets attribués au Nommé. Ainsi ils font connaître le Nommé et ils nous font connaître" [23]. Ce lieu de connaissance où les entités se "revêtent des attributs divins" (at-takhalluq bi akhlâqi-Llâh) et où l'Etre se qualifie des propriétés des entités est l'Expir du Tout-Miséricordieux. L'ésotérisme islamique appelle encore ce lieu d'échange le Nuage (al-'amâ'). En effet, à la question : "Où était notre Seigneur avant qu'Il ne crée la création ?", le Prophète répondit : "Il était dans un Nuage, au-dessus et au-dessous duquel il n'y avait pas d'air (hawâ')" [24]. Ce lieu, qui est la première des créations de Dieu, constitue encore "le réel à partir duquel toute chose a été créée" (al-haqq al-makhlûq bihi kullu shay'), évoqué dans ce verset coranique : "Nous n'avons créé les Cieux et la Terre, et ce qui se trouve entre les deux, que par le réel (bi-l-haqq, ou le vrai, ou la Vérité).14" [25].

Ce réel (haqq) est, selon la doctrine du Soufisme, la réalité intime du Prophète, ou réalité muhammadienne (al-haqîqat al-muhammadiyyah). Le Prophète nous

apprend en effet : "J'étais prophète alors qu'Adam était entre l'esprit et le corps" [26]. La réalité muhammadienne irrigue la création entière, et se manifeste à travers la succession temporelle des prophètes et des envoyés, pour apparaître une dernière fois, de façon parfaite, en Muhammad : "J'ai été suscité depuis la meilleure génération des fils d'Adam, génération après génération, jusqu'à me trouver dans celle dans laquelle je suis actuellement" [27].

La réalité essentielle du Prophète s'identifie au Livre révélé lui-même, selon le hadîth rapporté par son épouse 'A'ishah qui disait de lui : "son caractère était comme le Coran" [28]. Il possède en effet, par la grâce de la Parole de Dieu, "un caractère immense (khuluq 'azhîm)"[29]. Les réalités métaphysiques des qualités divines se manifestent comme perfections des vertus et excellences des actions dans la personne du Prophète. Le revêtement des qualités divines se fait en lui selon le mode propre à l'homme. Les Noms de Majesté exaltant la transcendance divine, comme "Celui qui proclame Sa propre Grandeur" ou le "Très-Contraignant" (al-Mutakabbir, al-Jabbâr), sont réservés à Dieu seul et correspondent à des vertus réalisées "négativement" par l'humilité et la servitude. En revanche, les Noms de Beauté proclamant la similitude divine, comme le "Charitable" ou le "Très-Doux" (al-Barr, ar-Ra'ûf), doivent être réalisés "positivement" par l'homme. C'est donc tout l'itinéraire spirituel du croyant musulman, à l'imitation de l'exemple donné par le Prophète Muhammad, qui s'effectue dans la célébration des Noms divins.

Dans cette perspective, il convient surtout de se rappeler que l'enseignement du Soufisme n'est pas simplement théorique. La doctrine est proposée à l'attention du croyant pour être "vérifiée" ou "réalisée" (muhaqqaq), à travers la pratique de rites particuliers, qui servent de support à la concentration sur la présence de Dieu. Parmi ces rites, il faut citer en premier lieu la mention rythmique et répétée des Noms divins (dhikr-Allâh). Le Coran abonde en incitations au souvenir de Dieu : "La prière éloigne des turpitudes et des choses blâmables, mais le souvenir de Dieu est plus grand" [30]. Les docteurs de la Loi donnent à ces incitations une acception restreinte : pour eux, le croyant "se souvient" de Dieu à travers la lecture du Coran, ou d'invocations qui mentionnent le Nom de Dieu. Les soufis prennent cette injonction dans toute sa force et l'accomplissent avec une méthode précise. Ils obéissent ainsi au conseil que le Prophète donna à un bédouin qui se plaignait de ne pouvoir accomplir les commandements de la loi religieuse qu'avec difficulté: "Ne cesse pas de rafraîchir ta langue au souvenir de Dieu" [31].

La mention du Nom de Dieu polit le cœur et nettoie l'âme des "pensées errantes" dont nous sommes les esclaves plus ou moins consentants. Le cours impétueux de celles-ci ne peut s'arrêter sans une influence spirituelle qui vienne d'au-dessus de nous-mêmes. C'est ainsi que nous pouvons, selon le conseil prophétique, "mourir avant de mourir" [32], c'est-à-dire mourir à notre âme passionnelle et commencer notre voyage vers la réalisation (tahqîq) de la connaissance de Dieu. "N'est-ce pas au souvenir de Dieu (dhikr Allâh) que les cœurs s'apaisent" [33] ? Les maîtres incitent l'invocateur à passer du "souvenir de la langue" (dhikr al-lisân) au

"souvenir du cœur" (dhikr al-qalb), qui est concentration sur l'Invoqué seul, puis au "souvenir du secret" (dhikr as-sirr) qui est présence totale de l'être à Dieu et extinction en Lui. Mais alors, qui arrive au terme de la voie spirituelle, si la conscience de l'invocateur disparaît ? Le Soufisme nous enseigne que c'est Dieu seul qui S'invoque Lui-même, tout en mentionnant Son serviteur dans la permanence de Sa miséricorde, selon la promesse coranique: "Souvenez-vous de Moi, Je me souviendrai de vous" [34].

Abd-al-Haqq GUIDERDONI Directeur de l'Institut des Hautes Etudes Islamiques

NOTES ET RÉFÉRENCES

[1] Cette tradition se trouve, par exemple, dans les recueils de Bukhârî et Muslim.

[2] Coran 6:91.

[3] Coran 49:23.

[4] La tradition est rapportée avec plusieurs variantes par Suyûtî dans Al-Jâmi' aç-çaghîr.

[5] Coran 50:16.

[6] Coran 8:24.

[7] Coran 57:4.

[8] Coran 42:11.

[9] Coran 59:22-24.

[10] Tirmidhî.

[11] Coran 57:3.

[12] Coran 2:115.

[13] Coran 7:156.

[14] Coran 6:59.

[15] Coran 17:110.

[16] Bukhârî et Muslim.

[17] Coran 6:12.

[18] Bukhârî et Muslim.

[19] Cete tradition ne se trouve pas dans les recueils canoniques, mais elle est souvent citée par les soufis.

[20] Fuçûç al-Hikam, Trad. Titus Burckhardt, La Sagesse des Prophètes, Albin Michel, Paris.

[21] Coran 51:56.

[22] Al-Futûhât al-Makkiyyah II 396.30. Trad. William Chittick, The Sufi Path of Knowledge, SUNY.

[23] id. II 203.3.

[24] Tirmidhî et Ibn Mâjah.

[25] Coran 15:85.

[26] Tirmidhî.

[27] Bukhârî.

[28] Muslim.

[29] Coran 68:4.

[30] Coran 29:45.

[31] Tirmîdhî.

[32] Tirmidhî.

[33] Coran 13:28.

[34] Coran 2:152.

Bulletin Interactif du Centre International de Recherches et Études transdisciplinaires n° 14 - Avril 1999

Le culte des saints au Proche-orient (partie 1)

Eric "Younès" Geoffroy (dimanche 29 décembre 2002)

« Les ’ulama’ sont les héritiers des prophètes » : ce hadith illustre parfaitement notre propos 2, si l’on précise que, pour les soufis, les ulama’ visés par cette tradition ne sont pas de simples « savants », mais les « connaissants », les « gnostiques », c’est-à-dire les saints. L’héritage prophétique pré-islamique 3 n’apparaît nulle part autant qu’au Proche-Orient, berceau des monothéismes. Le fait que les saints musulmans héritent spirituellement des prophètes4 doit être lié à l’enseignement du maître andalou Ibn Arabi suivant lequel le nabi (prophète) ou le rasul (envoyé) est avant tout un wali (saint)5. La dévotion populaire, nous le verrons, concorde sur ce point avec la doctrine du soufisme.

Grâce à sa proximité des lieux saints du Hedjaz et sa position centrale dans l’aire musulmane, notre région se distingue également par le fait qu’un grand nombre de personnalités de la première période de l’Islam y sont enterrées. Muhammad aurait ainsi vanté les vertus du Bilad al-Sam à ses Compagnons et les aurait incité à s’y établir ; ceci, ainsi que l’expansion précoce de l’Islam en Syrie, explique la présence importante des tombes de Sahaba. Par ailleurs, l’imam ’Ali et son fils al-Husayn ont connu le martyr en Irak, et d’autres membres de la famille du Prophète reposent à Bagdad et à Damas. De la nébuleuse chiite, partie d’Irak, sont sorties, outre les duodécimains, des sectes communément appelées « extrémistes ». Si ces sectes n’adhèrent pas à l’orthodoxie - qu’elle soit sunnite ou chiite -, elles appartiennent de près ou de loin à la sphère de l’Islam ; c’est pourquoi nous avons inclu dans cet article les Alaouites et les Druzes. Les Yézidis occupent une position plus marginale encore, mais sur la question du culte des saints leur cas, comme celui des sectes chiites, apporte un élément de comparaison intéressant avec ce qui se pratique en milieu sunnite. En outre, le voisinage des deux autres religions monothéistes contribue à former une véritable mosaïque cultuelle dans la région, source évidente d’influences réciproques en ce qui concerne notre sujet.

De ce qui a été dit découle une autre caractéristique : venant après les prophètes, les Compagnons et les Alides, les « saints musulmans », au sens habituel de l’expression, ne représentent que la dernière strate de la superposition de la walayaau Proche-Orient.

Divers termes désignent en arabe le tombeau d’un saint, mais les fidèles du Proche-Orient affectionnent particulièrement celui de maqam.. Ce dernier signifie en théorie « cénotaphe », c’est-à-dire un tombeau vide perpétuant la mémoire d’un saint mort ailleurs, mais dans la pratique le saint est souvent réellement inhumé en cet endroit. Les Irakiens utilisent fréquemment le mot marqad, tandis que celui de hadras’applique uniquement aux prophètes, en Palestine. Le mashad indique un martyrium en milieu sunnite, et un mausolée d’Alide chez les chiites, les Imams et leurs familles étant considérés par ceux-ci comme des martyrs. Le terme mazar, quant à lui, qualifie tout sanctuaire faisant l’objet de visites pieuses (ziyara).

1 - Les lieux de culte.

Au Proche-Orient, la topographie spirituelle présente une double configuration : tantôt la praesentia du saint élit domicile au coeur de la ville, parmi les hommes, tantôt elle se niche dans la nature sauvage et fait corps avec le monde minéral.

a) La densité historique de notre région ainsi que sa vocation urbaine très ancienne expliquent la position centrale qu’occupent nombre de sanctuaires dans la cité. Dressés le plus souvent sur des vestiges pré-islamiques, ils ont généré la vie autour d’eux, donnant parfois naissance à de nouvelles phases de l’histoire de leur ville. La relique du prophète Yahya (Jean-Baptiste) n’a pas déterminé la construction de la mosquée des Omeyyades de Damas, puisque sa tête aurait été découverte fortuitement lors des travaux, sous le califat d’al-Walid (m. 97 / 715) ; mais de nos jours encore la baraka du sanctuaire irrigue l’immense édifice de la mosquée enchâssé dans la ville intra-muros. Le prophète Zakariyya (Zacharie), père de Yahya, joue un rôle identique dans la grande mosquée d’Alep, mais à un moindre degré. A Jérusalem, le Dôme du Rocher consacre la précellence de Muhammad, car la tradition rapporte qu’il y dirigea la prière devant les autres prophètes, avant d’effectuer son « Ascension » (Mi’rag) ; l’édifice témoigne également du triomphe de l’Islam naissant, de l’élan « civilisateur » donné par les Omeyyades. Par la suite, les anbiya’ vont partager avec les awliya’ la ferveur des pèlerins ; légitimé par la théologie acharite, le culte des saints acquiert droit de cité ; cette évolution se matérialise par l’édification de sanctuaires mais aussi par la diffusion de la littérature hagiographique et d’ouvrages doctrinaux à but apologétique ; cette évolution est particulièrement nette à Bagdad, à partir du IVe / Xe siècle6.

La reconnaissance de ce culte par le califat abbaside se mue, lorsque pointent les périls franc et mongol, en incitation ouverte dictée par la tactique politique. Dans leBilad al-Sam particulièrement exposé, la présence du saint signifie avant tout affirmation de la souveraineté de l’Islam sur son territoire. Le sultan mamelouk Baybars (m. 676 / 1277) avait bien perçu ce fait, puisqu’il fit élever en Palestine des complexes monumentaux sur les maqam-s de Musa (Moïse) et de Salih, le prophète du peuple de Thamoud. Baybars créa également des fêtes saisonnières (mawsim) sur ces lieux, dédiées à ces personnages : les populations musulmanes devaient s’y rendre nombreuses et armées, pour impressionner les pèlerins chrétiens orthodoxes qui déferlaient à Pâques vers Jérusalem7. Par ailleurs, l’effervescence qui règne dans la grande mosquée de Homs provient de la présence de Halid Ibn al-Walid (m. 21 / 642), Compagnon et chef de l’armée musulmane ayant permis la conquête de la Syrie par sa victoire sur le Yarmouk en 15 / 636. De même, la dévotion que les Damascènes manifestent à l’égard de cheikh Arslan (m. vers 541 / 1146) s’explique en grande partie par le fait que le saint ait bâti son ribat à l’endroit où Halid aurait établi son camp lors de la prise de la ville en 14 / 635. Selon la tradition, la première mosquée de Damas aurait été élevée sur ce lieu. En outre, de son ribat qui se trouvait extra-muros, le cheikh a mené le gihad contre les Francs, ce qui lui a valu le surnom de « protecteur de la terre et de la Syrie » (hami l-barr wa l-Sam)8. De nos jours encore, la mosquée de cheikh Arslan est située à la lisière du quartier chrétien de Bab Tuma.

Seuls les prophètes ou les grands saints bénéficient d’ensembles funéraires comprenant une salle de prière adjacente, appelée musalla, masgid ou même gami . Généralement, de tels édifices ne sont pas bâtis dans des cimetières préexistants, en vertu d’un hadith interdisant de « choisir les tombes comme mosquées »9 ; cette règle souffre toutefois de nombreuses exceptions, notamment à Bagdad où les dômes de soufis comme Ma’ruf al-Karhi et Gunayd ponctuent la nécropole de Karh. Hormis les cas particuliers de Zakariyya et de Yahya, les sanctuaires de prophètes les plus importants se trouvent en Palestine. Mais, par leur éloignement dans le temps, lesanbiya’ ont laissé peu de traces matérielles, et leur présence dans la tombe que la tradition leur a assignée est loin d’être sûre. Leur ancrage dans la cité en pâtit donc, mais non le statut privilégié dont ils jouissent dans l’ensemble du Proche-Orient.

Par contre, l’histoire des awliya’ est étroitement liée à celle de leur ville. Qu’ils en soient natifs ou qu’ils aient choisi d’y résider - tel Ibn Arabi à Damas -, dans tous les cas ils honorent la ville. Une familiarité de longue date, tissée par les ziyarat mais aussi par la vision nocturne de saints et leur mention fréquente dans la vie quotidienne, existe entre eux et la population, au point que celle-ci les a élus « saints patrons ». A Damas, cheikh

Arslan et Ibn ’Arabi se partagent l’attraction spirituelle, le premier étant lié à la ville intra-muros et à la mosquée des Omeyyades, le second régissant les pentes du Mont Qassyoun. L’axe établi par le mausolée du maître andalou (m. 638 / 1240) et, en allant vers le nord, par les sanctuaires plus récents de ’Abd al-Gani al-Nabulusi (m. 1143 / 1731) et du cheikh kurde naqshbandi Amin Kuftaru (m. 1938) trace comme une ligne de démarcation entre l’univers de la montagne et celui de la ville. Ibn Arabi détient la préséance tant doctrinale que temporelle, car les deux autres saints ont été marqués par son enseignement. Des séances de dikr soufi se tiennent régulièrement dans ces maqam, mais la mosquée du cheikh Kuftaru, qui représente le poumon du quartier kurde de Damas, est maintenant la plus active. Au-dessus de la tombe du cheikh s’élève un immense bâtiment abritant un institut d’études religieuses, des dortoirs, des appartements et bien sûr une vaste salle de prières ; plusieurs centaines de personnes entrent et sortent chaque jour de cette ruche.

Les grands sanctuaires urbains portent la marque de la ferveur, mais aussi des luttes religieuses et idéologiques qui tirent parti du charisme des saints. Si la Syrie a vu s’affirmer l’identité musulmane contre les Croisés, Bagdad, quant à elle, a été le théâtre de rivalités séculaires entre sunnisme et chiisme. L’imam Abu Hanifa et le cheikh ’Abd al-Qadir al-Gilani, plus particulièrement, ont représenté et représentent encore des enjeux importants. Lorsqu’il prit Bagdad aux Séfévides, en 941 / 1534, l’Ottoman Soliman le Magnifique trouva les mausolées de l’imam et du cheikh détruits ; celui d’Abu Hanifa était de plus couvert d’immondices10. Quelques vingt ans plus tôt, Sélim, le père de Soliman, avait découvert le maqam d’Ibn ’Arabi à Damas dans un état similaire, et avait aussitôt ordonné la construction du sanctuaire actuel ; mais les adversaires étaient ici les « hommes de la lettre », les fuqaha’ 11. Soliman suivit l’exemple de son père, édifiant une mosquée et une madrasa à côté de la tombe d’Abu Hanifa, une grande mosquée et un imaret pour nourrir les pauvres près de la coupole d’al-Gilani 12. Les deux mausolées de Bagdad furent à nouveau saccagés par les troupes séfévides en 1623, puis restaurés après la reconquête ottomane de 1638... La ziyara qu’effectuent de nos jours de nombreux Turcs revêt donc à leurs yeux une grande portée symbolique, car elle commémore la lutte anti-chiite que mena la Sublime Porte. Dans le sillage de l’Empire ottoman, les Turcs se réclament en effet exclusivement du rite juridique hanafite et vouent une profonde vénération à leur imam ; quant à leur pèlerinage chez le maître de la Qadiriyya, il ne fait que s’inscrire dans la dévotion générale pour le saint, qui fera l’objet de notre étude de cas.

Les lieux saints chiites du sud de l’Irak sont eux aussi convoités, tant par les croyants que par les puissances du Moyen-Orient. Saddam Hussein a pu ainsi faire rénover les sanctuaires grandioses que sont Najaf et Kerbela - lieux de sépulture de l’imam ’Ali et de son fils al-Husayn - tout en réprimant la communauté chiite 13. La dévotion chiite trouve son expression dans la centralité des mausolées alides, situés au milieu d’une grande cour (sahn). L’analogie avec la Ka ba est frappante, d’autant plus que les pèlerins effectuent par trois fois la circumambulation (tawaf) autour du sanctuaire ; comme à la Mecque, on fait accomplir ce rite aux défunts en les transportant dans de précaires cercueils en bois. La munificence de ces « seuils sacrés » (atabat muqaddasa), aux coupoles et minarets resplendissant d’or, n’a pas son pareil au Proche-Orient. Ils sont insérés au coeur de l’habitat, et le contraste n’en est que plus grand avec « la ville basse essentiellement construite en terre » 14. A proximité de Damas reposerait Sitt Zaynab, fille de l’imam ’Ali, dans une bourgade qui porte son nom. Or, la facture de ce mausolée et la répartition de l’espace sont rigoureusement semblables à celles des lieux saints d’Irak, c’est-à-dire purement persanes. Les liens unissant les régimes de Téhéran et de Damas ont en effet permis aux artisans iraniens envoyés en Syrie de travailler dans les meilleures conditions. Le chiisme a désormais pénétré au coeur de la vieille ville de Damas, à deux pas des Omeyyades, par la mosquée récemment terminée de Sayyida Roqayya, fille de Husayn : la topographie spirituelle recèle décidément une dimension géo-politique...

Restons dans l’univers du chiisme, pour remarquer que les mazar -s des Alaouites de Syrie ne sont pas orientés vers la Mecque. De fait, étant donné que les membres de cette secte n’accomplissent pas la prière rituelle (al-salat), ces lieux ne contiennent pas de salle de prière ; il ne s’agit d’ailleurs que d’édicules disséminés dans la montagne.

La praesentia des saints, avons-nous dit, génère la vie autour d’elle. De fait, Najaf, à l’origine « hauteur stérile en forme de plateau » 15, est depuis longtemps un des plus grands centres de l’enseignement islamique, avec ses nombreux instituts religieux et ses bibliothèques. Les plus grands savants chiites (mugtahid, marga’) y ont résidé, dont Khomeyni. L’effervescence religieuse ne saurait y être dissociée, comme ailleurs dans le monde musulman, d’une activité mercantile intense 16. Al-Harawi (m. 611 / 1215) présente Kerbela comme un village, alors que la ville actuelle compte plus de quatre-vingt mille habitants, auxquels s’ajoutent les cent mille pèlerins durant le mois de Muharram 17. En milieu sunnite, les environs des sanctuaires urbains peuvent connaître un développement considérable ; la coupole d’al-Gilani à Bagdad, affirme L. Massignon, « est entourée d’une véritable cité de qadiryin »18, tandis que le quartier kurde de Damas prospère entre ses deux pôles spirituels, le cheikh Amin Kuftaru au sud et le cheikh Halid Naqsbandi au nord. F. De Jong constate de son côté que la présence d’Abraham et des autres patriarches à Hébron a eu pour conséquence la concentration d’un grand nombre de zawiya-s dans les alentours19.

Plus fréquemment, le wali donne son nom au quartier dans lequel il est enterré. Sur la rive gauche du Tigre, celui d’al-A’zamiyyeh - autrefois un village indépendant de Bagdad - s’appelle ainsi en l’honneur d’al-imam al-a’zam Abu Hanifa, et une porte plus au sud a été nommée Bab al-Mu’azzam20. Sur l’autre rive du fleuve, fait face à l’A’zamiyyeh le faubourg de Kazimayn, du nom de Musa Kazim, descendant de ’Ali, et de son petit-fils Muhammad al-Gawad : les septième et neuvième Imams chiites sont enterrés sous deux coupoles dorées jumelles. A Hébron, il existe un « quartier ’Ali al-Bakka’ » qui rappelle la faveur dont a joui ce cheikh (m. 670 / 1271) auprès des premiers Mamelouks21. On ne saurait passer sous silence le quartier « cheikh Muhyi l-din » à Damas ; le mausolée d’Ibn ’Arabi s’y trouve enserré dans un réseau étroit de venelles qui abrite un des marchés les plus fréquentés de la ville.

Les hommes recherchent le voisinage des sanctuaires de leur vivant mais aussi après leur mort, dans l’attente de la vie future. Le cimetière deWadi al-salam, à Najaf, constitue la plus vaste et la plus spectaculaire nécropole de notre zone. Beaucoup de chiites s’y rendent âgés ou malades pour y mourir, ou demandent à s’y faire inhumer22. Cet immense chaos de tombes bigarrées ne cesse d’accueillir des cercueils déchargés des toits de voitures ou d’autobus, et la ville connaît une intense activité dans le domaine de l’industrie funéraire23. Les chiites croient en effet que ceux qui sont enterrés à Najaf ou à Kerbela ne goûtent pas les tourments d’outre-tombe ; à cet égard, l’attraction qu’exerce sur eux le mausolée de l’imam ’Ali est comparable au désir qu’éprouvent les musulmans en général de reposer près du Prophète à Médine. A Bagdad, les affinités existant entre les saints et différents corps sociaux déterminaient une répartition assez nette des lieux de sépulture ; ainsi la vieille aristocratie se faisait enterrer près de Ma’ruf al-Karhi ou de Gunayd, tandis que les esclaves noirs allaient près d’al-Hallag, « le saint proscrit »24. Nombre de hanbalites sont inhumés à l’ombre d’Ibn al-Hanbal, et il en va de même pour les hanafites autour d’Abu Hanifa25. Les membres de la tariqa Qadiriyya, quant à eux, n’ont rapidement plus trouvé place dans l’enceinte du sanctuaire de leur maître éponyme, et reposent le plus souvent dans le cimetière de Ma’ruf al-Karhi.

A Damas, cheikh Arslan a attiré depuis des siècles ’ulama’ et soufis, qui se faisaient enterrer près de son maqam selon un rite de passage très précis : les Damascènes effectuaient pour eux la prière des morts à la mosquée des Omeyyades, puis le cortège - souvent gigantesque - s’ébranlait jusqu’à « cheikh Arslan ». Ce rite fut encore suivi récemment, car le saint le plus populaire de la ville au XXème siècle, Ahmad al-Harun,

fut enseveli en 1962 dans le sanctuaire même de cheikh Arslan, tandis que la tombe du savant Muhammad Salih Farfur, décédé en 1986, se trouve dans l’antichambre.

b) En contraste avec ces foyers urbains, il existe au Proche-Orient des sanctuaires totalement intégrés aux mondes minéral et végétal. D’une région à l’autre, de nombreuses coupoles, souvent de taille modeste, coiffent les sommets des collines et des montagnes. En pays yézidi26, ces lieux saints font tellement corps avec le paysage que des légendes affirment que Dieu les a créés en même temps que le mont qui les porte27. Les tells du Djebel druze sont surmontés de petits cénotaphes de forme pyramidale et au sommet blanchi à la chaux ; ils sont principalement dédiés aux prophètes et à Hadir28. De même, le maqam du Nabi Yunus (le prophète Jonas) couronne le plus haut sommet de la montagne alaouite (environ 1200 m. d’altitude)29. Il est tentant d’expliquer la position surélevée de ces mazar-s par la marginalité dogmatique de ceux qui les vénèrent : les Alaouites et les Druzes, notamment, ont fui le sunnisme conquérant de la plaine.

Cependant, l’islam sunnite est lui aussi sensible au symbolisme spirituel de la montagne. Les Syriens considèrent depuis fort longtemps la chaîne du Liban comme le refuge des abdal, catégorie de saints qui, selon le Prophète, résiderait dans le Bilad al-Sam 30. Quant au mont Qassyoun, où plusieurs centaines de prophètes auraient séjourné ou seraient morts 31, les poètes damascènes en célèbrent les vertus 32, et certains cheikhs parcouraient ses pentes chaque vendredi, marchant pieds nus « par respect pour les savants et les saints qui y sont enterrés » 33. Presque au sommet du Qassyoun, au-delà de tout habitat, se trouve le « Sanctuaire des Quarante » (Maqam al-Arba’in) ; cet ensemble comprend notamment une salle avec quarante niches (mihrab) attribuées tantôt à des prophètes tantôt aux abdal, ainsi que la Grotte du sang (magarat al-dam) où Caïn aurait tué Abel. Dans celle-ci, on peut voir une cavité naturelle représentant la gueule de la montagne, où l’on distingue nettement une langue énorme et de solides dents ; l’orifice en a été peint en rouge vif... De deux endroits du plafond de la grotte coulent les « larmes » du Qassyoun pleurant Abel : l’osmose entre les règnes minéral et humain est ici totale. En outre, la rougeur des roches entourant le maqam atteste, selon la tradition damascène, que le premier meurtre de l’humanité a bien eu lieu en cet endroit 34

1. Notre étude porte sur le Bilad al-Sam (Jordanie, Liban, Palestine-Israël, Syrie) et sur l’Irak.

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2. Le texte complet du hadith figure dans Suyuti, Al-Gami ’ al-sagir, n° 5705.

3. Le terme pré-muhammadien conviendrait mieux, car les prophètes précédant Muhammadsont tous considérés comme muslimun , c’est-à-dire « soumis à la Loi divine ».

4. Cf. Michel Chodkiewicz, Le Sceau des saints, Paris, 1986, chapitre V.

5. Ibn Arabi, Kitab al-qurba, p.9, édité dans les

6. Cf. L. Massignon, « Les saints musulmans enterrés à Bagdad », dans Revue de l’Histoire des Religions, t. LVIII, n°1, 1908, pp.332-334.

Rasa’il Ibn ’Arabi, Haydarabad, 1948.

7. Cf. Tewfik Canaan, Mohammedan Saints and Sanctuaries in Palestine, Londres, 1927 (reprod. Jérusalem, 1982), p.299 ; Nabil Halid al-Aga,

8. Cf. ’Izzat Hasriyya, Al-Sayh Arslan al-Dimasqi, Damas, 1965, pp.101-106. La connotation du gihad est tellement attachée à cheikh Arslan que, selon l’auteur, la simple invocation de son nom par les résistants syriens au mandat français suffisait à ranimer leur ardeur.

Mada’in Filistin, Beyrouth, 1993, p.141.

9. Cette tradition est notamment rapportée par Buhari et Muslim.

10. Ibn Battuta écrit que lorsqu’il visita Bagdad, la zawiya d’Abu Hanifa était la seule de la ville à servir de la nourriture aux passants ; cf. sa

11. Notons que la vindicte chiite s’affiche à l’heure actuelle à Damas, car plusieurs habitants de la ville nous ont assuré que beaucoup d’Iraniens effectuant une ziyara à Damas allaient sur la tombe du calife omeyyade Mu’awiya, près de la grande mosquée, pour l’insulter et y verser des détritus. On sait que ce calife s’opposa à ’Ali b. Abi Talib, notamment à Siffin.

Rihla, Beyrouth, 1968, p.220.

12. A Damas, la cantine populaire élevée en face du mausolée d’Ibn ’Arabi s’appelait la Takiyya Salimiyya.

13. Yann Richard, L’Islam chi’ite, Paris, 1991, p.152.

14. Pierre-Jean Luizard, La formation de l’Irak contemporain, Paris, 1991, pp.144-145 en ce qui concerne Najaf, p.149 pour Kerbela.

15. E.I.2, III, 871.

16. P. J. Luizard, op. cit., pp.141-144.

17. Cf. Abu l-Hasan ’Ali al-Harawi, Guide des lieux de pèlerinage, traduit et annoté par Janine Sourdel-Thomine, Damas, 1957, p.175 ; E.I. 2, art. Karbala’, IV, 665.

18. Cf. « Les saints musulmans », p.330.

19. Cf. « The Sufi Orders in Nineteenth and Twentieth-Century Palestine », dansStudia Islamica LVIII, 1983, p.173.

20. Cf. G. Le Strange, Baghdad during the Abbasid Caliphate, Oxford, 1900, pp.192, 282, 349 ; L. Massignon, op. cit., p.336. En 567 / 1171, un voyageur occidental visitant Bagdad évoquait le « quartier populaire d’Abu Hanifa » ; cf.E.I. 2, I, 928.

21. Sur al-Bakka’ et sa zawiya, cf. Mugir al-din al-’Ulaymi (m. 928 / 1521), Al-Uns al-galil bi-tarih al-Quds wa l-Halil, Le Caire, 1866, pp.425, 492.

22. Un rapport britannique de 1911 mentionne le chiffre de six mille dépouilles inhumées par an dans le grand cimetière de Najaf (P. J. Luizard, op. cit.,, p.165). Selon les auteurs chiites, seule l’argile avoisinant la tombe de Husayn, à Kerbela, a des vertus curatives (cf. D. M. Donaldson, The Shiite Religion, Londres, 1933, p.90).

23. P. J. Luizard,

24. L. Massignon, « Les pèlerinages populaires à Bagdad », dans Revue du Monde Musulman, 1908 n°6, p.648.

op. cit., p.166.

25. E.I. 2, VI, 121 (art. Makbara).

26. Les Yézidis forment une secte issue de l’Islam, mais ayant intégré beaucoup d’éléments syncrétiques ; ils habitent la montagne kurde au nord-ouest de Mossoul.

27. Cf. Roger Lescot, Enquête sur les Yezidis de Syrie et du Djebel Sindjar, Beyrouth, 1938, p.78.

28. Cf. N. Bouron, Les Druzes, Paris, 1930, p.286.

29. Cf. Hasim ’Utman, Al-’Alawiyyun bayna l-ustura wa l-haqiqa, Beyrouth, 1985, p.227.

30. Cf. par exemple Galal al-din al-Suyuti, Al-Hawi lil-fatawi, Beyrouth, s.d. (nouvelle édition), II, 456-458.

31. Les chiffres varient considérablement suivant les auteurs.

32. Cf. Mahmud al-’Adawi (m. 1032 / 1622),

33. Cf. Musa Saraf al-din Ibn Ayyub, Al-Rawd al-’atir fima tayassara min ahbar ahl al-qarn al-sabi ’ ila hitam al-qarn al-’asir, écrit en 999 / 1590, ms. Damas, fol.225a.

Kitab al-ziyarat bi-Dimasq, Damas, 1956, pp.5, 8.

34. Sur le maqam, voir Ibn Battuta, Rihla, p.97 ; Muhammad Amin,

Al-’Iqd al-tamin fi Maqam al-Arba’in, Damas, s.d. Un autre mausolée d’Abel se trouve au sommet d’une colline, près de la route conduisant de Damas au Mont Liban.

Le culte des saints au Proche-orient (partie 2)

Eric "Younès" Geoffroy (lundi 13 janvier 2003)

La Palestine connaît également un "Martyrium des Quarante" (Mashad al-Arba’in), situé au sommet du Mont Rumada près d’Hébron1 ; bien que ce lieu soit révéré, aucune tradition écrite n’y fait référence. Relevons un autre cas de montagne sacrée, suite à un épisode de l’histoire des prophètes : les Kurdes croient que l’Arche de Noé a échoué sur le massif montagneux du Gudi (ou Djudi), à la frontière entre l’Irak et la Turquie, près de la ville de Gazira, et une des revues musulmanes kurdes porte le nom de la montagne2. Le Coran (XI, 44) évoque en effet une montagne pareillement nommée, mais celle-ci se trouve en Arabie ; les musulmans ont par la suite transféré ce nom au mont de Mésopotamie. Il existe encore sur le Djudi un sanctuaire en ruine, appelé Safinat nabi Nuh (« le bâteau du prophète Noé »), qui est honoré par les croyants des trois religions monothéistes3.

Les croyants vénèrent les empreintes de prophètes conservées dans la roche, car elles constituent bien souvent les seules traces matérielles du passage de ceux-ci en ce monde. L’homme peut ainsi traverser en toute impunité les siècles et les millénaires. Le Rocher de Jérusalem (18 m. de long sur 14 de large), qui forme le sommet du mont Moriah, joue de ce point de vue un rôle tout à fait particulier : Abraham s’y est rendu pour sacrifier son fils, le Saint des Saints du temple de Salomon est localisé à cet endroit, et c’est de là que Muhammad accomplit sonMi’rag. Ce rocher condense à lui seul la sainteté du Masgid al-aqsa, ainsi que les énormes enjeux politiques et stratégiques qui en découlent : nous avons vu comment les Omeyyades lui ont rapidement donné une marque islamique4. Dans la banlieue sud de Damas, le Masgid al-aqdam (ou al-qadam, c’est-à-dire « le pied ») abriterait également une roche ayant gardé l’empreinte du pied de Moïse ou de Muhammad. Ibn Battuta rapporte qu’il assista en 749 / 1348 à la longue procession des Damascènes - âges, sexes et religions confondus - venus implorer Dieu de les délivrer de la grande peste (al-ta’un al-a’zam), mais à notre époque le sanctuaire n’a plus guère d’importance5.

Grotte et montagne sont fréquemment associées dans la topographie sacrée, la première figurant l’intérieur ou le ventre de la seconde. Nous en avons eu l’illustration avec le Maqam al-Arba’in, et n’oublions pas qu’avant la révélation Muhammad se retirait dans une grotte (gar Hira’) située au sommet du Gabal al-Nur dominant la Mecque. Le Prophète aurait d’ailleurs affirmé : « Chaque prophète a une grotte qui lui est assignée » 6. En Palestine et en Syrie, les gar ou magara foisonnent, mais concernent exclusivement les prophètes7. Pour les plus importants d’entre eux, une coupole et une mosquée recouvrent la grotte. C’est le cas du prophète Salih, enterré à Ramlé sous la Mosquée Blanche (al-gami’ al-abyad) 8, mais aussi et surtout d’Ibrahim. Sa naissance aurait eu pour cadre une grotte, vénérée tantôt à Urfa (l’ancienne Édesse), à la frontière turco-syrienne9, tantôt à Damas (Berzé), au pied du Qassyoun10. L’inhumation du patriarche et de sa famille dans la grotte de Makpala à Hébron est davantage attestée, mais les pèlerins des trois religions n’ont accès qu’aux cénotaphes qui se trouvent en surface. Notons enfin un symbolisme proche de la grotte dans le chiisme duodécimain : les Irakiens appartenant à cette branche de l’Islam croient en effet que l’occultation du douzième Imam, le « Mahdi attendu », a eu lieu en 261 / 874 dans un souterrain (sirdab) localisé à Samarra. Une mosquée a été bâtie sur cette pièce souterraine, appelée Gaybat al-Mahdi11.

L’eau qui ruisselle ou jaillit à proximité des sanctuaires est considérée comme sacrée, car émanant de la terre qui porte le saint. Le puits de cheikh Arslan à Damas, la source du Nabi Ayyub (Job) dans le Hawran ou celle du Nabi Yunus près de Ninive, le bassin de Sitti

Maryam (Marie) à Jérusalem...12 : toutes ces eaux ont, ou avaient, des vertus curatives multiples ; elles sont polyvalentes, comme le remarque A. Dupront à propos de l’eau de Zemzem à la Mecque13. Toutefois, les maladies pour lesquelles les pèlerins les sollicitent se résument essentiellement à la stérilité, la fièvre et l’eczéma14. Les habitants de la région d’Alep rendent visite à cheikh Rih, dans le village de Yal Baba, car l’eau de sa source est réputée guérir des rhumatismes ; ce type d’affections a pour nom al-rih en dialecte alépin, et le saint - s’il a jamais existé - a donc été appelé du nom de la maladie dont il soulage.

La présence de l’eau génère celle de l’arbre. Cette association concerne surtout lesmazar-s des zones rurales ou montagneuses. En pays alaouite, chaque sanctuaire est jumelé à un arbre gigantesque et millénaire (un chêne, généralement). Dans la montagne kurde et dans la campagne palestinienne, les fidèles enroulent des bandes d’étoffe aux branches en guise d’ex-votos15. La végétation du mausolée appartient au saint, et nombreuses sont les anecdotes dans lesquelles le wali apparaît en vision à l’impudent qui a coupé de son bois, et lui adresse des menaces16.

2 - L’héritage pré-musulman.

Les lignes qui précèdent témoignent amplement de la vitalité du patrimoine prophétique. Rappelons qu’aux yeux des musulmans ce patrimoine est autant coranique que biblique, car si le Livre de l’Islam ne mentionne nommément que vingt-sept prophètes, le hadith stipule qu’il y en eut 124.000, dont 313 envoyés (rasul). Ouvrir cette perspective était nécessaire, notamment pour expliquer le foisonnement des sanctuaires attribués aux prophètes en Palestine. Celle-ci est considérée en Islam comme une terre sainte (ard muqaddasa)17, et le Prophète et ses Compagnons prièrent durant environ seize mois en direction de Jérusalem. Les sources attribuent par ailleurs à la Syrie et à Damas beaucoup de vertus et de bénédiction, mais réservent la sainteté à la Palestine : Jérusalem s’appelle en arabe al-Quds ou Bayt al-maqdis (de la racine QDS)18. A l’époque médiévale, la visite des lieux saints du Hedjaz était souvent précédée ou suivie de celle des sanctuaires de Jérusalem et d’Hébron, et le Syrien Ibn Taymiyya, luttant contre les excès dévotionnels de ses contemporains, rappelle le hadith selon lequel le croyant ne doit entreprendre de voyage pieux que pour se rendre aux mosquées de la Mecque, Jérusalem et Médine19.

Divers indices confirment la précellence des prophètes en matière de sainteté, dans le passé comme de nos jours. Les fatwas dans lesquelles le même Ibn Taymiyya stigmatise la ziyarat al-qubur concernent davantage les pèlerinages aux prophètes qu’aux awliya’, et lorsque son contemporain Ibn Battuta relate son périple dans leBilad al-Sam, il évoque beaucoup plus les premiers que les seconds20. Dans le Uns galil écrit en 900 / 1494, les notices sur les cheikhs tiennent une place dérisoire par rapport aux nombreuses pages consacrées aux anbiya’21. Cette préséance se concrétise sur le terrain. En Palestine, les sanctuaires les plus grands sont ceux des prophètes, et les fidèles sollicitent ceux-ci en premier lieu dans leurs invocations et leurs voeux22. Durant notre enquête, nous avons été frappé par le peu d’importance accordée aux awliya’ de cette région. Ainsi nos informateurs n’ont pas fait mention de ’Ali Nur al-din al-Yasruti (m. 1899), cheikh soufi qui a pourtant eu un grand rayonnement depuis sa zawiya de ’Akka (Acre) où il est enterré 23. Cette lacune s’explique d’abord par la faible ampleur du mouvement soufi en Palestine aux XIXe et XXe siècles - la Yasrutiyya faisant ici exception24 -, mais surtout par la présence des prophètes. « Nous n’avons pas besoin des saints, nous a fait remarquer un interlocuteur, car les anbiya’ sont là ».

Les soufis, c’est-à-dire les saints virtuels de l’Islam, puisent eux-mêmes à la source prophétique et en retirent une assistance spirituelle. Certains cheikhs damascènes affirment ainsi que le « conseil des saints » (diwan al-awliya’) du Bilad al-Sam se réunit - en esprit seulement - auprès de Yahya dans la mosquée des Omeyyades ; ce prophète

présiderait l’assemblée chaque vendredi avant la prière de la gumu’a. La vision (al-ru’ya), qui constitue un autre événement spirituel se déroulant dans le monde subtil, atteste également des liens existant entre anbiya’ et awliya’. Muhammad Ibn Abi l-Lutf (m. 993 / 1585), qui fut mufti à Jérusalem, participa un jour chez un soufi à un dikr durant lequel il vit l’entité spirituelle (ruhaniyya) du prophète Ibrahim sortir de sa tombe et participer à la séance25. De manière générale, les mystiques de l’Islam se montrent les plus réceptifs à l’héritage prophétique que le commun des croyants. A Berzé, une famille de rifa’is veille sur la grotte où serait né Ibrahim ; chaque semaine se tient dans la mosquée adjacente une nawba qui ressemble sans doute à celle d’Hébron que condamnait Ibn Taymiyya. Non loin de là, les soufis et les ulama’ venaient passer jusqu’à une époque récente plusieurs jours en retraite au Maqam al-Arba’in, sur ce Qassyoun qui aurait servi de refuge à tant de prophètes26.

Les auteurs stipulent toutefois que seuls les prophètes Muhammad et Ibrahim reposent de façon certaine l’un à Médine et l’autre à Hébron, le lieu de sépulture des autres étant purement conjectural 27. Les musulmans visitent bien le Saint Sépulcre (kanisat al-qiyama) à Jérusalem, mais selon le dogme islamique officiel Jésus n’a pas été crucifié : il a été enlevé aux cieux d’où il descendra à la fin des temps pour combattre l’Antéchrist. L’imprécision quant au lieu d’enterrement des prophètes explique le grand nombre de maqam parfois attribué à un seul nabi. Limitons-nous à quelques exemples : la tombe de Moïse se trouverait à la fois près de Jéricho et à Damas 28 ; celle de Josué (Yusa’ b. Nun) à Tripoli, à Naplouse, à al-Ma’arra en Syrie, ou à Bagdad 29. En Israël, près de la frontière libanaise, Su’ayb, le prophète de Madyan, a un maqam vénéré plus spécialement par les Druzes, mais il en a un autre en Jordanie. Quant à Jonas, T. Canaan ne dénombre pas moins de six cénotaphes pour la seule Palestine 30, auxquels il faut ajouter celui que les Irakiens visitent près de Mossoul.

Cette course aux sanctuaires est bien souvent l’expression d’une rivalité existant entre deux villes. Ainsi Damas et Alep prétendent-elles toutes deux abriter la relique de Yahya 31, et avant l’implantation israélienne survint un conflit entre les populations de Ramlé et de Lod car, aux dires de la première, la seconde aurait essayé de démolir le minaret de la mosquée de Salih pour le reconstruire à Lod 32 ! Dans la dévotion dont les prophètes sont l’objet, l’esprit de compétition dépasse le cadre intra-islamique pour atteindre l’échelle des trois religions monothéistes. Il se matérialise du côté musulman par les mawsim-s (musem en dialectal), fêtes saisonnières dévolues aux saints. Ce genre de manifestation existe de façon ponctuelle en Syrie du nord 33 ; mais il est surtout répandu en Palestine, où son institution avait un dessein stratégique : le sultan Baïbars, nous l’avons vu, a créé plusieurs mawsim-s dans le but d’impressionner les chrétiens venant célébrer Pâques en Terre Sainte. Pour cette raison, celui de Moïse débutait le vendredi précédant les Rameaux et finissait le Jeudi Saint.

Ces mawsim-s soudaient la communauté autour des notables religieux et des cheikhs de tariqa. La famille noble des Husayni dirigeait la procession qui partait de Jérusalem pour se rendre au sanctuaire du Nabi Musa, à quelques kilomètres de la ville ; chaque confrérie déployait sa bannière, les Husayni ayant également la leur. A Ramlé, la famille Gasin joue un grand rôle en qualité de gardienne des terres et de la zawiyad’Abu Yazid al-Bistami 34. La ville célèbre encore le mawsim du Nabi Salih, mais de façon restreinte. A cette occasion, l’étendard du prophète Salih, qui a pour nom al-bayraq, est placé sur le dos d’un cheval. Entouré par le cortège, celui-ci part dumaqam d’al-Bistami et se dirige vers la tombe du prophète. Le représentant de la famille Gasin se saisit alors de l’étendard et l’embrasse, puis il prononce un discours 35.

Le destin particulier de la Palestine au XXe siècle a conféré au mawsim du Nabi Musa, qui rassemblait jusqu’à vingt-cinq mille personnes, une portée politique qui s’inscrit dans le sillage du dessein de Baïbars. Dès le début du siècle, cette célébration a symbolisé aux yeux des Palestiniens la résistance nationale, face à la présence des Anglais et à leurs promesses non tenues, face surtout au spectre de l’implantation juive. Ainsi éclata une

« révolution » à l’occasion du festival du printemps 1920, qui opposa pendant une semaine les Palestiniens - musulmans et chrétiens - aux juifs et aux Anglais. Ces derniers interdirent alors le mawsim, qui n’eut lieu par la suite que de façon sporadique. F. De Jong affirme qu’il a été supprimé « juste avant ou au début de la Deuxième Guerre mondiale » 36, mais l’Etat hébreu l’a, semble-t-il, parfois autorisé depuis 1967, sans qu’il ait l’ampleur d’autrefois. D’autres sources nous ont assuré que l’armée israélienne l’avait prohibé à la fin des années 1970, à cause de la proximité du sanctuaire d’une zone militaire. Quoi qu’il en soit, cette fête religieuse n’a plus cours depuis le début de l’Intifada, malgré les demandes réitérées des notables musulmans de Jérusalem 37.

Juifs et musulmans se partagent parfois pacifiquement l’héritage prophétique. Au village de Nabi Samwil, près de Jérusalem, la tombe de Samuel est recouverte par les lieux de culte superposés des trois religions. Les juifs y séjournent souvent une semaine durant la Pâque, et des musulmans étrangers viennent parfois de loin y accomplir une visite ; des membres des deux communautés s’associeraient aumawsim annuel. En Galilée, des juifs assistent l’été au festival du Nabi Su’ayb, près de Safad, de la même manière que ceux de la région de Jaffa rendent visite au prophète Rubin. Citons encore le cas de la tombe de Zebulon, fils de Jacob, à Sayda (Sidon) : jusqu’en 1948, les musulmans fréquentaient ce haut lieu du judaïsme libanais. A Hébron cependant, la cohabitation religieuse ne va pas sans heurts ; dans les années 1980, des colons juifs ont en effet investi la mosquée du sanctuaire d’Abraham, laissant aux musulmans un espace très réduit au fond de cette mosquée.

L’incertitude qui règne quant à la localisation des sépultures des prophètes empêche les différentes communautés de se regrouper autour des mêmes mausolées ; apparaissent alors des affinités entre tel saint et telle famille religieuse. Ainsi lemawsim de Su’ayb, évoqué plus haut, est fréquenté par des Druzes venant du Liban mais aussi du Hawran syrien, à l’exclusion d’autres groupes apparentés à l’Islam. De même, celui du Nabi Yusa’ (Josué), à Tripoli, est visité uniquement par les Alaouites. Contrairement aux chrétiens palestiniens, les juifs n’ont jamais participé au mawsimde Moïse puisque, selon eux, son lieu d’inhumation est inconnu. Certains musulmans reconnaissent ce fait, mais ils considèrent que la baraka émanant du lieu l’emporte sur la précision historique. T. Canaan cite plusieurs cas de personnages honorés en Palestine comme des prophètes, alors qu’une enquête étymologique attribue une autre identité à ces personnages 38. Il va de soi que certains « réformateurs » ont réagi contre ce laxisme ; à leur tête vient Ibn Taymiyya, qui démentit l’authenticité de nombreux maqam-s, dont celui de Noé 39.

La visite des sanctuaires et les festivités annuelles qui s’y déroulent ne constituent pas les seules marques de vénération des prophètes. Après la reconquête de la Palestine sur les Francs, une donation (waqf) a été instituée au profit du complexe funéraire d’Abraham à Hébron. Cette donation prévoyait notamment de nourrir les pèlerins de passage avec des lentilles (’ads) cuites sur place et mélangées à du pain. Les habitants devaient sans doute en préparer de leur propre initiative, d’après ce que rapporte al- ’Ulaymi 40. Cette pratique était en tous cas assez connue pour qu’Ibn Taymiyya lui consacre une page, dans laquelle il vilipende ceux qui croient en la vertu de ce mets parce qu’il est cuisiné dans ce lieu saint 41. La coutume a survécu au polémiste, puisque le smat al-Halil (« le plat d’Abraham ») désigne chez les Palestiniens actuels une recette de lentilles et de pâtes auxquelles on ajoute du sucre. A Jérusalem, des vieilles femmes issues des milieux soufis servaient encore il y a quelques années une soupe de lentilles aux pauvres, dans la zawiya de leur famille. Restons dans le registre culinaire, pour signaler les patisseries confectionnées dans les maisons à l’occasion du mawsim du Nabi Musa : aucun régime - politique - ne pourra sans doute les interdire...

Le patrimoine prophétique est encore vivifié en Palestine par la présence de Jésus. Celui que Muhammad appelait « mon frère Isa » jouit d’une grande dévotion, qu’il partage avec sa mère. Les musulmans visitent en effet l’église de la Vierge, en contrebas de Jérusalem, et se lient à elle par des voeux. Al-’Ulaymi affirme qu’après la conquête de la

ville le calife Umar b. al-Hattab pria en ce lieu deux rak’at 42, et il y a encore quelques décennies, les femmes stériles allaient se baigner dans le bain de « Sitti Maryam ». Les musulmans fréquentent également l’église de Bethléem (kanisat al-mahd), dans laquelle Muhammad aurait prié lors de son voyage nocturne (isra’) de la Mecque à Jérusalem 43. Dans les milieux populaires palestiniens mais aussi chez les Druzes et les Alaouites, on prend fréquemment à témoin Jésus et des serments se font en son nom : « Wa hayat al-Masih illi masah al-dunya bi-yamino... », c’est-à-dire : « Je jure par le Messie qui a nivelé le monde de sa main droite... ». Par contre, l’origine chrétienne assignée par T. Canaan au symbolisme du chiffre quarante (à propos des différents maqam ou mashad al-Arba’in) est sujette à caution, vu l’importance de ce chiffre dans la tradition islamiqueengénéral 44.

Plus on s’éloigne de la Palestine - où, selon un adage, il n’y a pas un endroit où les prophètes n’aient prié - plus le souvenir des anbiya’ s’estompe devant le rayonnement plus récent des awliya’. Hormis le cas particulier de Yahya à Damas, il faut mentionner, en ce qui concerne la Syrie, la vocation abrahamique d’Alep. Ibrahim a donné son nom à la cité (Halab), car il aurait trait sa vache grise (= halaba al-sahba’) sur la colline où la Citadelle a été par la suite édifiée 45. Jusqu’à une époque récente, les Alépins se baignaient dans les « sept bassins d’Abraham », qui alimentaient la ville en eau. A Urfa, lieu de naissance déjà cité du patriarche, se trouve un lac qui lui est dédié ; la population musulmane n’en pêche pas les carpes sacrées car elles appartiennent à « sayyidna Ibrahim », et les chrétiens vénèrent également l’endroit 46. En Irak, plusieurs strates ont recouvert l’héritage prophétique, qui était pourtant vivifié aux premiers temps de l’Islam ; ainsi, selon certaines traditions, le mausolée de Najaf aurait été érigé sur l’emplacement des tombeaux d’Adam et de Noé. A partir du IIIe siècle de l’Hégire, l’école soufie de Bagdad va donner un essor aux pèlerinages et centrer sur ses cheikhs l’idée de sainteté 47. Les principaux sanctuaires de prophètes qui restent visités de nos jours sont ceux de Danyal (Daniel) et de Yunus à Mossoul, Du l-Kifl (Ezéchiel) à Hilla 48.

Peter Brown constate un « léger décalage du culte des saints en Islam, par rapport à l’orthodoxie musulmane »49. A lire Ibn Taymiyya, il s’agirait plutôt d’une faille béante, que le polémiste impute à la survivance de pratiques pré-islamiques au sein de l’Islam. Des réminiscences chrétiennes caractériseraient ainsi la dévotion excessive avec laquelle les pèlerins s’adressent aux saints musulmans. Le cheikh syrien prend notamment l’exemple du rite suivi à son époque pour la visite à ’Abd al-Qadir al-Gilani, mais nous y reviendrons dans notre étude de cas. Il existe jusqu’à nos jours de fortes minorités chrétiennes dans tous les pays du Proche-Orient, et l’islam palestinien, nous l’avons vu, a intégré plusieurs éléments cultuels propres à cette confession. Il ne s’agit pas à proprement parler de syncrétisme, mais de convivialité religieuse déterminant des influences réciproques. De manière évidente, celles-ci n’apparaissent pas tant au niveau des dogmes qu’à celui des pratiques. Prenons l’exemple de la Syrie, où la séparation entre les deux religions est pourtant plus étanche qu’en Palestine : dans les années 1980, on voyait des Damascènes musulmans rendre visite à Mirna, jeune femme chrétienne ayant reçu les stigmates ainsi que des messages de la Vierge, et des mains de laquelle suintait de l’huile d’olive. Mirna habite d’ailleurs à proximité du mausolée de cheikh Arslan.

Obsédé par son souci de purifier l’Islam de toute intrusion étrangère, Ibn Taymiyya se serait opposé, d’après Hava Lazarus-Yafeh, à l’idée de la sainteté de Jérusalem, qui faisait la part trop belle au Judaïsme. L’auteur constate en outre que l’intervention du cheikh syrien a eu lieu trop tard dans l’histoire islamique pour éradiquer une telle influence50. Cependant, le Kitab al-ziyara ne laisse apparaître aucune prévention du polémiste contre la sainteté de Jérusalem ; ce dernier réprouve uniquement la visite des lieux saints juifs et chrétiens de Palestine, comme la colline de Sion et les églises de Jérusalem et de Bethléem51. Par ailleurs, al-’Ulaymi rappelle que le pèlerin doit prier sur Muhammad chaque fois qu’il visite le sanctuaire d’un prophète, afin de préserver le caractère islamique de sa ziyara 52.

1. Cf. Al-Uns al-galil, p.427.

2. La tradition islamique suit sur ce point celle de l’ancienne Mésopotamie.

3. Cf. l’art. Djudi dans E.I.2, II, 588-589, ainsi qu’al-Harawi, Guide, p.152. Suivant la Bible, l’Arche se serait arrêté sur le Mont Ararat, en Turquie orientale (Arménie).

4. Certaines sources mentionnent le rocher de Hadir, appelé « Nag-Nag », situé également sous l’esplanade du haram sarif ; cf. Muhammad Sams al-din al-Suyuti, Ithaf al-ahissa bi-fada’il al-Masgid al-aqsa, Le Caire, 1982, p.200. Au sujet des empreintes de divers prophètes sur le Rocher, cf. T. Canaan, op. cit., p.241.

5. Cf. Rihla, pp.95-96 ; voir aussi J. Sourdel-Thomine, Les anciens lieux de pèlerinage damascains d’après les sources arabes, dans B.E.O. XIV, 1952-1954, p.73.

6. Ma min nabi illa wa lahu gar ; cf. T. Canaan, op. cit., p.59. Sur le symbolisme spirituel de la grotte, cf. Alphonse Dupront, Du Sacré, Paris, 1987, p.390.

7. Al-’Ulaymi mentionne la « grotte des soixante prophètes » (magarat al-sittin nabi), près d’Hébron (Uns, p.67).

8. Ibid., pp.23, 418.

9. Cf. Kamil al-Halabi al-Gazzi, Nahr al-dahab fi tarih Halab, Alep, 1926, I, 550.

10. Ibn Battuta décrit la grotte et mentionne un autre lieu de naissance en Irak (Rihla, pp.96-97) ; cf. également al-’Adawi, op. cit., p.16.

11. Les sunnites comme les chiites la visitent encore de nos jours. On pourra se reporter à P. J. Luizard, op. cit., p.152, et J. Sourdel-Thomine,Guide des lieux de pèlerinage, p.160.

12. Cf. respectivement Ibn Tulun, Gayat al-bayan fi targamat al-sayh Arslan al-dimasqi, Damas, 1984, pp.138, 146 ; al-Harawi, op. cit., p.41 ; Ibn Battuta, Rihla, p.228 ; T. Canaan, op. cit., p.111.

13. Du Sacré, p.400. Les sources des prophètes Ayyub et Yunus sont encore visitées dans un but curatif.

14. Le prophète Ayyub ayant été atteint pendant de longues années de lésions purulentes de la peau, il guérit par son eau de l’eczéma.

15. R. Lescot, op. cit., p.79 ; T. Canaan, op. cit., pp.30-31.

16. T. Canaan rapporte plusieurs anecdotes en ce sens, mais on nous a cité le cas du cheikh Rasid, dont le maqam se situe à Bahluniyya, à la frontière entre la Syrie et le Liban. Dans le village palestinien d’al-Hadir, la population - chrétienne et musulmane - ne touche pas aux terres du monastère dédié à Saint Georges (identifié en Palestine à Hadir, comme nous allons le voir), et ceci jusqu’à nos jours.

17. Coran, V, 21.

18. Voir sur ce point al-’Ulaymi, Uns, pp.204-210.

19. Cf. le Kitab al-ziyara, qui regroupe l’ensemble des fatwas du cheikh sur la visite des tombes (édité et annoté par Sayf al-din al-Katib), Beyrouth, 1980, pp.15, 21, 117...

20. Rihla, pp.53-108.

21. Notamment celles réservées à Ibrahim (pp.23-55) et à Musa (pp.68-94).

22. T. Canaan, op. cit., pp.47, 88, 133.

23. Le sultan ottoman ’Abd al-Hamid était affilié à sa voie, laquelle s’est répandue dans l’ensemble du Proche Orient.

24. Cf. F. De Jong, « Islamic Mysticism in Palestine : Observations and Notes Concerning Mystical Brotherhoods in Modern Times », dans The Third International Conférence on Bilad al-Sham-Palestine, univ. de Yarmouk (Jordanie), 1984, pp.35-36, 41, 43-44.

25. Cf. Nagm al-din al-Gazzi, Al-Kawakib al-sa’ira bi a’yan al-mi’a al-’asira, édité par G. Gabbur, Beyrouth, 1945, III, 11-12. Dans une fatwa, Ibn Taymiyya dénonce la nawbat al-Halil ; il s’agissait d’un concert spirituel (sama’) donné par des soufis près du sanctuaire d’Ibrahim à Hébron. Le muezzin de la mosquée y jouait de la flûte ; cf. Kitab al-ziyara, pp.112-113, 116. Il faut rappeler à ce propos que la ville d’Hébron est si bien associée à Abraham que les musulmans l’ont appelée du surnom du prophète : al-Halil, « l’ami intime de Dieu ».

26. Al-’Iqd al-tamin, p.15. Le pèlerinage au Maqam est attesté depuis le VIIe / XIIIe siècle ; cf. Louis Pouzet, Damas au VIIe / XIIIe siècle, Vie et structures religieuses dans une métropole islamique, Beyrouth, 1988, p.352.

27. Cf. Kitab al-ziyara, p.128 ; Uns, p.424.

28. En ce qui concerne Damas, cf. al-’Adawi, op. cit., pp.95-96.

29. Nahr al-dahab, p.417 ; L. Massignon, « Les saints musulmans », p.331.

30. Op. cit., p.294.

31. Cf. Ibn Saddad, Al-A’laq al-hatira fi dikr umara’ al-Sam wa l-Gazira, édité par Sami Dahhan, Damas, 1956, p.48 ; J. Sourdel, op. cit., p.75.

32. Nabil al-Aga, op. cit., p.143.

33. Le mawsim d’Ibrahim Ibn Adham qui attirait à Jéblé, selon Ibn Battuta, beaucoup de fuqara’ n’a plus lieu (Rihla, p.75). De même, dans la région d’Alep, le cheikh Rih, dont nous parlerons plus loin, était fêté au début de l’été (cf. Nahr al-dahab, p.371), mais son mawsim n’existe plus.

34. Abu Yazid n’ayant jamais quitté le Hurasan, il s’agit donc d’un cénotaphe ; un autre maqam dédié au saint est visité près de Damas.

35. Nabil al-Aga, op. cit., p.142.

36. « Les confréries mystiques musulmanes au Machreq arabe », dans Les ordres mystiques dans l’Islam - Cheminements et situation actuelle, sous la direction de A. Popovic et G. Veinstein, Paris, 1986, p.224.

37. T. Canaan a décrit en détail le mawsim dans les années 1920 ; cf.op. cit., pp.193-214.

38. Ibid., p.287.

39. Cf. K. al-ziyara, p.56 ; le cheikh ne précise pas quel sanctuaire il vise, car on en dénombre plusieurs, en Jordanie (Kérak) et en Israël.

40. Uns, p.45.

41. Al-Fatawa al-kubra, Beyrouth, 1966, II, 220. Par la même occasion, lesayh al-Islam invalide le hadith prônant de manger des lentilles ; selon cette tradition, elles adouciraient le caractère et auraient été très appréciées des prophètes. Pour Ibn Taymiyya, ce sont au contraire les juifs qui étaient friands de cette plante ! Pour un avis opposé sur les lentilles, cf. Suyuti, Al-Hawi lil-fatawi, II, 193.

42. Uns, p.411.

43. Ibid., p.414.

44. Muhammedan Saints, p.290.

45. Les sources mentionnent parfois une brebis, à la place d’une vache ; cf. Muhammad Ibn al-Sihna, Al-Durr al-muntahab fi tarih mamlakat Halab, Damas, 1984, p.24.

46. Nahr al-dahab, p.514. Nos informateurs nous ont confirmé ce fait pour l’époque contemporaine.

47. L. Massignon, « Les saints musulmans », p.331 ; « Les pèlerinages populaires à Bagdad », p.643.

48. Al-Harawi les mentionne au début du XIIIe siècle (Guide, pp.154, 156, 174).

49. Le Culte des Saints, Paris, 1984 (traduit par Aline Rousselle), pp.21-22.

50. « The Sanctity of Jerusalem in Islam », dans Jerusalem, City of the Ages, New-York, 1987, p.332.

51. K. al-ziyara, p.124.

52. Uns, pp.53-55.

Le culte des saints au Proche-orient (partie 3)

Eric "Younès" Geoffroy (mercredi 12 février 2003)

Au Proche-Orient, l’héritage pré-islamique n’est pas seulement judéo-chrétien. Ainsi la célébration chiite de la mort d’al-Husayn évoque pour certains auteurs l’ancien mythe persan dont le héros était Siyavosh (1). D’autre part, les sectes issues de l’Islam qui ont trouvé refuge, après la domination sunnite, dans les régions montagneuses y développèrent un culte des saints dans lequel affleure un substrat religieux ancien. En pays alaouite, il existe plusieurs sanctuaires dédiés à « l’imam ’Ali » ; cette appellation générique est donnée à tous les saints dont la population ignore l’identité, et qui sont vraisemblablement antérieurs à l’Islam. Soulignons au passage que les Alaouites remplacent le pèlerinage à la Mecque par celui qu’ils effectuent aux mausolées des guides de leur doctrine (2). De même, la vénération des Yézidis pour le cheikh ’Adi b. Musafir (m. vers 555 / 1160) les a amenés à prier en direction de sa tombe ; ils y accomplissent de plus la circumambulation (tawaf) (3). Dans la montagne kurde, le sunnisme lui-même reste fortement teinté d’un culte de la nature, qui donne vie à un panthéon d’esprits ayant peu de liens avec la religion musulmane.

Les divers rites thérapeutiques et propitiatoires effectués lors des ziyarat - et attestés dans l’ensemble du Proche-Orient - témoignent à l’évidence de la survivance d’un vieux fonds de croyances. Ainsi, l’Islam n’autorise en théorie que les voeux (nadr, pl. nudur) conclus avec Dieu (4) ; pourtant, les populations de notre région en contractent fréquemment avec les saints défunts, leur promettant de faire lire unmawlid à leur attention si leur requête est exaucée, ou de donner de l’argent, des bougies ou autre au maqam. Notons toutefois qu’une certaine sobriété caractérise ces pratiques dans les villes syriennes, en comparaison de l’exubérance que l’on constate chez les chiites irakiens et les Alaouites. Les pèlerins espèrent retirer labaraka du contact physique qu’ils établissent avec les objets des sanctuaires, en s’appliquant sur le corps des morceaux de l’étoffe recouvrant la tombe, ou des pierres trouvées dans le périmètre du mausolée ; ils nouent également des pièces de tissu aux arbres environnants, pour créer un lien privilégié entre le saint et eux. Or ces coutumes, auxquelles Ibn Taymiyya assigne une origine pré-islamique (5), se rencontrent plus souvent en milieu rural, et dans les zones chiites et alaouites. On peut difficilement en conclure que l’influence du censeur syrien s’est prolongée jusqu’à nos jours, mais il est certain que la retenue de la ville syrienne provient en grande partie de la mainmise qu’y exerçaient les ’ulama’ sur la vie religieuse.

3 - La personnalité des saints.

Dans le cadre de ce travail, l’identification des prophètes précédant Muhammad ne présente pas d’intérêt (6). Il faut par contre souligner le rôle central que tient Muhammad dans l’économie des relations entre anbiya’ et awliya’. Nous avons déjà évoqué le fait que, selon l’enseignement soufi, les seconds n’héritent des premiers que par l’intermédiaire du Prophète. La pratique populaire concorde sur ce point avec la doctrine spirituelle. Les femmes de Damas, par exemple, font lire un mawlid lorsque le voeu qu’elles ont contracté avec le Nabi Yahya a été exaucé ; or ce mawlid est toujours celui du Prophète, et remémore sa naissance ainsi que les signes miraculeux qui l’ont accompagnée. La seule fête de mawlid que connaisse la Syrie est celle de Muhammad, contrairement à l’Egypte où les fêtes des saints rivalisent avec le mawlid nabawi. A Damas, les festivités durent deux mois (rabi’ al-awwal, rabi’ al-tani) et donnent l’occasion aux nombreux groupes de chant religieux de se produire dans tous les quartiers. Par ailleurs, la langue dialectale contient jusqu’à nos jours beaucoup d’expressions évoquant le Prophète ; cette référence revient constamment dans toutes les circonstances de la vie quotidienne, et témoigne à sa façon du « culte » dont le Prophète est l’objet. S’il repose à Médine, du moins apparaît-il bien vivant dans les nombreuses visions qu’ont de lui les soufis mais également les gens simples. On ne saurait trop insister sur le fait que, aux yeux des musulmans, la lumière des saints s’estompe face à celle du Prophète.

Le personnage de Hadir, « le Verdoyant » (al-Hadr al-Ahdar en Palestine et au Liban), constitue un autre intermédiaire privilégié entre prophétie et sainteté ; en effet, les débats séculaires qu’il a suscités font état de sa participation à ces deux statuts, et si certains fuqaha’ le considèrent comme étant mort avant même la période islamique, ses apparitions aux soufis et aux ’ulama’ de tous les siècles attestent à leurs yeux de la vitalité de « l’initiateur des saints » (7). La vox populi rencontre ici encore l’expérience mystique, à en juger par le nombre de villages portant son nom au Proche-Orient, et par celui des maqam-s qui lui sont dédiés (8).

En milieu palestinien et libanais, ainsi que chez les Druzes et les Alaouites, Hadir est identifié à Saint Georges, martyr chrétien du IVe siècle que la légende dépeint terrassant le dragon. Les Alaouites vont ainsi visiter le couvent de Saint-Georges (dayr Mar Girgis), qui fut fondé au VIe siècle et se situe au pied du Crac des Chevaliers, en Syrie (9). Les musulmans palestiniens vont prier à l’église de Hadir, dans le village du même nom qui se trouve près de Bethléem (10) ; de même, ils participent à la fête chrétienne qui a encore lieu à Lod en l’honneur du saint. En outre, ils sont nombreux à posséder chez eux une icône de Saint-Georges, chose inconcevable dans une autre ambiance sunnite. Les deux communautés prêtent serment en son nom, au même titre qu’en Jésus (wa haqq al-Hadr al-Ahdar...), et lui attribuent la faculté de guérir les troubles mentaux et nerveux (11). La vénération que lui portent ces populations est justifiée par la tradition islamique, qui le fait habiter à Jérusalem (12). Hadir

représente donc un point important de convergence entre le christianisme et l’islam palestiniens.

Sa présence est attestée dans d’autres régions du Bilad al-Sam, notamment à Damas (13) et à Alep (14). Mais, alors qu’il est assimilé en Irak à Elie (le Ilyas coranique) (15), les sunnites syriens se bornent à voir en lui l’interlocuteur de Moïse, et réservent à quelques saints contemporains le privilège de sa rencontre. Soulignons enfin le lien de « celui qui a bu à la source de vie » avec l’élément aquatique : les marins de la côte syrienne l’invoquent encore en cas de tempête, mais ne vont pas - comme c’est le cas en Inde du Nord - jusqu’à l’ériger en divinité protégeant tous les métiers de l’eau (16).

Quittons la sphère de la prophétie pour aborder celle des awliya’ de l’Islam. De nos jours, la ferveur religieuse ne se dirige plus guère vers les nombreux Compagnons de Muhammad enterrés dans l’ensemble du Proche-Orient, si l’on excepte le cas du chef de l’armée musulmane Halid b. al-Walid à Homs. On ne sait trop si Bilal, le muezzin du Prophète, est enseveli à Alep, à Damas ou à Médine, et les Damascènes ne semblent pas s’indigner outre mesure de la vindicte chiite s’abattant sur la tombe du calife omeyyade Mu’awiya, Compagnon lui aussi.

L’Irak détient le privilège d’avoir été le berceau de la civilisation classique de l’Islam, et Bagdad d’avoir alors abrité les personnalités les plus éminentes dans les domaines religieux et spirituel. Les sunnites honorent encore deux fondateurs d’école juridique, les imams Abu Hanifa (m. 150 / 767) et Ahmad Ibn Hanbal (m. 241 / 855), que les savants postérieurs autant que la vox populi ont agrégé à la communauté des saints musulmans (17). Abu Hanifa est perçu comme un « intellectuel », nous a dit un Irakien ; en effet, des cours en sciences religieuses sont donnés dans la mosquée attenante au mausolée, et une faculté de théologie (kulliyat al-Sari’a) se trouve à proximité ; l’imam n’en est pas moins très visité. Quant à Ibn Hanbal, le calife dut faire garder le cimetière où il était inhumé « tant y étaient intenses les manifestations de dévotion des pèlerins » sur son mazar (18).

Juste de l’autre côté du Tigre, les chiites vénèrent d’autres « imams », évoqués plus haut : Musa Kazim et son petit-fils Muhammad Taqi al-Gawad. Il faut noter que les sunnites s’associent à cette dévotion, d’autant plus que les soufis considèrent le premier comme un maître spirituel, qui apparaît d’ailleurs dans les chaînes initiatiques du tasawwuf. Les sunnites visitent de même Najaf et Kerbela, et les Damascènes se rendaient à Sitt Zaynab - la fille de ’Ali - jusqu’à ce que les Iraniens prennent possession du lieu. Relevons la grande place que réserve la croyance populaire chiite à Abu l-’Abbas, le demi-frère d’al-Husayn, qui est enterré dans un mausolée autonome à quelques centaines de mètres de celui-ci. Bien qu’il ne s’intègre pas dans la procession des Imams duodécimains, le petit peuple lui sait gré d’avoir, dit-on, étanché la soif

des compagnons d’al-Husayn, durant la bataille de Kerbela, en puisant de l’eau dans l’Euphrate. Il fait l’objet de serments et de voeux, et beaucoup de surnoms héroïques lui sont attribués (19).

A Bagdad, la prolifique école soufie des IIIe et IVe siècles a laissé des noms illustres qui s’inscrivent encore dans la pierre, mais L. Massignon écrivait avec raison à leur sujet, en 1908, que « le mouvement des pèlerins se restreint » (20). Selon les sources anciennes en effet, la tombe de Ma’ruf al-Karhi (m. 200 / 815), un des quatre patrons de la ville, était très prisée (21) : elle avait « la réputation d’être un tiryaq(thériaque, panacée), parce qu’un grand nombre de maladies y ont trouvé leur guérison » (22). Mais il n’y a plus guère désormais que les soufis et les étrangers pour le visiter, lui et d’autres maîtres comme Gunayd et Hallag. Al-Gilani et ses disciples ont évincé en grande partie leurs prédécesseurs. En Syrie, les seuls mystiques de la première époque retenant l’attention de la population sont Abu Sulayman al-Darani (m. 215 / 830), encore visité à Daraya près de Damas (23), et Ibrahim Ibn Adham (m. 162 / 778), le fameux prince du Hurasan converti à l’ascèse, dont le maqam se trouve à Jéblé sur la côte syrienne. Rabi’a al-Samiyya, souvent confondue avec Rabi’a al-’Adawiyya de Basra, est, à Damas même où elle repose, beaucoup moins connue que sa célèbre homonyme irakienne (24).

La position de glacis qu’occupa le Bilad al-Sam face aux envahisseurs mongols et francs a suscité beaucoup de vocations de « combattants pour la foi » (mugahidun). Leur présence remonte à vrai dire à la conquête musulmane, si l’on se fie au maqamappelé Saqa Sulayman, non loin de Homs, du nom d’un soldat qui aurait abreuvé (saqa) l’armée de Halid Ibn al-Walid. Durant le mandat anglais en Palestine, la population avait fréquemment des visions dans lesquelles les saints les plus divers intervenaient miraculeusement contre les kuffar, et l’on imagine que ces visions n’ont pas dû s’interrompre (25).

Toutefois, des saints ayant pratiqué le gihad ont réellement existé. Cheikh Arslan est sans doute passé à la postérité grâce à la protection du prince Nur al-din Zanki (m. 569 / 1174), et à la vénération que ce dernier lui vouait (26). Le souverain lui-même a été intégré dans la sphère de la sainteté, notamment pour la lutte implacable qu’il a menée contre les Francs. Perçu comme le « champion de la Sunna », il est jusqu’à nos jours appelé sahid (« héros militaire », ici, plutôt que « martyr ») par les Damascènes, et certains voient en lui le sixième « calife juste », après les quatre successeurs du Prophète et le calife omeyyade ’Umar b. ’Abd al-’Aziz. Il voyait fréquemment, dit-on, l’Envoyé en rêve, et sa réputation de prince intègre lui vaut d’être sollicité plus spécialement pour la libération des prisonniers politiques syriens. Lorsque leur voeu est exaucé, les gens font brûler des bougies près de sa tombe ; celle-ci se situe dans la madrasa Nuriyya, où se tiennent régulièrement des séances de dikr soufi. Le célèbre Saladin ne jouit pas d’une telle aura : peu visité, il n’est pas considéré comme un wali par les sources (27) ; la même remarque

s’impose à propos d’un autre « sauveur de l’Islam » enterré à Damas, le sultan mamelouk Baïbars.

Le culte des saints en milieu sunnite prend une grande extension à partir du VIe / XIIe siècle, avec l’émergence des voies initiatiques, qui se cristalliseront bien plus tard en « confréries ». La ziyara au sanctuaire du maître éponyme - à défaut d’être souvent le réel fondateur - matérialise une dévotion qui se manifeste également par une abondante production hagiographique. Ces faits sont connus, mais il faut noter que l’absence de grands « fondateurs » en Syrie a entraîné la diffusion dans cette aire des voies irakiennes. Le rôle majeur qu’y joue ’Abd al-Qadir al-Gilani provient de l’implantation très rapide de descendants directs du saint à Hama notamment, et du prestige des Maqadisa palestiniens, qadiris autant que hanbalites. La Syrie connaît bien une variante locale de la tétralogie des Pôles spirituels (al-aqtab al-arba’a), mais y apparaît pourtant la dette de la Syrie envers l’Irak : à côté de M. al-Karhi et d’al-Gilani, figurent Hayat al-Harrani (m. 581 / 1185) et son disciple ’Aqil al-Manbigi (la date de sa mort est incertaine) (28). La version répandue, depuis sans doute le XVe siècle, des « quatre Pôles » mentionne les deux Irakiens al-Rifa’i et al-Gilani, ainsi que les deux Egyptiens Ahmad al-Badawi et Ibrahim al-Disuqi. Cette carence de la Syrie explique en partie qu’on n’y célèbre pas de mawlid de saint, alors que la Palestine, avec ses nombreux mawsim-s, suit le modèle nilotique. Dans le domaine initiatique, l’influence de l’Egypte sur cette région est d’ailleurs beaucoup plus manifeste que sur le reste du Bilad al-Sam (29).

Si populaire que soit « sidi Muhyi al-din » à Damas, les gens ont conscience que leur ville ne fait qu’abriter cet hôte illustre : par la portée universelle de sa doctrine, Ibn ’Arabi (m. 638 / 1240) ne leur appartient pas, et ils ont plutôt vu en cheikh Arslan le saint patron de la cité ; celui-ci n’est pas plus damascène que le maître andalou (il vient de Qal’at Ga’bar, sur l’Euphrate), mais son histoire personnelle est étroitement liée à celle de Damas à l’époque des Croisades. Les relations entre la ville et le Cheikh al-Akbar ont d’ailleurs été capricieuses, oscillant entre l’opprobre complet jeté par lesfuqaha’ et la vénération sans bornes des Ottomans, entre une tombe maintenue en friches et servant de dépotoir, et le mausolée élevé par le sultan Sélim sous sa propre direction, en 923 / 1517 (30). Le détracteur principal d’Ibn ’Arabi, Ibn Taymiyya (m. 728 / 1327), n’en a pas moins été inhumé au « cimetière des soufis » (31). Nous savons que sa tombe était visitée au début de l’époque ottomane, ce que confirme un texte hagiographique de cette période faisant de lui un wali gratifié de miracles (32). La tombe subsiste toujours au sein de l’université de Baramké, ancienne caserne ottomane bâtie sur la maqbarat al-sufiyya, mais le cheikh n’est plus sollicité ; en effet, comme nous le disait un cheikh damascène, « les soufis voient en lui un mécréant (kafir) (33), et les réformistes salafis [qui ont adopté ses idées] s’interdisent toute visite pieuse... ».

Parmi les saints proprement syriens, ’Adi b. Musafir, déjà mentionné, a eu un destin spirituel étrange puisque ce cheikh au sunnisme bien tempéré, loué par Ibn Taymiyya, est encore l’objet, de la part des Yézidis, d’un réel « culte » allant parfois jusqu’à la déification (34) ; mais nous sortons là de la sphère islamique... Sa’d al-din al-Gibawi (m. sans doute à la fin du VIe / XIIe siècle) représente un authentique maître de voie initiatique, laquelle trouve son origine dans la Rifa’iyya. Alors qu’il s’adonnait au brigandage, il fut plongé dans un profond état de torpeur et, à l’instar du Persan Fudayl Ibn ’Iyad (m. 187 / 803), se convertit à la vie spirituelle. Il s’installa à Giba, à une trentaine de kilomètres de Damas, et le Mont Hermon voisin s’appellerait Gabal al-sayh ("la Montagne du cheikh") parce qu’il s’y serait réfugié après avoir été saisi par « l’attraction divine » (gadb). Sa’d al-din et ses successeurs étaient réputés pour guérir de la folie, et l’on peut encore voir, dans la zawiya de Giba, l’endroit où officiait le cheikh. La construction récente d’une grande mosquée attenante au mausolée témoigne de la vitalité de l’endroit et de l’importance du flux de pèlerins venant de l’étranger (notamment des Balkans, où la voie est bien implantée).

Damas a abrité à l’époque ottomane ’Abd al-Gani al-Nabulusi (m. 1143 / 1730), savant et soufi dont l’oeuvre variée a eu un grand rayonnement ; il a expliqué et défendu la doctrine de son « voisin » de Salihiyya, le Cheikh al-Akbar. Par la suite, et ceci dans l’ensemble du Proche-Orient, furent vénérés comme awliya’ des soufis revivifiant une ancienne voie initiatique et créant un rameau autonome ; citons les cas notoires de « Mawlana Halid » al-naqsbandi à Bagdad puis Damas, et du sadili ’Ali al-Yasruti, déjà évoqué, en Palestine. En outre, les populations agrègent à la communauté des saints des ulama’ qu’aucune aura particulière ne signale, si ce n’est qu’ils ont résisté avec acharnement à l’occupant français ou anglais : nous retrouvons ici le thème du gihad.

Le grand saint de Damas au XXe siècle, Ahmad al-Harun (m. 1962), a activement participé à la lutte contre les Français, mais la walaya que tout un chacun lui reconnaît a une autre source. Il incarne en premier lieu un type spirituel assez rare dans le tasawwuf : celui du cheikh « illettré » (ummi), dont la science ne procède pas de l’acquisition mais de l’inspiration divine. Ce tailleur de pierres au Mont Qassyoun n’a en effet appris à lire qu’à un âge avancé ; il a pourtant laissé des milliers de pages - dictées - dans les sciences profanes les plus diverses, et éclairait les cheikhs les plus avertis sur le sens des textes soufis (35). Sa popularité inentamée parmi les Damascènes provient du rôle social éminent qu’il jouait dans la société, toutes classes confondues, grâce à l’assistance de la « faveur divine » (karama) : ses miracles, spectaculaires, étaient généralement orientés vers la guérison d’autrui, et les soufis contemporains affirmaient qu’il avait hérité sur ce point de Jésus (maqam ’isawi) car il aurait ressuscité des morts (36).

Remarquons enfin que si la dévotion commune « crée » des prophètes qui n’ont sans doute jamais existé - nous en avons eu l’exemple en Palestine -, elle matérialise également des saints imaginaires ou en personnalise d’autres à l’identité oubliée. Tel semble être le cas du « cheikh Uways Abu Tasa », que les Alépins sollicitent pour se débarrasser des mauvais djinns ; ce cheikh a t-il une quelconque réalité historique, alors qu’on ne lui connaît aucun maqam, et que la tasa désigne le récipient dans lequel on provoque une réaction chimique à base de plomb, censée expulser le djinn ?

Prophètes, Compagnons, grands juristes, Imams du chiisme, soufis anciens et modernes, mugahidun, hommes de pouvoir... ainsi se déroule la longue procession des saints. Au Proche-Orient, la walaya parcourt le cycle complet de l’humanité, et assume les formes les plus diverses qu’offre la tradition islamique.

A suivre...

1. Y. Richard, op. cit., pp.132-133.

2. Cf. Ja’far al-Kange, Isma’iliens, Nusayrites et Druzes en Syrie, thèse de doctorat IIIe cycle, Strasbourg, 1983, pp.48-49.

3. Ce qu’IbnTaymiyyaa bien sûr dénoncé ; cf. R. Lescot, op. cit., p.41.

4. Tous les ouvrages de droit musulman consacrent un chapitre aux nudur ; cf. par exemple ’Ala’ al-din ’Abidin, Al-Hadiyya al-’ala’iyya, Damas, 1978, p.202.

5. Il évoque la Gahiliyya ; cf. K.. al-ziyara, p.51.

6. Relevons au passage que les Baha’is considèrent également la Palestine comme la terre des prophètes ; ils ont en effet enseveli le « Bab » Sayyid ’Ali Muhammad sur les pentes du Mont Carmel dominant Haïfa, en Israël. Celui-ci fut le précurseur de Baha’ Allah, qui se prétendit prophète en Perse au siècle dernier et contredit donc l’enseignement islamique selon lequel Muhammad est le dernier prophète.

7. Sur ces débats, voir notre thèse, dont l’édition est prévue à l’Institut Français d’Etudes Arabes de Damas : Le soufisme en Egypte et en Syrie : implications culturelles et enjeux spirituels. Fin époque mamelouke - début période ottomane, sous la direction de MM. J. Cl. Garcin et D. Gril, Aix-en-Provence, juillet 1993, pp.413-418.

8. En ce qui concerne les villages, cf. Description de la Syrie du Nord, traduction annotée par Anne-Marie Eddé-Terrasse des A’laq al-hatira d’Ibn Saddad, Damas, 1984, p.27 ; T. Canaan, op. cit., pp.14-15.

9. Ils voient même en lui une des nombreuses réincarnations divines que compte leur doctrine ésotérique.

10. Les chrétiens nomment en effet ce personnage tantôt Hadir, tantôt Mar Girgis.

11. T. Canaan, op. cit., pp.120-122.

12. E.I. 2, IV, 938. Muhammad al-Suyuti le fait accomplir la prière du ’asr dans cette ville, et décrit son maqam situé près du Dôme du Rocher (cf. Ithaf al-ahissa, pp.199-201).

13. J. Sourdel-Thomine évoque ses différents maqam-s en cette ville dans Les anciens lieux de pèlerinage, p.76.

14. Parmi les lieux qui lui sont consacrés, celui de Bab al-Nasr est certainement le plus honoré à ce jour : dans l’espoir de faire disparaître leurs verrues, certains Alépins placent leur main dans la cavité - qui moule en creux les doigts et le pouce - d’un mur proche de cette porte.

15. L. Massignon, Les pèlerinages populaires à Bagdad, p.645.

16. Cf. Marc Gaborieau, « The Cult of Saints in Nepal and Northern India », dans Saints and their Cults, Cambridge, 1983, pp.301-302.

17. Notons qu’Ibn Battuta évoque ces imams en même temps que les soufis (Rihla, p.220).

18. Cf. S. Ory, art. Makbara, E.I.2, VI, 121. La tombe d’Ibn Hanbal a par la suite été emportée par le Tigre, et celle que visitent de nos jours les musulmans est en fait la tombe de son fils ’Abd Allah (cf. G. Le Strange, pp.166, 350).

19. Il est « la lune des Bani Hasim », « le père des têtes brûlantes », « celui qui a abreuvé les assoifés de Kerbela », etc.

20. Les pèlerinages populaires à Bagdad, p.650.

21. Al-Qusayri, Risala, Damas, 1988, p.427 ; Al-Sulami,Tabaqat al-sufiyya, Alep, 1986, p.85 ; Ibn al-Gawzi, Manaqib Ma’ruf al-Karhi, dans la revue Al-Mawrid, Bagdad, 1981, n°4, ch. 27.

22. Martin Lings, Qu’est-ce que le soufisme ?, Paris, 1977, p.160.

23. Al-Harawi, p.30 ; J. Sourdel, p.82.

24. Sur elle, cf. ibid., p.83. L’obscurité qui entoure sa vie apparaît dans l’imprécision de la notice que lui consacre Yusuf al-Nabhani dans son Gami’ karamat al-awliya’, Beyrouth, 1988, II, 71.

25. T. Canaan, p.266.

26. Il se fit enterrer avec un morceau de la scie d’Arslan ; cf. notre article « L’empreinte de la sainteté », dans Damas, miroir brisé d’un Orient arabe, numéro spécial de la revue « Autrement », H.S. 65, janvier 1993, p.171. Sur Nur al-din, voir également al-Harawi, p.40 ; al-’Adawi, pp.39-41 ; J. Sourdel, p.82.

27. Al-’Adawi, pp.37-39 ; J. Sourdel, p.82, n.7. A l’époque médiévale tout du moins, le souverain ayyoubide était davantage honoré en Egypte. N. al-Aga cite le cas à Gaza d’un mugahid compagnon de Saladin dont la tombe fait l’objet de ziyara-s (op. cit., p.376).

28. Manbig et Harran sont toutes deux situées au nord-est d’Alep. ’Aqil fut le maître de plusieurs saints, dont cheikh Arslan et ’Adi b. Musafir. Les Alépins vont encore le visiter, surtout en cas de « possession » par des djinns ; sur lui, cf. Sa’rani, Tabaqat, I, 151.

29. F. De Jong dresse un constat identique pour le XIXe siècle (cf. « The Sufi Orders... », pp.149-151) ; l’Ahmadiyyaet la Disuqiyya, notamment, ont eu peu d’impact en Syrie, contrairement à la Palestine.

30. Cf. sur ce point notre thèse, pp.451-452.

31. Il n’y a nul lieu de s’en étonner, car cette nécropole n’accueillait pas seulement des sufiyya ; par ailleurs, le polémiste syrien, affilié lui-même à la Qadiriyya, n’était pas globalement hostile à la mystique.

32. Al-’Adawi, p.95 ; Mar’i al-Karmi, Al-Kawakib al-durriyya fi manaqib al-mugtahid Ibn Taymiyya, Beyrouth, 1986.

33. Les causes de cette condamnation sont évoquées dans notre thèse, pp.438-439, 441-443.

34. R. Lescot, op. cit., p.40.

35. Au point que certains l’ont considéré comme le « Rénovateur » (mugaddid) de ce siècle ; cf. Muti’ al-Hafiz et Nizar Abaza, Tarih ’ulama’ Dimasq fi l-qarn al-rabi’ ’asara al-higri, Damas, 1986, II, 757, et de façon plus générale la biographie du cheikh pp.753-762.

36. Ibid., pp.759-760.

Le pluralisme en islam, ou la conscience de l’altérité

Eric Younès Geoffroy

Dans la matrice des fondements majeurs de l’islam s’impose le principe du pluralisme, tantôt externe (l’islam vis-à-vis des autres religions et cultures), tantôt interne (intra-islamique). On peut distinguer par ailleurs un pluralisme positif, formulé par les sources scripturaires, et donc prôné par ceux qui ont orienté la communauté, et un pluralisme négatif, plus subi qu’assumé, qui s’est invité de facto dans l’histoire islamique comme dans celle des autres religions, et qui a charrié son lot de scissions et de déchirures (fitna ; pl. fitan).

La doctrine islamique du pluralisme découle d’un principe logique : puisqu’en islam Dieu seul est Un et unique, tout ce qui est autre que Lui, c’est-à-dire Sa création, est projetée dans la multiplicité. Mais la miséricorde divine, qui « enveloppe toute chose [i] », fait qu’il n’y a aucune rupture entre ces deux niveaux. Il existe effectivement une dialectique omniprésente, quoique souvent sous-jacente, entre Unicité divine et multiplicité de la création.

Le cosmos peut se déployer dans la multiplicité parce qu’il est maintenu par l’axe du Tawhîd(l’Unicité). Dans la première sourate, Dieu se présente comme le Seigneur des mondes (rabb al-‘âlamîn) [ii]. Les visages de la création sont innombrables parce qu’ils proviennent de Lui et se résorbent en Lui. Maints versets coraniques expriment ce retour/résorption en Dieu, des âmes humaines mais aussi des causes de divergence entre elles lors de leur séjour sur terre. L’être un tant soit peu éveillé sait que « par l’unicité de la multitude, nous pouvons connaître l’unicité de l’Unique », ainsi que l’affirme Ibn ‘Arabî [iii]. Si l’Essence divine, dans son unitude, est insondable, Dieu se fait néanmoins multiple dans la Manifestation universelle, en se faisant connaître par Ses noms et Ses attributs. Il se met de la sorte à la portée de l’intellection humaine, et crée une indéfectible solidarité entre les plans divin et humain. En conséquence, la reconnaissance de l’Unicité qui est requise du fidèle musulman devrait avoir pour implication immédiate dans sa conscience celle de la solidarité et de l’interdépendance entre tous les règnes de la création. Pensons à la parole du Prophète : « La création tout entière est la famille de Dieu » (al-khalq ‘iyâl Allâh). Avant les écologistes modernes, l’émir Abd El Kader énonçait déjà que « le flux divin qui parvient au moucheron est celui-là même qui se déverse dans tout l’univers [iv] ». L’objectif des sciences islamiques traditionnelles est d’ailleurs d’amener l’homme, « par la contemplation du cosmos, à celle du principe divin [v] ».

Le Coran énonce d’abord un pluralisme cosmique, dans lequel les différents règnes sont liés par une communauté d’adoration : « Les sept cieux, la terre et leurs habitants proclament Sa gloire – Il n’y a rien qui ne célèbre Ses louanges,

mais vous [les humains] ne percevez pas cette incantation [vi] ». Puis, à l’échelle humaine, le pluralisme se fait ethnique et culturel : « Si ton Seigneur l’avait voulu, Il aurait fait des hommes une communauté unique, mais ils ont encore des différends, sauf ceux auxquels ton Seigneur fait miséricorde. C’est même pour cela qu’Il les a créés [vii] » ; « Hommes, Nous vous avons créés d’un homme et d’une femme. Nous vous avons établis en peuples et en tribus pour que vous vous entre-connaissiez [viii] » ; il se fait linguistique : « Parmi Ses signes il y a la création des cieux et de la terre, la diversité de vos langues et de vos couleurs [ix] », et bien sûr religieux, dimension qui nous intéresse plus particulièrement ici.

La reconnaissance de l’altérité religieuse en islam

Entre les auteurs musulmans ‘‘inclusivistes’’, qui citent volontiers les versets coraniques d’ouverture aux autres religions, et les ‘‘exclusivistes » », qui s’appuient sur des versets appelant à la rigueur, voire à l’agression vis-à-vis des non-musulmans, les débats n’ont eu de cesse : au gré des environnements spatio-temporels dans lesquels vivaient ces auteurs, c’étaient et ce sont deux visions du monde qui s’opposent ; parfois aussi de pures stratégies politiques… De façon schématique, l’avis qui s’impose chez les exégètes, anciens ou modernes, est celui-ci : les textes scripturaires de l’islam consacrent la diversité interreligieuse au sein de la Révélation ; le Coran est la seule Ecriture qui, dans sa lettre même, par nature pourrait-on dire, établit l’universalisme de la Révélation. Être musulman signifie donc reconnaître l’authenticité de toutes les religions révélées avant l’islam. Ainsi le verset 5 : 48, sur lequel nous allons nous arrêter plus loin, présente le pluralisme religieux comme l’expression de la volonté divine, et Martin Lings note qu’on ne peut rien lui trouver de comparable dans le judaïsme ou dans le christianisme [x].

Cependant, les contextes souvent conflictuels, ou au moins de rivalité, dans lesquels ont été impliquées les premières générations de musulmans ont partiellement obturé cette ouverture. Les exégètes ‘‘inclusivistes’’ semblent plus objectifs que les autres car, qu’ils soient anciens ou modernes, leur bagage conceptuel est plus riche, et donc la part idéologique, apologétique, y est réduite. Les spirituels parmi eux joignent à cela une perception gustative de la profusion de sens dans le Coran, expérience qui ne peut qu’ouvrir le Texte à l’autre, et le lui donner en partage en quelque sorte.

L’universalisme de l’islam trouve son origine dans la Fitra : tout être humain porte en lui l’empreinte de Dieu, qu’il en soit conscient ou non. Il prend racine dans la prophétologie, doctrine majeure en islam, et bien balisée : « Nous

t’avons révélé comme Nous avions révélé à Noé et à d’autres prophètes après lui [suit une énumération de prophètes]. Nous avons révélé à des prophètes dont Nous t’avons conté l’histoire et à d’autres dont Nous ne t’avons rien dit [xi] » ; « Chaque communauté a reçu un envoyé [prophète] [xii] ». Dans l’exact prolongement de ces versets, le Prophète affirmait qu’il y a eu 124000 prophètes dans l’humanité, lui-même en étant le dernier dans l’ordre historique. Or, seulement vingt-sept sont mentionnés dans le Coran ; il faut donc chercher les traces de la prophétie à l’échelle de l’humanité tout entière. Des auteurs musulmans égyptiens, pris en considération par l’université al-Azhar, qui reste une référence pour le monde sunnite, identifient ainsi Osiris au prophète Idrîs, et le pharaon Akhenaton au prophète Job (Ayyûb). Pour eux, les 2800 divinités du panthéon égyptien ancien ne seraient que des représentations des Noms et Attributs du Dieu unique… C’est pourquoi encore, selon certains oulémas, le Bouddha pourrait être intégré dans l’économie islamique de la Révélation, ceci d’autant plus que le Coran le mentionnerait de façon allusive [xiii].

Dans le contexte de l’Arabie du VIIe siècle, le pluralisme religieux s’imposait aux musulmans, par la présence juive et chrétienne en particulier. Une fois établi à Médine, Muhammad devait créer une cohésion entre les musulmans, et surtout entre les musulmans et les non-musulmans de la région, notamment les Juifs. Il fallait créer une cité-Etat portant le projet de l’islam. Le but était d’instaurer une théocratie pluraliste, dont le garant et l’arbitre étaient Muhammad. La reconnaissance par l’islam des autres religions s’assortissait donc d’une hégémonie induite, au moins sur le plan politique. Toujours est-il que dans le texte de la « Charte » (sahîfa) de Médine, rédigé en l’an 1 ou l’an 2 de l’Hégire, le terme Umma, traçant de nouveaux liens de solidarité dépassant les appartenances tribales, désigne une communauté de fois diverses dont les Juifs devaient être les premiers protagonistes, après les musulmans bien sûr. A ce contexte font écho des versets tels que : « Cette communauté qui est la vôtre est une communauté unique, et Je suis votre Seigneur. Adorez-moi donc ! Mais ils divergèrent dans leurs convictions religieuses et pourtant tous reviendront à Nous ! [xiv] »

Le souci d’inscription de l’islam dans l’histoire a entraîné le Prophète lui-même à privilégier parfois la dimension politique, et donc hégémonique, et il est arrivé que la Révélation le contredise en matière d’ouverture interreligieuse. Ainsi, lorsque le Compagnon Salmân Fârisî l’interrogea sur le sort des mazdéens très pieux qu’il avait côtoyés en Perse, et qui n’avaient pas connu l’islam, Muhammad lui répondit qu’ils étaient destinés aux flammes de l’enfer. Alors fut révélé le verset 2 : 62, qui ouvrait la miséricorde et le salut aux fidèles d’autres religions : « Certes, ceux qui croient, juifs, chrétiens et sabéens, quiconque croit en Dieu et au Jour dernier et pratique le bien : tous auront leur récompense auprès de leur Seigneur, ils ne connaîtront ni crainte ni

affliction ». La même « circonstance de la Révélation » est parfois invoquée à propos du verset 5 : 69 : « Ceux qui ont la foi, juifs, chrétiens, sabéens, tous ceux qui croient en Dieu et au Jour dernier et font le bien ne connaîtront ni la peur ni l’affliction ».

Quid encore des versets 2 : 111-112, qui donnent au salut une plus large perspective encore ? « Les Gens du Livre ont dit : ‘‘N’entreront au paradis que les juifs ou les chrétiens’’, exprimant ainsi leurs désirs. Dis-leur d’en donner la preuve s’ils sont sincères. En vérité, quiconque soumet sa face à Dieu en faisant montre de vertu trouvera sa récompense auprès de son Seigneur, et il ne connaîtra ni peur ni affliction ». L’expression « soumettre sa face à Dieu » ne définit aucune confession particulière ; elle décrit une attitude religieuse universelle, comme l’induit également le verset 2 : 148 : « Il y a pour chacun une direction vers laquelle il se tourne. Cherchez plutôt à vous surpasser les uns les autres dans les bonnes actions ».

Le pluralisme religieux énoncé par certains versets a gêné plus d’un commentateur musulman, mais on ne pouvait nier l’évidence. Ainsi du verset 5 : 48 : « À chacun de vous, Nous avons accordé une loi et une voie. Si Dieu l’avait voulu, Il aurait fait de vous une seule communauté, mais Il a voulu vous éprouver par le don qu’Il vous a fait. Cherchez à vous surpasser les uns les autres dans les oeuvres de bien. Votre retour à tous se fera vers Dieu ; Il vous éclairera, alors, au sujet de vos différends ». Dans le contexte des versets qui précèdent (5 : 44 et 46), et qui qualifient la Thora et l’Evangile de « guidance » et de « lumière », les exégètes les plus restrictifs ne pouvaient que conclure à la diversité des voies menant au salut. Des commentateurs musulmans contemporains en tirent même l’indication que l’individu peut choisir la voie vers Dieu qui lui paraît la plus propice [xv].

Parfois, la formulation des versets est moins claire et réclame un effort d’interprétation (ijtihâd) si l’exégète ne veut pas glisser sur la pente facile de l’exclusivisme. C’est le cas pour deux versets clés cités plus haut, et dont les enjeux restent majeurs dans les débats intra-musulmans :

1. « La religion, auprès de Dieu, est l’islam » (3 : 19). Cela signifie pour beaucoup de commentateurs que cette religion est l’adhésion au principe de l’Unicité rappelé par tous les prophètes [xvi]. Et si quelques auteurs, tel le Syrien Ibn Kathîr (m. 1373), proche du savant Ibn Taymiyya (m. 1328), limitent la « religion » à la révélation donnée à Muhammad, un commentateur tardif comme l’Irakien al-Alûsî (m. 1853) résume les avis antérieurs, selon lesquels « l’islam » évoqué ici est un terme générique qui englobe les croyants non musulmans [xvii]. C’est donc le principe d’abandon confiant à Dieu et à l’ordre cosmique qui est en jeu ici, et non l’islam historique qui a épousé les vicissitudes inhérentes à l’aventure humaine sur terre. Nombre d’exégètes

musulmans modernes, tel Fazlur Rahman, Hassan Hanafi, Mohamed Talbi, Farid Esack, ont abondé dans ce sens.

2. Une même exigence fait éclater l’acception restrictive donnée au verset 3 : 85 : « Celui qui recherche une religion autre que l’islam se verra refuser son choix, et il sera dans la vie future parmi les perdants ». Certains auteurs en refusent une lecture communautariste. Ils soulignent que le verset ne peut être appréhendé hors du contexte dans lequel il s’insère, c’est-à-dire les versets 83 et 84. Le verset 83 évoque la « religion de Dieu » à laquelle sont soumises les créatures des cieux et de la terre, et c’est cette religion primordiale qui est visée par le verset 85. Le verset intermédiaire 84 corrobore une telle vision car, après avoir énuméré la procession des prophètes dans l’histoire, il rappelle qu’aucune préférence ne doit être donnée à l’un d’entre eux. Les « circonstances de la Révélation » appellent, il est vrai, à une restriction, puisque le verset 85 aurait été révélé alors que douze hommes avaient apostasié, quittant Médine pour La Mecque [xviii]. Pourtant, un des premiers grands commentateurs, l’Iranien Tabarî (m. 923), rapporte que les fidèles non musulmans présents, et notamment les juifs, se seraient reconnus dans cet « islam » qui leur assurait à eux aussi le salut, s’ils suivaient leur propre tradition religieuse [xix]. Si l’on se fie à nombre d’exégètes, anciens ou modernes, soufis ou non, le verset 85 reçoit ce sens inclusif, universaliste : seront perdants dans l’autre monde, non pas ceux qui adhèrent à une autre religion historique que l’islam, mais ceux qui nient leur origine spirituelle et leur statut d’adorateur ici-bas [xx]. Nous retrouvons ici le riche terreau de la Fitra. Est-ce par souci de récupération que le Coran nomme Noé, Abraham, Jacob et d’autres prophètes muslim(« musulman »), ou plutôt parce que le terme islâm désigne la religion naturelle, primordiale, avant de désigner la religion apportée par Muhammad ?

L’islam abroge-t-il les religions antérieures ? La question de la tolérance

Les fidèles d’autres religions peuvent-ils être sauvés alors que, l’islam étant parmi nous, ils ne l’ont pas intégré ? Se pose ici le problème délicat de l’abrogation des religions précédentes par l’islam, considéré par les musulmans comme l’ultime modalité du Message adressé à l’humanité. Là encore, les avis sont très partagés parmi les oulémas. Certains exégètes ont avancé que le verset 2 : 62, vu précédemment (« Certes, ceux qui croient, juifs, chrétiens et sabéens… ») avait été abrogé par le verset 3 : 85 « Celui qui recherche une religion autre que l’islam se verra refuser son choix, et il sera dans la vie future parmi les perdants », mais nous venons de voir quelle valeur il fallait donner au mot islâmdans ce verset. D’autres exégètes, tel Tabarî et le chiite Tabarsî (m.

1153), ont nié en ce sens que Dieu puisse faillir à la promesse de salut accordée aux non-musulmans dans le verset 2 : 62. Le processus de l’abrogation, précisent-ils, ne peut s’appliquer qu’aux jugements légaux (prescriptions et interdits), lesquels en effet s’adaptent à chaque nouveau contexte.

En pleine période ‘‘médiévale’’, alors que chaque religion était encore centrée sur elle-même, certains avaient l’audace de revendiquer l’universalisme fondateur de leur religion. A propos de l’abrogation, Ibn ‘Arabî écrit ceci :

« Les religions révélées sont toutes des lumières. Parmi ces religions, celle de Muhammad est comme la lumière du soleil parmi les lumières des autres astres. Lorsque le soleil apparaît, les lumières des astres se cachent et sont inclues dans la lumière du soleil. Leur existence cachée est comparable à celle des religions révélées, abrogées par la religion du Prophète : ces religions continuent bien à exister, tout comme la lumière des astres [autres que le soleil]. C’est pourquoi notre religion nous intime de croire en tous les envoyés [les prophètes] et en toutes les religions qu’ils ont amenées. Elles sont vérité, et ne peuvent être considérées caduques par l’abrogation – c’est là l’opinion des ignorants ![xxi] »

En vérité, les religions révélées sont diverses parce que chacune est établie dans une relation particulière à Dieu [xxii]. En vertu de ce pluralisme religieux voulu par Dieu, le terme « abrogation » ne saurait ni signifier l’invalidation des religions précédant l’islam, ni leur dénier l’efficacité du salut. « Il est tout à fait possible de pratiquer l’islam, explique Reza Shah-Kazemi, en croyant sincèrement d’une part que c’est la religion la plus achevée, car la plus récemment révélée, d’autre part que les autres religions ont gardé leur fonction illuminatrice et leur efficacité spirituelle pour leurs adeptes. Jusqu’à quel point cette fonction et cette efficacité subsistent est une question qui relève de l’évaluation et de la sensibilité, plutôt que d’un rejet a priori basé sur des préjugés » [xxiii]. Dans cette veine, l’islamologue tunisien Abdelmajid Charfi affirme que le Coran « n’a jamais dit que le message de Muhammad abroge les messages précédents : il le considère seulement comme les confirmant, les dominant. Or, domination ne signifie pas abrogation ! [xxiv] ». De fait, des versets induisent que l’islam, par son caractère de « sceau » de la Révélation, se doit de protéger les différentes formes de la foi. La première autorisation qui fut donnée aux musulmans de recourir à la lutte armée défensive est liée à la préservation des lieux de culte en général : « Autorisation est donnée aux victimes d’agression de se défendre, car elles sont vraiment lésées, et Dieu a tout pouvoir pour les secourir. [Elle est donnée à] ceux qui ont été expulsés injustement de leurs foyers pour avoir seulement dit : ‘‘Notre Seigneur est Dieu !’’ Si Dieu ne repoussait pas certains hommes par d’autres [en l’occurrence les polythéistes mecquois par les croyants], des

ermitages eussent été détruits ainsi que des églises, des synagogues et des mosquées où le Nom de Dieu est fréquemment invoqué [xxv] ». Ce passage coranique fait de la défense de la liberté religieuse la cause supérieure pour laquelle il peut être fait recours aux armes ; sa portée dépasse largement le seul contexte islamique (d’après les commentateurs, les Mecquois harcelaient les musulmans nouvellement installés à Médine, mais le Prophète attendait un ordre divin pour recourir au combat). Le début du long verset 5 : 48, mis à profit plus haut, est aussi interprété comme le devoir qui incombe à l’islam de protéger les religions antérieures : « A toi aussi Nous avons révélé le Livre, expression de la pure Vérité, qui est venu confirmer les Ecritures antérieures et les préserver de toute altération ».

Un tel souci de protection peut aisément apparaître comme une entreprise hégémonique de la part de l’islam. En outre, les préceptes que cette religion actionne ont-ils toujours été appliqués par les musulmans ? Certes non, tout simplement parce que l’homme, sous toute latitude, est faible et faillible. Mais ces préceptes ont indéniablement constitué les fondements sur lesquels s’est construite la maturité religieuse ouvrant à l’universel, c’est-à-dire la tolérance caractérisant l’islam classique, comme en ont témoigné les philosophes européens du XVIIIe siècle et, par la suite, maints orientalistes [xxvi]. Une tolérance issue de l’enseignement coranique de la « Religion primordiale » ou « immuable » (al-dîn al-qayyim), selon lequel toutes les religions historiques seraient issues de cette religion sans nom, et auraient donc une généalogie commune. Une tolérance issue encore de paroles du Prophète telles que « Les prophètes sont les enfants d’une même famille : différentes sont leur mère, mais unique est leur religion », et de règles telles que : « Il leur [les non-musulmans] revient ce qui nous revient, et il leur incombe ce qui nous incombe [xxvii] ». Il est vrai que chaque camp musulman – inclusivistes et exclusivistes, ou universalistes et communautaristes – mobilise pour sa cause des versets différents et en apparence contradictoires, les uns prônant la tolérance et les autres l’intolérance. Ces versets sont à leur tour mobilisés de nos jours par des islamophobes non musulmans, qui ne se soucient évidemment pas des « circonstances de la Révélation ». Dans cet imbroglio idéologique, la position qui, pour faire bref, me paraît la plus saine soutient que « les versets qui prônent la tolérance et le respect de la liberté de croire ou de ne pas croire ont une portée universelle, et [que] les versets dits ‘‘de combat’’ sont relatifs à une situation particulière [xxviii] », c’est-à-dire un contexte historique qui ne nous concerne plus. Pour beaucoup de spirituels musulmans, ce n’est pas en termes de simple tolérance qu’il faut envisager l’universalisme de la Révélation, mais d’unité transcendante des religions. De façon logique, les ésotéristes ont tendance à être inclusivistes, puisqu’ils perçoivent la trame, la grammaire communes à toutes les religions, et les exotéristes exclusivistes, puisque ces derniers sont limités par les barrières du dogme.

Certains contextes historiques négatifs (les croisades, le déclin économique et commercial, puis le colonialisme…) et plus largement le lent processus de sclérose de la culture islamique ont conduit à un repli identitaire de plus en plus prononcé. Alors que les premières générations de musulmans étaient demandeurs en matière d’altérité, avides d’assimiler ce qui provenait des autres civilisations, le rejet de ‘‘l’autre’’ est par la suite devenu le symptôme du malaise à la fois individuel et collectif vécu dans les sociétés dites ‘‘musulmanes’’. C’est ainsi que le « Conseil des oulémas » d’Indonésie (MUI), dans une fatwa du 27 juillet 2005, a condamné le pluralisme religieux au sein de la société indonésienne : il stigmatisait l’opinion selon laquelle toutes les religions seraient égales, et que la vérité religieuse serait relative. Pourtant, la société indonésienne a toujours bien assumé la diversité religieuse et culturelle, constitutive de son identité...

Dans cet enfermement mortifère de la pensée, le Coran, et plus largement l’éthique de l’islam, ont été asservis à des lectures hors contexte, niant au texte toute intelligence, toute profondeur, stimulant la frustration et le ressentiment. Ils ont été soumis à des amalgames grossiers qui identifient, par exemple, les croyants non musulmans aux kuffâr (mécréants, infidèles), alors que ce terme, qui possède une densité sémantique considérable, désignait avant tout les Mecquois incroyants hostiles au Prophète. En outre, les musulmans ont copieusement abusé de ce terme en interne, pour disqualifier sur le plan dogmatique tel ou tel groupe musulman… Et certes, qu’on soit musulman ou pas, on « enfouit » toujours peu ou prou la vérité ou la foi, on est toujours peu ou prou « ingrat » vis-à-vis de la grâce divine : tels sont les sens fondamentaux de la racine KFR [xxix].

Cependant, lorsqu’on envisage cette question, sensible pour l’islam comme pour les autres religions, il importe de bien distinguer la toile de fonds doctrinale des vicissitudes historiques. En dépit des aléas de l’histoire, « la règle coranique a su imposer une tolérance qui, même de nos jours, est respectée dans bien peu de systèmes sociopolitiques [xxx] ». Ainsi, s’il y a eu mésentente politique à un certain moment entre la jeune communauté musulmane et les juifs de la région de Médine, cela n’a pas empêché le Prophète et les générations qui l’ont suivi de respecter la religion juive : ce n’est pas un hasard si, en 1492, les juifs espagnols chassés, comme les musulmans, par la Reconquista, se sont réfugiés en masse auprès du sultan ottoman d’Istanbul. Comment tel imam contemporain peut-il maudire tous les juifs, en pratiquant le raccourci juif = sioniste extrémiste, alors que le Prophète affirmait notamment : « Quiconque nuit à un chrétien ou à un juif sera mon ennemi le Jour du Jugement et le paiera » ? En réalité, plutôt que de débattre sur l’hypothétique abrogation des religions antérieures à l’islam – sujet qui, sur un plan théologique, est devenu obsolète -, le musulman contemporain devrait se concentrer sur l’abrogation intérieure de ses représentations et illusions passées, figées, lesquelles l’empêchent d’adhérer à la Réalité (Haqîqa) à la fois pérenne et immanente, renouvelée à chaque instant.

[i] Cor. 7 : 156.

[ii] Cor. 1 : 2.

[iii] Al-Futûhât al-makkiyya, Dâr Sader, Beyrouth, III, 404.

[iv] Kitâb al-mawâqif, Halte n° 368.

[v] Seyyed Hossein Nasr, Sciences et savoir en Islam, Paris, 1979, p. 12.

[vi] Cor. 17 : 44.

[vii] Cor. 11 : 118.

[viii] Cor. 49 : 13.

[ix] Cor. 30 : 22.

[x] Qu’est-ce que le soufisme ?, Paris, 1977, p. 25.

[xi] Cor. 4 : 163-164.

[xii] Cor. 10 : 47.

[xiii] Sur ces questions, cf. E. Geoffroy, Le soufisme, voie intérieure de l’islam (traduction en arabe à paraître), Paris, 2009, p. 277-279.

[xiv] Cor. 21 : 92-93.

[xv] F. Esack, Qur’ân, Liberation and Pluralism, Oxford, 1997, p. 170.

[xvi] Notamment Tabarî, Jâmi‘ al-bayân ‘an ta’wîl âyî al-Qur’ân, Beyrouth, s.d., III, p. 212 ; Ibn ‘Arabî, Fusûs al-hikam, éd. ‘Afîfî, Beyrouth, s.d., I, p. 94-95 ; al-Qâshânî, Tafsîr al-Qur’ân al-karîm (attribué à Ibn ‘Arabî), Beyrouth, I, p. 174 ; Ibn ‘Ajîba, Al-bahr al-madîd fî tafsîr al-Qur’ân al-majîd, Beyrouth, 2002, I, p. 300…

[xvii] Alûsî, Rûh al-ma‘ânî, II, p. 107.

[xviii] Ibid., II, p. 215.

[xix] Tabarî, Jâmi‘ al-bayân, op. cit., III, p. 339.

[xx] Parmi les anciens : Qâshânî, op. cit., I, p. 199 ; Alûsî, op. cit., II, p. 216 ; Ibn ‘Ajîba, op. cit., I, p. 343. Parmi les modernes R. Ridâ, Tafsîr al-Manâr ; le chiite Tabataba’i, al-Mîzân fî tafsîr al-Qur’ân ; F. Esack, Qur’ân, op. cit., p. 163.

[xxi] Ibn ‘Arabî, Al-Futûhât al-makkiyya, III, p. 153.

[xxii] Ibid., I, p. 265.

[xxiii] R. Shah-Kazemi, The Other in the Light of the One – The Universality of the Qur’an and Interfaith Dialogue, Cambridge, 2006, p. 241.

[xxiv] A. Charfi, L’islam entre le message et l’histoire, Albin Michel, Paris, 2004, p. 50. [le texte existe aussi en arabe, mais je n’ai pas les références]

[xxv] Cor. 22 : 39-40.

[xxvi] Chez les modernes, limitons-nous à I. Goldziher, Le dogme et la loi dans l’islam, L’éclat et Geuthner, Paris, 2005 (rééd. de 1920), p. 29-30 ; A. Fattal, Le statut légal des non-musulmans en pays d`Islam, Imprimerie catholique, Beyrouth, 1958 ; B. Lewis, Le retour de l’islam, Gallimard, Paris, 1985, p. 27 ou Juifs en terre d’islam, Callman-Lévy, Paris, 1986, p. 71.

[xxvii] Règle rappelée par exemple par Muhammad al-Ghazâlî, Al-ta‘assub wa l-tasâmuh…, Damas, 2005, p. 87. Ce savant d’al-Azhar assumait parfaitement l’héritage judéo-chrétien du Coran (ibid ; p. 86).

[xxviii] Ibid., p. 259.

[xxix] Voir Cor. 57 : 20, où le terme kuffâr peut être traduit par « agriculteurs » ou, par dérivation sémantique, par « ceux qui ont enfoui la semence de la foi ».

[xxx][xxx][xxx] M. Boisard, L’humanisme de l’islam, Paris, 1979, p. 199.

Le regard de quelques auteurs musulmans sur l’orientalisme français.

Eric Younès Geoffroy

Pourquoi les Orientaux - en l’occurrence les arabo-musulmans - ne pratiquent-ils pas davantage "l’occidentalisme" (al-istighrâb), pour donner le change aux orientalistes ? Cette question, Ahmad al-Shaykh, auteur égyptien contemporain, la formule à maintes reprises dans un ouvrage que nous évoquerons plus loin. Si les Orientaux n’ont pas de tradition d’étude critique de l’Occident, c’est pour des raisons similaires à celles qui expliquent la naissance de l’orientalisme, soit la domination de plus en plus affirmée, à partir du XVIIIe siècle, de l’Occident sur l’Orient. Pourtant, la situation a bien changé, en apparence du moins, depuis cet orientalisme classique que les musulmans percevaient comme un des avatars du colonialisme. Ainsi, à cause de cette collusion historique entre science et politique, les chercheurs français actuels sur le monde arabo-musulman refusent désormais l’étiquette d’orientalistes. Parallèlement, en terre d’islam, la riposte s’est organisée, structurée ; elle y est encore parfois grossière et maladroite, mais aujourd’hui, grâce à une meilleure connaissance de l’autre et aussi à une plus grande confiance en eux, certains intellectuels musulmans sont parvenus à l’étape du dialogue constructif.

D’après le sondage que j’ai effectué à partir de quelques ouvrages, les positions des auteurs arabo-musulmans divergent considérablement. Cela va des tenants d’une ligne dure, qui sont foncièrement hostiles à tout ce qui relève de l’istishrâq (« orientalisme » en arabe) ... aux admirateurs des grandes figures de l’école française, avec lesquelles ils ont souvent étudié. Toutefois, ils sont unanimes à dénoncer les origines politico-idéologiques de l’orientalisme. Comme c’est la cas communément en pays arabe, ils voient dans les Croisades la première entreprise occidentale de mainmise sur l’Orient, plus. Par la suite, expliquent-ils, l’impérialisme européen du XIXe siècle eut besoin, pour mieux dominer l’indigène, de connaître sa langue, sa culture et sa religion [1].

Un auteur aussi modéré que le Syrien Mahmoud al-Miqdâd stigmatise la collaboration que la France a délibérément instaurée, pour mieux conquérir l’Algérie, entre l’armée et les orientalistes [2]. Le rôle joué par la France, dans l’affaiblissement de l’Empire ottoman, dans l’émergence des foyers juifs en Palestine, et son alliance avec l’Angleterre et Israël contre l’Egypte en 1956 ont introduit - ou entretenu - une réprobation générale à l’égard de la politique étrangère française

et de tous ses agents [3]. Puis vint de Gaulle, qui changea totalement le regard porté sur cette politique.

Pour les auteurs les plus radicaux, tels que Ahmad ‘Abd al-Rahîm al-Sâbih, nous ne sommes pas sortis des Croisades, car l’orientalisme n’a été, à leurs yeux, qu’un support pour la déislamisation et la tentative d’évangélisation de l’Orient (tabshîr). Toutefois, il faut le souligner, la plupart des auteurs consultés mettent moindrement en relief cette dimension religieuse et, lorsqu’ils s’y prêtent, ils l’inscrivent dans un cadre d’idéologie impérialiste. Pour Mahmûd al-Miqdâd par exemple, le dessein de christianiser l’Orient, de la part de l’Occident, venait après les objectifs d’hégémonie linguistique, culturelle et économique [4]. Cela est d’autant plus vrai, bien évidemment, que l’on se rapproche de notre époque. Mais revenons à al-Sâbih. Selon lui, les orientalistes, animés par des motivations pernicieuses, n’auraient fait que défigurer la réalité de l’islam.

L. Massignon, par exemple, a par trop mis en relief al-Hallâj, figure hétérodoxe de la mystique musulmane, et exécuté à l’instigation des autorités religieuses [5]. Edward Saïd, observateur pourtant plus éclairé, émet un jugement similaire. « Massignon, écrit-il, lui [c’est-à-dire Hallâj] accorde une importance disproportionnée, d’abord parce que le savant a décidé de mettre un personnage en valeur au-dessus de la culture qui le nourrit, et ensuite parce que al-Hallâj représente un défi constant, irritant même, pour le chrétien occidental pour lequel la foi n’est pas (ne peut pas être) un sacrifice de soi poussé à l’extrême comme pour le soufi. Dans un cas comme dans l’autre, Massignon donne littéralement pour objet à al-Hallâj d’incarner des valeurs mises essentiellement hors la loi par le système de doctrine central de l’islam, systéme que Massignon lui-même décrit surtout pour le circonvenir avec al-Hallâj » [6]. Les spécialistes actuels du soufisme, il est vrai, reconnaissent que l’obsession hallajienne de Massignon a un caractère éminemment passionnel, ce qui n’enlève rien, au demeurant, à la valeur de son oeuvre.

Pour al-Sâbih, la plus dangereuse entreprise de déstabilisation, réside dans l’Encyclopédie de l’Islam. Celle-ci, en effet, est considérée par beaucoup de musulmans comme une référence incontournable, alors qu’elle contient « beaucoup d’erreurs, d’altérations de sens [le fameux tahrîf] et de préjugés » [7]. Mais où situer, alors, les islamologues musulmans qui participent à l’Encyclopédie ? Selon cette vision dichotomique hâtive et simpliste, ils ne seraient que des traîtres à la bonne cause !

Laissons là les procès d’intention, singulièrement dépourvus du sens de la nuance, pour aborder des travaux plus sérieux. Je n’ai trouvé une appréciation globale sur l’école orientaliste française que chez Edward Saïd. Cet universitaire américain, d’origine palestinienne, a publié en 1978 un ouvrage intitulé L’Orientalisme - L’Orient créé par l’Occident. Le livre a suscité beaucoup d’émoi dans les milieux orientalistes, car il démonte point par point les constructions idéologiques de leur discipline. A partir du constat que « l’Occident a fondamentalement mal représenté l’islam », E. Saïd se pose cette question : « Peut-il y avoir une représentation fidèle de quoi que ce soit ? » [8].

Pourtant, les critiques de Saïd sont souvent pondérées, et même laudatives en ce qui concerne l’orientalisme français. Le « schéma explicatif » mis en oeuvre par cet auteur n’est pas « simpliste et mécaniste », comme on a pu le lire encore récemment [9]. E. Saïd décrit l’orientalisme français comme « universaliste, spéculatif et brillant », en comparaison de l’école anglo-saxonne jugée, elle, « sobre, efficace et concrète » [10]. E. Saïd reconnaît à L. Massignon, qui incarne pour lui l’esprit français, « un certain degré d’engagement », et une capacité de s’identifier aux « forces vitales qui inspirent la culture orientale » [11].

Cet engagement, inauguré par Massignon dénonçant par exemple la guerre d’Algérie, nous le retrouvons chez Jacques Berque. Celui-ci, comme le note Ahmad al-Shaykh, a défendu l’islam et sa culture dans le climat d’animosité qui règne en Occident à leur égard [12]. Berque, qui affirmait depuis la guerre du Golfe que nous vivons une nouvelle croisade, avait également le courage de remettre en cause ses propres travaux. « Leurs oeuvres, dit E. Saïd, à propos de Berque mais aussi de Maxime Rodinson, font toujours preuve, d’abord d’une sensibilité directe à la matière qui s’offre à eux, puis d’un examen continuel de leur propre méthodologie et de leur propre pratique, d’une tentative constante pour que leur travail réponde à la matière et non à des doctrines préconçues » [13]. Dans le sillage de ces personnalités, des chercheurs français ont soutenu ou soutiennent des causes politiques, voire religieuses, qui interfèrent directement dans leur terrain d’étude. Parfois, celui-ci semble même avoir été déterminé par des motivations militantes. Ainsi, pour certains, François Burgat a poussé un peu loin sa présentation apologétique de l’islamisme.

La question de l’objectivité scientifique des orientalistes est soulevée de façon très actuelle et précise par Ahmad al-Shaykh, chercheur égyptien ayant vécu vingt ans à Paris, et ayant ainsi côtoyé la plupart des islamologues de la métropole. Depuis, celui-ci a fondé au Caire Le centre arabe pour les études occidentales, genre d’appellation auquel

nous ne sommes encore guère habitués. Le parcours de cet écrivain est très révélateur des mutations survenues dans les rapports entre Orient et Occident. Si l’Egyptien Tahtâwî était clairement venu à Paris au XIXe siècle pour chercher un modèle d’inspiration, voire d’importation [14], Ahmad al-Shaykh, lui, a voulu instaurer un dialogue critique, d’égal à égal, entre les islamologues parisiens et lui-même. Il a exposé les fruits de ce dialogue dans son ouvrage intitulé Hiwâr al-istishrâq, titre que l’on peut traduire par Le dialogue suscité par l’orientalisme. Dans ce volume paru en 1999, il tente de démystifier les représentations et les préjugés qu’orientalistes et Orientaux entretiennent tour à tour vis-à-vis de l’Autre.

Ahmad al-Shaykh considère donc les orientalistes - ou plutôt les chercheurs sur le monde arabo-musulman - comme un objet d’étude. A ce titre, il rompt avec la tradition de défensive et d’indignation passive dans laquelle s’étaient jusqu’alors cantonnés les Orientaux. Il agit, si l’on veut, en "occidentaliste" analysant les orientalistes. A l’instar de M. al-Miqdâd et d’E. Saïd, il valide les aspects positifs des études orientales en France, mais condamne les implications impérialistes de l’orientalisme classique [15]. Il dresse par exemple un panégyrique de J. Berque, disparu en 1995, et affirme : « Quiconque lit la Fâtiha ne peut oublier sa voix [allusion à la traduction du Coran faite par Berque] ; nul ne peut oublier sa passion pour la langue et le monde arabes ; nul ne peut ignorer son profond respect pour l’identité de l’Autre » [16]. Au cours de l’entretien qu’il a avec Berque, il tente même de le consoler des critiques que celui-ci a reçues concernant sa traduction du Coran.

Ahmad al-Shaykh constate que les orientalistes sont attaqués, non pas du fait qu’ils ne sont pas musulmans, mais parce que leurs méthodes soi-disant scientifiques ne correspondent pas à la réalité du vécu arabo-musulman [17]. Il remarque à ce propos qu’Edward Saïd et l’Egyptien Anouar Abd el-Malek, auteurs très virulents vis-à-vis de l’orientalisme, sont ... chrétiens [18]. Les chercheurs actuels sur le monde musulman sont certes ouverts aux nouvelles sciences humaines, avance t-il, mais par l’usage qu’ils en font, ils ne se distinguent guère des anciens orientalistes. Etant extérieurs à l’expérience religieuse et spirituelle du musulman, ils abordent le Coran comme s’il s’agissait de n’importe quel texte profane, et la personnalité du Prophète comme s’il avait été un homme ordinaire. Par là-même, ajoute-il, ils se coupent d’une dimension objective, car réelle, de leur objet d’étude [19]. Ahmad al-Shaykh cite l’ouvrage de Maxime Rodinson, « Mahomet », qui soulève jusqu’à maintenant beaucoup d’indignation dans le monde musulman [20].

Autant les éditions critiques de manuscrits effectuées par les néo-orientalistes sont louables pour leur rigueur, poursuit Ahmad al-Shaykh, autant les commentaires auxquels ceux-ci se livrent lui semblent entachés de partialité. L’auteur égyptien prend à témoin les conclusions auxquelles sont parvenus les participants d’un colloque tenu à l’occasion du 850e anniversaire de la naissance du philosophe andalou Maïmonide : ceux-ci ont totalement occulté l’évidente influence qu’ont exercé sur lui les philosophes arabo-musulmans, afin de mieux mettre en relief sa judaïté. L’islamologue Jean Jolivet, avec lequel l’auteur égyptien dialogue alors, acquiesce à cette remarque [21].

En définitive, peu importe que les méthodes employées par les néo-orientalistes soient récentes ou non : elles restent faites par des Occidentaux et pour des Occidentaux, et n’ont donc pas valeur universelle. Il s’agit là, peut-être, de la plus grave remise en question de l’orientalisme. Pour Ahmad al-Shaykh, seules des personnes appartenant à la culture religieuse qu’ils étudient sont à même d’en saisir le sens profond. L’analyse du Coran par un chercheur étranger à l’islam manquerait donc fatalement de pertinence [22]. Une telle position pèche bien sûr par ses excès, et introduit même une contradiction dans la démarche d’Ahmad al-Shaykh. A d’autres moments en effet, il agrée le travail d’orientalistes sympathisants tels que Jacques Berque. A titre d’appréciation générale sur le personnage, il cite ainsi cette phrase de lui : « Je suis un catholique qui aime l’islam » [23]. Le bruit n’a t-il pas couru, de façon insistante, que Berque était devenu musulman ?

Quoi qu’il en soit, l’analyse d’al-Shaykh renvoie les chercheurs musulmans à la nécessité d’élaborer eux-mêmes des méthodes scientifiques qui leur soient appropriées, qui « procèdent de leur vécu », comme le stipule l’écrivain égyptien [24]. « Pourquoi étudierais-je et classifierais-je la pensée arabo-musulmane comme l’a fait Michel Foucault pour la pensée occidentale ?, s’interroge t-il. L’évolution de cette dernière diffère de la nôtre [...]. Pourquoi utiliserais-je une méthode née dans un contexte particulier, et qui ne fait que refléter ce contexte ? Comment pourrais-je l’appliquer à la réalité que je vis ? » [25]. Ces questions expriment, on le voit, le refus, pour cet Arabe, d’une acculturation par l’Occident dans le regard qu’il jette sur sa propre tradition religieuse, sur sa propre culture. Les chercheurs actuels sur le monde musulman - et cela peut logiquement s’appliquer à d’autres civilisations de notre planète - reproduiraient donc l’orientalisme ancien - même s’ils s’en défendent -, puisqu’ils participent à l’impérialisme occidental dans le domaine de la pensée et de la culture. Il s’agit là, nous dit Mahmûd al-Miqdâd, d’une forme très subtile de néo-colonialisme, qui parle d’ « invasion culturelle » [26].

D’évidence, ce constat n’est que partiellement juste, car il y a longtemps que certains chercheurs occidentaux - ethnologues, anthropologues, psychanalystes mais aussi islamologues - ont adopté une démarche très critique à l’égard de leur propre système de pensée, voire de leur propre culture. Comme le note Edward Saïd, Jacques Berque portait une grande attention aux découvertes de l’anthropologie structurale, dans laquelle la place de la civilisation occidentale est plus que relativisée [27]. A vrai dire, plusieurs systèmes de pensée coexistent maintenant en Occident, lequel, s’il se sent encore sûr de lui sur le plan de l’avoir, a moins d’assurance quant à l’être ; on le voit ainsi de plus en plus faire appel à des "sagesses" étrangères. Ce phénomène a son incidence sur les études concernant le monde musulman. Au demeurant, avec l’accélération des échanges et la mondialisation galopante, la distinction Orient - Occident va t-elle se maintenir encore longtemps ? Le jeu de miroirs qui s’est instauré entre l’un et l’autre a pourtant son utilité, et accessoirement son charme. Ce jeu ne peut être fidèle à la réalité, car trop de facteurs humains interfèrent. Mais peut-être, au moins, la reconnaissance de nos préjugés respectifs à l’égard de l’Autre pourrait-elle constituer le début d’une véritable objectivité scientifique ?

[1] Cf. M. al-Miqdâd, Târîkh al-dirâsât al-‘arabiyya fî Firansâ, Koweit, 1992, p.226.

[2] Ibid., p.230.

[3] Ibid., p.10 ; I. al-Haydarî, Sûrat al-sharq fî ‘uyûn al-gharb, Beyrouth, 1996.

[4] M. al-Miqdâd, op. cit., p.226-227.

[5] A. A. al-Sâbih, al-Istishrâq fî mîzân naqd al-fikr al-islâmî, Le Caire, 1996, p.38.

[6] E. Saïd, L’Orientalisme - L’Orient créé par l’Occident, Paris, 1980 pour la traduction française, p.304.

[7] A. A. al-Sâbih, op. cit., p.35.

[8] E. Saïd, L’Orientalisme, p.304.

[9] Voir l’article de Zayd Fahmi, « L’Orient des photographes », in Qantara n°33, automne 99, p.77.

[10] Ibid., p.295.

[11] Ibid., p.297-298.

[12] A. al-Shaykh, Hiwâr al-istishrâq, Le Caire, 1999, p.19.

[13] E. Saïd, L’Orientalisme, p.352.

[14] On peut désormais consulter en français la Relation de voyage (1826-1831) de Tahtâwî : L’Or de Paris, traduit de l’arabe et présenté par A. Louca, Paris, 1988.

[15] A. al-Shaykh, Hiwâr al-istishrâq, p.44, 56.

[16] Ibid., p.19.

[17] Ibid., p.56, 66.

[18] Ibid., p.55. Abd al-Malek, il est vrai, fonctionnait sur des critères politiques et non religieux. Marxiste, il a ainsi esquivé toute critique à l’égard de l’orientalisme "soviétique" (je remercie M. Barbot de m’avoir fait part de cette remarque). En outre, à écouter M. Rodinson, il s’en serait pris fortement au milieu orientaliste français ...par dépit ; il aurait été en effet éconduit du Collège de France, où il briguait une chaire (ibid., p.42).

[19] Ibid., p.12.

[20] Ibid., p.13.

[21] Ibid., p.194.

[22] Ibid., p.57.

[23] Ibid., p.19.

[24] Ibid., p.66.

[25] Ibid., p.68-69.

[26] M. al-Miqdâd, op. cit., p.226.

[27] E. Saïd, L’Orientalisme, p.352.

Le sacrifice d’Abraham Eric "Younès" Geoffroy

(mardi 18 janvier 2005)

Selon l’islam, le Coran est le point terminal de la Révélation pour cette humanité. Il se présente de fait comme la récapitulation et la synthèse des messages antérieurs, et maints récits bibliques y sont relatés de façon condensée et allusive. Le caractère sibyllin du « Livre », on va s’en rendre compte, apparaît nettement dans l’épisode du sacrifice d’Abraham.

Cet épisode, évoqué dans la sourate 37, ressort au thème coranique de l’épreuve (balâ’), qui agit comme une véritable pédagogie spirituelle à l’adresse des croyants et à fortiori des prophètes : l’élection et l’investiture ont pour passage obligé la purification. Abraham (Ibrâhîm en arabe) a été choisi comme « ami intime de Dieu » (khalîl Allâh) parce qu’il a subi avec succès maintes épreuves1

- « Ô mon fils, je vois en rêve que je t’égorge. Qu’en penses-tu ? »

. L’une des plus intenses fut sans doute ce songe au cours duquel le patriarche se vit en train d’immoler son fils :

- « Père, répondit le fils, fais ce qui t’est ordonné. Tu me trouveras, si Dieu veut, parmi ceux qui supportent [l’épreuve] » (Cor. 37 : 102).

Tous les traducteurs rendent ce passage au temps passé (« Ô mon fils, j’ai vu en rêve que... »), mais il importe de restituer le présent employé dans le texte arabe, car celui-ci a pour fonction de susciter l’instantanéité de la vision

- « Lorsqu’ils se furent tous deux abandonnés à la volonté divine (aslamâ) et qu’Abraham eut couché son fils le front contre terre, Nous l’appelâmes : " Ô Abraham,tu as ajouté foi à la vision ! " C’est ainsi que nous rétribuons les êtres doués d’excellence (103-105) ». En réalité, la vision qu’a reçue Abraham ne lui intimait pas d’immoler matériellement son fils, mais de le consacrer à Dieu. Nous rejoignons ici la tradition judaïque

d’Abraham. Si l’on nous permet l’image, celui-ci vit la vision en direct, non en différé. Les commentateurs insistent sur la dimension onirique de la scène - absente du récit biblique -, et Ibn ‘Arabî, le grand maître du soufisme souligne que c’est en fait un bélier qui est apparu à Abraham durant son sommeil, mais sous les traits de son fils. Cependant, Abraham n’a pas interprété, « transposé » dit l’arabe, cette vision car, selon l’avis des commentateurs, le songe ou la vision des prophètes relève de la révélation (wahy), et est perçu par eux comme une réalité immédiate. En effet :

2

- « Voici certes l’épreuve évidente » (106) : épreuve suprême de soumission à Dieu que de se croire contraint d’égorger son fils ! Selon certains soufis, l’épreuve consistait à donner son vrai sens à la vision. Ils font remarquer que l’enfant est le symbole de l’âme. C’est donc son "moi" que Dieu demande à Abraham d’immoler, cette âme prophétique élevée, certes, mais encore capable d’amour pour un autre que Dieu. Or, afin d’être investi pleinement de l’intimité divine, Abraham doit vider son coeur de tout attachement aux créatures. D’ailleurs, l’épisode du sacrifice suit immédiatement un passage où l’on voit Abraham détruire les idoles adorées par son peuple (84-98). Dans son cas, la réalisation ultime de l’Unicité (tawhîd) supposait la destruction de tout penchant naturel, de tout résidu égotique, forme subtile d’idolâtrie.

.

- « Nous le rachetâmes par un sacrifice solennel » (107), car l’enjeu est immense. Un bélier venant, selon la tradition, du paradis, et conduit sur terre par l’ange Gabriel pour le sacrifice, se substitue au fils : grâce à ce transfert, Dieu rachète à Abraham toute sa descendance, prophétique et autre, afin de mieux la préserver et la bénir. Ainsi, « Nous perpétuâmes [le souvenir d’Abraham] parmi les générations postérieures (108). Paix sur Abraham ! » (109) : après la soumission (islâm) vient la paix (salâm). L’animal, être pur parce qu’il connaît par intuition directe son Créateur, à l’instar des règnes minéral et végétal (Ibn ‘Arabî), peut en effet prendre la place d’un humain pur, prophète et fils de prophète. Par son sacrifice consenti, il permet aux « fils d’Adam » - et pas seulement d’Abraham - de régénérer leurs énergies vitale et spirituelle.

En aucun endroit de ce récit, le Coran ne mentionne si le fils offert en oblation est Ismaël, père des Arabes, fils de la servante Agar jalousée par Sara, ou Isaac, son frère cadet, père des Juifs. Cette imprécision a partagé les auteurs musulmans, chacun tirant argument de façon opposée des mêmes passages coraniques en faveur d’Isaac ou d’Ismaël. Dans une perspective islamique, il était tentant d’identifier la victime du sacrifice à Ismaël. En effet, celui-ci a aidé Abraham à bâtir la Kaaba de La Mecque (Cor. 2 : 125-127), et certains rites actuels du Pèlerinage (Hajj), tels que la lapidation de Satan, trouvent leur fondement dans le sacrifice qui aurait eu lieu à Mina, un des sites du

Il n’empêche que la commémoration du sacrifice d’Abraham, actualisée chaque année par le sacrifice d’animaux, est devenue la « grande fête » (al-‘îd al-kabîr) des musulmans, célébrée le 10 de

Hajj. Pourtant, la plupart des commentateurs ne cèdent pas à cette tentation, et étalent au grand jour les divergences d’opinion. Voici un bel exemple du pluralisme régnant au sein de la pensée musulmane médiévale.

Dhû l-Hijja, mois du Pèlerinage. Le

Pour qui connaît le Coran, l’ambiguïté du discours divin à propos d’Isaac et d’Ismaël est délibérée. Elle rappelle celle qui plane sur le récit coranique de la crucifixion ou la non-crucifixion du Christ

Hajj, ceux qui l’ont accompli le savent bien, est une épreuve : répétition du Jugement dernier, il est mort à ce monde et résurrection. À l’instar de la bête, le pèlerin est l’offrande sacrificielle dont le parcours rituel permet à la communauté musulmane, et au-delà à l’humanité, de se régénérer. Si le sacrifice animal garde aujourd’hui toute sa pertinence, et si le partage et le don de la viande perpétuent « l’hospitalité sacrée » d’Abraham, il importe de ne pas perdre de vue le sens premier du sacrifice : la purification intérieure.

3

Notes :

, lequel, selon les chrétiens, s’est sacrifié sur la croix pour le rachat de l’humanité. Enfin, le silence coranique sur l’identité du fils sacrifié - ou sanctifié -, au regard du contexte actuel, peut être perçu comme une source tantôt de rivalité et d’inimitié, tantôt de proximité voire d’intimité entre juifs et musulmans. Ne serait-ce pas dans le dépassement de l’ego, vrai sens du sacrifice abrahamique, que les uns et les autres parviendront à restaurer une harmonie séculaire mise à mal par des développements politiques récents ?

1. Voir Cor. 2 : 124. 2. Voir par exemple Exode 13 : 2. 3. Cf. Cor. 4 : 157.

Le soufisme et la France (partie 1/1)

mercredi 13 juin 2007 - par Eric "Younès" Geoffroy

L’époque médiévale

L’histoire s’écrit parfois davantage en filigranes qu’en traits pleins. C‘est le cas lorsqu’il s’agit des rapports entre des voies spirituelles ou ésotériques issues de religions différentes. Si l’influence de la civilisation islamique sur l’Europe est avérée dans les domaines des sciences et de la philosophie, nous sommes par contre réduits à des « conjectures » en ce qui concerne la discipline du soufisme (tasawwuf) [1].

A l’époque médiévale, les docteurs chrétiens d’Europe focalisent clairement leur intérêt pour les auteurs musulmans sur la pensée aristotélicienne. De Ghazâlî (« Algazel », m. 1111), ils traduisent les textes philosophiques mais non les écrits mystiques, pourtant bien diffusés en terre d’islam, et ils prennent d’Ibn Sab‘în le logicien et le philosophe, non le métaphysicien extatique de « l’Unicité absolue ».

Que le maître andalou Ibn ‘Arabî (m. 1240) n’ait pas été connu en Europe avant l’époque moderne – son influence sur Dante, à ce jour, reste plus qu’hypothétique – n’est guère étonnant pour deux raisons au moins : en pays musulman même, son œuvre a circulé longtemps dans des milieux restreints, et les latins n’avaient pas les clés pour déchiffrer son langage le plus souvent hermétique.

Mais que les manuels de soufisme rédigés aux Xe et XIe siècles n’aient reçu aucun écho en Europe ne cesse de surprendre. Le Catalan Ramon Lulle (m. 1315) a certainement eu accès à la littérature mystique de l’islam et côtoyé des milieux soufis, à Majorque et au Maghreb, mais sans réellement s’en pénétrer [2]. Quoi qu’il en soit, il ne relève pas du monde français qui nous retient ici.

La mystique juive médiévale, en revanche, témoigne d’une imprégnation profonde – et avouée – par le tasawwuf, au Moyen Orient, en Espagne musulmane, et jusqu’en Catalogne et en Provence. L’influence supputée du soufisme sur Sainte Thérèse d’Avila et Saint Jean de la Croix aurait cheminé via les mystiques juifs espagnols. Par ailleurs, les sciences occultes telles que l’alchimie, l’astrologie ou l’arithmologie doivent beaucoup au monde de l’islam, mais elles ne sauraient être identifiées à la discipline du tasawwuf.

Dans les milieux spiritualistes contemporains, d’obédience musulmane ou chrétienne, on affirme que les voies soufies, et les groupes ésotériques d’Orient en général, auraient alimenté sur le plan initiatique des organisations correspondantes d’Europe. Si certains historiens conviennent que l’art héraldique de la chevalerie européenne a une dette à l’égard du monde musulman [3], il faut être plus prudent quant à l’origine islamique de la chevalerie elle-même.

La futuwwa, qui jouait au Moyen Orient le rôle à la fois d’une chevalerie spirituelle et d’une initiation aux métiers, a-t-elle eu une part quelconque dans la formation de la chevalerie européenne ? Henry Corbin note d’abord que la futuwwa est œcuménique en soi car son fondateur symbolique en serait Abraham, père des trois monothéismes. Il souligne maintes fois les analogies et les concomitances existant entre cette futuwwa et la chevalerie européenne telle que celle du Temple [4].

Plus rarement, il évoque une influence directe de l’ésotérisme islamique – soufi ou ismaélien – sur les Templiers [5], mais il ne fournit aucun élément historique objectif. La légende du Graal, il est vrai, telle qu’elle apparaît dans le Parzival de Wolfram Von Eschenbach, écrit à l’époque de la quatrième croisade, véhicule des données provenant de plusieurs traditions ésotériques orientales [6]. La version ‘française’ de la légende par Chrétien de Troyes, un peu antérieure à celle de Wolfram, en est, elle, cependant, totalement dépourvue.

René Guénon lui aussi affirme que les Templiers auraient été en contact effectif avec les milieux initiatiques du Proche Orient et que, après leur élimination par le roi Philippe le Bel (1314), les initiés chrétiens se seraient réorganisés en accord avec les initiés musulmans [7]. Il n’apporte, lui non plus, aucun justificatif concret. Certes, les Templiers se sont montrés plus tolérants que les autres Francs. Ainsi, un chroniqueur musulman témoigne que des Templiers sont intervenus à plusieurs reprises, à Jérusalem, pour chasser un Franc qui voulait l’empêcher de prier [8].

On peut même admettre que l’Ordre, de militaire, soit devenu de plus en plus mystique, mais cela ne signifie pas qu’il ait été perméable à l’islam ou à son ésotérisme. Les sources arabes s’en seraient fait l’écho et, au demeurant, elles montrent que les soufis considéraient tous les Francs comme des envahisseurs et des ennemis, et qu’ils les combattaient. Les chiites ismaéliens pratiquaient entre eux la discipline de l’arcane, et on les voit mal initier des guerriers francs. Des échanges en matière de spiritualité ont sans doute eu lieu, mais les visées politiques devaient prédominer.

Guénon va plus loin concernant les Rose Croix – dont les modernes Rosicruciens se prétendent les héritiers – puisqu’il y aurait eu, selon lui, une sorte d’osmose initiatique entre ceux-ci et les soufis [9]. Les premiers se seraient retirés en « Orient » au XVIIe siècle, lorsque toute possibilité de véritable initiation aurait disparu en Occident [10]. Ailleurs, il affirme que les Rose Croix, qu’il se voit fondé à appeler « ‘‘soufis’’ européens », établissaient un contact permanent avec les soufis [11].

Ces données relèvent plus de la métahistoire que de la discipline historique critique, mais c’est, pour notre domaine, une dimension que l’on ne peut écarter. L’intérêt de ces assertions provient aussi du fait qu’elles proviennent de René Guénon. Des affinités entre Saint François d’Assise et le soufisme, concernant notamment la doctrine de la « pauvreté spirituelle », ont été notées, d’autant plus que François s’est rendu en Egypte où il a pu échanger avec le sultan et des oulémas, mais il est italien… Des Franciscains français contemporains ont cependant écrit sur ce sujet.

Une des seules traces tangibles de la présence du soufisme en France à l’époque médiévale provient d’un proche du roi Saint Louis, son chroniqueur et ami Joinville (m. 1317). Celui-ci cite le Dominicain Yves Le Breton, arabisant, qui avait rencontré à Acre au XIIIe siècle une femme tenant le même langage sur l’amour divin que Râbi‘a ‘Adawiyya (m. 801), la sainte musulmane la plus renommée en terre d’islam.

Cette sainte irakienne n’est pas identifiée par Joinville, mais sa figure mythifiée va nourrir le débat théologique sur l’amour de Dieu qui agite la France… au XVIIe siècle, et elle suscite l’admiration des partisans du Pur Amour : il faut aimer Dieu ni par désir de Son paradis ni par crainte de Son enfer [12]. Pour autant, cette légende transmuée de Râbi‘a ne prouve en rien une réception positive du soufisme en France.

D’évidence, la présence franque au Proche-Orient a permis des contacts entre chrétiens et musulmans, au gré, notamment, des alliances entre les princes des deux camps. Dans le cadre général de l’affrontement entre croisés et musulmans, cependant, le commerce des esprits ne pouvait s’effectuer que de manière discrète et orale, ce qui explique la trace infime qu’il a laissée.

La guerre elle-même a été une occasion de connaissance mutuelle, et parfois de ‘‘transfert’’ religieux : un des Francs qui attaquaient Damiette en 1249 (avec St Louis : septième croisade) serait entré en islam après avoir tué un saint musulman qui lui aurait miraculeusement répondu après sa mort [13]. Pour autant, à lire les sources arabes, de tels cas sont très exceptionnels.

L’époque moderne

Hormis quelques relations de voyageurs français ayant décrit, entre les XVIe et XVIIIe siècles, avec force partialité, les milieux des « derviches » en Orient (de Nicolay, Chardin…), ou encore la traduction française des Mille et Une Nuits par Galland, à la fin du XVIIIe siècle, où figurent les exploits des Kalandars, il faut attendre le XIXe siècle pour que le public français ait accès à une connaissance plus objective du soufisme. Le Voyage en Orient de Gérard de Nerval (1843) représente à cet égard une rupture décisive, par le témoignage empathique qu’il livre, voire la profonde fascination qu’exercent sur l’auteur les derviches du Caire et d’Istanbul.

Le terme occidental « soufisme » apparaît, sous la forme latine de Sufismus, dans un ouvrage publié à Berlin en 1821. La première moitié du XIXe siècle voit se développer l’orientalisme académique, dans lequel la France occupe une place prépondérante. Le soufisme suscite dès lors un nombre croissant d’études et de traductions, centrées d’abord sur le monde persan.

D’évidence, cette érudition un peu sèche n’est pas animée par une quête intérieure, comme c’était le cas chez les auteurs médiévaux [14], et de plus elle charrie implicitement l’idéologie de la suprématie européenne ; elle fournit pourtant une matière objective qui va nourrir les générations postérieures. Parallèlement, des officiers français des « affaires indigènes », motivés, certes, par le contrôle des populations locales, vont rédiger des rapports et des ouvrages très documentés sur les confréries maghrébines.

Au XXe siècle, l’orientalisme français joue un rôle de plus en plus déterminant dans la connaissance ‘‘gustative’’ du soufisme, du fait sans doute que ses plus éminents spécialistes sont eux-mêmes engagés dans une quête spirituelle. Dans leur démarche respective de chrétiens, Louis Massignon et Henry Corbin se sont alimentés à la mystique musulmane et, à leur tour, ont alimenté un public se situant à la limite entre académisme et recherche intérieure.

Si leur enjeu personnel affleure souvent dans leur travail et s’il infléchit parfois leur objectivité, leur riche personnalité a contribué à diffuser la culture soufie en France. Les

‘‘soufis’’ contemporains reconnaissent également une dette à l’égard de religieux chrétiens qui ont présenté des pans majeurs du patrimoine soufi : Louis Gardet, Laugier de Beaurecueil, Paul Nwyia… Certains chercheurs ont conjoint domaine d’étude et orientation spirituelle en pratiquant l’islam soufi, tel Eva de Vitray-Meyerovitch (m. 1998) et Michel Chodkiewicz.

La première présence effective en France d’un soufi ou d’un groupe soufi remonte à nul autre que l’émir Abd El-Kader, qui a été retenu dans notre pays durant cinq années (1847-1852). Tous les Français qui l’ont alors approché ont été séduits par son charisme, et des documents inédits nous montrent des sœurs chrétiennes désirant le suivre jusque dans son exil spirituel en Orient.

Le paradoxe du colonialisme français, à la fin du XIXe siècle, est qu’il permet à quelques nationaux issus de la métropole d’échapper à la civilisation d’ores et déjà désenchantée de l’Occident, et de se ressourcer dans le « désert », ou en « Orient », comme on voudra. Ces premiers soufis français – ou de culture française – sont souvent des artistes-peintres (Etienne Dinet, Yvan Agueli) ou des écrivains (Isabelle Eberhardt). Ils souscrivent au ‘‘mythe’’ de l’Orient spirituel et l’incarnent dans leur vie et leur œuvre. Ils se rattachent à des confréries régulières, et ceux qui vivent en Algérie sont rejetés par des colons français.

L’importance d’Agueli réside dans le fait qu’il a planté le premier arbre initiatique en France et qu’il a affilié Guénon à la Shâdhiliyya, en 1912, à Paris même. Le parcours – bref, puisqu’elle est morte à vingt-sept ans – d’Isabelle Eberhardt (m. 1904) est plus fantasque. Ses origines sont troubles, puisque certains attribuent sa paternité à Arthur Rimbaud. Devenue française en épousant un soufi algérien, elle pratique dûment le soufisme dans la confrérie Rahmâniyya [15].

Même lorsqu’elle ne possède pas cette texture légendaire, la vie de ces pionniers devient par la suite un roman. Ainsi d’Aurélie Picard (m. 1933), héroïne de Djebel Amour (Frison Roche), Lorraine qui épouse en 1872 un cheikh tijâni du Sud algérien et développe la grande zâwiya après la mort de celui-ci. Autre figure féminine atypique de cette période, la comtesse Valentine de Saint Point (m. 1953), arrière petite-nièce de Lamartine qui, après avoir mené une vie excentrique en Occident, entre en islam et s’établit au Caire, où elle est proche de Guénon.

René Guénon est le principal artisan de la pénétration du soufisme en France au XXe siècle. Sa pratique islamique et son appartenance soufie ont pourtant été marquées du sceau de la discrétion, mais son œuvre ainsi que la correspondance qu’il a entretenue avec beaucoup de ‘‘chercheurs de vérité’’, a déterminé l’entrée dans la Voie de nombreux Français ; ceux-ci seront souvent affiliés à la même voie-mère que Guénon, la Shâdhiliyya, qui a généralement incarné un soufisme sobre et lettré. Son œuvre formule à l’intention du public européen la doctrine de la « Tradition primordiale », d’où émanent toutes les religions historiques, et la dégénérescence de la modernité occidentale.

Le « cheikh ‘Abd al-Wâhid Yahia », tel qu’il est connu en milieu musulman, établi au Caire en 1930 et décédé en 1951, continue d’exercer une influence singulière en Occident et dans quelques cercles en terre d’islam. De Guénon est issu le courant ‘‘traditionnaliste’’ du soufisme occidental, dont la figure majeure est Frithjof Schuon (m. 1998). Artiste et poète, celui-ci rédige une œuvre doctrinale puissante ; depuis la Suisse où il réside jusqu’en 1981, date de son installation aux USA, il touche surtout des intellectuels occidentaux. Son

représentant initial à Paris, le Roumain Michel Vâlsan (m. 1974), lui reproche en 1950 de s’affranchir de plus en plus de la norme islamique et de verser dans le syncrétisme.

A l’instigation de Guénon, Vâlsan, éditeur des Editions traditionnelles à Paris, fonde sa propre voie, centrée sur l’enseignement d’Ibn ‘Arabî. Plusieurs de ses disciples français, universitaires ou autodidactes, proposent au public des études et des traductions de textes majeurs du patrimoine soufi.

[1] Pour reprendre le titre d’un article de M. Chodkiewicz, « La réception du soufisme par l’Occident : conjectures et certitudes », The Introduction of Arabic Philosophy into Europe (éd. par C. Butterworth et B.A. Kessel), Leiden, 1994, p. 136-149.

[2] Ibid., p. 141-142.

[3] Voir par exemple P. du Puys de Clinchamps, La Chevalerie, Paris, 1961, p. 12.

[4] L’homme et son ange – Initiation et chevalerie spirituelle, Paris, 1983, p. 219, 221, 223-224 ; p. 228-229, il donne comme exemple la fondation, au XIVe siècle, de l’Ile Verte, à Strasbourg.

[5] « Prologue » aux Traités des compagnons-chevaliers, Paris-Téhéran, 1973, p. 10.

[6] P. Ponsoye, L’Islam et le Graal, Milan, 1976.

[7] R. Guénon, Aperçus sur l’initiation, Paris, 1983, p. 243.

[8] Chroniques arabes des Croisades, textes recueillis et présentés par F. Gabrieli, Paris, 1977, p. 106-107.

[9] Aperçus sur l’initiation, p. 246-247.

[10] Ibid., p. 243.

[11] Aperçus sur l’ésotérisme islamique et le taoïsme, Paris, 1973, p. 86-87.

[12] M. Chodkiewicz, « La sainteté féminine dans l’hagiographie islamique », Saints Orientaux(sous la dir. de D. Aigle), 1995, p. 99-100.

[13] La Risâla de Safî al-dîn Ibn Abî Mansûr, introduction, édition et traduction par D. Gril, IFAO, Le Caire, 1986, p. 201-202.

[14] M. Chodkiewicz, « La réception du soufisme par l’Occident », op. cit., p. 148.

[15] Hormis divers ouvrages non académiques, notamment d’Edmonde Charles-Roux, on se reportera à M. Sedgwick, Against the Modern World, Oxford, 2004, p. 63-65.

Le soufisme et la France (partie 2/2) vendredi 29 juin 2007 Eric "Younès" Geoffroy

L’époque contemporaine

a) Le paysage confrérique

Implantée en France depuis les années 1920, la tarîqa ‘Alâwiyya, toutes branches confondues, est la voie qui a le plus marqué le soufisme français au XXe siècle. Initiée par un saint au charisme incontesté, le cheikh algérien Ahmad al-‘Alâwî (m. 1934), elle a été orientée dès ses débuts vers une ouverture au monde chrétien d’Europe, et a compté rapidement dans ses rangs des disciples français. Le cheikh ‘Adda Bentounès, successeur du cheikh ‘Alâwî, a ainsi créé l’association « Les Amis de l’Islam » en 1949 à Paris, dans le but de mieux faire connaître l’islam spirituel en Europe.

À partir des années 1970, on assiste à un développement très rapide de la présence du soufisme en Europe, et notamment en France. Plusieurs groupes soufis émanant des grandes voies - Shâdhiliyya, Naqshbandiyya, Qâdiriyya, Tijâniyya…- voient alors le jour. Cette expansion n’est pas une simple conséquence de l’émigration, car les cheikhs ‘‘orientaux’’ considèrent depuis longtemps l’Occident comme une terre providentielle.

Constatant que la pression socio-politique qui pèse dans leurs pays peut entraver le développement individuel, ils voient dans l’Occident un espace de liberté et constatent une réelle attente dans le domaine spirituel. Des musulmans de souche, étudiants ou travailleurs, découvrent ainsi en Occident un soufisme dans lequel ils ne voyaient que superstition ou routine.

Quelques maîtres ‘‘orientaux’’ s’y établissent bientôt, tandis qu’un petit nombre d’Occidentaux formés opèrent comme représentants d’un maître étranger, ou accèdent au statut de cheikh.

Ainsi, le cheikh Khaled Bentounès, maître actuel de la ‘Alâwiyya, vit en France, où il s’efforce de porter le message universaliste du soufisme. La zâwiya-mère, cependant, reste à Mostaganem, dans l’Ouest algérien. Frithjof Schuon était issu de la ‘Alâwiyya, et l’on retrouve chez lui, exprimé différemment, cet universalisme, ainsi qu’un fort impact en milieu chrétien. Il a d’ailleurs nommé sa voie « la voie de Marie », al-Maryamiyya.

Le monde confrérique français est très fluide, à l’image de ce qu’il est ou était en pays musulman. La Shâdhiliyya par exemple, fondée au XIIIe siècle en Egypte, est représentée par la ‘Alâwiyya et ses ramifications (dont la Madaniyya tunisienne), par plusieurs groupes provenant de la Darqâwiyya (Maroc – XVIIIe siècle), ou encore se rattachant à l’héritage de Michel Vâlsan. Une voie-mère peut donner naissance à des groupes très différents quant aux options et aux modalités choisies, comme cela apparaît dans la Naqshbandiyya.

Certains groupes sont volontairement discrets, tandis que d’autres s’affichent davantage. La Butchîchiyya marocaine, qui se rattache à la voie-mère Qâdiriyya, consacre beaucoup d’énergie à médiatiser le message de cheikh Hamza, par le biais de sites Internet, séminaires, et conférences assurées parfois par Faouzi Skali, représentant de la voie connu en France. Puisque désormais « c’est le maître qui cherche le disciple », il faut toucher un public large, même non musulman.

Ce monde confrérique est également fluide en raison de ses origines géographiques diverses, et l’on peut dire que l’Europe, et en particulier la France, sont en train de devenir une terre de rencontre entre les différentes traditions du soufisme existant dans le monde musulman.

Si l’Iran est quelque peu présent grâce aux Ni‘matullahis et aux Uvaysis, de la Turquie viennent plusieurs groupes naqshbandis, du Soudan les Burhânis, du Maghreb – hormis la grande famille Shâdhilî – les Tijânis, et d’Afrique sub-saharienne les Tijânis et les Mourides. Ceux-ci ont des relais communautaires importants en France, car liés à un système complexe d’immigration du Sénégal vers la France.

Toute cette mouvance se prévaut d’un soufisme orthodoxe, car les affiliés restent fidèles aux prescriptions de l’islam et sont parfois versés dans les sciences islamiques. La plupart des membres gardent un lien avec l’un ou l’autre pays musulman, et effectuent des visites régulières à leur zâwiya-mère respective. La question de l’adaptation au contexte occidental n’est pas résolue dans tous les cas : parmi ceux qui ont été initiés et formés en Orient, certains ont tendance à importer des coutumes arabes, africaines ou autres.

D’autres groupes se sont en revanche détachés de la forme islamique pour mieux dégager, à leurs yeux, l’universalisme de la sagesse soufie. Ouvrant la porte du syncrétisme, ces groupes appellent de leurs vœux une sorte de "mondialisation" de l’Esprit. Ils participent de ce que certains appellent le « néo-soufisme », qui désigne un courant purement occidental professant un soufisme radicalement différent de celui pratiqué en pays musulman [1].

Ses représentants sont souvent des ‘‘orientaux’’ tels qu’Idries Shah (m. 1996), en Angleterre, et Pir Vilayat Khan (m. 2004), aux USA et en France. Les adeptes du soufisme ‘‘islamique’’ les tiennent pour des charlatans, et rappellent qu’il n’y a d’initiation qu’à l’intérieur d’une forme religieuse définie. Pour eux, l’universalisme ne nécessite nul syncrétisme, car il s’énonce dans l’exploration de la révélation islamique.

D’une façon générale, le soufisme de France professe l’orthodoxie pour plusieurs raisons : - la religion musulmane est de plus en plus prégnante en France, et elle modèle aussi les comportements des soufis, - le soufisme de France est encore imprégné du fidéisme qui prévaut en pays musulman, - l’influence de Guénon, qui porte à l’intériorisation, reste très présente et censure des comportements de type New Age, que l’on trouve plus facilement en climat anglo-saxon.

b) Aspects sociaux et culturels

Les confréries soufies répondent à une double logique :

- elles constituent souvent le point d’aboutissement d’une recherche individuelle, qu’il s’agisse de ‘‘convertis’’ [2] ou de musulmans natifs découvrant le soufisme, ou redécouvrant

l’islam par le soufisme. « La conversion individualise les expériences, la confrérie les rassemble [3] ».

- elles assurent le cadre protecteur de ces démarches individuelles, en prônant un esprit de groupe plus ou moins prononcé. Les voies où la méthode est sobre ou intellectualisée jouent moins sur ce sentiment d’appartenance confrérique.

Le profil social des affilés au soufisme est plus varié que celui des musulmans en général, car on y rencontre davantage de personnes atypiques, pluriculturelles par exemple, ou ayant un parcours complexe. Le nombre des ‘‘convertis’’ y est nettement supérieur : sauf dans des groupes d’immigrés repliés sur eux-mêmes, il oscille entre un quart des adeptes à …la quasi-totalité ; c’est le cas dans la Idrîsiyya du cheikh italien Abd al-Wahid Pallavicini, dont le représentant le plus connu en France est Abd al-Haqq Guiderdoni.

Les ‘‘convertis’’ se situent généralement à un niveau social et intellectuel supérieur à celui des immigrés ou descendants des immigrés, mais il faudrait observer des nuances. Un petit nombre d’entre eux a donc un rôle naturel de médiation entre islam et christianisme, cultures ‘‘orientales’’ et culture française. Les disparités peuvent être gênantes au sein même d’une confrérie ; c’est pourquoi la Butchîchiyya a opté pour la séparation entre disciples d’origine marocaine et disciples de souche européenne. Les clivages peuvent être aussi générationnels, et dus à des questions linguistiques : les anciens connaissent l’arabe mais parlent mal le français, et les jeunes l’inverse.

Une confrérie un peu élargie a en son sein des adeptes aux profils très variés, car le charisme du cheikh, ou de son représentant, est supposé estomper ces différences. Dans l’histoire des pays d’islam, les confréries traversaient le plus souvent toutes les classes sociales.

Le groupe ou la zâwiya propose d’évidence un espace de sociabilité, un réseau de solidarité, tantôt réconfortant, tantôt stimulant, et qui est assez souple pour accepter ou intégrer des êtres en recherche ou fragilisés par leurs expériences antérieures.

Quoi qu’il en soit, les cheikhs demandent à leurs disciples de poursuivre leurs études, d’acquérir des qualifications et donc une reconnaissance sociale. Ils refusent que se reproduise en France le schéma d’un confrérisme populaire qui, attaqué par les salafis et les réformistes, n’a que trop nui à l’image du soufisme en pays musulman.

A l’échelle individuelle ou collective, les soufis se disent apolitiques, et se montrent méfiants à l’égard des idéologies. Certains se refusent à tout engagement dans la cité, considérant que leur rôle est ailleurs, mais d’autres pensent que les spirituels musulmans doivent s’investir dans la vie publique, pour susciter une alternative à l’islamisme, ou à l’islam-affairisme, et aussi pour proposer à la société moderne des remèdes aux maux dont elle souffre. Cet engagement peut bien sûr, en parallèle, servir les intérêts de la confrérie et contribuer à sa promotion.

Pour l’instant, l’implication strictement politique se réduit, pour les soufis, à participer, à un niveau ou à un autre, au Conseil Français du Culte Musulman (CFCM), non sans difficulté d’ailleurs [4].

Le terrain de prédilection des soufis français reste la culture. Beaucoup de groupes, déclarés en associations de type loi 1901, organisent séminaires de formation sur l’islam ou sur le

soufisme, colloques, conférences et expositions, parfois à un haut niveau (Unesco, Sénat, Conseil de l’Europe, dans le cas de la ‘Alâwiyya).

La dimension interreligieuse y est souvent présente [5]. L’organe de la Idrîsiyya franco-italienne est l’Institut des Hautes Etudes Islamiques d’Embrun, qui édite des Cahiers thématiques et organise des colloques ; la ‘Alâwiyya, représentée à l’échelle internationale par A.I.S.A. [6], intervient dans le cadre de diverses associations, et constitue un projet de fondation [7] ; la Butchîchiyya a publié la revue Soufisme d’Orient et d’Occident ; Muhammad Vâlsan, fils du cheikh Vâlsan, édite une « revue d’études traditionnelles », Science sacrée, dans un esprit très guénonien.

Les publications individuelles, provenant de divers courants du soufisme français, gardent un rythme conséquent, ainsi que les traductions de textes soufis, dont la qualité est toutefois inégale. L’émission télévisée islamique du dimanche matin avait précédemment comme animateur Abd al-Haqq Guiderdoni, déjà cité, et elle continue à s’intéresser au soufisme.

Au XIIe siècle, les soufis du Proche Orient ont été en grande partie à l’origine de la célébration du Mawlid, fête anniversaire de la naissance du Prophète, et de la même façon la ‘Alâwiyya a institué cette célébration sous forme publique, à Paris et en province, suivie désormais par d’autres groupes soufis.

Le soufisme de France, encore jeune, bénéficie d’une faculté d’adaptation susceptible de créer des formes inédites [8], et d’une liberté doctrinale qui fait défaut dans certains pays musulmans : les travaux fondamentaux accomplis sur la métaphysique d’Ibn ‘Arabî, en France notamment, n’auraient pu y voir le jour. L’Occident est aussi un terrain privilégié de rencontre entre les spiritualités, pas uniquement ‘‘monothéistes’’ [9].

L’attraction que le soufisme exerce actuellement en France, palpable chez le public féminin en particulier, dépasse le phénomène de mode. Elle correspond à un besoin réel de spiritualité et de sagesse dans ce monde en perte de valeurs et de repères intérieurs, besoin qui s’exprime également dans d’autres spiritualités représentées sur notre territoire.

En France, le soufisme peut apporter une réponse aux jeunes ‘‘issus de l’immigration’’ qui revendiquent une spiritualité universaliste puisque, à l’instar des autres membres de la société, ils sont pris dans la spirale de la mondialisation. Par sa verticalité, le soufisme peut les aider à s’ancrer dans une tradition islamique millénaire, par le biais du rattachement à l’une des grandes voies, mais aussi à se libérer des réflexes identitaires, des carcans ethniques ou familiaux.

Au-delà d’un apport proprement initiatique qui ne peut concerner qu’un nombre restreint de personnes, la culture soufie contribue à restaurer la primordialité spirituelle du message islamique, trop souvent étouffée par le juridisme, et à briser les facteurs d’instrumentalisation de la religion. S’il offre une voie spirituelle à certains Européens, le soufisme sert plus largement de médiateur entre l’islam et l’Occident.

[1] C. Keller, « Le soufisme en Europe occidentale », Scholarly Approaches to Religion Interreligious Perceptions, and Islam (éd. par J. Waardenburg), Berne, 1995, p. 381 et sq. ; M. Sedgwick, « European Neo-Sufi Movements in the Interwar Period », ?

[2] Nous plaçons ce mot entre guillemets car les personnes concernées ne l’aiment guère. Guénon disait que toute personne consciente de l’unité des traditions spirituelles était nécessairement « inconvertissable à quoi que ce soit » ; Etudes traditionnelles n° 270, sept. 1948, p. 237.

[3] L. Le Pape, « Engagement religieux, engagements politiques : Sociologie de la conversion dans une confrérie musulmane », in : n° spécial de la revue Archives des Sciences Sociales des Religions(éditions de l’EHESS), à paraître prochainement. Cette publication fait suite à une table ronde organisée en juin 2004 par H. Elboudrari, M. Haddad et M. Nabti à l’IISMM (EHESS), Paris.

[4] Cela concerne principalement la ‘Alâwiyya, la Idrîsiyya et la Butchîchiyya.

[5] Voir à ce sujet E. Geoffroy, « Le soufisme et l’ouverture interreligieuse », chapitre V de Initiation au soufisme, Paris, 2003.

[6] Association Internationale Soufie ‘Alâwiyya.

[7] Par ailleurs, le cheikh Bentounès est le fondateur des Scouts Musulmans de France et leur guide spirituel.

[8] C. Hamès, « L’Europe occidentale contemporaine », dans Les Voies d’Allah, Paris, 1996, p. 447.

[9] Cf. le séminaire annuel « Islam-Dharma » (Dharma étant le véritable nom de la voie bouddhiste).

Les hommes de religion dans le Moyen-Orient ayyoubide et mamelouk XIIe - XVIe siècles (partie 1)

Eric "Younès" Geoffroy (mercredi 11 juin 2003)

Précisons tout d’abord le cadre spatio-temporel dans lequel nous allons évoluer. A la suite de Nûr al-Dîn de Damas, prince d’origine kurde, Saladin, kurde lui aussi, parvient à unifier les musulmans de Syrie pour lutter contre les Croisés. Champion de l’islam sunnite, il met fin en 1171 au califat chiite des Fatimides, établis en Egypte, et fonde la dynastie ayyoubide. En 1250, les troupes d’élite de l’armée ayyoubide renversent le sultan : ce sont les Mamelouks, à l’origine "esclaves" recrutés en pays turc et dans le Caucase. Cette oligarchie militaire asseoit un pouvoir très fort sur l’Egypte, la grande Syrie et une partie de l’Arabie, ceci jusqu’à la conquête ottomane de 1517. Le régime mamelouk garde les mêmes options que le sultanat ayyoubide : il stimule et protège l’islam sunnite, en boutant définitivement les Francs hors de Syrie, en écrasant les poches de résistance chiites, en arrêtant, enfin, la vague mongole. Par ailleurs, Ayyoubides et Mamelouks bénéficient du malheur des autres : à l’ouest, laReconquista catholique espagnole, et à l’est, la poussée mongole amènent de nombreux musulmans à se réfugier en Egypte ou en Syrie, et parmi eux divers hommes de religion.

Procédons maintenant à une rapide radiographie de la société. On peut rapidement esquisser un parallèle avec les trois ordres de l’Occident chrétien médiéval1. Il y a d’abord la caste mamelouke étrangère, détentrice de la puissance militaire et politique ; elle est désignée par l’expression arbâb al-suyûf (ceux qui portent l’épée). Il y a ensuite les lettrés, c’est-à-dire "ceux qui portent la plume" (arbâb al-aqlâm), qui représentent l’élite civile ; ils occupent les hauts postes administratifs, ou forment le vaste corps des ’ulamâ’ , des "savants" détenant les charges religieuses ; ces deux types de fonctions ne sont pas toujours bien délimités. Enfin, le gros de la population constitue la masse laborieuse des paysans, artisans et petits commerçants.

D’évidence, les "hommes de religion" se situent institutionnellement dans le milieu des’ulamâ’ ; mais il existe un autre milieu, beaucoup plus fluide et diffus, qui traverse les trois classes évoquées, et prend une importance croissante à l’époque concernée : celui du soufisme. Toutefois, malgré la liberté qu’accorde la mystique, les soufis appartiennent de façon privilégiée au vaste milieu des ’ulamâ’.

1. Les ’ulamâ’

Le terme ’ulamâ’ qualifie tous ceux qui ont suivi un cursus en sciences islamiques, et dont la compétence est reconnue dans une ou plusieurs de ces disciplines. Ils sont nommés et rétribués par le pouvoir sultanien comme les autres fonctionnaires. Ils ne constituent pas un "clergé", ni même un corps homogène car les tâches qu’ils assument sont d’importance variable. Ainsi ceux qui ont les charges les moins prestigieuses, donc les moins rémunérées, se livrent-ils à d’autres travaux. Les disparités existant au sein de ce milieu sont renforcées par son caractère cosmopolite. Le Caire est devenue, surtout à partir des Mamelouks, une capitale d’empire jouissant d’un formidable pouvoir d’attraction aux yeux des savants musulmans de tous horizons. De façon générale, l’homo islamicus se définit comme un voyageur, un éternel pérégrin en quête de la science. Dans ce monde islamique encore ouvert, dont la koinè est l’arabe, on n’hésite pas à parcourir des milliers de kilomètres pour étudier auprès de grands savants.

Les disparités sont également fonction de la situation géographique. Il y a loin des petits juristes de campagne aux prestigieux savants de Damas ou du Caire, dont la réputation gagne dès leur vivant les frontières du monde musulman. Suyûtî (m. 1505), par exemple, est sollicité pour ses avis scientifiques (fatwâ) de l’Inde à l’Afrique sahélienne (le Takr‚r). De toute évidence, Damas n’offre pas des horizons aussi larges que Le Caire. Dans la métropole égyptienne, un inconnu d’origine rurale ou provenant d’un milieu défavorisé peut faire carrière. Par sa valeur personnelle, ou par les appuis dont il bénéficie auprès des émirs, il peut gravir l’échelle du cursus honorum propre aux sciences islamiques2. Cela lui sera plus aisé si son profil de ’âlim ("savant") se double du charisme propre aux soufis. Au Caire, il y a peu de coupure entre les différents milieux religieux. Damas, quant à elle, et à l’exception de la première moitié du XIIIe siècle, est une ville provinciale où quelques familles détiennent les postes importants transmis souvent de génération en génération. De nos jours encore, les savants en titre sont parfois issus de ces familles. Par ailleurs, on n’y a pas oublié Saladin, qui repose près de la Mosquée des Omeyyades, car le grand mufti de la République est d’origine kurde.

Fonctions des ’ulamâ’

Les charges principales des ’ulamâ’ sont la judicature et l’enseignement des sciences religieuses. La société islamique traditionnelle a pour idéal de vivre suivant les normes de la Loi révélée, ce qui, par voie de conséquence, instaure une primauté certaine du domaine juridique au sein des sciences islamiques. Au grand cadi, ou juge suprême (qâdî al-qudât), est donc dévolu un rôle d’arbitre absolu dans les affaires tant privées que publiques de la cité. Ce personnage est au sommet de la hiérarchie religieuse et jouit d’une autorité morale considérable. La charge de grand cadi, qui reste souvent le privilège des familles notoires de ’ulamâ’, constitue le couronnement d’une carrière. La solennité marquant l’entrée en charge d’un grand cadi, nommé par le sultan, reflète bien l’importance

du poste. A Damas, par exemple, le nouveau promu était reçu à la Citadelle par le gouverneur et l’armée au grand complet. « Les poètes lui adressaient leurs félicitations en vers et, si c’était le vendredi, tous se rendaient en cortège à la grande mosquée 3 ».

Bien qu’exerçant un véritable pouvoir (les textes emploient le terme hukm4), le titulaire de cette fonction est soumis aux aléas de la politique. Son influence lui est souvent disputée par le sultan, qui se considère lui aussi comme le garant de l’application de la Sharî’a. Ainsi voit-on à plusieurs reprises le sultan reprocher aux cadis un laxisme en la matière, et prononcer lui-même les peines légales. Mettant à son profit la devise "diviser pour régner", le sultan mamelouk Baybars retira en 1264 le monopole de la charge de grand cadi au rite chafiite, en créant cette fonction pour les trois autres rites hanafite, malékite et hanbalite.

Chaque métropole du territoire mamelouk a ses quatre qâdî al-qudât, et chacun d’entre eux choisit plusieurs suppléants (nâ’ib al-qâdî). Le plus souvent, le jeune nâ’ibcommence à exercer en milieu rural avant d’être nommé dans une ville et de gravir les échelons de la hiérarchie. Les appuis facilitent évidemment l’ascension des magistrats.

L’autre tâche essentielle qui incombe aux ’ulamâ’ - c’est-à-dire à « ceux qui savent » - consiste à transmettre le savoir. Là aussi, il y a loin du répétiteur (mu’îd) qui apprend le Coran aux enfants, ou du mu’allim qui enseigne dans une mosquée de quartier, au grand savant, sommité dans telle ou telle discipline, qui donne ses cours dans une madrasa, ou "institut d’études supérieures". Pour un futur enseignant, les chances d’avenir sont beaucoup plus grandes s’il sort d’une université du Caire - notamment d’al-Azhar - plutôt que d’un établissement de province. De même cherchera-t-il à étudier auprès de professeurs renommés et ayant un vaste réseau de relations. Les postes d’enseignants sont plus stables que ceux des cadis, car plus techniques et sans interférence avec le pouvoir.

L’éventail des sciences enseignées est immense, et concerne de près ou de loin la religion, si l’on excepte la médecine et les mathématiques. La science du fiqh, ou jurisprudence islamique, occupe une place prédominante. De par ses innombrables ramifications (furû’), elle régit quasiment la vie quotidienne des gens, et fait du faqîhou "juriste" la figure la plus commune du savant. Mentionnons toutefois, parmi les autres sciences, celles qui touchent la langue arabe, le dogme islamique (usûl al-dîn), la théologie (al-kalâm, al-tawhîd), la lecture du Coran (al-iqrâ’), l’interprétation du Coran (al-tafsîr), la tradition prophétique (al-hadîth) ou encore l’histoire...

Le prestige dont jouissent les enseignants est en grande partie lié à l’essor de lamadrasa. Implantée en Iran puis à Bagdad au XIe siècle, et réservée à priori à l’enseignement du droit, elle connaît une grande extension dans

les domaines ayyoubide et mamelouk, où elle doit contribuer à renforcer un islam sunnite menacé par la propagande ismaélienne, le pouvoir fatimide et les Croisés. Elle prend alors son indépendance par rapport à la mosquée, et concentre en son sein l’enseignement de la plupart des sciences.

Dans cette culture coranique dont la rhétorique représente un élément majeur, la science religieuse est indissociable de la parole publique. Le prédicateur du vendredi (khatîb), dans les grandes mosquées au moins, est donc un personnage très en vue, qui appartient toujours à l’élite des juristes-professeurs. Sa charge vient directement après celle de grand cadi dans la hiérarchie religieuse et, comme lui, le khatîb est directement investi par le pouvoir5. Il peut avoir un impact considérable au niveau politique, lorsqu’il admoneste par exemple le sultan qui assiste à son prône.

La pratique du sermon (wa’z), quant à elle, présente un caractère beaucoup plus spontané ; elle est liée au don d’élocution et à la faculté de séduction d’un auditoire, non à une fonction officielle. C’est le charisme qui fait le sermonnaire (wâ’iz), non la charge. Il faut ici encore distinguer entre les sermonnaires ambulants, hauts en couleurs, sortes de bouffons populaires qui abusent de la crédulité publique, et les savants reconnus, appartenant souvent aux milieux du soufisme, qui tentent de distiller à leur public un enseignement religieux attrayant mais aussi de bonne tenue 6.

Appartient également au monde des ’ulamâ’ le muhtasib. En charge de la hisba, il a pour mission de « commander le bien et d’interdire le mal », selon un précepte coranique bien connu. Lui incombe le contrôle de la moralité publique - dans des lieux tels que les marchés, les bains ou les cimetières -, la surveillance de la pratique religieuse extérieure (l’assistance à la prière du vendredi, par exemple) ou encore l’application des prescriptions relatives aux "gens du Livre", juifs et chrétiens. Mais la fonction perd à cette époque son caractère proprement religieux, pour se concentrer sur la police des marchés : le muhtasib veille à la régularité des transactions commerciales, à la qualité des produits, à la valeur des monnaies, etc 7.

Enfin, il ne faut pas oublier la masse des fonctionnaires religieux "de base", attachée au culte rendu dans les mosquées et les autres établissements religieux : l’imâm des cinq prières - qui peut être d’ailleurs un savant réputé -, le lecteur de Coran (qâri’), les prédicateurs des petites mosquées...

Polyvalence des ’ulamâ’ et cumul des charges

La formation éclectique que reçoivent les étudiants explique la polyvalence des’ulamâ’. Un savant musulman peut maîtriser plus particulièrement une

discipline, mais il en connaît généralement d’autres qu’il met à contribution dans l’enseignement ou dans l’écriture. L’ "honnête homme" doit pouvoir écrire dans les domaines les plus divers du savoir ; c’est l’anti-spécialisation. En découle assez directement la pratique du cumul des charges. Un même savant peut dispenser des cours dans plusieursmadrasa, être prédicateur, muhtasib ou encore supérieur d’une khânqâh ou "couvent" pour soufis, tout en occupant la charge de grand cadi. En outre, au cours de l’époque mamelouke, l’imbrication des charges administratives et religieuses se précise. Beaucoup de ’ulamâ’ occupent des fonctions d’intendance ou de contrôle (nazâra) des divers services de l’Etat. Le grand cadi Ibn Bint al-A’azz (m. 1267) exerça ainsi conjointement jusqu’à quatorze fonctions8. Les revenus de tels savants étaient évidemment très substantiels.

Notes de lecture :

1 Cf. l’article de J. Cl. Garcin, « Le sultan et Pharaon », p.270.

2 Prenons, par exemple, le cas de Zakariyyâ al-Ansârî, pauvre orphelin issu du monde rural, que sa mère confie encore enfant au Caire, à un cheikh qui veillera sur son éducation religieuse : il deviendra un des plus grands savants de son époque et, grâce à sa longue vie, formera trois générations de savants de rite chaféite ; cf. E. Geoffroy, Le soufisme en Egypte et en Syrie sous les derniers Mamelouks et les premiers Ottomans : orientations spirituelles et enjeux culturels, Damas, 1995, p. 145 notamment.

3 L. Pouzet, Damas au VIIe / XIIIe siècle, Vie et structures religieuses dans une métropole islamique, Beyrouth, 1988, p.112.

4 Ibid., p.107.

5 Ibid., p.131-132.

6 Ibid., p.136-141 ; E. Geoffroy, op. cit., p.156-163.

7 On trouvera une description assez complète des taches du muhtasib chez L. Pouzet, op. cit., p.141-148.

8 Ibn Kathîr, Al-Bidâya wa l-nihâya, Le Caire, 1932-1939, XIII, p.250.

Les hommes de religion dans le Moyen-Orient ayyoubide et mamelouk XIIe - XVIe siècles (2 et Fin)

Eric "Younès" Geoffroy (mercredi 18 juin 2003)

2. Les soufis.

En islam, la polarité exotérique (zâhir) - ésotérique (bâtin) est très marquée. Il n’y a jamais eu de rupture complète entre ces deux aspects, mais des tensions prononcées. Les ’ulamâ’ - et plus particulièrement parmi eux les "juristes" ou fuqahâ’ - régissent la dimension exotérique, tandis que les soufis, ou spirituels musulmans, vivifient la dimension ésotérique. Bien que, selon Ibn Khaldûn par exemple, le Prophète et ses Compagnons aient vécu dans une parfaite osmose le zâhir et le bâtin, la scission entre les "hommes de la lettre" et les "hommes de l’esprit" fut assez marquée jusqu’au XIe siècle grosso modo. La période qui nous occupe voit précisément l’exotérique et l’ésotérique converger, concorder chez les hommes de religion, du moins les plus exigeants avec eux-mêmes. Beaucoup de ’ulamâ’ portent l’idéal vers lequel a tendu Ghazâlî (m. 1111) notamment, celui de réaliser en soi l’unité de la Loi et de la Voie, de l’exotérique et de l’ésotérique. Soyons clair : cette osmose ne s’est pas effectuée à l’échelle collective ; globalement, le milieu des fuqahâ’ reste imperméable à l’aventure spirituelle que proposent les fuqarâ’, ou "pauvres en Dieu". Il n’empêche que se dégage de plus en plus le profil du savant soufi, simple affilié au soufisme ou lui-même maître spirituel. Il s’agit parfois de quelqu’un qui s’est adonné aux sciences exotériques jusqu’à l’âge de quarante ans - âge qui marque le début de la Révélation chez le prophète Muhammad - puis qui se retire pour se consacrer à la vie spirituelle.

L’appui du pouvoir

La politique initiée par Saladin, suivie par les Mamelouks et plus tard par les Ottomans, favorise l’ancrage et le rayonnement du soufisme dans la culture islamique. Dans son œuvre de promotion du sunnisme, Saladin s’appuie sur une mystique bien tempérée, orthodoxe, "officielle" car financée en partie par l’Etat, qui doit contrebalancer les influences spirituelles étrangères, ismaélienne, mazdéenne 1 ou autres. Au siècle suivant, la dislocation de l’Empire abbasside sous les coups des Mongols ruine le sentiment de sécurité qu’éprouvaient jusqu’alors les musulmans, et entraîne l’effondrement des structures religieuses traditionnelles. L’enseignement des sciences exotériques montre d’ailleurs des signes de sclérose. L’autorité des cheikhs soufis en sort renforcée, car ceux-ci

proposent de nouveaux réseaux de solidarité, ainsi qu’une vision du monde cohérente car elle transcende les aléas de l’histoire. C’est à cette époque que se développent les "voies initiatiques particulières" ou confréries (tarîqa ; pl. turuq). Les émirs sollicitent désormais le charisme des cheikhs, plus rassembleurs que la plupart des ’ulamâ’.

La hiérarchie ésotérique des saints

La croyance en un Etat ésotérique des saints (dawla bâtiniyya), qui double et fait ombrage, en quelque sorte, au pouvoir des émirs, semble partagée par les différentes couches de la société. En témoigne l’attribution aux saints de titres d’ordinaire réservés aux puissants de ce monde. Muhammad al-Hanafî, par exemple, cheikh cairote du XVe siècle, est communément appelé « le sultan Hanafî ». Il faut rappeler ici que, aux yeux de la population et surtout des ’ulamâ’, les Mamelouks, Turcs mal arabisés et mal islamisés, exercent un pouvoir usurpé ; certains ’ulamâ’ leur reconnaissent toutefois d’être le bras armé efficace de l’islam.

La tâche essentielle qu’attribuent à la communauté des saints certaines paroles du prophète Muhammad est d’assister et de protéger les créatures, de prendre sur eux les calamités venant du ciel. « Si le Pôle spirituel - qui se trouve à la tête de la hiérarchie - et son entourage ne supportaient pas les épreuves du monde, dit un maître, celui-ci serait anéanti en un instant » 2. Comme c’est le cas pour les institutions mondaines, cet Etat ésotérique comporte des juridictions de tailles restreintes, régies par des assemblées régionales de saints (dîwân al-awliyâ’). Le rôle cosmique du walî (saint) s’applique en effet à un domaine plus ou moins large, en fonction de son degré spirituel : chaque walî connaît l’étendue du territoire sur lequel il a autorité. Quelque interprétation que l’on fasse de ces données, il est indéniable qu’elles correspondent à un rôle social très tangible. Tel cheikh ne mange ni ne dort lorsqu’un malheur frappe les musulmans, tel autre prend sur lui les maladies des personnes « utiles à la société » ; un troisième encore, à l’instar du joueur de flûte de la légende allemande, délivre un village des rats qui l’infestaient 3.

Ce n’est pas seulement la masse anonyme qui revêt les cheikhs soufis des attributs du pouvoir, mais aussi les sultans. Il ne fait pas de doute que les dirigeants temporels donnent dans leur ensemble du crédit à cette souveraineté qui se superpose à la leur ; du moins ont-ils conscience du pouvoir surnaturel des cheikhs (khâtir), et, à lire maintes anecdotes, ils craignent que celui-ci se retourne contre eux ! Ils éprouvent plus que tout autre groupe social le fameux i’tiqâd, « croyance en la sainteté » des cheikhs. Avancer qu’ils cherchent par là à justifier leur pouvoir, face à des populations fascinées par la sainteté, est trop réducteur. Le prince quête chez le saint le madad, l’assistance spirituelle. Lorsque, en 1516, le sultan al-Ghawrî demande aux cheikhs soufis de l’accompagner dans la bataille

qu’il va livrer aux Ottomans, il ne s’agit pas pour lui d’une tactique politique mais du désir de s’assurer leur secours dans cette opération fatale. Les relations entre autorité spirituelle et pouvoir temporel ne sont certes pas toujours aussi idylliques, et évoluent parfois en confrontation directe.

Les détenteurs du charisme

D’évidence, les soufis, tour à tour saints vengeurs ou généreux dispensateurs de la baraka muhammadienne, ont plus d’impact dans la société que ceux, parmi les "juristes", qui se bornent à gérer les rites. On peut respecter un "docteur de la Loi", mais on vénère un saint. Par ailleurs, rappelons que, à l’exception de quelques cas, les cheikhs ne vivent pas en reclus. Ils ont le plus souvent femme et enfants, auxquels il faut ajouter leurs enfants spirituels, les disciples. Très souvent sollicités par la population, ils ne sauraient être perçus comme des "quiétistes" se préoccupant uniquement du salut de leur âme. Au demeurant, dans les rapports parfois tendus que nourrissent "juristes" et soufis, les émirs jouent un rôle d’observateur ou d’arbitre qui tourne généralement à l’avantage des seconds. A maintes reprises, ils fustigent la corruption des notables religieux, alors qu’ils louent le désintéressement et la sincérité des cheikhs 4.

Tout homme de religion un peu en vue est à même d’intercéder auprès des dirigeants, mais en vertu de la charisma, la faveur divine dont sont investis les cheikhs, ceux-ci semblent plus promptement exaucés qu’autrui. Si le saint représente l’intermédiaire privilégié entre Dieu et les hommes, si une femme vient demander à tel cheikh l’entrée au Paradis en échange de trente dinars 5, le saint a également pour mission d’élever vers les puissants de ce monde les requêtes du peuple anonyme. Le terme arabes hafâ’a recouvre les deux niveaux d’intercession, de même que le "jâh" du cheikh qui lui permet d’intercéder désigne un prestige spirituel d’abord, puis temporel. L’intercession demande une implication directe du cheikh dans l’arène sociale, qui le place du côté des pauvres et des opprimés. Elle suppose une humilité qui n’est pas toujours l’apanage des notables religieux. Zakariyyâ al-Ansârî, célèbre savant et soufi de la fin de l’époque mamelouke, évoqué plus haut, se présentait, dans ses requêtes adressées aux dirigeants, comme « le cheikh Zakariyyâ » ; après que Khadir (ou Khidr), le mystérieux initiateur des saints, l’ait repris sur cette titulature pourtant modeste, il se présente comme « Zakariyyâ, le serviteur des pauvres (khâdim al-fuqarâ’) » 6.

La soif de sainteté, patente dans la société, est étanchée en partie par les miracles, qui échoient en priorité aux soufis ; ceux-ci en font parfois un objet de surenchères et de compétition entre eux mais, plus généralement, ils les mettent au service de la communauté. La karâma, le

miracle réservé aux saints par opposition à la mu’jiza réservée aux prophètes, ne signifie-t-elle pas la « générosité » ? Générosité divine envers le saint, afin que ce dernier puisse être également généreux avec les créatures. Cette grâce prend la forme de la multiplication du pain et de la nourriture, mais le plus souvent le cheikh puise des ressources du monde invisible, qu’il verse immédiatement à ceux qui l’ont sollicité.

Le cheikh de zâwiya

Dans quel contexte, dans quel lieu le rayonnement des soufis agit-il ? Partout, est-on tenté de répondre, car les sermonnaires soufis emplissent l’université al-Azhar de leur auditoire, les confréries tiennent séance dans les plus grandes mosquées, les textes doctrinaux du soufisme sont étudiés dans les madrasa ... et les extatiques règnent dans la rue. Mais c’est la zâwiya, animée par son cheikh, qui représente, de plus en plus, le cœur vivant du soufisme. Saladin avait promu la khânqâh, établissement d’origine persane, qui abrite des soufis rétribués pour se consacrer presque entièrement à la dévotion. Les Mamelouks, à leur tour, subventionnent ce "soufisme d’Etat", sur lequel ils ont droit de regard. Le personnel d’encadrement y est composé d’enseignants des quatre rites juridiques, comme c’est le cas pour les madrasas. La khânqâh propose donc des emplois stables aux ’ulamâ’, ce qui contribue à intégrer le soufisme dans la vie islamique. Mais généralement le supérieur de la khânqâh est un savant, nommé et destitué par le pouvoir, qui a peu de liens avec le soufisme et occupe ce poste parmi d’autres ; c’est le cas d’Ibn Khaldûn, par exemple 7.

Il en va tout autrement du cheikh de zâwiya, soucieux de son indépendance vis-à-vis des autorités politiques comme religieuses : il est le maître de son univers, et tous ceux qui y entrent doivent se plier à sa règle, sultan y compris. Le financement de sazâwiya provient toujours de sources privées, même s’il est le fait de gens du pouvoir ; ceux-ci font bâtir pour un cheikh à titre personnel, en vertu du lien les unissant à ce dernier. A l’époque mamelouke, ce sont très clairement les cheikhs de zâwiya qui donnent l’impulsion spirituelle. L’attraction qu’exerce leur personnalité prend l’aspect d’ondes concentriques se déplaçant vers le point focal que ces cheikhs représentent. Chaque maître est à cet égard un pôle et le centre de sa sphère (nuqtat al-dâ’ira) ; ses disciples, qu’ils soient de grands savants, des émirs ou de petites gens, répercutent sur l’ensemble de la société son rayonnement. En outre, la vertu d’hospitalité que toutes les sources reconnaissent au cheikh de zâwiya depuis le XIIIe siècle explique le brassage qui a lieu à l’intérieur de ses murs : s’y côtoient les disciples, bien sûr, souvent résidents, des personnes issues d’une sphère plus large et rattachées au cheikh pour la bénédiction (tabarruk), des étudiants et des ’ulamâ’ attirés par la personnalité du maître ou venant l’éprouver, des voyageurs cherchant un abri, etc. C’est également dans sa zâwiya que le cheikh parvient à intégrer des

marginaux, exclus par le légalisme ou par le conformisme du système religieux.

Par sa grande plasticité, avons-nous dit, le monde du soufisme traverse les classes sociales. Le public des khânqâh est sans doute moins mélangé - car il est moins dynamique -, mais nous voyons d’éminents "docteurs de le Loi" consulter des extatiques dépenaillés, des grands savants se mettre à l’école de cheikhs illettrés, petits artisans de leur état, et corroborer leurs intuitions spirituelles. La large imprégnation du soufisme dans la société vient aussi du fait que les cheikhs savent donner à la vie religieuse une dimension festive. Soutenus par les pouvoirs ayyoubide puis mamelouk, les soufis ont consacré la cérémonie du Mawlid, commémorant l’anniversaire du Prophète, ainsi que d’autres assemblées dévotionnelles. Par extension, le Mawlid est devenu en Egypte le terme générique pour toute célébration de l’anniversaire d’un saint. Cette véritable culture populaire qui apparaît alors, s’accompagne inévitablement de débordements, d’aspects extravagants - dont sont friands les émirs - et deviendra la cible facile des futurs réformistes musulmans. Elle perdure pourtant jusqu’à nos jours.

Je ne saurais conclure ce sommaire exposé sans évoquer - last but not least - les "femmes de religion". En dépit de certaines idées reçues, elles sont bien présentes dans la vie scientifique et spirituelle de l’époque. La plupart des ’ulamâ’, en effet, ont étudié auprès de "femmes savantes". Les plus notoires parmi eux, tel Ibn Hajar, Sakhâwî et Suyûtî, ne s’en cachent point, et reconnaissent même que certaines de leurs congénères féminines surpassent les hommes 8. Sakhâwî consacre un volume entier de son Daw’ lâmi’ - soit un millier de biographies - aux femmes qui ont joué un rôle social et intellectuel au cours du XVe siècle 9. Lui-même déclare avoir reçu une formation théologique auprès de vingt d’entre elles 10.

Les "femmes savantes" se distinguent surtout, à Damas comme au Caire, dans la discipline du hadîth, ou science de la Tradition prophétique. Dès le début de la période ayyoubide, elles tiennent des séances d’enseignement chez elles ou dans les lieux publics de la vie religieuse, et accordent des autorisations (ijâza) à certains de leurs étudiants 11. « Lorsqu’elle mourut, la compétence des Egyptiens dans la transmission du hadîth faiblit considérablement », reconnaît Sakhâwî à propos de Sârra Bint Jamâ’a 12. De son côté, Suyûtî confesse avoir étudié le hadîth sous la direction de douze femmes.

Dans des circonstances exceptionnelles, une femme peut prononcer la khutba du vendredi ; c’est ce qui advint à al-’Alîma ("la savante"), qui fit le prêche à Damas à l’occasion du décès du sultan ayyoubide al-’Âdil, en 1218. Chose plus étonnante encore, les "femmes savantes" portent parfois, semble-t-il, un grand turban, signe de distinction majeur - et usuellement masculin - dans la société islamique traditionnelle 13. Des

personnalités se dégagent, telle ’Â’isha al-Ba’ûniyya (m. 1516), à la fois poétesse, enseignante, mufti et soufie 14. Car les femmes participent à la vie spirituelle ; elles s’associent aux séances de dhikr des confréries, ou organisent leurs propres réunions. Certaines reçoivent le titre de

shaykhât. Les maîtres soufis qui se sont exprimés sur ce point attestent que la femme peut atteindre les degrés supérieurs de la sainteté. Voici cette « gnostique » d’Alexandrie, à qui l’on attribue la virilité spirituelle, celle qui fait appeler les soufis réalisés « les Hommes » (al-rijâl) : alors qu’elle expérimente un état d’union mystique, elle dit à son mari : « Qui, d’entre nous, est l’homme, et qui est la femme ? 15 ».

Notes de lecture :

1 Rappelons que Saladin fait exécuter le mystique iranien "Suhrawardî al-Maqtûl" à Alep en 1191.

2 Sha’rânî, Durar al-ghawwâs fî fatâwî al-Khawwâs, Le Caire, 1985, p.38.

3 Pour ces exemples, voir notre

4 Pour les relations entre « Le prince et le saint », nous renvoyons à notre Soufisme en Egypte et en Syrie, p.119 et sq.

Soufisme en Egypte et en Syrie, p.112-113.

5 Al-Sha’rânî, al-Tabaqât al-kubrâ, Le Caire, 1954, II, 102.

6 N. al-Ghazzî, al-Kawâkib al-sâ’ira, Beyrouth, 1945, I, 201.

7 Cf. C. Petry, The Civilian Elite of Cairo in the Later Middle Ages, Princeton, 1981, p.221. Voir également L. Fernandes,

8 Cf. Ibn Hajar al-’Asqalânî, Al-Durar al-kâmina f¬ a’yân al-mi’a al-thâmina, Beyrouth, s.d., VI, 399, ainsi que A. ’Abd al-Râziq, La femme au temps des Mamlouks en Egypte, IFAO, Le Caire, 1973, p.70-71.

The Evolution of a Sufi Institution in Mamluk Egypt : the Khanqah, Berlin, 1988.

9 Il s’agit du douzième et dernier volume de ce recueil.

10

11 L. Pouzet, op. cit., p.191, 398-400.

Al-Daw’ al-lâmi’, vol. XII, en de nombreuses occurrences.

12 Al-Daw’ al-lâmi’, XII, 52.

13 L. Pouzet, op. cit., p.398.

14 N. al-Ghazzî, al-Kawâkib al-sâ’ira, I, 287-292.

15 Ibn ’Atâ’ Allâh,

La sagesse des maîtres soufis, présenté et traduit par E. Geoffroy, Paris, 1998, p.235-236, 294.

Eric Younès Geoffroy - Les voies d’accès à la Réalité dans le soufisme

Résumé :

Selon l’épistémologie soufie, la réalité ne se limite ni aux apparences sensibles ni à nos constructions mentales. L’argumentation rationnelle est un outil qu’il faut à un moment délaisser pour accéder à une science d’ordre supérieur, inspirée, fruit du « dévoilement spirituel ». Ainsi, l’approche par les soufis de l’Unicité (tawhîd) se fonde sur uneméta-physique puissante, englobante, mais toujours issue de l’expérience, de la « gustation ». A l’instar d’autres traditions ‘‘orientales’’, le soufisme voit le monde phénoménal comme illusoire lorsqu’il est envisagé en tant qu’entité autonome distincte de l’Être divin, mais comme réel s’il est investi par le seul « Réel »/al-Haqq, Dieu.

Le soufisme développe donc des méthodes de connaissance du Réel, telles que l’apophatisme (« L’impuissance à percevoir est en soi une perception »), la voie du paradoxe, ou « union des contraires », l’extinction à l’illusion de notre ego (fanâ’)... Quels sont les enjeux de la ‘‘résonance’’, constatée ici, entre la métaphysiqueislamique et la physique quantique ? En quoi, encore, cette métaphysique propose-t-elle un cadre d’investigation au scientifique contemporain qui soit plus ample que le terrain expérimental se fondant sur le seul monde phénoménal ? Un chose est sûre : la ‘‘pensée unique’’, qu’elle soit scientifique ou religieuse, est borgne car elle ne saisit qu’une facette de la Réalité. Spirituels et scientifiques devraient donc œuvrer à faire émerger une science intégrale qui consacre l’alliance perdue entre raison et intuition.

I. Questions d’épistémologie

Depuis au moins Ghazâlî (m. 1111), le soufisme a acquis droit de cité dans la culture islamique . Sa doctrine et sa terminologie prennent forme dès le IXe siècle, époque de la « collecte » ou « codification » (tadwîn) de la doctrine islamique, qui dès lors se constitue en différentes sciences telles que les « fondements du droit », les « fondements de la religion », le « commentaire coranique », la « science du hadîth », etc.

Ces sciences n’existaient pas plus nominalement que le soufisme du temps du Prophète C’est pourquoi un cheikh du Xe siècle affirmait : « Le soufisme était auparavant [à l’époque du Prophète] une réalité sans nom ; il est maintenant un nom sans réalité ».

Si le soufisme a bien sa place dans le domaine des sciences islamiques (il est enseigné dans les instituts supérieurs d’études islamiques/madrasa depuis le XIIe siècle, et à al-Azhar depuis le XIIIe), il n’en a pas moins une teneur spécifique. D’essence subtile, il est appelé dès ses débuts la « science des coeurs » ou la « science des états spirituels », par opposition aux disciplines formelles, telles que le droit. « Science de l’intérieur »(‘ilm al-bâtin), par opposition à la science exotérique (‘ilm al-zâhir), il propose une explication au second degré, paradoxale, du monde, qui est le plus souvent incompréhensible pour les exotéristes. C’est pourquoi les soufis se contentent bien souvent de faire « allusion » (ishâra) aux réalités spirituelles auxquelles ils ont accès.

Pour les soufis, la Sharî‘a, la Loi cosmique et humaine, régit le domaine des formes et des corps. Comme tout ce qui est manifesté, elle recèle un principe, une réalité intérieure qui lui donne sens et donne sens à l’existence dans son ensemble : c’est la Haqîqa, la Réalité sous-jacente au monde des apparences et aux leurres qu’il suscite. Chaque chose en ce monde renvoie à une réalité intérieure (haqîqa), disait le Prophète , et chaque réalité particulière participe de la Réalité ésotérique générale. L’accès à Dieu/le Réel(al-Haqq) suppose donc que les voiles de l’illusion tombent chez l’initié, afin que la « Réalité vraie » se laisse appréhender et « que disparaisse ce qui n’a jamais existé », selon les termes de Junayd, grand maître de Bagdad (m. 911). Mais, à ce stade, une évidence d’ordre méthodologique s’impose chez les contemplatifs de l’islam : la nature limitée de l’esprit humain empêche l’homme d’accéder à la Réalité profonde et ultime des choses (haqîqa), dont il se trouve ainsi voilé. Dans l’optique de ‘Ayn al-Qudât Hamadânî par exemple (m. 1131), « le ‘‘domaine de la raison’’ n’est qu’un pâle reflet du ‘‘domaine au-delà de la raison’’. La vraie réalité des choses ne se découvre que dans ce dernier domaine, tandis que le premier présente une image déformée de la même réalité, la distorsion étant due à l’action qu’exercent inévitablement les sens et la raison, avec leurs schémas de connaissance propre ». L’un des premiers soufis fut interrogé sur la réalisation spirituelle, c’est-à-dire sur « l’arrivée au terme de la Voie qui mène à Dieu » (wusûl) : « Lorsque le mental s’en est allé… », répondit-il (dhahâb al-‘uqûl) . L’esprit discursif, qui utilise la déduction et l’argumentation, a certes sa place dans l’élaboration de la connaissance – les nombreuses occurrences des racines ‘AQL et FQH dans le Coran le prouvent – mais il faut lui assigner des frontières. « La raison est bonne et désirable jusqu’à ce qu’elle te fasse parvenir à la porte du Roi, écrit Rûmî. Une fois arrivé à sa porte, répudie la raison car, à ce moment-là, elle te mène à ta perte ». La science spirituelle, en islam comme dans toute tradition

religieuse authentique, n’est donc pas irrationnelle mais supra-rationnelle.

Le Coran évoque clairement deux domaines, qui correspondent à deux modes de connaissance : le « monde du Témoignage » (‘âlam al-shahâda), accessible aux sens matériels, et « le monde du Mystère » (‘âlam al-ghayb), accessible aux seuls sens spirituels. « Mais non ! J’en jure par ce que vous voyez, et par ce que vous ne voyez pas ! » (Coran 69 : 38). L’exotériste, qu’il soit religieux (en islam, théologien ou juriste), philosophe ou scientifique, fonde sa recherche sur le monde phénoménal : il étudie le domaine de la création (khalq, chez Ibn ‘Arabî), de l’existence limitée (al-wujûd al-muqayyad, chez Ibn Sab‘în). Le spirituel, ou l’ésotériste, quant à lui, tente de percevoir le Réel (al-Haqq, Ibn ‘Arabî), l’Être absolu (al-wujûd al-mutlaq, Ibn Sab‘în). Il sonde le Mystère : c’est « le mystère du connaître », selon la formule de Thierry Magnin , et nous verrons quelles méthodes concrètes cela implique.

Les exotéristes suivent les pas de Moïse, prophète de la Loi extérieure, formelle ; les ésotéristes suivent Khadir, ce personnage énigmatique, haute figure du Ghayb, qui apparaît et disparaît pour initier prophètes et saints. Dans le Coran (18 : 65-82), Khadir met à l’épreuve Moïse par trois fois, en accomplissant des actes qui contreviennent en apparence à la Loi : il coule un bateau, tue un jeune homme, reconstruit un mur contre toute logique. Moïse, qui s’en tient aux normes extérieures de la Loi, se montre impatient et révolté. Khadir, quant à lui, perçoit la réalité profonde des choses et juge selon la Réalité (Haqîqa) : il explique à Moïse le bien-fondé ésotérique de ses actes, puis le laisse là. Nous nous trouvons là en présence de deux logiques différentes, mais complémentaires : celle de Moïse convient à la grande majorité des hommes, qui s’en tiennent à une perception superficielle, ou encore dualiste, du monde ; celle de Khadir dépasse les conventions humaines du bien et du mal, ainsi que les contradictions apparentes, car elle s’ancre dans l’Unicité. Peut-on à ce sujet évoquer les « deux niveaux de réalité », celui de la physique classique et celui de la physique quantique, dégagés par S. Lupasco et B. Nicolescu ? Le mode de perception exotérique est tributaire de la multiplicité (al-kathra), qui agit comme un leurre si l’observateur ne sait résorber celle-ci dans l’Unicité (al-wahda).

L’épistémè soufie

Dans le passage relatant la rencontre entre Khadir et Moïse, le Coran lui-même énonce la science qui convient au mode de perception ésotérique : « Nous lui [il s’agit de Khadir] avons octroyé une science

émanant de chez Nous » (Cor. 18 : 65) : c’est le ‘ilm ladunî, science mystique au sens où elle provient du monde du Mystère. Elle est définie par les soufis comme une science octroyée par la grâce (‘ilm wahbî), en contraste avec la science acquise (‘ilm kasbî) ou science spéculative (‘ilm nazarî) . Cette science intuitive postule l’existence d’une « connaissance non formalisable », et elle assume que « la vérité ne se confond pas avec la démonstrabilité ». Elle a pour canaux l’inspiration (ilhâm) et le « dévoilement spirituel » (kashf ou mukâshafa).

« Il y a deux voies menant à la connaissance de Dieu, écrit Ibn ‘Arabî. La première est celle du dévoilement : c’est une science irréfutable que l’homme trouve en lui-même, qui ne s’accompagne d’aucun doute, que l’on ne peut repousser et qui ne s’appuie sur aucune preuve (dalîl) si ce n’est ce qui se trouve dans le for intérieur. Cependant, un soufi a dit que la preuve et ce qui est prouvé sont contenus dans le dévoilement, car quand quelque chose ne peut être connu que par une preuve, cette preuve également doit être dévoilée […] La seconde voie est celle de la réflexion (fikr) et du raisonnement (istidlâl) au moyen de la démonstration rationnelle (burhân ‘aqlî). Cette voie est inférieure à la première, car le doute ou le soupçon peut affecter l’argumentation de celui qui la pratique ». « La science authentique n’est pas donnée par la réflexion ni par les pensées émanant des rationalistes (al-‘uqalâ’), écrit ailleurs Ibn ‘Arabî. Elle n’est que ce que Dieu jette dans le cœur du connaissant : c’est une lumière divine qu’Il envoie à ceux de Ses serviteurs qu’Il choisit, ange, prophète, saint, simple croyant. Et celui qui n’a pas de dévoilement n’a aucune science ». Le soufi métaphysicien Ibn Sab‘în, de son côté, considère que la Réalité ultime ne peut être perçue que de façon instinctive (fitra), c’est-à-dire par le « goût » (dhawq) et non par la raison. « Celui qui goûte connaît » (man dhâqa ‘arafa), dit un adage soufi ; en tant que praxis initiatique, le soufisme se définit volontiers comme une science gustative .

Ainsi, « l’essentiel échappe » à l’observation matérielle, extérieure, selon le scientifique Jean François Lambert, qui évoque les constats d’incomplétude et d’incertitude dégagés par les physiciens quantiques . Précisément, les soufis et les oulémas/soufis tels que Suyûtî (m. 1505) non seulement donnent à l’inspiration et au dévoilement une valeur juridique, mais bien plus, les faisant dériver de la Révélation prophétique, ils leur assurent un statut quasiment infaillible . Seuls l’inspiration et le dévoilement, en effet, mènent à la certitude, le yaqîn coranique, qui dissipe le doute associé aux sciences spéculatives . Parallèlement, le constat d’un « monde incertain » établi par certains physiciens contemporains les amène à dépasser le matérialisme scientifique . Le savant, selon la définition qu’en donne Qâshânî, de l’école d’Ibn ‘Arabî, c’est celui qui est initié ou informé par Dieu grâce à

la vision directe et unifiante du yaqîn, et non par une saisie du monde phénoménal . Le « dévoilement » a pour assise le verset coranique 50 : 22 : « Tu étais inconscient de cela, puis Nous avons dévoilé ce qui te recouvrait ; aujourd’hui ta vue est perçante ! ». Souvent décrit comme un éclair qui illumine la conscience et s’impose par sa fulgurance et sa limpidité, il est le principal mode d’accès, pour l’homme, au monde suprasensible. Ghazâlî (m. 1111) l’a érigé en méthode cognitive, si bien que l’on peut parler à son égard d’ « épistémologie soufie ».

Cette approche méthodique des réalités spirituelles, les soufis l’ont énoncée dès les débuts du tasawwuf (IXe siècle) en faisant de leur discipline une science : « science des cœurs » puis, vers le Xe siècle, « science des états spirituels » (‘ilm al-ahwâl) et « science de l’intériorité » (‘ilm al-bâtin), par opposition aux disciplines formelles telles que le droit (fiqh). Science subtile, le soufisme enseigne par l’allusion (ishâra), puisque les réalités spirituelles qu’il côtoie ne sont pas réductibles à l’argumentation dialectique. Les soufis formulent leur objectif cognitif en ma‘rifa (connaissance, gnose), le ‘ilm coranique étant pour eux un cadre commun, plus général et donc plus exotérique. Mais Ibn ‘Arabî privilégie souvent le terme ‘ilm, pour lui principiel, et il montre que les deux termes renvoient sur le fond à une même démarche cognitive .

De l’Unicité, et de ses conséquences pour le monde phénoménal

Ces considérations méthodologiques ne sont que des prolégomènes pour la question essentielle : que doit-on chercher à connaître ? Quel est l’objet de la connaissance dans le soufisme ? L’Un, bien sûr, alors que les sciences formelles sont le plus souvent prises dans les rets de la multiplicité. Concernant ce thème comme d’autres, le soufisme ne fait qu’approfondir, explorer l’enseignement de l’islam et, en quelque sorte, lui donner une « saveur ». L’islam, en tant que « religion de la nature pure et originelle » (dîn al-fitra), ne connaît qu’un seul dogme, qui s’énonce comme une évidence apparue à Adam : l’Unicité divine. L’islam demande en toute priorité à l’homme de reconnaître cette Unicité, c’est le tawhîd. Mais de cette affirmation formelle, qui provient d’un état de conscience ordinaire, tributaire de la dualité, le soufisme fait une réalité vécue en soi. Comme le disait un maître, il faut passer de la science extérieure de l’Unicité (‘ilm al-tawhîd) à l’expérience intérieure de l’Unicité (hâl al-tawhîd). Dès lors, l’équation est simple. Pour Ibn Sab‘în par exemple, la « réalisation spirituelle » (al-tahqîq) consiste à réaliser de manière opérative « l’Unicité absolue » (al-wahda al-mutlaqa) ou, en d’autres termes, la réalité universelle « tout englobante » (al-ihâta).

Nous envisagerons plus loin les rapports ontologiques entre l’Unicité et le monde phénoménal, mais nous pouvons déjà en tirer quelques conséquences immédiates :

1) Dans le processus descendant de la Manifestation universelle, l’Unicité devient multiplicité en plusieurs étapes : l’Essence pure (dhât al-wujûd), puis l’Unicité encore inconditionnée (ahadiyya), puis l’Unicité orientée vers le monde, en relation avec lui par les Noms ou Attributs divins (wâhidiyya), puis le monde phénoménal. C’est l’un des schémas les plus fréquents en cosmologie soufie, mais Ibn ‘Arabî distingue jusqu’à vingt-huit degrés dans l’existence universelle (marâtib al-wujûd), et ‘Abd al-Karîm Jîlî jusqu’à quarante . L’unicité divine ne se conçoit donc pas sans la multiplicité, la diversité et le pluralisme au niveau créaturel.

2) L’Unicité a pour corollaire l’interdépendance du cosmos, puisque « l’Âme universelle » (al-nafs al-kulliyya) englobe toutes les créatures et que « le Vivant » (al-Hayy, un des Noms majeurs de Dieu) assure par son soutien ontologique (madad) la ‘‘chaîne de la vie’’ . « La création tout entière est la famille de Dieu » (hadîth). Il y a donc une solidarité ontologique entre les créatures, en vertu du lien de chacune à son Seigneur particulier (rabb) ; c’est pourquoi « Dieu ne répugne pas à proposer en parabole un moucheron ou quelque chose de plus relevé » (Coran 2 : 26). L’unicité de la conscience universelle se traduit chez les saints, par exemple, par leur faculté à communiquer avec les autres règnes, minéral, végétal et animal. Cette cohérence interne du monde et son interdépendance sont évidentes pour d’autres traditions spirituelles, et reconnues par la physique quantique . Elles ont des implications d’ordre éthique, telles que l’écologie.

3) Cette « non-séparabilité », appelée encore « globalité » en physique quantique , porte en islam le nom de shumûliyya. L’islam, en effet, prend en compte tous les niveaux de réalité, notamment métaphysique, spirituel, psychique et corporel ; au nom de l’Unicité, il refuse, sur le plan principiel, tout divorce entre esprit et matière, sacré et profane, spiritualité et temporalité, etc.

4) « L’unicité du connaissable entraîne l’unicité de la connaissance/science ». Pour Ibn ‘Arabî, les connaissances (ma‘lûmât) sont innombrables, mais la science (‘ilm) est en essence unique, car elle est régie par l’Omniscient (al-‘âlim) . Puisque « Dieu ne cesse jamais de créer en nous, de la même façon les connaissances s’étendent à l’infini », ce qui nous renvoie au constat d’incomplétude, établi par certains physiciens contemporains. La parole divine, en effet, est intarissable : 1. « Dis : ‘Si la mer était une encre pour écrire les

paroles de mon Seigneur, la mer se tarirait assurément avant que ne tarissent les paroles de mon Seigneur, même si nous apportions encore une quantité d’encre égale à la première » (Cor. 18 : 109). 2. « Si tous les arbres de la terre étaient des calames et si la mer, et sept autres mers avec elle leur fournissaient de l’encre, les paroles de Dieu ne l’épuiseraient pas » (31 : 27). La connaissance ne tarit pas puisque les théophanies et le discours divin, eux-mêmes infinis, ont pour but d’éveiller la perception cognitive de l’homme. Mais, pour les spirituels de l’islam, cette quête de la connaissance n’est pleinement assumée que si elle vise la perception de la Réalité unique au moyen du dévoilement . C’est la « science utile », évoquée par le Prophète, qui « a son siège dans le cœur », et qui relie l’homme à Dieu. Or l’on s’aperçoit à notre époque à quel point la science privée d’une conscience unitaire est plus qu’inutile : elle est nuisible. Seule la relation qui existe entre toute branche de la science et le Divin permet de comprendre comment s’articulent l’Unicité divine d’une part, et la complexité du monde phénoménal d’autre part. Les savants musulmans de l’époque classique étaient très conscients de cette unité et, à ce titre, ils s’adonnaient aux sciences les plus diverses, ne perdant pas de vue leur source commune.

L’Être Réel (al-wujûd al-haqq) et ses rapports avec le monde phénoménal

« Ô mon Dieu, montre-moi les choses telles qu’elles sont ! »

(hadîth)

Tout est donc objet de connaissance, sauf l’Essence divine, insondable à jamais. C’est pourquoi les soufis évitent le plus souvent d’employer le « Nom de l’Essence » Allâh, car cela revient à nommer l’Innommable. Toujours sur le mode allusif, ils préfèrent L’évoquer par al-Haqq « le Réel », ce qui est conforme à la méthode scientifique du soufisme. Mais par quelle médiation le Nom divin al-Haqq est-il accessible ? Par celui de la Réalité ou Haqîqa. Selon le Prophète, nous l’avons vu, chaque chose en ce monde renvoie à une réalité intérieure (haqîqa), et chaque réalité particulière participe de la Réalité ésotérique générale, sous-jacente au monde des apparences. Or cette Réalité provient du seul Réel/Haqq ; « elle est la manifestation d’un attribut du Réel derrière le voile d’un attribut de serviteur [c’est-à-dire créaturel] », dit Ibn ‘Arabî . Autrement dit, elle est une instance médiatrice entre al-Haqq et le monde phénoménal. Quelle est donc la nature des rapports entre al-Haqq et le monde ? Dans le soufisme, la réponse majeure est fournie par l’école d’Ibn ‘Arabî, en termes d’ « unité essentielle de l’Être » (wahdat al-wujûd) : l’Être entier est à Dieu, et la création ne fait

qu’exister ex-istare, c’est-à-dire sortir de l’Être divin pour y retourner à la mort, initiatique ou physiologique. La création ne possède donc pas d’être en propre ; elle n’a qu’une existence empruntée au seul Être Réel, al-wujûd al-haqq. « Rien de ce qui est phénoménal n’a en soi un noyau ontologique réel » ou, comme le dit Jean Staune, « le monde où nous vivons n’est pas ontologiquement suffisant ». Seul l’Être de Dieu se suffit à lui-même (pensons aux Noms divins al-Qayyum et al-Samad). Sur ce point, la métaphysique soufie rejoint la théologie la plus exotérique puisque les théologiens musulmans affirment que le seul être nécessaire est celui de Dieu. Les êtres contingents ne sont que des êtres possibles, presque virtuels. Seul l’être de Dieu est stable, s’impose et est nécessaire. De cela la création est témoin :

Tout ce qui est dans l’être (wujûd) est le Réel

Tout ce qui est dans l’attestation (shuhûd) est créaturel

Le monde phénoménal est-il illusoire ?

Ainsi Dieu est unique parce qu’Il est le seul Réel. S’Il est le seul réel, cela implique que la création n’a qu’une existence relative, plus ou moins illusoire. Ce thème a un appui scripturaire puisque le Prophète a confirmé cette parole du poète arabe Labîd (qui embrassa l’islam après avoir rencontré le Prophète) : « Toute chose, hormis Dieu, n’est-elle pas vaine ? ». Les écoles métaphysiques du soufisme observent des nuances à ce propos. Pour Ibn ‘Arabî (m. 1240), le cosmos est à la fois réel et illusoire, « Lui et non Lui ». Il est une complète illusion lorsqu’il est envisagé comme une entité autonome distincte de l’Être divin, mais il est réel tant qu’il est maintenu en relation (nisba) avec Lui. Il en va de même dans le Vedanta hindou : « Le monde phénoménal ne devient non réel ou faux (jagan mithyâ) que lorsqu’il est pris pour une réalité ultime, subsistant par elle-même. Il n’est pas du tout faux et illusoire en tant qu’il est le Brahman tel que le perçoit notre conscience relative ». C’est ici que l’initié doit dépasser l’opposition entre transcendance (tanzîh) et immanence (tashbîh).

Mais alors le monde possède-t-il quelque réalité ? Sur le plan purement métaphysique, non. « L’univers est une illusion, il n’a pas d’existence réelle, ce qui est le propre de l’imaginaire, écrit Ibn ‘Arabî. Autrement dit, tu t’imagines qu’il est quelque chose de distinct de Dieu, subsistant par lui-même, alors qu’il n’en est rien ». « Le gnostique, écrit-il ailleurs, sait bien que tout ce qu’il voit n’est que le Réel ». L’école de la Shâdhiliyya (Abû l-Hasan Shâdhilî, Abû l-‘Abbâs Mursî, Ibn ‘Atâ’ Allâh…) se détermine en ce sens : « L’existence de l’homme est cernée par le néant qui précède cette existence ainsi que par celui qui la

suivra, disait le cheikh [Ibn ‘Atâ’ Allâh parle ici de son maître al-Mursî] ; l’être humain est donc lui-même pur néant (‘adam). En effet, les créatures ne détiennent en aucune manière l’Être absolu (al-wujûd al-mutlaq), lequel n’appartient qu’à Dieu ; dans cet Être réside Son Unicité absolue (ahadiyya). Les mondes, quant à eux, n’existent que dans la mesure où Il les dote d’un être relatif. Or, celui dont l’existence puise sa source chez autrui n’a-t-il pas pour attribut foncier le néant ? ‘‘Le soufi (sûfî), affirmait le cheikh Abû l-Hasan Shâdhilî, est celui qui, en son être intime, considère les créatures comme la poussière qui se trouve dans l’air : ni existantes ni inexistantes ; seul le Seigneur des mondes sait ce qu’il en est’’. ‘‘Nous ne voyons aucunement les créatures, assurait-il également : y a-t-il dans l’univers quelqu’un d’autre que Dieu, le Roi, le [seul] Réel ? Certes les créatures existent, mais elles sont telles les grains de poussière dans l’atmosphère : si tu veux les toucher, tu ne trouves rien’’. Dans le livre des Sagesses (al-Hikam), nous avons écrit : Les univers s’affirment parce qu’ils sont par Lui affermis, mais ils sont abolis par l’unicité de Son essence ».

Rûmî exprime l’unicité de l’Être à sa façon : « Dieu et le monde, les créatures et le Créateur ne font qu’un. Croire à un Dieu séparé du monde n’est qu’un dualisme, opposé au Tawhîd. La multiplicité n’est qu’une apparence, une illusion ». Ce chantre de l’union mystique explique, à propose de la triade amoureux/amour/Bien-Aimé, que seuls les derniers termes possèdent une réalité. En effet, « l’amoureux n’est qu’un reflet intime et éphémère de la Lumière du Bien-Aimé divin. Donc, l’identité existentielle de l’homme n’est que son amour, l’amoureux n’est qu’une illusion ».

Les maîtres utilisent également le symbolisme de l’ombre. Pour Ibn ‘Arabî, l’ombre n’a d’existence que par son « principe » (asl), soit la chose ou l’être dont elle est l’ombre ; bien plus, l’ombre ne peut apparaître que s’il fait jour, si la lumière éclaire la scène. De même, le cosmos n’existe qu’à travers Dieu, Lumière primordiale (al-nûr, Nom divin) qui existentie et manifeste la création. « Dieu est la lumière des cieux et de la terre » (Coran 24 : 35). « Lorsque tu regardes les créatures avec l’oeil de la clairvoyance, écrit de son côté Ibn ‘Atâ’ Allâh, tu remarques qu’elles sont totalement comparables aux ombres ; or l’ombre n’existe aucunement si l’on considère l’ensemble des degrés de l’être (marâtib al-wujûd), et on ne peut pas davantage la ramener à aucun des degrés du néant (marâtib al-‘adam). Les ‘‘traces’’ (al-âthâr) que constituent les créatures revêtent donc l’aspect d’ombres, mais elles se réintègrent dans l’Unicité de Celui qui imprime ces traces (al-mu’aththir : Dieu) ». Les choses existenciées ont donc un statut bien précaire, comme en suspens.

L’unicité de l’Être menée à son parachèvement conduit au paradoxe suprême : puisque l’Être appartient en totalité au Réel, tout ce qui n’est pas l’Être (= la création) est 1) néant, mais 2) traversé et investi par la vie et l’être du Réel, donc réel, d’où les apparentes contradictions relevées chez les auteurs soufis : « Dans l’existence il n’y a fondamentalement rien de vain (bâtil), car l’existence est entièrement le Réel/Dieu. Or le vain renvoie au néant ». Sous ce rapport, les choses ne sont pas des « emprunts » à l’Être divin, « elles sont Dieu Lui-même, au sens où elles sont des formes phénoménales que l’Absolu revêt en se manifestant à l’expérience empirique de l’homme ». « Pour un vrai métaphysicien, l’ombre aussi est l’existence, bien qu’elle ne soit pas la pure réalité de l’existence ». Le Réel/Haqq englobe donc – le Réel, -et le créaturel ‘‘non-réel’’. Ainsi, lorsque l’homme « subsiste en Dieu » - c’est le baqâ’ dont nous parlerons plus loin – « en apparence il a une forme créaturelle, mais intérieurement il porte l’identité du Réel ».

La position d’Ibn ‘Arabî, de son école et d’autres courants soufis qu’il a influencés n’est pas extrême, car elle postule que l’illusion du cosmos est seulement relative. Elle accepte en effet des médiations, des « relations » (nisab) innombrables entre le Réel/Dieu et le monde, ce que d’autres avant Ibn ‘Arabî avaient pressenti . Ce réseau complexe de relations, remarqué également en physique quantique , tisse une solidarité entre le Réel et le monde phénoménal. « Dieu reconnaît une certaine réalité aux essences des choses créées (a‘yân al-kâ’inât), affirment à leur tour les maîtres shâdhilis : Il donne à chacune la part qui lui revient, et la pourvoit d’un degré spécifique d’existence ; Il lui accorde sa propre sphère d’autonomie (dawla) ». La Réalité est donc pluridimensionnelle, et chaque dimension – par exemple : esprit, âme, corps – a son droit (haqq) à l’existence, selon l’enseignement du Prophète. Se dégage un « Principe de Relativité » en physique quantique comme en métaphysique : « Aucun niveau de réalité ne constitue un lien privilégié d’où l’on puisse comprendre tous les autres niveaux de Réalité ».

Le Réel communique avec le monde par la « théophanie » (tajallî)

La modalité par laquelle Dieu/le Réel octroie l’existence au cosmos, et crée donc des relations avec ce dernier, est celle de « l’irradiation théophanique » (tajallî) – en suivant l’anglais self-disclosure, on peut aussi traduire par « auto-dévoilement ». Cette doctrine est bien connue, et l’école d’Ibn ‘Arabî est parfois dénommée par ses censeurs comme par les historiens du soufisme « école du tajallî ». Dieu ne Se manifeste pas par Son Essence, mais par Ses Noms et Attributs ; c’est pourquoi, en quelque sorte, « l’univers n’est qu’une image ou projection des

Noms ». Les soufis parlent également d’« effusion » (fayd, sayarân) ou de déploiement (inbisât).

Les Noms ont une fonction d’« isthme », c’est-à-dire de lieu d’échange entre le Nommé et les créatures. Toujours selon Ibn ‘Arabî, le principe de la théophanie a sa source scripturaire dans le verset suivant : « Nous leur montrerons Nos signes aux horizons et en eux-mêmes jusqu’à ce qu’ils voient clairement que c’est le Réel » (Cor. 41 : 53) . La multiplicité se déploie graduellement à partir de l’Unicité par une succession ininterrompue de théophanies prenant des formes innombrables et qui ne se répètent jamais. Par l’« irrradiation » du Réel en elles, les créatures passent du néant à l’existence, ou d’une existence virtuelle à une existence effective. Toute chose ou tout être est donc un « lieu théophanique » (mazhar, majlâ), un réceptacle qui reçoit cette irradiation en fonction de ses prédispositions (isti‘dâd) .

Les théophanies sont innombrables car le Réel renouvelle perpétuellement Sa création ; Il la soutient ontologiquement à chaque « souffle » (chez Ibn ‘Arabî : nafas al-Rahman). Le verset de référence à ce sujet est Kulla yawm Huwa fî sha’n : « Chaque jour, Il est à l’œuvre » (Cor. 29 : 55). Les soufis éclairent ce verset laconique par cet autre : « Avons-Nous été épuisé par la première création ? Non, et pourtant ils [les hommes, les mécréants] doutent d’une nouvelle création » (Cor. 50 : 15). Le monde phénoménal est donc éminemment impermanent et instable : ce qui est créé est pur néant, et s’annihile immédiatement s’il n’est pas sustenté par l’Être divin. En fait, « l’existence du monde en tant que continuum temporel est une série d’existences dont chacune apparaît et disparaît à chaque instant ». La théologie acharite, exotérique donc, affirme bien qu’« il n’y a pas d’accident qui dure deux unités de temps ». Pour autant, ce mouvement permanent de mort/renaissance, imperceptible pour la conscience ordinaire, est accessible uniquement aux « gens du dévoilement », aux êtres réalisés. Le monde n’a aucune consistance, mais nous vivons dans l’illusion permanente qu’il en a une. Ainsi, nos cellules meurent à chaque instant tandis que d’autres naissent, et cela se fait à notre insu. Cette illusion qui nous habite pare les choses et les êtres d’une existence indépendante. Elle a pris pied en nous depuis la petite enfance, par notre accoutumance progressive à une vision subjective, irréelle, du monde.

Ibn Sab‘în, ou l’extrémisme en métaphysique

Le thème akbarien (al-shaykh al-akbar = Ibn ‘Arabî) de la « création-annihilation instantanée » est certes « cohérent avec le fait que le cosmos n’a pas d’Existence propre ». Cependant, il y a, dans les

sphères de la pensée soufie, une doctrine plus abrupte encore que celle de la wahdat al-wujûd : c’est la wahda mutlaqa, « l’Unicité absolue » d’Ibn Sab‘în (m. 1269). Celui-ci se montre très intransigeant par rapport aux prérogatives de l’Unicité, et ne fait aucune concession dans le domaine de l’ontologie : puisque Dieu/le Réel seul est, le monde relève de la pure illusion et n’a aucune consistance. Ainsi la formule de dhikr qu’Ibn Sab‘în et ses compagnons utilisaient était-elle Laysâ illâ Llâh, « Il n’y a rien si ce n’est Dieu ». Par l’intermédiaire des Noms/Attributs, des théophanies et d’autres instances médianes, l’Unicité d’Ibn ‘Arabî admet une dualité relative, puisque « le Réel est le Réel, le créaturel est le créaturel ». Pour Ibn Sab‘în, cette dualité est pure illusion (wahm), ainsi que tous les degrés ontologiques (marâtib al-wujûd) distingués par les uns et les autres, et les relations (nisab) qui leur correspondent . Cette illusion universelle nous permet cependant d’appréhender l’Absolu dans le restreint, le large dans l’étroit, etc. . La différence de point de vue entre les deux maîtres peut se résumer ainsi : « Pour Ibn ‘Arabî, Dieu est l’Être de tout ce qui est. Pour Ibn Sab‘în, Dieu est tout ce qui est ».

L’émir Abd El Kader (m. 1883), qui était un grand théologien/métaphysicien, se disait disciple d’Ibn ‘Arabî mais il est également proche de la doctrine d’Ibn Sab‘în : « Pour les soufis, les êtres existenciés n’ont d’existence que dans les facultés sensibles, et non pas en eux-mêmes, car l’Être est à Lui […]. Les êtres existenciés ne sont que Ses relations, Ses points de vue, Ses déterminations et Ses manifestations. Or tout cela n’est que choses inexistantes (‘adamiyya). […] L’Être réel n’appartient qu’à Lui, et l’univers entier, supérieur et inférieur, n’a d’existence qu’imaginaire et métaphorique ». Ceci ne signifie pas qu’il ne faille pas agir dans le monde, comme l’a illustré l’émir : les « causes secondes » (asbâb) sont un effet de la Volonté divine, et il faut pleinement les prendre en compte. Conformément à l’éthique islamique, nous sommes sommés de chercher la « Voie médiane » , celle qui prône un équilibre « entre l’Être absolu de Dieu et le pur néant ». Voilà qui nous rapproche de la notion bouddhique de « vacuité » (shunyata), laquelle ne signifie pas néant, mais « absence d’existence propre » des choses ».

Le Réel est-il voilé ?

Reste cette question épistémologique majeure : le Réel – ou le Surréel, comme le formule B. d’Espagnat – est-il « voilé », selon les termes du même physicien ? Il est extrêmement frappant de constater que le savant utilise une thématique centrale en soufisme, celle de la dialectique subtile entre le voilement et le dévoilement de Dieu/le Réel. Nous avons traité plus haut de cette propédeutique soufie, mais il

convient d’y revenir sous un angle métaphysique. L’appui scripturaire est le hadîth suivant : « Dieu a soixante-dix [ou « soixante-dix mille »] voiles de lumière et de ténèbre ; s’Il les enlevait, les gloires fulgurantes de Sa face consumeraient quiconque serait atteint par Son regard » (rapporté par Ibn Mâja). L’irradiation de l’Essence divine est trop intense pour être supportée par l’être humain. En témoigne l’épisode coranique où Moïse tombe foudroyé après avoir demandé à Dieu de se montrer à lui . « Le soleil n’a-t-il pas besoin de nuages et la belle femme de voile ?, écrit à ce sujet Ibn ‘Atâ’ Allâh. Le trésor doit être caché , et le secret préservé ». C’est pourquoi les soufis désignent par allusion l’Essence sous le nom de Laylâ, la « nocturne », qui se voile et se dévoile à la fois au regard des hommes : As-tu recueilli quelque propos de Laylâ ?

Ses paroles ont pour vertu de redonner vie aux ossements déssechés.

L’alliance que j’ai conclue avec Elle est très ancienne ; Quoi qu’il en soit, je ne sais L’aimer comme il se doit. Sa silhouette, telle une apparition, me rendait visite auparavant, mais elle a maintenant disparu. Pourquoi ?

Refuse-t-Elle de se montrer même dans le monde imaginal, ou est-ce la faculté imaginative qui est déficiente pour ne point Lui donner forme ?

Le soleil levant tire son éclat du visage de Laylâ, Soleil qui éblouit le regard des humains.

Ce n’est que lorsqu’Elle soulève Son voile qu’Elle est voilée !

Comme il est étrange que ce soit Sa manifestation qui L’occulte !

Vers d’Abû l-‘Abbâs al-Mursî

Nous sommes ici dans le royaume du paradoxe : le plus éveillé des êtres humains ne voit jamais que Ses théophanies, qui Le manifestent et Le voilent dans le même temps . Ibn ‘Atâ’ Allâh explique bien ce phénomène :

Ce qui te voile Dieu,

C’est l’excès même de Sa proximité

« La véritable proximité, disait al-Shâdhilî, consiste en ce que tu ne sois plus conscient d’elle, en raison de son intensité. Tu peux comparer cela

à un passant qui respire des effluves de musc dans la rue : il les perçoit d’autant plus qu’il se rapproche de la maison d’où elles émanent, mais une fois entré dans cette maison il n’en sent plus le parfum ». Celui qui a réalisé l’unicité de l’Être a vite dépassé ce paradoxe : « Le voile qui se dresse entre Dieu et toi n’a pas d’existence réelle (amr wujûdî), car cela impliquerait que ce voile est plus proche de toi que Lui ; or il n’y a rien de plus proche de toi que Dieu . C’est l’illusion (tawahhum) qui te fait croire que le voile a une réalité ; ce qui te voile de Dieu n’est pas l’existence d’une entité qui partagerait l’être avec Lui - ceci est impossible - mais simplement ton illusion qu’il existe autre chose que Lui » ! « Il Se manifeste (zâhir) en toute chose, même celle dans laquelle Il S’occulte : en réalité, il n’y a pas de voile (lâ hijâb) » ! Au demeurant,

Comment Dieu serait-Il voilé par quelque chose,

Quand c’est en Lui que ce voile

Apparaît, existe et est présent ?

Voici la preuve de Sa toute-puissance :

Il se voile à toi par ce qui n’a pas d’être avec Lui .

Nous parvenons en définitive à un retournement complet de situation par rapport à l’hypothèse initiale : non seulement, pour le gnostique, le Réel n’est pas voilé, mais c’est Lui seul qui est évident : « C’est le monde empirique qui est un mystère, quelque chose d’éternellement caché et d’invisible, tandis que l’Absolu est l’Apparent éternel qui ne s’est jamais caché. Les gens ordinaires se trompent totalement à ce sujet. Ils pensent que le monde est ce qui est apparent et l’Absolu un mystère caché ». Rûmî confirme à son tour cette inversion de la perspective : « Le monde est fondé sur l’imagination et toi, tu appelles ce monde la réalité parce qu’il est visible et tangible et tu qualifies d’imagination le monde des réalités spirituelles auxquelles le monde est subordonné. Or, c’est tout le contraire. Ce monde-ci est imaginaire, et celui des réalités spirituelles peut créer cent mondes semblables à celui-ci qui pourriront et seront réduits à néant ». C’est pourquoi Zakariyyâ al-Ansârî, soufi et grand cadi, considère le « dévoilement » (mukâshafa) comme une « vision parfaitement claire, confirmée par une preuve ». Dieu , en tant que « le Réel Evident », al-Haqq al-Mubîn .

II. Les méthodes de la connaissance du Réel

Quelles sont, maintenant, les méthodes expérientielles de la connaissance du Réel dans le soufisme ? Par commodité, nous distinguerons entre les méthodes théoriques ou doctrinales, et les méthodes opératives, c’est-à-dire celles qui sont a priori le fruit d’une pratique spirituelle.

1. Les méthodes théoriques

La « voie négative »

La méthode première, qui découle directement de ce qui précède, est certainement l’apophatisme. Cette gnose – plutôt que théologie – « négative » s’impose d’autant plus que certains physiciens contemporains adoptent volontiers une démarche similaire dans leur domaine ; l’on a même parlé de « physique négative » à propos de la physique quantique, laquelle dé-chosifie et dé-matérialise . « Toute détermination est une limitation, donc une négation, écrit René Guénon ; par suite, c’est la négation d’une détermination qui est une véritable affirmation ».

Rappelons préalablement que l’islam, même dans son versant exotérique, est éminemment bâti sur la via negativa . Sa profession de foi, qui commence par une négation : « Pas de divinité si ce n’est Dieu », préfigure toute son éthique/esthétique du dépouillement (tajrîd) : simplicité du dogme et des rituels, et surtout rejet des supports matériels qui impliquent la vision d’un monde fini tels que les statues, l’art figuratif… L’islam n’est pas né en vain dans le désert : on connaît Dieu par le vide, parce que le vide est plénitude.

Il n’y a pour s’en convaincre qu’à considérer les lieux saints de l’islam : lorsqu’ils effectuent la prière rituelle, les musulmans s’orientent vers la Ka‘ba, ce cube vide, ce « lieu du Sans-lieu , cet « être mort », selon Ibn ‘Arabî, qui assimile la circumambulation (tawâf) à une « prière faite sur un cadavre ». Le sanctuaire de La Mecque ne se situe-t-il pas « dans une vallée stérile » (Cor. 14 : 37) ? Mais l’apophatisme est peut-être encore plus tangible à ‘Arafât, immense plaine désertique, lorsqu’on la visite hors de la saison du hajj, d’où la vue s’échappe sur d’austères montagnes. Dans ce no-man’s land, on ne se trouve plus dans un environnement familier, mais sur quelque planète lointaine. La plaine de ‘Arafât est en fait un lieu métaphysique, et donc un non-lieu physique ; pour cette raison sans doute, elle ne fait pas partie, et contre toute attente, du territoire sacré (haram). A ‘Arafât, la théophanie divine n’est liée à aucune forme particulière, alors qu’à La Mecque elle a pour siège le Temple saint, la « maison de Dieu ». A ‘Arafât, il n’y a pas le

moindre support, arbre, mémorial, construction ou autre ; il y a juste ce face-à-face dépouillé et grandiose du croyant avec l’Absolu ».

L’apophatisme souverain de l’islam se résume en cette sentence d’Abû Bakr, proche Compagnon du Prophète et son premier successeur à la tête de la communauté musulmane : « L’impuissance à percevoir est en soi une perception », al-‘ajz ‘an al-idrâk idrâk . « En d’autres termes, commente Ibn ‘Arabî, Abû Bakr a compris qu’il y a quelque chose qu’il est incapable de comprendre. Et c’est là une connaissance/non connaissance ». « On sait très bien pourquoi on ne saura jamais ». L’épistémologie soufie est imparable sur ce point : « Dieu ne peut aucunement être appréhendé par la connaissance, disait le cheikh al-Shâdhilî, car c’est par Lui que celle-ci est connue ! En d’autres termes, Celui dont l’Être précède l’existence de toute chose ne peut être perçu par l’intermédiaire d’aucune chose ». Interrogé sur la science (‘ilm), Shiblî, qui professait un apophatisme fulgurant , tint ce propos : « Il y a trois sortes de langages (lisân) : le langage de la science, et c’est ce qui nous parvient par les instruments intermédiaires (wasâ’it) ; celui de la réalité (haqîqa) qui consiste dans les secrets ésotériques que Dieu nous fait parvenir sans intermédiaire ; et celui du Réel (al-Haqq) pour lequel il n’y a pas d’accès ». La conséquence qu’en tirent les maîtres c’est que « la connaissance de l’Unicité (tawhîd) ne regarde que Dieu ; la créature n’est qu’un intrus », et que Dieu seul peut témoigner de Son unicité : « Nul ne peut unifier l’Unique, écrit al-Ansârî al-Harawî, car celui qui s’y essaie est un apostat (jâhid) ».

Cette prise de conscience conduit inévitablement l’initié à la « perplexité suprême » (al-hayra al-kubrâ), comme disent les soufis, face aux abysses de « l’océan de l’Unicité » et, par voie de conséquence, à beaucoup d’humilité. Un maître anonyme disait que le tawhîd à son stade ultime « aveugle le clairvoyant, confond celui qui raisonne et stupéfait celui qui est sûr de son jugement ». Le physicien Thierry Magnin formule cela en « mystère du connaître » et cite à ce propos Saint Augustin, pour lequel « le mystère n’est pas ce que l’on ne peut pas comprendre mais ce que l’on n’aura jamais fini de comprendre ». Il semble que l’esprit humain peine à soutenir une expérimentation si profonde de l’Unicité, laquelle a mené certains soufis, tel Shiblî, à une sorte de ‘‘folie divine’’. « J’ai entendu de Junayd, a dit l’un de ses disciples, une parole sur le tawhîd qui m’a plongé durant quarante ans dans une stupeur dont je ne suis pas encore sorti ». C’est pourquoi, lorsqu’ils ne peuvent s’en tenir à la « science du silence » (‘ilm al-samt), prônée par Abû Tâlib al-Makkî par exemple, les soufis fuient l’exposé discursif en employant poésie, boutades, contes, aphorismes… tout ce qui, par l’allusion (ishâra), leur permet de frôler l’ineffable.

L’union des contraires

N’en déplaise aux apparences trompeuses, la via negativa est en fait la source de toute ouverture, de toute connaissance, car elle sort l’esprit humain des ornières de la dualité réifiante. Il en va de même pour la méthode du paradoxe, qui conduit également à la perplexité salvatrice. Sa logique est implacable : les oppositions qui nous tiraillent à l’état de conscience ordinaire (chaud/froid, joie/peine, santé/maladie, angoisse/sérénité, etc.) sont des conditionnements qui nous enferment ici-bas, dans le monde de la dualité. Comme notre espace-temps, elles n’ont qu’une réalité relative et somme toute illusoire. A un certain niveau – métaphysique et/ou initiatique – il faut dépasser ces oppositions pour réaliser l’Unicité. Pour Ibn Sab‘în par exemple, il est évident que la « Réalité tout-englobante » (al-ihâta) embrasse ces contradictions existentielles .

« On demanda à Abû Sa‘îd Kharrâz , rapporte Ibn ‘Arabî, par quoi il avait connu Dieu. ‘‘Par le fait qu’il rassemble les contraires’’, répondit-il. Ainsi toute entité qualifiée par l’existence est/n’est pas. Le cosmos dans son ensemble est Lui/n’est pas Lui. Le Réel manifesté dans les formes est Lui/pas Lui. Il est le limité qui n’est pas limité, le vu qui n’est pas vu ». Ibn ‘Arabî exprime la coincidentia oppositorum principalement dans le cadre d’une subtile dialectique entre l’être et le non-être des créatures : elles sont Lui, car le Manifeste (al-zâhir, Nom divin) est leurs propriétés, mais elles ne sont pas Lui car elles n’ont pas de teneur existentielle . Le Coran contient un bel exemple de dépassement des contraires, concernant l’attribution de l’acte humain. « Ce n’est pas toi qui lançais, lorsque tu as lancé, mais Dieu ! » (Cor. 8 : 17). Dieu adresse ces mots au Prophète après que celui-ci a jeté, en 624, durant la bataille de Badr, une poignée de cailloux à la face des Mecquois hostiles à l’islam. Selon la tradition islamique, cet acte modifia miraculeusement le cours du combat en faveur des Musulmans. « ‘‘Ce n’est pas toi qui lançais’’, commente Ibn ‘Arabî, nie l’acte/existence de Muhammad, ‘‘lorsque tu as lancé’’ l’affirme, ‘‘mais Dieu’’ nie l’existence de Muhammad et affirme Dieu Lui-même comme identique à Muhammad en lui assignant le nom Allâh ».

La coincidentia oppositorum s’incarne souvent chez les soufis dans le dépassement de la dialectique Unité/multiplicité. « A propos d’une personne qui s’appelle Zayd, par exemple, nous disons qu’il est un, malgré la diversité des membres de son corps, explique Ibn ‘Arabî. Son pied n’est pas sa main, mais c’est Zayd quand nous disons ‘‘Zayd’’. Il en va de même pour tous ses membres. Tout ce qui est manifesté et non-manifesté en lui, visible et non-visible, prend des formes diverses, mais chaque chose est identifiée à Zayd et non différend de lui ». La

Voie soufie se présente comme une suite de stations (maqâmât) à acquérir puis à dépasser ; or, beaucoup d’entre elles s’énoncent en « corrélatifs d’opposition » complémentaires qui « s’appellent et s’unissent sans se détruire, en une affirmation qui les récapitule » : dilatation/resserrement, crainte/espoir, extinction en Dieu/subsistance en Dieu, etc. La pensée scientifique occidentale a également travaillé sur la « complémentarité des antagonismes », et la physique quantique, sans rejeter la logique de la contradiction, met en doute son « absoluité ».

2. Les méthodes opératives

La voie du cœur

C’est une banalité de dire que, dans toute voie spirituelle, la connaissance est fondée sur l’expérience intérieure, et non sur l’expérimentation rattachée au monde phénoménal. Pour celui qui vit cette expérience intérieure, la connaissance est amour – amour cosmique, bien sûr, et non sentimental. Connaissance (ma‘rifa) et amour (mahabba) : voici encore deux modes d’approche du divin intimement complémentaires et se vivifiant mutuellement. Les soufis expérimentent amour et connaissance tantôt alternativement, tantôt simultanément. Beaucoup s’accordent pour dire que l’un et l’autre sont identiques. Car, comment aimer Dieu sans Le connaître, et comment espérer Le connaître sans L’aimer ? « La vie spirituelle n’est pas un choix entre lumière et chaleur ». Ibn ‘Arabî professe « la religion de l’amour », et Rûmî insiste sur le rôle cognitif de l’amour qui, d’ailleurs, a la faculté d’« absorber les contraires dans une même lumière ». L’amour, en effet, est le mobile de la création. Selon le hadîth qudsî déjà cité : « J’étais un trésor caché et J’ai aimé à être connu. J’ai donc amené à l’existence les créatures afin qu’elles Me connaissent ».

Le siège de la connaissance/amour, c’est le cœur, en tant qu’organe spirituel. L’appui scripturaire en est ce beau hadîth qudsî : « Ni Ma terre ni Mon ciel ne Me contiennent, seul Me contient le coeur de Mon serviteur croyant ». Le scientifique traque la réalité dans le monde phénoménal, mais le spirituel la cherche dans la « contemplation qui a pour foyer le cœur ». Le cœur, lieu de l’émotion spirituelle : pour Ibn ‘Arabî, al-wujûd (l’Être) c’est « trouver le Réel dans l’extase (wijdân al-Haqq fî l-wajd) : soulignons que wujûd, wijdân et wajd viennent de la même racine en arabe. La connaissance spirituelle part donc de soi et non du monde extérieur, comme l’indique cette parole, tantôt attribuée au Prophète et tantôt à ‘Alî, et si souvent citée et commentée en milieu soufi : « Celui qui se connaît soi-même connaît son Seigneur ». Cette voie nécessite donc la purification intérieure davantage que

l’intelligence formelle mise en œuvre par le scientifique . Pour connaître réellement une chose du monde spirituel, il faut la devenir ; s’opère alors une union transformante entre l’être et le connaître . De la sorte, l’être humain est capable de s’imprégner du Réel : Dieu Se fait connaître par Ses noms et attributs, qui sont orientés vers les hommes et assimilables en partie par eux. Interrogé sur la gnose et le gnostique, Junayd répondit par cette formule aussi célèbre dans le soufisme qu’énigmatique : « L’eau prend la couleur de son récipient ». Pour Ibn ‘Arabî, cela signifie que le gnostique peut assumer les caractères divins, conformément aux injonctions du Prophète (takhallaqû bi-akhlâq Allâh) : « Il [le gnostique] n’est pas Lui, et pourtant il est Lui », écrit Ibn ‘Arabî . De la connaissance par identification.

Contempler Dieu dans le monde

Pour autant, à la différence de l’ascète, le soufi ne rejette pas le monde puisque celui-ci est pour lui illuminé par la Présence divine. « Les créatures sont les miroirs des attributs divins, écrit Ibn ‘Atâ’ Allâh. Par conséquent, celui qui est absent au monde est également absent à la contemplation de Dieu en lui. Les êtres n’ont pas été créés pour que tu les voies, mais pour que tu voies leur Maître en eux ». « Les formes du monde créé ne sont pour Rûmî que des signes qui désignent un au-delà d’eux-mêmes et n’ont d’autre finalité que d’amorcer la remontée vers le sens ultime. L’erreur ontologique la plus commune et la plus aveuglante consiste à prendre le signe pour le sens et le multiple comme l’ultime réalité ». Il s’agit donc pour le contemplatif de remonter l’arc de la Manifestation, de partir des « traces » (âthâr) du monde manifesté pour se hisser jusqu’à Celui qui crée les traces .

S’éteindre à notre illusion pour vivre dans le Réel

Tout l’édifice de la métaphysique de l’Être avec ses conséquences (relativité ou illusion du monde, recours nécessaire à la via negativa et au dépassement des oppositions…) n’a de sens que s’il s’ancre dans l’expérience du fanâ’, extinction du « moi » contingent dans le « Soi » divin, annihilation de la conscience humaine individuelle dans la Présence totalisante de Dieu. Cette expérience est axiale dans le soufisme mais aussi, plus généralement, en islam, puisqu’elle porte l’attestation de l’Unicité (tawhîd) à son degré ultime, et en extrait la quintessence. Les oulémas les plus exotéristes ont donc agréé le fanâ’, en tant que réalisation de la servitude ontologique (islâm).

Les soufis postulent que la seule solution pour connaître Dieu est de s’anéantir dans Son unicité ; de la sorte, l’homme réalise par une expérience tangible que son être et celui du monde n’ont pas de teneur

objective : la conscience trompeuse d’être un sujet autonome est pulvérisée, la dualité du sujet/objet est dépassée puisque le sujet s’est volatilisé. En termes mystiques, l’amant est devenu l’Aimé, le contemplant le Contemplé. Le fanâ’ est vécu comme une libération des souffrances qu’impliquent les limitations de l’ego. Il n’y a pas d’autre issue au labyrinthe de la conscience individuelle conditionnée, en effet, que de détruire celle-ci. Cette immersion dans « l’océan de l’Unicité » s’accompagne d’une ivresse (sukr) sans pareille. Sur le plan cognitif, elle correspond à la « conscience unitive » (jam‘). Celle-ci fait suite à l’état ordinaire, profane, de la « conscience séparative » (farq) qui oppose le Réel au monde phénoménal. Par le jam‘, l’individu rassemble (de la racine J M ‘A) toutes les choses qui constituent le monde pour les ramener à leur indifférenciation originelle. Il est tellement dominé par la vision de Dieu qu’il ne perçoit aucune séparation entre les choses et lui .

Cependant, l’extinction unifiante en Dieu n’est pas considérée comme l’acmé de la réalisation spirituelle. Elle n’est que le prélude à une expérience plus accomplie, celle du baqâ’ : l’initié, ayant consumé ses attributs individuels, « subsiste » désormais en et par Dieu, ce sont les Attributs divins qui agissent en lui. Selon un hadîth qudsî fréquemment cité par les soufis, Dieu est devenu « l’ouïe par laquelle il entend, la vue par laquelle il regarde, la main avec laquelle il saisit et le pied avec lequel il marche ». Dans la première phase, celle du fanâ’, l’homme ne voyait rien en dehors de Dieu ; dans la seconde, celle du baqâ’, il Le voit en tout. A l’ivresse de l’immersion en Dieu succède la sobriété qui permet à l’initié d’être à la fois avec Dieu et avec le monde. Laissant Dieu disposer de lui comme Il veut, il réalise sa servitude ontologique (‘ubûdiyya) en même temps qu’il se met au service des hommes.

Cette double expérience du fanâ’/baqâ’ est si essentielle dans le soufisme que Junayd considère qu’elle le définit à elle seule. « Le tasawwuf, dit-il, se résume en ce que le Réel te fasse mourir à toi-même, et te fasse revivre par Lui . » Ce thème est la transposition sur un plan mystique du verset coranique : « Tout ce qui se trouve sur terre est évanescent (fanin). Seule subsiste (yabqâ) la face de ton Seigneur, pleine de majesté et de munificence » (Cor. 55 : 26-27) . Au degré du baqâ’, « le mental, dont l’activité s’était complètement arrêtée au stade précédent, reprend sa fonction cognitive normale, et le monde phénoménal réapparaît lui aussi. Le monde se déploie à nouveau aux yeux de l’homme sous la forme des vagues déferlantes de la multiplicité. Les choses qui avaient été ‘‘réunies’’ dans l’unité se séparent à nouveau les unes des autres en autant d’entités différentes. C’est pourquoi on appelle cette étape celle de la ‘‘séparation après l’unification’’ ou la ‘‘seconde séparation’’ ».

Dès lors, l’initié perçoit simultanément l’Unité dans la multiplicité et la multiplicité dans l’Unité sans que l’une ne voile l’autre. C’est ce que Ibn ‘Arabî appelle jam‘ al-jam‘ : les choses phénoménales qui avaient toutes été précédemment réduites à l’unité absolue dans le fanâ’, c’est-à-dire dans la première conscience unitive, sont à nouveau séparées pour être encore « rassemblées » dans cette nouvelle vision de l’unité. Présent à toute chose, par Dieu et non par lui-même, l’initié « reconnaît son droit à chacune des deux présences [humaine et divine], et établit une balance dans sa vision des choses ». Il donne à chaque niveau de réalité la considération qu’il mérite.

Un tel être est appelé en soufisme « celui qui possède les deux yeux » (dhû l-‘aynayn), en référence au Coran : « Ne lui [l’homme] avons-Nous pas donné deux yeux […] Ne lui avons-Nous pas montré les deux voies ? » (Cor. 90 : 8, 10). La plupart des hommes ont une vision borgne du monde : ils ne voient que le monde manifesté, et tout le reste leur est voilé ; il en va de même, bien sûr, pour les scientifiques positivistes. Les théologiens exotéristes et le commun des croyants ne voient à leur tour que d’un œil, car ils considèrent Dieu comme transcendant ou immanent, alors qu’Il est les deux à la fois. L’astrophysicien Hubert Reeves tient des propos d’une similitude saisissante : « Nous ne pouvons pas vivre une seule démarche, à peine de devenir fous ou de nous dessécher complètement. Il nous faut apprendre à vivre maintenant en pratiquant à la fois la science et la poésie, il nous faut apprendre à garder les deux yeux ouverts en même temps ».

Même chez les initiés, la vision des « deux yeux » n’est pas assurée. Ceux qui sont plongés dans le fanâ’ voient que « tout est Lui » et donc ils ne voient que l’Unité. Seul « celui qui a les deux yeux », qui est dans le baqâ’, a une vision plénière de la Réalité. « De son œil droit il voit l’Unité : la Réalité abolue et rien d’autre que l’Unité ; et de son œil gauche il voit la multiplicité : le monde phénoménal. Mais le plus important, dans le cas de cet homme, c’est qu’en plus de sa vision simultanée de l’Unité et de la multiplicité, il sait que celles-ci sont, en dernière analyse, une seule et même chose » : c’est le jam‘ al-jam‘.

III. Les enjeux de la ‘‘résonance’’ entre la métaphysique islamique et la physique quantique.

Dans les pages qui précèdent se sont imposés d’eux-mêmes des parallèles entre les données issues de la contemplation soufie – que l’on retrouve mutatis mutandis dans les traditions spirituelles extrême-orientales – et celles produites par la physique quantique. Certaines comparaisons semblent relever de la provocation car, si la formulation

est identique de part et d’autre, le contexte mental dans lequel chaque élément de la comparaison a été conçu diverge a priori considérablement de l’autre. Mais le fait de constater ces résonances correspond à une première étape, qu’il ne faut pas censurer.

La question que l’on peut se poser ensuite porte sur la nature et sur les objectifs respectifs de chaque science. I. Barbour soulève ce problème dans sa critique du livre de Fritjof Capra, Le Tao de la physique, et remarque que d’autres auteurs se montrent plus prudents quant à la pertinence des relations entre métaphysique orientale et physique quantique . Envisageons ces deux citations :

« La sphère de la sainteté (walâya) s’étend au-delà du champ du mental, car elle est fondée sur le dévoilement spirituel »

Zakariyyâ al-Ansârî, cheikh égyptien du XVe siècle

« Je soutiens que la plus grande conquête de la physique moderne a été de découvrir que notre sens commun se limite à un domaine étroit de notre expérience ordinaire. Hors de cette région s’étend une sphère inaccessible à nos sens ».

Michael Heller A mes yeux, l’expérience qui sous-tend ces deux affirmations est fondamentalement la même. Pourtant les modalités du langage diffèrent : le musulman soufi nomme ce qui s’étend au-delà de la raison en fonction de son propre cadre, qui est celui de la religion et de la mystique. Le scientifique moderne, lui, ne donne pas de contenu conceptuel ou moral à cette « sphère » : il en constate seulement l’existence. Les méthodes employées pour parvenir à ces résultats respectifs divergent également. Pour le soufi, ceux-ci sont le fruit de la contemplation, pour le scientifique de l’expérimentation déductive (ce qui est aussi le cas du savant musulman exotériste). Les conséquences que chacun tirera de son énoncé peuvent de surcroît suivre des chemins différents : le soufi va développer sa pratique spirituelle pour que tombent les voiles qui s’interposent entre lui et la Réalité ; le scientifique peut s’arrêter à ce seuil, ou bien tenter l’aventure métaphysique… Reprenons certaines thématiques abordées plus haut :

Pour un scientifique moderne qui part de l’observation du monde phénoménal, le Réel est certes voilé s’il se contente de cette approche. Rûmî, rappelons-le, voit dans la raison discursive « un obstacle, un écran » lorsque l’homme vise la connaissance des réalités supérieures . Pour le contemplatif ancré dans la « vision certaine » (yaqîn), le Réel s’impose et rend vaines les élaborations mentales conditionnées qui proviennent des oulémas exotéristes de l’islam comme des savants

modernes ‘‘positivistes’’. Dans la plupart des cas, cependant, il ne s’agit là que d’une pétition de principe, car peu de personnes engagées sur la Voie – soufie ou autre – ont accès à la réalisation spirituelle (tahqîq), c’est-à-dire à la possibilité de « rendre réel le Réel ». Mais du moins peuvent-elles en entrevoir quelques lueurs…

Nous avons encore vu que la métaphysique soufie comme extrême-orientale constate « l’absence d’existence propre » des choses. La physique quantique également peine à trouver la réalité dans le monde manifesté. Depuis Heisenberg et Gödel, nous avons découvert l’indéterminisme, la non-réalité, l’incomplétude…de ce monde. Mais, entre les spirituels du passé et les physiciens contemporains, là encore l’approche diverge : si les seconds ont découvert que « la matière a perdu sa substance », pour les premiers elle n’en a jamais eu. L’évidence métaphysique qui s’impose au contemplatif nécessite ainsi moult circonvolutions chez le scientifique pour apparaître, ce qui est logique : par méthode, le scientifique doute, alors que le contemplatif goûte sans détour, par fulgurance, car la science dont il est investi est d’une autre nature. « Ce qui te voile Dieu, c’est l’excès même de Sa proximité », dit Ibn ‘Atâ’ Allâh : le mystique a une approche d’emblée paradoxale de la réalité, unitive, alors que le scientifique procède par bonds dialectiques, ce qui réclame d’évidence plus de temps. Ceci n’est pas sans rappeler la distinction, classique en soufisme, entre le « cheminant » (sâlik) qui parcourt la Voie de façon progressive, conscientisée, en s’adonnant à une discipline spirituelle, et le « ravi en Dieu » (majdhûb) lequel, comme arraché par l’attraction divine, parcourt aussi la Voie, mais de façon tellement rapide que sa raison ne suit pas.

Autre expérience simultanée de contiguïté et de distance, celle qui met en relation la « troisième chose » (al-shay’ al-thâlith) d’Ibn ‘Arabî et le « tiers inclus » du philosophe et scientifique Lupasco. Ce que Ibn ‘Arabî appelle également la « troisième modalité d’existence » est une réalité intermédiaire, indéfinissable, et c’est la raison pour laquelle Ibn ‘Arabî lui donne différents noms et fonctions. Quoi qu’il en soit, elle résout les contradictions de notre pensée binaire car elle est « une relation toujours unique unissant des domaines où les mêmes réalités sont vues sous différentes perspectives ». La tridialectique de Lupasco, elle aussi, « est une vision de l’unité du monde, de sa non-séparabilité », mais elle est beaucoup moins investie, a priori, sur les plans métaphysique et cosmologique. Se pose dès lors la question des invariants dans l’expérience humaine. Ainsi, lorsqu’on étudie les spiritualités du monde de façon comparative, ces invariants apparaissent instantanément. Les soufis expliquent ce fait par la formule, élémentaire, suivante : « La doctrine de l’Unicité est unique » (al-tawhîd wâhid). Puisque toute tradition spirituelle prend sa source

dans la « Religion immuable » (al-dîn al-qayyim) adamique, les êtres qui cheminent dans l’une ou l’autre participent à un niveau ou un autre à « l’Homme universel » (al-insân al-kâmil). Toutes les cultures et toutes les religions, dans leur diversité, sont issues du principe de l’Unicité et sont appelées à s’y résorber. Prenons l’exemple de « l’extinction » de la conscience individuelle dans la Présence divine (al-fanâ’), qui a pour corollaire l’extinction des illusions que chacun de nous secrète. Elle apparaît comme un passage obligé, une expérience charnière dans toute forme de réalisation spirituelle, en climat monothéiste ou non. Ainsi, des analogies ont pu être établies entre le fanâ’ soufi et le nirvâna hindou et bouddhiste . En mystique chrétienne, Maître Eckhart atteste que l’union transformante « anéantit la personne en Dieu, comme les lueurs de l’aurore s’anéantissent dans la lumière du Soleil ». Saint Jean de la Croix, de son côté, parle d’ « anéantissement », et de la disparition du moi au profit de la présence totalisante de Dieu . D’évidence, les invariants que l’on relève dans la nature humaine fonctionnent aussi entre domaines cognitifs différents, tels que la science et la spiritualité. « Peut-être est-ce parce que les deux approches sont liées à la façon dont fonctionne l’esprit humain, remarque Jean Kovalevsky, mais le fait est que la recherche de la Vérité suit un processus analogue en science et en religion et cela, avec la même rigueur. Certes, les ‘‘preuves’’ de ces vérités ne sont pas du même ordre, mais elles sont issues de la même démarche ». D’évidence, certains scientifiques contemporains ont accès à la compréhension fondamentale de la Réalité grâce à une démarche qui, bien que fondée sur l’expérimentation matérielle, relève elle aussi d’une intuition supérieure.

En quoi, maintenant, la métaphysique appliquée, gustative, du soufisme propose-t-elle un cadre d’investigation au scientifique contemporain qui soit plus large, et donc plus pertinent, que le terrain expérimental se fondant sur le seul monde phénoménal ? L’apport majeur d’une discipline telle que le soufisme est, semble-t-il, qu’elle apporte une complétude dans la perception humaine du monde, du fait qu’elle intègre le principe du paradoxe. Cette capacité à unir les contraires transcende les schémas binaires dont nous sommes tous tributaires, les aléas idéologiques qui affectent les sciences – même celles que l’on dit ‘‘exactes’’ - et, au-delà, notre propre conditionnement spatio-temporel. Le paradoxe, on l’a vu, est partie prenante de la méthodologie soufie. Quant à nous, nous pouvons décemment nous poser des questions comme celle-ci : si le monde est illusoire, d’où vient l’ordre apparent que nous y voyons ? Peut-être Ghazâlî nous fournit-il à ce propos un élément de réponse. Il a eu une fameuse parole, qui a suscité bien des controverses chez les savants musulmans : « La création ne saurait être plus merveilleuse que ce

qu’elle n’est » (laysa fî l-imkân abda‘ mimmâ kâna). Or, Ghazâlî professait, déjà avant Ibn ‘Arabî et d’autres, l’inanité d’un monde phénoménal privé du soutien existentiateur de Dieu. Il a de fait été agrégé aux partisans de « l’unicité de l’Être » par Ibn Taymiyya . La position de Ghazâlî se résume ainsi : l’univers peut présenter une structure parfaite au regard humain, et être par ailleurs totalement illusoire auprès de Dieu. En d’autres termes, la dimension physique n’a de teneur et de sens qu’investie, fécondée par la dimension métaphysique, et alors elle devient parfaite car conforme à la Volonté divine. De l’art spirituel du paradoxe : la réalité empirique est à la fois vaine, dénuée d’Être, et sublime car elle ne peut être qu’une « trace » (athar) fidèle de Dieu. « Il n’y a pas un seul atome dans le cosmos qui ne porte un nom de l’Adoré », disait le cheikh Ahmad ‘Alâwî.

Conclusion

La ‘‘pensée unique’’, qu’elle soit scientifique ou religieuse, est borgne car elle ne saisit qu’une facette de la Réalité, et ainsi elle la tronque. Certains musulmans accusent la science occidentale, par son matérialisme, d’être l’Antéchrist (Dajjâl) que le Prophète a décrit, de façon symbolique, comme étant « borgne ». C’est possible, mais cela concerne alors d’autres modes d’être ou de pensée, notamment chez les musulmans, et qui sont aussi unidimensionnels que le scientisme occidental. Pour les soufis, seule l’alliance entre la raison et l’intuition peut produire une perception satisfaisante de la Réalité. Souvenons-nous de ce mot d’Ibn ‘Arabî : « Celui qui n’a pas de dévoilement n’a aucune science ». De nos jours, une science intégrale ne peut se concevoir qu’en conjoignant vision du monde phénoménal (l’œil gauche) et vision du Réel voilé/dévoilé (l’œil droit), sciences matérielles et sciences spirituelles, physique et métaphysique, mentalité scientifique et mentalité magique (à l’heure de la mondialisation, on redécouvre la sagesse chamanique), cerveau gauche et cerveau droit… Voici donc le grand défi de la rencontre entre science et spiritualité : l’une ne doit pas oblitérer l’autre. Le concept de la « double vérité » est erroné, tant dans l’averroïsme latin médiéval – qui attribuait à tort à Averroès d’opposer la raison à la révélation – que dans la pensée moderne . Tel l’initié qui voit en et par Dieu, réalisant ainsi le baqâ’, le scientifique contemporain doit « donner à chaque niveau de réalité la considération qu’il mérite ».

Voir à ce sujet E. Geoffroy, Initiation au soufisme, Fayard, Paris, 2003, p. 176 et sq. Hujwirî, Kashf al-mahjûb, Beyrouth, 1981, p. 239. Cf. le « hadîth de Hâritha », traduit et commenté par exemple dans Ibn ‘Atâ’ Allâh, La sagesse des maîtres soufis, trad. d’E. Geoffroy, Paris, 1998, p. 193. T. Izutsu, Unicité de l’Existence et Création Perpétuelle en

Mystique islamique, Paris, 1980, p. 125. Al-Tûsî, Kitâb al-Luma‘, éd. De Nicholson, Leiden, 1914, p. 216. L. Anvar-Chenderoff, Rûmî, Paris, 2004, p. 200. « La philosophie morale, lieu de dialogue entre science et théologie », dans Science et quête de sens, sous la dir. de J. Staune, Paris, 2005, p. 217. Ibid., p. 205. Voir par exemple Ibn ‘Arabî, al-Futûhât al-makkiyya, éd. Dâr Sâdir, I, 253-254. J. F. Lambert, « Gödel et les sciences cognitives », revue PhiloScience, n° 1, 2004-2005, p. 20-21. Ibn ‘Arabî, al-Futûhât al-makkiyya, I, 319. Ibid., I, 218. C’est moi qui mets en italiques. A. al-Taftâzânî, Ibn Sab‘în wa falsafatu-hu al-sûfiyya, Beyrouth, 1973, p. 252. « Gödel et les sciences cognitives », revue PhiloScience, op. cit. p. 30 ; voir aussi T. Magnin, Science et quête de sens, op. cit., p. 198-200. Suyûyî, al-Hâwî lil-fatâwî, Beyrouth, s.d., I, 342. Cf. notre article Du dépassement de la raison dans le soufisme, publié sur le site « science-islam.net ». T. Magnin, Science et quête de sens, op. cit., p. 218. Qâshânî, Istilâhât al-sûfiyya, Le Caire, 1981, p. 106. A. Knysh, Islamic Mysticism, Leyde, 2000, p.311. Futûhât makkiyya, II, 318. Taftâzânî, op. cit., p. 191, 252. Futûhât makkiyya, II, 421 et sq. pour le premier ; Ibn ‘Arabî, La production des cercles, traduit et présenté par P. Fenton et M. Gloton, Paris, 1996, p. XXIX, pour le second. Selon Ibn ‘Arabî, le « Vivant » est « l’imam des Noms » ou Attributs, car l’attibut de la vie est celui par lequel subsistent les six autres « attributs de l’Essence » ; cf. M. Chodkiewicz, « Le paradoxe de la Ka‘ba », dans Lieux de culte, lieux saints dans le judaïsme, le christianisme et l’islam, Revue de l’histoire des religions n° 222, 2005, p. 454. Cf. le physicien bouddhiste Trinh Xuan Thuan, « Science et bouddhisme : à la croisée des chemins », dans Science et quête de sens, op. cit., p. 245-246, 248, ainsi que David Bohm, cité par P. L. Wilson, « Quantum, Chaos and the Oneness of Being », dans Muhyiddin Ibn ‘Arabi – A Commemorative Volume, Dorset (GB), 1993, p. 363. Je renvoie ici aux travaux de Mohamed Taleb. B. d’Espagnat, « Physique contemporaine et intelligibilité du monde », PhiloScience, op. cit., p. 6. Futûhât makkiyya, I, 253-254. Ibid., II, 552. Ibid., II, 552. Taftâzânî, op. cit., p. 218. Futûhât, II, 563. T. Izutsu, op. cit., p.40. Ibn ‘Arabî, Futûhât, III, 306. Pour les références de ce hadîth, voir E. Geoffroy, Jihâd et Contemplation – Vie et enseignement d’un soufi au temps des croisades, Paris, rééd. en 2003, p. 118. T. Izutsu, op. cit., p. 18. Ibn ‘Arabî, Fusûs al-Hikam, éd. Afifi, Beyrouth, 1980, p. 70. Ibid., p. 103, cité par C. Addas, Ibn Arabî et le voyage sans retour, Paris, 1996, p. 86-87. Futûhât, IV, 184. Ibn ‘Atâ’ Allâh, La sagesse des maîtres soufis, op. cit., p. 222-223. La « sagesse » citée est le n° 133. E. de Vitray-Meyerovitch, Mathnawî – la Quête de l’Absolu, Monaco, 1990, p. 16. Ibid., p. 18. Ibid., p. 223-224. Ibn ‘Arabî, Mawâqi‘ al-nujûm, Le Caire, 1325 H., p. 79. T. Izutsu, op. cit., p. 65-66. Ibid., p. 17. Ibn ‘Arabî, Futûhât, IV, 140. Voir T. Izutsu, op. cit., p. 102-103, à propos de ‘Ayb al-Qudât Hamadânî. Trinh Xuan Thuan, « Science et bouddisme »,

dans Science et quête de sens, op. cit., p. 247. Ibn ‘Atâ’ Allâh, La sagesse des maîtres soufis, op. cit., p. 57. B. Nicolescu, « Le tiers inclus – De la physique quantique à l’ontologie », PhiloScience, op. cit., p. 64. Voir par exemple B.Guiderdoni, « Cosmologie moderne et quête de sens : un dialogue sur la voie de la connaissance ? », dans Science et quête de sens, op. cit., p. 233. Ibn ‘Arabî cité par K. Meziane et N. Guessoum dans leur article « La cosmologie islamique peut-elle être moderne ? », dans Regards musulmans sur la science contemporaine : méthodes, concepts, valeurs, enjeux, p. 43. Futûhât, II, 305. Voir l’art. Tadjallî, par E. Geoffroy, dans l’Encyclopédie de l’Islam 2, X , 63. T. Izutsu, op. cit., p. 114. B. Guiderdoni, « Islam, problèmes actuels en science et religion », dans Regards musulmans sur la science contemporaine, p. 42. Futûhât, II, 371. Taftâzânî, op. cit., p. 191, 217, 220 ; M. Chodkiewicz, Introduction à l’ Epître sur l’Unicité absolue de Awhad al-dîn Balyânî, Paris, 1982, p. 36. Taftâzânî, op. cit., p. 215. M. Chodkiewicz, Introduction à l’ Epître sur l’Unicité absolue, op. cit., p. 37. Kitâb al-Mawâqif, Damas, 1966, II, p. 526. Selon le bouddhiste Trinh Xuan Thuan, « Science et bouddhisme », op. cit., p. 243. B. Guiderdoni, « Cosmologie moderne et quête de sens », op. cit., p. 233. Trinh Xuan Thuan, op. cit., p. 246-247 ; voir également E. Geoffroy, « Quelques thèmes communs au bouddhisme et au soufisme », dans Islam-Dharma, une rencontre à cœur ouvert, Arvillard, 2004, p. 158-159. « Physique contemporaine et intelligibilité du monde », op. cit., p. 10 ; « Une réouverture des chemins du sens ? », Science et quête de sens, op. cit., p. 35. Cf. Cor. 7 : 143. Allusion au hadîth qudsî : « J’étais un trésor caché et J’ai aimé à être connu. J’ai donc amené à l’existence les créatures afin qu’elles Me connaissent ». Ibn ‘Atâ’ Allâh, La sagesse des maîtres soufis, op. cit., p.57. Ibid., p. 53-54. W. Chittick, The Sufi Path of Knowledge, New York, 1989, p. 230. P. Nwyia, Ibn ‘Atâ’ Allâh et la naissance de la confrérie shâdhilite, Beyrouth, 1990, p. 150. Ibn ‘Atâ’ Allâh, La sagesse des maîtres soufis, op. cit., p. 53. En référence au verset : « Nous sommes plus près de lui [l’homme] que sa veine jugulaire » (Cor. 50 : 16). Ibn ‘Atâ’ Allâh, La sagesse des maîtres soufis, op. cit., p. 224. Ibid., p. 52. Hikam, cf. P. Nwyia, op. cit., p. 170. Ibid., p. 90. Ibn ‘Arabî, cité par T. Izutsu, op. cit., p. 68. Fîhi mâ fîhi, traduction inspirée du livre de L. Anvar-Chenderoff, Rûmî, op. cit., p. 184. Al-futûhât al-ilahiyya fî naf‘ arwâh al-dhawât al-insâniyya, dans Haqîqat al-tasawwuf al-islâmî, Le Caire, 1992, p. 19. Cor. 24 : 25 ; 27 : 79. Cf. M. Taleb, « Tawhid, immanence divine et théologie cosmique », p. 64. Voir également B. d’Espagnat, « Physique contemporaine et intelligibilité du monde », PhiloScience, op. cit., p. 9 ; P. Clayton, « Postface » de Science et quête de sens, op. cit., p. 324. L’homme et son devenir selon le Vêdânta, Paris, 1978, p.124-125. « Dieu est affirmé davantage [en islam] par le non-être que par l’être », disait L. Massignon ; cf. La passion d’Al-Hosayn ibn Mansour al-Hallâj, 1ère

édition, Paris, 1914-1922, I, 45. M. Chodkiewicz, « Le paradoxe de la Ka‘ba », dans Lieux de culte, lieux saints dans le judaïsme, le christianisme et l’islam, op. cit., p. 441. Cf. mon article sur « le Pèlerinage » sur le site Oumma.com., p. 6. Ibid. Il existe une variante de ce propos : « Gloire à Celui qui n’a laissé de voie à Sa création pour Le connaître que l’impuissance à Le connaître ! ». Evoquant cette parole, Junayd explique que chez les êtres réalisés la connaissance/gnose (ma‘rifa) s’impose toutefois d’elle-même ; Qushayrî, Risâla, Damas, 1988, p. 300. Futûhât makkiyya, II, 619. J Staune, Préface à Science et quête de sens, op. cit., p. 13. Ibn ‘Atâ’ Allâh, La sagesse des maîtres soufis, op. cit., p. 52. Cf. E. Geoffroy, Du dépassement de la raison dans le soufisme, publié sur le site « science-islam.net ». Al-Tûsî, Kitâb al-Luma‘, op. cit., p. 216. Qushayrî, Risâla, op. cit., p.302. Manâzil al-sâ’irîn, ou Etapes des itinérants vers Dieu, éditées par S. de Laugier de Beaurecueil, Le Caire, 1962, p.113 du texte arabe. Tûsî, Luma‘, p. 33. « La philosophie morale.. », dans Science et quête de sens, op. cit., p. 216. Voir aussi, sur la « perplexité », B. Guiderdoni, op. cit., p. 237. Z. Zâzâ, Al-imâm al-Junayd, Beyrouth-Damas, 1994, p.121. A. Taftâzânî, op. cit., p. 222. Soufi bagdadien m. en 899. Futûhât makiiyya, II, 379. Ibid., II, 160. Ibid., II, 216. Ibid., II, 444 ; voir aussi T. Izutsu, op. cit., p. 28, 36 ; L. Anvar-Chenderoff, op. cit., p. 191. L’expression est de L. Gardet, Panorama de la pensée islamique, Paris, 1984, p. 66 et sq. Ibid., p.276-277. T. Magnin, « La philosophie morale.. », dans Science et quête de sens, op. cit., p. 211. B. Nicolescu, op. cit., p. 52 ; voir également la très belle phrase de Heisenberg à ce propos : Trinh Xuan Thuan, op. cit., p. 241. M. Chodkiewicz, Le Sceau des saints, Paris, 1986, p.63. Dans son poème bien connu du Dîwân ; cf. par exemple E. Geoffroy, Initiation au soufisme, Paris, 2003, p. 276. L. Anvar-Chenderoff, op. cit, p. 201. Zakariyyâ al-Ansârî, Al-futûhât al-ilahiyya fî naf‘ arwâh al-dhawât al-insâniyya, op. cit., p. 20. Istalahât al-sûfiyya, dans Rasâ’il Ibn ‘Arabî, Hayderabad, 1948, p. 5. Voir par exemple L. Anvar-Chenderoff, op. cit, p. 186. W. Chittick, The Sufi Doctrine of Rumi, Bloomington, 2005, p. 90. Futûhât makkiyya, II, 316. La sagesse des maîtres soufis, op. cit., p.51. L. Anvar-Chenderoff, op. cit., p.189-190. Ibn ‘Atâ’ Allâh, La sagesse des maîtres soufis, op. cit., p.57.

Ibn ‘Arabî, Istalahât al-sûfiyya, op. cit., II, p.6 ; Emir Abd el-Kader, Ecrits spirituels, présentés et traduits par M. Chodkiewicz, Paris, 1982, p.64. Qushayrî, Risâla, op. cit., p.280. E. Geoffroy, Initiation au soufisme, op. cit., p. 28-29. T. Izutsu, op. cit., p. 26-27. ‘Abd al-Ghanî al-Nâbulusî, cité par E. Geoffroy, Jihâd et Contemplation, op. cit., p. 131. Cité par M. Cazenave, La science et l’âme du monde, Paris, 1996, p. 12. Ansârî Harawî, cité par W. Chittick, art. wahdat al-shuhûd, Encyclopédie de l’Islam 2, XI, p. 38. T. Izutsu, op. cit., p.29. I. G. Barbour, Quand la

science rencontre la religion, Monaco, 2005, p. 100-103. M. Heller, « Science et transcendance », dans Science et quête de sens, op. cit., p. 310. L. Anvar-Chenderoff, Rûmî, op. cit., p. 198. Trinh Xuan Thuan, « Science et bouddhisme », op. cit., p. 248. P. Fenton et M. Gloton, Introduction à La production des cercles d’Ibn ‘Arabî, op. cit., p. XXX. B. Nicolescu, op. cit., p. 55. Voir notamment René Guénon, Aperçus sur l’ésotérisme islamique et le taoïsme, Gallimard, Paris, 1973, p.48, n. 1 ; L’homme et son devenir, p.194, n. 1 ; Frithjof Schuon, De l’unité transcendante des religions, Le Seuil, Paris, 1979, p.174, n.1. L. Gardet et O. Lacombe, L’expérience du Soi, étude de mystique comparée, Paris, 1981, p.246. J. Kovalevsky, « Science et religion », Science et quête de sens, op. cit., p. 185-186. Cf. E. Geoffroy, Le soufisme en Egypte et en Syrie sous les derniers Mamelouks et les premiers Ottomans : orientations spirituelles et enjeux culturels, Damas-Paris, 1995, p. 443-444. Sur la « double vérité », voir Averroès, Discours décisif, Introduction d’Alain de Libera, Paris, 1996, p. 60-67.

Pour une Approche Pluridimensionnelle de l’Objectivité Scientifique

Eric Younès Geoffroy

Dans l’intitulé même de la séance de cet après-midi ("L’intellectuel face au religieux"), on peut détecter un présupposé selon lequel l’intellectuel détiendrait à lui seul l’objectivité scientifique, dans le regard qu’il pose sur le religieux, lequel se trouve dès lors voué au subjectif et à l’irrationnel. Nous serions donc, nous autres enseignants et chercheurs travaillant sur les divers modes de présence du religieux - social, spirituel, politique, psychologique... - des observateurs neutres, étudiant des "sujets", c’est-à-dire des êtres ou des phénomènes soumis à la subjectivité, comme l’induit la langue française.

Soyons donc à la hauteur de nos prétentions scientifiques, et envisageons par exemple ce qu’a à nous dire l’anthropologie, science humaine qui a poussé loin la réflexion sur les rapports entre observateur et observé. « C’est lorsque l’anthropologue prétend à la neutralité absolue, lorsqu’il croit avoir recueilli des faits "objectifs", lorsqu’il élimine des résultats de sa recherche tout ce qui a contribué à y accéder et qu’il gomme soigneusement les traces de son implication personnelle dans l’objet de son étude, qu’il risque le plus de s’écarter du type d’objectivité et du mode de connaissance spécifiques de sa discipline » [1]. Cette remarque émane de François Laplantine, professeur d’anthropologie à l’Université Lyon II, auprès duquel j’ai étudié avant de me "convertir" aux études arabes et islamiques. « S’il est possible, et même nécessaire, poursuit Laplantine, de distinguer celui qui observe et celui qui est observé, il me paraît en revanche exclu (a fortiori si l’on prétend faire oeuvre scientifique) de les dissocier. Nous ne sommes jamais des témoins objectifs observant des objets, mais des sujets observant d’autres sujets. [...] Si l’ethnographe perturbe une situation donnée, et même crée une situation nouvelle, due à sa présence, il est à son tour éminemment perturbé par cette situation. Ce que vit le chercheur, dans sa relation à ses interlocuteurs (ce qu’il refoule ou ce qu’il sublime, ce qu’il déteste ou ce qu’il chérit), fait partie intégrante de sa recherche. Aussi une véritable anthropologie scientifique doit-elle toujours poser le problème et des motivations extra-scientifiques de l’observateur et de la nature de l’interaction en jeu » [2]. Je vous prie de m’excuser pour cette longue citation, mais je crois que tout enseignant, tout chercheur peut, à un degré ou à un autre, se regarder dans le miroir de l’anthropologue.

En fait, l’idée que l’on puisse construire un objet d’observation indépendamment de l’observateur est issue d’un modèle "objectiviste",

qui fut celui de la physique jusqu’à la fin du XIXe siècle, mais que les physiciens eux-mêmes ont abandonné depuis longtemps. On croyait alors qu’il était possible de découper des objets, de les isoler, puis d’objectiver un terrain d’étude dont l’observateur serait absent. Par la suite, la réintégration de l’observateur dans le champ de l’observation ne s’est pas effectuée par la voie des sciences humaines, comme on pourrait le croire, mais par le biais de la physique moderne. Dès 1927, Heisenberg montrait que l’on ne pouvait observer un électron sans créer une situation qui le modifie. Il en tira son fameux « principe d’incertitude », qui le conduisit à réintroduire le physicien dans l’expérience même de l’observation physique. Il s’agit là de sciences dites "exactes" ; qu’en est-il alors des sciences humaines, dans lesquelles un humain observe un autre humain ? Les anthropologues s’insurgent également contre l’idée que le sujet étudié - dans notre cas, le religieux, ou l’homme religieux - serait une entité irréductible à la rationalité que nous revendiquons comme nôtre. Claude Lévi-Strauss, bien connu, récusait une opinion répandue chez beaucoup de chercheurs occidentaux, selon laquelle « la conscience serait l’ennemie secrète des sciences de l’homme ». Le problème est-il davantage aïgu en France, du fait de la séparation de l’étatique et du religieux ?

Malgré ce qui vient d’être dit, ne tombons pas dans le pessimisme, qui avait suscité à Michel Foucault cette réflexion : « Les sciences humaines sont de fausses sciences, ce ne sont pas des sciences du tout ». Gardons du moins à l’esprit que, à l’instar du relativisme culturel dont des hommes éclairés se sont rapidement fait l’avocat, relayés ensuite par les anthropologues, le relativisme scientifique s’impose à nous. J’entends par là que la remise en cause permanente qui fonde notre démarche critique doit certes s’appliquer à l’objet étudié, mais en premier lieu c’est nous-mêmes qu’elle concerne.

Venons-en maintenant à l’islam. J’ai été frappé par le fait que celui-ci n’a pas une conception monolithique, unidimensionnelle de la "science". La science, al-‘ilm, est une, comme le souligne le maître soufi Ibn ‘Arabî, puisqu’elle procède de Dieu l’Unique, mais les modalités de la connaissance, elles, sont multiples. Pour cette raison, les diverses branches de la science ont globalement fait bon ménage en islam classique.

Cependant, il est vrai que la science proprement religieuse de l’islam, la théologie (‘ilm al-kalâm), c’est-à-dire le discours produit sur le religieux, est essentiellement apologétique : il s’agit de justifier un dogme. En effet, cette théologie s’est élaborée sur un credo, sur une foi qui, par nature, est subjective, puisqu’elle consiste à adhérer à quelque chose que l’on ne voit pas : le Ghayb. Par ailleurs, cette même théologie a été

influencée par son corrélatif d’opposition, en quelque sorte, la philosophie hellénistique (al-falsafa) qui, elle, place son fondement dans le doute et sa légitimité dans l’argumentation rationnelle. La science islamique classique s’est donc nourrie de la confluence de ces deux types d’appréhension du monde, le dogme et la raison.

Mais à ce stade-là, nous sommes toujours dans le champ des élaborations conceptuelles et des supputations (zunûn), dont se défient les spirituels de l’islam. Aussi, nombreux sont les oulémas qui, rompus à ces différentes disciplines exotériques, se sont sentis enfermés, à un certain moment de leur évolution, dans un système clos, "subjectif" en définitive, car ne laissant pas pénétrer la lumière de la Haqîqa, la Réalité divine ou spirituelle. Ceci les conduisit à valoriser le dévoilement et l’inspiration (al-kashf wa l-ilhâm) comme moyens de parvenir à la vision certaine (al-yaqîn) de cette Réalité, c’est-à-dire à l’évidence métaphysique. Là seulement résidait pour eux la suprême objectivité scientifique, dans l’au-delà de la foi et de la raison. C’est ce qui a amené un Ghazâlî (m. en 1111) et un Suyûtî (m. en 1505), par exemple, à considérer le tasawwuf, le soufisme, comme l’acmé de la science en islam, et à se plier à la discipline initiatique des soufis. Le premier, après avoir maîtrisé et enseigné les diverses sciences islamiques, confessait à la fin de sa vie que seule la science du dévoilement (‘ilm al-mukâshafa) permet d’accéder à la « perception sûre et directe (al-‘iyân al-ladhî lâ yushakku fî-hi) des réalités spirituelles [3]. Le second, un célèbre savant de la fin de l’époque mamelouke, attribuait à l’inspiration et au dévoilement des soufis un statut quasiment infaillible et, chose notable, il fut le premier - mais pas le dernier - à introduire ces phénomènes spirituels dans le domaine de la fatwâ, chasse gardée jusqu’alors du droit (fiqh) et des autres sciences exotériques. Ibn Khaldûn (m. en 1406) lui-même agrée ces sciences spirituelles, en se fondant sur l’héritage prophétique dont sont investis les "amis de Dieu", les saints de l’islam [4] . Quant à Ibn Taymiyya (m. en 1328), jugé à tort comme obtus, il va jusqu’à reconnaître au dévoilement spirituel une autorité en matière juridique, lorsque les sources scripturaires font défaut bien sûr [5].

Ces savants ne font en fait que confirmer ce qu’ont toujours énoncé les maîtres du soufisme, à savoir que le tasawwuf est une science expérimentale - et non conceptuelle - ayant ses règles, ses méthodes et sa terminologie. Il n’est pas indifférent qu’elle soit appelée « la science de la Réalité - spirituelle, s’entend » (‘ilm al-Haqîqa) et qu’elle aboutisse logiquement à la Connaissance, à la gnose (al-ma‘rifa). Sous ce rapport, il importe de souligner que toute science spirituelle authentique - car le spirituel est plus perméable que tout autre domaine aux déviations et parodies - est supra-rationnelle, et non pas

irrationnelle. Elle ne nie pas le rationnel, elle l’intègre pour mieux le dépasser. Sans l’esprit humain, qui lui sert de réceptacle, elle ne pourrait s’ancrer dans la matière. C’est pour cela qu’en islam l’acquisition de la science exotérique constitue un préalable à la quête de la science ésotérique. Toutefois, le mental (al-‘aql) a ses limites : comme le rappellent les soufis, ce terme ‘aql signifie l’entrave, le lien. Quoi qu’il en soit, les maîtres des différentes traditions spirituelles témoignent, par leur exemple, que l’on peut user du rationnel et être réceptifs au supra-rationnel, et qu’activité intellectuelle et vie spirituelle se fécondent mutuellement.

Concrètement, l’amplitude de la notion de ‘ilm (« science ») a été reconnue jusqu’à un certain degré en islam. Pour ce qui nous concerne, le zâhir, l’exotérique, a dû céder du terrain au bâtin, l’ésotérique, la science acquise (al-‘ilm al-kasbî) à la science "innée" (al-‘ilm al-wahbî), et la déduction cérébrale (al-istidlâl) au dévoilement spirituel (al-kashf). L’usage de ce dernier comme support dans la pratique de l’ijtihâd (effort d’interprétation de la Loi) a même été admis par certains milieux de oulémas : pour ces derniers, l’objectivité était également de nature supra-rationnelle. L’islam médiéval a donc pu respirer, notamment parce que le spirituel habitait - parfois ou souvent ? - le religieux [6]. Certes, des réflexes de fermeture, de crispation sont apparus très tôt ; ils n’ont fait que se développer par la suite, générant une sclérose de la science islamique et de ses modes de transmission. Une modernité mal comprise a fait alors passer la spiritualité pour des superstitions. Mais c’est là une autre histoire.

L’enjeu est pourtant réel, car la spiritualité contribue, avec d’autres sciences telles que la philosophie, la psychologie, etc., à créer une culture religieuse ouverte et épanouie. Ainsi, certains soufis, conscients qu’il y a une seule vérité métaphysique qui investit mais dépasse en même temps les différentes formes religieuses, ont-ils prôné l’ « unité transcendante des religions » (wahdat al-adyân) et ont-ils pratiqué avant l’heure le dialogue interreligieux. La parabole suivante de Ghazâlî illustre bien notre propos. Des aveugles se trouvent un jour en présence d’un éléphant, animal dont ils n’ont aucune connaissance, même théorique. Chacun tente donc de le décrire, et se le représente suivant le membre qu’il a touché : pour l’un, qui a tâté une patte, l’éléphant ressemble à une colonne ; pour un autre, qui a tâté une des défenses, l’éléphant ressemble à un pieu, etc. Par cette parabole, Ghazâlî tend à montrer l’erreur qui consiste à enfermer l’universel dans des vues fragmentaires et, par suite, les déficiences de l’exclusivisme dogmatique. L’homme spirituel doit inscrire sa démarche dans une forme religieuse, mais, sous peine d’ostracisme, il ne doit pas considérer celle-ci comme la seule valable. A propos du "relativisme

culturel" prôné par les anthropologues, nous avions évoqué le "relativisme scientifique" : le "relativisme dogmatique" s’impose maintenant à nous. La perspective de l’ « unité transcendante des religions », il faut le souligner, est scientifiquement fondée, puisque la mystique comparée - qui est une science humaine comme une autre - nous enseigne qu’il y a des invariants, des expériences communes aux spirituels de toutes les religions. Cette "objectivité scientifique", je la constate d’une part en tant que chercheur, sur le terrain des sciences humaines, et j’y adhère intérieurement, d’autre part, en tant qu’individu engagé dans une voie spirituelle. Mes deux niveaux de participation au soufisme, le premier "académique", le second d’ordre privé, personnel ne sont donc nullement contradictoires à mes yeux, mais complémentaires. Il m’arrive rarement de peiner à dissocier ces deux niveaux, et de me poser la question, en présence d’un texte soufi : suis-je ici chercheur, ou suis-je adepte ? Le plus souvent, le discernement s’opère facilement, de façon automatique. C’est ce que j’ai pu éprouver, notamment lorsque j’ai travaillé sur le miracle en islam : au sein même du soufisme, les prises de position sur ce phénomène sont très variées et nuancées, mais d’évidence, je ne pouvais adhérer à certains types de discours hagiographiques, qui ont manifestement pour fonction d’édifier le public.

Les deux démarches, académique et intérieure, offrent donc chacune leur part d’objectivité ; c’est pourquoi je les mets à contribution dans ma méthodologie : j’essaie ainsi, sur un sujet précis, de confronter doctrine spirituelle, histoire et anthropologie. La réalité n’est jamais unidimensionnelle, et si j’en passe sous silence un seul aspect, je la défigure dans sa totalité. Il s’agit là, bien sûr, d’un idéal vers lequel tend le chercheur. Dans ma thèse [7], par exemple, j’ai tenté de combler le hiatus existant entre les deux approches divergentes par lesquelles est habituellement traitée la mystique musulmane : l’une purement doctrinale ou métaphysique, l’autre sociologique ou anthropologique. Mon propos a été de mettre en regard les données historiques d’une période précise et les traits permanents de la spiritualité en islam, d’inscrire le soufisme dans le cadre de la culture islamique qui le supporte. Aucune doctrine n’est dépourvue de dimension historique. Il faut donc s’attacher à suivre le cheminement d’un thème d’une discipline islamique à une autre (théologie, mystique...), d’une école de soufisme à une autre ; à cet égard, l’étude du vocabulaire technique (istilâh), déjà évoqué, et des diverses acceptions qu’il a prises au fil du temps s’avère précieuse. A mon sens, tout historien des religions ou des idées doit activer un mouvement de balancier entre temporel et intemporel, histoire et métahistoire. J’espère ainsi échapper à cette « schizophrénie profonde et permanente » qui caractérise, selon Edgar Morin, les sciences de l’homme.

Déplaçons un petit peu notre angle de vision : nous avons célébré en 1998 le huit-centième anniversaire de la mort d’Averroès. Or, à ceux qui voudraient faire de lui un pur rationaliste luttant contre l’obscurantisme religieux, rappelons que, pour le savant andalou, il n’y a foncièrement aucune contradiction entre la religion et la philosophie : la philosophie médiévale latine, avec sa théorie de la "double vérité" dont nous héritons encore, s’est lourdement fourvoyée dans son interprétation d’Averroès [8].

Il m’importe uniquement ici, je le répète, de mettre en évidence cette interaction existant entre notre objet d’étude et nous-mêmes. Je préfère admettre mon implication dans ce que j’étudie puisque de toute façon, comme on l’a vu, cet objet d’étude m’implique. « La perturbation que l’ethnologue impose par sa présence à ce qu’il observe et qui le perturbe lui-même, loin d’être considérée comme un obstacle épistémologique qu’il conviendrait de neutraliser, est une source infiniment féconde de connaissance », affirme F. Laplantine [9]. Par mon mode de participation intérieur à ma discipline, peut-être parviens-je à plus de proximité, d’intimité avec elle. Un collègue historien me disait récemment, sur un ton qui trahissait presque de la jalousie, avoir noté que les spécialistes du soufisme, musulmans ou non, sont davantage captivés, passionnés par leur terrain de recherche que les autres orientalistes. Je ne pense pas que cette remarque soit globalement pertinente, mais il est vrai qu’elle s’applique avec justesse aux grandes figures - aux "grandes âmes" - que furent Louis Massignon et Henry Corbin, par exemple. Ce dernier n’affirmait-il pas qu’ « il y a une polarité entre l’objet qui se montre et celui à qui il se montre » ? Dans le Cahier de l’Herne [10] qui lui fut consacré, il donnait cet exemple : « [...] on ne peut réussir un livre sur Platon qu’à la condition d’être platonicien au moins pendant qu’on écrit. C’est ce qu’ont beaucoup de peine à comprendre les historiens des religions comme tels » [11].

L’on voudra bien simplement retirer de mon plaidoyer que si je demande à l’islam d’être à la hauteur de son message, c’est-à-dire de faire vivre en lui plusieurs dimensions ou conceptions de la science, je peux en demander autant aux enseignants et chercheurs occidentaux : lorsque nous étudions le religieux, et l’islamique en particulier, sommes-nous sûrs de ne pas réduire l’ "objectivité scientifique" à notre seul entendement ? Et, d’ailleurs, comment pourrait-il en être autrement ? Il me paraît donc tout à fait fondé sur le plan épistémologique de reconnaître qu’il y a plusieurs types ou niveaux d’objectivité scientifique ou, pour reprendre un enseignement soufi, que l’objectivité scientifique est comparable à l’eau : suivant la couleur et la forme du récipient qui la reçoit, elle prend différentes apparences.

Mais il faut également conclure en proposant des perspectives concrètes : le débat évoqué en ces lignes s’inscrit dans un autre, plus ample mais quant au fond similaire, mené par les instances européennes. Sur ce point notamment, nous autres, intellectuels français, devrons élargir nos horizons. Dans une communication intitulée La dimension spirituelle de l’Europe - Ni « confessionnalisme », ni « laïcisme » : vers un autre modèle de relation entre le religieux et la société, Raimon Ribera, un des responsables européens à Bruxelles, déclare : « L’avenir de l’Europe pourrait être celui d’une Europe non confessionnelle, mais sensible à la dimension spirituelle. Une Europe intéressée à connaître les contributions de toutes les religions et de tous les religieux, de tous les chercheurs spirituels ». Plus loin, il affirme encore : « Les sociétés doivent dialoguer avec le monde religieux, doivent se laisser interpeller par lui, confronter ses valeurs et ses structures avec les critères dérivés de la recherche spirituelle » [12]. Tel est le propos de divers programmes européens, déjà sur pied ou à venir, le plus actif étant à ce jour Donner une âme à l’Europe.

[1] F. Laplantine, L’anthropologie, Paris, 1995, p.168.

[2] Ibid., p.168-169.

[3] Cf. Ihyâ’ ‘ulûm al-dîn, Beyrouth, 1983, I, p.20.

[4] Shifâ’ al-sâ’il li-tahdhîb al-masâ’il, Tunis, 1991, p.210.

[5] « Ibn Taimîya : a Sûfî of the Qâdiriyya Order », American Journal of Arabic Studies, vol.1, Leiden, 1973, p.128.

[6] Force est de distinguer le spirituel du religieux, car le second n’est pas toujours capable du premier. Au demeurant, la voie proprement spirituelle ou initiatique a, dans toutes les traditions, été réservée à une élite. Par contre, si une spiritualité diffuse ne pénètre pas le religieux vécu par la masse des croyants, celui-ci se déssèche ou se raidit, engendrant un "intégrisme" ou l’autre.

[7] Le soufisme en Egypte et en Syrie sous les derniers Mamelouks et les premiers Ottomans - orientations spirituelles et enjeux culturels, Institut Français de Damas, 1995.

[8] Voir sur ce point les propos éclairants d’Alain de Libera dans son introduction à l’édition bilingue du Fa&Mac215;l al-Maqâl / Discours décisif d’Averroès (traduction de Marc Geoffroy), Paris, 1996, notamment p.63 à 67.

Quelques défis auxquels est confronté le soufisme contemporain (1/2)

lundi 16 novembre 2009

Eric "Younès" Geoffroy

« Nous leur montrerons Nos signes aux horizons et en eux-mêmes jusqu’à ce qu’ils voient clairement que ceci est la Vérité [1] ». Depuis le XVIIe siècle au moins, la civilisation prédominante – l’Occident – n’a développé que la dimension « horizontale », soit la raison unidimensionnelle, utilitariste, délaissant ainsi l’approche intérieure, introspective. Mais le vécu religieux musulman a lui-même évolué vers un formalisme sclérosant, ce qu’on a pu appeler ici ou là le « matérialisme religieux ».

Dans la civilisation islamique, le soufisme a toujours eu pour rôle de rétablir l’équilibre rompu par le « juridisme », et de rétablir la hiérarchie des valeurs : partir du métaphysique pour descendre vers le physique. Les enjeux contemporains, cependant, nécessitent désormais des réponses qui dépassent largement celles données auparavant par le soufisme historique, lesquelles étaient limitées à la sphère musulmane du monde.

Une remise en question permanente

Face à la fulgurance de la mondialisation et aux défis péremptoires de la postmodernité, c’est une révolution du sens qu’il faut susciter. Une telle ‘‘conversion’’ nous oblige à renouveler notre regard, à reconsidérer notre quête des « signes » (âyât) qui pointent vers le sens primordial de la Révélation et du projet divin qui la sous-tend. A vrai dire, elle nous est demandée chaque jour !

Le soufisme lui-même ne peut échapper, dans son vécu actuel, à une ‘‘refonte de sens’’ similaire à celle qui doit être opérée sur les sciences normatives de l’islam exotérique.

Dans cette spiritualité, l’essentiel est parfois devenu accessoire, et l’accessoire essentiel, ce qu’avaient bien montré les maîtres du « soufisme réformé » de la fin du XVIIIe siècle et début du XIXe (Ahmad Ibn Idrîs, notamment). Or, ce qu’on peut attendre du soufisme, dans notre nouvel espace-temps, est un constant dépassement des schémas mentaux, piétistes, routiniers, car la routine est suicidaire en matière de spiritualité. Il ne s’agit pas de rejeter l’immense patrimoine soufi - pas plus qu’il ne faut rejeter celui de l’islam global - mais d’apprendre à assimiler sa quintessence pour mieux se l’approprier, et ainsi le faire vivre dans notre environnement, ici et maintenant.

C’est ce que l’on peut appeler le ‘‘fondamentisme’’ spirituel, par contraste avec le fondamentalisme religieux, qui se crispe sur la lettre, c’est-à-dire sur un contexte spatio-temporel qui ne nous concerne plus.

La lettre doit être pleinement considérée, mais comme un point d’ascension, non comme un terminus. La gnose brûle tout ce qui est vil dans le corps du gnostique, disait Abû Yazîd Bistâmî. De même, une spiritualité exigeante permet d’aller à l’essentiel : elle nettoie plus encore la conscience que les acquis et les savoirs extérieurs.

Parmi les défis : Vivre l’enseignement soufi

Vivre « le fils de l’Instant »

L’un des symptômes de la modernité/mondialisation est incontestablement l’accélération du temps, ou du moins la perception que l’on a d’une telle accélération, laquelle va de pair avec l’abolition des distances géographiques. Le Prophète faisait de cette contraction toujours plus accentuée du temps l’un des signes de la « fin des temps », ou d’un cycle. Les oulémas anciens se sont d’ailleurs interrogés sur les modalités de la pratique rituelle qui prévaudraient à un tel moment : ainsi, comment effectuer les cinq prières quotidiennes dans un temps contracté ?

Le phénomène ou la sensation d’accélération se construit sur les mythes du ‘‘nouveau’’, de ‘‘l’inédit’’, sans cesse remis à l’ouvrage. « Toute chose est en

perpétuel changement. La seule vérité absolue est la totale ‘fluidité’ et le changement continu [2] ». Dans ce monde de l’ « idolâtrie du nouveau », selon l’expression du philosophe Vattimo, de la révolution informatique et de l’instantané médiatique, comment maintenir une conscience spirituelle, un espace intérieur, non altérés ?

Il y a de bonnes raisons de penser que la démarche dialectique ‘‘horizontale’’ ne suffit pas pour répondre aux défis. Celle-ci a versé dans un positivisme unidimensionnel, tantôt ‘‘religieux’’, tantôt sécularisé, montrant son incapacité à épanouir l’homme, et même son potentiel de nuisance. Autant de constats qui appellent à reconsidérer la pensée soufie, selon laquelle on ne saurait s’attacher à aucune forme puisque « Dieu renouvelle à chaque instant Sa création [3] ».

Le soufi a pour devise d’être le « Fils de l’Instant », ou de son époque. Il tend ainsi à observer l’effet de la Présence divine dans tout contexte spatio-temporel. Cette Présence, soyons-en assurés, va prendre des formes qui vont nous surprendre de plus en plus...

Être le « fils de l’Instant » suppose donc une disponibilité sans faille aux théophanies, aux manifestations, incessantes, mais toujours renouvelées, de Dieu dans le monde et en l’homme. Voyons ici l’une des nombreuses applications possibles de la fameuse parole du maître de Bagdad, Junayd (m. 911). Dans notre contexte, son aphorisme « L’eau est de la couleur de son récipient » se traduit ainsi : « La Présence est de la couleur de l’instant, de l’époque ».

Le musulman, et en l’occurrence le soufi, devrait être toujours ‘‘moderne’’, si l’on se fie à l’étymologie grecque ancienne du terme modernité, qui signifie « d’aujourd’hui ». Serviteur du « Vivant » (al-Hayy, Nom divin majeur), il a potentiellement la faculté de percevoir la sagesse sous-jacente aux mutations brutales que nous connaissons. Il accepte, accueille même, les conditions cycliques dans lesquelles sa vie s’insère, car il voit en elles l’expression et l’actualisation de la volonté divine.

Le salafiste, au contraire, se crispe sur un vécu qui est mort dans sa forme spatio-temporelle : l’Arabie du VIIe siècle. « N’insultez pas le temps, car Dieu est le temps », est-il rapporté dans un hadîth qudsî. Le terme arabe dahr, que l’on traduit par « temps » ou « durée », est considéré par certains auteurs musulmans comme un Nom divin. Le temps est donc le temps : il n’y a pas de temps ou d’espace profane, car tout est investi par la Présence.

A cet égard, ce serait « enfouir la vérité » ou « être ingrat » - tous sens du mot kâfir qu’on traduit plus superficiellement par « mécréant » – que de nier que la modernité soit une providence. D’évidence, Dieu ne s’est certainement pas trompé en créant le monde moderne : il y a mis une intention que nous devons décrypter. Que nous vivions une époque de ‘‘ténèbres’’ ou non, importe peu en définitive, car Dieu compense : il est bien connu que c’est au plus fort des ténèbres que jaillit la lumière et, certes, c’est dans le désert que l’absolu s’impose souverainement. Dans notre nouvel espace-temps caractérisé par l’immédiateté, l’instantanéité et la simultanéité, Dieu n’a sans doute jamais été aussi immanent.

Il va sans dire que cette saisie de l’Instant, chez les soufis, est un idéal, que contredisent parfois ou souvent les archaïsmes que l’on peut constater dans tel ou tel milieu soufi. Il reste que le soufisme, en tant que discipline islamique, pourrait apporter plus de mobilité et de ‘‘plasticité’’ dans l’attitude intérieure du fidèle musulman. La dialectique mentale qui observe le monde phénoménal décompose la structure du temps, dans un ‘‘aller et retour’’ de la pensée horizontale, alors que la contemplation spirituelle perçoit ce monde en une seule saisie globale, synthétique, ‘‘verticale’’.

[1] Coran 41 : 53.

[2] Mohamed El-Tahir El-Mesawi, site Oumma.com

[3] Cette doctrine se fonde notamment sur le verset coranique 50 : 15.

Quelques défis auxquels est confronté le soufisme contemporain (2/2)

mardi 24 novembre 2009 - par Eric "Younès" Geoffroy

- Voir avec « les deux yeux »

Les soufis illustrent leur quête d’un équilibre entre raison et supra-raison par l’expression « l’homme aux deux yeux » (dhû l-‘aynayn). La référence coranique en est : « Ne lui [l’homme] avons-Nous pas donné deux yeux […] Ne lui avons-Nous pas montré les deux voies ? [1] ». Avec son œil ‘‘droit’’, ou œil intérieur, l’être éveillé voit l’Unicité ; avec son œil ‘‘gauche’’, ou œil extérieur, il voit le monde phénoménal dans sa multiplicité. Ainsi ancré à la fois dans l’Unicité et la multiplicité, il a une vision unifiante de la réalité, car la vision d’un œil ne cache pas celle de l’autre.

La culture islamique et soufie traditionnelles exprime cela en termes de « balance » (mîzân), c’est-à-dire d’équilibre entre les différents aspects de la réalité. Or, le regard que nous portons sur le monde, nous autres modernes ou contemporains, est borgne : notre perception, bien souvent, s’arrête au monde manifesté et ne suppose même pas l’existence d’une autre dimension. C’est par ce qualificatif de « borgne » que le Prophète décrivait l’Antéchrist (Dajjâl). Le soufisme, précisément, se doit de fournir à l’homme cette qualité de multidimensionalité, du Coran, du monde, et de la Réalité en général.

Quelques apports symboliques du soufisme au réenchantement du monde

A une époque où l’homme doute de lui-même et de la pertinence de son existence sur cette planète, où s’imposent la massification, l’uniformisation et la mercantilisation de l’être humain, le soufisme nous rappelle que l’homme est la théophanie suprême de Dieu sur terre, l’image privilégiée du Réel (nuskhat al-Haqq), que le projet divin à son égard a un sens - même s’il nous échappe souvent - et enfin que, parmi les humains, la femme est l’expression la plus accomplie de la théophanie (pour Ibn ‘Arabî en particulier).

De même, dans un contexte de désagrégation des repères, le soufisme peut vivifier l’enseignement islamique selon lequel la sacralité ne réside pas dans un temple, mais en l’homme. Le cosmos lui-même n’a pas la capacité d’accueillir la Présence comme peut le

faire l’homme : « Ni Ma terre ni Mon ciel ne me contiennent ; seul Me contient le cœur de Mon serviteur fidèle », dit un hadîth qudsî.

Les repères rituels formels, extérieurs, ont donc une importance très relative en islam, ainsi qu’en témoignent, par exemple, les ‘‘mosquées’’ du désert, délimitées symboliquement par un simple tracé de pierres alignées sur le sol. Si les sociétés traditionnelles, qui fournissaient ces repères, sont affaiblies, voire en train de mourir, le soufisme répond que l’homme peut trouver ici et maintenant son axialité en lui-même.

Plus que jamais, avec la mondialisation, la terre entière devient une « mosquée pure », comme l’indiquait le Prophète, en dépit de sa pollution matérielle... Le processus d’individualisation du vécu religieux va en ce sens : dans un contexte d’émancipation vis-à-vis des églises, et parfois même des lieux de culte traditionnels, les repères seront intérieurs ou ne seront pas.

Si le soufi n’est pas, idéalement, tributaire du temps, il doit également ne pas l’être du lieu. L’islam est une religion fondée sur la hijra, et cette « hégire », qui s’est concrétisée par un déplacement physique du Prophète et des premiers musulmans, est constitutive de l’identité musulmane. Selon l’enseignement soufi, nous sommes en effet de perpétuels pèlerins, et il en va de même pour toutes les créatures !

Une théologie « soufie » de la libération ?

La nouvelle « théologie islamique de la libération » présente l’intérêt d’ériger le principe islamique du Tawhîd en facteur d’émancipation : il y a une dialectique évidente entre l’Unicité de Dieu et l’adoration absolue qui lui est due d’une part, et le rejet de toutes les formes d’idolâtrie qui asservissent l’homme d’autre part. Le Prophète définissait la « science utile » comme celle qui relie au principe du Tawhîd, soit une science qui préserve de la gadgétisation de la vie.

Cependant, le croyant monothéiste dont la foi est encore entachée de dualisme (Dieu d’un côté, ou ‘‘dans le ciel’’, et le monde de l’autre) est-il véritablement libéré de l’idolâtrie « cachée » (al-shirk al-khafî) qu’évoquait le Prophète ? Mais qui peut relever, aujourd’hui, le défi d’une telle exigence ? « Celui qui meurt sans s’être imprégné de notre science [spirituelle sur l’Unicité] est semblable au mourant qui ne s’est pas repenti de ses péchés graves », tels que le meurtre ou l’adultère.

Cette assertion d’al-Shâdhilî n’est-elle pas propre à décourager les meilleures volontés ? L’enseignement des soufis, en vérité, vise la perfection, al-ihsân, que, selon eux, l’homme porte en lui. Il œuvre à activer le potentiel d’éveil qui repose au fond de notre conscience. Le prix à payer, cependant, est à la hauteur de l’enjeu, qui serait une amorce au moins de libération des divers conditionnements dans lesquels nous nous enferrons. Or les conditionnements religieux sont d’autant plus difficiles à combattre qu’ils sont parés d’une bonne conscience inébranlable…

Seule la dimension verticale, spirituelle, en effet, libère l’homme des divers mécanismes d’identification horizontaux mis en place par la psyché humaine, lesquels, s’ils ont bien sûr des aspects positifs, peuvent aussi aliéner : le travail, la famille, la patrie, la politique, la religion... Dans ce dernier domaine plus précisément, si malmené actuellement par l’idéologie, faut-il promouvoir une « théologie de la libération soufie » ? Nul doute qu’elle constituerait une sortie par le haut des diverses logiques d’enfermement dogmatique.

Quel ijtihâd spirituel ?

A l’heure où le monde extérieur scande la nécessité, pour les musulmans, de pratiquer l’ijtihâd, en tant qu’effort d’intelligence de la Révélation et de ses finalités, le soufisme n’échappe pas à cette exigence ; double exigence à vrai dire, puisqu’il lui revient de féconder à la fois le champ islamique exotérique, général, et son propre terrain d’investigation, plus subtil et délicat à manier a priori, celui des choses de l’Esprit.

Mais quel ancrage peut avoir l’ijtihâd spirituel dans la réalité sociale, dans les chantiers immenses qui attendent le musulman contemporain : la promotion de l’esprit critique dans les sociétés musulmanes, l’évolution indispensable d’une pression sociale sur les comportements religieux vers un rapport individuel assumé au divin, l’éveil d’une conscience éthique, etc. ? On ne peut mener une vie spirituelle authentique sans avoir une conscience aiguë des défis contemporains, liés à la mercantilisation du monde, au déséquilibre Nord-Sud, à la crise écologique, etc.

Pour beaucoup de représentants du soufisme, il n’y a plus de démarche spirituelle authentique sans qu’y soit conjointe une conscience écologique. Selon l’optique islamique, et soufie en particulier, il est impossible de séparer l’état de la planète de notre état spirituel. L’expérience de l’Unicité (Tawhîd) interdit cette scission entre l’esprit et la matière, dualité d’où est issue précisément la crise écologique moderne. Si l’homme sépare Dieu de l’univers, il se coupe lui-même de l’univers, et de son environnement naturel !

Conclusion

Les soufis seront-ils à la hauteur du rôle que doit jouer la spiritualité islamique dans les temps à venir, et de la demande, venant d’Occident comme des pays musulmans, qui lui est adressée ? Le rôle du soufi est, en quelque sorte, d’anticiper en lui, dans son expérience personnelle, jusque dans son corps, ce que vit, ce que doit vivre l’humanité.

Oui, la modernité et la mondialisation conduisent à l’uniformisation des cultures pour mieux imposer leur vision mercantile du monde ; oui, elles consacrent la domination d’une aire culturelle sur les autres ; oui, elles produisent le désenchantement et font de l’homme un prédateur pour les autres règnes et pour lui-même.

Mais ne peut-on y voir la trace, en ‘‘négatif’’, de la Sagesse ? « Dieu accomplit l’unité du monde à travers la société de consommation », déclare un cheikh. La postmodernité cache peut-être un projet qui se présente en ces termes : ce n’est qu’après avoir perdu toute illusion quant aux idéologies, après avoir éculé tous les projets scientistes, après avoir touché le fonds du manque de repères, de la confusion, que le Sens, quelque visage qu’on lui donne, émergera comme une évidence.

[1]Coran 90 : 8, 10.

Quelques repères pour l’histoire du soufisme

Eric Younès Geoffroy

Le terme sûfî ne figure pas dans les sources scripturaires (Coran, Hadîth). La raison nous en est donnée par un maître du XIe siècle du vivant du Prophète et de ses Compagnons, « le soufisme était une réalité sans nom alors qu’il est maintenant un nom sans réalité », affirmait-il. C’est lorsque la lumière de la prophétie s’est éloignée que les saints musulmans, héritiers des prophètes, ont dû jouer un rôle de guide de plus en plus apparent dans la société.

Notre terme "soufisme" traduit celui, arabe, de tasawwuf, qui signifie littéralement « le fait de se vêtir de laine (sûf) ». Telle aurait été l’habitude, en effet, des premiers ascètes et, avant eux, des prophètes. D’autres étymologies du mot sûfi - qui désigne tantôt l’homme pleinement "réalisé", tantôt le simple adepte du tasawwuf - ont été suggérées. Les maîtres avancent souvent une explication spiritualiste : le soufi est celui que Dieu a purifié (sûfiya) des passions de son ego (nafs), celui donc qu’Il a élu (istafâ, de la même racine), et nous percevons déjà l’équation qui sera établie implicitement entre soufisme et sainteté en islam. Parallèlement aux similitudes phonétiques, la science du symbolisme des nombres donne au mot sûfî la même valeur numérique que al-Hikma al-ilahiyya, « la Sagesse divine ». Sous ce rapport, le soufi est donc celui qui possède cette sagesse ou, en d’autres termes, a accès à la connaissance de Dieu, la gnose (al- ma’rifa).

Les auteurs invoquent une autre interprétation du mot sûfi, qui revêt un caractère historique, ou plutôt métahistorique. Elle fait venir le mot sûfi des ahl al- suffa, « les Gens du Banc » qui vivaient dans un dépouillement total dans la mosquée du Prophète à Médine, et auxquels celui-ci aurait prodigué un enseignement particulier. Avec eux comme avec d’autres Compagnons, le Prophète fonde le modèle de la relation de maître à disciple (suhba) en islam. Le lien immatériel qui existe entre le Yéménite Uways al-Qaranî et le Prophète, sans qu’ils ne se soient jamais rencontrés, ouvre le champ à un mode d’initiation spécifique, dit uwaysî. Par la suite en effet, des mystiques affirmeront avoir été initiés par un maître défunt - parfois depuis plusieurs siècles -, lequel se manifeste sous la forme d’une entité spirituelle (rûhâniyya). Selon les maîtres, les quatre premiers califes « bien dirigés », proches du Prophète, furent des Pôles ayant détenu à la fois le califat exotérique et ésotérique ; Abû Bakr et ’Alî, principalement, sont

reconnus comme deux grandes figures spirituelles ayant transmis aux générations postérieures l’influx initiatique (baraka) du Prophète.

Intériorisation de la foi

La spiritualité islamique initiale est marquée par les sourates apocalyptiques du Coran qui, par leur rappel lancinant de l’évanescence de ce monde et du Jugement dernier déterminent une attitude de détachement (zuhd) et, corrélativement, d’épuration de l’âme par l’acquisition des vertus spirituelles. Cette attitude répond à un idéal largement partagé pendant les deux premiers siècles de l’Hégire, et ce qui se vit alors est davantage une intériorisation de la foi qu’une démarche proprement ésotérique. Hasan al-Basrî (mort en 728), de Bassora, illustre bien cette harmonie par la complétude de sa démarche, tournée à la fois vers les sciences extérieures et le renoncement intérieur. Le centre de Kufa, également en Irak, montre plus d’intérêt pour la spéculation doctrinale, sans doute sous l’influence du chiisme naissant. C’est là en tout cas que l’on trouve pour la première fois l’épithète sûfî appliquée à un certain Abû Hâshim (mort vers 777).

Malâma et tasawwuf

Le IXe siècle, correspondant au troisième de l’Hégire, représente une étape majeure dans l’histoire du soufisme. Durant cette période en effet, les mystiques musulmans explorent les différentes voies de la spiritualité en islam. Deux modalités majeures se dégagent, qui suivent à l’origine une répartition géographique. La voie du « blâme »(malâma) pratiquée par l’école du Khorassan (nord-est de l’Iran et Afghanistan actuels) contraste fortement avec celle, irakienne, du tasawwuf. La première prône le refus de toute complaisance pour l’ego et la dissimulation des états spirituels ; elle se traduit par la quête de l’anonymat ou, à l’inverse, de la mauvaise réputation : dans un cas, l’ego doit être oublié, dans l’autre humilié. Le tasawwuf, au contraire, a une vision moins pessimiste de l’âme et du monde : il faut les dépasser - et non s’y arrêter par le refus que le malâmatî leur oppose - en s’ouvrant à la grâce divine et à l’extase, en se concentrant sur la connaissance de Dieu. Cette distinction s’estompe dès le siècle suivant au profit du tasawwuf, qui s’impose dès lors comme terme générique pour désigner la spiritualité islamique ; toutefois celui-ci aura subi l’influence de la malâma, et certains courants en son sein mettront l’accent sur la sincérité spirituelle et la défiance à l’égard des miracles sensibles.

Parallèlement ont lieu des expériences pionnières plus individuelles ; s’en dégagent des tempéraments spirituels dont on relève la permanence au long des siècles. Râbi’a al-’Adawiyya (m. 801), par exemple, exalte l’amour entre Dieu et Sa créature, tandis que Dhû l-Nûn al-Misrî (m. 860) établit les fondements de la Voie initiatique et développe la gnoséologie ; Abû Yazid Bistâmî (m. 877) typifie le caractère « ivre »du soufisme, alors que Junayd en incarne le versant « lucide », etc. Au cours de cette phase d’investigation, certains mystiques perdent pied, car initialement aucune entrave ne leur vient des milieux exotériques ; totalement immergés en Dieu, ils n’observent plus la distance entre leur ego et le « Je »divin, et en arrivent à proférer des propos extatiques (shatahât) qui heurtent la conscience du croyant ordinaire. Les docteurs de la Loi conçoivent, et dans une certaine mesure acceptent, que des mystiques puissent être visités par l’extase ; mais ils leur demandent d’en contrôler le débordement, de ne pas évoquer ouvertement leurs expériences devant les profanes. Shiblî, qui pratique intentionnellement le paradoxe pour ébranler l’approche trop douillette qu’ont ses contemporains des réalités métaphysiques, échappe à la vindicte des juristes en feignant la folie, mais ce n’est pas le cas de son maître Hallâj.

Formulation de la doctrine ésotérique

D’autres soufis éprouvent le besoin de formuler la doctrine ésotérique, à un moment où les diverses sciences religieuses, elles aussi, prennent corps. Hakim Tirmidhî (m. 932) par ses élaborations sur la sainteté, Sahl Tustarî (m. 896) par l’ébauche du thème de la « Lumière muhammadienne », Kharrâz (m. 899) puis Junayd par leur intériorisation du dogme exotérique du tawhîd, tous ces maîtres érigent le soufisme en discipline initiatique réservée à l’élite spirituelle (al-khâssa), opposée au commun des croyants (’âmma). Les soufis se désignent dès lors comme « l’Ordre » ou « la Tribu » des initiés (al-Tâ’ifa, al-Qawm).

Évaluant leurs expériences à l’aune des sources scripturaires, ils forgent une terminologie qui puise l’essentiel de sa matière dans le Coran. Mais ce lexique ainsi que le langage allusif (ishâra) qu’ils adoptent sont hermétiques à dessein, afin que les « secrets » ne tombent pas dans l’oreille des profanes. Bientôt, ce sont leurs propres paroles qui nécessitent une exégèse (ta’wîl), comme eux-mêmes la pratiquent sur le Coran. Dès le VIlle siècle en effet, est née la discipline du commentaire anagogique du Livre, sous l’impulsion de Ja’far al-Sâdiq (m. 765) notamment. Si celui- ci représente pour les chiites le sixième imam, les sunnites le vénèrent également en tant que descendant du Prophète et voient en lui une grande figure spirituelle.

Chiisme et sunnisme ne sont pas encore bien différenciés à cette époque et le huitième imam, ’Alî Ridâ (m. 818), aura à son tour des soufis pour disciples ; c’est pourquoi il figure dans les chaînes initiatiques des ordres.

Au sein du sunnisme, le divorce semble donc consommé entre la science exotérique et la science ésotérique, alors qu’elles n’étaient qu’une du vivant du Prophète. Ibn Khaldûn, qui fait ce constat rétrospectivement au XlVe siècle, repère cette scission dans le mot arabe fiqh ; il remarque que pour les exotéristes celui-ci se réduit au sens de « jurisprudence islamique », tandis que pour les soufis, il désigne, conformément à son étymologie, « l’intellection » de Dieu et des réalités spirituelles.

Le procès et l’exécution de Hallâj (m. 922) sonnent le glas de cette période d’exploration tous azimuts ; les soufis se montrent plus prudents, et surtout ils comprennent qu’il faut expliquer aux autres musulmans en quoi le soufisme est le coeur de l’islam. Junayd de Bagdad (m. 911) devient désormais une référence majeure, par l’intelligence et la maîtrise qu’il a de son expérience de l’Unicité divine, toujours contenue dans le cadre de la Révélation ; cela lui vaut le surnom de « Seigneur de l’Ordre des soufis » (sayyid al-Tâ’ifa).

Le soufisme comme discipline islamique

Au cours de la deuxième moitié du Xe siècle et durant le XIe sont rédigés plusieurs manuels qui vont jouer un rôle providentiel dans la reconnaissance du soufisme. Ils sont précieux d’abord parce que leurs auteurs y collectent l’enseignement oral des premiers maîtres, mais leur but avoué est de prouver l’orthodoxie foncière du soufisme et de l’ériger en discipline islamique accomplie. Puisque toute science possède une terminologie, ils explicitent celle du tasawwuf.

Pour combattre la philosophie hellénistique (falsafa), à laquelle on reproche de privilégier la raison par rapport à la Révélation, ainsi que le chiisme dans ses formes extrémistes, une sorte d’alliance se fait jour entre le soufisme et les deux principaux courants théologiques de l’islam sunnite, par ailleurs opposés sur bien des points : les écoles asharite et hanbalite. La première prédomine rapidement et, conjuguée au rite juridique shafiite répandu au Moyen-Orient, elle donne naissance à une grande lignée de soufis et de savants affiliés au tasawwuf qui donneront définitivement droit de cité à celui-ci au sein de la culture islamique. Abû Hâmid al-Ghazâli (m. 1111) en est la figure la plus connue, mais bien d’autres seraient à citer. Il montre notamment que, l’exploration du versant caché de l’islam ne saurait conduire à des

aberrations doctrinales telles que les formulent les Ismaéliens, mais amène au contraire à découvrir la richesse intérieure du dogme sunnite. Son oeuvre est fortement redevable des efforts accomplis avant lui en ce sens, mais son parcours personnel aura valeur d’exemple : devenu l’un des plus grands savants de Bagdad, il traverse une profonde crise intérieure ; après avoir quitté toutes ses fonctions, il voyage durant plusieurs années et trouve dans le soufisme la délivrance.

L’émergence des ordres initiatiques

Les XIle et XIlle siècles voient apparaître deux phénomènes concomitants que l’on a trop souvent opposés : l’émergence des ordres initiatiques (tarîqa ; pl. turuq), et celle d’un soufisme à forte teinte ésotérique. Les ordres qui se fondent à cette époque (principalement en Irak, en Égypte et en Asie centrale) sont en fait des projections particulières, dans le temps et dans l’espace, de la Voie reliant l’islam exotérique à sa réalité intérieure : la Tarîqa. La relation de maître à disciple revêt une grande importance dès les débuts du soufisme, mais les démarches demeurent généralement individuelles et il est rare qu’un aspirant reste toujours auprès du même cheikh. Aux IXe et Xe siècles, quelques communautés voient le jour en Irak et dans le Khorassan ; toutefois, on n’y trouve pas encore les composantes d’une tarîqa, telles que la vénération d’un maître éponyme et l’accent porté sur la chaîne initiatique remontant au Prophète. Pour de multiples raisons que nous ne pouvons évoquer ici, cette relation initiatique basée sur le compagnonnage se systématise et se structure progressivement à partir du XIle siècle. Le soufisme, qui attire alors un nombre sans cesse croissant de personnes, revêt un aspect communautaire de plus en plus prononcé ; d’où notre vision horizontale des « confréries », laquelle ne saurait pourtant éclipser ce qu’est vraiment une tarîqa : un lien vertical unissant le disciple au maître et, au-delà, au Prophète.

Les maîtres des ordres soufis ne distillent pas le même enseignement à tous ceux qui les côtoient. En effet, il existe plusieurs modalités de rattachement à une voie, et donc plusieurs vitesses dans le processus d’initiation. Certains ne viennent y chercher qu’un influx spirituel (baraka) et multiplient fréquemment ces sources de bénédiction en collectionnant les affiliations. D’autres, par contre, s’impliquent totalement dans leur relation initiatique, et reçoivent de leur maître une éducation spirituelle complète (tarbiya). Ces disciples proches du cheikh bénéficient évidemment d’un enseignement spécifique ayant une teneur ésotérique plus prononcée. La plupart des maîtres de tarîqa sont également des savants en sciences religieuses, et s’ils voient dans

leur auditoire des personnes inaptes à comprendre et donc à accepter leurs paroles, ils pratiquent aussitôt la "discipline de l’arcane" en abordant un sujet d’ordre exotérique. Malgré ces précautions, les juristes leur reprochent souvent d’avoir créé une seconde Loi réservée à l’élite ; s’il est vrai que certains cheikhs donnent des prescriptions spéciales à leurs disciples, observe Ibn Khaldûn, celles-ci s’insèrent toujours, en définitive, dans le cadre des cinq piliers de l’islam.

Parallèlement à la constitution des familles spirituelles, le soufisme se dote durant cette période d’un corps de doctrines plus élaboré qu’auparavant. En fait, ces doctrines sont déjà en germe dans l’enseignement des maîtres des IXe et Xe siècles, tels que Sahl Tustarî et Hakîm Tirmidhî ; désormais, elles sont formulées de façon systématique et largement divulguées, ce qui ne manque pas de heurter maints savants. À partir du XlVe siècle, on les voit fréquemment opposer ce soufisme « moderne », taxé de « philosophique » ou « théosophique » (falsafî) à celui des anciens, fondé sur l’acquisition des vertus spirituelles (akhlâqî). La philosophie illuminative de Suhrawardî al-Maqtûl (m. 1191) constitue à cet égard un exemple extrême : elle doit bien trop à Platon et à l’Iran préislamique pour être intégrée dans le soufisme sunnite, et le pouvoir ayyoubide, qui par ailleurs encourage celui-ci, fait exécuter le mystique persan.

D’autres maîtres développent des doctrines audacieuses, mais qui restent dans le giron du sunnisme et de ce fait auront une grande postérité. Elles expliquent le monde manifesté comme une théophanie (tajallf) sans cesse renouvelée de l’unique Être (wujûd) divin. Bien qu’adoptée par d’autres soufis, tels que Rûzbehân et Ibn al-Fârid, la thèse du tajallî connaît son développement ultime dans l’enseigne-ment de Muhyî al-Dîn Ibn ’Arabî (m. 1240). Ce « Grand Maître » (al- Shaykh al-Akbar) de la spiritualité islamique marquera toute l’évolution postérieure du soufisme, mais il est à noter que la doctrine de « l’unicité de l’Être » (wahdat al-wujûd), qui lui est imputée, a été énoncée formellement par des disciples ultérieurs.

À l’instar des exotéristes, mais pour des raisons différentes, des soufis ont également réprouvé une telle formulation de l’ésotérisme ; à leurs yeux, les ouvrages d’Ibn ’Arabî et de son école mettent dangereusement à la portée du croyant ordinaire un enseignement qui ne lui est pas adapté et peut nuire à sa bonne compréhension du dogme de l’islam. Certains maîtres, comme Simnânî (m. 1336), ont préféré s’en tenir à « l’unicité de la contemplation » (wahdat al-shuhûd), héritière de l’expérience de « l’extinction en Dieu » (fanâ’). La distinction entre les deux modes de réalisation de l’Unicité n’a pourtant

qu’une valeur toute relative, ce que montreront les cheikhs de la Shâdhiliyya et le naqshbandî Ahmad Sirhindî (m. 1624).

Soufisme confrérique et théosophisme

L’apparition des voies initiatiques et la formulation ésotérique du soufisme ne sauraient être dissociées car elles participent l’une et l’autre d’un même mouvement d’extériorisation. Les deux phénomènes s’accompagnent d’ailleurs d’une influence accrue des cheikhs dans les domaines social et politique, où les saints de la hiérarchie ésotérique assument un rôle de plus en plus manifeste. C’est autour de la personne du Prophète que se fait cette double évolution. Au cours des premiers siècles, les soufis ont été absorbés par l’expérience de l’Unicité divine ; avec l’élaboration des doctrines sur la sainteté (walâya), ils revendiquent désormais leur héritage muhammadien en déployant une prophétologie à caractère ésotérique : si le simple croyant ne voit en Muhammad que la figure de l’intercesseur, le gnostique s’attache à sa fonction cosmique d’« isthme » (barzakh) ou intermédiaire entre Dieu et les hommes. Ainsi l’explicitation des doctrines de la « Réalité muhammadienne » et de « l’Homme parfait », aux XIIIe et XIVe siècles, coïncide-t-elle dans le temps avec l’émergence de formes dévotionnelles centrées sur le Prophète, telles que la célébration de l’anniversaire de sa naissance (Mawlid).

L’exemple d’Ibn Sab’în (m. 1269) montre qu’on ne peut opposer un soufisme confrérique dit "populaire" à un théosophisme élitiste. En effet, ce maître développe une métaphysique très abrupte puisque niant toute consistance ontologique aux créatures ; elle sera d’ailleurs récusée par la plupart des soufis. Pourtant, Ibn Sab’în fonde une voie et se dote d’une chaîne initiatique, très particulière il est vrai puisqu’elle remonte à Platon et Aristote. Au demeurant, durant la période médiévale tardive, les ordres soufis se montrent de plus en plus perméables aux doctrines d’Ibn ’Arabî et de son école, et les propres détracteurs du maître reprennent fréquemment à leur compte certains points de son enseignement. Son rayonnement s’exerce jusque sur la scène politique, puisque la dynastie ottomane prend officiellement fait et cause pour l’homme et son oeuvre.

Sur le plan structurel, les tarîqas-mères qui ont vu le jour aux XlIe et XIlle siècles donnent rapidement naissance à diverses branches ; le plus souvent, celles-ci deviennent autonomes par rapport à leur voie d’origine. L’ordre soufi est un organisme vivant, qui évolue au cours des siècles : périodiquement, des personnalités spirituelles éprouvent le besoin d’adapter au nouvel environnement les modalités initiatiques et rituelles de leur ordre, sans pour autant modifier les fondements

doctrinaux de celui-ci. À l’époque ottomane, le grand nombre des adeptes nécessite une organisation hiérarchique, avec délégation de l’autorité à des représentants du maître (khalîfa, muqaddam).

Réforme intérieure du soufisme

À partir du XVIlle siècle, le soufisme est confronté à des défis venant tant de l’intérieur que de l’extérieur. Des pratiques déviantes se sont introduites au sein de certains ordres, qui ne font que refléter la baisse générale du niveau culturel. L’appauvrissement qui caractérise ces ordres se traduit par exemple par le recours systématique à la transmission héréditaire de la fonction de cheikh. Le soufisme tardif se borne-t-il donc à gérer le sacré ? L’extension quantitative des ordres a peut-être entraîné une déperdition sur le plan initiatique, car elle a rendu difficile la relation étroite de maître à disciple ; mais il va de soi que celle-ci s’est maintenue avec toutes ses exigences dans des cercles restreints.

Parallèlement, l’apparition du wahhabisme, mouvement puritain et littéraliste né en Arabie au XVIlle siècle, a pour effet de raviver les polémiques portant sur l’enseignement ésotérique des soufis. Par réaction, la production doctrinale des maîtres accentue son caractère apologétique. Les attaques des détracteurs du soufisme portent d’autant plus qu’elles font souvent l’amalgame entre la spiritualité authentique et les comportements aberrants des pseudo-soufis que les maîtres ont toujours stigmatisés. Les prises de conscience sont donc nombreuses, à travers le monde musulman, pour réformer de l’intérieur le tasawwuf, pour lui redonner sa dimension principielle de « Voie muhammadienne » se situant au-delà des particularismes confrériques ; mais il n’y a en cela rien de fondamentalement nouveau, puisqu’en islam tout courant religieux se doit de lutter contre la dégénérescence du temps afin de restaurer sa pure origine prophétique.

Il faut également faire face à la montée de l’influence européenne dans le monde musulman, ce qui explique l’aspect militant ou missionnaire qui se manifeste dans certains ordres. Rien de neuf, là encore, car les soufis ont toujours pratiqué le jihâd dès lors que le territoire de l’islam était menacé. Durant les premiers siècles, ils ont combattu dans l’institution militaire qu’était initialement le ribât, avant que celui-ci n’abrite leurs exercices spirituels : les soufis n’ont jamais dissocié la « petite guerre sainte » (al-jihâd al-asghar) contre l’ennemi extérieur de la « grande guerre sainte » (al- jihâd al-akbar) contre l’ego et ses passions.

Si d’anciens ordres se restructurent aux XVIlle et XIXe siècles tandis que d’autres apparaissent, on ne peut voir là que des mutations formelles. Pour l’essentiel, c’est-à-dire sur le plan de la doctrine, on ne constate aucune rupture avec le soufisme médiéval ou post-médiéval. Ainsi, les ordres ont toujours pour assise métaphysique métaphysique la doctrine de « l’unicité de l’Être ». Dans le domaine initiatique, il ne s’agit pas de faire oeuvre d’originalité, mais de vivifier la Tradition. La rénovation spirituelle cyclique est inscrite dans cette parole du Prophète, dont les soufis font grand usage : « Dieu envoie à cette Communauté, au tournant de chaque siècle, un homme chargé de rénover la religion ». D’où les reformulations périodiques d’une même doctrine énoncées au fil des siècles ; d’où aussi l’émergence de maîtres contemporains, qui rappellent à ceux qui les côtoient les grandes figures du soufisme classique (citons le cheikh algérien Ahmad ’Alawî, mort en 1934, dont l’influence en Occident est encore profonde). Les uns et les autres sont l’expression d’une même réalité intemporelle, vu qu’ils puisent tous à la source muhammadienne. Selon les auteurs soufis, les saints s’occultent davantage durant les époques obscures, mais ils n’en continuent pas moins d’exercer leur fonction ésotérique dans le monde.

Eric Younès GEOFFROY

Maître de conférence au Département d’Etudes Arabes et Islamiques de Strasbourg II - Université Marc Bloch

jeudi 6 octobre 2005

Redécouvrir l’humanisme spirituel, principe fondateur de l’islam

Eric "Younès" Geoffroy (Jeudi 27 septembre 2007)

De nos jours, les tensions créées en pays musulman par la rencontre entre le ‘‘local’’ et le ‘‘global’’ sont très vives. Les musulmans sont ainsi amenés à déterminer ce qui, dans leurs cultures, doit être préservé. Le processus actuel, irréversible, de la mondialisation comporte donc pour les musulmans un défi paradoxalement très positif : ils sont désormais sommés de redécouvrir l’universalisme fondateur de l’islam, de dépasser les replis nationalistes, les clivages dogmatiques ou rituels (le ta‘assub madhhabî), et d’aller à l’essentiel du message islamique en se départissant des mœurs et des coutumes locales (arabes, berbères, africaines, turques, etc.), qu’il assimilent trop souvent à l’enseignement de l’islam, créant ainsi des amalgames pernicieux.

L’expansion fulgurante de l’islam, en plusieurs phases, a été possible parce que les musulmans portaient en eux l’axialité intérieure du Tawhîd, et que, par conséquent, ils se sentaient chez eux partout dans le monde. Ils savaient reconnaître l’Unicité dans la multiplicité des cultures, des langues et des religions ; ils avaient en effet une vision conjointe de ces deux niveaux de réalité – l’Unicité et la multiplicité - ce qui leur permettait d’être en phase avec leur modernité, et nous permettrait d’être en phase avec la nôtre. Ils étaient assez unifiés, individuellement et collectivement, autour de l’axe du Tawhîd, pour dialoguer avec le monde, pour se frotter aux autres en toute sécurité. Ils étaient avides de connaître et d’assimiler les autres civilisations. L’islam classique a donc vécu, et même promu une sorte de mondialisation, mais dans son meilleur aspect, celui de l’universalisme spirituel et non de l’uniformisation matérialiste actuelle.

Cependant, l’usure du temps a produit une sclérose de la culture islamique, depuis au moins le XVe siècle. Les musulmans se bornèrent dès lors à reproduire des comportements hérités, figés car n’étant plus adaptés à leur réalité. Selon l’avis d’observateurs experts tels qu’Ibn Khaldûn, la faute en revient au fait qu’un juridisme galopant a envahi la culture islamique ; le juridisme, c’est-à-dire un développement démesuré du droit par rapport aux autres disciplines de la vie religieuse.

S’appropriant le terme de fiqh, qui signifie à l’origine « réflexion », « compréhension », et non « jurisprudence », le droit musulman a étouffé des disciplines majeures telles que la théologie (sous ses différents noms : ‘ilm al-kalâm, ‘ilm al-tawhîd…), la philosophie, jugée concurrente de la Révélation, et surtout la spiritualité, qu’on l’appelle tasawwuf ou autre. Cette surdétermination du fiqh a produit et produit toujours un pharisaïsme, une hypocrisie religieuse dont beaucoup de pays musulmans ne sont pas sortis.

En effet, le monde des formes, que gère le fiqh, s’il n’est pas animé par la spiritualité, ne peut que générer un décalage, une ‘‘schizophrénie’’ entre les prescriptions anciennement établies et la réalité toujours changeante. C’est pour cette raison que des ‘ulamâ’ – égyptiens – comme Suyûtî et Sha‘rânî parlaient de la nécessité du recours à l’ijtihâd spirituel : toute religion ne peut vivre en phase avec la modernité que si sa spiritualité lui permet de transmuer le monde des formes : Kulla yawm Huwa fî sha’n : « Chaque jour, Il est à l’œuvre » (Cor. 29 : 55).

Mais revenons à l’histoire. Plus les musulmans s’affaiblissaient, à partir des IXe / Xe siècles (XVe / XVIe siècles), sur les plans spirituel, culturel et matériel, plus l’hégémonie de l’Occident s’affirmait et, par conséquent, plus les musulmans se sentaient agressés, se repliaient sur eux-mêmes, se fermant aux autres cultures et aux autres religions. Le colonialisme blessa en profondeur l’identité musulmane et, face à ce phénomène, les musulmans ont pris l’habitude de ne plus agir, mais seulement de réagir à l’impérialisme occidental.

Une conception figée et monolithique de la norme islamique prévalut alors, restreignant la dimension universaliste de l’islam. Parallèlement, le territoire de l’islam se fractionnait, se compartimentait, et les musulmans, ne pouvant guère désormais se déplacer à l’intérieur de ce vaste espace, assimilèrent souvent leur religion à des coutumes et à des particularismes locaux. L’ampleur de vue et l’esprit de découverte qui caractérisaient la civilisation de l’islam classique avaient disparu.

Au XXe siècle, le monde arabo-musulman a connu diverses idéologies plus ou moins ‘‘laïques’’ qui se sont soldées par un échec, car elles ne répondaient pas à la question de la véritable identité des peuples concernés : le nationalisme arabe, le panarabisme, le socialisme… Parallèlement, ceux qui suivaient le modèle occidental ont fini par percevoir le « désenchantement » et la crise des valeurs qui sévissent en Occident, et certains ont commencé à chercher des solutions dans leur propre culture islamique ; ils constataient d’ailleurs que l’occidentalisation à marche forcée menée par certains régimes avait généré des clivages psychologiques et des inégalités sociales énormes.

Le retour sur l’identité islamique est donc une réaction logique : il s’agit tout simplement du réflexe vital de ‘‘rentrer chez soi’’. Mais quelle identité islamique cherchons-nous à promouvoir ? Celle de la frustration, de la ‘‘pensée unique’’ et du repli sur soi, ou bien celle d’un humanisme spirituel qui a su panser les blessures du passé et recouvrer une vision universaliste du monde ? Les pays musulmans doivent se donner les moyens de dépasser le stade du ressentiment afin qu’y émerge une psychologie positive. Bien sûr, il règne un « deux poids deux mesures » dans le traitement par l’Occident du monde musulman ; bien sûr, comme l’écrit Marcel Gauchet, « l’Occident est aveugle sur les effets de la mondialisation de l’économie et des mœurs » en pays musulman, il « ne mesure pas combien la pénétration de ses façons de faire et de penser est destructrice pour les rapports sociaux en place 1 ».

Mais le monde musulman doit s’adonner davantage à l’autocritique, à une autocritique objective et constructive, afin 1) de mieux se comprendre lui-même et 2) de délivrer une meilleure image de lui.

La ré-islamisation de la société, qui serait en cours dans maints pays musulmans ne doit pas être brandie comme un slogan ; elle ne doit pas déboucher sur une uniformisation de l’habit comme de la pensée ; elle doit plutôt se vivre comme une lecture contemporaine, et donc adaptée, du patrimoine riche et complexe de l’islam.

Elle ne doit pas se limiter au monde des formes : globalement, les musulmans ont intégré la technique occidentale, comme le souhaitait déjà Rashîd Ridâ, mais cela ne suffit pas (les responsables des attentats du 11 septembre 2001 eux aussi avaient intégré la technique…). Ce sont avant tout les comportements psychologiques qui doivent changer, car ils déterminent les structures politiques et sociales. Ainsi, en tant qu’occidental, je constate un manque de rigueur et d’efficacité dans certaines sociétés musulmanes, ce qui est bien sûr contraire à l’éthique de l’islam.

En Occident, des penseurs musulmans affirment qu’une « théologie de la libération » devrait être suscitée en pays d’islam, à l’instar de celle qui avait été mise en œuvre en Amérique du Sud par certains milieux chrétiens : de la sorte, les musulmans pourraient mieux faire le tri entre d’une part les valeurs réelles et fondamentales de l’islam, et d’autre part l’amoncellement de mentalités et de coutumes qui se sont ajoutées au cours des siècles.

- Le référent religieux islamique gère encore leurs vies, ce qui leur procure une force morale collective qui reste, malgré tous les handicaps, très dynamique ; ce n’est pas le cas dans d’autres régions du monde, frappées encore une fois par le « désenchantement » matérialiste, qui mène au nihilisme. En dépit des chocs violents qu’a suscitée l’irruption de la modernité en pays musulman, il y reste une baraka perceptible car l’islam est une religion vivante, et qui maintient en son sein une spiritualité vivante.

Les musulmans ont pourtant des atouts, dont ils semblent parfois peu conscients :

- Il y a en pays musulman un potentiel humain, j’entends par là de ‘‘chaleur humaine’’ qui manque de plus en plus en Occident. Malgré la présence d’une certaine hypocrisie, il reste un tissu social, maintenu par la vie religieuse, qui fait cruellement défaut en Occident. C’est pourquoi des Européens – retraités ou non – vont s’installer au Maghreb, au Maroc surtout ainsi qu’en Tunisie, tandis que les anciens colons « pieds-noirs » se rendent à nouveau en Algérie.

- Au-delà, le monde musulman peut apporter – et apporte déjà – à l’Occident l’exemple d’une foi forte – quand elle est présentée de façon intelligente – et même une nourriture spirituelle. L’Occident touche en effet le fond de la civilisation matérialiste : s’il se sent encore sûr de lui sur le plan de l’avoir, il est plus que jamais en quête de l’être. Dans nos sociétés passablement destructurées, où la diversité des expériences individuelles peut donner le vertige, la spiritualité islamique équilibre et éveille des jeunes issus de l’immigration maghrébine, mais aussi des Européens de souche.

- La solution n’est pas dans le passéisme, qu’on l’appelle « salafisme » ou autrement. Il faut regarder l’avenir en misant sur l’universalisme spirituel de l’islam. Seule la spiritualité donne sens à l’identité musulmane, car elle permet de dépasser les antagonismes et les logiques d’affrontement.

Les perspectives/propositions :

- Au nom du Furqân, principe islamique du « discernement », les musulmans doivent trouver la voie du milieu entre l’imitation aveugle de l’Occident et son rejet viscéral : ils peuvent y puiser des vertus telles que l’esprit d’organisation et de civisme, des outils d’analyse pris aux sciences humaines, etc., ceci sans aucunement trahir leur personnalité islamique profonde. Au passage, je peux témoigner qu’en Occident aussi sévit une certaine ‘‘pensée unique’’, un ‘‘politiquement correct’’ qui impose assez subtilement des idées et des comportements, qui exerce une censure et des pressions, indirectes mais réelles.

- Les pays musulmans doivent faire un effort sur la formation de leurs populations, s’ils veulent éviter le « choc des ignorances ». Il faut enseigner à ces populations la richesse et la diversité de la culture islamique classique afin qu’elles rejettent le « prêt-à-porter » islamique et ne laissent pas autrui leur imposer un mode de vie standardisé : une « islamic globalization » qui uniformise la vie religieuse et sociale n’est pas plus souhaitable, à mon sens, que l’« american globalization ».

- Les différentes instances musulmanes ne savent pas communiquer, notamment avec les pays étrangers ; elles devraient mener des actions d’information dirigées vers les médias occidentaux et autres, qui leur reprochent de ne pas dénoncer suffisamment les actes terroristes commis au nom de l’islam.

Les médias occidentaux mettent toujours en relief ces actes, mais passent sous silence l’énorme travail de développement humain et d’éducation à la paix effectué par de nombreux groupes musulmans, à quelque sensibilité qu’ils appartiennent. Pour présenter au monde le message essentiel de l’islam, les Etats musulmans et les organisations islamiques doivent veiller à faire émerger une élite civile, diversifiée et libre, et qui ait accès aux médias internationaux.

En vérité, il faut donner une âme à la mondialisation, et l’islam peut grandement y contribuer.

Communication au congrès du Conseil Suprême des Affaires Religieuses, Le Caire, avril 06.

« Retour du religieux », ou « retour du spirituel » ?

Eric "Younès" Geoffroy (vendredi 7 mars 2008)

Les religions instituées, on le sait, sont actuellement déconsidérées - notamment en France. On reproche par exemple aux trois religions monothéistes de susciter la violence, l’intolérance et l’intégrisme. On parle en Europe de "société post-chrétienne", et la crise que traverse la culture islamique, en particulier dans les pays arabes, n’est pas moindre. Une chose est sûre : la conception d’une religion centrée sur elle-même et dont le slogan serait « Hors de l’Eglise point de salut » n’est plus viable, quelque soit la religion envisagée.

La mondialisation recèle en fait une dimension très positive, insoupçonnée - une "ruse de Dieu" ? - : nous sommes désormais sommés de nous ouvrir à l’universel, sans quoi la religion deviendra une formidable machine de guerre, instrumentalisée de part et d’autre. Si la religion n’est pas nourrie de l’intérieur par une spiritualité authentique et exigeante, elle tourne à l’hypocrisie, accouche du matérialisme ou de toute autre forme de réaction, favorise le développement des sectes ou d’un occultisme de mauvais goût, etc.

En islam sunnite, c’est le

On attribue à Ghazâlî, précisément, d’avoir réconcilié "orthodoxie" et soufisme, fâchés depuis l’affaire Hallâj (m. 922). Fort de cette reconnaissance, le soufisme a même été utilisé par des savants (dont Ghazâlî) et des gouvernants (tels que Saladin), en tant que mystique

tasawwuf, ou soufisme, qui a assumé ce rôle d’équilibre entre les aspects extérieur (zâhir) et intérieur (bâtin) de la Révélation, de coeur vivant de la religion et d’ouverture à l’universel. Non point le "maraboutisme" dégénéré - effectif - qu’ont dénoncé certains musulmans, mais la spiritualité des grands maîtres, ou encore des "oulémas-soufis" comme Ghazâlî, Nawâwî, Suyûtî et bien d’autres.

sunnite

C’est dire que le soufisme historique n’est donc pas ce courant marginal, sectaire et déviant qu’on nous présente parfois. Il a imprégné toute la culture islamique jusqu’au XIXe siècle, et favorisé l’intégration de nombreuses couches de la société dans cette culture

tempérée, pour lutter contre l’influence du chiisme, notamment ismaélien.

1. Attaqué par les wahhabites et autres salafis, puis par les modernistes, le soufisme s’est trouvé dans le creux de la vague au XXe siècle, du fait de sa propre sclérose plus que des attaques des réformistes (Afghânî, ‘Abduh...) : ceux-ci, en effet, sont pour la plupart restés attachés à leur patrimoine soufi2. Parallèlement, depuis le XVIIIe siècle, des maîtres ont procédé à une réforme interne du soufisme.

Depuis les années 1980, la situation a radicalement changé. Suite à l’échec des diverses idéologies qu’a connues le monde arabo-musulman au XXe siècle (nationalisme, marxisme, islamisme...), et au désenchantement de ceux qui suivaient le modèle occidental, le soufisme connaît actuellement un regain de vigueur en pays musulman. Pour beaucoup, la seule démarche authentique ne peut qu’être intérieure. Cela ne veut pas dire qu’il faille négliger le monde extérieur mais, à leurs yeux, la solution aux problèmes que rencontre les sociétés musulmanes et l’humanité en général ne peut venir que d’ "en-haut".

Le soufisme séduit également ceux qui refusent une religion qui se réduirait au schéma binaire du halâl / harâm, religion tronquée de sa dimension spirituelle, et qui charrie une foule d’us et coutumes souvent contraires à l’esprit fondateur de l’islam. Le halâl et le harâm

En Occident, la demande religieuse des jeunes musulmans issus de l’immigration diffère souvent radicalement de la vision que véhiculent leurs parents. Ces jeunes veulent un islam européen, détaché des pays d’origine, car ils perçoivent bien que les problématiques posées par l’islam d’Europe ont peu en commun avec la situation qui prévaut en pays dit "musulman". Ils sont sensibles à la recherche de spiritualité qui anime certains Occidentaux dans cette civilisation consumériste. Pour eux, l’islam n’est pas une étiquette, mais doit être nourri par un vécu intérieur. Par sa verticalité radicale, le soufisme peut aider ces publics à se libérer des attachements horizontaux, des carcans ethniques, sociaux, familiaux, et surtout de la prison de l’ego, des pièges et des illusions qu’il secrète.

ainsi que les autres catégories du droit musulman s’imposent d’évidence à tout croyant ; toutefois, il s’agit là d’une perspective nécessaire, mais non suffisante. Comme l’a constaté Ibn Khaldûn, un juridisme galopant a envahi la culture islamique, qui a provoqué la sclérose de cette culture et a abouti à une sorte de pharisaïsme.

En Occident toujours, ce n’est pas par le wahhabisme qu’un certain nombre de personnes sont entrées en islam, mais bien sous les auspices du soufisme, ou disons de l’islam spirituel : si le terme "soufisme" gêne, on peut employer celui d’ihsân("recherche de l’excellence", "bon-agir", "islam plénier", suivant les contextes), comme l’ont proposé des maîtres soufis "réformistes".

Le métaphysicien René Guénon, entré en islam en 1912 et mort au Caire en 1951, exerce encore une grande influence sur ceux qui s’intéressent aux traditions spirituelles du monde, et en particulier au soufisme. Depuis une quinzaine d’années, il est vrai, avec le « réveil » de l’islam mais aussi sa politisation, il existe d’autres facteurs de conversion à l’islam, mais la veine soufie, dont parlent moins les médias, ne s’est jamais tarie.

À partir des années 1970, de nombreux groupes soufis ont vu le jour en Occident. Cette expansion n’est pas une simple conséquence de

l’émigration, car les cheikhs "orientaux" considèrent depuis longtemps l’Occident comme une terre providentielle. Constatant que la pression socio-politique qui pèse dans leurs pays peut entraver le développement individuel, ils voient dans l’Occident un espace de liberté et constatent une réelle attente dans le domaine spirituel.

Des musulmans de souche, étudiants ou travailleurs, découvrent ainsi en Occident un soufisme dans lequel ils ne voyaient que superstition ou routine. Quelques maîtres "orientaux" s’y établissent bientôt, tandis qu’un petit nombre d’Occidentaux formés opèrent comme représentants d’un maître étranger, ou accèdent au statut de cheikh. Toute cette mouvance se prévaut d’un soufisme orthodoxe, car les affiliés restent fidèles aux prescriptions de l’islam et sont parfois versés dans les sciences islamiques. La plupart des membres gardent un lien avec l’un ou l’autre pays musulman.

D’autres groupes se sont en revanche détachés de la forme islamique pour mieux dégager, à leur yeux, l’universalisme de la sagesse soufie. Ouvrant la porte du syncrétisme, ces groupes appellent de leurs voeux une sorte de mondialisation de l’Esprit. Les adeptes du soufisme "islamique" condamnent évidemment ce syncrétisme. Rappelant qu’il n’y a d’initiation qu’à l’intérieur d’une forme religieuse définie, et qu’il est dangereux de diffuser cette initiation tous azimuts, ils estiment que le respect des traditions spirituelles de l’humanité impose de n’observer qu’une tradition à la fois.

En Occident, le soufisme est désormais exposé au mercantilisme : ici et là, certains prospectus promettent la transe ou même la « possession ». Le sufi-business

Dans nos sociétés passablement destructurées, où la diversité des expériences individuelles peut donner le vertige, le soufisme a plus que jamais un rôle thérapeutique, qu’il partage bien sûr avec d’autres voies spirituelles. Comme il l’a fait en pays musulman, il peut, en Occident, contribuer à spiritualiser l’islam quotidien, vécu maintenant par des millions d’individus, et apporter une nourriture initiatique à quelques-uns ; il peut également favoriser l’émergence d’un islam essentiel, délivré des allégeances aux pays d’origine et des réflexes identitaires ; il peut encore proposer une autre vision de l’islam, établir une sorte de pont entre Orient

se porte bien. Si quelques individus présentent les garanties de sérieux nécessaires dans toute démarche spirituelle, il est probable que l’Occident va transformer le soufisme en objet de consommation comme il l’a fait d’autres techniques orientales. D’ailleurs, l’ « ésotourisme » touche même le monde musulman. Entre l’extrême ouverture qui dilue les contours de l’appartenance religieuse et le sectarisme qui prétend à l’exclusivité du salut, le soufisme occidental a parfois du mal à trouver son équilibre. Encore faut-il distinguer le soufisme américain, parfois folklorique, du soufisme européen, réputé plus sobre et certainement plus islamisé.

et Occident. Faut-il enfin évoquer l’attente messianique (en clair, celle de la venue du Mahdî), qui se propage de plus en plus en milieu musulman, et dans laquelle les soufis, « gens de l’intérieur », jouent un rôle évident ? Nous ne préjugeons pas du bien-fondé de cette attente, mais constatons sa longue maturation dans les cercles soufis avant sa divulgation récente chez les autres musulmans.

Notes :

1. Sur tous ces points, nous renvoyons à notre ouvrage

2.

Initiation au soufisme, Paris, Fayard, 2003 (rééd. en 2004), « Intégration et rayonnement : " le soufisme cœur de l’islam " », p.176 et suivantes.

Initiation au soufisme, p. 203-206.

Une grande figure de saint ummî : le cheikh ‘Alî al-Khawwâs (m. 939/1532) (partie 1/2 )

Eric "Younès" Geoffroy (mercredi 15 juin 2005)

Si l’on admet que le tasawwuf n’est pas une science de l’irrationnel mais du supra-rationnel, les saints ummî ne sont pas alors des « illettrés » - comme on le traduit généralement - mais des « sur-lettrés ». Peu importe qu’ils aient acquis ou non les codes humains en matière d’écriture ou de lecture, car là n’est pas l’essentiel. ‘Alî al-Khawwâs, qui nous intéresse ici, était, semble-t-il, analphabète, tandis que ‘Abd al-‘Azîz al-Dabbâgh (m. 1142/1720), qui illustre le mieux la sainteté ummî au Maroc, savait, quant à lui, lire et écrire [1]. Leur singularité sur le plan spirituel réside dans la nature de la science dont ils sont gratifiés : la science innée (‘ilm wahbî), inspirée, « émanant de Dieu » (‘ilm ladunî). Selon les sources, cette science a stupéfait les savants exotéristes venus éprouver les ummî, car elle est pour eux l’expression d’un don divin (karâma) qui serait l’héritier du miracle prophétique (mu‘jiza). La mu‘jizamajeure que l’islam reconnaît à Muhammad, le prophète ummî (Coran 7 : 157-158) est en effet d’avoir reçu le Livre. Pour autant, ni les auteurs musulmans ni les orientalistes ne sont certains que le Prophète ait été réellement analphabète [2].

Il faut donc comprendre sa ummiyya comme une virginité spirituelle - le ummî est resté tel que sa mère (umm) l’a enfanté - en vertu de laquelle Muhammad a été choisi comme réceptacle de la Révélation. Ibn Khaldûn note en ce sens que laummiyya prophétique, loin de trahir quelque déficience, manifeste au contraire la perfection [3]. Les héritiers muhammadiens que sont les saints ummî puisent ainsi leur science directement à la source de l’Ecriture, dans la « Table bien gardée » (al-lawh al-mahfûz) [4]. Le statut de la ummiyya, a priori négatif et dégradant dans la vie profane, s’inverse donc dans le domaine spirituel, où la ummiyya implique un surcroît de grâce, un « sur-lettrisme » qui supplante les relais ordinaires de la science acquise (al-‘ilm al-muktasab).

Sur les traces du « nabî ummî »

Le cheikh ummî, comme l’indique Sha‘rânî, est d’évidence muhammadien [5], et donc sunnite au sens le plus profond du terme. Pour ‘Abd al-‘Azîz al-Dabbâgh, le Prophète est la clé de la manifestation divine dans le cosmos, et sa lumière (al-nûr al-muhammadî) est à l’origine de toute la création [6]. La plupart des soufis partagent cette doctrine, mais celle-ci a une incidence directe sur la vie spirituelle des ummî. Pour ces derniers, toute initiation trouve sa source chez le Prophète, et l’illumination spirituelle (fath), de quelque nature qu’elle soit, ne peut survenir que par imprégnation du modèle muhammadien. Al-Khawwâs explique ainsi à Sha‘rânî que les rites du Pèlerinage à La Mecque et à Arafat ont pour but de préparer le fidèle à « l’ouverture muhammadienne » (al-fath al-muhammadî) susceptible de se produire lors de la visite à Médine [7]. Al-Dabbâgh affirme de son côté que celui qui a reçu quelque illumination est en danger tant qu’il n’a pas perçu le degré spirituel du Prophète [8]. Même s’il est rattaché à un maître terrestre, le ummî bénéficie donc d’une initiation directe du Prophète : ce fut le cas d’al-Khawwâs et, avant lui, de son cheikh Ibrâhîm al-Matbûlî [9]. Cette Voie muhammadienne (al-tarîqa al-muhammadiyya) a pour support privilégié la « prière sur le Prophète » (al-salât ‘alâ al-nabî), qu’al-Khawwâs répétait 50.000 fois par jour [10]. On notera à cet égard que la formule de prière utilisée le plus souvent dans les voies initiatiques jusqu’à nos jours s’appelle la salât ummiyya : « Allahumma salli ‘alâ sayyidinâ Muhammad ‘abdika wa rasûlika al-nabî al-ummî... ». A l’instar d’autres grands initiés, al-Khawwâs aurait reçu des formules de prière spécifiques de la part du Prophète, lors de visions se produisant durant le sommeil ou à l’état de veille [11].

Pour un saint ummî, la Sunna ne consiste donc pas en un modèle extérieur, formel ou figé dans le temps. Personne ne peut prétendre être sur les traces du Prophète, affirme al-Khawwâs, sans le prendre à témoin pour tous ses actes quotidiens et sans lui demander une autorisation préalable. Si l’aspirant applique cette prescription, il peut arriver au degré de proximité du Prophète qu’avaient les Compagnons [12]. Cette intimité avec le Prophète qui échoit au ummî lui permet d’appréhender le sens profond de ses paroles (hadîth) et de juger de leur authenticité. Le cheikh ummîmesure les hadîth à l’aune de son dévoilement spirituel (kashf), ce qui lui permet de résoudre les contradictions apparentes existant entre certains d’entre eux [13].

L’ "orthodoxie" muhammadienne

« Tout ce que les hommes connaissent de la Sharî‘a provient de la science de l’Envoyé de Dieu, en vertu du hadîth : “ Me fut enseignée la science des premiers et des derniers ” » [14] : ‘Alî al-Khawwâs définit en ces termes l’orthodoxie foncière qui caractérise tout disciple du Prophète. La Sharî‘a doit être honorée et suivie parce qu’elle est l’expression de la volonté divine, explicitée par le modèle muhammadien. Le cheikh s’insurgeait contre les "maîtres" soufis n’ayant pas une connaissance détaillée des statuts de la Sharî‘a. « Celui qui trahit la Loi extérieure ne peut que trahir les secrets divins » [15]. Pour les spirituels musulmans, note al-Khawwâs, il n’y a pas de différence entre la Sharî‘a et la Haqîqa puisqu’ils ont accès à l’une comme à l’autre : la réalisation spirituelle est le fruit de cette complétude entre l’extérieur (zâhir) et l’intérieur (bâtin) du message muhammadien [16]. Le soufisme n’est donc autre que l’islam plénier, dont les diverses dimensions sont éclairées par la lumière de la Haqîqa. Ainsi, pour al-Khawwâs, chaque pilier de l’islam (salât, zakât, sawm...) doit être exploré en partant de la simple soumission (islâm) pour s’élever vers la foi (îmân), puis l’excellence (ihsân) à laquelle il ajoute la certitude (îqân), confortée par la contemplation [17].

Respecter la Sharî‘a et le Prophète qui a été chargé de la transmettre, c’est aussi respecter les ‘ulamâ’ , ces savants exotéristes qui, s’ils n’empruntent pas les mêmes voies que les cheikhs ummî, n’en ont pas moins un rôle majeur dans la sauvegarde de la Révélation. Si les saints (awliyâ’) sont les gardiens de l’Essence divine, les ‘ulamâ’, eux, sont les gardiens des Noms et des Attributs [18]. Selon Ibrâhîm al-Matbûlî, maître d’al-Khawwâs, l’éthique du soufi doit être pétrie du sens des convenances spirituelles (adab) à observer avec chaque personne, et dans tout milieu ou classe sociale, car c’est là reconnaître la volonté divine à l’oeuvre [19]. Al-Khawwâs se montrait donc ouvert à toute sensibilité au sein de l’islam, en dépit des critiques qu’il pouvait formuler intérieurement à leur égard [20]. Il louait les cheikhs de la tarîqaShâdhiliyya pour leur souci de la formation exotérique de leurs disciples, comme le fit après lui al-Dabbâgh [21].

Les cheikhs ummî ne sont donc pas ces derviches déviants, extatiques ou illuminés que l’on pourrait imaginer. Ils se défient d’ailleurs des majdhûb, qui ne sont pas utiles à la société et ne peuvent guider autrui sur la Voie. Or, al-Khawwâs et al-Dabbâgh donnent une grande importance à l’éducation spirituelle (tarbiya) ainsi qu’au lien de maître à disciple [22]. D’une façon générale, tous les êtres qui se laissent dominer par l’ivresse spirituelle trahissent une déficience, car le modèle muhammadien impose à l’homme, en dernière instance, de revenir à la lucidité pour servir Dieu et l’humanité[23]. Le « cheminant » (sâlik) est donc de loin supérieur au « ravi en Dieu » (majdhûb), et al-Khawwâs demande à Sha‘rânî qu’il prenne pour maître, après sa mort, un être chargé d’épreuves (balâ’) [24].

Les cheikhs ummî appartiennent souvent au milieu des petits artisans et marchants urbains - où se rencontrent nombre d’extatiques - ou encore à celui des paysans, mais cela ne suffit pas à en faire des représentants d’une religiosité populaire, peu ou prou hétérodoxe, qui s’opposerait à l’establishment des ‘ulamâ’. Leur critique des milieux de la science exotérique est d’une nature plus profonde. « Le cheikh ummî, précise en effet

Ibn ‘Arabî, est celui dont le coeur n’a pas été souillé par la pensée discursive (al-nazar al-fikrî) » [25]. De fait, ‘Alî al-Khawwâs émet de grandes réserves à l’égard de la théologie scolastique (al-kalâm) : « Parmi les écoles islamiques, il n’y a pas pire que les théologiens (al-mutakallimûn) qui discourent sur l’Essence divine avec leur esprit limité » [26]. Il s’oppose également à la philosophie hellénistique (falsafa) car elle relativise l’importance de la Révélation muhammadienne, en passant celle-ci au filtre de la raison humaine [27].

Certes, à l’instar d’al-Khadir, le cheikh ummî puise directement sa science dans la Présence : « Mérite le nom de ‘âlim, s’exclame al-Khawwâs, celui qui ne tire pas sa science d’autrui et se trouve par là même au rang d’al-Khadir (maqâm khadirî) ; tout autre type de ‘âlim ne fait que ramasser une science qui ne lui appartient pas » [28]. Certes, procédant par le dévoilement (kashf) et non par la science acquise, les cheikhs ummî empruntent rarement les canaux ordinaires de la communication humaine. Ils parlent le plus souvent en suryânî, langue primordiale de la première humanité, langue des esprits (arwâh) mais aussi des bébés humains - ces ummî par excellence -, et sont peu accessibles au commun des mortels [29]. Sha‘rânî, qui a par ailleurs du mal à comprendre ce qu’énonce ‘Alî al-Khawwâs, fait ainsi fonction d’interprète (mutarjim) de son maître, qui « s’exprimait tantôt en suryânî, tantôt en hébreu » [30].

Pourtant, les grands savants exotéristes se mettent à leur école, « se soumettent à leur parole », comme le rapporte un auteur à propos d’al-Khawwâs [31]. « J’ai été plongé toute ma vie, avoue le grand cadi hanbalite Shihâb al-Dîn al-Futûhî, dans les livres de la Sharî‘a, et je n’ai jamais eu conscience qu’une telle science [le soufisme] puisse exister » [32]. C’est après la rencontre que Sha‘rânî ménagea entre al-Khawwâs et le grand cadi que celui-ci se voua entièrement à la Voie. Sha‘rânî cite d’autres ‘ulamâ’ exotéristes qui ont été édifiés par la science de l’ « illettré » Khawwâs [33], et un théologien azharî tardif (XIXe siècle) a même intégré les paroles d’al-Khawwâs dans un ouvrage renommé de tawhîd : quand l’establishment de l’islam reconnaît la science inspirée du ummî [34]. Le ‘âlim sûfî qu’est Sha‘rânî recueille avec humilité les propos d’al-Khawwâs, comme le fera le distingué savant de Fès, Ahmad Ibn al-Mubârak, venu d’abord mettre à l’épreuve al-Dabbâgh. Un regard extérieur peut inviter à considérer l’assurance avec laquelle les saints ummî parlent des réalités ésotériques comme un phénomène de compensation : face à la science quantifiable, objective des savants exotéristes, ces inspirés opèreraient une sorte de surenchère en illusionnant leur auditoire... Mais comment expliquer la fascination que les authentiques ummî - rares au demeurant - ont exercée à toute époque sur ces savants, ainsi que la fonction initiatique qu’ils ont assumée à l’égard de grands noms du soufisme tels qu’Ibn ‘Arabî [35] ?

[1] Al-Sha‘rânî, Durar al-ghawwâs fî fatâwâ al-Khawwâs, Le Caire, 1985, p.23 ; Ibn al-Mubârak, Al-Ibrîz min kalâm sîdî al-ghawth ‘Abd al-‘Azîz al-Dabbâgh, Damas, 1984, I, 33.

[2] Art. Ummî , Encyclopédie de l’Islam II (E. Geoffroy), t. , 931-932.

[3] Muqaddima, Beyrouth, s. d., p.465.

[4] E. Geoffroy, Le soufisme en Egypte et en Syrie sous les derniers Mamelouks et les premiers Ottomans : orientations spirituelles et enjeux culturels, IFEAD, Damas, 1995, p.302.

[5] Durar, p.23.

[6] Ibrîz, II, 191-193.

[7] Durar, p.70-71.

[8] Ibrîz, I, 400.

[9] Sha‘rânî, Al-Anwâr al-qudsiyya fî ma‘rifat qawâ‘id al-sûfiyya, Beyrouth, 1985, I, 32.

[10] M. al-Zabîdî, ‘Iqd al-jawhar al-thamîn fî al-dhikr wa turuq al-ilbâs wa l-talqîn, ms. communiqué par R. al-Mâlih, fol. 20.

[11] M. al-Sanûsî, Al-Salsabîl al-ma‘în fî l-tarâ’iq al-arba‘în, Beyrouth, 1968, p.10.

[12] Sha‘rânî, Al-Tabaqât al-kubrâ, Le Caire, 1954, II, 153.

[13] En ce qui concerne al-Khawwâs, cf. Durar, p.30-31 ; pour al-Dabbâgh, cf. Ibrîz, I, 111, 125, 318.

[14] Sha‘rânî, Al-Ajwiba al-mardiyya ‘an a’imma al-fuqahâ’ wa l-sûfiyya, ms. Le Caire (G.A.L. II, 444), fol. 201a.

[15] Sha‘rânî, Durar, p.94-95 ; Anwâr qudsiyya, II, 196-197.

[16] Sha‘rânî, Ajwiba, fol. 195b ; Ibn al-Mubârak, Ibrîz, I, 502 ; II, 122.

[17] Ajwiba, fol. 59a, 67a.

[18] Durar, p.123.

[19] Tabaqât kubrâ, II, 151 ; Catherine Mayeur-Jaouen, « Le cheikh scrupuleux et l’émir généreux à travers les Akhlâq matbûliyya de Sha‘rânî », dans Le saint et son milieu, éd. par R. Chih et D. Gril, IFAO, Le Caire, 2000, p.88.

[20] Ajwiba, fol. 204a.

[21] Voir dans le présent volume l’art. de Adam Sabra, « Illiterate Sufis and Learned Artisans : The Circle of ‘Abd al-Wahhâb al-Sha‘rânî », p. ; Ibrîz, II, 60.

[22] Durar, p.77, 101, 144 ; E. Geoffroy, Le soufisme en Egypte et en Syrie, p.502 ; Ibrîz, II, 47 et sq.

[23] Durar, p.78, 137, 143 ; Tabaqât kubrâ, II, 160 ; Ibrîz, II, 30-36, 191.

[24] Durar, p.83.

[25] Al-Futûhât al-makkiyya, ed. de Beyrouth, II, 644.

[26] Tabaqât kubrâ, II, 158.

[27] M. Winter, Society and religion in early Ottoman Egypt, New Brunswick et Londres, 1982, p.310.

[28] Tabaqât kubrâ, II, 152.

[29] Ibrîz, I, 340-347.

[30] Tabaqât kubrâ, II, 169 ; Durar, p.23.

[31] N. al-Ghazzî, Al-Kawâkib al-sâ’ira bi a‘yân al-mi’a al-‘âshira, Beyrouth, 1945, II, 221.

[32] Sha‘rânî, Al-Tabaqât al-sughrâ, Le Caire, 1970, p.81.

[33] Tabaqât kubrâ, II, 152.

[34] E. Geoffroy, Le soufisme en Egypte et en Syrie, p.306, note 62.

[35] Op. cit., p.307.


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