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Comment peut-on éduquer l'oreille ?
Qu'est-ce que la tonalité ?
Avant de réfléchir à la manière de transmettre le sentiment de tonalité, il est essentiel de
délimiter et de préciser sa définition. Voici quelques extraits de l'article "tonalité" du
dictionnaire de la musique des éditions Larousse.
1. Dans le sens le plus général, caractère propre à toute musique fondée, dans le maniement des hauteurs,
sur le principe d'une hiérarchie entre les différents degrés de hauteur, donnant à certains d'entre eux, et
surtout à l'un, la tonique, le statut privilégié de notes attractives vers lesquelles tendent les autres degrés, et
sur lesquelles on se repose. Dans certains cas, comme celui de la musique occidentale classique, la tonalité
obéit à des lois complexes et à un système très raffiné ; dans d'autres cas (certaines musiques
contemporaines, par exemple) la répétition obstinée d'une note suffit à créer un « sentiment tonal » très
diffus, mais néanmoins très perceptible : par exemple dans les Métaboles d'Henri Dutilleux, par la répétition
ou la tenue en « pédale » de la note mi, dans un contexte pourtant très chromatique.
Il est bien connu qu'il suffit de répéter un degré de hauteur plus souvent que les autres pour lui donner ce
magnétisme « attractif », en faire une espèce de repère, de pivot, de plaque tournante… D'où
l'intransigeance et la complexité des règles proposées par Schönberg pour organiser l'atonalité, c'est-à-dire
pour créer de toutes pièces une musique sans degrés privilégiés. Il en ressort que la musique dans ses
états élémentaires, les moins savants et les plus spontanés, est toujours plus ou moins « tonale »,
même s'il s'agit d'une tonalité « sauvage », ce que démontrent les expériences d'improvisation libres (dans
le free jazz, la musique contemporaine) qui retrouvent très vite des centres d'attraction tonale. L'atonalité est
un caractère réservé à certaines musiques savantes, elle doit être voulue et entretenue en permanence, par
des procédés d'écriture très rigides, pour barrer la route à tout retour de la tonalité refoulée.
2. Plus spécifiquement, on parle de tonalité par opposition à la modalité, quand il s'agit du système tonal
occidental qui ne conserve plus que deux modes, le majeur et le mineur. Tout autre musique non atonale est
alors, par opposition, déclarée « modale » alors que dans un certain sens, la musique occidentale tonale
l'est elle-même par l'emploi des modes mineur et majeur.
La tonalité occidentale se définit donc par la limitation à deux modes, le majeur et le mineur, celui-ci étant
posé comme « relatif » de celui-là ; par un système harmonique spécifique basé sur l'accord parfait, sur des
règles d'enchaînements et d'attractions entre accords dissonants et consonants, « notes sensibles » et
« notes toniques », selon le schème « tension-détente » qui caractérise la cadence classique ;
1
On a vu par ailleurs des emprunts très fréquents aux modes anciens, ou à des modes nouvellement créés
autres que le majeur et le mineur (Debussy, Messiaen, Stravinski), mais, comme le dit très bien Serge Gut,
« une véritable modalité posttonale est presque impossible à réaliser, car elle absorbe toujours des éléments
et des réflexes de l'époque tonale ». La plus grande partie de la musique actuelle, depuis le domaine des
variétés jusqu'à une bonne proportion de la musique contemporaine savante, y compris certaines musiques
électroacoustiques, baigne dans une sorte de tonalité généralisée réduite parfois à sa plus simple, mais non
moins efficace, définition, c'est-à-dire à l'existence d'une note prédominante.
Quelques notions essentielles à retenir de ce texte dans l'optique d'une mise en œuvre
pédagogique :
• Tonalité signifie dans tous les cas hiérarchie des sons autour d'une tonique.
• Cette hiérarchie peut prendre différentes formes selon les époques et les systèmes
musicaux.
• Elle découle naturellement de la plus grande présence, répétition d'un son par
rapport aux autres.
• Quelques mots clés sur les rapports des sons entre eux au sein de cette
hiérarchie :
◦ Attraction, « magnétisme »
◦ Dissonance-consonance actionne les sensations de tension-détente
Dans une grande ambiguïté, le même terme de tonalité peut désigner des réalités
différentes : Soit il fait uniquement référence au système tonal majeur/mineur en usage à
partir du 17ème siècle en opposition des autres systèmes, soit il inclut toute forme de
hiérarchie autour d'un pôle tonique (parfois plusieurs), qu'il soit modal ou composite. Selon
cette terminologie, la seule antinomie qui demeure est le système d'écriture sérielle, qui
structurellement cherche à abolir toute hiérarchie entre les sons.
Tonal music in this sense includes music based on, among other theoritical structures, the eight
ecclesiastical modes of medieval and Renaissance liturgical, the sléndro and pélog collections of indonesian
2
gamelan music, the modal nuclei of Arabic maqam, the scalar prergrinations of Indian Raga, the
constellation of tonic, dominant, and subdominant harmonies in the theories of Rameau, the paired major
and minor scales in the theories of Gottfried Weber, or the 144 basic transformations of the 12-note row.
Article « tonality » du new grove dictionnary of music and musicians
La tonalité, le sentiment de tonique, est facilement accessible, que l'on soit ou non doué
de l'oreille absolue. C'est une sensation instinctive, presque « naturelle »1. Par ailleurs, et
dans une moindre mesure, chaque degré, au sein de la hiérarchie de la gamme,
s'organise selon un jeu d'attractions, donnant à chacun une valeur propre, à laquelle se
rattache la notion de fonction tonale. Dans la solmisation, ce sont ces fonctions que l'on
nomme « do, ré, mi, fa, sol, la, si » et non pas des hauteurs.
Orienter, construire la progression pédagogique sur cette hiérarchie paraît logique.
Chacun, même musicien non formé, a assimilé le fonctionnement du discours musical,
structuré généralement autour des pôles tonique/dominante. Si le fonctionnement de
chaque système tonal spécifique est éminemment culturel, la présence d'un centre tonal
(un au moins) reste un trait commun à toutes les cultures2 . Distinguer et conscientiser
l'ensemble des différentes fonctions tonales relève d'un travail spécialisé d'éducation de
l'oreille. Ainsi est construit l'enseignement musical par la solmisation, éduquant à des
fonctions tonales plutôt qu'à des hauteurs de sons. Ces sensations sont également
porteuses de sens musical, de valeur affective, elles sont par conséquent musicalement
bénéfiques à tous, y compris à ceux dotés d'une oreille absolue.
Extrait de l'article « tonalité » issu de wikipédia
Ce [premier] degré remplit la « fonction tonale de tonique ». Il est donc le degré le plus important d'une
1 Le phénomène de la résonance naturelle, quelle que soit sa part d'intervention-part inconnue et certainement variable-dans la formation d'un système, implique la possibilité, sinon la nécessité, d'une organisation hiérarchique des sons. Tout système musical-le système sériel éventuellement mis à part-engendre des structures hiérarchiques aux niveaux morphologique et syntaxique. (le système sériel, en principe, semble avoir refusé une organisation hiérarchique au niveau morphologique) Celestin Deliège « les fondements de la musique tonale »2 La tonalité correspond à une hiérarchie entre les tons d'un morceau. Cette hiérarchie n'est pas absolue : elle n'existe que dans notre esprit, en fonction de notre expérience d'un style ou d'un langage musical et de schémas mentaux que nous développons tous pour comprendre la musiqueDaniel Levitin, entre la note et le cerveau
3
tonalité. La tonique et la dominante sont considérées comme deux pôles dont la force d'opposition/attraction
constitue la « pierre angulaire de l'harmonie tonale ».
Les autres degrés d'une tonalité dépendent de la tonique et se définissent par rapport à elle . Ainsi, la
tonique peut être considérée comme le centre de gravité d'une tonalité donnée, puisqu'on la trouve au début
et à la fin de la plupart des pièces musicales écrites durant la période allant du XVIe au XIXe siècle.
Extrait du dictionnaire de la musique de Gérard Pernon
Tonalité: ensemble des caractères d'un système musical fondé sur une hiérarchie établie entre les notes et
sur l'importance particulière de l'une d'elles, dite tonique-note attractive (M.F. Bukofzer fait remarquer que la
"tonalité et la gravitation ont été découvertes simultanément")
Tonique: Premier degré de la gamme dans l'harmonie classique. La tonique est dans le système tonal, le
centre de gravité de la tonalité, la note déterminante. Elle donne son nom à la tonalité.
4
Attraction et hiérarchie harmonique
Cette image de la gravitation illustre bien l'attraction entre les pôles de la tonalité. La
tonalité peut être assimilée à un univers constitué de pôles mélodico-harmoniques dont la
force gravitationnelle est variable, et entraîne des attractions, à l'image du « système
solaire ». Depuis les plus anciennes « théories musicales » connues remontant à
l'antiquité égyptienne, des symboliques ont rattaché les notes (ou les différents modes)
aux planètes3.
• Classification par ordre d'importance des degrés harmoniques4
Tonique I
Dominante V
Sous-dominante (désigne soit IV soit IV et II selon les conceptions)
médiante sus-dominante sus tonique II III VI
Plus les pôles d'attraction sont fort, plus ils vont avoir tendance à attirer à eux les autres
degrés (emprunts, tonalités secondaires). Cette logique fonctionne en deux dimensions
(mélodiquement) ou en trois dimensions (harmonico-mélodique), elle se retrouve dans
presque tous les styles musicaux. Les spécificités de certains styles (musique modale,
monodique, systèmes extra-européens...) varient éventuellement dans les détails, mais la
logique fondamentale demeure.
3 Cf Max Méreaux symboliques des systèmes musicaux 4 Ce qui est valable pour une conception harmonique (celle que l'on rencontre le plus fréquemment dans les ouvrages) est parfois en adéquation, d'autre fois en interférence par rapport à la hiérarchie des degrés selon une conception mélodique.
5
• Tentative de représentation graphique de la hiérarchie des degrés
• Classification des degrés communément admise en jazz
I Tonique
II Préparation à la dominante/substitut à la sous-dominante
III Substitut de tonique
IV Sous dominante ou préparation à la dominante
V Dominante
VI Substitut de tonique
6
Tonique
III
VI
IVDominante
II
• Tableau de classification extrait de « le langage musical de l’Europe occidentale »
tome 2 Louis-Marc Suter5
Fonction Degré Remarques
Tonique I À l'exclusion de tout autre accord
Dominante V
VII
III
Principalement
Forme avant tout ancienne
Rare
V et VII sont très souvent utilisés simultanément dans V7
Sous-dominante IV
II
Principalement
Très fréquemment (II peut être considéré comme l'alter ego de IV)
IV et II sont souvent utilisés simultanément dans II7
Moins définie VI Se substitue à I dans la cadence rompue, mais ne le remplace pas
Peut aussi avoir une teinte de fonction de sous-dominante
Doit également sa situation quelque peu à part parce que accord de
tonique du relatif mineur
Cette conception de la tonalité est dynamique : certains degrés sont dotés d'une tension
intrinsèque, impliquant résolution. En reprenant l'image précédente de la gravitation, on
pourrait parler d'« énergie potentielle » attachée au différents degrés de la gamme.
Du point de vue physique, l'énergie potentielle est l’énergie stockée dans les objets immobiles. Elle
dépend de la position de ces derniers. Comme son nom l’indique, elle existe potentiellement, c’est-à-dire
qu’elle ne se manifeste que lorsqu’elle est convertie en énergie cinétique. Par exemple, une balle acquiert,
quand on la soulève, une énergie potentielle dite de pesanteur, qui n’est apparente que lorsqu’on la laisse
tomber. (wikipédia)
Dans ce sens, l'usage des degrés mélodiques ou harmoniques devient dynamique.
5 Le tableau reproduit ci-dessus est accompagné de la remarque suivante : La notion de fonction harmonique est avant tout définie par le mode majeur. L'auteur fait vraisemblablement référence au « trucage » opéré sur l'accord de dominante au moyen de l'altération de la note sensible afin de le rendre aussi puissant que la dominante du majeur. Cependant, il me semble que les degrés de l'échelle mineure peuvent être dotés de fonctions originales dont l'utilisation est distincte de celle dumajeur, pour exemple, les fonctions II et IV en mineur.
7
Chaque hauteur ou accord (à l'exception peut-être de la tonique) étant tendu vers un pôle
attractif, induit le mouvement, la vie de la phrase musicale. Le compositeur, l'improvisateur
joue subtilement avec notre désir de résolution rythmique, mélodique ou/et harmonique, le
diffère, le trompe, avant de le satisfaire. Cette perspective permet d'espérer échapper à
cette musique statique, inerte, parfois rencontrée dans les classes d'enseignement
musical : Lorsque la musique a un sens (direction) elle est dotée de sens (signification)
Les compositeurs parviennent à communiquer des émotions, car ils connaissent nos attentes et choisissent
délibérément de les satisfaire ou non. Les frissons ou les larmes que nous procure la musique sont le
résultat d'une manipulation ingénieuse de nos attentes par le compositeur et les musiciens. // la création
d'attentes puis leur manipulation est au cœur de la musique.
Daniel Levitin De la note au cerveau
Éduquer l'oreille harmonique, c'est d'abord construire des repères sensoriels et affectifs
sur un univers régi par des attractions très hiérarchisée, avant de pouvoir progressivement
rendre conscient la connaissance des mécanismes et les dénominations qui s'y
rattachent. Comme le reste des disciplines concernées par l'éducation musicale, l'éveil
sensoriel et affectif doit être préalable à la théorisation, dans ce cas cette stimulation peut
intervenir très tôt.
Attraction et hiérarchie mélodique
Mélodiquement, le phénomène des attractions comporte de nombreuses implications. Le
système d'attraction harmonique, correspondant aux fonctions tonales, et le système
d'attraction mélodique, correspondant aux degrés de l'échelle hors de la logique
harmonique, se recoupent, s'entre-influencent, mais cela ne prive pas le système
mélodique de sa vie propre : historiquement, il est premier.
Nos oreilles occidentales sont tellement profondément baignées de logique harmonique,
que dans la plupart des mélodies, nous percevons consciemment ou non les attractions
harmoniques sous-jacentes. Elles dirigent, orientent les mouvements, nourrissent le
phrasé musical. Les pôles mélodiques conservent néanmoins leur force de gravité propre,
comme en témoigne par exemple le jeu des appogiatures, broderies, présent chez Mozart
8
aussi bien que dans une mélodie grégorienne : là encore, comme précédemment cité, l'art
du compositeur consiste à susciter nos attentes, afin de pouvoir « jouer » avec, en
différant ou trompant notre désir de résolution avant l'assouvissement final. Dans les
styles purement mélodiques, très souvent prédomine une logique de juxtaposition des
tétracordes ou pentacordes, sans que la reproduction du modèle à l'octave soit
systématique : makam de la musique classique orientale, « modes » de l'antiquité
grecque, modes grégoriens, musique traditionnelle européenne proto-harmonique... Cette
caractéristique est représentative d'un autre type de fonctionnement de la pensée
musicale, totalement différent, pédagogiquement très précieux au niveau de la formation
de l'oreille, également imprégné de la logique de la « gravitation ». Notons que cette
pensée musicale, extrêmement étrange à concevoir pour nous (autant que devoir imaginer
des mathématiques construite en base 7 plutôt qu'en base 10) coïncide avec l'ancien
système de solmisation sur l'hexacorde Do-la nécessitant mutation pour boucler la
gamme.
Éduquer l'oreille mélodique, en ce sens, peut consister à construire la perception des
degrés de l'échelle mélodique dans leur rapport hiérarchique à la tonique. Si la primauté
d'une éducation mélodique sensorielle avant la conscientisation paraît évidente, dans les
faits elle devient réellement problématique face à la disparition déjà amorcée du chant
domestique6.
Au delà de sa composante purement sonore, un son commence incontestablement à devenir musical en
devenant relation mélodique à d'autres sons, notamment à une Tonique, relation harmonique à une
fondamentale ainsi qu'à ses partenaires harmoniques, et subséquemment, relation à des fonctions tonales.
Examinons précisément cette hiérarchie d'organisation musicale. Aussi étrange que cela puisse paraître, un
son tout seul est déjà une relation : relation à ses harmoniques ou relation au son son fondamental dont il
est l'un des harmoniques
François Bovey L'écoute harmonique subjective p 59
La mesure est crée par notre cerveau qui l'extrait de signaux rythmiques et de volume.
La tonalité correspond à une hiérarchie entre les tons d'un morceau. Cette hiérarchie n'est pas absolue : elle
6 voir l'article vous avez dit solfège ? à propos de la notion de chant domestique.
9
n'existe que dans notre esprit, en fonction de notre expérience d'un style ou d'un langage musical et de
schémas mentaux que nous développons tous pour comprendre la musique
Daniel Levitin de la note au cerveau
Le phénomène d'attraction joue un rôle majeur dans la notion de justesse. Les attractions
mélodiques sont si puissantes qu'elles peuvent faire « bouger » la hauteur fréquentielle
des sons, ce que l'on peut nommer de manière générique le « tempérament ». La encore,
l'idée d'oreille absolue, de mémoire absolue de la hauteur tonale d'un son, devient toute
relative. Dans la tradition de la musique classique, notamment c'est ce que l'on nomme
« justesse expressive ». Très judicieusement, Edgar Willems, qui a poussé ses recherches
dans l'univers « intratonal », distingue trois types de justesses : justesse naturelle
(acoustique), justesse expressive, qui prend en compte l'attractivité des pôles
gravitationnels mélodiques, et justesse tempérée. Dès lors, la légitimité du travail habituel
des intervalles en tant que maîtrise de la distance « métrique » entre les notes montre ses
limites, tant les possibles sont démultipliés.
Selon la justesse expressive, un mi bémol, par exemple, dans l'accord do-mib-sol, n'est pas le même que
dans la suite des sons : do-mib-ré, où la tendance résolutive du mib joue pleinement. Tous les vrai artistes,
parmi les violonistes et les violoncellistes, par exemple, pratiquent cette justesse, parfois même
inconsciemment. En quoi la justesse expressive diffère-t-elle de la justesse naturelle, au point de vue du
nombre des vibrations ? Prenons un sonomètre (…).Plaçons des chevalets de manière à obtenir, sur
différentes cordes, le fa dièse et le sol bémol. Ces deux sons, d 'après la justesse naturelle, sont distants
l'un de l'autre d'un neuvième de ton. Déplaçons le fa dièse vers le haut et le sol bémol vers le bas, en
doublant l'écart entre les deux. Nous obtenons ainsi un beau fa dièse, dont la tendance résolutive vers le
haut est plus caractérisée que le fa dièse naturel, tout en satisfaisant l'oreille.
Edgar Willems « les bases psychologiques de la pédagogie musicale »
On accorde communément à la solmisation la propriété de favoriser la justesse. La
considération précédente met en évidence une des explications : en rapportant tout
exemple musical au modèle simple de l'échelle diatonique première, la solmisation facilite
notre justesse expressive en rendant plus évidente et plus sensible la compréhension des
attractions, parfois embrouillées par un contexte tonal chargé en altérations.
10
Attraction et hiérarchie rythmique
Le jeu des attractions qui a été précédemment décrit pour les hauteurs tonales et les pôles
harmoniques peut donner lieu à une lecture similaire des phénomènes rythmiques. La
hiérarchie décrite autour de la tonique se construit rythmiquement à différentes échelles,
autour de la perception de la pulsation, de la mesure, de la carrure, et de la construction
formelle (d'essence rythmique, elle aussi). Éléments rythmiques, mélodiques et
harmoniques ne peuvent d'ailleurs pas se penser séparément, ces phénomènes jouant
conjointement sur les attentes de l'auditeur, leur création puis leur assouvissement. Mon
professeur d'écriture avait l'habitude de répéter que la plupart des règles d'harmonie sont
d'ordre rythmique.
Relation rythmique
Le rythme fonctionne autant que les hauteurs de manière relative : un rythme n'est rien en
temps que tel, c'est dans la relation aux autres rythmes qu'il se définit. Cette
interdépendance est comparable au phénomène de relation mélodique à l'origine de la
notion de mélodie.
Pédagogiquement, cette constatation comporte une implication de premier ordre : nous ne
travaillons pas les rythmes en temps que tels, mais en relation avec leur environnement.
Après avoir abondamment étudié une figure de rythme, le professeur peut réaliser que la
classe est en échec devant le même rythme présenté dans un contexte différent. Le travail
rythmique demeure peu efficace si il n'est pas construit dans la relation.
Par exemple
• Travailler la blanche prend sens par rapport à la noire.
• Affermir la perception du temps par contraste avec le contre-temps.
• Pour l'étude du rythme « deux croches », selon la place et l'environnement, chaque
situation donne une autre perception de « deux croches » qui doit être travaillée
spécifiquement avant de pouvoir espérer atteindre une autonomie et une confiance
suffisante pour être capable s'adapter à toute nouvelle situation. Quel rythme avant,
après, quel tempo, quel dynamique, quel timbre, quel accompagnement.... ? Quel
type de compétence est attendue : lire, imiter, reconnaître, déchiffrer, inventer ?
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• Se positionner dans les relations, les rapports entre les « 5 étages » de la
construction rythmique : 1) rythme formelle, 2) carrure, 3) mesure, 4) pulsation, 5)
rythme.
Le travail rythmique est encore souvent assimilé à un exercice métrique et arithmétique.
Tant que la hiérarchie entre temps fort et temps faible n'est pas perçue (conception élargie
aux différents « étages » : rythme, pulsation, mesure, etc...), l'élève peut se trouver
rythmiquement dans la même situation que celle décrite précédemment à propos des
hauteurs :
aussi totalement perdus que si il s'était égaré dans une ville étrangère dont ils ignorent la
langue.
Attractions
En rythme comme au niveau des hauteurs mélodiques ou des degrés harmoniques, les
attractions peuvent « altérer » les éléments, les rendre non conformes à la métrique
rationnelle de l'écriture : Le rubato à l'interprétation d'un Chopin, la délicieuse « irrégularité
régulière » d'une valse viennoise ou d'une sardane catalane, les croches irrégulières (en
jazz, en musique ancienne, musique traditionnelle, les croches sont susceptibles de
devenir inégales, voir irrégulièrement inégales), les rythmes asymétriques.... Cette non
conformité rythmique est émotionnellement très forte, c'est une qualité majeure que l'on
apprécie dans une interprétation. Au contraire, une musique très régulière est vite perçue
comme ennuyeuse. Intérieurement, ces « irrégularités » semblent elles aussi fonctionner
selon un phénomène d'attraction : les temps forts (concept qui inclue les différents degrés
de temps fort) ne sont pas altérés, ils attirent les valeurs plus faibles, par anticipation ou
précipitation.7
En musique traditionnelle, plusieurs théoriciens conçoivent certaines jusqu'alors
considérées comme « asymétriques » comme l'expression de mesures « régulières » sur
lesquelles le rebond, le poids du corps dans la danse a influé. Après avoir épuisé les
7 Cette vision n'est pas « historique », il ne s'agit pas de la « dégradation » progressive d'un modèle premier conformeaux règles de l'écriture. En revanche, notre cerveau semble généralement se construire inconsciemment une norme,un étalon auquel notre perception est comparée. Cf Levitin et Jean During. Certaines cultures musicales semblentnéanmoins échapper à ce fonctionnement .
12
différents modèles métriques de l'écriture musicale, ou même des mathématiques, la
référence aux modèles de la prosodie grecque : dactyle, spondée, iambe, trochée,
anapeste, offre parfois la solution la plus signifiante, le rapport précis de proportion entre
les différentes valeurs étant caractéristique à chaque terroir musical. A ce sujet, les
réflexions de Jean During à propos de la musique baloutche dans « rythmes ovoïdes et
quadrature du cycle » sont intéressantes.
Exemple :
En Transylvanie, le rythme « dactyle » est très largement représenté ; selon les
terroirs, les contextes , on le note en 4/4, 9/8, 10/16, 7/8 … (ou encore on ne le
note pas du tout, ce qui simplifie !) Malgré des transcriptions très diverses, l'énergie,
les appuis, et le rapport long-court-court, constitue l'essentiel d'une idée rythmique
commune.
Csárdás 4/4 h q q
Gyimesi lassu csárdás 9/8 h q q .
Invirtita 10/16 q e. e.
7/8 q . q q…...........
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Ces constations relativisent la valeur et la vérité de l'écriture musicale rythmique, qui ne
rend que très peu compte des appuis, de la circulation de l'énergie, et des nombreuses
surprises que peuvent nous réserver les musiciens de talent.
Les musiciens conviennent que le groove fonctionne mieux quand il ne se conforme pas strictement au
métronome-c'est à dire quand il n'est pas mécanique
Levitin p 216
Dans la mesure où la musique reflète la dynamique de notre vie émotionnelle et de nos interactions, elle doit
se dilater et se contracter, accélérer et ralentir, s'arrêter et réfléchir. Si nous percevons ces variations, c'est
parce qu'un système d'analyse dans notre cerveau extrait les informations rythmiques et nous dit quand le
prochain temps doit tomber. Le cerveau a besoin de créer un modèle rythmique stable (un schéma) pour
déterminer à quel moment les musiciens ne s'y conforment pas. Il en va de même pour les variations d'une
mélodie : nous devons nous faire une représentation mentale d'une mélodie afin de savoir (et d'apprécier)
quand le musicien prend des libertés avec elle.
Levitin P 217
En rythme aussi, une sensation comparable à la dissonance et consonance s'exprime :
Tous les effets de syncope (syncope sur un temps, sur une mesure, syncope d'harmonie,
de carrure...) constituent une sorte de « dissonance » rythmique qui aspire à la résolution
de la même manière. Plus les attractions sont fortes, plus les tergiversations sont
possibles avant la résolution finale, dans la mesure où le point d'arrivée est désormais
perçu comme certain : Ce moment clé de l'attraction qui tend vers la résolution est celui
qui va être souvent le plus orné et le plus enrichi (rythme, mélodie, harmonie).
Sur un pas de Pavane Renaissance
Simple Simple Double
La plupart des tensions sont portées par le double : dissonances, syncope, avant
résolution sur l'équilibre final du dernier posé du double. Cette partie porte tout l'élan
chorégraphique comme rythmique.
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Tension et détente.
Cette notion, basée sur la sensation corporelle et physique d'équilibre et de déséquilibre,
irradie le discours musical dans tous ses aspects. Comme une danse, le « jeu » musical
est une exploration ludique entre tension et détente, entre équilibre et déséquilibre. Ce jeu
est dynamique. Tout blocage, arrêt, est préjudiciable. Cette conception est opposée à la
conception métrique du travail rythmique, qui opère des division d'ordre mathématique
entre des valeurs. De même, une conception mélodique générée par l'écrit se prive
beaucoup de ce sens dynamique: cette représentation graphique sous forme de points est
très imparfaite, et ne rend pas du tout compte de cette tension (attraction
« gravitationnelle ») qui nous mène d'un son à l'autre.
Reflux/Thésis Équilibre Flux/arsis
Inhibition stabilité incitation
Détente Neutre Tension
Sous-dominante Tonique dominante
Résolution après la
dissonance
Consonance vers la dissonance
Résolution de la syncope Temps Syncope
Modulation « négative »
vers les bémols
Ton initial Modulation « positive »
vers les dièses
Inhibition et incitation sont deux notions essentielles dans la pensée de la pédagogie
Dalcroze. Ces deux compétences sont développées en lien étroit avec les sensations
corporelles. L'inhibition est souvent la plus difficile à gérer : savoir ralentir, freiner l'élan du
corps, terminer l'énergie qui a été impulsée. De manière totalement prégnante mais plutôt
non didactique, cette gestion du flux de l'énergie est transmise également dans
l'enseignement de nombreuses danses.
Le tableau précédent aurait gagné à être représenté sous forme de cercle :
Entre les différentes étapes, pas de solution de continuité, depuis la levée jusqu'au
silence finale, la circulation de l'énergie -mélodique, harmonique, rythmique- est continue,
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arsis et thésis cohabitent souvent sous forme de tuilage.
Climax
Arsis Thésis
Équilibre
Rares sont les pensées pédagogiques qui forment à cette gestion pourtant essentielle de
la musique, on laisse souvent la vie et ses aléas faire la différence entre les élèves
« doués » et ceux qui ne le sont pas. Le langage corporel nous parle également des
mouvements intérieurs de la musique (à moins que ce ne soit le contraire) : rythme,
mélodie et harmonie ; il est le plus efficace, lorsque les mots sont insuffisants.
Nous rencontrons parfois avec beaucoup de tristesse, dans le métier d'enseignant de la
musique, des élèves chez qui le mouvement musical, le flux et le reflux, semblent
irrémédiablement bloqués, peut-être dû à un état psychologique ou émotionnel, peut-être
suite à un choc ou à un traumatisme... Sans en arriver à ces extrémités, certains élèves
sont freinés simplement par la peur du jugement, un rapport anxiogène à l'évaluation. Un
climat de confiance et une attention empathique sont les premières réponses que nous
puissions leur offrir.8
8 Question à laquelle j'ai été sensibilisé par Yves Klein, ou encore par Natacha Pétin, accompagnatrice au conservatoire de Nancy ayant entre autre poussé beaucoup sa réflexion du côté du trac, du rapport au corps en musique.
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L'habituelle « lecture rythmique » de nos cours de formation musicale, effectuée sur le
nom des notes, dénote souvent d'une grande inertie, d'un tempo inadéquat (rendu
nécessaire par la maîtrise du nom des notes) ; elle ne témoigne que de manière
incomplète de la réalité d'une musique, d'autant plus si elle est effectuée sur un exercice
dénuée de réalité musicale : les attractions mélodiques et harmoniques sous-jacentes
doivent transparaître dans une lecture rythmique réaliste.
Savoir lire une musique, c'est en avoir décrypter l'énergie particulière, savoir la
« deviner » à travers la notation.
Comment « ça coule », quel type d'engagement, de tempo, quel phrasé, quel qualité de
pulsation, quel poids, quelle carrure, quels points d'appuis, de visée etc.... Il s'agit de
savoir entendre les flux et les reflux, les attractions mélodiques, harmoniques et
rythmiques. La musique prend du sens (signification) lorsqu'elle a un sens (direction).
Il est possible de centrer l'attention des élèves sur ces informations lors d'une lecture sur
onomatopées, encadrée par la perception de pulsation, de mesure et de carrure, qui rend
mieux compte de la manière dont la musique va sonner. Cela n'exclue pas ensuite une
lecture ultérieure sur le nom des notes, à laquelle chacun trouve alors un plaisir et un
intérêt musical décuplé.
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Orientation sensible de l'analyse harmonique
Les hiérarchies décrites au chapitre précédent permettent de développer une analyse et
une compréhension sensible du discours musical. En exprimant plus clairement les
déplacements au sein des fonctions tonales, (un nom pour une fonction) la solmisation
rattache l'analyse directement aux sensations harmonico-mélodiques. L'ouvrage de
François Bovey Intitulé « l'écoute harmonique subjective » propose d'intégrer pleinement
l'affectivité, la sensorialité, la subjectivité au cœur du discours théorique.
Le « déplacement » harmonique le plus fréquemment utilisé par les compositeurs comme
moyen de manipulation de nos attentes musicales, est le déplacement sur le cycle des
quintes. Les musicologues et pédagogues hongrois, dont la pensée musicale est
« solmisante », ont développé un outil d'analyse extrêmement intéressant, dans la mesure
où cette interprétation s'applique avec beaucoup de sens à des répertoires très divers,
depuis les polyphonies de la Renaissance jusqu'aux harmonies du jazz.
Se déplacer vers les bémols implique une détente, un relâchement, ou même un
assombrissement, une dépression. L'effet en est très physique, la « bémolisation »
implique ce « ramollissement » présent déjà dans l'appellation et la notation du
phénomène : bémol signifie « b mou ». Cela correspond à un lâcher d'énergie, à une
décharge d'énergie potentielle. Ce sentiment peut connaître différentes nuances,
déclinaisons, représenté par exemple de manière ténue par l'utilisation d'un accord de
sous dominante, plus prononcé par une modulation au ton de sous-dominante, encore
plus dans le cas d'un passage au ton mineur homonyme, ou d'une sixte napolitaine.
Nommons le de manière générique « charge tonale négative ».
Se déplacer vers les dièses implique un éclaircissement, allant jusqu'à la une tension.
Cela nécessite un surplus d'énergie, afin de se charger en énergie potentielle. Là aussi, la
nuance dépend de l'importance du déplacement, depuis le positionnement sur un accord
de dominante simple, jusqu'à la modulation au ton de la dominante, plus encore le
passage au ton majeur homonyme. Nommons-la « charge tonal positive ».
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Ces deux sensations sont éminemment physiques, elles sont utilisées dans des cultures
musicales très diverses, mélodiquement, harmoniquement, ou structurellement. Elles
coïncident très étroitement avec les notions d'Arsis et Thésis développées précédemment.
"a propos de cette force de retour de la dominante vers la tonique, et plus généralement de la tendance d'un
accord parfait à retourner à sa sous-dominante, on peut parler d'une énergie tonale initiale. celle ci fait partie
du jeu des forces tonales et harmoniques et existe à côté de l'énergie mélodique initiale, quoiqu'elle en
découle à l'origine. "
Ernst Kurth 1913 cité par Dalhaus Die Voraussetzungen der theorischen Harmonik und der tonalen
Darstellungsystem9
Lors du séminaire Kodaly de kecskemét en 2013 Kiss katalin présente un extrait de
« super flumina Babylonis » de Palestrina Les paroles « et flevimus » (nous pleurions)
sont marquées par une charge négative -5. Les exemples d'illustration figuraliste de ce
procédé abondent dans la littérature musicale.
Voici la « charge » tonale de chacun des accords de la gamme par rapport à la tonique.
Les (déplacements sont rapportés aux places respectives sur le cycle des quintes)
Gamme majeure
C Dm Em F G Am B 5dim
0 moins 1 plus 1 moins 1 plus 1 0 plus1
Gamme mineure
Cm D 5dim Eb Fm G Ab B 5dim
0 (plus 1) 0 moins 1 plus 4 moins 1 plus 4
(Les accords de quintes diminuée peuvent amener diverses interprétation selon le
contexte.)
9 Kurth inverse le propos habituel, en considérant l'attraction sensible-tonique comme cause de l'attraction accord de dominante/accord de tonique plutôt que comme conséquence. Il considère les deux demi-tons de la gamme comme deuxsensibles potentielles: attraction mi-fa et si-do.
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Quelques exemples d'utilisation fréquentes et significatives
• Blues : utilisation modale du IVème degré en place de dominante , et
« bémolisation » expressive de la (des) « blue note »
• Jazz coloration des accords de manière positive ou négative par l'ajout de
superstructures aux accords (b9 ; #11 ; b 13...).
• La sixte napolitaine, charge négative -2 à -5 selon l'environnement, la sensation
d'assombrissement est très forte, en utilisant pourtant paradoxalement un accord
majeur.
• Emprunts harmoniques, modulation au mineur dans un contexte majeur, ou au
majeur dans un contexte mineur en musique classique. Schubert apprécie et utilise
souvent ce type d'effet (Gute Nacht, der Wegweiser)
• Rôle de la partie « trio » attachée par exemple au menuet, très fréquemment au ton
de la Sous-dominante, créant une sensation de détente, de relâchement de la
tension.
• Construction de la structure générale selon un plan articulé autour de la carte des
tonalités ( forme sonate, forme binaire) dans la musique « classique »
• Présence d'une apaisante modulation au ton de la sous-dominante lors de la coda,
lorsque tout est dit et que les tensions précédentes ont été résolues.
• Construction mélodique selon le même type de structure : par exemple le « style
nouveau » très présent dans les musiques traditionnelles d'Europe centrale,
hongroises notamment, selon le plan A A5 A5' A
Historiquement, la modulation a été un événement considérable, auquel les auditeurs du
18ème siècle devaient vraisemblablement être plus sensibles que nous. Sensibles
également au « sens » dans lequel on module : positif ou négatif. L'avènement du
tempérament égal, le développement de la facture des instruments d'une part, et les
développements de l'écriture musicale depuis le 19ème siècle d'autre part, ont affaibli nos
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repères dans ce domaine. Néanmoins, éveiller nos sens à cette utilisation de l 'énergie en
musique semble une évidence et une nécessité quelque soit le répertoire. La construction
tonale est un(le) moyen essentiel utilisé par les compositeurs pour la construction formelle
de leurs pièces au moins depuis le XVIIème siècle. Cet état de fait ne doit pas être
seulement l'objet de considérations théoriques et cérébrales, il est avant cela sensible.
Cette optique en facilité la transmission à nos élèves, il s'agit alors d'éduquer, d'affiner, de
nommer des sensations. Ainsi, une forme sonate peut-être perçue comme le véritable
« drame » qu'elle constitue.
Elle est plus dynamique : se déplacer, c'est en quelque sorte acquérir de « l'énergie
potentielle ». Autrement dit, la musique est plus dans la tension induite par les
événements que dans les événements eux-mêmes.
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