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Civilités en temps de guerre : La correspondance des officiers
et diplomates suédois pendant la campagne de Finlande 1788-1790
Wolff, Charlotta
Belin
2014
Wolff , C 2014 , Civilités en temps de guerre : La correspondance des officiers et diplomates
suédois pendant la campagne de Finlande 1788-1790 . in P-Y Beaurepaire (ed.) , La
communication en Europe : De l'âge classique au siècle des Lumières . Belin , Paris , pp.
333-339 .
http://hdl.handle.net/10138/231588
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Civilités en temps de guerre. La correspondance des officiers et diplomates suédois
pendant la campagne de Finlande 1788-1790 (Charlotta Wolff)
Entre l’art de bien faire sa cour et l’idéal de relations affectives fondées sur le partage
libre, réciproque et égalitaire, la manière d’exprimer amitié évolue dans la seconde moitié du
XVIIIe siècle. En Suède, cette évolution est perceptible chez la noblesse, la bourgeoisie
lettrée et le clergé, touchés par la diffusion de nouveaux modèles de sociabilité par le biais des
romans, du théâtre et de la Franc-maçonnerie. Nous étudierons ici comment le lien affectif se
construit dans les lettres adressées pendant la guerre de Gustave III contre la Russie en 1788–
1790 à Curt von Stedingk (1746–1837), colonel d’un régiment de dragons puis général et chef
de la brigade de Savolax118.
L’aristocratie suédoise valorise l’amitié, qui fait partie d’un ethos nobiliaire centré sur la vertu
civique et la virilité. Elle est invoquée pour caractériser les liens de clientèle et de parenté
entre les détenteurs du pouvoir politique, administratif et militaire. Sans que ces liens
n’impliquent toujours un partage affectif, l’importance donnée au lien personnel influe sur la
manière d’écrire des lettres, où les assurances d’amitié ont une fonction rhétorique, celle de la
captatio benevolentiae, et témoignent de la valeur accordée au dévouement et à la loyauté
dans les relations sociales.
118 Toutes les lettres citées se trouvent aux Archives Nationales de Finlande dans le fonds Stedingk, Svenska arkivet. C. v. Stedingks arkiv. Brev till C. v. Stedingk 1787–1790, vol. 104–106. Sur le personnage de Stedingk, il y a peu d’études en français. Les détails de sa vie sont rendus, avec beaucoup de couleur et peu de critique, dans ses Mémoires posthumes publiées à Paris en 1844-1847 par son gendre le comte de Björnstjerna.
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Au commencement de la guerre, en juin 1788, Stedingk récemment rentré de France se rend à
Saint-Michel en Finlande, où se trouve alors son régiment. Pour ce Poméranien familier de
Versailles mais étranger au corps des officiers dominé par des familles nobles établies en
Finlande, la position est délicate. Dès août, une mutinerie ayant commencé par une lettre de
quelques officiers demandant la protection de Catherine II s’élargit, lorsqu’une centaine
d’officiers signent la déclaration dite d’Anjala, demandant l’arrêt de la guerre et la
convocation de la Diète. Tandis que plusieurs de ses collègues se joignent à la conjuration,
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Stedingk reste fidèle au roi, avec lequel il entretient une correspondance suivie. Les liens de
parenté et l’appartenance à la franc-maçonnerie d’une grande partie des officiers compliquent
encore les loyautés personnelles119.
Personnage affable et courtois, Stedingk reçoit des protestations d’amitié de la part de gens
très divers. Parmi ses correspondants, on distingue d’abord les amis intimes se trouvant loin
du théâtre des opérations. Restés en France, il y a le comte Axel von Fersen (1755–1810),
colonel propriétaire du Royal Suédois, et l’ambassadeur Erik Magnus Staël von Holstein
(1749–1802) et sa femme. Stedingk, Staël et Fersen se sont connus à Paris au temps de
l’ambassade du comte Gustav Philip Creutz (1731–1785)120. Ils sont unis par l’amitié et par le
fait que Staël doit son mariage à la magnanimité de ses deux amis, qui se sont désistés en sa
faveur. A son tour, la société de Stockholm est représentée par le comte Johan Gabriel
Oxenstierna (1750–1818), académicien et président de la chancellerie (soit premier ministre),
le baron Carl Sparre (1723–1791), gouverneur de Stockholm et protecteur de Stedingk depuis
la guerre de sept ans, et l’amiral baron August Ehrensvärd (1745–1800), qui écrit de Sveaborg
où il commande la flotte de l’archipel. A ce nombre se joignent des amis plus récents : l’aide
de camp Georg Carl von Döbeln (1758–1820) et le surintendant des armées comte Wilhelm
Mauritz Klingspor (1744–1814). Finalement, les plus vifs sentiments sont exprimés par des
personnes dont l’amitié est assez douteuse, voire compromettante. C’est le cas du supérieur
immédiat de Stedingk, le colonel Berndt Johan Hastfer (1737–1809), commandant de la
brigade de Savolax jusqu’à son arrestation pour collusion avec l’ennemi par Stedingk, qui
prend sa place. Mais c’est surtout le cas du baron Wilhelm Schultz von Ascheraden (1740–
1792), issu d’une famille livonienne et colonel dans l’armée russe. Tout comme Stedingk, il
représente cette noblesse germanophone dont les possessions, allégeances et réseaux de
parenté s’étendent sur plusieurs États de la Baltique souvent en conflit les uns avec les autres.
Les liaisons « désintéressées » se distinguent de la courtoisie mondaine par le peu de cas
qu’elles font du rang et par la place accordée au sentiment. La volonté d’évoluer vers une
égalité sentimentale et des rapports affectifs indépendants des hiérarchies sociales déteint sur
le vocabulaire de l’amitié, associée à la vertu civique, à la sensibilité et à la nature. Ainsi,
119 Sur la conjuration d’Anjala et l’attitude de Stedingk, voir Charlotta Wolff, Noble conceptions of politics in eighteenth-century Sweden (ca 1740–1790), Helsinki, Finnish Literary Society, 2008, p. 109–116. 120 Maître du pathos, Creutz sait pousser l’exaltation de la passion amicale jusqu’aux limites de la bienséance. Sur ses lettres à Stedingk, voir Charlotta Wolff, « Kabal och kärlek. Vänskapen som alternativ sociabilitet i 1700-talets hovsamhällen » [Cabale et amour. L’amitié comme sociabilité alternative dans les sociétés curiales du XVIIIe siècle], Historisk Tidskrift för Finland, vol. 89 (2004:2), p. 99–113. Sur le culte de l’amitié dans les cercles qu’il fréquente, voir Anne Vincent-Buffault, L’exercice de l’amitié. Pour une histoire des pratiques amicales aux XVIIIe et XIXe siècles, op. cit., p. 38–42.
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Oxenstierna se dit en 1789 vouloir chérir les victoires de Stedingk en ami, les estimer en
citoyen et les chanter comme poète121.
Le ton des lettres des amis intimes est très informel sans pour autant être familier, les
trivialités et plaisanteries railleuses caractérisant plutôt les lettres de connaissances
superficielles. Qu’ils s’écrivent en suédois ou en français, les amis proches se tutoient. Cela
est de bon ton, le voussoiement marquant la distance et la troisième personne le respect. Ainsi,
Fersen, Staël et Stedingk se tutoient tous, de même que Stedingk et l’amiral Ehrensvärd, alors
que le capitaine von Döbeln dit « vous » à son colonel en français et utilise la troisième
personne pour le suédois. De son côté, Hastfer tutoie Stedingk jusqu’au moment où il se rend
compte que ce dernier ne va pas le sauver de la prison. Il repasse alors au vous pour confirmer
la rupture.
L’affection se reflète dans l’appel, avec des formules telles que « mon cher/chérissime
ami », « mon bon/meilleur ami », « mon aimable ami », « mon cher baron », « mon gracieux
frère » (min nådige bror), « mon honorable frère » (min heders bror), ou « mon frère de
cœur » (min hjärtans bror). L’exclusivité et la possessivité de l’amitié sont exprimées par
Staël, qui appelle Stedingk min egen vän, « mon ami à moi ». Quant à Hastfer, il insiste sur la
proximité en appelant Stedingk son « ami de cœur » (min hjärtans vän). De même, dans une
lettre de Wilhelm Leijonstedt, autre officier séditieux, nous trouvons l’expression cajoleuse
min söta baron, « mon gentil baron », qui est à la limite de l’impudence122. Les caresses
mielleuses sont également présentes chez Hastfer, qui cherche à reproduire le style de
l’entretien confidentiel et parle des « chères petites lettres » de Stedingk. De manière
intentionnelle ou non, le ton léger et la multitude des sentiments invoqués masquent les
nombreuses intrigues qui constituent le fond des lettres.
Les compliments nourrissent l’amitié en chatouillant l’amour-propre. Reconnaissant du soin
que Stedingk a pris de son frère se trouvant sous son commandement, Oxenstierna n’oublie
pas de le flatter : « Vous etes aussi bien digne qu’on vous aime Mon Cher Ami. Je ne vous
louerai pas en face, mais je pense bien tout ce que je ne dis pas. Jamais plus de courage ne fut
uni a plus de douceur, ni plus de valeur a des sentimens plus tendres123. »
Certains donnent dans le genre sentimental. Oxenstierna, personnage central dans les cercles
maçonniques et mystiques de Stockholm où « l’on s’abandonnait aux transports de l’amitié la
121 Lettre d’Oxenstierna à Stedingk, Skenäs, 27.6.1789. Avec quatre recueils inspirés d’Hésiode, Oxenstierna compte, avec Creutz et Gyllenborg, parmi les innovateurs de la poésie bucolique suédoise. 122 Söt peut aussi se traduire par « joli » ou « mignon ». Il n’est pas exclu que ce soit une référence au physique juvénile de Stedingk. 123 Oxenstierna à Stedingk, Skenäs 29.8.1789.
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plus tendre124 », demeure étonnamment sobre en comparaison avec Hastfer, qui parle de son
« cœur », de sa sensibilité et de l’amitié qui adoucit son « chagrin » de ne pas avoir la
confiance des autres. Sans doute connaît-il la délicatesse de Stedingk, mais il sous-estime sa
circonspection. L’accent mis sur la fidélité et la pureté des sentiments ne fait que souligner la
duplicité de sa conduite aux yeux de ceux qui sont au courant de ses relations avec les Russes.
Cependant, dans cette guerre de positions sans vainqueur, ce ne sont pas seulement les traîtres
et conspirateurs qui correspondent avec l’ennemi. Dès octobre 1788, Stedingk reçoit des
billets de la part du colonel Schultz von Ascheraden, qui désire faire sa connaissance et lui
reproche d’avoir fait feu sur ses cosaques alors que les deux armées sont « au repos ». Les
lettres continuent à arriver, trouvant un prétexte facile dans l’échange de prisonniers. Puisque
son homologue insiste, Stedingk répond début décembre, en prenant soin de garder une copie,
qu’il est sensible aux sentiments dont témoigne son correspondant et s’avoue lui-même
entraîné par l’amitié, mais qu’il doit refuser le plaisir d’une rencontre en raison de la conduite
de certains de ses compatriotes ayant oublié leur devoir. « Remettons, Monsieur le Baron,
cette entrevue, que je desire autant que vous pouvez la desirer, à des tems plus tranquilles, ou
nos sentiments pourront s’epancher librement et ou nous pourrons nous livrer aux regrets
d’avoir combattu l’un contre l’autre, lorsque nous desirions de nous embrasser », résume-t-il,
avant de prier Schultz de transmettre ses compliments au comte de Stroganoff et au comte de
Ségur, ministre de France à Saint-Pétersbourg125. L’année suivante, la correspondance prend
un tour intéressant lorsque Schultz se plaint d’un compte-rendu défavorable de la bataille de
Parkumäki paru dans une gazette de Hambourg et que Stedingk, promu général de brigade,
consent y faire insérer un rectificatif pour laver l’honneur de son adversaire.
124 Martin Lamm, dans Johan Gabriel Oxenstierna. En gustaviansk natursvärmares lif och dikt [Johan Gabriel Oxenstierna. Vie et œuvre d’un rêveur bucolique gustavien], Stockholm, Hugo Gebers förlag, 1911, p. 267. 125 Stedingk à Schultz, Rantasalmi 11.12.1788. Stedingk avait connu Stroganoff à Paris au temps de Creutz. Ségur était comme Stedingk un vétéran de la guerre d’indépendance américaine.
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L’échange courtois d’égards et de cadeaux – du vin, des vivres – entre chefs de guerre
ennemis peut sembler surprenant, mais il est d’usage et d’autant mieux toléré que personne à
part le roi ne semble avoir voulu cette guerre mal préparée et mal vécue. Les officiers se
redonnent du courage en évoquant des origines et souvenirs communs, des souffrances
partagées et des valeurs morales telles que « le Roi », « la Patrie », l’honneur ou le service.
Un autre thème fréquent est la révolution en France, observée avec scepticisme et inquiétude.
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Le partage, fondé sur la confiance, suppose une conduite honnête. Les officiers sont sensibles
à tout manquement à la loyauté ; par exemple, Hastfer se considère trahi par ses « amis »
n’ayant pas respecté le secret de sa liaison avec l’ennemi. Le partage prend la forme de
confidences, dont le caractère spontané ou « naturel » se veut conforme au nouvel idéal
d’amitié. Dans les lettres d’intimes et de compagnons de chambrée, l’emphase est cependant
rare. A trop en faire, le correspondant commet une faute de style et passe de l’entretien à
l’introspection, qui à la longue fatigue l’interlocuteur.
Plus les amis sont proches, plus ils sont simples dans leurs échanges, particulièrement entre
militaires. Fersen, en écrivant à son meilleur ami Stedingk qui est aussi son second à la tête du
Royal Suédois, lui relate brièvement les affaires du régiment avant de conclure : « Adieu mon
Ami je n’ai que le tems de te dire que je t’aimeras [sic] toujours126. » Quant à Sparre, ses
lettres sont remplies de mille détails sur les affaires pratiques de son protégé avant de se
terminer sur des embrassades. Sans trop de ménagements, le vieux libertin décrit les
péripéties de la maîtresse de son ami, « la Fredrika », que Stedingk aimerait faire venir auprès
de lui127.
Quelques-unes de ces lettres de la fin des années 1780 ont certains traits en commun avec le
style civique mis à la mode sous la révolution en France, mais les correspondants sont
pratiquement tous des opposants à cette révolution. Les formules lapidaires d’Oxenstierna
reflètent surtout le goût patriotique des panégyriques officiels et du style néoclassique des
bucoliques. Comme dans les traités sur l’amitié, l’amitié apparaît comme une valeur
constitutive de la société civile et de la paix. Ainsi, revenant au thème de l’amitié-diplomatie,
Oxenstierna écrira en 1804 à Stedingk devenu ambassadeur de Suède à Saint-Pétersbourg en
1790 : « Vous êtes le Dieu de l’Amitié. Elle s’etablit partout ou vous residez, et serre par vos
mains les liens qui unissent les nations128. »
126 Fersen à Stedingk, Paris 4.1.1788. 127 Sparre à Stedingk, Stockholm 26.2.1790. Stedingk finit par épouser Fredrika Ekström en 1803. 128 Oxenstierna à Stedingk, Stockholm 8.10.1804.