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Au vif du mondeSoutine-monologue
ZÉNO BIANU
Au vif du mondeSoutine-monologue
MARC FELD
DUMERCHEZ
La peinture est un surgissement – le lieu d’une présence tremblée,le lieu de la rencontre avec les grands morts. Un surgissementvertigineux, inépuisable.
« Le peintre est un aveugle qui voit », disait Bram van Velde.Tout le corps voit – précisément ce que les autres ne voient pas. Les êtreset les choses – en leur centre invisible.
Aujourd’hui, un peintre, Marc Feld, s’attache à faire, à défaireet à refaire le « bœuf écorché ».
Aujourd’hui, un peintre veut encore se re-connaître dans cettehistoire-là. Nous parler à son tour du bœuf écorché comme mystèreabsolu. Du boeuf écorché comme miroir de notre profondeur.
Un peintre veut se comprendre. Jusqu’à s’abandonner à sa proprebéance. Pour faire son véritable autoportrait. Car s’il ne peint pas,il n’est pas lui-même. Tout simplement – et splendidement.
Avec lui, je m’embarque pour un voyage à quatre mains. Unvoyage vers les mondes de Rembrandt, de Goya et de Soutine. Aveclui, je rouvre une piste dans l’histoire de la peinture, des parois deLascaux aux éclats de Pollock.
J’aurais pu faire parler Rembrandt, ou Bacon, ou Goya, ouquelques autres éclaireurs. Car ils sont là, tous. Toujours présents.Mais les voilà qui entrent… Dans un murmure démultiplié. Toutle grand chœur des guerriers de l’émerveillement. Les voilà qui vontparler par la bouche d’un seul…
Je suis devant ces tableaux, je les regarde, je les écoute, je deviensces tableaux – et je ne sais pourquoi, c’est Soutine qui me prend par lamain
Je m’appelle Chaïm Chaïm Soutine Je reviens d’Amsterdamoù j’ai vu les Rembrandt Non non je ne suis pas Russe ni
Polonais d’ailleurs Je suis juif – ou plutôt peintre
Dans mon atelier oui j’accroche des dindes écorchées auplafond et je les peins Je les peins sans relâche sans répit Jen’arrête pas Je les peins parce qu’elles ont le cou bleu Je les
peins comme des fleurs animales
Mes plus belles fleurs pourtant ce sont des fleurs de viandemes quartiers de bœuf Ces monceaux ces cascades de
carcasses que j’achète à Vaugirard aux abattoirs Avec desmouches bleues qui comment dire oui justement qui
bombinent autour Voilà ce sont mes puanteurs cruelles Etsûr que ça pue jusqu’au ciel Et peut-être même jusqu’en
enfer Mais pour qu’elle continue de rougeoyer il fauttoujours arroser la barbaque l’arroser de sang frais
préserver son apparence vive préserver le vivant quoiChaïm Chaïm la vie
Mon enfance ma vie dans les ghettos de Lituanie Je suisoriginaire de Smilovitchi Oui là-bas en Russie blanche dans
la région de Minsk aux confins de la Pologne Un trou unsale trou un terrible trou Mon père un tailleur non même pas
Tout au bas de l’échelle Plus bas encore Un repriseur unravaudeur N’importe quoi Famille pauvre Onze enfants Ledixième sur onze Je rêvais de devenir peintre mais dans ce
milieu c’était impossible Un milieu où l’on a peur du regarddes femmes Où l’on fuit la beauté Rendez-vous compte
Aujourd’hui je ne sais plus rien Je suis un évadé un évasifJ’ai oublié j’ai égaré mon passé Je ne sais même plus madate de naissance Mes souvenirs c'est toujours hier c’est
toujours ce matin c’est la peinture C’est la vraie vie
Je tourne en rond je ne tiens jamais en place je suis un cielfendu
Je n’ai besoin de rien pour errer J’erre en moi vouscomprenez Entre chair et peinture
Le Bœuf écorché 1655 RembrandtBœuf écorché 1924 Soutine
Trois siècles non deux siècles et demi deux cent soixante-neuf ans très exactement pour repartir de l’origine Pour
revitaliser pour aller fouiller à cœur ouvert À corps ouvertC’est peut-être cela le vrai style De la viande béante Béante
jusqu’à l’infini De la viande béante comme autoportraitabsolu Rembrandt projette toute la lumière sur la viande moi
voyez-vous je la fais rayonner de l’intérieur Rembrandttransforme la viande en Christ Moi j’en fais un cœur qui
pulse Un écorché électrique Mon bœuf n’en finit plus de serépandre Pas la transcendance mais la transfiguration De laviande béante et béatifiée De la viande victime abandonnée
De la viande que j’aplatis que j’étire jusqu’à ce qu’elledevienne la toile elle-même Une peau de pigments Une
seconde peau
La Dinde pendue 1925 96 x 72 cmLa Montée de Cagnes 1923-24 60 x 73 cm
Le Lapin écorché 1921-22 75 x 60 cmLes Gorges du loup 1920-21 62 x 86 cm
Morceaux de bœuf et tête de veau 1923 92 x 73 cmVoilà mes titres de noblesse Mes seuls titres Mes vrais titres
Ma boucherie d’amour personnelle Ma jubilation Pasvraiment Ma façon à moi d’entrer dans les entrailles de tout
La violence de l’acte de peindre Regardez On voit bienterriblement bien la trace du pinceau On voit je veux dire
que c’est une question de vision Je dénude le bœuf pour memettre à nu Complètement Me mettre à nu comme jamais
Comme les grands introvertis Quand ils mettenttranquillement leur coeur sur la table Une nature morte
Plutôt mort-vivante La splendeur de mon désordre
J’ai dit que j’assassinerais un jour mes tableaux Oui j’ai dûdire ça J’en suis bien capable C’est bien possible Je n’ai
jamais été réellement satisfait Normal quand on cherche letourbillon l’intensité la charge de matière l’épaisseur
humaine le tourmenté le tortueux le torturé Tout ce quisanguinole dans le vrai Tout ce qui ouvre l’espace Tout cequi tournoie en fureur inquiète Il faut bien que ça respire
non
Les voisins Oui c’est vrai il y en avait qui étaient effrayéspar l’odeur des carcasses On a même fait appel aux services
d’hygiène Ils voulaient me confisquer mon modèle Moi biensûr je ne connais que la grande hygiène mentale Celle qui
permet de contrôler les mouvements de ma peinture Il n’y apas de hasard Non vraiment pas le moindre hasard Je
contrôle ma chute Oui oui la couleur a sa vie propre A savie émotionnelle C’est contradictoire Non c’est un paradoxeUn vrai Je travaille sur une viande morte et elle m’élève au
comble des sens Au comble de la vie Elle peut tout dire Ellepeut dire que la lumière saigne que les amants frémissentque l’âme affleure n’importe où Qu’il suffit de voir Qu’il
suffit d’aimer Qu’il suffit de rire
D’accord je suis un expressionniste Au sens oùj’expressionne Mais comment dire Avec quelle précisionÉcoutez comme je détache chaque syllabe de la peintureOui chaque syllabe Pour mieux éclabousser Pour mieux
vous emporter Pour mieux tout emporter C’est la couleur enfurie comme chez Vincent La haute note jaune Ou la note
bleue Même le bleu du ciel je le maltraite par amour Quandle cœur n’y est plus la peinture s’arrête
Le prix à payer Oui je le connais Le prix à payer pour voirJe le connais bien Le prix à payer pour projeter toute
l’énergie dans un seul trait de pinceau Pour transformer lamain en danseur accordé aux rythmes internes La tête enruines Je connais Le sang qui tourne au bleu d’alcool Ce
qu’il faut bien appeler une Passion Mais combien n’ont paspayé pour voir N’ont jamais payé pour voir Voir quoi medirez-vous Mais je ne sais pas moi L’intensité du pigment
par exemple L’intensité Le peintre de l’avenir c’est uncoloriste disait Vincent Quelqu’un qui a le sens de la
fournaise quoi Non je ne m’exalte pas Je ne vais pas memettre à manger la peinture dans mes tubes moi Quoique
L’émanation L’énergie La montée vers le ciel Vous trouvezcela trop métaphysique Eh bien moi je parle de tout celaavec mon chauffeur Je lui récite même du Rimbaud J’ai
essayé d’inventer de nouvelles fleurs de nouveaux astres denouvelles chairs de nouvelles langues J’ai cru acquérir des
pouvoirs surnaturels Une Saison en enfer bien sûr Oui àmon chauffeur de maître Celui qui chasse les badauds quandje peins sur le motif Enfin il ne les chasse pas Mais il gare lagrosse américaine de façon à les mettre à distance Où celaÀ Vence bien sûr C’est là que j’ai peint cet arbre immense
vous savez Ce grand arbre noué en tourments de fièvreVoyez Une sorte de buisson ardent mais déployé Je l’ai
peint en teintes bibliques Absolument bibliques RegardezAu premier rang rubis topaze émeraude Au deuxièmeescarboucle saphir jaspe Au troisième agate hyacinthe
améthyste Et au quatrième chrysolite cornaline et onyx Ouic’est cela Les couleurs des douze pierres qui ornaient lepectoral du grand prêtre de Jérusalem Si je suis croyantNon pas vraiment Pas comme vous le croyez en tout cas
Mais je me laisse enseigner je me laisse traverser par toutesces choses Le sang du sacrifice expiatoire j’en ai tout de
même une petite idée
Peintre juif Si vous voulez Au sens où la peinture la vie ceserait ce qui s’obstine Ce qui doit toujours passer à traversun supplice Se faufiler à travers des milliers d’ombres Si
c’est être l’organiste d’une tempête arrêtée comme ditArtaud à propos de Vincent Pourquoi pas Tout ce que vousvoulez Tout Je dis bien tout Tant que le monde restera neuf
chaque matin
Peintre maudit alors Voire fou Disons-le Parce que jegrimpe aux branches des arbres parce que je conserve du
sang frais dans une boîte à biscuits parce que je suis obsédépar la pourriture Allons donc Soyons sérieux pour une fois
Gardez vos larmes Je ne suis qu’un homme traversé unhomme envahi par de noirs accès de lucidité
Avez-vous vraiment regardé de près la matière de mon bœufécorché Avez-vous déjà vu quelque chose d’aussi incarné
Quelque chose d’aussi dévoilé D’aussi naturellementobscène Avez-vous vraiment vu ce visage tordu qui semble
naître d’un cœur déchiré Qui semble éclore qui sembletransparaître
D’où me vient cette prédilection pour l’écartèlement Je nesais pas trop Pas vraiment Pas moyen de faire autrement
Pas moyen de ne pas chambouler de ne pas déformer de nepas supplicier La peinture c’est une rigoureuse dévoration
Une guerre de tranchées Vous dites Non je n’exagère pas Àpeine Un obsessionnel n’exagère jamais Je pends je
suspends des animaux écartelés à des crochets à des crocsde boucher Et je vais droit au cœur du monde
Tous mes personnages tombent du ciel En fait ils tombent dela peinture Ils tombent des ocres des carmins ils tombentdes vermillons ils croulent ils plient ils ploient sous les
éclaboussures du rouge Ils fléchissent en traînées decrépuscule en giclées de fin d’été en impulsions bleuâtresSens dessus dessous Mes personnages ont une ahurissante
épaisseur humaine une épaisseur de millénaires
Oui Chaïm Chaïm Soutine C’est bien cela C’est bien monnom Cosmopolite oui Au sens étymologique Citoyen du
cosmos Haïm Chaïm c’est la vie en hébreu La vie queportent les noms Toujours cherché la vie Oui La vie que portent
les couleurs Ieva la source de vie Ava Naeva le donde la vie Eba le trop-plein de vie Jivan Jivana le vivant lavivante Jagjivan la vie universelle Liv Eve et Vita Effusion
extase Oma Omür Amour La vigueur du vivace La vievolubile L’ardeur du vital La sève du souffle La sève de
Chaïm La sève des hauts vivants des vrais vivants de la vievécue
Au fil de la peinture quelque chose en moi s’est dénouédécristallisé Les nœuds de la vie étaient toujours là Mais jene les voyais plus je ne voyais que la vie Rien d’autre que la
vie La vie je n’allais plus la perdre de vue
Je vous parlais de mon chauffeur tout à l’heure Oui ouirappelez-vous j’ai connu une certaine gloire au début des
années 20 J’avais un chauffeur Vendu plus de soixantetoiles d’un coup À qui Au docteur Barnes un pharmacien qui
était devenu milliardaire en inventant un antiseptique Ehbien même à l’apogée de mon succès je continuai de memettre nu devant le miroir Oui de me mettre à nu pourvérifier que mes plaies d’enfance causées par les puces et
les punaises avaient bien disparu Pour vérifier que je n’étaisplus un exténué un famélique qui avait ignoré l’existence du
pain blanc jusqu’à l’âge de quinze ans Allez fairecomprendre cela à votre propre chauffeur Quelqu’un qui
vous vénère parce que vous lui lisez du Sénèque à longueurde jour Oui la lettre VII à Lucilius sur la cruauté des
spectacles de gladiateurs Exactement Là où tout vainqueurest réservé pour une nouvelle boucherie Comme dans la vie
À peu de choses près
Céline Vous voulez dire le docteur Destouches Je l’airencontré plusieurs fois Non non il se foutait complètementque je sois juif Il m’a bien soigné J’avais un ulcère affreuxUn ulcère qui brûle qui crache Comme dans ma peinturequoi Il m’a donné un peu de bismuth et des pilules pourcalmer les douleurs Le premier soir où je l’ai vu j’avais du
sang sur la chemise Pas présentable J’étais bien habillé maisje sentais j’empestais la vieille sueur Une sueur très ancienne
vous comprenez la sueur des peintres la sueur de ceshorribles travailleurs Rimbaud Oui encore Encore et
toujours Oui il est toujours là avec moi auprès de moicomme la Torah J’en récite des extraits à mon chauffeurAh je l’ai déjà dit Pour le docteur Destouches j’étais unclient de passage Ton boeuf pue du bec qu’il disait On adiscuté viande guerre femmes ordures lièvres écorchéscadavres de toutes sortes femmes villes rongées par lesulcères pourriture décomposition femmes Après il m’a
emmené au bordel
Le premier jour où je suis arrivé à Paris j’ai filé voir Voir detous mes yeux le Bœuf de Rembrandt Bien sûr que c’est unChrist en croix oui je me répète Regardez comme la lumièreéclaire d’en haut la carcasse C’est incontestable Mais avanttout on sent la chair la vie est là insufflée On sent que c’estchaud mordoré l’or et la mort ensemble une sorte de brun-ocre-grège-sanguine Pas d’au-delà pourtant aucun au-delà
La vie splendidement triviale Savez-vous à quoi étaitdestiné ce tableau cet immense tableau à l’origine À orner la
devanture d’une boucherie
Athée alors Pas le moins du monde Moi je veux touchercertaines régions sacrées de l’âme Chacun de mes tableaux
est une radiation une irradiation Une macérationd’Apocalypse Un talisman Oui si vous voulez Non plutôt unsuaire Même un reliquaire Quelque chose se passe là Je me
possède puis me dépossède J’entre en contact J’entre eneffervescence Avec quoi Avec l’impersonnel Avec le jeuuniversel Avec la grande écriture chiffrée Je recueille je
transcris les signatures de Dieu
Les rêves Oui les rêves peuvent saigner Je suis allé voirDestruction création destruction création destruction
création Vous comprenez Il faut guetter Toujours guetterGuetter les lézardes les fissures les brèches Par où la vie
s’en vient par où la vie s’en va Mais attention Attention àl’asphyxie Il faut que l’air continue de circuler Il faut que la
plaie reste ouverte Il faut que ça foisonne Au hasard descoups de foudre Un émerveillement Un émerveillement
indissociable de l’effroi
Errant Nomade Je veux continuer de me déplacer De ne pastenir en place Continuer d’errer Aller là où on ne m’attend
jamais Aux limites de la perception Traquer l’infini Attraperhapper bouleverser Non non je n’entre dans aucune case Jesuis incapable de représenter le monde correctement Je necherche pas à embellir Je ne cherche pas à plaire Jamais Maperspective est flottante Chavirante Inarrêtable Un précipitéinstable J’ai inventé le tableau nitroglycérine Cela menace à
tout moment d’exploser Où sont les lignes droites Nulle partAvez-vous déjà vu vraiment une seule ligne droite dans
votre vie
Ma peinture exige de grands lecteurs Ou plutôt degrands interprètes Alors on peut commencer à voir Et
même on peut tout y voir Après tout pourquoi n’aurais-je pas le droit de peindre les arbres comme des
artichauts des arêtes de poisson ou des serres de trèsanciens rapaces Des troncs morts comme des fourchesou des pinces de crabe Des platanes comme des fusilsou des corps renversés Ou ce grand arbre de Vence endentelles de houille Ou ces peupliers de Civry comme
des sangliers ébouriffés en ascension
Mes arbres nostalgiques Mes arbres qui s’en vonttoujours vers les bords de la toile pour me laisser faire
le portrait du vent
Il y a le rouge toujours le rouge Indéfiniment Je nequitte jamais le rouge et si je l’abandonne un instant lui
il ne me quitte pas Il me serre de près de très prèsRegardez cet escalier rouge de Cagnes Rouge commeune tranchée La carcasse d’un chemin qui saigne Une
colonne vertébrale En voilà de la peinture sismique Huitneuf degrés au moins sur l’échelle de Van Gogh non
Et ce visage de nuage qui domine la route montante 1918tiens Et ce jeune homme au petit chapeau 1916 le portraitcraché de Tom Waits non Et cette femme couchée que laterre semble prendre Prendre et aspirer Et ce philosophe
écrabouillé par sa bibliothèque Et cet homme en prière auxmains de flammes Et cette femme rouge de 23-24 éclatante
comme un Goya Oui on peut tout voir dans ma peintureTout Elle se métamorphose sans cesse Voyez mes premiers
personnages en oblique à la fin des années 10 On diraitqu’ils sont allongés debout Comme nous Comme nous tousles vivants Comme nous tous les humains Allongés debout
Comment je fais Très peu de ciel Juste des maisons enconvulsion Des maisons nomades Des maisons têtes de
lutin qui glissent le long des collines et s’empilent les unessur les autres Là s’il le faut je rajoute un grand arbre
Comme un envol de paons Si tant est que les paons puissentvoler bien sûr
Les esprits ont pris l’habitude de traîner dans ma peintureIls tourbillonnent ça penche ça vrille c’est la cohue des
totems la danse des atomes Un poisson qui nage dans lesentrailles liquides d’une table Un glaïeul qui saigne Une raiequi s’époumonne Des dindes pendues comme des hommes
plumés
Pourquoi je ne vais jamais au vernissage de mesexpositions Parce que ma peinture parle pour moi En faitelle me représente Tout ce que j’ai à dire je le dis dans mapeinture Du dedans de ma peinture Mes tableaux sont desautoportraits farouches Portrait de l’artiste en bête égorgée
en petit pâtissier aux grandes oreilles en cathédrale deChartres en folle en chemin montant en garçon d’étage enpeuplier tournoyant Pas de psychologie Jamais De l’éruptif
de l’épidermique Une terrible gourmandise
Le génie de la laideur alors Pourquoi pas Quelque chosecomme une laideur rayonnante Eh oui encore un paradoxe
Rien de grand ne se fait sans coïncidence des contrairesnon Chez moi tout est peint en dansant Un chavirement àquitter la terre Le séisme en peinture Je suis peut-être le
premier qui ait autant tordu la peinture Autant aiguisé l’intensitéEt surtout mon Dieu que tout soit épique jusqu’à la plus
pauvre des natures mortes Que cela soit grandmessieurs Disloqué mais grand
D’accord j’ai beaucoup détruit Un bon tiers de mes tableauxPeut-être plus Si ce n’est pas miraculeux à quoi bon
Encore le rouge qui me reprend Rouge sang rouge glaïeulrouge bœuf ouvert rouge exalté rouge pétri rouge exaspéré
rouge réséda rouge cramoisi rouge triomphant Un rouge quisourd entre jubilation et souffrance Un rouge toujours en
travail Un rouge-tourment qui s’exprime en serrements enserments en sarments Un rouge noué en déferlante Un rouge
d’étoffe transfigurée
Qu’est-ce qu’il y a au fond du bœuf écorché Tout au fondRegardez bien Approchez mesdames et messieurs
approchez donc Plus près encore Que trouve-t-on dès quel’on retourne entièrement la peau Que découvre-t-on La nuitde l’ignorance Non La bouche de la foule Non Le règne deslabyrinthes Non Le dragon de la Mort universelle Un peuUn cosmos phosphorescent Presque L’origine du monde
Oui
Le démon de la peinture Il m’a saisi très jeuneIncompréhensiblement Ce démon qui court dans le sang quicourt dans les nerfs Fatalement Rien à faire À sept ans déjàje troquais des couteaux de cuisine contre des crayons de
couleur Je noircissais les murs je les charbonnais de visageslancinants Non non le rabbin n’appréciait pas Mes frères
non plus d’ailleurs Un juif ça ne peint pas qu’ils disaient Tune feras aucune image qui ressemble à ce qui est dans les
cieux là-haut ou sur la terre ici-bas
Mes modèles préférés mes inspirateurs ceux que j’aime ceuxque je privilégie sont toujours des gens de petite condition
Servantes domestiques etc. De petite condition socialej’entends Car leur condition humaine me bouleverse Leur
substance leur épaisseur de vie leur incarnation viscérale del’espèce Tout cela m’offre une fraternité essentielle J’aimeles gens oui De Kooning le dira plus tard Soutine c’est les
tableaux qu’il tord pas les gens
Souvent je me récite du Pouchkine En russe et même enfrançais Ciel brumeux la tempête Tournoie en flocons blancs
Hurle comme une bête Gémit comme un enfant Lamusique toujours la musique La musique L’obsession Bachet son obsession rythmique L’esprit de la fugue Avez-vous
déjà écouté Wanda Landowska dans la fantaisie en utmineur Cette folle rigueur cette rigueur sinueuse Je ne la
retrouve que dans les combats de boxe
Des prières Oui j’en connais quelques-unes Des psaumes àma manière Un jour un jour oui j’ai vu jaillir l’eau vive à
l’orient de la peinture J’ai vu la peinture comme un templeun lieu de prière De méditation Mais une méditation vivante
écorchée griffée caressée Frères adorons le corps très saintde la peinture le corps de Rembrandt le corps de Goya le
corps de Van Gogh Buvons à sa source immortelle Le corpstrès saint de tous ceux qui se sont livrés pour notre salut
Pour surmonter la nuit Le corps très saint de tous ceux quiont cherché un corps à la démesure du monde Le corps trèssaint de ceux qui ont aimé le monde jusqu’à mourir d’un
trop-de-vie
Il faut regarder mon Retour de l’école après l’orage Il fautbien le regarder Avec le corps tout entier Le regarder
comme une écriture d’intensité Ça ne ressemble plus à rienDeux enfants deux taches de charbon poignantes avancentdans un chemin de sables mouvants au milieu de champsliquides Deux enfants se donnent la main sous un ciel degrumeaux bleus-noirs Sous le tumulte suspendu du vent
Voilà C’est peut-être cela l’animisme
Au fond je peins sous la dictée du cœur Unélectrocardiogramme C’est pourquoi mes portraits ne sont
pas ressemblants mais vraisemblants Ou peut-êtreinvraisemblants allez voir Allez savoir
Dès que j’ai terminé je retourne le tableau contre le mur Ilfaut qu’il prenne Il faut qu’il infuse tout seul À l’abri des
regards
Je songe souvent à Gerda ma belle rousse Un vrai Soutinedisait Henry Miller en parlant d’elle Pour Soutine vivreavec un Soutine en chair et en os quoi de plus naturel
C’est vrai Vous avez raison Je suis peu expansif presquetaiseux Je fais attention aux mots Terriblement attentionChaque être humain savez-vous reçoit à sa naissance un
nombre de mots déterminé Et quand ce trésor est épuisé ilmeurt Je suis avare de mots L’expansion je la garde pour la
peinture Il faut savoir ce que l’on veut
J’oublie tous les rendez-vous Je n’ai jamais de montre maisj’ai le temps J’ai le tempo
Ma méthode À l’emporte-pièce mais d’une rigueur abyssalePas de dessin préparatoire Jamais tout en attaque directe
Avec au moins vingt ou trente pinceaux Je les jette au fur età mesure derrière mon épaule comme des verres de vodka
vides
Pourquoi je peins sur des tableaux déjà peints La méthodetoujours J’achète de vieilles croûtes à Clignancourt et je
peins par-dessus Cela a plus d’épaisseur vous voyez Comme un premier enduit C’est toujours un bonheur de
peindre sur une toile déjà peinte
Parfois c’est vrai je rachète de vieux Soutine à mesmarchands Ou je les échange contre comment dire de jeunes
Soutine Les vieux Soutine je les lacère le soir-même je lesexécute quoi
Je songe toujours à ces figures dessinées sur les parois descavernes entourées par une sorte de halo Avec des lignesrayonnantes jaillissant du corps J’accueille la puissance
accumulée par des milliers d’années de peinture Jem’emplis Je ne laisse rien au hasard Je ne me sens séparé derien Je veux entrer dans le cœur du monde Je peins jusqu’à
ce que les êtres et les choses apparaissent sous un angleentièrement nouveau Éclairés par une incandescence interne
Éclairés par leur nuit lumineuse
Dans un tableau réussi il y a comme une persistance sonoreUne sorte de teneur vibratoire Les grands tableaux comment dire
cela s’écoute
Un agenouillement absolu un cri sans voix une danseimmobile voilà ma peinture voilà ma vie
Je vais vers les royaumes de l’été Tout est vivant tout estparlant La peinture Un bonheur débordant
J’ai un long voyage à faire Un dangereux voyage Dilaterle cadre du tableau jusqu’aux confins de l’univers Je dois
voyager sur une route inconnue Accomplir à chaquetournant une étape de mon évolution Qui pour aller dans ce
pays Qui pour en explorer les profondeurs Je dois merencontrer dans mon propre sanctuaire Trouver cette
lumière qui tourne perpétuellement autour d’elle-même J’aiun long voyage à faire
Juif errant Non non je ne suis pas le juif errant mais lepeintre errant Je m’appelle Soutine je vous l’ai dit Chaïm
Soutine mais je me suis appelé Rembrandt Goya Van Goghet je m’appellerai un jour Bacon Pollock De Kooning
Je me tiens là avant le langage Dans une espèce de douceursauvage Je me tiens là avant que les mots ne surgissent Loin
de toute image connue Je me laisse envahir Je me laisseéblouir J’accueille toutes les résonances Méthodiquement Je
reprends l’histoire de ce qui saigne dans la peinture DeLascaux au Christ d’Holbein Dans les heures obscures Aumilieu d’un monde immense et sombre Je reprends sans
relâche le monologue de l’écorché Pour éclairer la fin de maroute Au-delà des frontières fragiles en quête de gibiers
insaisissables
Je m’enflamme pour mieux m’éclairer Je me laissedévaster En quête d’évidences inapprivoisées Rien horsdu ravissement rien Retrouver la transparence Changerla fonction de mes yeux Je tombe en moi Je tombe versmoi Vers mon centre de gravité Plus je me rapprochedu fond plus je me rapproche des choses Plus j’écoute
résonner les psaumes Mes yeux devancent les veillespour méditer sur ta promesse Le souffle le sang la
respiration Les voyelles du désir Je m’ouvre au visaged’autrui
La peinture Voici le lieu du monde où l’on peut tout devenirOù tout est louange Où l’on aime en acte Où l’on envahit lesêtres et les choses Où on les apaise Où on les interroge dansune nuit sans limites La peinture Pour donner plus que cequi se perd Pour peindre avec les éruptions du soleil Pourperdre tous les mots de passe Pour ne jamais se déshabiter
Pour être tout à la fois Pour rencontrer le visiteur qui jamaisne vient
Je replonge dans mon bœuf écorché C’est mon palais Lepalais des intestins Le miroir de l’univers Des entrailles qui
deviennent des paysages J’avance je m’enfonce dans lelabyrinthe Dans les circonvolutions de la nature J’y vois
mes crises vitales mes nœuds de croissance Les tournants dema vie Tous les enroulements du monde C’est le même
sentier le sentier en spirale Je suis mon fil conducteur monfil d’Ariane Cela demande maîtrise et abandon C’est mon rite
de passage C’est par-là que je renais vous comprenezC’est par ce chemin tortueux que je hisse mon existence
C’est ici que je vois la nature accomplir ses rotations Par cevortex ascendant En accédant au centre À l’axe de tout Et
tout à coup le cosmos respire
ÉTAT FRANÇAIS
MINISTÈREDE L’INTÉRIEURDirection générale de la Police nationale
Paris, le 13 août 1942
CONFIDENTIEL
LE PRÉFETDÉLÉGUÉ au MINISTÈRE de L’INTÉRIEUR
À Monsieur le COMMISSAIRE GÉNÉRAL auxQuestions Juives
J’ai l’honneur de vous accuser réception devotre lettre du 4 août demandant à mes services delancer un avis de recherche concernant SOUTINEChaïm, artiste-peintre demeurant à Paris, 28 avenueSeurat et recensé par vos services sous le numéro35702.
J’avais déjà eu connaissance par les autoritésallemandes de votre démarche, et, en accord avecelles, j’ai pris toutes les dispositions nécessairespour retrouver dans les plus brefs délais la ditepersonne.
Ordre a également été donné pour se saisir detous objets appartenant à la personne recherchée,notamment peintures, dessins et autres productionsgraphiques, afin de les remettre à Monsieurl’Obersturmfürher, 51bis avenue Foch.
Signature illisible
Au vif du monde
a fait l’objet, le 13 mars 2010,d’une « lecture-spectacle »
à l’Espace Jean Legendre, scène conventionnée de Compiègne, et d’une exposition, dans la même ville,
du 13 mars au 30 avril 2010à l’Espace Saint-Pierre des Minimes.
Cet ouvrage a été publié, dans ses deux éditions,avec le concours du Centre national du Livre,
de la Direction régionale des affaires culturelles de Picardie, Ministère de la Culture et de la Communication,
et du Conseil régional de Picardie.
Tous nos remerciements pour leur soutien à Marie-Christiane de La Conté, Philippe Bera,
Éric Rouchaud, Delphine Jeannot,Claude Gewerc, Alain Reuter, Cécile Hautière,
Jean-Jacques Nguyen, Chantal Messagier, Sylvain Thirolle,Jean-Jacques Franchin, Patrick Vernet, Éric Petitpoisson,
Odile Boissard, Pierre Agator et Alain Mouchère.
Outre les sept cents exemplaires de l’édition couranteil a été tiré de cet ouvrage soixante-quinze exemplaires sous couvertures Arches
peintes par Marc Feld et manuscrites par Zéno Bianu.Chaque couverture est une œuvre unique.
Ces exemplaires sont enrichis d’une gravure originalede l’artiste, répartis comme suit :
vingt-cinq exemplaires numérotés de 1 à 25 accompagnés d’une gravure à nuance noire
vingt-cinq exemplaires numérotés de 26 à 50 accompagnés d’une gravure à nuance bleue
vingt-cinq exemplaires numérotés de 51 à 75 accompagnés d’une gravure à nuance verte.
Tous ces exemplaires sont accompagnés d’un DVD de Jean-Jacques Nguyen.Ils sont signés au colophon par l’auteur et l’artiste.
L’ensemble constitue l’édition originale de
AU VIF DU MONDE
de Zéno Bianuet Marc Feld.
La suite des trois gravures intitulées Au vif du monde a fait l’objet d’un tirage à partde vingt-cinq exemplaires par couleur, chacune numérotée de I à XXV.
Au vif du monde
de Zéno Bianu a été composé en Garamond
et achevé d’imprimer pour le compte des éditions Dumerchezle 23 avril 2010
sur les presses de l’imprimerie Stipa à Montreuil.
Les gravures du tirage de tête ont été réalisées par Marc Feld dans l’Atelier du Prussien à Saint-Amand-les-Eaux
et tirées par Patrick Vernet.
Les trente-sept œuvres présentées dans cet ouvrage sont tirées d’un ensemble de soixantepeintures de Marc Feld, sur toile et sur papier, constitué de sept séries
fondées sur le motif récurrent du Bœuf écorché :Bœuf écorché, tentative d’autoportrait ; La chair et l’esprit ; Nerfs et nervures ;
Viande ; Blessure ; Écorchure ; Chaïm, entre terre et ciel.
© Bernard Dumerchez, 2010
Dépôt légal, avril 2010ISBN 978-2-84791-156-5
ISSN 1152-1651Imprimé en France
Éditions Dumerchez
A.D.N.2, rue du Château
B.P. 7021660332 Liancourt Cedex