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Pierre MONTEBELLO
Les mondes ni subjectifs ni objectifs de l’artLa lecture de Proust par Deleuze
Pierre Montebello
Qu’est-ce que Deleuze est allé chez Proust ? Sans aucun doute, à la fois une métaphysique de l’art et une image de la philosophie. Art et métaphysique, image et philosophie, ce sont des alliances plutôt contre nature, qui ne peuvent en tout cas résulter que de transformations singulières, d’une transmutation efficace des genres.
Appelons art métaphysique, un art de la vérité, un art qui cherche le vrai mais qui ne le cherche pas par la route de la philosophie. L’œuvre majeure de Proust, A la recherche du temps perdu, est bien en ce sens un art métaphysique. Ce qui lui confère immédiatement cette dimension, c’est sa proximité avec le récit d’apprentissage.1 Dans un récit d’apprentissage au sens le plus allemand (Les années d’apprentissage de Wihlelm Meister, le célèbre roman de Goethe) le héros parcourt le monde et se découvre en découvrant le monde. Le narrateur de la Recherche n’a pas besoin de voyager bien loin, il parcourt son monde, en quête de vérité. Si « recherche » il y a, elle concerne cependant aussi l’apprentissage progressif d’une vérité. C’est pourquoi ce roman est fait de perceptions, de déceptions, d’illusions, de rectifications, de découvertes progressives qui passent par la vie, et la révélation par l’art d’essences qui dépassent l’expérience. On dira que c’est une enquête littéraire sur le vrai, qui n’est pas de nature philosophique. Mais, le philosophe y perçoit, lui, une autre manière de chercher le vrai, d’être au contact du réel, de forger une « vision du monde ».
Tout le commentaire de Deleuze oscille ainsi entre roman métaphysique et image romanesque de la philosophie. Le roman proustien est à la recherche d’essences dans l’expérience, la philosophie deleuzienne cherche une expérience non philosophique liée aux essences. Deleuze ne parle pas ici de la littérature pour elle-même mais de la littérature qui fait l’expérience des idées, qui trace un chemin pour découvrir des idées, chemin qui ne passe plus par l’intelligence, par le devancement de l’intelligence, par la
1 Proust et les signes, PUF, 1964, chapitre II, L’apprentissage.
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volonté, par le sujet. L’intelligence n’est pas première, d’autres chemins et visions sont possibles. L’art en est une.
Ces chemins vers les idées sont données par les grandes œuvres littéraires, autant de chemins vers les essences, et sans doute vers des essences qui ont d’autres qualités que celles que construit l’intelligence.
Les signes à déchiffrer
Soulignons que, dans ce premier grand texte de Deleuze consacré à la littérature, l’art est fondamentalement lié aux essences. Sans doute, plus tard nous le verrons lié à autre chose, événements ou heccéités, mais à ce moment il y a comme une expérience des essences qui pourrait être platonicienne ou schopenhauerienne, ces deux philosophes proposant une théorie de l’art comme réminiscence et redécouverte des essences. C’est ce qui explique que Platon soit si présent dans Proust. Mais, les essences que vise la littérature sont différentes de celles de Platon. Ce ne sont pas des essences qui existent avant l’apprentissage, qui ne changent pas, qui ne bougent pas, qui sont immuables, en soi, toujours présupposées avant l’apprentissage lui-même ou l’expérience du réel. Il y a bien un platonisme de Proust dit Deleuze, et bien une expérience de la réminiscence qui part de perceptions, de qualités contraires… La différence avec Platon est qu’on n’arrive jamais à des idées qui préexistent au point de départ et dont l’expérience est une pâle copie. Pour Platon, le Logos est là avant l’expérience, l’intelligence est là aussi avant l’expérience, elle ne doit rien à l’expérience. Les signes perceptifs eux-mêmes ne sont que le langage muet des choses, que les débris d’un logos, à réconcilier dans une Philia, à harmoniser dans une Sophia.2
Comment se fait en effet l’apprentissage chez Platon ?
Deleuze élabore une profonde théorie du signe qui mérite qu’on s’y
arrête. Il montre que la sensibilité chez Platon ne nous fait pas
rencontrer des qualités ou des quantités, mais des contraires, grand et
petit à la fois, dur et mou, … La sensibilité n’a pas affaire à des
objectivités pleines, données intangibles, mais à des signes à
déchiffrer. « Être sensible aux signes, considérer le monde comme
chose à déchiffrer ».3 Et du coup on recule de la Grèce à l’Egypte.
2 Id., La machine littéraire, Antilogos, p. 130-135.3 Id., p.37.
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Apprendre c’est faire de l’égyptologie, c’est être égyptologue de
signes inconnus.
Chez Proust, le point de départ platonicien subsiste, il réside
dans l’appréhension de signes. Le monde est plein de signes à
déchiffrer, plein de hiéroglyphes, signes mondains, signes amoureux,
signes artistiques. Quand Deleuze dit que l’œuvre de Proust est fondé
sur les signes, que le mot signe est l’un des mots les plus fréquents de
la recherche, il met aussi en relief la gestation d’une autre relation
entre le monde et le sujet. Le sujet ne fait pas face à un monde donné,
le monde ne se livre que dans une expérience contradictoire, que
dans la rencontre de signes opposés. Déchiffrer les signes est un
apprentissage. Et un apprentissage difficile, car le monde fourmille
de signes différents qui réclament une interprétation différente,
menuiserie, médecine, mondanité…Qu’est-ce que signale au fond le
signe ? Toujours des intensités et des différentielles. Déchiffrer des
signes, c’est déchiffrer des réseaux de différence et d’intensité. Tout
est affaire d’intensités chez Proust, tout est affaire de différentielles à
interpréter, l’éclat d’un regard, intense, morne, glacial, la nature
oblique, indirecte d’un geste (celui de saint Loup qui part en
campagne en voiture saluant de manière équivoque le narrateur qu’il
croise…). Chez Platon, les signes renvoient à des essences stables, mais chez Proust, l’ordre du logos s’est lui-même disséminé en signes, en points de vue qui ne communiquent pas, en un monde alogique. Antilogos contre logos, souffrances, douleurs et déceptions de l’apprentissage contre amour platonicien, vérités incommunicables contre sophia antique.
Contre l’objectivisme
Nous voulons montrer que la théorie du signe est
concomitante d’un thème qui va se révéler dominant dans la
philosophie de Deleuze, la double mise à l’écart de l’objectivisme et
du psychologisme. Le signe a en effet deux côtés, désignation,
signification, objectif et subjectif. La plupart du temps, nous
confondons le signe avec ce qu’il désigne (objectivisme) ou alors
nous le ramenons à un conglomérat de significations subjectives.
« L’objectivisme n’épargne aucune espèce de signes ».4 Il consiste à
croire que l’objet contient le chiffre du signe, de quoi déchiffrer le
signe est l’illusion première du signe. Ainsi, le nom de Guermantes
semble contenir le secret de l’amour, le narrateur commence par
imaginer que l’amour existe hors de soi dans la chose à quoi renvoie
4 Id., p.39.
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le nom « A l’époque où j’aimais Gilberte, je croyais que l’Amour
existait réellement en dehors de nous ».5 L’art lui-même semble
contenu dans les objets à décrire, dans les observations du monde. On
nommera perception naturelle ou représentation, la tendance à
ramener le signe à l’objet. C’est aussi la tendance de la mémoire
volontaire qui veut rattacher les signes à des réminiscences d’objet.
C’est enfin la direction de l’intelligence qui a « le goût de
l’objectivité ».6
Mais, pour Deleuze, la vérité du signe ne se situe pas dans
l’objet. La croyance en la vérité de la perception naturelle et
l’objectivisme de l’intelligence montrent que l’intelligence et la
perception fonctionnent en couple, et n’ont qu’un but, fixer les
choses et être fixés par les choses. L’intelligence s’efforce de
reconnaître les objets, mais elle ne sait pas vraiment déchiffrer les
signes. Il faut tout un apprentissage pour cela, et pas seulement de la
mémoire et de la recognition. Il faut des rencontres, du hasard, de la
douleur et de la de la souffrance, autre chose en tout cas que des
perceptions objectives et des reconstitutions psychologiques.7
Remarquons combien tout cela est bergsonien. Deleuze en
disant que l’intelligence est objectiviste transpose Bergson en
Proust, de même lorsqu’il souligne l’effet de l’habitude, de la
recognition, de la société sur la compréhension des choses :
« L’intelligence a le goût de l’objectivité, comme la perception, le
goût de l’objet ».8 L’apprentissage des signes peut-il passer par la
triade conservation/société/intelligence ? Par la conversation amicale
entre intelligences ? Si Proust est si intéressant, c’est qu’au couple
amitié et philosophie, il substitue une dyade plus obscure, l’amour et
l’art : « Ce travail de l’artiste, de chercher à apercevoir sous la
matière, sous de l’expérience, sous des mots quelque chose de
différent, c’est exactement le travail inverse de celui que, à chaque
minute, quand nous vivons détourné de nous-mêmes, l’amour-propre,
la passion, l’intelligence et l’habitude aussi accomplissent en nous,
quand elles amassent au-dessus de nos impression vraies, pour nous
les cacher entièrement, les nomenclatures, les buts pratiques que nous
appelons faussement la vie ».9
Le signe enveloppe des significations cachées que seul l’art
dévoile, alors que l’intelligence imagine qu’il suffit d’observer, de
5 Proust, Du côté de chez Swann, p. 401, Gallimard Pléiade, Tome I, 1978, cité par Deleuze, p. 39.6 Deleuze, Proust et les signes, p. 39.7 Proust, Le Temps retrouvé, Gallimard Pléiade, Tome IV, 1989, p. 487. : « L’imagination, la pensée peuvent êtres des machines admirables en soi, mais elles peuvent être inertes. La souffrance alors les met en marche ».8 Deleuze, Proust et les signes, p. 39.9Proust, Le Temps retrouvé, Gallimard Pléiade, Tome IV, 1989, p. 474-475.
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décrire, de partager pour les faire apparaître. L’objectivisme en
littérature est ce contre quoi Proust n’a cessé de s’élever, des
Goncourt à Sainte-Beuve : «Je m’étais rendu compte que seule la
perception grossière place tout dans l’objet, quand tout est dans
l’esprit. »10 Et de même pour Deleuze, rien de pire que
l’objectivisme, l’idée que la vérité est là, tapie dans les choses,
qu’elle n’a pas à être inventée en même temps que déchiffrée. Le
signe ne fait pas signe vers l’objet, la vérité du signe n’est pas dans
l’objet.
L’essence ni subjective, ni objective
La déception des héros de Proust rejoint une déception
proprement philosophique, croire que nous pouvons aller chercher les
essences dans les choses. Deleuze souligne que la mise en scène de la
déception occupe une grande place chez Proust. Le héros est
perpétuellement déçu de ne pas trouver dans les choses ce qu’il
attendait : déception par exemple quand le narrateur cherche à saisir
« l’essence » du talent de la Berma, grande actrice. Le narrateur est
très déçu lors des premières représentations parce qu’il la confronte
« à une idée préalable, abstraite et fausse du génie dramatique »11, et
qu’il a d’abord voulu y reconnaître une abstraction. Or, il lui faut
admettre qu’il n’y a pas « d’équivalent intellectuel » disponible de la
forme singulière qu’il perçoit et dont il faut « dégager l’inconnu ».
Dans la « collection des idées », aucune ne convient à « l’impression
individuelle ». Proust en tire cette conclusion : « Nous sentons dans
un monde, nous pensons, nous nommons dans un autre, nous
pouvons entre les deux établir une concordance mais non combler
l’intervalle ».12 Il y a un intervalle ou une « faille » entre ce qu’on
sent et ce qu’on nomme, entre ce qu’on nomme génie par exemple et
ce qui doit s’individualiser dans l’expérience, ce qui ne peut qu’être
senti dans l’expérience. La déception traduit le moment où l’on
s’aperçoit où l’objet ne nous livre pas le secret du signe, où l’on se
rend compte que la croyance que nous avions en des essences
objectivées et générales est trompée.
Mais, l’on se fourvoie aussi sûrement en partant de
l’interprétation subjectiviste du signe. L’appréhension du signe par
les associations de la mémoire volontaire échoue elle aussi parce
qu’elle repose sur un travail intellectuel sur les souvenirs. On ne
retrouve que des ressemblances dans le signe comme quand on
reconnaît toujours dans les choses un même tableau ou une même 10 Proust, Le Temps retrouvé, Gallimard Pléiade, Tome IV, p. 491.11 Proust, Le côté de Guermantes, Gallimard Pléiade, Tome II, 1978, p. 49.12 Id., p. 50.
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peinture. Le fait est que le sens du signe n’a de fond ni dans l’objet ni
dans le sujet. C’est en réalité une zone intermédiaire que le signe
révèle, un monde ni purement objectif, ni purement subjectif, un
commencement de monde, un monde naissant.
C’est pourquoi la vérité du signe est précisément l’essence.
L’essence est un « point de vue » supérieur au sujet et à l’objet, un
point de vue qui enveloppe des paysages non actuels, des lieux
immatériels, des connexions spirituelles… Cette ligne d’analyse
présage déjà les paysages non humains de Qu’est-ce que la
philosophie ? C’est en effet un monde absolument spécifique que
traduit l’essence, un monde où les objets s’individualisent par
l’essence justement. Par exemple le monde de la madeleine,
Combray, l’église, les aubépines… est comme la « naissance d’un
monde », sans moi comme principe directeur et organisateur. C’est
ce monde qui est le véritable « principe d’individuation » du sujet.13
L’essence, c’est donc la différence même, la différence entre
mondes, que l’art sait faire surgir dans sa vérité intemporelle, hors de
l’ego. Le point de vue n’est autre que la différence saisie en elle-
même, le monde exprimé qui ne se confond plus avec le sujet.14
Proust développe admirablement ces idées : « Par l’art seulement,
nous pouvons sortir de nous, savoir ce que voit un autre de cet
univers qui n’est pas le même que le nôtre et dont les paysages nous
seraient restés aussi inconnus que ceux qu’il peut y avoir sur la lune.
Grâce à l’art, au lieu de voir un monde, le nôtre, nous le voyons se
multiplier, autant nous avons de monde à notre disposition, plus
différents les uns que les autres, que ceux qui roulent dans l’infini ».15
La communication des mondes exprimés et différents est l’objet
premier de l’art. Par l’art, les essences-monadiques communiquent,
l’art est en quelque sorte l’entre-expression des mondes (« il n’y a
d’intersubjectivité qu’artistique »).16
Pour Deleuze, le signe renvoie à ces essences alogiques, à
ces mondes inconnus. Ils n’ont plus rien à voir avec une objectivité
partagée ou une subjectivité associative.
Esprit et temps pur
Ni percept, ni affect, ni sujet, ni objet, le signe nous fait donc
passer ailleurs… C’est la première fois que se manifeste dans la
philosophie de Deleuze cet attrait pour une zone non objective et non
subjective, pour un monde plus impersonnel. L’art joue ce rôle ici,
13 Deleuze, Proust et les signes, p. 133.14 Id., p. 55.15 Proust, Le Temps retrouvé, Gallimard Pléiade, Tome IV, 1978, p. 474.16 Id., p. 55.
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avant que la philosophie ne joue le sien. Dans le livres sur Proust,
seul l’art en effet atteint des essences, mais ce sont des essences
singulières, ni générales, ni subjectives, ni objectives, immatérielles,
spirituelles. On pourrait être surpris de cette présence du thème de
l’esprit chez Deleuze. Remarquons que du livre Proust aux livres sur
le cinéma, l’esprit, ce sera toujours le temps, le temps pur, saisi dans
sa puissance propre (encore la durée bergsonienne). Ainsi dans le
système de signes qui va selon du matériel au spirituel chez Proust, il
faut voir un trajet qui va vers l’esprit. Seuls les signes de l’art sont
purement immatériels. Chaque signe a un effet sur nous, exaltation
mondaine, souffrance/angoisse amoureuse, joie sensible, joie pure de
l’art…. Chaque signe a sa faculté qui l’explore de sorte que le signe
se combine avec la théorie des facultés à l’œuvre dans Différence et
répétition et Proust et les signes. Intelligence pour les signes
mondains et amoureux, imagination et mémoire pour les signes
sensible, pensée pour les essences. Et chaque signe a sa ligne de
temps : perte de temps mondaine, temps perdu amoureux parce que
le moi s’y dissout, temps retrouvé du sensible dans le temps perdu,
temps primordial absolu de l’art, éternité retrouvée.17 Pourtant, c’est
seulement au niveau de l’art que l’essence est révélée, mais on
comprend qu’elle était impliquée dans les autres niveaux, comme
dans une dialectique ascendante (encore platonicienne). On le voit,
l’essence est toujours spirituelle, c’est la saisie du temps, d’un temps
qui n’est plus subjectif et objectif.
Expression
Nous ne comprenons pas encore vraiment en quoi consiste
cette zone ni subjective, ni objective, que l’essence nous fait
atteindre, ni encore comment le temps y est impliqué. Attardons-
nous davantage sur l’essence. Deleuze définit l’essence comme une
différence « ultime et absolue ». Elle « constitue » l’être et nous fait
« concevoir » l’être.18 Tout cela a une allure très ontologique. Que
signifient ces propositions au fond ? Pourquoi l’art concerne-t-il
l’ontologie ? Pourquoi le sujet n’est-il plus primordial ? D’abord,
Deleuze établit que si l’essence est la différence, c’est que la
différence n’est pas empirique mais essentielle justement. Deleuze se
sert d’un texte de Proust tiré de La Prisonnière qui dit que les
différences n’existent pas à la surface de la terre, qu’elles ne sont pas
dans le monde, que le « monde des différences… n’est pas dans le
monde ».19 Réduire la différence à l’empirie, c’est rester dans une
17 Deleuze, Proust et les signes, p. 34.18 Id., p. 53.19 Id., p. 53.
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différence extrinsèque, dans le champ de l’expérience ; or dans ce
champ d’expérience, nous l’avons dit, on ne trouve pas de
différences, mais des ressemblances et des perceptions uniformisées.
La « perception uniformise », comme dit Proust, annule les
différences, on voit ce que tout le monde voit. Jamais les différences
extrinsèques ne sont significatives justement parce qu’elles sont
celles du sens commun.
On pourrait dire que dans ce monde commun, il n’y a
justement que des différences empiriques entre les choses, c’est-à-
dire des analogies et des ressemblances. Ce qui importe, ce n’est pas
que les différences soient empiriquement différentes dans un même
monde, mais qu’il y ait des mondes différents. La différence
concerne toujours un monde différent, un point de vue différent sur le
monde, une qualité dans un sujet. La différence est donc interne, pas
externe. Deleuze mêle Proust et Leibniz pour faire des essences des
monades, des points de vue internes sur le monde, des expressions à
chaque fois différentes du monde. La différence interne signifie
qu’on n’est pas en présence des mêmes mondes, qu’on on ne se
meut pas dans les mêmes mondes.
Chaque essence exprime un monde différent. Comment ces
mondes pourraient-ils d’ailleurs communiquer, s’il n’y avait
justement l’art ? C’est l’art qui permet à ces monades sans portes et
fenêtres de communiquer entre elles. Rappelons à nouveau la phrase
de Proust que cite Deleuze : « Grâce à l’art, au lieu de voir un seul
monde, le nôtre, nous le voyons se multiplier, et autant qu’il ya
d’artistes originaux, autant nous avons de mondes à notre disposition,
plus différents les uns des autres que ceux qui roulent dans
l’infini ».20 Réussir à faire communiquer ces mondes empiriquement
incommunicables, dans la vie et dans l’expérience, voilà le rôle de
l’art. Tandis que le monde extérieur est la projection uniformisante
de tous les points de vue, la différence interne est à chaque fois une
expression de monde absolument différente.
Il est très important de souligner combien la position du sujet
se modifie alors. Jamais le point de vue n’appartient un sujet, c’est
au contraire de se placer à un point de vue qui crée un sujet. Le point
de vue crée le sujet, est un processus de subjectivation. Tout agent
qui épouse ce point de vue acquiert la subjectivité singulière qui le
caractérise. Ainsi, le monde exprimé dans l’essence même s’il est
bien relié à un sujet, dépasse en réalité le sujet. Quoique le monde
exprimé n’existe pas hors du sujet, il est plus large que le sujet, il
20 Id., p. 55, Proust cité par Deleuze, Le Temps retrouvé, Gallimard Pléiade, tome IV, p. 474.
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n’exprime pas le sujet, mais l’essence ou le point de vue, il touche
directement l’être « qui se révèle au sujet ».21
Par cette analyse très ontologique, l’expérience artistique
acquiert une dimension supra-subjective, elle caractérise une manière
d’exprimer l’être et non pas le sujet, de faire surgir l’être pur du
passé. L’art saisit la part d’immortalité non subjective des choses, et
donc aussi notre part d’immortalité, puisque ces mondes s’expriment
en nous. La « distinction de l’essence et du sujet » (Deleuze) mène
définitivement l’art plus loin que le sujet, en découvrant dans
l’expérience subjective un monde enveloppé en elle et qui
individualise le sujet au lieu d’être sa projection.
Mais Deleuze complique encore les choses, il appelle
maintenant les néo-platoniciens à la rescousse, il introduit un nouvel
élément. Ce nouvel élément, plus génétique, plus « originaire », est
« la naissance du Temps lui-même ». Avant le temps déployé,
chronologique, les néo-platoniciens font du temps la complication
qui enveloppent toutes les essences dans l’Un. L’éternité est l’état
compliqué du temps. Un univers essentiellement expressif en
découle, ascendant et descendant, par complication et explication. Il
y a ainsi toute une expression temporelle des essences qui parcourt
signes et sens. Implication du sens, explication des signes,
complication du temps (Un du multiple, l’éternité comme état
compliqué du temps lui-même). « Le sujet artiste a la révélation d’un
temps originel, enroulé, compliqué dans l’essence même », qui
embrasse toutes les séries possibles, passé pur de Combray dans
toutes les images possibles. Tel est au fond « l’extra-temporel » de
Proust, l’au-delà de la mémoire, et que l’art retrouve.22
Cette compréhension du but de l’art éclaire les rapports du
signe et du sens. C’est quand l’essence est révélée que nous
comprenons les séries qui la répètent, de même que nous saisissons
mieux les apparences et les révélations qui scandaient la recherche.
Au fond, l’essentiel tient dans cette trilogie, le signe, le sens et
l’essence, qui ont chacun leurs séries. Séries du sens impliquées dans
le signe et qui se dévoilent par une ligne interprétative successive : je
ne comprends pas la série, je la comprendrais plus tard, il faut que je
déchiffre ces signes, que j’interprète, que je trouve le chiffre de ces
signes obscurs. Séries des signes qui développent le sens par la
rencontre et la répétition, des signes sensibles matériels aux signes
immatériels et spirituels de l’art. Et puis les lignes du temps qui
compliquent les deux, le temps comme complication du sens et du
signe, la révélation dans l’art d’un temps pur, impliqué et expliqué
21 Id., p. 56.22 Id., p. 59.
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dans les séries des signes et du sens, le temps comme être en soi du
passé (Bergson encore, car ce n’est pas la mémoire volontaire qui
compte, mais le saut dans le passé, dans un passé intemporel, non
empirique, non psychologique, Combray tel qu’il ne fût jamais vécu),
temps compliqué dans l’essence. Seule l’interprétation fait
communiquer les signes et le sens. Signe et sens, objet et sujet,
passent alors dans une zone intermédiaire, par le mouvement
d’implication et d’explication. Jusqu’à l’essence qui les complique
tous deux, les fait communiquer vraiment dans un temps pur.
Deleuze donne cette définition très ramassée de l’essence : elle est
l’« unité du signe et du sens ».23
Il a fallu ces détours pour comprendre que l’essence est d’un
autre ordre que le sujet psychologique, que le point de vue est d’un
autre niveau que la perspective individuelle. Que ce n’est pas le sujet
qui forge des essences mais l’essence qui « constitue le sujet ». Que
ce ne sont pas les sujets qui expriment des univers, mais les univers
qui expriment des essences, lesquelles par leur implication et leur
explication constituent des sujets. Voilà en quoi réside le vrai chemin
de la recherche proustienne, il consiste à dépasser l’état d’âme du
sujet pour accéder à un point de vue « supérieur » dont le sujet n’est
que l’individuation. Les essences ne flottent pas hors du monde, elles
s’incarnent dans le monde, dans les matières, dans les individus, elles
sont individualisantes. C’est toujours en les répétant que le sujet les
individualisent : quel amour répète-on, qu’on découvre au fur et à
mesure des rencontres, qui est l’inconscient de l’amour, et dont on
découvre l’essence quand on a la loi de la série et que l’amour se
décolle du moi ? « L’amour ne cesse de préparer sa propre
disparition, de mimer sa rupture ».24 Il ne répète pas le passé mais le
futur. On ne découvre sa loi qu’au fur et à mesure, à partir de
l’essence qui s’est incarnée dans les états subjectifs et les objets
aimés. L’analyse deleuzienne de Proust finit par déplacer les
catégories majeures de la philosophie : de l’objet au signe, de la
vérité à l’interprétation, de l’essence objective à l’essence/virtuel.
Le virtuel
Voilà ce que Deleuze cherchait à atteindre, le niveau
ontologique où l’on doit se situer, le virtuel comme passé pur. Car,
on l’aura compris, l’essence c’est le virtuel.
La même phrase de Proust reviendra souvent dans les textes
de Deleuze : « Réels sans être actuels, idéaux sans être abstraits ».
23 Id., p. 53.24 Id., p. 27, et p. 84-86.
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Mais citons le texte magnifique de Proust qui illustre au fond
l’ensemble de la recherche et sur lequel s’appuie Deleuze : «Rien
qu’un moment du passé ? Beaucoup plus, peut-être ; quelque chose
qui, commun à la fois au passé et au présent, est beaucoup plus
essentiel qu’eux deux (…). Qu’un bruit, qu’une odeur, déjà entendu
ou respirée, le soient de nouveau, à la fois dans le présent et dans le
passé, réels sans être actuels, idéaux sans être abstraits, aussitôt
l’essence permanente et habituellement cachée des choses se trouve
libérée, et notre vrai moi qui, parfois depuis longtemps, semblait
mort, mais ne l’était pas entièrement, s’éveille, s’anime en recevant
sa nourriture céleste qui lui est apportée. Une minute affranchie de
l’ordre du temps a recréé en nous pour la sentir l’homme affranchi de
l’ordre du temps. Et celui-là, on comprend qu’il soit confiant dans sa
joie, même si le simple goût d’une madeleine ne semble pas contenir
logiquement les raisons de cette joie, on comprend que le mot de
‘mort’ n’ait pas de sens pour lui ; situé hors du temps que pourrait-il
craindre de l’avenir ?» 25.
« ‘Réels sans être actuels, idéaux sans être abstraits’. Ce réel
idéal, ce virtuel, c’est l’essence », condense Deleuze.26 C’est le temps
à l’état pur, « l’être en soi du passé plus profond que tout passé qui a
été, que tout présent qui fut ».27 L’essence peut sans doute s’incarner
à un premier niveau dans le souvenir involontaire. Dans ce cas, elle
n’est pas encore de l’art, elle est locale et non individualisante
(souvenirs de Venise…), elle est générale (sensation commune à
deux lieux plus que singulière d’abord), elle nous fait retrouver le
temps perdu dans le temps déployé, elle ne se sépare pas de
déterminations contingentes, des circonstances. Cette essence qui
s’incarne dans le souvenir involontaire est beaucoup moins
spiritualisée que dans l’art. Cette mise à disposition de l’essence par
la mémoire involontaire nous révèle certes un temps originel qui
s’oppose au temps successif, mais c’est seulement une image fugitive
de ce temps originel. Des fragments d’existence nous réapparaissent
avec cette joie vive, immense, qui consiste à retrouver le temps
perdu, à saisir un temps où se sont connectés passé du présent et
présent du passé. Ce ne sont que des images fugitives,
presqu’invivables, comme une « brusque éternité » (Nietzsche). La
mémoire involontaire ne sait fixer ce temps éternel que dans le temps
perdu, successif, déployé. Elle se souvient d’un temps passé.
La force de l’art est de nous élever à autre chose, non le
temps passé, mais le passé comme temps propre, l’éternité inactuelle
du passé, un Combray qui n’est ni ce présent ni ce passé vécu, l’en 25 Proust, Le Temps retrouvé, Gallimard Pléiade, tome IV, p 450-451. 26 Deleuze, Proust et les signes, p. 76.27 Id., p. 76.
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soi de Combray qui est l’essence commune du passé et du présent.
Au sens où Merleau-Ponty évoque dans Le visible et l’invisible une
passivité, une intentionnalité latente, de lien au passé tel qu’il fut,
sans liaison à un acte d’évocation. L’art seul nous élève à cette vraie
éternité du temps, comme en soi du passé, élément différentiel du
passé et du présent vécus, vraie zone transcendantale du temps:
« Tous les Moi de la mémoire involontaire sont inférieurs au Moi de
l’art, du point de vue des essences elles-mêmes ».28
On notera que l’art implique une rupture avec la vie. Deleuze
suit Proust en soulignant que l’artiste ne peut atteindre une essence
vraiment temporelle et spirituelle qu’en se coupant de la vie : « La
supériorité de l’art sur la vie consiste en ceci : tous les signes que
nous rencontrons dans la vie sont encore signes matériels »; « La vie
n’a pas les puissances de l’art, elle les reçoit seulement en les
dégradant, et ne reproduit l’essence qu’au niveau le plus bas, eu
degré le plus faible ».29 Ou plutôt, ainsi que le dit Proust, l’art nous
fait accéder à une autre vie, une vie plus vraie, éclaircie par l’épreuve
des essences et du temps : « La vraie vie, la vie enfin découverte et
éclaircie, la seule vie par conséquent pleinement vécue, c’est la
littérature ».30
Conclusion
Nous étions partis d’un roman d’apprentissage, d’une
recherche de la vérité ne passant plus par l’intelligence. Est-ce si
étonnant qu’elle nous ait conduit à mettre entre parenthèses la
subjectivité et l’objectivité ? Car voilà au fond la leçon de la
littérature moderne : il n’y a pas de monde objectif, ni physique, ni
idéel, l’objectivité n’est pas dans les états du monde, ni dans des
significations idéales stables platoniciennes. L’ordre du monde se
lézarde, la seule objectivité c’est l’art, celle que donne l’art, que l’art
conquiert. Il n’y a plus de logos qui dicte les signes, plus de belles
totalités, plus d’objectivités pleines, plus de transcendant fixe.
Il n’y a pas non plus de monde subjectif, de
subjectivité première, de réalité qui serait constituée par la psyché,
les perceptions et les souvenirs. La recherche a certes affaire à des
souvenirs, mais l’important est le temps pur, et non le souvenir. Avec
cette littérature, le sens de la création change totalement : « Il ne
s’agit plus de dire : créer, c’est se ressouvenir, mais se ressouvenir,
28 Id., p. 79.29Id ., p. 53, et p. 63-64.30 Proust, Le Temps retrouvé, Gallimard Pléiade, tome IV, p. 474.
Pierre MONTEBELLO
c’est créer ».31 Etrange proposition de Deleuze. Elle ne se comprend
qu’à destituer la subjectivité de son rôle central. La création ne répète
pas les souvenirs. Elle implique un autre rapport au temps, un autre
nœud du temps. Se ressouvenir n’est pas un acte psychologique, c’est
« créer l’équivalent spirituel du souvenir encore trop matériel, créer
le point de vue qui vaut pour toutes les associations, le style qui vaut
pour toutes images », atteindre le temps pur qui ne fut jamais vécu et
qui vaut pour tous les temps présents.32
Deleuze aura fini par donner corps à cette idée
fondamentale : la littérature ne bâtit pas des totalités objectives, le
logos n’est pas premier, la loi des choses n’est pas donnée. Tel est le
profond renversement des catégories de la pensée grecque. Ce que
conteste Proust, c’est que tout soit déjà présent, qu’il y ait un logos
anticipateur, une méthode d’observation, un usage logique des
facultés, une conversation entre amis, des significations
conventionnelles. On ne part plus de l’observation, la sensibilité
prend le relais, par les signes. On ne part plus du logos et de
l’intelligence mais de ce qui force à penser, le pathos. On ne part pas
d’une concorde des facultés mais de leur usage disjoint. On ne part
plus du volontaire, mais de l’involontaire. Si chez Proust, comme
chez Platon, il y a réminiscence d’essences, elles ne sont pas
présupposées, ni stables, elles sont découvertes à partir d’oppositions
sensibles, d’états d’âme, d’une interprétation des associations
subjectives, qui nous forcent à remonter « un point de vue
supérieur », à une réalité supérieure : « L’ordre du cosmos s’est
effondré, émietté dans des chaînes associatives et des points de vue
non communicants. Le langage des signes se met à parler pour lui-
même, réduit aux ressources du malheur et du mensonge ; il ne
s’appuie plus sur un logos subsistant : seule la structure formelle de
l’œuvre d’art sera capable de déchiffrer le matériau fragmentaire
qu’elle utilise, sans référence extérieure, sans grille allégorique ou
analogique ».33
Se ressouvenir et créer sont le nœud même du temps. Il est
étonnant de voir combien le livre de Deleuze sur Proust concorde
avec les livres qu’il écrit sur le Cinéma. Le cinéma d’après-guerre
affronte l’épreuve du temps, d’un temps non psychologique, d’un
temps ontologique (Resnais en particulier). Comme s’il fallait à
chaque fois ce détour par un temps intemporel pour que la création
soit possible. Du livre sur Proust et les signes aux deux livres sur le cinéma, c’est bien le rapport au temps qui est décisif. C’est toutefois avec les livres sur le cinéma que la pensée du 31 Deleuze, Proust et les signes, p. 113 /114.32 Id., p. 134.33 Id., p. 137.
Pierre MONTEBELLO
temps prend la forme la plus aboutie. Poursuivant la ligne de pensée antérieure, la réflexion sur le temps semble alors se diffracter entre ontologie du passé et devenir créatif, temps « transcendantal » et temps déployé, « métaphysique de la mémoire » et invention de nouvelles possibilités de vies.34 Deleuze continuer d’articuler un temps non chronologique où les phases du temps coexistent (passé/présent, virtuel/actuel), et un temps actif, créatif, qui met en péril la notion même de vérité. Comme si aucune création n’était possible sans qu’éternité du temps et devenir ne circulent l’un dans l’autre. Le processus de création littéraire, pictural ou cinématographique est indissociable de ces deux moments, l’ordre du temps ou la force transcendantale du temps, condition de tout devenir, la série du temps ou la puissance créatrice du temps, production de nouveauté. Ainsi se comprend que se ressouvenir soit créer. Seul le passage par l’intemporalité du temps redistribue des possibilités non psychologiques. Sans ce saut dans un temps pur, la création est impossible, de même que sans le temps pur de Combray aucun monde possible nouveau ne s’ouvre au narrateur.
34 Deleuze Cinéma II, Editions de Minuit, p. 143.