Accompagnement des familles de migrants précaires dans
un centre médico-psychologique en pédopsychiatrie.
Evolution de nos pratiques autour de nouveaux enjeux
Chantal PETAVY
DIU Santé Société Migrations
2015
SOMMAIRE
Introduction
I - LE CMP et son implantation dans le quartier
A. Missions du CMP
B. Fonction de l’assistante sociale
II - Contexte sociétal et législatif et incidences sur les demandes de soins
A. Précarité et Migrants
B. Mutations sociales et cadre législatif
III - Réflexions générales sur l’évolution
A. De nos missions et outils de soins
B. Des pratiques de l’assistante sociale
IV - Illustrations avec présentation de situations et commentaires
A. Première demande en 2002
Effets repérés
Difficultés rencontrées
B. Treize ans plus tard…
Effets repérés
Difficultés rencontrées
V - Perspectives
Développer des appuis par :
- la posture de proximité
- la professionnalité
- la formation et la supervision
Conclusion
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Dans le cadre d’une pratique d’assistante sociale dans un service de soins en pédopsychiatrie
depuis trente ans, j’ai pu éprouver ces dix dernières années à la fois malaise et difficultés
pour ajuster ma fonction au public de familles et d’enfants accueillis au CMP (Centre Médico
Psychologique) et inscrit dans des trajectoires migratoires souvent complexes et
douloureuses marquées par une précarité psychique et sociale.
L’exclusion, conséquence de leur vulnérabilité sociale et administrative dans l’attente d’un
droit de séjour et d’un hébergement est doublée le plus souvent pour les familles consultant
au CMP, de l’exclusion, conséquence de la psychopathologie du ou des enfants. En effet, le
parcours des enfants atteints de troubles sévères du développement fait aussi intervenir une
représentation du sujet social fragile, menacé dans un statut souffrant, dégradé, déficient
parfois et désaffilié socialement. L’équipe va proposer une place dans le soin à l’enfant,
tout d’abord difficilement pensable dans un ailleurs et ensuite, avec des tentatives
d’aménagement d’inscription sociale en crèche ou à l’école. Ces chaos successifs dont nous
sommes témoins et notre impossibilité à changer le cours des choses imposent de suivre et
accompagner, par l’ajustement de nos pratiques, ces bouleversements dont nous sommes
témoins.
Je propose dans un premier temps de présenter les missions de notre service et la fonction
de l’assistante sociale pour développer ensuite les incidences des nouvelles législations sur
les publics précaires, spécifiquement les migrants précaires. Pour mettre en évidence
l’évolution de nos pratiques de soins et d’accompagnement social, je choisis d’évoquer nos
interrogations à partir de trois situations de familles adressées au CMP sur une période de
treize ans.
Cette réflexion cherche à interroger la pertinence d’un modèle de prise en charge que nous
avons adopté c’est-à-dire de proposer dans une même enveloppe qui est l’équipe du CMP,
le soin et l’accompagnement social. L’accompagnement social s’étayera de façon différente
dans cet écart de temps. Il pourrait de ce fait s’agir d’une sorte d’état des lieux qui ouvre
des perspectives, des postures et des outils complémentaires. Comment accueillir en CMP à
la fois la singularité de l’histoire d’une famille et l’inscrire aussi dans une trajectoire sociale
et géopolitique, particulièrement dans un contexte de précarité ?
-2-
I - LE CMP ET SON IMPLANTATION DANS LE QUARTIER
J’exerce mon activité d’Assistante Sociale dans un Centre de consultations médico
psychologiques relié à un service de pédopsychiatrie lui-même rattaché à un pôle du Centre
Hospitalier le Vinatier à Bron. Il accueille des enfants accompagnés de leurs parents, du
premier âge jusqu’à leur majorité, présentant des troubles psychologiques ou des
psychopathologies plus sévères (troubles du spectre autistique).Le financement des soins y
est assuré, sur un mode forfaitaire par la Sécurité Sociale sans paiement direct de l’usager.
Ce Centre Médico Psychologique est par ailleurs hébergé dans un Centre Médical mutualiste
qui offre une activité de consultations de médecine générale et spécialisée avec aussi des
activités para médicales (soins infirmiers, examens de laboratoires, soins dentaires…). Il
reçoit une patientèle socialement mixte correspondant au profil sociologique du 3ème
arrondissement. En effet, ce CMP localisé dans le 3ème
arrondissement depuis 1981,
bénéficie d’une implantation dans un quartier caractérisé par une population très
hétérogène où voisinent un secteur administratif et commercial, animé autour de la Part
Dieu, un secteur intégré au programme de contrat urbain de cohésion sociale de la Ville de
Lyon et un quartier plus résidentiel autour de la Préfecture.
Cette mixité sociale représentative d’un public très diversifié s’adressant au CMP a pour
effet d’une part de développer des réseaux de partenariats conséquents dans un quartier
riche en structures d’accompagnements et de recevoir un public dont les problématiques
de santé mentale et leur symptomatologie peuvent être extrêmement variées.
A. Missions du CMP
Le CMP est animé par une équipe pluridisciplinaire composée de pédopsychiatres,
psychologues, infirmiers et éducateurs, orthophonistes, psychomotriciens, une secrétaire et
une assistante sociale. L’approche clinique psycho dynamique, d’orientation psychanalytique
favorise des approches et des réponses diversifiées dans le cadre des soins et de la
prévention.
Il propose des consultations médico-psychologiques et des soins ambulatoires individuels
et groupaux s’articulant avec un travail régulier de consultations familiales et
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d’accompagnement social de l’assistante sociale. Les soins ambulatoires individuels
proposés, le plus souvent dans une fréquence hebdomadaire mais aussi bi hebdomadaire,
sont des prises en charge psychothérapiques, orthophoniques et psychomotrices.
Les prises en charge groupales consistent en des petits groupes thérapeutiques animés par
deux ou trois soignants avec aussi psychodrames et possiblement groupes à médiation
(contes…).
Si les troubles de l’enfant nécessitent des soins plus importants, le consultant indique alors
un soin institutionnel séquentiel dans d’autres unités du même service, en hôpital de jour ou
en CATTP (Centre d’Accueil Thérapeutique à Temps Partiel) ou encore dans le cadre d’un
Relais d’Accueil Familial Thérapeutique, dispositif mis au service de l’ensemble du pôle de
pédopsychiatrie. Parallèlement des consultations familiales régulières sont assurées par le
consultant référent soit un pédopsychiatre ou une psychologue ou en binôme selon
l’indication et les mobiles de la demande. Si la situation sociale de la famille ou scolaire de
l’enfant fait l’objet de préoccupations conséquentes pour et autour de la famille, l’assistante
sociale peut être alors co-consultante ou propose en parallèle un accompagnement social.
La fréquence des consultations varie selon le parcours et l’évolution des soins sur un rythme
le plus souvent bimensuel, mensuel ou bimestriel.
B. Fonction de l’assistante sociale en CMP
L’institution de soins est encouragée à créer et développer un partenariat extérieur et se
préoccuper de ce qui se passe autour du soin. La fonction de l’assistante sociale est
particulièrement sollicitée puisque c’est dans l’articulation de ces pôles dedans/dehors,
individu/groupe social que se précise l’approche spécifique de l’assistant social.
Tenir une mission sociale dans une institution de soins implique une place dans ces deux
champs d’approche distincts à un point de rencontres de deux espaces et deux réalités.
Cette situation d’interface confère alors à l’assistante sociale une double appartenance
constituée d’un pôle social par sa formation initiale et son identité dans la communauté et
d’un pôle clinique qui est l’identité de l’équipe considérant la souffrance psychique de
l’enfant et de sa famille. Appréhender cette double dimension interne et externe, de
l’individu dans le groupe social, implique un regard clinique possible dans le champ social et
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un regard social possible dans le champ clinique. L’assistant social reste garant de ce qui
n’est pas tenu par l’autre soit la réalité sociale avec l’équipe de soins et la réalité de soins
avec les partenaires.
Tel est l’enjeu de la relation d’accompagnement social auprès des familles consultant au
CMP, dans cet espace transitionnel entre le monde extérieur du sujet et sa réalité interne.
Les premières familles rencontrées dans le contexte d’une demande d’asile nous ont
fortement mobilisés voire « ont bousculé » nos cadres de travail pré établis.
L’interdisciplinarité de l’équipe avec l’assistante sociale, dont la fonction la prédestine à tenir
la question sociale, va nous aider à co-construire des formes de prise en charge. Proposer le
soin d’un ou des enfants et l’accompagnement social de la famille dans une même
enveloppe, le CMP, va être un mode de réponse que nous allons adopter. Nous allons
examiner comment nous avons mis en place ces modalités de soins et d’accompagnements
et les situer dans une période de transformations importantes de nos pratiques en
résonnance avec les évolutions législatives de ce début de siècle.
II - EVOLUTION DU CONTEXTE SOCIETAL ET LEGISLATIF
A. Précarité et migrants
Si je choisis de cibler particulièrement la précarité des situations d’exil en les contextualisant
dans ces quinze dernières années, on peut toutefois considérer que les demandes de
consultations au CMP sont globalement marquées dans cette même période par des
précarités sociales et psychiques grandissantes. La prégnance de l’impact social émerge plus
largement dans l’expression de problématiques éducatives, de fragilités familiales en lien
avec une absence, perte ou menace d’emploi, des ruptures et des attaques des liens
familiaux et/ou d’isolement des familles. Bon nombre de familles sont donc traversées par
des préoccupations de première nécessité ; la précarité prend alors toute sa mesure dès lors
qu’il s’agit, comme le souligne J. FURTOS,(1) « de l’obsession de la perte possible ou avérée
des objets sociaux »(1).
1. J.FURTOS. Les cliniques de la précarité. Contexte social et air du temps. p.14
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Au début des années 2000, les consultations de Médecins du Monde implantées alors dans
le même dispensaire médical que le CMP ont initié et favorisé l’adresse dans notre service
de familles de « migrants précaires » dont les enfants présentaient des troubles
psychopathologiques. Ceux désignés selon la terminologie proposée par N.CHAMBON (2)
correspond au public de migrants en quête d’un titre de séjour, d’un statut de réfugié après
une demande d’asile, d’un hébergement, d’un droit au travail et soumis à une procédure
longue, captive et parfois vaine pour obtenir une possible régularisation de séjour.
Cette attente succède bien souvent à des situations traumatiques, en tous cas extrêmement
douloureuses à l’endroit de la rupture avec leur pays d’origine et leurs attaches et révèle une
souffrance voire une détresse familiale déposée dans les consultations. Cet état de précarité
est le plus souvent associé à un déclassement social entre leur histoire antérieure et leur
situation présente de migrant en quête d’un nouveau statut en France. En effet, la plupart
des familles rencontrées au CMP ne connaissaient pas forcément cette situation de précarité
avant de vivre des situations de menaces ou de violences traumatiques, de maladies graves
et de devoir en conséquence, fuir ou quitter leur pays.
Pour rendre compte de la situation de précarité que rencontre le public de migrants
précaires, je propose de retenir la définition de J WRESINSKI (3) : « La précarité est l’absence
de sécurités permettant aux personnes et aux familles d’assumer leurs responsabilités
élémentaires et de jouir de leurs droits fondamentaux. L’insécurité qui en résulte peut être
plus ou moins étendue et avoir des conséquences graves et définitives. Elle conduit le plus
souvent à la grande pauvreté quand elle affecte plusieurs domaines de l’existence, qu’elle
tend à se prolonger dans le temps et devient persistante, qu’elle compromet gravement les
chances de reconquérir ses droits et de réassumer ses responsabilités par soi-même dans un
avenir prévisible. Les sécurités de base dont il est question sont le travail, les revenus, le
logement, l’accès aux soins, l’école et l’accès à l’instruction, l’accès à la culture, le lien
familial, le lien social… » tout en rajoutant selon G.PEGON que « la précarité peut être vécue
indifféremment comme une atteinte plus ou moins organique, psychique, sociale, morale
voire politique » (4).
2. N. CHAMBON Rhizome n° 48(juillet 2013) Le migrant précaire comme figure de débordement
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On note que dans les familles de migrants précaires, la mère est généralement
l’interlocutrice principale à moins de ne parler et comprendre le français et/ou d’être
extrêmement fragilisée. Les familles que nous rencontrons au CMP sont le plus souvent
composées d’un couple parental mais parfois monoparentales (mère) avec des fratries allant
de 1 à 4 enfants. Le père d’abord absent physiquement au CMP, prend place plus tard dans
les propos de sa conjointe qui rapporte souvent son désarroi de ne pouvoir assurer le rôle
que lui confère la paternité soit de donner par le travail, un toit et à manger à ses enfants.
De plus, on peut se demander aussi si le rapport de genre n’intervient pas culturellement
pour expliquer son absence sur des scènes sociales où les avocats, les médecins et
soignants, les enseignants, les travailleurs sociaux sont majoritairement des femmes et de
surcroît parfois plus jeunes.
Recevoir un groupe familial dans un contexte de précarisation associé à une demande de
séjour est lourd dans les procédures administratives. C’est aussi complexe par ce que la
situation peut désorganiser et conflictualiser dans les différents liens (couple/parents-
enfants/fratrie).
B. Mutations sociales et cadre législatif
Parallèlement, on assiste dans les années 2000 à une succession de législations donnant un
tournant radical aux politiques publiques dans le champ de la santé, du droit des usagers, de
la rénovation de l’action sociale et médico-sociale, de la Protection de l’Enfance, du
handicap, de l’autorité parentale… Cette évolution vient se superposer à la situation
spécifique des migrants précaires. En préalable, la loi du droit des usagers en 2002 a modifié
considérablement la place et le rôle des usagers, les désignant acteurs et responsables de
toute décision prise. La question de la place sociale est posée. Cette loi devient
déterminante dans le paysage social, médico-social et sanitaire.
3. J. WRESINSKI. Grande pauvreté et précarité économique et sociale. Paris J.O 1987.
4. G. PEGON Module DIU Santé Société Migrations mars 2015 G. PEGON Paroles et altérité
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Dans l’esprit de la loi et de celles précitées, l’usager, mis au centre de tous les dispositifs,
doit être celui qui initie parfois, demande des prestations, des services et sollicite la
participation des professionnels pour soutenir sa démarche. Il est entendu qu’un certain
nombre de familles avec une parole socialement validée, épousent tout à fait les principes
de cette législation et expriment leurs besoins de soins et d’accompagnement social
explicitement. Ceci n’est d’ailleurs pas toujours aisé à recevoir, selon que leur demande fait
appel à un savoir- faire et à des compétences ou à une commande de services dans une
démarche apparentée à une forme consumériste. Par contraste, qu’en est-il des familles
égarées par la méconnaissance du cadre social et législatif, des missions des services ou des
professionnels rencontrés, des méandres administratifs, de la difficile représentation des
offres de soins pour les enfants, aspirées par des préoccupations invasives d’un quotidien
en péril ?
Les politiques publiques centrées sur l’affirmation des droits des personnes, la prévention et
l’approche par territoires avec une politique de la ville ont favorisé l’organisation de
nouvelles formes de partenariat et le développement de réseaux et coordinations. Les
services de l’Etat, l’Agence Régionale de Santé, les collectivités territoriales et les
associations convergent dans des directions communes avec, pour toile de fond, une
rationalisation de la protection sociale et une offre volontariste aux problèmes d’exclusion.
(Loi d’orientation relative à la lutte contre les exclusions/ Juillet 1998).
Du côté du soin, la réforme hospitalière avec tout d’abord la nouvelle gouvernance du plan
hôpital 2007 et la mise en place des pôles puis en juillet 2009, la loi HPST (Hôpital, Patient,
Santé, Territoire), a considéré à la fois le contexte de pénurie de moyens et celui d’une
hétérogénéité de la demande dans une ouverture des champs d’activité de la
pédopsychiatrie. Les restructurations hospitalières s’étant accélérées, la question de
l’articulation entre le soin et l’action sociale est devenue centrale. Dans les services de
pédopsychiatrie les unités de soins se sont plus ou moins uniformisées dans le triptyque
CMP, Hôpital de Jour, CATTP. Dans cette nouvelle configuration, le CMP est devenu en
quelque sorte l’entité institutionnelle qui tient, dans une dimension temporelle, la
prescription, la référence et la garantie du soin.
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Dans le secteur médico-social, la loi de février 2005 sur l’égalité des chances avec la création
des MDPH (Maison Départementale des personnes en situation de handicap) « institue
l’obligation éducative pour tous les enfants et adolescents en situation de handicap ». Cette
loi va être déterminante dans la réorganisation des soins en pédopsychiatrie et conduire tant
les institutions soignantes que médico-sociales, à penser les dispositifs de prises en charge
des enfants dans la mise en relation du social, de l’éducatif, du pédagogique et du
thérapeutique. Le service de soins devient alors un acteur de soins parmi d’autres acteurs
avec un regard singulier et pluriel sur un enfant et un projet de soins complémentaire et
constitutif d’un dispositif élargi de prises en charge.
De plus, la réforme du service de Protection de l’Enfance (loi de mars 2007) a de nombreuses
incidences sur les collaborations interinstitutionnelles ainsi qu’avec les familles/usagers.
L’esprit de la loi vise entre autres à renforcer la prévention de la maltraitance et réorganiser
les procédures de signalement. Apparait dans tous ses paradoxes, la mise en tension de la
précarité dans le quotidien des familles avec la notion de l’enfant en situation de risques et
les normes éducatives et culturelles qui sous- tendent les mesures de protection de
l’enfance déclinées par la loi. Si « la concertation partenariale et le développement
d’expertise médico-sociale » sont aussi préconisés comme un des axes de la loi 2007,
comment peut-on coopérer dans le cas d’enfants et familles très exposées dans leur
quotidien quand il s’agit de migrants ?
Dans ce paysage institutionnel et législatif, on assiste à une réorganisation des procédures et
des pratiques qui vont concourir au développement de dispositifs et de réseaux, plaçant
l’usager au centre dans une injonction de participation. Avec une demande accrue de
consultations où la question sociale est omniprésente et particulièrement avec le public des
migrants précaires, comment l’équipe du CMP peut-elle continuer à soigner, développer et
mettre à disposition des outils de soins adéquats aux nouveaux publics et aux situations
partagées dans ces nouveaux partenariats ? Comment déléguée par l’équipe, l’assistante
sociale peut- elle penser et inscrire une part de son activité dans un partenariat de réseau et
guider les familles/acteurs, déjà si éloignées de ces réalités culturelles et administratives ?
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III – REFLEXIONS GENERALES SUR L’EVOLUTION
A . De nos missions et outils de soins
Ces nouvelles formes de partenariat avec les milieux scolaires et éducatifs, vont demander à
chacun de cerner ses champs spécifiques d’interventions et de conjuguer ses approches
dans l’intention d’être instrument d’intégration sociale. Avoir le souci de mettre en relation
les différents espaces de vie de l’enfant pour la cohérence d’une prise en charge globale
n’est pas suffisant et de plus en plus difficile à organiser. En effet, les logiques de
fonctionnement de chaque institution, tributaires de restrictions budgétaires, révèlent
immanquablement des incompatibilités à faire coexister pratiquement des dispositifs de
prise en charge.
Concernant l’afflux des situations de précarité de niveau variable et en nous limitant aux
familles de migrants précaires, ces circuits pré fabriqués ainsi que le mode d’emploi des
parcours possibles d’aménagement des soins et de la scolarité sont rarement identifiables
pour les familles. Par ailleurs, la demande de soins est généralement initiée par les
professionnels qui connaissent l’enfant. Cependant, dans de nombreuses situations, les
familles appréhendent assez vite l’opportunité du soin et investissent le CMP. Enfin,
l’adhésion à la consultation et aux soins ne va pas toujours de soi et peut prendre sens si on
accueille aussi leur préoccupation sur des enjeux premiers (hébergement, identité sociale,
travail pour les migrants, scolarité ou admission d’un enfant dans une structure spécialisée
pour un enfant sans solution qui reste à la maison, au foyer ou à la rue…).
Cet état de fait qui se répète, contribue à générer un certain malaise dans l’équipe de soins.
Accueillir ces demandes de soins demande une grande disponibilité de l’équipe et
spécifiquement de l’assistante sociale. Ces dernières années, les CMP doivent faire face à
des demandes auxquelles ils ne peuvent répondre dans des proches délais. Elles sont
enregistrées sur une liste d’attente et seront traitées avec les caractères de priorité qui
s’imposent. D’une part, les indications de soins en unités institutionnelles (CATTP/ Hôpital de
jour) ne peuvent toutes être honorées. Les demandes d’admissions excèdent largement les
offres de soins. Lesquelles prioriser ? Si le titre de séjour est incertain, le ré hébergement
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improbable, l’accès à la langue française ténu, les paramètres de confort minimal du soin ne
semblent pas suffisamment assurés pour les équipes. Dans le même esprit, le cadre de soins
ambulatoires au CMP par la permanence, la régularité, le contenu et la continuité des
séances est parfois mis à mal.
Quel sens donnons nous aussi à cette discontinuité ? Où se situe la rencontre ? Nos
présupposés cliniques nous assurent une certaine posture pour « être avec » et oser
l’hypothèse peut être réductive d’un défaut d’investissement. Mais en fait, que se partage-
t-il ? Comment pouvons- nous être assurés des effets dynamiques du soin sur le mieux-
être des enfants et/ou de la famille dès lors que seule une posture d’expert peut prêter une
pensée et des mots sur des conduites, comportements et symptômes de souffrance
psychique ? Cet abord unilatéral, du fait d’une absence de la traduction d’une communauté
de pensée et de repères, brouille dans un premier temps la mise en sens, fait éprouver un
sentiment d’impuissance voire d’un investissement laborieux et atrophie notre capacité à
penser. Ce sentiment est particulièrement exacerbé dès lors que les parents ne parlent pas
la langue du pays où ils demandent résidence.
Quels dispositifs de soins proposer à un ou aux enfants pour leur permettre de mettre à
distance, ou tout du moins composer, avec la réalité quotidienne du groupe familial tout
en ayant aussi accès à leur souffrance intime ? Comment soutenir et travailler avec la
famille ? Les consultants et soignants vont proposer les cadres de soins qui sont ceux
garantis par leur formation et leur expérience mais soulèvent toutefois de multiples
questions essentiellement dans l’échange avec les parents et leurs difficultés de
verbalisation. Les symptômes des enfants sont souvent présentés sous un angle opératoire
et somatique qui donne peu accès à une approche plus interactive et psycho dynamique
que privilégient les soignants.
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B. Des pratiques de l’assistante sociale
Les pratiques de l’assistante sociale se sont réorientées vers des lieux d’exercice diversifiés
devant prioriser des partenariats nouveaux et des nouvelles modalités de collaboration,
privilégiant l’approche globale d’une situation. Accompagner l’intégration scolaire d’un
enfant consiste à mettre à disposition de l’institution scolaire nos compétences spécifiques
et l’expérience capitalisable de l’équipe de soins. L’assistante sociale du CMP va
accompagner les familles et les guider pour se représenter et faire tenir dans une certaine
cohérence les différents dispositifs éducatif et thérapeutique proposés aux enfants. Les
familles sollicitent et investissent d’autant plus massivement cette fonction qu’ils
méconnaissent les institutions et que la réalité du quotidien est aussi pesante. Cette
fonction « d’éclaireur » a valeur d’apprivoisement, de repérage et de recherche de
familiarité dans un univers jusqu’alors bien hostile. Elle va se déployer dans les différents
espaces de vie ainsi qu’auprès d’instances et de partenaires concernés par les décisions
statuant sur leur devenir ici, aujourd’hui et demain.
Ce trait d’union proposé par l’assistante sociale avec les divers interlocuteurs de la famille
reliant les espaces fragmentés de l’histoire de celle-ci peut- il être constitutif d’une nouvelle
histoire ? Ces expériences d’inscription sociale pour les parents et leurs enfants seraient- elle
un gage vers de possibles ancrages ou le balisage d’un nouveau parcours ?
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IV - ILLUSTRATIONS AVEC PRESENTATION DE SITUATIONS ET COMMENTAIRES
Pour illustrer cet ensemble d’interrogations, je propose de retracer sommairement
l’historique du suivi des familles de migrants précaires au CMP par une première demande
au printemps 2002 et deux autres, 13 ans plus tard. On pourra relever l’écart dans les
postures de départ et les modalités de réponses.
A. Première demande en 2002
Nous recevons en consultation, une psychologue de l’équipe et moi-même, au printemps
2002 une jeune fille âgée de 15 ans et ses parents adressés par un médecin des
consultations de Médecins du Monde.
La jeune fille présentait un retard mental important sans possibilité d’accès à l’autonomie
ainsi qu’ «un syndrome anxieux avec le risque fréquent de crises d’angoisses et de panique
survenant à chaque situation de changement ou de nature anxiogène» selon le diagnostic de
la consultante. Son état de santé nécessitait une orientation dans un établissement médico
éducatif ainsi que la mise en place, dans la continuité, de soins médico psychologiques
intensifs. Elle a bénéficié très vite d’un soin individuel hebdomadaire auprès d’une
infirmière; le retard mental important et le non-accès à la langue française dans
l’expression et la compréhension ont donné une certaine âpreté à la rencontre dans ses
débuts avant que s’installe une relation ludique, de confiance et de plaisir partagé.
La famille d’origine arménienne, de nationalité azerbaïdjanaise avait dû quitter la région du
Haut Karabakh. Arrivés en France un an plus tôt avec leurs trois enfants, les deux fils aînés
majeurs de 10 et 9 ans plus âgés que leur sœur, tous demandent le bénéfice du droit
d’asile.
Dans ce même temps des premiers soins, ils apprennent le rejet de leur demande par
l’OFPRA et le ré-examen par la Commission de Recours des Réfugiés conduit un an plus tard
à un nouveau rejet. Ils engagent aussitôt auprès de la Préfecture, encouragés par leur
avocat, une demande de régularisation de séjour en raison de la situation médicale mais
aussi de la situation familiale selon les dispositions de l’article 8-1 de la Convention
Européenne de Sauvegarde des Droits de l’Homme et des Libertés Fondamentales : Droit au
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respect de la vie privée et familiale «Toute personne a droit au respect de sa vie privée et
familiale, de son domicile et de sa correspondance ».
Concernant le soin, la consultante indique un soutien psychologique hebdomadaire assuré
par une infirmière spécialisée au CMP et un soin groupal hebdomadaire dans un CATTP
(Centre d’Accueil Thérapeutique à Temps Partiel) pour adolescents. L’assistante sociale et la
psychologue, mettons également en place des entretiens familiaux mensuels. La famille
vient au grand complet les premiers mois puis souvent dans une présence alternée des deux
fils par la suite. Ce cadre de soins est resté permanent pendant 4 ans. L’accompagnement
social en dehors de ces rencontres établies était dans une toute autre temporalité et
rythmicité selon les états de crises des uns ou autres corrélées bien sûr aux échéances
administratives et d’hébergement.
Outre le tableau psycho pathologique décrit pour la jeune fille, le Centre de Droits et
d’Ethique de la Santé avait signifié pour les parents et les deux fils un syndrome post
traumatique majeur consécutif aux évènements subis en Azerbaïdjan et en Tchétchénie de
tortures et mauvais traitements ».
Au cours de ces 4 années, la famille a dû faire face à sept déménagements, parfois soudains
avec des relogements souvent précaires, accompagnés à chaque fois de dégradations
préoccupantes des états de santé des uns ou autres (la mère, la jeune fille, un des deux
frères) selon aussi les décisions judiciaires et administratives : obligation de quitter le
territoire français (OQTF) ; contrôles de police des frères, gardes à vue….
L’assiduité de la jeune fille aux soins et l’accompagnement des parents ont été très
soutenus. La permanence de notre préoccupation partagée l’a été tout autant. Leur
impossibilité à penser un retour dans leur pays d’origine nous faisait craindre des passages à
l’acte auto agressifs chez un des frères.
Nous étions aussi témoins de la fragilité de tous, essentiellement de la plus jeune au
moindre risque de nouvelle précarisation de leur situation. Envahie qu’elle pouvait être par
des crises d’angoisse et de violences majeures, ses troubles s’accompagnaient de
dysfonctionnements somatiques sérieux (perte d’appétit, nausées, céphalées, allergies,
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hausses brutales de tension artérielle empêchant toute sortie extérieure) nécessitant à deux
reprises une hospitalisation ainsi que des troubles du sommeil.
Dès les premières consultations, l’attente de réponses pour un ré hébergement et leur
demande de titre de séjour étaient omniprésentes dans leurs propos ; il s’agissait d’évoquer
presque exclusivement l’ici et maintenant et l’assistante sociale était attendue pour traduire
et expliquer avec détails le contenu des courriers ou démarches entreprises. Un fils
s’exprimait très bien en français ; le père et le second fils un peu moins à l’aise au début ; la
mère et sa fille très peu les deux premières années. J’engageais donc activement avec eux
cette recherche et démarchais, de contacts en contacts répétés, auprès de différentes
associations humanitaires. Le quartier riche en associations multiples a pu proposer des
emplois bénévoles aux deux frères dans l’animation de quartier ; l’un d’eux a investi cette
activité avec un enthousiasme certain.
La famille connaissait quelques compatriotes de la communauté arménienne, était en lien
avec des professionnels de Forum Réfugiés et soutenue judiciairement par une avocate
spécialisée dans le Droit des Etrangers. Nous attendions tous aussi de notre collaboration
régulière avec l’avocate et des productions de courriers et certificats médicaux qui nous
étaient demandés pour assurer les dossiers de plaidoirie. Ce lien soutenu avec l’avocate
était le seul que j’entretenais et cette posture de plaider si activement pour une cause
convoquait en fait une posture militante plus que professionnelle !
Effets repérés
Cette première demande de soins en 2002 d’une famille marquée par la précarité dans son
parcours de migrant met à jour une mobilisation conséquente de l’équipe de soins et une
implication coûteuse de l’assistante sociale dans l’accompagnement social proposé. Le profil
pathologique et la demande de soins pour la jeune fille au CMP avaient aussi une fonction
capitale dans le groupe familial puisque c’était ce qui légitimait notre intervention et le suivi
que nous avons déployé 4 années durant. Comment aujourd’hui comprendre ce que la
détresse de cette famille a mobilisé activement dans l’équipe au-delà des professionnels
directement impliqués dans les soins ?
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Le CMP a sans doute constitué pour la famille une enveloppe, un repère, « une planche de
salut ». L’implication de chacun des soignants et spécifiquement l’assistante sociale y ont
largement contribué.
Répondre sur leurs attendus premiers dans une posture auxiliaire conférait à l’assistante
sociale une mission délicate, celle d’engager avec eux des démarches à l’issue improbable.
Notre postulat de départ était que la réponse prioritaire d’un hébergement dans ce
contexte familial prévalait à toute autre réponse et que sans ce préalable, l’accès aux soins
pouvait s’avérer bien menacé et prendre difficilement sens. Partager ce parcours socio-
juridico-administratif, captif et labyrinthique dans une logique de survie nous est apparu
fondamental et incontournable dans l’esprit de la description de Pascale JAMOULLE (5) de
ces parcours à étapes, faisant de l’hébergement « la pierre angulaire des trajectoires de
reconstruction sociale et psychique des migrants » dans les situations d’exil. Tenir avec eux
ce souci permanent pouvait permettre que coexistent dans une même équipe, des fonctions
complémentaires destinées à prendre soin de la famille et faciliter de ce fait une alliance
dans le soin proposé plus particulièrement à la jeune fille.
Au cours de cet accompagnement, l’équipe a pu partager les sentiments de découragement,
d’impuissance. La pression était parfois forte du côté de la famille après l’annonce de
réponses négatives. Chacun venait tour à tour chaque jour. Un des frères est venu crier
toute sa colère devant mon impuissance à leur trouver un abri. Le père effondré se montrait
inquiet pour sa femme et sa fille. Le second fils in fine, très embarrassé, cherchait à excuser
ces débordements et devait craindre de possibles représailles ou ruptures !
S’agissait-il pour nous de travailler en famille auprès d’une famille ? Recevoir à plusieurs, une
famille, parents et fratrie et a des places différentes dans une interdisciplinarité a sans
doute contribué à renvoyer à celle-ci, une enveloppe familiale où l’accueil a pu prendre
parfois des formes conviviales (boire un verre ensemble à la fin d’une consultation pour
fêter une bonne nouvelle, accepter des cadeaux de la famille…). Partager leurs éprouvés
selon les évènements et les décisions, dans une empathie sans réserve, a pu aussi nous
- 16-
mettre face à des projections de la famille à notre endroit. Paradoxalement, notre service
était à la fois, institution de ce pays d’accueil qui leur réserve un mauvais sort et attendu
aussi comme principal appui vers une possible émancipation. Quelle juste distance adopter
pour faire face à ce malaise qui traverse tant la famille que les professionnels ? Nous étions
tous pris dans ce mouvement de sidération, d’effondrement et devant les limites de ce que
nous pouvions accompagner.
Cette place centrale de coordonnateur actif et auxiliaire m’avait été à la fois confiée par la
famille et l’équipe mais initiée aussi par mes prérogatives et mon implication sans doute
mue par le sentiment ou la volonté de peser professionnellement sur certaines réponses.
L’assistante sociale pour sa part, mise à une place de témoin actif et assidu, sans doute très
attendue et elle-même déterminée sur la question de l’hébergement, se heurtait aussi à un
sentiment d’impuissance et d’échec. Toutefois, l’étayage de l’équipe soutenait les
professionnels engagés dans cet accompagnement pour transformer et dépasser ce
malaise. Mais du côté de la famille, les menaces croissantes et dramatiques (annonce de
refus de statut, mise à la rue inéluctable…) paralysent le recours à la parole. Cette insécurité
traumatique n’est pas partageable. Les sentiments contradictoires qui animent la famille
attaquent alors l’alliance établie dans le soin.
Dans cet accompagnement sur 4 années, ont alterné des temps d’effondrement, d’espoirs,
une évolution favorable de certains symptômes chez la jeune fille mais aussi la mère. Après
l’obtention d’un titre de séjour «vie privée, vie familiale et autorisation de travailler » pour
chacun d’entre eux, les fils et le père ont trouvé un emploi. L’espace du soin est resté
toujours bien investi par tous. Comment chacun a pu s’en approprier quelque chose ? L’âge
de la jeune fille la prédisposait à poursuivre le soin auprès d’un CMP adulte et nous nous
sommes employés à préparer ce relais. Ce soin n’a pas pu se mettre en place ; la famille n’y
a pas été favorable et n’a manifestement pas pu investir un nouvel espace de soin. Nous
recevions à la fois leur gratitude et leur mécontentement que le soin s’arrête.
(5) JAMOULLE, Pascale. Par-delà les silences. Non-dits et ruptures dans les parcours d’immigration
- 17-
Difficultés rencontrées
Appréhender de près la réalité globale d’une famille dans un contexte de migration précaire
nous a conduits dans cet accompagnement initiatique à chercher de nouvelles marques et
nous décaler parfois des cadres pré établis que sont nos outils de travail et les supports de la
pensée clinique. La prégnance de la question sociale a pu nous déstabiliser dans l’offre de
soins à proposer.
Avec l’objectif de faciliter l’accès et le bénéfice des soins à la jeune fille et plus largement au
groupe familial, l’équipe s’est peu à peu trouvée submergée par la détresse de la famille et
n’a pu concrètement désolidariser les deux socles de la souffrance psychique et sociale.
L’assistante sociale très mobilisée par la question sociale a alors été immergée dans les
réalités de quotidienneté, « au service de la sauvegarde et de la survivance du groupe
familial »(6), et de ce fait choisie par eux comme interlocuteur privilégié. Dans cette
« construction artisanale », elle s’engageait, comme pour suppléer à la famille dépossédée
de tout droit et pouvoir, à trouver des réponses et des solutions.
Dans les consultations familiales, nous tentons habituellement de rencontrer la famille dans
ses préoccupations avec ce qui fait symptôme d’une souffrance psychique. Ici les troubles
de la jeune patiente étaient dans l’anamnèse, principalement évoqués à partir d’un parcours
errant de pays en pays et de maltraitances subies par la mère qui l’auraient empêché de
prendre soin de sa fille voire auraient généré parfois des incuries. Cet état des lieux et de
faits avec la prévalence de l’histoire d’un groupe familial aux prises avec l’Histoire a influé
sur les réponses que nous avons priorisées dans le suivi sans toujours avoir pu anticiper les
effets.
Développer une clinique de l’exil interroge nos positionnements politiques autour de la
situation de l’autre en quête de légitimité. Comment relier l’histoire singulière et l’histoire
collective ? Comment les soignants peuvent-ils tenir cependant une préoccupation dans la
singularité de l’approche et du symptôme ?
La consultation en binôme (psychologue, assistante sociale) demandait au consultant
clinicien de conserver un positionnement clinique. La lecture des propos de la famille est
- 18-
orientée alors pour le clinicien, vers une clinique de la symptomatologie et pour l’assistante
sociale, vers une analyse de la condition d’une famille au ban de la société.
Affilier une famille à un groupe social, une culture, un pays, un contexte géopolitique anime
généralement la rencontre et préfigure d’une identité. Cette absence de repères, la
connaissance très imprécise des conflits opposant l’Arménie à l’Azerbaïdjan, l’impossibilité à
comprendre ce parcours d’errants depuis la Turquie, l’Iran, le Haut Karabagh, la Tchétchénie
me donnaient envie de les relier à une histoire dont ils ne pouvaient pourtant pas
témoigner. En raison de la dissymétrie de nos échanges, ce silence a pu certaines fois
provoquer chez moi à la fois malaise et irritation. En effet, l’assistante sociale déployait une
énergie considérable pour se rendre disponible et trouver des ressources nécessaires alors
que la réserve de cette famille la conduisait à retenir des informations.
Dans la consultation, comment le consultant pouvait à la fois conserver une approche
centrée sur les symptômes de la jeune fille et de tous en considérant leur fonction aussi
dans l’économie, la souffrance psychique et sociale du groupe familial ? En effet, la
psychopathologie de la fille et les stress post traumatiques diagnostiqués pour chacun d’eux
vont devenir également l’instrument pour une reconnaissance socio juridique et l’obtention
d’un statut social.
Nous avions pu aussi observer dans le cadre de ces consultations, la grande difficulté à
revenir sur leur histoire singulière et les épisodes traumatiques ou aigus qui ont précédés
leur arrivée en France. L’hypothèse d’une blessure identitaire trop douloureuse au point de
ne pas nous attarder sur l’histoire de leur exil est aussi celle que nous avons retenue.
Nous avons pourtant eu l’occasion de recevoir alternativement un seul des parents avec le
fils/interprète ou parfois seulement la fratrie ainsi qu’au terme des 4 années, le père seul
qui parlait bien mieux le français. L’avant et l’ailleurs avaient peu de place dans l’ici et le
maintenant. Ce clivage ne permettait pas de relier avec nous les pans de leur histoire comme
6. BOYET Roseline DIU Santé Société et Migration 2014/2015 module 5
-19-
si les scènes traumatiques dont ils ont très peu parlé avaient abrasé le passé. Par contre, au
fil du temps, nous pouvions échanger sur l’actualité des évènements culturels et politiques
de leur pays d’origine bien plus aisément.
Par ailleurs, la force du groupe familial et la fonction d’interprète d’un des deux fils n’a pas
introduit la place de médiateur, d’un entre-deux entre la famille et les professionnels.
L’expérience aujourd’hui montre dans une majorité d’accompagnements, tout l’intérêt du
recours à un interprète professionnel. Le rôle central de ce jeune homme l’a été partout
dans toutes les démarches. Même si ce rôle actif et efficace semblait consensuel dans la
famille, nous avons pu craindre parfois qu’il dépossède le père de ses ressources et d’une
place qu’il pouvait convoiter. La présence d’un interprète aurait sans doute organisé une
autre distribution des rôles.
D’autres demandes de soins se sont présentées au CMP par la suite et dans des
configurations sociales très voisines, tout d’abord de façon isolée puis de plus en plus
nombreuses.
Cette première expérience, salutaire par l’approche singulière accordée d’une part et
l’issue sociale relativement favorable d’autre part, a été l’occasion de mettre au travail
l’adéquation de nos pratiques actuelles aux formes nouvelles des précarités de masse c’est-
à-dire sous l’effet de mouvements migratoires définis par des nouvelles politiques sociales,
économiques et migratoires.
B.Treize ans plus tard….
Une présentation plus sommaire de deux situations de familles dont les enfants sont
actuellement en soins au CMP, avec des caractéristiques communes, vient illustrer le
contraste treize ans plus tard, dans les formes et les modalités des réponses apportées.
Ces deux familles sont en demande d’asile, l’une vient du Kossovo et la seconde d’Albanie.
Leurs jeunes enfants présentent des psychopathologies différentes mais nécessitent des
soins réguliers et vraisemblablement longs. Déboutées par la CNDA (Commission Nationale
des Demandeurs d’Asile) pour les deux, une inquiétude majeure réside dans le ré-
hébergement ; question inhérente à l’évolution de ce parcours administratif et juridique.
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Cette préoccupation vitale, paralysante, envahissante est et reste extrêmement fragilisante
pour les familles avec de jeunes voire très jeunes enfants ou des enfants malades et pour un
certain nombre, inscrits dans une scolarité. Que pouvons- nous en partager et soutenir
pratiquement auprès d’elles et des divers partenaires sociaux ? Comment composer avec
cette réalité dans la poursuite des projets de scolarité et de soins des enfants pour pallier
autant que possible la discontinuité qui vient réactiver leur souffrance liée à leur parcours
d’exil ?
Concernant les soins, nous continuons à recevoir les familles en consultation en binôme
souvent mais aussi en dissociant la consultation de l’entretien social. Le non accès à la
langue française et le recours nécessaire à un interprète dans le cadre d’un budget alloué
nous encouragent à recevoir souvent les familles en co-consultation (consultant et
assistante sociale). Cette-ci, avec interprète vise aussi à rassembler les nouvelles de la
famille.
Les partenaires sociaux sont bien plus identifiés aujourd’hui par notre service avec des
missions très clairement définies. Ceux avec qui nous travaillons sont essentiellement la
Cimade, les avocats qui accompagnent les familles dans la préparation du dossier
administratif et judiciaire pour leur séjour. La Maison de la Veille Sociale, l’ALPIL, la
Direction de la Cohésion Sociale, un réseau associatif (collectifs de parents d’élèves, RESF,
communautés religieuses et culturelles …) et le 115 sont interpellés au sujet de
l’hébergement ainsi que des professionnels de Forum Réfugiés pour le suivi pendant la
procédure de demande d’asile. Pour les soins, nous travaillons avec la récente consultation
pédiatrique PASS, les consultations Médecins du Monde, les services d’hospitalisation en
psychiatrie pour adultes, pour adolescents voire les unités mères-bébés.
La complexité des rouages administratifs, les réponses de la Préfecture, l’évolution des
textes de lois sur le droit des étrangers appelle à une vigilance et une réactivité plus grandes.
La collaboration avec les juristes et les avocats est indispensable et la première tâche de
l’assistante sociale est de tenter de repérer les partenaires auprès des familles les liens
déjà engagés en veillant à ce que cette recherche ne leur suggère une forme d’intrusion. En
effet, on constate souvent une difficulté pour ces dernières d’informer les uns et autres des
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partenaires qu’ils rencontrent avant qu’une échéance périlleuse ne s’annonce (rejet de la
CNDA, fin d’hébergement par la Maison de la Veille Sociale, OQTF). Peut -être ne peuvent-ils
pas toujours anticiper les conséquences des décisions ? Ces deux familles, comme d’autres,
ne s’attendaient pas à sortir du dispositif d’hébergement de la Veille Sociale suite à la
réponse négative de la CNDA. On peut faire l’hypothèse que la panique face à cette ultime
issue d’être à la rue avec de jeunes enfants rend cette alternative irreprésentable,
inacceptable, déniée avec nous pour renforcer l’appel à l’aide voire au secours.
La famille albanaise, sollicitant dans l’urgence l’assistante sociale du CMP, n’a pu nous
communiquer le nom de l’avocate que bien tardivement soit à l’annonce de la décision
négative de la CNDA. L’avocate ignorait donc de son côté que la mère était en soins au CMP
adultes et deux des enfants dont un nourrisson de quelques mois, suivis en
pédopsychiatrie. Sans présumer de l’importance accordée par la Cour dans la procédure de
recours, ces informations auraient mérité d’être évoquées dans la plaidoirie ; elle trouvait
fort regrettable de n’en avoir pas eu connaissance. Craignant que leur communauté soit
infiltrée par des indicateurs, les parents ont toujours refusé la présence d’un interprète,
chargeant leur fils aîné plus à l’aise qu’eux dans l’expression. Cette menace d’être traqués a
participé à la difficulté de mettre en lien les différents professionnels. Cet état de sidération
permanent, de détresse et d’abattement qui caractérise l’attente et la précarité
conséquente leur fait accorder une place active prépondérante à la suppléance des
professionnels qui les accompagnent, confiant en quelque sorte leur sort entre leurs mains.
La seconde famille, originaire du Kossovo, déboutée aussi par la CNDA prépare
parallèlement une demande de régularisation au titre de la santé. La maladie de leur fils aîné
est la principale raison de leur venue en France Les deux jeunes enfants présentent chacun
des pathologies sévères ; le garçon de 4 ans, en soins au CMP fait l’objet d’un diagnostic de
troubles du spectre autistique et la petite fille, âgée de 18 mois est en soins réguliers pour
une cardiopathie. La famille s’exprime et comprend très peu le français ; nous les recevons
toujours avec un interprète professionnel. Domiciliés initialement tout près du CMP, ils ont
été relogés à une vingtaine de kilomètres de Lyon. Outre leur éloignement pour assurer les
accompagnements aux soins répétés dans la semaine, ils vivent aussi ce nouvel
hébergement dans un isolement qui semble mettre à jour de façon plus conséquente une
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décompensation psychique chez la mère. Ils ne peuvent plus se déplacer ensemble aux
consultations, partagent les accompagnements ou la garde des deux enfants. Nous ne
voyons plus la mère depuis leur déménagement mais avons des nouvelles inquiétantes
rapportées par le père. L’agitation du jeune garçon était à un point paroxystique quand ils
sont arrivés au CMP et sa scolarisation peu envisageable. Le soin individuel bi-
hebdomadaire assuré par deux soignantes a pu très progressivement voir céder cette
agitation et le mobiliser dans des compétences alors inaccessibles antérieurement.
Il est devenu possible de préparer une scolarisation très attendue par la famille, nécessitant
toutefois une procédure de compensation. En effet, le profil psychopathologique de ce
garçon ne peut permettre une scolarité à temps plein et ne peut s’envisager qu’avec une
présence auxiliaire à ses côtés (auxiliaire à la vie scolaire). Il s’agit alors de mettre en œuvre
un projet de scolarisation, de l’organiser pratiquement en articulant les ressources des
différents services et professionnels dans une complémentarité qui s’institue dans un
partenariat défini par la loi de février 2005 sur le handicap et le droit à compensation, avec
la mise en place des « équipes de suivis de scolarité ».
Nous avons proposé de mettre en place le soin au CMP et de préparer parallèlement la
scolarisation de leur fils pour la rentrée prochaine en expliquant les démarches et dossiers à
préparer. Le père s’est montré soulagé de repérer la collaboration existante entre le CMP et
l’école maternelle. C’est effectivement une école avec laquelle nous travaillons depuis de
nombreuses années. Cette collaboration quand elle est repérée par les familles peut avoir
une fonction rassurante dans leur parcours d’errance entre tous les intervenants. Le
déménagement arrive de façon imprévisible et laisse les parents désemparés à un moment
où se construisent des liens et où la famille commence juste à se poser et trouver quelques
repères. Le professionnel de Forum Réfugiés qui accompagne la famille dans leur nouveau
foyer d’hébergement nous informe que leur service n’avait pas connaissance des problèmes
de santé et des suivis très réguliers des enfants. Le fonctionnement de la plateforme de
Forum ne permet pas un accompagnement individualisé. Devant nos inquiétudes, cet
intervenant me propose d’adresser un courrier au responsable du service pour faire valoir
les soins mis en place et le projet de scolarisation que nous préparons sur l’école du quartier.
- 23 -
Cependant, la proche échéance de la décision de la CNDA d’ici quelques mois avec
l’éventualité d’un rejet donc d’une fin d’hébergement n’ont pas favorisé un ré
hébergement dans le 3ème
arrondissement. Le manque de places avait justifié d’ailleurs
leur déménagement, n’étant plus considérés prioritaires puisque les problèmes de santé et
les soins conséquents n’avaient pas été évoqués. Nous les avons assurés de poursuivre le
travail engagé et avons dû mettre en place un partenariat conséquent avec l’école,
l’enseignant-référent et la circonscription académique, le service des Affaires Scolaires de la
Ville de Lyon pour l’autorisation de dérogation (aujourd’hui la résidence de la famille est
dans l’Ouest lyonnais mais en septembre ???).
La famille ne sait pas où elle sera hébergée en septembre, peu préparée à l’éventualité
d’une sortie du dispositif. Cette activation conséquente de cette équipe de professionnels
pour la mise en place de la scolarité et l’indication d’un soin plus conséquent pour leur fils
vient faire ancrage avec un projet qui tient et les soutient.
Là aussi, de quelles espérances cet ancrage est- il porteur pour la famille ?
Il en est de même avec la famille albanaise qui suite à la décision de la CNDA soit un mois
après, a dû quitter l’hébergement dont elle bénéficiait et préparer un dossier pour la
Préfecture de demande de séjour pour raison médicale.
La complexité de leur situation a nécessité devant la proche mise à la rue de la famille, des
contacts et des nouveaux liens avec les partenaires déjà présents et d’autres à associer.
Nous travaillons avec les mêmes que ceux présentés pour l’accompagnement de l’autre
famille ainsi que les médecins praticiens hospitaliers assurant le suivi médical des deux
enfants et de la mère et coopérant pour la rédaction du rapport médical adressé au médecin
de l’ARS et les soignants de chacun d’eux.
Effets repérés
Dans ces deux situations, la circulation des ressources pour les uns et autres membres de la
famille dans des secteurs précis de leur vie sociale et familiale alterne des réponses
favorables avec d’autres défavorables. Les accompagnements et les rencontres de nouveaux
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professionnels dans des secteurs jusqu’alors méconnus avec des préoccupations partagées
par un groupe croissant de professionnels et plus largement d’interlocuteurs concourent à
les voir approcher activement les structures sociales sans doute perçu par eux et par nous
aussi comme un encouragement à projeter leur séjour en France. Repérer le parcours social
du groupe familial et faire du lien avec l’ensemble des partenaires qui jalonne leur parcours
à tous contribue à tisser du lien social qui pourrait les ré-affilier dans une nouvelle histoire
sociale et désigner à ce groupe une appartenance et une identité sociales.
L’attente du titre de séjour, épée de Damoclès sur leurs têtes, traverse toute démarche ou
projet à mettre en place. Les accompagner dans un projet pour les enfants (scolarité, soins,
loisirs…) les mobilise dans une participation sociale qui peut aussi avoir une fonction de
soutien à leur parentalité. L’enveloppe, que constitue le groupe des partenaires où chacun
occupe une place active pour préparer l’aménagement de la scolarité à l’école maternelle
pour le petit garçon, vient peut- être «re-légitimer les ressources et l’autorité des parents,
dans un rôle de tuteur de résilience » comme le désigne S. MASSON (7).
Dans le cadre de l’accompagnement social de la famille, je rencontre dans l’intervalle des
consultations, le parent pour assurer avec lui des démarches : réunions à l’école, contacts
téléphoniques avec l’avocat ou tout autre partenaire du réseau répertorié précédemment.
La fréquence et la régularité des rencontres à une place de témoin dans de multiples
espaces et dimensions de leur vie familiale et sociale est une manière pour l’assistante
sociale, d’être en proximité. Cette co construction de relation va déjà leur permettre de nous
identifier et discerner ce qui distingue tous ces professionnels qu’ils rencontrent. L’absence
de confrontations avec les réalités et les structures sociales autres que celles de leur séjour
et de leurs conditions de vie précaire les maintient hors du monde. Ils ne peuvent avoir
ni expériences ni représentations sociales pour assimiler les multiples et divers messages
qu’ils reçoivent. On peut faire l’hypothèse que partager avec eux des espaces de réalités,
dans une forme de suppléance auxiliaire, alors que leur vulnérabilité et leur dépendance
sont grandes peut faire l’objet d’un transfert sur l’assistante sociale d’une figure parentale
(maternelle ?).
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L’assistante sociale serait alors ce « familier » indispensable aux familles « pour franchir le
seuil des structures » (8) ou affiliée à cette « parenté sociale » selon Maurice GODELIER,
«parenté de cœur, symbolique ou spirituelle » face à un groupe familial très vulnérabilisé.
Ce transfert va favoriser la mise en mots, en récits, de fragments d’histoires tus jusqu’alors.
L’intérêt d’accueillir ces bouts d’histoire dans cet espace va permettre qu’avec leur
autorisation, ils soient aussi déposés plus tard dans la consultation. L’enveloppe du CMP,
avec des espaces distincts mais aussi partagés et reliés, peut garantir qu’une alliance
thérapeutique s’amorce quand elle ne l’est pas ou s’entretienne et que la famille puisse faire
l’expérience d’« accroches relationnelles diverses ».(id)
Difficultés rencontrées
Se rapprocher, c’est pouvoir être proche mais pas vulnérable, chaleureux sans être trop
affecté, distinct de l’autre mais pas distant. En dépit de ces précautions d’usage, certains
évènements attaquent ce cadre protecteur qui nous assure le confort professionnel
nécessaire dans ces accompagnements. Pour ces deux familles qui ne peuvent pas envisager
le retour au pays d’origine et dont la mise à la rue prochaine est probable avec les jeunes
fratries, il est très difficile de ne pas voir exploser ces garde-fous. Si la famille ne peut
imaginer cette issue, nous non plus ! L’implication émotionnelle inévitable dans cette
relation d’accompagnement est une mise à l’épreuve quand ces situations deviennent
extrêmes. Les points d’identification sont forts (personne/femme/conjointe/mère/famille).
La présence de jeunes enfants par le dénuement qu’ils suggèrent rajoute à l’inacceptable.
Les réunions d’équipes, les étayages entre professionnels intervenant auprès des familles
permettent de tenir à distance nos affects et poursuivre ce travail de proximité.
« Développer des capacités réflexives de distanciation et d’interprétation, analyser les
interactions, les stratégies des acteurs, les enjeux des rapports sociaux » (id) aide à prendre
acte des limites de nos interventions mais ne peut être toujours opérant.
(7) MASSON, Séverine. Les Cahiers de Rhizome n°37 Soutien à la parentalité dans un contexte
traumatique p.43
(8) cf JAMOULLE Pascale Par delà les non dits.
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En effet, ce vécu d’effroi des parents devant l’absence d’abri et l’impasse dans laquelle ils se
trouvent font émerger parallèlement des questions éthiques qui traversent la scène
publique : comment accepter pour d’autres ce que l’on ne pourrait accepter pour soi-
même ?
Nos limites d’intervention prennent alors toute leur mesure ; les projets co-construits pour
les enfants pourront- ils être sauvegardés ? Sortie du dispositif d’hébergement de la Maison
de la veille Sociale, comment et où la famille va-t-elle continuer à vivre, plutôt survivre dans
l’attente d’une décision de la Préfecture dont l’échéance précise n’est pas connue ? Le cadre
de soins est aussi mis à l’épreuve ; la prépondérance de l’impact social dans le soin et le
dénouement des actions engagées peuvent aussi radicaliser des postures de soignants qui
déclarent parfois ne pas avoir les outils de lecture et d’analyse suffisants face à l’étrangeté
des problématiques. On assiste à une mise en tension des priorités respectives selon les
politiques de soins, nos fonctions dans l’équipe et nos approches spécifiques. Des
résistances objectives s’expriment avec l’impératif incontournable de désigner cliniquement
les priorités selon des critères d’urgence. En situation de crise, le clivage urgence sociale et
urgence de soins se hiérarchise.
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V- PERSPECTIVES
Sortir de ce dilemme passe immanquablement par un abord spécifique, celui d’une clinique
de l’extrême ou de la précarité qui suppose un mode de relation particulier à la souffrance
de l’autre, appréhendée dans une logique de survie.
Développer des appuis par :
La posture de proximité:
La « posture de proximité » décrite par P. JAMOULLE (id) semble caractériser la forme de
relation vers laquelle tend l’accompagnement de l’assistante sociale auprès des familles en
situation extrême. « Les relations d’apprentissages mutuels sont parfois les seuls modes de
contact plausibles avec les personnes qui se sentent déshonorées dans les demandes d’aide.
La proximité se co-construit progressivement avec les gens et part des besoins concrets et
de la sensibilité des personnes ». En effet, marquées par les problématiques de l’exil, les
familles nous donnent à voir des conduites et des comportements que nous ne comprenons
pas toujours et qui attaquent nos capacités d’identification : de multiples ruptures, la perte
des statuts et des rôles sociaux, la désorganisation du temps, l’attente et l’absence d’avenir,
les refuges-hébergements sans intimité, le repli, « l’effondrement de l’élan vital » selon
l’expression de R. ROUSSILLON, les corps malades, les fonctions parentales déchues par les
humiliations, l’extrême dépendance et la honte… Ces situations les rendent bien souvent
indisponibles psychiquement et nous demandent de trouver un accordage. Dans la
consultation, parallèlement, il peut être fréquent chez le consultant de témoigner aussi d’un
défaut d’accordage de la mère à son ou ses enfants, distante et peu contenante avec eux. La
lecture peut être double si on porte attention au lien mis à l’épreuve de l’exil comme
souligne R. BOYET (9) que « ce qui fait habituellement contenance est atteint soit
l’enveloppe, le corps, le temps, l’espace. »
(9). BOYET Roseline DIU Santé Société et Migration 2014/2015 module 5
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Dans ce contexte, se décentrer des outils classiques de chacun c’est développer
« l’intermédiation entre les services et les familles, les partenariats et l’interdisciplinarité ».
La posture de proximité permet de mettre à disposition nos compétences complémentaires,
d’optimiser les conditions d’une écoute à plusieurs entrées pour avoir aussi accès à des
relations de réciprocité1.Laisser entrevoir la capacité d’être affecté impose en même temps
de maintenir cette posture dans « une position réflexive ».
Par ailleurs, «le métissage des agencements réflexifs (psychiatrie, psychanalyse,
philosophie, approche psycho sociale, droit, économie, géopolitique, sociologie,
anthropologie….)» peut tenter de faire cohabiter les 2 postures cliniques présentées par G.
PEGON dans la clinique de la précarité soit «la posture de coordination» qui obéit aux
impératifs gestionnaires de nos institutions et «la posture d’indétermination de la pratique
du care dans la bienveillance dispositive de la relation d’aide»(10).
Ces préalables peuvent réduire « les attitudes clivées d’une trop grande distance
professionnelle d’un côté et d’une immersion dans un environnement qui a plus prise sur
nous que nous sur celui-ci »(11). Ils seront des repères précieux pour tenir un cadre interne
qui va se construire et se réguler au fil de l’accompagnement et se penser comme « un cadre
transitoire et un passage»(id). L’assistante sociale sera toujours attendue et garante du
contexte environnemental des symptômes mais une lecture élargie peut prendre place
dans la consultation familiale et/ou dans un espace distinct (entretien social) mais dans un
lien dynamique et interactif avec l’équipe, dans l’enveloppe du CMP.
La professionnalité :
Les outils de lectures de chacun avec ses cadres théoriques de référence, ses formations et
ses expériences créent les conditions de mises en œuvre des pratiques transversales. Ces
pratiques sont alors rassemblées sous le terme de « professionnalité, comme un
élargissement des compétences collectives »(12). Faire cohabiter ces diverses
professionnalités qui considèrent à la fois les connaissances et les expertises des
1 On entend par relation de réciprocité, une relation à tendance autonome qui s’instaure de personne à personne se retrouvant du même
côté de la vie. (Pratiques de professionnalité p.50) apprentissages croisés en santé mentale rapport final sept 2008 C. LAVAL ONSMP-
ORSPERE
(10). PEGON G. DIU Santé, Société et Migration 2014/2015. Module 6Paroles et altérité.
(11).COYER G. Les cahiers de Rhizome n°37 Traumatismes, passages, passeurs. P.56/57.
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professionnels, les commandes de nos institutions, nos relations aux autres, pensées dans
« la reconnaissance d’une commune humanité » (id) contribue à élargir notre clinique vers
une clinique du lien social. Les pressions diverses qui traversent notre activité dans le
quotidien et les enjeux institutionnels ne vont pas manquer de faire apparaître tout ce qui
peut se conflictualiser entre « les savoirs formels et informels, les pouvoirs individuels et
collectifs, la réciprocité et la dissymétrie » (id). Cependant une sensibilité partagée à la
souffrance psycho sociale peut orienter l’élaboration des processus dynamiques en cours
entre les intervenants de l’équipe.
Si l’enveloppe que propose le CMP avec une équipe rassemblant des professionnels avec
des pratiques et des compétences complémentaires, est opérante pour les familles, elle
constitue tout autant ce filet protecteur qui cadre l’intervention sociale dans une situation
partagée. Cette enveloppe permet peut être que se déploie cette « pensée métissée qui
nous aiderait à tenir les extrêmes… ici, celles du psychisme et du social » (13).
La formation et la supervision
Dans l’équipe de soins, l’assistante sociale est le plus souvent par sa fonction celle qui assure
cet accompagnement au plus près de la réalité sociale pour en garder la préoccupation avec
la famille. Selon l’issue ou le dénouement des situations, elle est aussi plus exposée. Le lien
d’accompagnement, tel que le décrit P. FUSTIER (13) « structure l’échange dans
l’enchaînement de trois obligations, celle de donner, celle de recevoir et celle de rendre ».
Il évoque l’intérêt d’un travail clinique sur le sens des échanges ainsi que sur les « dépôts
projectifs qui viennent s’y loger ».
Dans ce cadre spécifique de travail qui conjugue le soin et l’accompagnement social, une
supervision destinée aux assistants sociaux ou plus largement aux professionnels engagés
dans ces pratiques d’accompagnements serait salutaire.
(12). Changements de pratiques/Professionnalisme et professionnalité. Rapport final
ONSMP_ORSPERE Apprentissages croisés en santé mentale. p.41
(13) FURTOS J. Conférence SAMDARA – Janvier 2015 – Migrations et pensée métisse autour de la
persécution
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Nous partageons tous, l’impuissance et la douleur des familles dans « les limites du
partage » et variablement selon notre implication dans la confrontation aux réalités de
celles-ci et « la singularité de l’expérience subjective de chacun ». R. ROUSSILLON (15)
souligne l’indispensable accompagnement des situations extrêmes par des professionnels du
soin ayant une formation de recherche et d’élaboration spécifique à l’accompagnement en
situation extrême. Il poursuit en précisant qu’il importe de «garder le contact avec ce qui en
nous s’apparente le plus aux éprouvés spécifiques des situations extrêmes, la souffrance, la
détresse liée aux limites de l’humaine condition et que nous puissions utiliser celui-ci comme
le point de départ pour penser l’impensable de la déréliction ».
(14). FUSTIER P. Le lien d’accompagnement dans Pratiques d’accompagnement p.12 Rhizome n°40.
(15). ROUSSILLON R. Les situations extrêmes et la clinique de la survivance psychique. P. 237 (La
Santé Mentale en actes de la clinique au politique)
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Conclusion
Une réflexion philosophique conduite quelques années plus tôt autour de P. RICOEUR et de
son ouvrage « Soi-même comme un autre » (1990) m’amène à trouver un écho avec les
postures déclinées dans les cliniques de la précarité et de l’exil. Cette lecture m’avait paru
élargir le sens qui traverse l’accompagnement de l’autre souffrant au-delà des hypothèses
que suggère le champ psychanalytique dans le registre de la culpabilité et de la réparation.
P. RICOEUR démontre comment le sujet advient dans un processus d’identification narrative,
par la médiation des autres. Ce rapport à l’autre et ce mouvement de sollicitude pour les
plus vulnérables au sens du juste et de l’égalité conduisant à l’estime de l’autre comme un
soi-même est le parti à prendre pour tenir et faire tenir notre humanité à l’intérieur et non
pas au bord du monde.
Ces expériences d’accompagnement social et de soins auprès des familles de migrants
précaires ramènent aussi dans le champ politique, une question pourtant ancienne, dans le
dilemme de l’égalité et la différence, celle de savoir si l’on affirme les mêmes droits pour
tous dans un espace républicain ou si, en fonction des spécialités et des faiblesses de
chacun, on crée des espaces aménagés ?
Cette réflexion générale, initiée par nos rencontres avec les familles en situation extrême est
aussi le fruit des apports divers des intervenants dans le cadre de la formation du DIU
« Santé, Société, Migrations ». Balayer tous les angles d’approche de ces problématiques
aide à repérer la place spécifique de tous les acteurs concernés par les demandes de séjour
des migrants. Cette représentation oriente notre participation et notre engagement dans
l’accompagnement des familles. La fonction de l’assistante sociale en CMP serait-elle au
croisement des histoires singulières et collectives dans une fonction auxiliaire auprès de la
famille qui viendrait trianguler les acteurs (famille/soignants/réseau social) ?