Association Jan Hus Université d'été 2005
« Frontières et Limites »
La Rochelle
Rapport des communications
En dépit des difficultés que rencontre naturellement une association pour mettre en place une opération lourde
impliquant la présence simultanée d'une cinquantaine de personnes durant près d'une semaine, l'université d'été
Jan Hus 2005 à La Rochelle, « Frontières et limites » restera comme une grande réussite dans les annales de la
coopération universitaire franco-tchéco-slovaque. Cette rencontre était placée sous le signe d'un hommage à
Jacques Derrida, président et cofondateur de l'Association Jan Hus.
Nous avons comblé le voeu formulé de longue date par nos correspondants, après Saint-Cloud et Lyon, de les
accueillir en un site maritime, la thématique retenue a favorisé de remarquables échanges et des débats ouverts,
nos partenaires rochellais (Auberge de jeunesse et ARPAE, tous deux voisins du Port des Minimes à La Rochelle
se sont montrés fort accueillants alors même que se déroulait le festival de cinéma et que se préparait le festival
de chanson.
Au moment de nous séparer, les principaux regrets exprimés évoquèrent la trop grande brièveté du séjour et la
forte densité des journées de travail, contrepartie évidente des moyens financiers limités de l'association, et
restriction de fait aux temps d'échange informels. Cependant, une nuitée supplémentaire aurait supposé des
financements ou des facilités d'accueil dont nous ne disposions pas1. La nécessité de ces rencontres est clairement
réaffirmée par tous nos partenaires, et nos collègues d'Olomouc, en République tchèque, se sont engagés à
accueillir l'université d'été 2006. Les textes des conférences évoquées dans ce rapport seront publiés sur le site de
la revue Sens Public (www.sens-public.org) dont plusieurs rédacteurs, français, slovaques et tchèques
participaient aux travaux de cette université d'été2. Nous entreprendrons des démarches en vue de financer cette
publication.
Parmi les temps forts de ces journées, chacun retiendra les visites à Rochefort et à l'Ile de Ré, pour lesquelles
nous avons pu profiter du car affrété par nos amis tchèques et slovaques, ainsi que l'agréable réception à la Mairie
de la Rochelle à l'issue de nos travaux.
Après que la soirée du jeudi 30 juin ait permis aux participants de se rassembler, de se rencontrer et de
prendre pied dans les lieux de nos travaux, l'université d'été s'ouvrit le lendemain matin par des mots de
bienvenue prononcés par Nathalie Roussarie, Miroslav Marcelli et Gérard Wormser.
vendredi 1er Juillet , matin
Les travaux débutaient rapidement par la communication de Jean Pierre Vernant : Frontières à traverser,
qui recoupait partiellement certains thèmes de son récent ouvrage La traversée des frontières.
1 Nous regrettons le refus de nous accueillir qui nous a été signifié par l'université littéraire de La Rochelle
2 La revue a publié l'université d'été de 2001, « La différence des sexes »; les textes ont été beaucoup
consultés.
Nous avions placé cette première matinée sous le signe d'un hommage à Jacques Derrida, président de
l'association (avec Jean-Pierre Vernant) jusqu'à sa récente disparition, et c'est avec émotion que Jean-Pierre
Vernant évoqua son amitié avec lui, y associant Roland Brunet, cofondateur de l'association Jan Hus, lui aussi
trop rapidement emporté par la maladie.
Jean-Pierre Vernant rappelait d'abord que la question de la frontière est une condition initiale pour l'humanité,
et que la civilisation est en permanence confrontée aux questions de délimitations et de passages qu'elle implique.
Cette limitation est celle de la condition humaine par opposition à celle des dieux. Dans les traditions
occidentales, tant gréco-latines que chrétiennes, ce qui n'a pas de terme est un chaos sans bornes. Quand
Descartes déclare que l'entendement est limité et qu'on ne peut pas embrasser une infinité, il pose qu'il faut épeler
le monde, le traiter par petites démarches, toutes limitées. Descartes emploie la métaphore selon laquelle
l'homme, quand il essaye de comprendre le divin, est comme devant un arbre immense qu'il essaierait d'enserrer
de ses bras.
Cette limitation essentielle aux hommes, Vernant la nomme, avec d'autres spécialistes, comme l'indianiste
Charles Malamoud, « la dette », le fait d'être en dette. Il n'y a pas de raison à l'existence, nous sommes pris dans
un fleuve où tout est frontières et franchissement des frontières, nous ne pouvons pas y échapper, en raison de la
condition qui est la nôtre : nous naissons, nous grandissons, nous mangeons, nous veillissons, nous ramollissons,
nous mourons. Mais, en permanence, nous nous efforçons de dépasser ces frontières à travers nos actions et notre
pensée. Pour cela, il nous faut poser d'autres frontières, donner des formes, structurer. Et cette volonté de
construire va de pair avec un autre mouvement consistant à dépasser des frontières, à déconstruire ce qu'on vient
de construire.
L'orateur évoquait alors successivement la question des limites chez les Grecs, s'appuyant notamment sur la
Théogonie d'Hesiode – qui montre comment un ordre nait des délimitations s'imposant progressivement à
l'indétermination originelle - et évoquant aussi les courants orphiques et mystiques, qui exposent la nécessité d'un
retour final à ce qui est informe et sans frontières. Ces nécessités combinées, Vernant en fait la matrice d'une
pensée structurée, et il développe l'opposition entre Hermes et Hestia dans les rituels anciens. Les hymnes qu'on
chante pour les Dieux se terminent par un hommage commun que l'on rend à ces deux figures opposées.
Hestia, divinité, est aussi le nom commun du foyer, enfoncé dans le sol (dont la référence est particulièrement
liée au palais mycénien. Chaque maison doit constituer un monde, une lignée, avec ses murs, ses limites qui
l'isole des autres lignées. Hestia symbolise ce foyer, enferme et donne les frontières du groupe domestique, elle
enracine la maison dans le sol. Pourquoi Hestia est-elle associée à Hermes, symbole de la mobilité ? C'est
évidemment qu'il est difficile de penser une seule chose pour elle-même ? Si tout est enfermé, comment se
déplacer ? Comment passer d'un point à un autre ? Le mouvement dans un espace marqué de frontières, c'est
Hermes, le dieu qui passe par les portes, par les serrures. Il fait passer d'un monde à l'autre, il préside à l'union des
sexes, il est le mouvement. Hestia représentait les richesses à l'intérieur d'une frontières, Hermes représente les
richesses qui marchent toute seules, le bétail, qui se promène au-delà des champs et des vignes. Ces espaces de
contradiction associent deux divinités à la conscience qu'on a de leur nécessaire association dans un monde
humanisé.
Elargissant son propos à des considérations de méthode, Jean-Pierre Vernant évoquait alors les débats
historiques portant en particulier sur le statut et la véracité des documents. Si, depuis Hérodote et Thucydide, on a
institué l'histoire pour dire les choses comme elle ont eu lieu, si l'histoire franchit le présent à travers l'écriture,
qui fait partie du présent et constitue un récit, quelle est la nature de cet écrit par rapport à l'histoire ? Vernant
évoque la mémoire orale des anciens, et les débats récents des historiens, qui admettent la limitation de principe
de nos connaissances relativement aux événemetns passés : rien ne restituera l'intention des acteurs, ni même
l'enchainement véritable de certaines actions.
Ce sont là des questions centrales pour un acteur de ces années particulières que furent celles de l'occupation
et de la résistance. Vernant évoque alors les débats autour de Lucie et Raymond Aubrac, durant lesquels il a
contribué à démêler le tissu des erreurs d'interprétation que peuvent induire des documents authentiques : un
rapport authentique de Klaus Barbie ne permet nullement d'établir la réalité des faits : on comprend qu'il n'ait pu
les reconnaître publiquement avoir été humilié par une jeune femme enceinte, venue d'abord le trouver, puis
organisant une opération militaire pour permettre une évasion spectaculaire en plein centre de Lyon. Vernant
poursuivait par d'autres témoignages personnels liés à l'ensemble partiellement décousu que forme le tissu d'une
vie avec celui de l'histoire : les archives ne disent pas la réalité des faits s'il y manque le complément du
témoignage. Il s'agit donc toujours pour l'historien de questions liées aux transgressions de frontières, dont il faut
peser les effets. Les frontières historiques sont poreuses aux problèmes des sociétés contemporaines, comme le
disait déjà Michelet, se demandant comment réintégrer les passions des vivants et leurs affects : « J'ai erré dans
ces archives, j'ai entendu des voix... ». Il convient d'essayer de ne pas projeter sur le passé les vingt siècles
d'élaboration ultérieure aux textes qu'on lit et aux documents retrouvés. Pourtant, ce sont les interprétations
successives de ces textes qui contribuent à créer les cultures à travers les significatoins qui leur sont
successivement prêtées.
C'est aussi sous le signe de Jacques Derrida que se situait, Marie-Louise Mallet, organisatrice dans les
années récentes des décades de Cerisy autour de Jacques Derrida, et incontestablement l'une de celles qui connait
le mieux ses textes, donnait une fort belle conférence : Penser avec Jacques Derrida, au péril de l’aporie, dont
nous ne pouvons rendre ici la dimension d'émotion contenue qui frappa les auditeurs alors même que la
conférencière donnait une lecture intégralement rédigée.
Les deux thèmes entrelacés furent ceux de la mort qui rend la relation à l'autre peut-être impossible ou vaine
et celui d'une pensée de l'hospitalité, liée à la pensée de l'autre comme tout autre. Proche d'une idée régulatrice
kantienne, l'hospitalité peut être pensée comme une dimension inconditionnelle : nous ne pouvons disposer
d'autrui, nous nous devons à lui.
Marie-Louise Mallet rappele qu'elle a adhéré à l'association Jan Hus dès sa création, à l’invitation de Jacques
Derrida et de Roland Brunet. Elle revient sur ses relations avec ces deux passeurs jusqu'à leur récente disparition
à tous deux alors qu'elle se consacrait à la préparation du Cahier de l'Herne en hommage à Jacques Derrida, dont
la conférence de 2002, Apories, associe étroitement la question de la mort à celle de l'altérité, et en ce contexte,
la démocratie à l'hospitalité, selon une tradition antique puisée chez Sénèque et Cicéron, et mise en regard des
études anthropologiques et philosophiques actuelles (Heidegger, par exemple) : « une trace dont la vie et la mort
ne seraient que des traces et des traces de traces, une survie dont la possibilité vient d’avance disjoindre ou
désajuster l’identité à soi du présent vivant comme de toute effectivité. Alors il y a de l’esprit. Des esprits. Et il
faut compter avec eux 3… »
Dans Apories, Jacques Derrida distingue trois types de frontières, ou de « limites frontalières »: « … d'une
part celles qui séparent les territoires, les pays, les nations, les Etats, les langues et les cultures (et les disciplines
politico-anthropologiques qui leur correspondent), d'autre part les partages entre les domaines du discours, par
exemple la philosophie, les sciences anthropologiques voire la théologie, domaines qu'on a pu figurer comme des
régions ou des territoires ontologiques ou onto-théologiques, parfois comme des savoirs ou des recherches
disciplinaires, dans une encyclopédie ou dans une université idéale, […] enfin, et troisièmement, […] les lignes
de séparation, de délimitation ou d'opposition entre les déterminations conceptuelles, les formes du bord entre ce
qu'on appelle des concepts ou des termes qui recoupent et surdéterminent nécessairement les deux premiers types
de terminalité. » [Apories, p. 50-51]3 Jacques Derrida, Spectres de Marx, Paris, Galilée, 1993, p. 15-18.
Parmi les textes « aporétiques » rappelés dans Apories, Jacques Derrida nomme L’autre cap, cet écrit de
19914 qui traite de l’Europe, au lendemain de la chute du « mur de Berlin » et alors que l’Allemagne vient à peine
d’entamer sa réunification. Sa réflexion se développe à partir de la relecture d’un texte de Valery, datant de 1919,
« La crise de l’esprit », dont les traits communs avec la Krisis de Husserl (de 1935) et de quelques autres textes
des grands européens de l’époque avaient déjà été remarqués et interrogés dans De l’esprit (1987). La question
est donc celle de l’essence de l’Europe, de son « identité », question plus que jamais d’actualité. Et Valery la pose
en rapport avec la notion de « cap », prise en un double sens au moins, sens géographique de ce qui s’avance, de
« pointe avancée » de la terre dans la mer, de « finisterre » en quelque sorte et sens spirituel de ce qui est à la tête,
du « chef », qui, en tant que « cerveau », siège de la pensée, a le rôle de ce qui conduit, domine, le rôle du
« capitaine ».
Or cette question de l’identité est immédiatement traduite par Jacques Derrida en question du rapport de
l’identité avec son « autre » : « Le propre d’une culture, c’est de n’être pas identique à elle-même . Non pas de
n’avoir pas d’identité, mais de ne pouvoir s’identifier, dire « moi » ou « nous », de ne pouvoir prendre la forme
du sujet que dans la non-identité à soi ou, si vous préférez, la différence avec soi. […] Une culture n’a jamais une
seule origine. La monogénéalogie serait toujours une mystification dans l’histoire de la culture. » [p. 16-17]
Derrida assigne ainsi à l'Europe la portée d'une indispensable vigilance attentive à « ce qui vient », à
« l’événement », c’est-à-dire à ce qui vient sans qu’il soit possible de le prévoir, de l’anticiper. Responsabilité
sans règle donc, qui nous met en demeure d’inventer l'avenir et l'être ensemble : « J’oserai suggérer, écrit Jacques
Derrida, que la morale, la politique, la responsabilité, s’il y en a, n’auront jamais commencé qu’avec l’expérience
de l’aporie. Quand le passage est donné, quand un savoir d’avance livre la voie, la décision est déjà prise, autant
dire qu’il n’y en a aucune à prendre : irresponsabilité, bonne conscience, on applique le programme. Peut-être, et
ce serait l’objection, n’échappe-t-on jamais au programme. Alors il faut le reconnaître et cesser de parler avec
autorité de responsabilité morale ou politique. La condition de possibilité de cette chose, la responsabilité, c’est
une certaine expérience de la possibilité de l’impossible : l’épreuve de l’aporie à partir de laquelle inventer la
seule invention possible, l’invention impossible. » [p. 43]
Ainsi en va-t-il pour notre responsabilité quant à l’Europe à venir : « … l’identité culturelle européenne,
comme l’identité ou l’identification en général, si elle doit être égale à soi et à l’autre, comme à la mesure de sa
propre différence démesurée “avec soi”, appartient, donc doit appartenir, à cette expérience de l’impossible. » [p.
46-47]
Le même devoir dicte d'assumer l'héritage européen, et uniquement européen, d'une idée de la démocratie,
mais aussi de reconnaître que celle-ci, comme celle du droit international, n'est jamais donnée, que son statut n'est
même pas celui d'une idée régulatrice au sens kantien, plutôt quelque chose qui reste à penser et à venir: non pas
qui arrivera certainement demain, non pas la démocratie (nationale et internationale, étatique ou trans-étatique)
future, mais une démocratie qui doit avoir la structure de la promesse — et donc la mémoire de ce qui porte
l'avenir ici maintenant.
Le même devoir dicte de respecter la différence, l'idiome, la minorité, la singularité, mais aussi l'universalité
du droit formel, le désir de traduction, l'accord et l'univocité, la loi de la majorité, l'opposition au racisme, au
nationalisme, à la xénophobie5. »
C'est ce qui le conduit à s'associer en 1996 au premier congrès des villes-refuges qui se tint au Conseil de
l’Europe à Strasbourg, à l’initiative du Parlement international des écrivains (à la création duquel Jacques Derrida
avait participé et dont il assura quelque temps l’une des vice-présidences). Comment rêver encore d’un statut
original pour la Ville, et ensuite pour la « ville-refuge », demande-t-il ? Destinée à donner refuge à des
4 Jacques Derrida, L'autre cap, Ed. de Minuit, Paris, l991.5 Apories, p. 40-41 et L'autre cap, p. 75-77.
intellectuels victimes de persécutions, de menaces meurtrières d’origine aussi bien étatiques que non étatiques, la
ville-refuge, une ville peut-elle « s’élever au-dessus des États-nations ou du moins s’en affranchir ? », s’en
affranchir assez, pour devenir « selon une nouvelle acception du mot, une ville-franche quand il s’agit
d’hospitalité et de refuge ? »[p. 25], telle est la question. En posant, avec les villes-refuges, les principes d’une
« nouvelle charte de l’hospitalité », cet objectif du Parlement international des écrivains rejoint un des motifs
majeurs, et de plus en plus manifeste dans ses écrits récents, de la pensée de Jacques Derrida. Car, dit-il,
« l’hospitalité, c’est la culture même et ce n’est pas une éthique parmi d’autres. »
Evoquant les limitations que connait le droit à l'hospitalité chez Kant, Marie-Louise Mallet conclut ainsi son
intervention sur la liaison entre réflexion sur la mort et élargissement du droit, avant d'associer la mémoire de
Paul Ricoeur à celle de Jacques Derrida.
vendredi 1er Juillet après-midi
Gérard Wormser (ENS-LSH, directeur de Sens Public) prenait la parole après le repas pour une
communication portant sur les Limites entre champs disciplinaires.
Comment penser aujourd'hui les dynamiques de la connaissance et de la pratique ? Loin de se déterminer en
intériorité, déterminant leurs objets exclusivement à travers les opérations techniques que nos procédures de
connaissance font subir à leurs objets, le savoir s'élabore à travers une compréhension aux limites. Les champs
d'indétermination ou des champs sont approchés par diverses disciplines, soit qu'il s'agissent de milieux communs
(ainsi la temporalité fait l'objet d' études spécifiques de la part de nombreuses disciplines, tout naturellement), ou
bien de constructions plurivoques. Comment réduire les objets culturels à une seule dimension technique alors
qu'ils relèvent de constitutions plurielles où l'intentionnalité se mêle à la structure ?
Au fond, lorsque le travail intellectuel s'incarne, la question des identités disciplinaires se fond dans celle des
institutions sociales qui les régule. C'est là en venir à une réflexion à la fois extérieure au contenus de
connaissance, et consubstantielles aux régimes de signification. Il y aurait donc au moins trois séries, celle,
potentiellement inerte des résultats des recherches, des catalogues des éditeurs, des données « acquises », d'une
part, celle des institutions régulatrices d'autre part, avec les filtres qui en forment le coeur – concours et
habilitations, crédits et bourses, luttes d'influence entre institutions rivales, partages de domaines qui aboutissent
à cultiver des thèmes particuliers et à développer en particulier des langages techniques qui constituent le propre
des disciplines. Ainsi, la création de barrière d'accès et de marques de séparation est l'une des tâches
disciplinaires fondamentales. Or, il reste une troisième dimension, celle qui est commune aux réflexions
fondatrices des philosophes qui, comme Husserl, tentent de ressaisit la genèse du sens au coeur des pratiques
scientifiques, et aux personnes qui, comme auteurs de leurs propres oeuvres, ne s'adossent pas seulement aux
critères extérieurs de reconnaissance des productions normées par les effets de corporation, mais se justifient par
la satisfaction de questionnements issus de parcours singuliers, mobilisant des langues au service de projets dont
l'origine comme la finalité ne sont pas techniques, mais existentielles.
Le propos a consisté alors à évoquer quelques domaines où se repèrent les effets de ces séparations. En
sociologie des sciences l'opposition se situe par exemple entre orientations vers l'utilité sociale (ex : soigner) par
opposition à la recherche à finalité théorique. Une réflexion sur l'hybridation des rôles explique pourquoi les
innovations viennent souvent de personnalités se situant à la jointure de ces deux positions. L'oeuvre de Richard
Rorty l'homme spéculaire manifeste que l'opposition entre mentalisme et physicalisme est biaisée : aucune des
deux ne partage correctement la relation au réel : ni l'intentionnalité, ni le réductionnisme ne parviennent à
déterminer de manière correcte notre relation au monde, en grande partie fondée sur des fictions. En ce sens,
Rorty valide une modalité narratologique pour penser le réel. Elle suppose une relation de croyance, une
construction de consensus, et une forme de « démocratie de la connaissance » qui prend à revers les distinctions
cartésiennes et kantiennes relativement à la connaissance.
La thèse de Rorty, simple en apparence, consiste à dire que Descartes n'a pu développer sa théorie
philosophique de la certitude que dans la mesure où il a intégré à sa conception de l'esprit deux domaines qui sont
d'ordre essentiellement différent : les « états mentaux » selon Descartes intègrent les intentions comme les
sensations. Une douleur et un jugement relèveraient de la dimension de l'esprit. A cette condition, et à cette
condition seulement, la corporéiété et la connaissance semblent relever du même domaine. Cette assimilation est
cependant une convention fragile, et le partage peut être fort différent : Kant fera ainsi du jugement moral une
dimension intrinsèquement séparée des sphères de l'intérêt, et son épistémologie isole les dimensions mentales de
celles liées à l'immersion dans le monde. Notre sensibilité est tenue pour intrinsèquement séparée de nos facultés
de connaître. Le kantisme, c'est l'affirmation selon laquelle la figure du monde dépend enti-èrement de notre
accord psychique sur ce en quoi consistent les apparences dont nous formulons les règles. En ce sens, les hiatus
entre discplines, les jargons spécialisés, en constituant des espaces mentaux isolés et refermés sur eux-mêmes, ne
produisent pas seulement des effetes d'institution : ils aboutissent réellement à briser le monde qui pourrait être
partagé. Le partage des savoirs est donc aujourd'hui uen condition constitutive pour qu'existe un monde commun.
Par delà ce fil conducteur, nous avons donc à ressaisir les principaux courants qui se sont déployés en France
pour penser la question de l'interdisciplinarité depuis une trentaine d'années. Nous nous contentons pour ce
rapport d'en mentionner les principaux . D'Erwin Straus et Husserl, une tradition allemande issue de la
phénoménologie - de Merleau-Ponty à Derrida – retrouve les questions posées par une tradition sceptique et
individualiste (Montaigne). La crise des sciences européennes selon Husserl se sera donc approfondie depuis trois
générations, et le critère du succès technique définalisé a évidemment soutenu le développement de secteurs
spécialisés, mais peu à peu divisé le monde en secteurs spécialisés sans communication entre eux. Husserl
proposait le retour au « monde de la vie » pour surmonter cette aporie de la spécialisation technique. Comment
penser cela ? C'est là une jointure avec la question de l'histoire, et la question de l'autobiographie peut constituer
un filtre de la pensée historique.
C'est un point notamment traité par Gérard Noiriel. Ses réflexions sur la crise de l'histoire peuent être liées
avec celles proposées par Jean-Pierre Vernant : sa thèse est celle d'un pragmatisme philosophique qui adosse
l'histoire à ses dimensions d'usage et de croyances sociales et insiste sur une nécessaire interdisciplinarité. La
question du témoignage est ici centrale, comme elle l'est dans l'ouvrage récent de Laurent Douzou sur la
résistance.
Par contraste, certains penseurs se livrent à une mise en place des singularités et des anomalies qui prennent
valeur d'exemples. Ils dessinent une tradition qui va de Spinoza et Bergson à Deleuze et Negri, en passant par
Machiavel. Cette réflexion prend acte de la séparation des personnes et des intérêts. L'impuissance à transformer
le monde devient une limite absolue de notre condition, et conduit les auteurs qui renvoient à cette tendance, à
tenir la condition humaine pour irréductiblement liée à des rapports de force qui font de la nature, Les possibles et
les forces : de la rationalité cartésienne à la mondialisation impériale : les éléments de la publication électronique,
la singularité et les textes. Qu'est-ce qu'un auteur ? Pensée du conflit et des polarités du réel. Dumézil ; Leroi-
Gourhan ;
Dans la réflexion portant sur les sciences, la complexité et les structures, de Heisenberg à Morin, le principe
d'incertitude et les théories de l'information (Paul Vignaux...), le travail à partir de la science finit par intégrer le
droit et la question des individus.
En conclusion, évocation des méthodologies interdisciplinaires à partir de Sens Public et de la structuration
éditoriale : ce que la phénoménologie de la chair tente de révéler de la voie d'accès par le « monde de la vie »,
l'édition le tente par la mise en relation des pensées les unes avec les autres; il y a une objectivité de la
subjectivité dans les comparaisons thématiques réalisées par les processus de décision intellectuelles; la densité
des échanges, leur succession empirique et les thématisations dont elles font l'objet renvoient bien à une
dimension d'objectivité qui permet à chacun de se situer.
Zuzana Malinovska (Université de Presov, Sens Public) : Franchir les frontières avec Elán
Travaillant sur la revue Elan, revue intellectuelle et littéraire unique en Slovaquie, variante slovaque de la
Nouvelle revue française, Zuzana Malinovska traite la question des frontières présentes dans la revue et des effets
de sens qui surmontent des frontières qui auraient pu être apparentes. Elan visait à réunir autour d'un programme
toujours actuel : promouvoir la culture slovaque tout en s'ouvrant à la culture des autres. La seule frontière
légitime est ici celle qui oppose la civilisation à la nature ou à la barbarie. Grâce à ce mensuel pour la littérature et
l´art les Slovaques dans les années trente et quarante du siècle dernier ont réussià franchir les frontières
géographiques, culturelles, linguistiques, littéraires et à revendiquer l'intégralité de la culture européenne de
l'époque.
Lancée en 1930 à Prague, capitale de la jeune république tchécoslovaque, par le poète slovaque Ján Smrek. Le
fondateur évoque le souci d´ouvrir les frontières dès la titre de la revue : „compréhensible partout en Europe“,
Elán, qui, en français, „désigne le grand cerf du Nord“, renvoie à l´élan vital bergsonien et diffuse la nouvelle
génération des artistes slovaques qui veulent „agir comme force motrice contre la léthargie“ et créer en toute
liberté d´esprit avec une grande ouverture sur l´Europe. Elán paraît à Prague de septembre 1930 à septembre
1939, puis à Bratislava jusqu'en février 47.
Contrairement à Masaryk, Smrek revendique la spécificité linguistique slovaque et la revue est un lieu de
débat tchéco-slovaque sur cette question : en mars 31, Karel Capek distingue le savoir-vivre slovaque et la culture
tchèque, civilisatrice. S'il constate le particularisme linguistique, il insiste sur la nécessité pour les auteurs
slovaques de s'inspirer des courants intellectuels des villes européennes, et de Prague d'abord.
A Bratislava à partir de 1939, Elan n'ouvre pas de débat politique sur l'opportunité de paraître, Smrek s'appuie
sur la qualité esthétique, qui est sa ligne essentielle, qui est aussi une ligne de résistance au nationalisme. En
1943, il publie un poème « Paris aujourd'hui » qui est une provocation. Elan sera interdit. En février 1947, il cesse
de paraître au moment où la tension monte avec les communistes. La revue publie des poètes dans plusieurs
langues européennes. Abolir les frontières, publier en polonais ou en français dans la revue. La France est un
modèle à suivre... même les petits textes informatifs sont imprégnés de culture française, et c'est avec des
justifications françaises que la revue donne son point de vue. La discussion qui suit montre que des recherches
doivent être poursuivies pour mieux faire conaître l'importance de cette revue pour la promotion d'une culture
slovaque pleinement européenne.
La journée se poursuivit par une visite à la Corderie Royale de Rochefort et à l'arsenal ou la Frégate Hermione
est en reconstruction selon les techniques du XVIIIe siècle.
samedi 2 juillet
matin
Barbora Cakovska (Bratislava, Sens Public) Ici finit la linguistique, ici commence la linguistique... ou
inversement : un territoire – le domaine des langues naturelles, deux pays voisins mais disjonctifs
Interrogeant les frontières de fait ou de droit entre disciplines qui abordent selon des approches différentes une
réalité unique, Barbora Cakovska étudie la manièredont linguistique et sémantique logique traite des expressions
de la langue naturelle. Après avoir rappelé avec toute la précision voulue les domaines et les méthodes pratiquées
par ces deux disciplines, la conférencière concentre son exposé sur la question de la synonymie, afin de
démontrer la conciliabilité de principe entre une approche linguistique et une approche logique. La logique
construit un langage formel, et applique cette construction des fragments de la langue naturelle. Cette
construction entend réduire autant que possible la polysémie des langues naturelles, auxquelles elle n'entend
nullement se substituer. De son coté, la linguistique élabore une systématique des fonctions de la langue naturelle
qui ne peut se passer de certains outils logiques. Reste que les débats entre linguistes comme entre logiciens ne
peuvent éviter la question de la référence, qui impose de revenir à des considérations qui ne peuvent rester
seulement formelles.
Le cas de la synonymie est ici paradigmatique : la linguistique comme la logique doivent déterminer la
substituabilité des termes synonymes en fonction de critères qui ne peuvent être seulement formels. C'est cela qui
définit le mieux la sémantique logique en tant qu'elle ne récusera pas un lien avec la linguistique, car elle étudie
les relations formelles au sein de la langue, et non pas abstraitement. Son hypothèse la porte à considérer la
langue naturelle comme un systèmes de distinctions formelles idéalement conformes aux distinctions
sémantiques, et ce sera à la linguistique de rendre compte des écarts entre cette forme idéale et la réalité des
productions langagières naturelles. La question du traitement de la référence – et donc la question de la réalité –
introduit donc un paramètre nouveau, de nature philosophique, qui serait requis pour permettre à chacune des
disciplines de coopérer dans l'approche globale des phénomènes liés à la production du sens par les collectivités
humaines naturelles.
Slavomira Ferenčuhová (Bratislava / Prague) Les étrangers dans les villes. Présence définie par les
frontières entre les pays.Les immigrés dans les villes et déplacement des frontières.
Slavomira Ferenčuhová évoque un débat fort important dans le contexte du développement des relations entre
les pays d'Europe centrale, nouvellement confrontés aux réalités des échanges transfrontaliers et des brassages de
populations. L'expérience de l'émigration est une réalité neuve pour les Slovaques qui vont étudier ou travailler à
l'étranger . Leures repères sont remis en question ainsi que leur identité.
La façon, dont les immigrés perçoivent les villes où ils s´installent peut être liée à leur situation sociale plus
générale, et en particulier de l'accueil plus ou moins restrictif qui leur est fait de la part des populations
autochtones. L’exposé de Slávka Ferenčuhová propose une réflexion sur la relation hypothétique entre le fait
d’être un étranger dans un pays et la position de l’individu - désigné administrativement comme étranger - dans la
représentation dominante de la ville où il se trouve. Elle se demande comment le fait d’avoir passé la frontière
entre les pays peut délimiter les formes de présence de l’individu dans la représentation de l’espace urbain.
Après avoir défini les termes, en s’appuyant sur la conception théorique de deux auteurs (Castles, Davidson
2000) et sur les exemples des recherches étudiant la relation entre la définition sociale d’un groupe et sa position
dans le cadre urbain, elle formule une hypothèse. D’après celle-ci, la définition (par le groupe dominant) d’un
individu comme celui qui porte une caractéristique différentielle - il est un étranger - peut servir de base pour
définir sa position dans la représentation dominante de la vie urbaine.
Ainsi, la question sur la relation entre le fait d’être un étranger et la position de l’individu dans la
représentation dominante de la ville est traitéer à partir de l'analyse d’un document qui présente le plan
d’aménagement urbain dans une ville concrète. Le but est de trouver l’image des étrangers (ainsi désignés) dans
cette représentation dominante de la ville.
La conclusion a une forme de question. Ceux qui sont désignés comme étrangers ressentent-ils cette
désignation comme un ostracisme ? Quel est l’effet de cette dinstinction administrative sur la position des
étrangers dans la vie urbaine ? Quelle est la force « réelle » de la représentation ? Pour pouvoir répondre, une
recherche des perceptions des étrangers d’eux-mêmes et de leur position dans la vie urbaine serait nécessaire.
Une vive discussion a suivi cette communication, attestant de la réalité du problème soulevé et de la rivalité
entre les régions anciennement tchécoslovaques qui sont à présent concurrentes pour développer leurs économies
et leurs dynamiques particulières. Cette discussion fait d'ailleurs apparaître que la question ne se pose pas
seulement dans le cas de migrations temporaires d'un pays à l'autre, mais aussi bien à propos des populatoins
minoritaires (Roms) ou de groupes d'origine étrangère, mais installés de manière permanente depuis longtemps,
comme les commerçants vietnamiens par exemple. On rappelle à ce sujet que cette question n'est pas nouvelle en
Europe centrale, et qu'elle a concerné jusqu'en 1945 les populations juives et les minorités allemandes présentes
dans des régions d'où ces groupes ont aujourd'hui disparu. Une réflexion qui tiendrait pour allant de soi
l'homogénéité nationale des polulations est ainsi grandement oublieuse de l'histoire récente et n'est pas conforme
à la réalité de la composition sociale des espaces urbains en Europe centrale.
Roman Krakovsky (Prague) : "Le moi et l'autre pendant la guerre froide : Le mouvement pour la paix en
Tchécoslovaquie (1948-1989)" 1948-1952, la représentation de soi et de l'autre (politique) autour du 1er mai.
Roman Krakovsky recourt aux images et aux films officiels de la période 1948-1952 pour approcher la réalité
de la guerre froide telle qu'elle fut mise en représentation pour l'usage de la population pragoise et des
observateurs étrangers. Les cortèges du 1er Mai sont ainsi une source de première qualité car ils associent la
thématique ouvrière à la thématique internationaliste du « camp de la paix », ciment idéologique du bloc
soviétique et de ses alliés. Roman Krakovsky démontre ainsi aisément le caractère stéréotypé et d'avance
« folklorique » de certaines représentations : à cotés des défilés de tracteurs et d'ouvriers, des chars évoquent les
affaires internationales, et les chefs d'Etats de l'OTAN sont caricaturés de manière carnavalesque pour évoquer
l'impérialisme et proclamer la paix. Ces représentations schématiques ne tiennent pas compte des subtilités de la
politique internationales, et semblent faire appel à des schémas simplistes, à usage principalement interne. Ces
cortèges ont-ils pour fonction de cimenter l'unité du régime ? de manifester la solidarité à l'égard du grand frère
soviétique ? d'offrir aux populations une journée festive ? L'impression qui résulte des documents présentée est
celle d'une mise en scène empruntée, ne comportant pas de signification politique très nette par elle-même : les
slogans, au moment de leur lecture, font rire le public de l'université d'été, tant les vers de mirlitons paraissent
sans impact évident. Il n'en reste pas moins qu'en ritualisant une mobilisation qui introduit une temporalité
nouvelle dans la société tchécoslovaque, le régime entend naturellement infléchir dans le sens qu'il recherche les
préoccupation de la population et affermir son emprise idéologique. Pour y parvenir, l'association de l'éloge des
vertus du travail à la caricature des dangers que les régimes impérialistes font courir au monde est une
combinaison qui se veut efficace. Et le caractère artisanal des chars qui défilent dans les cortèges fait songer que
ces défilés, pour idéologiquement conformes qu'ils soient, dans cette période qui couvre les années séparant la
prise du pouvoir par les communistes à Prague de la mort de Staline à Moscou, sont moins encadrés qu'ils ne se
seront dans la période qui suivra le printemps de Prague, vingt ans plus tard.
Après-midi
Etienne Boisserie (INALCO) : La frontière hongroise.
Appuyant son exposé sur des cartes diplomatiques hongroises, notamment liées aux années précédant ou
suivant 1914, Etienne Boisserie montre combien la très grande sensibilité des nations d'Europe centrale aux
questions frontalières s'accompagne d'une grande facilité à justifier des prétentions à contrôler des territoires qui
reposent sur des fondements fragiles, et que les délimitations des espaces nationaux ne recoupent en pratique ni
des critères géographiques, ni des critères linguistiques, ni même des critères historiques incontestables. La
mosaïque des populations peut servir les prétentions des différents acteurs politiques aux diverses périodes de
l'histoire récente, et ils serait naïf de tenir celle-ci pour autre chose que des effets rhétoriques à usage immédiat.
Istvan Bibo a pu écrire que, à propos des petites nations d'Europe centrale, que «chaque nation dans cette
région a un conflit avec ses voisins ... la querelle linguistique met en cause l'existence nationale, de vie ou de
mort dont dépend leur existence étatique réelle ou appelée de leurs voeux ». On reviendra sur le discours produits
par les Hongrois après 1918 sur les avantages territoriaux obtenus par la Tchcoslovaquie.
Une carte de 1886 fait apparaître la Hongrie comme un Etat, alors qu'elle n'est alors qu'une partie de la
Couronne de Vienne, et a fait disparaître les toponymes des langues nationales. La propagande tente d'estomper
la réalité d'une Hongrie infra-étatique et on la présente comme homogène en dépit des statuts divergents, pour la
Croatie, la Transylvanie (dont le statut a été aboli en 1867). Cette description ne définit pas la nation hongroise
par une ethnie et l'idéologie implicite est celle selon laquelle la culture hongroise assimile les peuples qu'elle
rassemble autour d'un territoire spécifiquement magyar, dont les limites sont très aléatoire : possessions étatiques
et possessions nobiliaires sont mal distinguées, la marge orientale, carpatique, n'apparait qu'au XVII e siècle, et
l'idée d'une Hongrie bouclier contre les Ottomans est mythique : les Ottomans ont absorbé l'essentiel de la
Hongrie, et seul l'ouest hongrois, actuellement slovaque est resté hors de leur influence.
En 1918, la déliquescence des Empires favorise l'indépendance politique des petites nations, et les arbitrages
sont faits par les Français et les Anglais. Les Hongrois ont parfois prétendu intégrer l'essentiel de la Slovaquie
actuelle, mais Benes obtient des Français l'accès au Danube. Si la Hongrie perd les 2/3 de son territoire et 60% de
sa population d'avant 1918, elle gagne en contrepartie un Etat hongrois de plein exercice et un territoire
culturellement homogène. Les Hongrois sont cependant mécontents et ont si mal négocié le Traité de Trianon
qu'ils se rapprochent rapidement des Allemands, en trouvant l'oreille de Chamberlain. Entre 1939 et 1945, les
Hongrois profitent de la guerre pour élargir leur territoire...
Marie Christine Lagrange, magistrat, Rouen : L’espace judiciaire européen, un espace ambigu
Marie-Christine Lagrange, qui a joué un rôle capital dans l'organisation de cette université d'été – c'est elle qui
a conçu de la tenir à La Rochelle et a organisé tant les conditions de séjour que les temps de visite proposés à nos
amis, a fait porter son propos sur un paradoxe de la question des frontières en Europe et de la protection
juridique.
Il est des cas où les frontières sont des protections dont l'abolition peut créer des situations nouvelles. La libre
circulation des marchandises est une réussite, mais, l'Europe voudrait pouvoir créer des frontières à la circulation
des capitaux, qui ne sont pas attachés à un sol. Inscrivant dans les traités de Rome et de Maastricht l'idée que les
personnes doivent circuler librement, les Européens ont pensé que cela requérait l'unification des règles
juridiques applicables aux personnes dans chacun des Etats. Depuis le 1er mai 2004, les nouveaux adhérents ont
validé un espace pénal européen qui transforme certaines règles usuelles. La justice, élément régalien, ne pouvant
être déléguée, un compromis a été recherché autour de la reconnaissance mutuelle des décisions juridiques.
Chaque justice nationale s'abstient de toute critique à l'égard des décisions prises dans les autres Etats. La
conséquence est la restriction des recours auxquels peut accéder un justiciable européen, comme le montre la
mise en place du mandat d'arrêt européen.
La Convention de Schengen compense la suppression des contrôles internes en Europe par la mise en place
d'un fichier des personnes qui dicte l'application automatique des règles de reconduite aux frontières
communautaires pour tout étranger s'étant vu refuser précédemment l'entrée dans l'Union, même en présence
d'éléments nouveaux que cette personne pourrait présenter pour demander son entrée.
Avec l'instauration du mandat d'arrêt européen, un changement considérable est en oeuvre. La reconnaissance
mutuelle va au-delà des procédures. Ce mandat d'arrêt européen est appliqué par une décision-cadre qui répondait
au triple constat qu'au sein de l'union, la majorité des demandes d'extradition étaient intra-européennes, que
l'extradition était excessivement longue et que son caractère politique était trop fort (Convention de 1927), et
enfin pour renforcer la coopération pénale.
Pour l'essentiel, tout citoyen de l'union européenne installé dans un autre pays que celui de sa nationalité peut
être remis de droit aux autorités de son pays d'origine si ce dernier est poursuivi pour des délits passibles d'une
peine d'au moins douze mois de prison, et/ou s'il a été condamné à au moins 4 mois de détention. Dans ce cas, la
remise aux autorités du pays d'origine est presque automatique, et l'idée traditionnelle d'un monopole de justice
de chaque Etat se trouve en partie abrogée.
Le phénomène de la remise en urgence est caractéristique de ce mandat d'arrêt européen, même sans relation
au terrorisme, de sorte qu'o peut se demander si certaines frontières étatiques ne permettaient pas parfois de
reconsidérer le motif d'une poursuite, notamment en raison des obstacles opposables à l'extradition – dont l'Italie
et la Grande-Bretagne n'ont pas allégé les procédures. Dans le cas de l'extradition traditionnelle, on vérifie les
risques courus par le prévenu (peine de mort), les motifs politiques, et l'extradition requiert un décret qui autorise
des recours utilisable par la défense.
Ainsi l'espace de « liberté, de sécurité et de justice dans lequel est assuré la libre circulation des personnes »
supprime des règles emblématiques de protection : on peut extrader des Français poursuivis à l'étranger. En
conclusion, Marie-Christine Lagrange se demande s'il n'y a pas des risques d'incompatiblité entre ce nouveau
droit et la Charte européenne des droits de l'Homme. Si les observateurs pourront douter que la Cour européenne
contredise les Etats qui défendront leurs décision devant elle, il faut noter que, quelques jours après notre
université d'été, la Cour constitutionnelle allemande a rendu le mandat d'arrêt européen inapplicable en
Allemagne au motif que ce texte ne permettrait pas à un citoyen allemand de se prévaloir des recours prévus par
la constitution allemande en cas de demande d'extradition.
Dimanche 3 juillet Matin
Marie Voždová (Olomouc) : Les frontières du comique dans le théâtre de Jean Anouilh
Dans sa communication, Marie Voždová a parlé du comique et du tragique comme deux catégories
esthétiques qui se touchent. Selon elle, la frontière entre ces catégories est souvent bien étroite et le mot « rire »
est souvent utilisé comme une métaphore du comique. Le rire est aussi une sorte de signe et fait partie de la
communication humaine. La notion de comique porte alors un sens ambigu.
Marie Voždová nous a donné plusieurs définitions élaborées par les penseurs et les théoriciens suivants : gai
et salubre chez Descartes, le rire est ambigu chez Kundera, et porte sur les situations chez Bergson. Sándor
Hévési, critique littéraire hongrois, essaie de montrer l’élément de tristesse présent dans le comique, qui est
parfois caché et sous-entendu. Le paradoxe de la comédie est défini ainsi : ce qui est gai en surface masque
quelque chose d’amer en dessous ; ce qui semble être amusant du dehors est très triste à l’intérieur. L’auteur de la
farce plaisante de bonne humeur, tandis que celui de la comédie rit parce qu’il a envie de pleurer.
Milan Kundera parle souvent du comique et de la risibilité. Il étudie comment la frontière imaginaire entre le
drôle et le terrible se déplace avec l’évolution de l’homme. D’après lui, le comique est plus cruel que le tragique,
car le tragique nous donne une belle illusion de la grandeur humaine et ainsi nous console.
Henri Bergson (Le rire. Essai sur la signification du comique), définit trois modèles de situations comiques,
c’est-à-dire la répétition, l’inversion et l’interférence. Le rire grinçant chez Anouilh développe ses formes en
relation à ce „mécanique plaqué sur le vivant“ que définit Bergson : « diable dans sa boite » ; « pantin à ficelle » -
la vie est sérieuse parce qu'on est libre, elle se change en comédie si l'on est manipulé ; et « boule de neige », qui
gonfle par enchainement et récurrence.
Selon Marie Voždová, le comique de Jean Anouilh élargit progressivement les territoires du risible : dès
l’avant-guerre, il traite de grands problèmes philosophiques comme la solitude de l’individu dans le monde, la
révolte de l’homme contre les règles de la société ou bien la recherche vaine du bonheur absolu. Anouilh
ridiculise la famille bourgeoise, les relations, l’infidélité conjugale, l’indifférence des parents envers leurs enfants
et réciproquement l’irrespect de ceux-ci. Il ne laisse à part ni le thème de la mort, ni celui du suicide, ni celui de
la résistance pendant la guerre : son comique ne connait aucune limite thématique.
Chez Anouilh, le tournant est pris par la thématique ridiculisant les situations familiales et toutes les autres
faits sociaux. Il illustre la condition de l'homme selon Pascal avec les procédés de Feydeau. Univers sans issue
qui voit les personnages aller vers l'hystérie à partir de situations ordinaires. Les hommes agissent comme des
animaux et leur ridicule intrigue en inquiétant la sécurité de la représentation usuelle de l'humain. Comique amer
et cynique qui dévoile le non-dit des situations. Le comique allège la souffrance de penser la mort. Anouilh
insiste sur le ridicule des grands mots, et pour finir, les situations tragiques. Les proclamations de résistance qui
se multiplient après-guerre l'incitent à la raillerie, tout comme il marque le vide de la vie de la plupart des
personnages.
Il se moque des traits nationaux et reprend des clichés qui font retour à une ironie qui porte sur l'auteur lui-
même. « même quand cela semble sérieux, c'est comique, et on joue toujours la même pièce ». Retrouvant le
comique de Molière, Anouilh insiste sur les répétitions et sur la nécessité de rire de soi pour assumer la
réconciliation . Le rire grinçant explore les limites des situations. Pourtant, le moment tragique est proche :
Médée ou Alouette sont des pièces tragiques. Pour les autres pièces, on les joue en insistant sur le comique. Reste
que pour Baudelaire, « le rire est d'essence satanique » (voir son semblable tomber) et ne signifie aucune
libération. La tension entre cette essence satanique et la catharsis théatrale est une composante puissante du
comique de situation et du malaise qu'il introduit.
Marie Voždová a remarquablement choisi les passages dont elle a donné lecture, pour le plus grand plaisir de
l'auditoire. Elle montre la finesse d'Anouilh dans l'approche des caractères et de la vie et nous rappelle que nous
trouvons dans les pièces anouilhiennes le tragique profond dont le rire pourrait être l’expression la plus
vraisemblable. Nous avons pris conscience de la place du dramaturge français dans la création littéraire avant que
Ionesco et Beckett ne viennent bouleverser le genre. Dans la même veine, assurément : « Pascal joué par les Marx
Brothers », disait Ionesco de Beckett (Fin de partie).
En conclusion Marie Voždová marque l'importance ontologique du rire - « le seul don qu'on peut offrir sans le
posséder », selon une comédienne tchèque.
Andrea Turekova (Presov) Amour et limites ou amour sans limites dans Manon Lescaut
Andrea Turekova a charmé l'auditoire par sa magnifique langue française, si appropriée à la thématique
qu'elle développe remarquablement dans une conférence parfaitement maîtrisée. Elle interroge les termes de
« frontières » et de « limites » dans leur opposition au thème de la « liberté » dans le cadre du « libertinage » au
XVIIIe siècle français.
L’Histoire du chevalier Des Grieux et de Manon Lescaut se présente comme une des réponses à la tradition
du roman classique, qui mettait en opposition amour et vertu : amour en tant que désir, vertu en tant que
limitation de ce désir. L’abbé Prévost renverse cette optique : la vertu n’est plus une limite infranchissable qui
conduit au sacrifice héroïque de la passion. Au contraire, c’est l’amour qui sacrifie tout : la vertu, l’honneur, le
devoir. Le chevalier Des Grieux, aristocrate de bonne famille, destiné à une brillante carrière abandonne sa
famille, ses études, ses devoirs, pour suivre Manon Lescaut. Des Grieux transgresse toutes les limites, la passion
devenant le seul guide de sa conduite.
Cet égarement se marque géographiquement. Fuyant Amiens, transgression initiale qui constitue le point de
départ du récit, le chevalier laisse derrière lui toute sa vie antérieure pour le monde nouveau de l’amour. Ensuite,
c’est le passage en Amérique. Il s’agit encore de l’abandon de l’espace familier, connu, pour aller à l’encontre du
monde nouveau, où la réalisation de l’amour semble enfin possible.
De plus le personnage transgresse les limites sociales. Décrivant un amour confronté aux préjugés sociaux et
familiaux comme aux exigences matérielles de la vie, Prévost dépeint une société dominée par l’autorité des
parents, dont les représentants sont le père du chevalier, le vieux G… M… et le gouverneur de la Nouvelle-
Orléans, qui s’opposent à l’amour de Des Grieux et de Manon. Le chevalier, au nom de cet amour s'affranchit des
lois et devient tricheur, voleur, escroc, assassin.
Enfin, il transgresse des limites intimes : Des Grieux se détourne de ses propres principes et valeurs, de ce qui
était jusqu’alors inséparable de son être le plus profond. Le respect paternel, l’amitié, l’honneur et la religion ne
représentent plus rien pour un cœur où l’amour seul règne. Des Grieux renie son propre père, abuse de l’amitié
de Tiberge, n’hésite pas à sacrifier son propre honneur pour l’intérêt de Manon, enfin il ose comparer son amour
pour Manon à l’amour de Dieu. S'il rêve de pouvoir concilier l’amour et la vertu, cela ne sera possible qu’après la
mort de Manon, au moment où le bonheur est à jamais perdu.
Pour conclure, Andrea Turekova ajoute que la dernière limite est herméneutique : le chevalier étant lui-même
le narrateur du récit, nous ne connaîtrons jamais Manon autrement que par son regard et n'accéderons ni aux
pensées ni aux sentiments de l'héroïne : le « mystère de Manon » restera à jamais enseveli sous le sable du désert
américain.
Jan Drengubiak (Presov, Sens Public) : Les limites du classique et du moderne (sur l’exemple de Lauve le
pur de Richard Millet)
« Ai-je d’autre histoire que celle de la langue et de la littérature françaises ? »Richard Millet (Le Sentiment
de la langue , 1993). L’oeuvre romanesque de Richard Millet fait du langage son motif dominant. L'essentiel
pour Ján Drengubiak est de déployer les repères pour juger de la valeur des oeuvres littéraires. Comment juger ou
évaluer les romans contemporains ? Existe-t-il une frontière qui sépare la littérature de valeur et celle de
consommation ? .
Se fondant sur l'approche d'Antoine Compagnon (Le Démon de la théorie), Ján Drengubiak mentionne la
pluralité des niveaux, l’exigence, l’innovation et l’originalité du point de vue sémantique et formel. Le roman
témoigne d'une remarquable vitalité en tant que genre narratif, en dépît de sa mort annoncée au profit du cinéma
et de la télévision. Richard Millet le manifeste non seulement par l’exploration d'innovations littéraires, mais
aussi par certains retours à des procédés anciens, ainsi de la narration confiée aux femmes-bardes de la société
rurale : le roman retourne au choeur théatral et à l'oralité qui est à l'origine du genre narratif.
Le roman Lauve le pur ne transgresse pas seulement les frontières temporelles, il puise aussi dans d’autres
genres, notamment l’essai et l’autobiographie. Un motif récurrent des essais et des romans de Millet est celui de
la langue française : le roman doit ralentir l’évolution en épurant la langue de tout élément exogène et ainsi lutter
contre la mort de la langue.
Si c'est la transgression qui définit la littérature de qualité, le roman est évaluable en fonction des inventions et
des transgressions qu'il manifeste : intertextualité, oppositions structurales ou locales, etc. sont autant de signes
qui comme par exemple Paris/Siom, pur/sale) est propre au roman, puisque. Tout en respectant le caractère
ambigu de toute évaluation il est évident que le roman, le seul genre narratif inachevé, doit franchir les frontières
non seulement en quête des innovations mais aussi celles de sa propre tradition et son passé. Dès lors, il reste à
attendre que la durée fasse son oeuvre et sanctifie ou infirme la perception des contemporains.
La discussion permet à Jan Drengubiak de prolonger ses propos : il revient sur les propos d'Antoine
Compagnon reprend l'idée de la variété des niveaux pour signaler la valeur qui s'adresse à une variété de public.
A partir de l'idée d'un relativisme généralisé qu'il tient pour allant de soi, Compagnon cherche la valeur du coté de
l'originalité formelle. Peut-on penser que le roman est mort au motif que l'histoire aurait pris la place de la
narration ? Pour réintroduire la tradition dans le roman, Millet, selon Sylviane Coyault, mime la dialectique de
l'oral : les femmes représentent le coté subjectif, par un effet d'autobiographie subvertie. Les noms de lieux et de
personnages sont décalés de situations voisines de celles que Millet a rencontré, et brouille les frontières entre
fictif et réel. De même qu'il ya des cellules autobiographiques, on peut isoler des cellules « essais ».
Miroslav Marcelli décalque ce débat dans le contexte slovaque : Bolzano, contre Jungmann, affirmait que la
langue n'était pas l'essentiel de la culture slovaque. Mais le refus de l'influence tchèque a conduit à adopter une
norme issue de la Slovaquie du Nord et du centre, en sorte que la plupart des Slovaques ont le sentiment de ne pas
parler correctement la langue qu'ils désirent incarner. L'appauvrissement du langage lié aux médias ne fait
qu'aggraver la situation, l'introduction d'anglicisme et la misère des journalistes rend difficile la lutte pour une
langue pure : celui qui la revendiquerait serait soupçonné de nationalisme...
Poursuivant cette lignée d'interrogation, nous pouvons évoquer brièvement la communication de
Kvetuse Kunesova ( ) : Identité et frontières : Leïla Sebbar et Nancy Huston et celle de Slavomir Mica. La
première travaille l'espace de la pluralité des espaces linguistiques en présentant les oeuvres de deux écrivaines
d'expression française issues d'univers culturels et linguistiques étrangers. La langue et la société arabe, ou la
langue et la société américaine, avec les différences relalatives au statut des femmes et de la langue, des positions
associées aux pratiques d'écriture renvoient tout à la fois à des contingences existentielles et à des expériences
fortes, dont la création littéraire reflète nécessairement certains des aspects même hors de tout souci
autobiographique. La position spécifique des auteurs d'origine étrangère dans un espace linguistique présente
donc une pertinence particulière pour étudier les frontières, leurs possibles transgressions, et les situations
personnelles des écrivains, surtout si l'on prend en compte le fait que les normes linguistiques n'int guère tenu
compte jusqu'ici des pratiques littéraures féminines ou des styles rédactionnels associés aux transferts culturels.
Beckett ou Kristeva seraient d'autres cas d'écrivains biculturels. Au terme de cette expérience, dit Nancy Huston,
« je vois mieux aujoud'hui à quel point le rêve est imprégné d'imaginaire ». Cela renvoie à l'imaginaire des
langues (Marie Dollet), et l'on pourrait citer Julie Baron Supervielle « A la croisée des langues », commente
Madeleine Valette-Fondo. Joseph Conrad serait un autre cas intéressant.
De son coté, Slavomír Míča (Olomouc, Sens Public), étudie les limites de la présence de l’auteur dans son
texte : Raymond Queneau comme personnage.
Si la dimension de relevé topographique effectué par le conférencier a pu susciter quelques réserves, il n'en a
pas moins permis de relever la variété des postures autobiographiques masques dans les différentes créations de
l'auteur. Timide, Queneau poursuit une stratégie littéraire telle que son exhibition dans le texte présente un grand
intérêt par la manière dont il s'y révêle sous diverses figures, dont celle de son propre personnage. Slavomír Míča
a parlé dans sa communication de la présence de l’auteur dans son texte, limitant son relevé aux romans de
Raymond Queneau, qui sont eux-mêmes assez riches en ce qui concerne le nombre d’exemples.
Un premier groupe de textes réunit les romans ludiques, un second les romans autobiographiques et le dernier
des romans « mixtes ». La présence de l'auteur dans ces textes est évidemment variée. Depuis des assonances
avec le nom de l'auteur (le « queneau-coutte » au lieu de « knock-out ») jusqu'à l'évocations de situations
biographiques réelles, décrites d'ailleurs dans ses journaux et parfois légèrement modifiées avant d’être
incorporées dans un texte littéraire (et parfois presque mot à mot comme pour la scène d’ouverture du roman Un
rude hiver). Une troisième catégorie évoque des ressemblances physiques et psychiques entre l’auteur et les
personnages de ses romans, la dernière consiste en autant d'exemples des apparitions de Queneau-personne dans
ses œuvres littéraires sous son nom véritable. Cette typologie a été richement documentée par des exemples tirés
de divers textes , dont principalement Les derniers jours, Le vol d’Icare, Un rude hiver, Le dimanche de la vie.
Pour finir, Míča a évoqué une situation dans laquelle nous trouvons deux héros du roman Les enfants du
Limon qui se rencontrent : l’un d’eux, Chambernac, qui ressemble à Queneau par ses traits psychiques et par son
métier d’écrivain, et l’autre, un inconnu, dont nous n’apprenons le nom qu'à la fin, en même temps que
Chambernac qu’à la fin : Queneau. Ici se trouvent selon Míča les limites extrêmes de la présence de l’auteur dans
son texte – dans la situation citée, nous avons devant nous deux « incarnations » de l’auteur qui parlent l’une à
l’autre dans le texte littéraire. C'est là un cas de jeu littéraire où le jeu le dispute à la pudeur pour établir des
limites, des variations et des trangressions.
Après-midi
Sylviane Coyault (Clermont-Ferrand) et Jean Pierre Bouyge (Clermond-Ferrand)Atelier sur La
transgression de la frontière dans le Rivage des Syrtes de Julien Gracq : lecture à deux voix :
Les deux conférenciers avaient fait précéder leur intervention par la diffusion, longtemps à l'avance, d'extraits
du roman de Gracq et de textes de Carl Schmitt, dont certains passages peuvent suggestivement enrichir les
perspectives critiques que le roman comporte à propos des frontières, et des sentiments de déréliction et
d'étrangeté qui peuvent lui être associé. A titre d'information, voici les instructions dont les orateurs avaient fait
précéder leur intervention.
« Pour préparer l’atelier du 4 juillet après-midi :
Veuillez trouver ci-joint :
1 – Un résumé du Rivage des Syrtes comportant de longs extraits. Ce résumé est destiné à faciliter la lecture et la compréhension d’une
œuvre longue et qui présente quelques difficultés pour un public non francophone. Ce résumé met en évidence les passages indispensables
pour la réflexion sur la notion de « frontière » dans l’œuvre.
Il est en outre recommandé de lire très attentivement les chapitres 1 - (« Une prise de commandement ») 2 - (« La Chambre des cartes »),
9 - (« Une croisière »). Ceux qui n’auront pas pu se procurer l’œuvre de Gracq en français trouveront dans les pages jointes suffisamment
d’indications pour la réflexion commune.
2 – Une présentation et quelques extraits d’ouvrages divers de Carl Schmitt. La lecture annoncée est une lecture croisée, qui envisage une
approche à la fois littéraire et philosophique de l’œuvre. Pour l’approche philosophique, il nous a semblé pertinent de confronter le roman de
Gracq à la pensée de Schmitt. Il est donc recommandé de lire attentivement les extraits proposés, et de réfléchir aux échos qu’ils éveilleraient
dans les extraits sélectionnés. »
Ainsi préparé, cet atelier, qui était une innovation appréciée de cette session, se déroula dans une grande
concentration, et les doctorants et étudiants ont plébiscité la formule en prenant la parole d'une manière spontanée
ou en répondant aux sollicitation de Sylviane Coyault et Jean-Pierre Bouyge. La situation du roman, ses contextes
géographiques, temporels, les représentations et les références qu'il mobilise ont fait l'objet de belles discussions,
malaisées à retranscrire pour cette raison même : il y fut question tout à la fois de la composition du livre, des
références historiques, des postures littéraires et des allusions philosophiques. Il est d'ailleurs à remarquer que,
contrairement à ce qui s'était passé l'an dernier en Slovaquie, les prises de parole étudiantes ont été fréquentes et
de qualité tou au long de l'université d'été. Une plus grande familiarité entre les participants, un niveau élevé de
maîtrise du français, sans doute également une attention constante des animateurs, tant français que slovaques et
tchèques y furent pour quelque chose. C'est là un signe fort encourageant pour la pérennité de ces universités
d'été qui font paraître une entente véritable sur les modalités et les approches interdisciplinaires qui forment le
coeur de ces journées.
Mariana Kunesova (Prague) : Frontières et limites de l’absurde dans le théâtre surréaliste français
Mariana Kunesova, pour évoquer l'élément hispanique dans le théatre surréaliste en France, évoque deux
auteurs de statut bien différent. Si les peintres d'origine espagnole ont orienté fondamentalement le surréalisme et
le cubismse (Juan Gris, Joao Miro, Salvador Dali, Pablo Picasso, le théatre, dont le caractère conventionnel et son
éloignement des formes d'écriture automatique repoussait assez nettement les auteurs du surréalisme, n'a pas
connu une telle activité. Actifs avant 1950, Vicente Huidobro (d'origine chilienne) et Pablo Picasso lui-même
témoignent de cette relation ambiguë du surréalisme au thétatre. Le point commun « hispanique » serait une
forme d'impatience, d'immédiateté revendiquant un certain manque d'apprêt, l'insistance sur l'aspect concret et
vital, sur le baroquisme de ces auteurs. Célèbre en Espagne, Huidobro (actif entre 1890-1940) rédige une partie
de son oeuvre en français; mais, accusé de plagiat par Reverdy, il quitte Paris dès 1917, au bout d'un an, s'installe
à Madrid. Trois recueils de pèmes et une pièce de théatre sont rédigés en français. Gilles de Rais, sa pièce, est
publiée en 1933, et Huidobro retourne brièvement à Paris. Gilles de Rais semble à la recherche de sentiment
authentique qui l'emporteraient sur sa brutalité. Il est une sorte de Prométhée et ne croit aboutir qu'au néant, par
une anticipation de l'existentialisme. Ce texte de 250 pages est à peu près injouable et consiste plutot en une
évocation poétique sensible, et intimiste. Huidobro utilise des correspondances baudelairiennes et des
associations libres associant symbolisme et surréalisme.
Par contraste, Pablo Picasso (1881-1973), qui rédige des poèmes dans les années trente et ne cesse pas de
mêler écriture, graphisme, et poésie développe une pièce de théatre surréaliste, qui fait écho à ses collaborations
aux Ballets russes de Diaghilev. En 1943, Le désir attrapé par la queue (1943) a des personnages aux
consonnaces absurdes et cultive une représentation aussi peu conventionnelle que possible. Cette incursion dans
le registre du théatre indique bien le sens exacerbé de la plasticité du langage qui montre en Picasso un créateur
faisant usage du langage au même titre qu'il traite les matéraux qui font l'objet de ses oeuvbres graphiques. Le
registre absurde a donc quelque chose à voir avec l'abandon de critères « réalistes » dans la peinture. Peut-on
attribuer cette créativité à une dimension hispanisante ? La question fit débat après l'exposé.
Lundi 4 juillet Matin
Eva Berenkova (Prague) : La femme-machine dans la littérature du 19e siècle
Ce remarquable exposé fait augurer d'une remarquable thèse en préparation à Prague, dont nous espérons que
la conclusion pourra donner lieu à une publication.
Fruit de trois traditions hétérogènes mais complémentaires (mythe antique de Pygmalion, lectures variées de
la Genèse et matérialisme mécanique post-cartésien), le concept de la femme conçue et «fabriquée » par l’homme
envahit la littérature française moderne. Le XIXe siècle notamment abonde en femmes créatures artificielles,
femmes-statues, femmes-machines, femmes-andréides. Les auteurs les plus divers (Théophile Gautier, Prosper
Mérimée, Jules Verne, Villiers de l’Isle-Adam, Emile Zola, Joris-Karl Huysmans), peuplent leurs oeuvres de ces
créatures étranges, transgressant ainsi la frontière entre l’humain et l’artificiel.
L'inquiétante étrangeté, renvoie à l'incertitude portant sur les échos qu'éveille en nous une événement
inhabituel, automates, crises d'épilepsie... (Jaentsch, 1906). Dans le fameux marchand de sable, ce qui provoque
notre inquiétude intellectuelle, c'est la question de la séparation entre l'animé et de l'inanimé. Freud, en 1919,
reprend ce thème et l'associe à la peur de la castration. C'est une autre recherche.
Le fantasme de la technique qui s'insère dans les relations homme-femme obsède le 19e siècle. Villiers de
l'Isle-Adam, Verne et Zola ne sont que les plus célèbres, Balzac, Gautier et d'autres cèdent à cette thématique, où
on peut chercher à comprendre pourquoi les hommes préfèrent les femmes artificielles préfèrent les femmes
artificielles. Ces thématiques renvoient à Pygmalion, et, dans le cas français, au matérialisme de La Mettrie.
Philémon et Baucis et Pygmalion sonr les deux histoires « heureuses » et ennuyeuses des Métamorphoses
d'Ovide. Dégouté des prostituées, Pygmalion crée une statue d'ivoire si merveilleuse qu'il demande à Vénus son
animation. Le voeu est exaucé, celle-ci devient féconde, une vraie femme... Seul Prométhée, qui fabrique des
statues humaines en argile – mais il sera puni. Deucalion, fils de Prométhée suit le conseil d'une déesse de jeter
des os de sa grand-mère la Terre derrière lui pour repeupler le monde. Pygmalion est donc le seul humain à créer
des créatures artificielles dans la mythologie, avec la bénédiction de Vénus. La statue bascule miraculeusement
vers la vie, c'est un miracle de pureté amoureuse, et non pas une relation incestueuse. Le beauté surhumaine de la
statue ne risque-t-elle pas ? A quoi peut ressembler la suite de cette relation ? Et autres questions gênantes ?
C'est seulement à la fin du 18e siècle que l'interprétation traditionnelle est remise en cause : on critique le
passage vers le vivant et on interprète métaphoriquement (Cf : texte de l'Encyclopédie) au titre d'une opération de
séduction... qui sert de fond aux récits du 19e siècle, chez Georges Sand, Th. Gautier, Villiers... Mais ce n'est pas
la seule interprétation : il y a aussi une veine « pédagogique », qui voit l'Abbé prévost, Balzac, et d'autres
proposer une éducation qui finira par une émancipation de la femme qui s'éloignera de son maitre. Chez
Rousseau, qui retient la version d'une fabrication, la sculpture finit par descendre elle-même de son piédestal et
remplace Vénus par une prière de renvendication : « j'ai créé quelque chose de si merveilleux que cela mériterait
une animation ». Cette animation serait un effet du povoir magique de 'lart, qui dépalce la frontière de l'animé et
de l'inanimé. Là où l'antiquité met le vieux garçon artiste en situation de devenir père de famille, Rousseau insiste
sur le mythe artiste qui voit le sculpteur s'enfermer dans son atelier avec son oeuvre. C'est une manifestation de
l'art pour l'art, mais aussi une métaphore de l'autoérotisme... et cela renvoie à l'esthétique de Kant et de Diderot...
Si nous savons que les romantiques suppriment toute intervention divine, le parallèle se justifie : Pygmalion
rejoint prométhée dans la srie des rebelles, chez Edgar Quinet, dans l'Eglise des Jésuites, de Hoffmann, l'ouvre est
perçue comme un défi. Pymalion provoque Dieu et périt en duel. Gautier, avec Mademoiselle de Maupin, ou
Balzac avec Sarrazine, établissent des liens avec Prométhée, Hermaphrodite, Narcisse et synthétisent des mythes
différents. C'est un état d'ambiguité permanente qui succède à l'idylle parfaite, au prix d'une incertitude quant à la
nature de la partenaire. Pygmalion voit succéder des mythes plus adapté aux thèmes du 19e siècle industriel :
automates en tout genre. Hoffmann donne sa version critique pour le 19e siècle. Nathanaël est ravi de voir que sa
statue d'Olympia se met à l'écouter et à l'admirer. Son vide intérieur est une condition pour devenir le réceptacle
du fantasme masculin du créateur. Mais l'ambiguité demeure : ce fantasme a-t-il la moindre réalité ? Offenbach
donne à ce mythe son illustration définitive et suscite nombre débats : l'autaomate n'estil pas préférable à la
femme réelle ? (Nodier). Mais les mouvements mécaniques, les connotations morbides, les figurines de cires
anatomiques donnent un fond...
Même si le « pygmalionisme » date de 1923 en Angleterre (préférence pour une partenaire passive), la
pantomime de Huysmans qui remplace sa femme morte par un mannequin qui ne cède pas à ses avances anticipe
cette thématique. Le thème de la transgression où la question de la fidélité est posée est aussi traité... Chamfleury
se fait apocalyptique et montre comment les poupées envahissent les vitrines de magasins et développent une
incertitude quand à l'objet du désir masculin. La nécessité de sauvegarder les frontières est la morale de cette
histoire ... La morale de Huysmans, Ricard et Champfleury est formelle : résister à l'articifialisme. Cette
recherche sera suivie avec attention l'an prochain, et a donné lieu à une belle discussion : Madeleine Valette-
Fondo rappelle que Baudelaire tient George Sand pour la « femme naturelle » qu'il abhorre : il poétise une femme
artificielle; et Leiris reprend le thème avec le ruban au cou d'Olympia, renvoyant au célèbre tableau de Manet qui
fit scandale. Des questions évoquèrent le Portrait de Dorian Gray (Narcisse plutôt que Pygmalion) ou encore
Rodin et Camille Claudel (le baiser), ou encore Sade.
Zuzana Ševčíková ( Presov): Les limites et les frontières entre la littérature et la philosophie ( ou leur
abolition ? )
Il fut ici question des superpositions entre genre réflexif et fiction. Le cours de la pensée française récente
invite à cette mise en perspective. Les relations entre la littérature et la philosophie, dont les histoires et les
destins sont étroitement liés dès leurs débuts, tient compte de la littérarisation de la philosophie ainsi que des
reflets philosophiques dans la littérature, nous nous posons la question s’il ne convient plus de parler plutôt de
l’abolition de leurs frontières : Michel Serres traitant de Jules Verne, Deleuze de Masoch et de Proust..., les
tendances interdisciplinaires de notre époque, caractéristiques du post-Postmoderne, nous incitent à chercher les
nouvelles dimensions de cette question ancienne. La communication trouva son poit d'appui en particulier sur les
textes de Gilles Deleuze pour tenter de déterminer les critères applicables à la détermination des limites entre ces
genres et des tensions qui lmes traversent. En littérature, l'auteur de référence de la conférence fut Jean-Marie
Gabriel Le Clezio.
Pavel Barsa (Prague) Deleuze et la singularité :
C'est un Deleuze plus classique qui fit l'objet de la communication de Pavel Barsa. Sa conférence, que nous ne
relatons pas en détail, montra comment la mise en question par Gilles Deleuze des méthodes et des objets de
l'histoire traditionnelle de la philosophie fait place à une autre manière de penser, fondée sur les singularités des
concepts développés par chacun des penseurs étudiés par l'auteur de la Logique du sens. Intensité plutôt que
régularité, rebroussements plutôt que constances, énergies et non statistiques, trajectoires et nons pas tableaux, ce
sont autant de dimensions et d'instruments de travail dont Pavel Barsa montra que Deleuze les déploie à tire
d'exemples et de méthodes qui peuvent aujourd'hui être mis en oeuvre pour lire Deleuze et les philosophies en
fonction de ce qu'il en a fait.
Josef Fulka (Prague) : Pierre Rivière, le crime et l’animalité
Au XVIIIe et XIXe siecles, une figure étrange apparait sur la scene intellectuelle: une figure de l'homme-
animal. Dans le Discours de l'inégalité, Rousseau mentionne "les enfants sauvages" pour défendre son hypothese
de l'état naturel. En 1801, Jean Itard écrit sa célebre "Mémoire et rapport sur Victor d'Aveyron". Mais c'est sans
doute la figure remarquable de Pierre Riviere - qui, en 1835, a assassiné sa mere, sa soeur et son frere - qui
incarne la figure de l'homme-animal de maniere exemplaire. Dans notre intervention, nous proposons de partir du
dossier concernant le crime en question (cf. Michel Foucault, "Moi, Pierre Riviere, ayant égorgé ma mere, ma
soeur et mon frere...", Paris, Gallimard 1973) pour examiner précisement cette frontiere fragile entre l'animal et
l'etre humain qui, nous semble-t-il, y entre en jeu non pas seulement au titre d'un mécanisme explicatif (dans les
consultation médico-légales), mais aussi sous la forme d'un certain fantasme de Pierre Riviere lui-meme."
Le livre fut publié par Michel Foucault en 1973. Dans le cadre de la pensée foucauldienne, cette publication
représente un exemple des plus éclairant de ce qui semble accompagner l’itinéraire intellectuelle de Foucault
depuis le début : la capacité de se laisser fasciner par un détail, de laisser parler une autre voix au lieu de la
sienne. En témoigne le fait que la confession de Pierre Rivière ne sert à justifier aucune thèse théorique générale
(que ce soit „l’absence de l’oeuvre“, „la mort de l’auteur“ ou la méthode „archéologique“). C’est la singularité, et
non la régularité de cet énoncé qui compte pour Foucault. Le livre se présente comme un dossier contenant tous
le matériaux disponibles concernant l’affaire en question, la confession de Rivière lui-même, les témoignages, les
consulatations médico-légales et les procès-verbaux.
Le 3 juin 1835, un meurtre a été commis au domicile de Pierre-Margrin Rivière, propriétaire cultivateur. Un
mois après, on a arrêté Pierre Rivière, qui se lui-même rendu coupable du meurtre en question. Pendant le procès,
les ambiguités fort remarquables comencent à se rassembler autour de ce personnage. Les consultations médico-
légales, rédigées par docteur Vastel et docteur Bouchard, représentent des exemples éloquents d’une certaine
hésitation concernant l’état de l’inculpé (le docteur Bouchar a nié, chez lui, la possibilité de toute aliénation
mentale quelle qu’elle soit; le docteur Vastel, au contraire, a démandé la séquestration de cet aliéné). Les
témoignages des voisins trahissent la même ambiguité. La consultation du docteur Vastel a été éxaminée à partir
de l’analyse que Foucault a consacré aux consultations médico-légales dans son séminaire publié sous le titre Les
anormaux (Gallimard/Seuil, 1999), en soulignant le fait que le trait principal de ces consultations, jusqu’à nos
jours, consiste à tracer, rétrospectivement, les détails dans la conduite de l’inculpé qui semblent pointer vers le
crime qu’il aura commis plus tard. Ce „mouvement rétrograde du vrai“ semble marquer la consultation du
docteur Vastel d’une manière exemplaire.
En ce qui concerne le personnage de Rivière lui-même, on pourrait parler, à propos d’elle, de quelque-chose
qu’il conviendrait d’appeller „la dialectique de la monstruosité“, à savoir le passage fragile entre l’être humain et
l’animal dans un seul individu. C’est précisément cette frontière symbolique qui a été examinée en détail, en
rappelant ses retentissements dans les romans d’Emile Zola.
Maria Ferencuhova (Bratislava, Sens Public) Pierre Rivière par Michel Foucault et par René Allio.
Frontières entre les textes autonomes du dossier d’archive et l’espace apparemment homogène de la giégèse
filmique.
Les études comparatives entre la littérature et le cinéma ne sont pas rares. Mais le cas de la transposition du
livre Moi, Pierre Rivière ayant égorgé ma mère, ma soeur et mon frère... , donc d’un dossier juridico-médical
d’un parricide au XIXe siècle, présenté par Michel Foucault, dans un film de fiction est un peu spécial.
Le mémoire, rédigé par l’assassin Rivière dans sa prison, serait un matériau pro-filmique par excellence. Or le
dossier présenté par Foucault est constitué de documents de plusieurs genres (interrogatoires, dépositions de
témoins, verdicts, articles de journaux et surtout examens médicaux). Il représente alors un champ où luttent
plusieurs discours et se rencontrent plusieurs pouvoirs. L’adaptation cinématographique fidèle de cette lutte des
discours et par les discours est quasiment impossible. Dans ma contribution, je vais montrer comment René Allio
a affronté et résolu ce problème de limites dans la représentation cinématographique, et comment, en
transformant les discours des textes (par l’effacement des frontières entre ces textes) en diégèse filmique, il a
réussi à préserver le caractère du dossier. Cette communication, coordonnée avec celle de Josef Fulka, atteste la
capacité des enseignants de Prague et de Bratislava à travailler dans un esprit interdisciplinaire qui montre une
voie que nos sessions ultérieures pourraient encore davantage exploiter.
Michaela Fiserova (Bratislava) : Aux limites d’une visualité : la photographie et le politique, Slovaquie :
1968-1989
Michaela Fišerová mentionne la problématique de la création photographique documentaire dans le milieu
culturel slovaque au cours des années 1968 – 1989. Au cours de cette période dite de « normalisation », l’effort
impérieux de conserver le système du socialisme se manifestait - dans le domaine des arts plastiques - par
fixation des tabous et institutionalisation des „organes de contrôle“ destinés à sélectionner les images d’art et les
textes esthétiques qui étaient appréhendés comme « convenables » par rapport à l’idéologie officielle d‘Etat.
La photographie peut être tenue pour une des médiations visuelles engagées pour rendre compte d'une
complexité du regard social. Comme le régime de vision esthétique est un ensemble des conditions spécifiques de
naissance, d´institutionnalisation, de médiation et de contrôle des affirmations théoriques, sa finalité consiste à
procurer le principe légitime de triage et d’accessibilité aux images destinées au partage public. Les mêmes
mécanismes politiques de représentation et de sélection qui facilitent ou bloquent la circulation d´images en
société permettent d´articuler la demande de véracité d´une épreuve d’art et les limites de sa visibilité dans le
contexte axiologique d’une culture.
Comment établir une liaison essentielle entre le discours de l’esthétique et celui du politique ? Peut-on poser
que toute pensée sur l’art plastique est inséparablement attachée aux formes actuelles du politique des
représentations ? Il s'agit enfin de penser le « noyau commun » des deux régimes esthétiques - qui ont apparu en
Slovaquie au cours de la période mentionnée - sous forme d’une visualité ; deuxièmement à considérer
éventuellement la "re-limitation" actuelle des anciennes limites de cette visualité, dont les normes esthétiques
fonctionnent comme les limites politiques de la vision.
Dans le cadre de sa communication, Michaela Fišerová évoque les photographies de la période mentionnée
qui ont été sélectionnées et mises ensemble dans deux oeuvres présentant l’histoire de la photographie slovaque.
L’ une de ces constructions de l’histoire de la photographie a été créée au cours des années 70 et 80, la seconde à
partir des années 90. Ces ouvrages renvoient donc à des conditions politiques différentes, ce qui permet de
questionner le procès même de la sélection sous l’influence idéologique, d'autant que ces choix, en principe
guidés par des motifs esthétiques, renvoient à des visions radicalement différentes du régime durant les années
soixante-dix. Par suite, en les comparant aux images photographiques tirées d´un livre de propagande de la même
période, Michaela Fišerová questionne les tentatives des critiques pour penser les images de propagande en tant
qu´origine voilée des sélections esthétiques. Grâce à cette analyse comparative, elle montre que les mêmes
mécanismes politiques de sélection, qui facilitent ou bloquent la circulation d'images en société, permettent
d'articuler la demande de véracité d´une épreuve d’art et les limites de sa visibilité.
Finalement, elle invite à penser le régime de vision esthétique comme un ensemble de conditions spécifiques
de naissance, d´institutionnalisation, de médiation et de contrôle des affirmations théoriques, dont la finalité
consiste à procurer le principe légitime de tri, d‘archivage et d’accessibilité aux images destinées au partage
public. Le lien existant entre les régimes politiques et esthétiques prend la forme de superposition des normes
esthétiques (visualité) et des limites politiques de la vision.
La discussion porte notamment sur la représentativité des ouvrages et de la période considérés, ainsi que sur la
question des filtrages actuels des regards photographiques en Slovaquie. Quelles institutions contrôlent et
réfléchissent sur l'esthétique de régime ? Quel corpus de photos ? N'y a-t-il pas des mises en scène actuelles qui
relèvent tout autant d'une présentation positive du pays ? N'est-on pas passé d'un monopole à un autre ? La vision
reste captive de modèles autocratiques ?
Après-midi
Yann Kilborne (Paris 8, Sens Public) La limite ambiguë entre documentaire et fiction / le cinéma à la
frontière du réel
En cinéma, une ligne sépare la fiction et le documentaire. Pour le sens commun, nul doute que le
documentaire et la fiction sont opposés : le documentaire relève du domaine de ce qui est réel, alors que la fiction
est au contraire ce qui s'abstrait du réel, invente des choses fictives, c'est-à-dire des choses qui ne sont pas
réelles. La limite tient entièrement dans l'idée que le documentaire doit servir de document (audiovisuel), c'est-à-
dire doit enseigner ou renseigner le spectateur, alors que le cinéma de fiction est là pour nous divertir, et nous
faire échapper à ce monde du concret. Le documentaire doit rendre compte de la place du cinéaste ; le cinéma de
fiction n'a à se justifier que de ce qui se passe dans la sphère du film. Dans un cas il s'agit de se situer du côté de
la connaissance scientifique et de sa transmission. De l'autre, c'est le romanesque qui prime, la poésie, le rêve,
l’impossible, toutes ces choses ayant plus de sens qu’une duplication de la réalité ou une quelconque science en
images : il y va d'une infidèle fidélité au réel.
A y regarder de plus près cependant, la limite entre fiction et documentaire est moins évidente qu’il n’y paraît.
Le documentaire est loin de n'être qu'un reflet symétrique de la réalité. En enregistrant le réel, le cinéaste opère
une sélection, ce qui veut dire qu’il laisse dans l’ombre (le hors-champ) toute une part de la réalité. Il procède à
un choix des personnages (en fonction de ses intentions, d’un équilibre narratif), d’axes de caméra, de découpes
au montage, etc. Ce qui pousserait à penser que par principe, nous ne pouvons pas considérer comme réelle une
scène que l’on voit en images, ce qui veut dire encore, qu’un documentaire serait inévitablement une fiction. « En
réduisant une action à deux ou trois heures, explique Frederick Wiseman, on élimine tout le fardeau de l’ennui
(...). Par exemple, quand j’ai tourné Hospital, il y avait des jours où il ne se passait rigoureusement rien, et puis,
tout à coup, se présentaient toutes sortes d’événements (...) Finalement, le film montre plus ces événements-là
que la longue période où il ne se passe rien... (...) Dans un documentaire, il y a toujours distorsion : d’une
certaine manière, le film documentaire reste une fiction du réel... »6
Deleuze ne dit pas autre chose en parlant des ressorts du cinéma qu’il appelle « puissances du faux », dans son
ouvrage L’image-temps7. Il montre ainsi qu’un documentaire n’échappe pas à la fiction pour au moins deux
raisons essentielles. Primo parce que le documentaire, comme tout cinéma, a recours à l’alternance entre
l’objectif et le subjectif, plus précisément, à l’alternance entre le champ de l’observateur et celui de l’observé :
« c’est un même personnage qui tantôt voit et tantôt est vu. Mais c’est aussi la même caméra qui donne le
6 Frederick Wiseman in Philippe Pilard, « Rencontre avec Frederick Wiseman, Revue du cinéma, mars 1979, n° 3377 Gilles Deleuze, L’image-temps, Minuit, Critique, 1985
personnage vu et ce que voit le personnage. »8. Secondo parce qu’un film fait exister simultanément des
temporalités et des espaces différents, grâce à l’agencement des plans. Une véritable recomposition du temps et
de l’espace autorise le cinéma à faire que deux mondes impossibles ensemble, mais possibles séparément, soient
néanmoins juxtaposés. Au fond, « une même transformation entraîne le cinéma de fiction et le cinéma de réalité,
et brouille leurs différences »9, ou pour le dire autrement, « les images cinématographiques doivent être
considérées comme ontologiquement fausses »10.
On ne peut en somme pas parler de fidélité parfaite au réel, car la distorsion, l’infidélité, est inévitable. Selon
la belle formule de Jean Rouch : la « fiction naît de faire un film », ou en d’autres mots : tout est fiction. Mais
inversement la fiction, si elle repose sur des éléments inventés, se fonde sur des événements réels, et poursuit le
même objectif que le documentaire, à savoir, raconter la condition humaine avec les moyens du cinéma. Ce qui
permet de dire, si on pousse un peu le raisonnement, non seulement que tout film est une fiction (une image n’est
jamais qu’une interprétation du monde), mais qu’en même temps, tout film est aussi bien documentaire (toutes
les inventions humaines reflètent les préoccupations des hommes). Jean-Luc Godard joue d’ailleurs allègrement
de cette mise en abîme : « Mettons les points sur quelques « i ». Tous les grands films de fiction tendent au
documentaire, comme tous les grands documentaires tendent à la fiction. (...) Et qui opte à fond pour l’un trouve
nécessairement l’autre au bout du chemin. »11
Yann Kilborne poursuit sa présentation pour établir à l'aide de divers exemples que la limite entre fiction et
documentaire ne tient absolument pas. Comme beaucoup de frontière, il s'agit d'une convention permettant de
catégoriser les films, et en l'occurence de désigner le système de production pertinent pour les rendre possible.
Au fond, si la démarche documentaire consiste d’abord en un effort d’adaptation au réel, le cinéma de fiction se
caractérisant plutôt par le souhait du cinéaste d’imposer son point de vue contre le réel, cette subtile distinction
est inapplicable en pratique, et il existe des films situés « à la limite de la limite », c’est-à-dire qui n’appartiennent
ni complètement au genre de la fiction, ni complètement à celui du documentaire.
Madeleine Valette-Fondo (Marne-la-Vallée) : Les frontières entre littérature et peinture : Michaux peintre et
Picasso écrivain
Remarquable intervention appuyée susr une riche documentation. Nous tentons d'en rendre compte à partir de
notes nécessairement trop partielles pour capter les nuances.
Picasso sensible à l'écriture et aux signes, recopie ses textes, et ceux des autres, manifeste le goût de l'écriture
pour elle-même, il invente des lettres et des mots inconnus, il est séduit par les jeux de mots d'une poésie
généralisée. Il utilise librement formes et couleurs , tableaux et peinture sont langages : je nomme les choses, un
seul mot suffit quand on parle. Il se dessine en Gros-Pied écrivant un grand roman de 380 000 pages. Leiris le
décrit à l'égal du Joyce de Finnegan's Wake. Il écrit partout, à toute heure, jour et nuit. Il date ses moments
d'écriture, se sert de tout ce qui lui ,tombe sous la main, puis recopie à l'encre de chine sur des papiers de qualité.
Exemples : une page de journal de 1935 où se mêle un recopiage de journal et une collection d'objets
hétéroclites empruntés : un texte-collage. Autre exemple : un texte-assemblage de 1938 fait de rubriques qui
peuvent se lire de diverses manières. La cohérence d'un texte poétique est librement contredit par des collages de
textes. Des textes labyrinthes se développent en une pensée « explosante-fixe » caractéristique de la manière de
Picasso.
8 Deleuze, 1985, op. cit. p. 1939 Ibid10 Richard Lioger, Le documentaire ethnologique, Centre éducation et interculturalité, 1998, p. 41.11 Jean-Luc Godard, Jean-Luc Godard par Jean-Luc Godard, Ed. de l’Etoile, Paris, 1985, p. 144.
Il y a aussi des « textes-variations », des séries analogues aux paraphrases des grands peintres qui sont des
constantes chez lui (Delacroix, corridas, etc.). C'est l'oeuvre ouverte, la marque du processus de création préféré à
l'idéal du chef d'oeuvre. La série deu 10 janvier 1934 se développe en 11 éléments « il neige au soleil » capte une
étrangeté poétique et plastique. Le graphisme vient renforcer le sens (oximoron) par des lettres et des assonances
formelles. La forme du S et du O varient et aboutissent à un graphisme où la part plastique prend peu à peu le pas
sur le graphique. C'est une iconisation de l'écriture (Louis Marin).
Fleur plus douce que le
miel MT tu es mon
feu de
joie
De part et d'autres du mieln deux mots, Fleur et Feu s'opposent. Marie-Thérèse Walter . On notera « l'amour
est une ortie qu'il faut moissonner à chaque instant si l'on veut faire la sieste à son ombre » Breton parle de
« théatre dans une boucle d'oreille ».
Michaux : « peindre, composer, écrire, là est l'expérience d'être en vie » (Passages 1967). Il dit aussi dans son
autobiographie (« Emergences, résurgences ») : « Je peins pour me déconditionner ».
Tout au long de son oeuvre, un procès intenté à la langue, que vient contrebalancer la peinture. Le défaut de la
langue est d'être toujours déjà là. Le sujet ne peut devenir peintre que apr un acte de rupture. Même s'il fait savoir
qu'il peindrait toujours plus qu'il nécrit, l'écriture est une réserve d'où provient la peinture, et les techniques
utilisées par Michaux se déploient en opposition dynamique aux signes d'écriture. Il donne congé en choisissant
pour signer le monogramme HM, qui exprime la quasi-dissolution du moi, qu'il recherche (mi-chaux) dans une
vie conçue comme re-naissance permanente : « je voulais dessiner pour décrire l'existence, dans sa temporalité »
(Emergences résurgences) dessin cinématique, relinéalisation de la peinture.
Au commencement 1927, représentations animales, les signes deviennent lignes, il y a les peintures qui
sortent du noir « la nuit remue »; les extraordinaires appels de visages, qui rappellent par d'autres moyens que le
visage est « il y a un certain fantome intérieur qu'il faudrait pouvoir peindre ».
En 1974, Par la Voie des rythmes, un livre unique dans cette oeuvre, seulement composé de dessins, hormis le
nom d'auteur, celui de l'éditeur et le titre du livre : un livre qui ne dit mot. Figure plus vivante, plus rythmée. 84
pages de dessins, on hésite à exprimer ce qui reste des mots dans ce livre. Il y a une mimétique des corps,
humains et animaux. Il est tenu par son auteur pour plus réussi que Mouvements (1951), où restaient des poèmes.
En rêvant à partir des peintures de Magritte, publié en 1973 était un livre sans images ! Petits carrefours de
l'impressionnabilité et de l'événement.
En conclusion : tonicité, vie, quelqu'un qui ne renonce pas à la voie universelle, aux échanges des arts, un
alphabet qui pourrait servir dans un autre monde, dans n'importe quel monde : « ces gestes libérateurs qui m'ont
libéré des mots ces collants partenaires ».
Mardi 5 juillet Matin
Emilie Tardivel (IEP de Paris, Sens Public) : « De la ligne » : Patocka, l'expression de la vie
La guerre ne serait pas la fin de la politique, mais sa continuation. Elle n'aurait donc pas de signification
bouleversante. Les Essais hérétiques reprennent la thématique de la grande guerre comme évenement, qui décide
du vingtième siècle, en tant que guerre. Quelle est cette idée qui s'accomplit dans la ligne de front. L'idée de
l'homme comme volonté de puissance qui veut donner et transforme le monde en en laboratoire : il faut détruire
pour libérer les forces. L'idée négative est donc aussi une chance inouïe de salut, appel en creux de la
trasncendance pour une vie dans l'amplitude (vie élargie). Cela fait écho aux écrits de guerre de Teilhard de
Chardin.
La ligne de front partage deux camps, est évolutive. Référence à Jünger : la guerre comme expérience
intérieure. D'oùlui vient son caractère d'absolu ? Un bord selon Teilhard de Chardin, cette limite qui est au plus
proche d'une relation ontologique au néant, où Dieu se marque. De son coté, Heidegger commente le « par-delà la
ligne » de Jünger : je suis la ligne de front, je ne peux ni m'en arracher, ni la dépasser. Mais je la manifeste plus
que je ne la constitue. Je tiens lieu de cette ligne, ni étant, ni pur néant. Négativité. Comment penser l'écart entre
rien et néant positif ? Patocka, dit que l'homme est ravi, tant par Eros que par Iris. Le caractère trangressif de
l'expérience de la guerre se manifeste par une montée de sensualité aux extrêmes dans la pensée de la survie et de
l'excitation de la vie. La guerre est vécue comme épreuve de vie. C'est aussi une nouvelle expérience de soi, face
à nos limites externes – celle que nous ne puvons dépasser.
La conséquence de ces remarques serait de poser que le sacrifice absolu est une donation de soi sans réserve.
Mais dans le sacrifice, je ne donne pas ce que je possède, mais ce que je suis. Le don est d'un autre ordre.
Exaltation, mais aussi supra-individualité authentique où vient se rencontrer l'ennemi qui fait de la solidarité des
ébranlés une communion qui les rend inséparables dans leur expérience.
La discussion met en avant le caractère symbolique de ces distinctions, sans doute assez éloignées des
expériences effectives des combattants, et difficilement superposables entre elles. Il y a là un champ d'études
poursuivre.
Jacqueline Rousseau-Dujardin (psychanalyste, Paris) : Psychanalyse et « saut dans l’éthique » selon
Jacques Derrida
En 1968, notre conférencière, jeune médecin reçoit la psychanalyse comme une « révélation». Lors des
événements de mai, elle signe une pétition qui commence ainsi : « Les psychanalystes ne peuvent garder le
silence devant les événements… » Il s’agissait de ne pas garder le silence devant les violences policières faites
aux jeunes manifestants, mais, ce faisant, de franchir les limites de la profession.
En effet, dans l’exercice de sa profession le psychanalyste se tait et écoute, il reste dans la neutralité
bienveillante. Deux arguments pouvaient justifier le refus de signer :
* Le premier : le psychanalyste n’a pas à se mêler de la vie de la cité, sinon par ses positions publiques, il
compromet les conditions du transfert de ses patients.
* Le second : le psychanalyste possède les clefs de l’interprétation ; la connaissance de l’inconscient lui donne
l’explication ultime des choses ; en surplomb de l’événement et des forces qui s’y jouent, il est au-delà de
l’éthique et du politique.
Si le premier argument reste toujours valable, le second pose la question du rapport problématique de la
psychanalyse à l’éthique et à la politique.
Derrida en juillet 2000 interrogeait les états d’âme de la psychanalyse et posait la question de l’éthique à la
psychanalyse, franchissant un pas que les psychanalystes se refusaient à franchir : la psychanalyse serait l’autre
nom du sans alibi, elle se rapporte au mal sans alibi. La question est posée au point extrême par l’échange en
1932 entre Einstein et Freud, qui s’interrogent sur les moyens d’éviter la guerre. A ce point extrême de la guerre,
la psychanalyse peut-elle s’en tenir là et se tourner vers ce que la cruauté psychique a de plus terrible avec l’aveu
du sans alibi?
Puisqu’un au-delà des pulsions ou une domestication de la pulsion de mort est inconcevable, Derrida interroge
un en deçà, celui d’une pulsion d’emprise. Condition de la création d’un « ordre symbolique » elle révèle le lien
du pouvoir à la cruauté, et articule ainsi le juridique, le politique et la psychanalyse, mais ce rapport reste toujours
problématique. Quelle est la conclusion de Derrida ?
Dans l’absence de prescription en laquelle le psychanalyste doit se tenir et dans l’impossibilité d’exclure l’une
des deux forces pulsionnelles, il lui revient de rester dans l’indécision. C’est la limite de la psychanalyse par
rapport au droit et à l’éthique, il n’y a pas de saut dans l’éthique.
Pour autant, la psychanalyse est-elle absolument séparée de l’éthique ?
Si l’indirection est constitutive de la psychanalyse, c’est « aux autres » qu’il revient de prendre en compte les
données de la psychanalyse…
Réciproquement la communauté psychanalytique doit prendre en compte l’histoire, en particulier l’histoire du
droit.
Il y a donc un hiatus entre éthique et psychanalyse, mais il n’est pas infranchissable :
L’indirection et la réserve dans l’interprétation ne referment pas la psychanalyse dans l’espace étroitement
privé puisqu’il s’agit en démêlant les conflits internes des conflits externes, de restaurer le libre exercice du
jugement et de rendre à la personne privée son rôle public de citoyen.
Inversement, la possibilité de la pratique de la règle analytique est un critère du régime politique, de la
capacité de ce régime à supporter une pratique subversive. Elle suppose un état de droit.
En l’absence de prescription, à laquelle le psychanalyste doit s’astreindre, et dans l’impossibilité d’exclure
l’une des deux forces pulsionnelles, il lui revient de rester dans l’indécision. C’est la limite de la psychanalyse par
rapport au droit et à l’éthique, il n’y a pas de saut dans l’éthique.
Mais pour autant, la psychanalyse est-elle absolument séparée de l’éthique ?
Certes Freud a écrit sur la méta psychologie, sur l’anthropologie, sur la civilisation, la religion, il ne s’en est
pas tenu strictement à la psychologie, mais ce n’est pas l’essentiel.
Quelle est la conclusion de l’échange entre Freud et Einstein, tous deux « pacifistes institutionnels » ?
Dans sa lettre à Einstein, Freud propose de mettre les moyens indirects de la psychanalyse dans le politique ;
les moyens indirects de lutter contre la guerre sont tous ceux qui vont favoriser éros et contrairement aux
processus que décrit Le Bon (ou plus tard Canetti dans Masse et puissance), réfléchir aux processus
d’identification comme moyen érotique indirect de lutte contre la pulsion de mort, même si l’on sait que les
pulsions de destruction restent indestructibles.
Peut-on les mettre au service d’une guerre plus juste qu’une autre? Freud répond à Einstein que seule une
dictature de la raison pratiquée par un petit groupe d’esprits éclairés pourrait peut-être conserver un ordre humain,
proposition qu’il qualifie aussitôt d’utopique.
Quelle est la conclusion de Derrida ?
L’indirection est constitutive de la psychanalyse, c’est « aux autres » (droit, éthique) qu’il revient de prendre
en compte les données de la psychanalyse..
Réciproquement la communauté psychanalytique doit prendre en compte l’histoire, en particulier l’histoire du
droit
…Ici tout reste à faire.
Il y a donc un hiatus entre éthique et psychanalyse, mais pas infranchissable. Le psychanalyste doit entrer en
négociation avec lui-même ; les stratégies de l’indirection sont peu élaborées, en particulier la réflexion sur le
contexte historique de l’exercice de la psychanalyse.
Difficile de penser quoi qu’il en soit que le psychanalyste puisse jouer pour la communauté le rôle d’un expert
sociétal, en raison du petit nombre de cas qu’il connaît, tous singuliers, du manque de recul et de
l’indétermination des fins communes ; on ne peut articuler ainsi le privé et le public, l’individuel et le général…
Est-il fondé à prendre parti sur les questions communes?
Par exemple, sur une question justice internationale, le raisonnement juridique et ses contraintes propres, les
précédents, la jurisprudence constituent un ordre spécifique qui se découvre dans l’exercice du juridique.
Comment le psy peut-il en dire quelque chose?
Par contre, la possibilité de l’exercice de la psychanalyse est fortement articulée au politique, la psychanalyse
suppose un état de droit. La possibilité de sa pratique est un critère du régime politique, de la capacité de ce
régime à supporter une pratique subversive. Obéir à la règle psychanalytique est un acte politique. La règle
fondamentale pour le patient : dire tout ce qui vient à l’esprit et pour le psy, le celer.
Un débat suigt concernant la relation entre psychanalyse et politique, ainsi que sur les rapports entre
psychanalyse et féminisme.
Après-midi
Notre Université d'été s'acheva sur une grande conférence d'Etienne Balibar (Nanterre)portant sur la
question européenne : Europe pays des frontières dont nous donnons les grandes lignes.
« Europe, pays des frontières », c'est le titre d'un essai prononcé en novembre 2004 dans le cadre d'une série
de conférences Alexander von Humboldt Conference à Nimègue en novembre 2004. Mais huit mois après, la
configuration de mes idées s'est modifiée.
Crise de constitution de l'Europe ? Le processus de ratification est entravé, que cette première signification
recouvre une profonde conflictualité politique, interne – car par cette constitition visait à conjurer, un certain
nombre de conflits internes non régles en Europe. Ces conflits vont donc apparaître dans ce qu'ils ont de
constitutifs : c'est l'autre signification : constitution matérielle, au sens de constitution sociale. Je ne prend pas
l'idée de constitution matérielle au sens de « valeur » comme Vaclav Havel l'a dit au début de la campagne
française. Il disait que les pays d'Europe centrale avaient besoin d'un oui français, au nom de valeurs communes
relevant d'une histoire commune et d'un horizon commun qui nous invite à entrer dans un processus constituant.
Mais ces valeurs sont derrière nous, et la crise résulte du fait que ces utopies et ces valeurs sont radicalement
insuffisantes ; il nous faut inventer quelque chose de nouveau qui n'a pas été préfiguré par ceux qui nous ont
précédé.
Il faut donc rechercher des compromis et des inventions, au plan des citoyens et non des seuls gouvernements.
Les instruments de civilisatoin du conflit social qui se présentent à nous sont-ils de nature à produire de nouveaux
équilibres ou bien de laisser pindre l' émergence de conflits et de violences nouvelles ? L'histoire de l'Europe
centrale et orientale est à cet égard très significative. Expérimentation dramatique et même tragique, qui ne
concerne pas un passé dépassé une fois pour toutes, mais – sans espoir d'y parvenir par mes seules paroles, pour
nous débarasser de l'expression « élargissment de l'Europe ». Patocka parlait de l'idée de l'Europe en Bohème. Et
associe l'Europe à l'universel. Immédiatement après, il interroge la limite entre les deux Europes. La carte
spitituelle de l'Europe comporte un hiatus, tantôt au long de la Vistule, tantot au long du Rhin ». Qu'est ce donc
qu'une frontière dans l'identité européenne ?
Déterritorialisation, territorialisation, reterritorialisation. La façon dont on discute le plus souvent de la
fonction de la frontière dans la construction européenne renvoie à l'antithèse traditionnelle de l'Etat et du marché.
On fait jouer l'idée de la fermeture du territoire étatique, qui renvoie aussi à la possiblité de se représenter la
population comme une communauté, et c'est l'une des conditions de la représenations politique dans une espace.
En face de cela, l'ouverture portentielle du marché, virtuelement universel, mattrice de déterritorialisation des
relatyions socoiales et des rapprots humains. On ne peut rejeter absolument cette hypothèse, mais elle se
complique. Plutot que de deux schémas possible – renaissance ou dissolution de l'Etat dans son face à face avec
le marché – je rois voir se dessiner trois schèmes d'évolution, précise Etienne Balibar :
1. Le choc des civilisations (Cf : Huntington; derrière ce que H. a fabriqué, il y a divers schémas élaborés
élaborés en Europe dans lentre-deux guerre – Schmitt, Orwell – grand blocs continenetaux de superpuissance). Le
nomos de la Terre. Mise en ordre de grandes entités régoinales virtuellement en état de guerre les unes à l'égard
des autres. On verrait émerger un ensemble européen, une Amérique du nord, un ensemble sud-méditerranéen, un
ensemble asiatique dominé par la Chine... Un tel schéma doit hiérarchiser les périls de guerre et dire quel est le
péril le plus pressant
2. Le réseau transnational mondial. Idée inverse : ce qui caractérise le mouvement de la mondialisation, c'est
que les frontières sont radicalement relativisées, passent au second plan au profit de tout ce qui est mobile. Les
flux déterritorialisés ainsi représentables sont de deux espèces : ils peuvent être valorisées tant par une pensée
libérale soit par une pensée alternative (Hardt / Negri). Elles sont soit centrées sur les capitaux et les
informations, soit sur les circulations humaines. Ces deux logiques sont en partie liées, mais elles sont aussi
traitées de manière opposées. L'internet se présente aujourd'hui par exemple comme un hyperespace public dans
lequel l'espace des marchandise et celuides hommes se frottent. Ici, l'Europe n'est qu'un souvenir de l'histoire, au
limites plus ou moins bien fixées, mais qui n'ont guère d'importance
3. Centre /périphérie : Braudel, Wallerstein, et d'autres. Les applications de ce modèle par des politologues
français ou allemands disent qu'il y a un noyau géographique et historique de ce modèle d'un noyau
continental, avec des périphéries variables et multiples (qui pourraient être des moments d'élargissement de la
construction européenne). Mais quel est le degré d'écart et de distance, d'europeanité des pays qui
appartiennent à la construction européenne ? On s'éloignerait des centres par anneaux concentriques. Trois
grands cas névralgiques : G-B, Turquie, Russie ? Keynes (les conséquences économiques de la paix) isolait la
Grande-Bretagne du continent et il est délicat de la situer dans la pluralité de ses rattachements. La Turquie et
la Russie posent les mêmes problèmes. Ce modèle concentre ses conséquences sur deux problèmes : les
frontières extérieures, ou de sécurité; d'autre part la question du statut des périphéries.
Ce qui caractérise tout ces modèles, c'est qu'ils essaient soit de reproduire une frontière extérieure, soit qu'ils
tentent de l'abolir (Cf : Zygmunt Bauman sur la relativité de la notion d'étranger dans l'Europe). On ne peut plus
croire à l'une ou l'autre des hypothèses, sauf à entrer dans un jeu d'ensemble impérial (Europe-puissance) dont la
mission principale serait de se défendre contre tout étranger, musulman ou américain. Mais comment adopter
l'hypothèse de la dissolution des entités historiques ? Elle pose la fin du politique dans l'espace européen et dans
une configuration qui sera toujours l'enjeu de débats : la constitution et ne sera pas un pur lieu de marché. Ces
deux hypothèses peuvent d'ailleurs se concilier. Ce sera l'objet de la suite de nos réflexions.
En 1992, j'avais conçu un modèle de mélange des cultures comme horizon des développements possibles pour
l'Europe. Trois grandes lignes de disinctions se présentaient comme suit : l'identité de l'Europe qui a conquis le
monde, l'universalisme européen qui a des effets en retour, et notre identité européenne est la superposition de
trois grandes aires de civilisation . Il s'agit des ensembles euro-américain ; euro-méditerranéen ; eurasiatique.
Frontières politiques et culturelles ne pourront plus coîncider dans une ensemble européen. Ou bien on néglige le
modèle culturel, et on se prive ici d'une complexité riche. L'agent de cette réduction semble être le politique, mais
en réalité, c'est la mondialisaton qui en est la cause. On doit accepter que l'Europe soit ici le point de rencontre de
la diversdité des cultures. Ce qui conduit à une dernière hyupothèse.
L'europe a affaire à une double altérité. Un autre extrême semble extra-européen, mais il des depuis
longtemps et toujours plus présents – notamment des langues : on comptera les langues régionales; maias aussi
l'arage,n le turc, l'ourdou, le swahili, le wolof... et une altérité de ce genre projetée sur l'espace culturel européen
suscite un rejet de la part des responsables politiques. D'un autre coté – sans pouvoir développer le modèle de la
traduction inspiré de Bakhtine, d'un dialogisme conflictuel – c'est l'hypothèse d'un jeu à plusieurs acteurs,
collectifs hérités de l'histoire européennes et des acteurs supplémentaires non moins légitimes, et dont le degré de
conflictualité avec l'histoire européenne qui sont venus s'y ajouter, et qu'il est de moins en moins simple de
localiser dans les frontières agtionales.
La vive discussion qui suit la conférence montre à quel point notre réflexion s'est aguerrie au cours de ces
journées riches, dont la publication donnera une idée plkus précise que ne peut le faire ce rapport synthétique.