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15/3/2014 Gustave Flaubert - revue - revue n° 13 - article de Stéphane Zékian http://flaubert.univ-rouen.fr/revue/article.php?id=167 1/15 > Accueil / revue / revue n° 13 REVUE Contact | À propos du site L’art de « chercher des poux dans la crinière des lions ». Flaubert et la tradition des classiques corrigés Stéphane Zékian CNRS (UMR 5611 LIRE) Voir [Résumé] Les classiques, comme le rappelle le Dictionnaire des idées reçues, « on est censé les connaître ». Mais eston censé les réécrire ? Au premier regard, la question peut sembler incongrue, dans la mesure la pratique des réécritures n’est plus vraiment, à l’époque où Flaubert travaille à l’achèvement de Bouvard et Pécuchet, un phénomène d’actualité. Tel n’avait pas toujours été le cas. Jusqu’au premier tiers du XIXe siècle environ, il était courant et même assez banal de retoucher les œuvres du passé, y compris les plus canoniques – surtout les plus canoniques. On recomposait allègrement des pages de Boileau, de Voltaire, on améliorait sans complexe des scènes, des actes entiers de Molière, de Rotrou, de Corneille. Tout au long d’un XIXe siècle qui modifie en profondeur ce qu’on pourrait appeler la condition classique, cette démarche tend néanmoins à se marginaliser. Elle sera finalement rendue caduque par l’avènement d’une relation aux Anciens fondée sur l’érudition et la distanciation critique. Comme l’indique l’évolution des pratiques éditoriales dès le deuxième tiers du siècle, les classiques ne sont plus seulement (et bientôt plus du tout) les interlocuteurs des vivants. Érigés en objets d’étude, ceux qui furent les partenaires d’une conversation immémoriale deviennent peu à peu la matière d’une nouvelle expertise. On parlait comme les classiques ; on parlait avec les classiques : on parlera dorénavant des classiques. Cette recatégorisation, indice d’une patrimonialisation bientôt galopante, explique en partie les mutations frappant le traitement éditorial des grandes figures canoniques. Ainsi les commentaires et les essais de réécritures, qui supposaient une situation de plainpied, sontils bientôt supplantés par de volumineux appareils philologiques. Appareils dont la nécessité même trahit la distance qu’ils ont pour fonction de combler. Ce changement de régime mémoriel affecte les œuvres d’un nouveau cœfficient de sacralité. Non pas que l’aura des classiques s’accroisse en quelque manière, mais elle change de nature et commande désormais un pieux respect pour la littéralité de leurs œuvres. Parce qu’il sanctuarise la lettre des corpus hérités, ce renouvellement qualitatif du rayonnement classique porte en germe la mort programmée des entreprises de réécritures. Certes, ce n’est pas complètement le cas dans le temps de la fiction, et l’on pourrait dire que Bouvard et Pécuchet figurent parmi les derniers témoins. Mais quand Flaubert meurt en 1880, la tendance est déjà beaucoup moins à corriger les classiques qu’à édifier, en leur honneur, des panthéons de papier à la fois luxueux et érudits. L’étonnement n’en est que plus vif de voir Flaubert revenir à plusieurs reprises sur le cas des « classiques corrigés ». Pour en stigmatiser l’inanité supposée, il dépense une énergie qui ferait presque oublier l’obsolescence, dans les années 1870, de ce geste critique. Il s’y intéresse suffisamment pour accumuler une documentation non négligeable. Ici et là, plusieurs listes témoignent d’un effort pour maîtriser l’histoire de cette tradition critique[1]. Sans exagérer l’ampleur de cette documentation, laquelle ne soutient pas la comparaison avec les grandes entrées notamment politiques et scientifiques des dossiers, il n’est sans doute pas inutile de s’interroger sur l’intérêt que Retour Sommaire Revue n° 13 Revue Flaubert , n° 13, 2013 | « Les dossiers documentaires de Bouvard et Pécuchet » : l’édition numérique du creuset flaubertien. Actes du colloque de Lyon, 7-9 mars 2012 Numéro dirigé par Stéphanie Dord-Crouslé Œuvres Dossiers manuscrits Correspondance Ressources par œuvre Biographie Iconographie Bibliothèque Études critiques Bibliographie Thèses Comptes rendus Études pédagogiques Dérivés À l'étranger Revue Bulletin Questions / réponses Agenda Ventes Vient de paraître Sur la toile RECHERCHE

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L’art de « chercher des poux dans la crinière deslions ».

Flaubert et la tradition des classiques corrigés

Stéphane ZékianCNRS (UMR 5611 LIRE)

Voir [Résumé]

Les classiques, comme le rappelle le Dictionnaire des idées reçues, « on estcensé les connaître ». Mais eston censé les réécrire ? Au premier regard, laquestion peut sembler incongrue, dans la mesure où la pratique desréécritures n’est plus vraiment, à l’époque où Flaubert travaille à l’achèvementde Bouvard et Pécuchet, un phénomène d’actualité. Tel n’avait pas toujoursété le cas. Jusqu’au premier tiers du XIXe siècle environ, il était courant etmême assez banal de retoucher les œuvres du passé, y compris les pluscanoniques – surtout les plus canoniques. On recomposait allègrement despages de Boileau, de Voltaire, on améliorait sans complexe des scènes, desactes entiers de Molière, de Rotrou, de Corneille. Tout au long d’un XIXe sièclequi modifie en profondeur ce qu’on pourrait appeler la condition classique, cettedémarche tend néanmoins à se marginaliser. Elle sera finalement renduecaduque par l’avènement d’une relation aux Anciens fondée sur l’érudition etla distanciation critique. Comme l’indique l’évolution des pratiques éditorialesdès le deuxième tiers du siècle, les classiques ne sont plus seulement (etbientôt plus du tout) les interlocuteurs des vivants. Érigés en objets d’étude,ceux qui furent les partenaires d’une conversation immémoriale deviennentpeu à peu la matière d’une nouvelle expertise. On parlait comme lesclassiques ; on parlait avec les classiques : on parlera dorénavant desclassiques. Cette recatégorisation, indice d’une patrimonialisation bientôtgalopante, explique en partie les mutations frappant le traitement éditorial desgrandes figures canoniques. Ainsi les commentaires et les essais de réécritures,qui supposaient une situation de plainpied, sontils bientôt supplantés par devolumineux appareils philologiques. Appareils dont la nécessité même trahit ladistance qu’ils ont pour fonction de combler. Ce changement de régimemémoriel affecte les œuvres d’un nouveau cœfficient de sacralité. Non pas quel’aura des classiques s’accroisse en quelque manière, mais elle change denature et commande désormais un pieux respect pour la littéralité de leursœuvres. Parce qu’il sanctuarise la lettre des corpus hérités, ce renouvellementqualitatif du rayonnement classique porte en germe la mort programmée desentreprises de réécritures. Certes, ce n’est pas complètement le cas dans letemps de la fiction, et l’on pourrait dire que Bouvard et Pécuchet figurentparmi les derniers témoins. Mais quand Flaubert meurt en 1880, la tendanceest déjà beaucoup moins à corriger les classiques qu’à édifier, en leur honneur,des panthéons de papier à la fois luxueux et érudits.

L’étonnement n’en est que plus vif de voir Flaubert revenir à plusieursreprises sur le cas des « classiques corrigés ». Pour en stigmatiser l’inanitésupposée, il dépense une énergie qui ferait presque oublier l’obsolescence, dansles années 1870, de ce geste critique. Il s’y intéresse suffisamment pouraccumuler une documentation non négligeable. Ici et là, plusieurs listestémoignent d’un effort pour maîtriser l’histoire de cette tradition critique[1].Sans exagérer l’ampleur de cette documentation, laquelle ne soutient pas lacomparaison avec les grandes entrées notamment politiques et scientifiquesdes dossiers, il n’est sans doute pas inutile de s’interroger sur l’intérêt que

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Revue Flaubert, n° 13, 2013 | « Les dossiers documentaires deBouvard et Pécuchet » : l ’édition numérique du creusetflaubertien. Actes du col loque de Lyon, 7-9 mars 2012Numéro dirigé par Stéphanie Dord-Crouslé

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porte Flaubert aux toiletteurs de classiques. La question ne sera pas tant desavoir s’il convient (ou non) de réécrire les grandes œuvres du passé, que decomprendre pourquoi le romancier prête attention à un mode d’interventioncritique déjà largement démodé. En quoi ces entreprises d’un autre tempsalimententelles la réflexion de celui qui, de son propre aveu, épanche sa bilenoire de préférence sur ses contemporains[2] ? Par quel biais le stade antérieurde la condition classique entretil dans les plans de Flaubert ? En un mot :quelle fonction ce volet apparemment anecdotique des dossiers remplitil dansla conception du projet romanesque flaubertien ? Si la correction des classiquesreprésente une des manifestations les plus réjouissantes de « l’ineptie descritiques », il reste à comprendre le sens d’un amalgame opéré entre desformes de réécritures qui n’ont, en réalité, pas grandchose à voir les unesavec les autres. Tout se passe, en effet, comme si l’amendement desclassiques offrait à Flaubert une rubrique commodément fédératrice, souslaquelle ranger des gestes critiques de nature et d’esprit pourtant sensiblementdivergents. Amalgame qu’on supposera ici parfaitement délibéré et dont unehypothèse tentera, en fin de parcours, de rendre compte.

Ineptie des critiques : la formule est de Flaubert luimême, elle figure enmarge d’une citation de l’abbé Morellet contre Atala[3]. Comme le montrentabondamment les dossiers, c’est avant tout l’aplomb des commentateurs quiest stigmatisé. Flaubert discerne, sous les formules expéditives et autresjugements sommaires, les manifestations d’une même rage de certitude.Imperméables au doute, pressés d’arriver au verdict, la plupart des critiques iciépinglés sont animés d’un besoin de conclure qui suffit à les juger. « Ton descritiques… », écrit encore Flaubert en marge d’un florilège de citations extraitesde l’ouvrage que Charles Nisard avait consacré, en 1853, aux Ennemis deVoltaire[4]. L’historien y étudiait plus spécialement les cas de Desfontaines,Fréron et La Beaumelle. Ce dernier ayant publié de tatillonnes Remarques surle Siècle de Louis XIV [de Voltaire], Flaubert y trouve matière à enrichir sarécolte. La Beaumelle, il est vrai, ne s’embarrassait pas de scrupules excessifs :« effacez, effacez sans pitié On n’écrit pas ainsi Corrigez ces négligences Corrigez et dites Ceci n’est pas le terme On se gâte à Potsdam éloignez cesexpressions parasites retranchez votre dissertation »[5], etc. Quand ilaccroche à son tableau de chasse ce ton de mère supérieure, Flaubert tend àrejoindre Nisard, lequel juge La Beaumelle à la fois « insolent » et « pédant ».« C’est à en avoir des nausées », écrivaitil, et tout indique que Flaubert le suitdans cette direction. Luimême en butte à l’incompréhension têtue de certainscritiques, il semble à la fois amusé et consterné par cette prétention de tenir laplume des classiques à leur place. Chaque génération ayant vu prospérer lacorporation des Zoïle, Flaubert fait ses délices de leur bêtise satisfaite. Lamatière, il est vrai, ne manque pas. Les Racine auront toujours leur Subligny,du nom de ce critique qui dénombra « jusqu’à 300 fautes dans la pièced’Andromaque »[6]. Dès 1853, le romancier exhale sa haine envers lamesquinerie et l’étroitesse de vue de cette critique de comptable :

[…] quel charmant métier que d’être toujours à chercher des poux dans lacrinière des lions ! Mais qu’estce qui m’assommera donc tous les critiquesjusqu’au dernier ! Quand estce qu’on ne parlera plus d’art, du beau, de lasociété, de l’humanité ! N’arriveratil pas un temps où les gens nésbottiers feront des bottes[7].

Aborder les œuvres classiques comme des copies d’écolier, voilà bien lesymptôme d’une incapacité maladive à admirer. Dans son ensemble, le dossierdes « classiques corrigés » se lit comme une déclinaison spécialementphilologique de la haine des grands hommes. Les échos sont d’ailleursnombreux avec le dossier « Grands hommes », où Flaubert cite à comparaîtreceux qui ont cru pouvoir jouer aux quilles avec les grands noms de l’histoire(notamment) littéraire. Lamartine y est épinglé pour avoir qualifié Rabelais de« grand boueux de l’Humanité »[8] ; Villemain pour avoir critiqué « la dictiongrotesque de notre Ronsard »[9] ; Ernest Hello pour avoir fustigé « la têteétroite de Molière »[10] ; etc.

Malgré ce que pourrait laisser croire ce chapelet d’exemples accablants,Flaubert n’entend cependant pas défendre les classiques. Rien ne lui est plusétranger que l’esprit de sérieux inhérent à la fonction de gardien du temple. Onsait d’ailleurs qu’il n’est pas le dernier à chercher, sinon des poux, du moinsdes perles jusque dans les œuvres canoniques. Sa vigilance est même sipointilleuse qu’elle semble, à l’occasion, reproduire cette myopie critique parailleurs brocardée. Ainsi aton déjà observé, et ce n’est qu’un exemple, que« presque toutes les tragédies de Racine sont inscrites au sottisier »[11].Comme le montre plus généralement le dossier « Grands écrivains », Flauberttraque les répétitions et autres lourdeurs jusque chez Pascal, Descartes,Molière, Corneille ou Voltaire. Il ne semble pas même s’interdire d’en tirer

Des perles et des poux

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quelques généralisations, comme le suggèrent les titres de rubriques inscritsen marge (« style du grand siècle », « grand style du 17e siècle », « style desgrands écrivains », etc.). Comment comprendre cette démarche en apparencecontradictoire avec le procès continuellement intenté à l’arrogance critique ?

Distinguons d’abord, comme nous y invite déjà le premier volume, entreperles et poux. Bouvard et Pécuchet, on s’en souvient, ne trouvent pas l’appuiespéré dans les ouvrages traditionnels de critique. Pas plus de certitudes iciqu’ailleurs : la critique sera une des stations de leur chemin de croix. Comments’y retrouver, en effet, dans le dédale du philistinisme rayonnant : « Corneille,suivant l’Académie française, n’entend rien au théâtre. Geoffroy dénigraVoltaire. Racine fut bafoué par Subligny. La Harpe rugissait au nom deShakespeare ». Au reste la nouvelle critique ne vaut pas mieux quel’ancienne : « Quel aplomb ! Quel entêtement ! Quelle improbité ! Desoutrages à des chefsd’œuvre, des révérences faites à des platitudes […] »[12].L’opinion des gens de goût est décidément trompeuse. Marescot, qui en est,trouvera d’ailleurs Molière « un peu surfait ». Mais tandis que Bouvards’emporte, les tortures intérieures de son comparse nous mettent sur la voie,suggérant que l’acerbe jalousie des chercheurs de poux ne doit pas,moyennant un excès inverse, rendre aveugle aux perles effectivementprésentes dans les œuvres classiques. « Des doutes l’agitaient. Car si lesesprits médiocres (comme observe Longin) sont incapables de fautes, lesfautes appartiennent aux maîtres, et on devra les admirer ? C’est trop fort !Cependant les maîtres sont les maîtres ! »[13] Le dilemme vaut bien unejaunisse. La formule finale, si elle n’est pas sans rappeler une fameusetautologie jadis décortiquée par Roland Barthes[14], n’est pourtant pasinsignifiante. Dans les petits tracas critiques de Pécuchet, il est en effet difficilede ne pas percevoir l’écho d’un questionnement déjà ancien chez Flaubert.Questionnement dont une confidence de 1852 donne une assez juste idée :

Ils n’ont pas besoin de faire du style, ceuxlà ; ils sont forts en dépit detoutes les fautes, et à cause d’elles. – Mais nous, les petits, nous ne valonsque par l’exécution achevée. […] Je hasarde ici une proposition que jen’oserais dire nulle part, c’est que les très grands hommes écriventsouvent fort mal. – Et tant mieux pour eux. Ce n’est pas là qu’il fautchercher l’art de la forme, mais chez les seconds (Horace, La Bruyère,etc.). Il faut savoir les maîtres par cœur, les idolâtrer, tâcher de pensercomme eux, et puis s’en séparer pour toujours. Comme instructiontechnique, on trouve plus de profit à tirer des génies savants ethabiles[15].

Seuls les seconds sont impeccables, les fautes des très grands ne prouventrien, sinon que leur puissance appelle une critériologie propre.

Le relevé des perles classiques n’est donc pas le fait d’un philistin, plutôtl’indice d’une admiration sans fausses manières. Il n’annonce aucunedégradation dans la hiérarchie des palmarès, encore moins l’intentiond’amender les textes ainsi passés au crible. Flaubert, en somme, vise moins lesclassiques que le principe même de l’admiration sur parole. Sa facultéd’admiration est intacte, mais elle ne le rend pas aveugle aux faiblessesponctuelles des modèles canoniques. Comme écrivain, il s’intéresse moins auxdéfaillances des grands noms qu’aux puissants effets de contraste qu’il espèretirer de leur confrontation avec la célébration mécanique dont ils font l’objet.Tel extrait de préface racinienne (ou telle page de la duchesse de Longueville)ne donne pas à penser par ses négligences propres, mais par le jeu d’unmontage qui en dira moins long sur les classiques euxmêmes que sur labienveillance paresseuse dont ils jouissent par principe. L’ineptie propre à toutegénéralisation est mise à nu dans ce genre de télescopage : Flaubert imagineainsi « mettre audessus » d’une page fautive le jugement péremptoire dePaulLouis Courier sur la supériorité stylistique du XVIIe siècle[16]. C’est biendire que la réputation des noms, même superlativement flatteuse, ne dispensepas d’un examen des textes. En ce sens, le dossier « Grands écrivains »prépare une charge, non contre les classiques (généralisation qui n’auraitguère de sens), mais contre l’anesthésie critique inhérente à ce que LouisSébastien Mercier appelait déjà « classicomanie ». On l’aura compris, Flaubertlivre bataille sur deux fronts complémentaires, l’abdication de la faculté critiquene valant pas mieux que son hypertrophie.

En mettant l’accent sur la dynamique vicieuse du réflexe en matière dejugements esthétiques bien plus que sur l’inégalité stylistique des grandsauteurs, Flaubert fait un pas de côté. Il met en évidence les dérivessymétriques (et discrètement solidaires) de l’adulation aveugle et dudénigrement mesquin. Ce qui revient à fonder une position tendanciellementinassignable. Sa complaisance à relever les faiblesses des classiques ne portedonc pas la signature d’un chercheur de poux. Tout au plus Flaubert signaletilquelques épis dans le panache des grands hommes, mais sans tirer deconséquences pratiques. Là réside en effet l’essentiel : le relevé des bourdesn’est l’étape préparatoire d’aucune intervention, la réécriture des classiques neconstituant pas la réponse adéquate au constat de leurs défaillances. Il n’y apas lieu de les améliorer, simplement de les lire et de les relire[17]. La frontière

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passe précisément là, entre le constat partagé d’une faiblesse et la décisiond’un passage à l’acte supposé réparateur. Ce qui distingue fondamentalementle relevé des perles d’une banale et risible chasse aux poux, c’est bien lafonction qu’est appelée à y exercer le texte source. L’horizon de Flaubert n’estpas celui d’une substitution textuelle, mais bien celui d’une récupération : loind’effacer les passages litigieux, il les met à profit en ménageant d’irrésistibleseffets de rencontre (« mettre audessus », « à citer après », etc.)

On comprend mieux, dès lors, l’acharnement du romancier contre lesmanifestations d’ingérence dans le corpus classique. Car non contents denoircir les marges de commentaires péremptoires, certains critiques prennentsur eux d’améliorer les œuvres en question. La démangeaison est trop forte etils finissent, lisant crayon en main, par passer à l’acte. La connexion desréécritures au problème plus vaste de la haine des grands hommes est, on l’adit, thématisée par Flaubert luimême. Ainsi le dossier « Grands hommes »consignetil un passage de Lessing qui fait des réécritures l’horizon prévisiblede l’ineptie critique : « Qu’on me cite une pièce du grand Corneille que je neme charge de refaire mieux que lui ! Qui tient la gageure ? »[18]. Jamaisdémentie, la répugnance flaubertienne à refaire les classiques s’éclaire dansune lettre à Louise Colet du printemps 1852. Le romancier y fustige lasécheresse décomplexée des Commentaires voltairiens sur le théâtre deCorneille. Comme le philosophe appelait à en améliorer la facture, lesretoucheurs auront beau jeu, par la suite, de brandir la caution voltairiennepour justifier leur interventionnisme[19] :

Quelle immonde chose que les commentaires de M. de Voltaire ! Estcebête ! Et c’était pourtant un homme d’esprit. Mais l’esprit sert à peu dechose dans les arts. À empêcher l’enthousiasme et nier le génie, voilà tout.Quelle pauvre occupation que la critique, puisqu’un homme de cettetrempelà nous donne un pareil exemple ! Mais il est si doux de faire lepédagogue, de reprendre les autres, d’apprendre aux gens leur métier ! Lamanie du rabaissement, qui est la lèpre morale de notre époque, asingulièrement favorisé ce penchant dans la gent écrivante. La médiocrités’assouvit à cette petite nourriture quotidienne qui sous des apparencessérieuses cache le vide. Il est bien plus facile de discuter que decomprendre, et de bavarder art, idée du beau, idéal, etc., que de faire lemoindre sonnet ou la plus simple phrase[20].

Les dégâts provoqués par cette disposition d’esprit dépendent de lanotoriété du critique. En l’occurrence, l’autorité de Voltaire rend sonphilistinisme d’autant plus regrettable. La postérité moutonnière a de fait suiviles avis du grand homme. Flaubert note ainsi la ferveur de Charles Lévêquequi, dans sa Science du beau, semblait ériger les verdicts voltairiens enoracles : « ses commentaires sur Corneille & sur Racine sont des modèles &c’est à cette école qu’il faut toujours revenir »[21]. Signalons tout de mêmeque Flaubert prélève ici de quoi rugir contre la proverbiale ineptie des critiques(a fortiori universitaires[22]), sans préciser que Lévêque tempère, dans la suitedu même paragraphe, l’apparente radicalité de son jugement[23]. Qu’à cela netienne, ce passage, coupé de l’argumentation générale de son auteur, restebon « à citer après qques remarques ineptes de Voltaire sur Corneille »[24]. Onretrouve le type de montage évoqué plus haut, le dispositif permettant icid’épingler ensemble les deux formes complémentaires du dérèglementcritique : l’admiration réflexe et le dénigrement mesquin.

Outre le refus d’« apprendre aux gens leur métier », la réticenceflaubertienne à réécrire les classiques traduit la volonté de ne pas grossir à sontour les rangs d’une critique ordonnant avec un zèle suspect la subordinationdes arts aux bienséances morales. Pour la plupart, les cas de réécrituresrecensés par Flaubert relèvent, en effet, d’une démarche moralisante. Ilstrahissent l’interception des productions littéraires par des intérêts doctrinauxet visent, le plus souvent, à neutraliser les classiques en en désamorçant lacharge potentiellement explosive. L’objectif est bien d’assagir de force desauteurs qui sont déjà trop célèbres pour qu’on puisse les négliger, mais dontl’œuvre n’est pas assez orthodoxe pour être livrée en l’état aux mains dupublic. L’intention avouée des retoucheurs est d’offrir des versions « renduestrès honnêtes, en y changeant fort peu de choses »[25], comme l’annonce, en1647, une vigilante édition des comédies de Térence.

Les opérations de nettoyage à la source sont, on l’a dit, monnaie courantejusqu’au début du XIXe siècle. Ce redressement moral procède d’une logiquebien résumée par Joseph de Maistre, dans un passage que Flaubert prendjustement en note. Au chapitre VIII du traité De l’Église gallicane dans sonrapport avec le SaintSiège (« Passage de La Harpe et digression sur le méritecomparé des Jésuites »), le héraut de la contrerévolution rend hommage auxJésuites, qui surent procurer des éditions idéalement expurgées des grandstextes. Sans surprise, cette ingérence philologique s’autorise de pieuses

Sécuriser le périmètre classique

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raisons : « Les siècles qui virent les classiques étaient si corrompus, estimeJoseph de Maistre, que les premiers essais de Virgile même, le plus sage de cesauteurs, alarment le père de famille qui les offre à son fils ». De ce fait,continuetil, on ne peut que se réjouir de « la chimie laborieuse etbienfaisante qui désinfecta ces boissons avant de les présenter aux lèvres del’innocence »[26]. Parce qu’elle milite en faveur d’une reconquête catholiquedes esprits, la mouvance contrerévolutionnaire est coutumière du fait. Onrappellera pour mémoire le passage édifiant où Bonald, sous le Directoire, placele maintien de l’ordre social audessus de l’intégrité des textes, fussentils lesplus consacrés[27]. Maistre, de son côté, parle en connaisseur, puisqu’ils’adonne luimême à l’exercice de cette « chimie laborieuse et bienfaisante »dont les Jésuites ont donné de si beaux exemples. Dans son édition des Délaisde la justice divine de Plutarque, il concède ainsi avoir « pris quelques libertésdont j’espère que Plutarque n’aura point à se plaindre »[28]. Non content desupprimer les passages inutiles, Maistre se propose d’enrichir et d’étoffer lesidées insuffisamment développées.

Les exemples de réécritures dont Flaubert escompte le meilleur effetpoursuivent un même objectif, celui de sécuriser le périmètre classique etd’offrir au public un corpus rayonnant d’une beauté inoffensive. Dans cetteperspective, c’est bien sûr Voltaire qui s’avance en première ligne des auteursà retoucher. La crispation idéologique consécutive à la Révolution n’avait faitque renforcer la défiance à l’encontre d’un philosophe rendu responsable, c’estàdire coupable des désordres sanglants ayant clos le XVIIIe siècle. Sous laRestauration, un certain Auguste Hus a ainsi l’« idée d’un Voltaireinnocent »[29]. Le but de la manœuvre est de rendre le philosophe « digned’être lu par la famille des Bourbons, ce qui est la plus noble des récompensesdu génie ; […]. Immoralité, irréligion, disparaissez de cet auteur si séduisant,et qui avait un trop gros bagage pour aller à la postérité tout entier »[30]. Enexcédent de bagage, le classique doit être délesté de ses effets les plusencombrants. On retrouve d’ailleurs chez Hus la métaphore chimiqueemployée par Joseph de Maistre : « […] séparons le bon grain de l’ivraie,soyons le Lavoisier et le Berthollet de la chimie voltairienne, soyons le Cuvieranatomiste du génie »[31] . Pour forger un Voltaire garanti sans risque, Husimagine même un jury chargé de mettre au point « une édition épurée et sansdanger du spirituel corrupteur Voltaire ». Non sans logique, Genlis lui paraîttout indiquée pour y siéger. Il est vrai qu’elle était experte en matière detoilettage des classiques. Flaubert mentionne en passant sa spectaculaireédition du Siècle de Louis XIV, parue en 1820, et qui reste un modèle dugenre : à force de retranchements et d’additions, Le Siècle de Louis XIVdevient sous sa plume un ouvrage de Bossuet[32]…

Les œuvres de fiction, l’auteur de Madame Bovary le sait bien, ne sont pasmieux loties que les essais philosophiques ou historiques. La succession deleurs avatars est riche de ces « sombres et lamentables trésors »[33] que leromancier, selon la formule de Gourmont, rapporte du gouffre de la bêtisehumaine. Le cas de Marmontel, revu et corrigé par un chanoine professeur à laFaculté de théologie de Rouen, le montre bien. L’ambition de l’abbé étant desauver Marmontel en le catholicisant, ce sauvetage moral s’entend aussicomme un coup de pouce littéraire : « franchement religieux, et se montrantsupérieur aux préjugés qui l’environnaient, Marmontel eût pu faire un chefd’œuvre. La matière qu’il avait choisie était belle, vaste : la foi l’eût agrandieencore, et lui eût prêté ses sublimes et généreux accents. Il a méconnu cettepuissance, et souvent il est tombé »[34]. Flaubert extrait de l’avertissementun rapide exposé des motifs : « Jusqu’ici, ce n’était qu’en tremblant qu’onmettait entre les mains de la jeunesse les Incas & le Bélisaire deMarmontel »[35]. Parmi les interventions de l’abbé, on remarque lasuppression pure et simple du chapitre XV de Bélisaire, « d’ailleurs absolumentinutile à l’action »[36], où Marmontel « cherchait à établir, comme point dedoctrine, la tolérance des cultes ». Nul ne s’en plaindra, car les deux ouvrages,assure l’éditeur, « sont aujourd’hui incontestablement supérieurs à ce qu’ilsétaient sortant des mains de l’auteur »[37].

L’exécration de la bonne conscience morale n’explique pourtant pas tout.Elle peine à rendre entièrement compte de l’intérêt flaubertien pour la traditiondéclinante des classiques corrigés. En raison de leur grande diversité, les cas deréécritures mentionnés dans les dossiers demeurent irréductibles auxproblèmes, réels mais relatifs, de l’ineptie critique ou du zèle moral intempestif.D’une manière générale, il est d’ailleurs frappant de voir Flaubert écraser lesdifférences entre des cas pourtant singulièrement contrastés. Si l’on prend enconsidération l’ensemble des références invoquées dans les dossiers, il s’avèreimpossible de les fédérer sous une rubrique plus spécifique que celle, minimales’il en est, de « classiques corrigés ». Les œuvres ainsi répertoriées procèdent

L’écrasement des différences

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de logiques parfois divergentes, mais les pages préparées pour le secondvolume semblent faire bon marché de ces différences.

Cette pratique de l’amalgame s’éclaire en partie à la lecture des sourcesdocumentaires mises à contribution. On sait, par exemple, que Flaubert s’estappuyé sur les Curiosités littéraires de Ludovic Lalanne. Au chapitre « Analogiede sujets », celuici évoquait notamment les réécritures de Racine par MichelCubières ou de Molière par Cailhava. Le propos de Lalanne n’était pas de sérierrigoureusement les différents types de réécritures, mais, plus simplement, delivrer des exemples amusants d’une pratique déjà exotique à son époque. Leton narquois qui domine ces pages donne une idée du sourire en coin aveclequel on lisait, dès la fin de la Monarchie de Juillet, les tentativesd’amélioration des classiques :

on ne peut que livrer au ridicule les écrivains qui, trouvant défectueux etpleins d’imperfections certains chefsd’œuvre littéraires, n’ont pas reculédevant la tâche de les refaire entièrement. SainteFoix a refait l’Iphigéniede Racine, dont la Phèdre fut arrangée en trois actes par le fécond etmalencontreux Cubières. […] Cailhava, malgré l’enthousiasme qu’ilaffectait pour Molière, refit en cinq actes le Dépit amoureux ; aussi, commeil portait, enchâssée dans une bague, une dent qu’il prétendait venir deMolière, les plaisants disaient que cette dent était contre lui[38].

Flaubert, qui met l’ouvrage en fiches, s’arrête sur ce passage. Il le prenden note et rassemble les cas recensés par Lalanne sous la rubrique, simple etunifiante, de « chefsd’œuvres refaits »[39]. SainteFoix, Cailhava, Cubières,mais aussi Mme du Boccage (correctrice de Milton) ou l’obscur Aillaud (quiamende Voltaire sous la Restauration) sont ainsi mis sur un même plan. Enjouant d’un tel effet de liste, Flaubert referme le large éventail des réécriturespour n’en retenir que le trait le plus superficiel. Ce faisant, il homogénéise unepratique pourtant plus complexe que ne le laisse penser le nivellementinhérent à ces palmarès de l’ineptie critique. Homogénéisation encore plusflagrante dans cette autre liste dressée sous l’entrée « classiques corrigés » :

L’iphigénie de Racine Ste FoixPhèdre, en trois actes CubièresLe dépit amoureux en 5 actes. Cailhavale Rabelais moderne – l’abbé Marsy Paris Amsterdam 1752 8 vol. in12.Venceslas de Rotrou. marmontelAthalie – Nougaret.Fautes & incorrections de Voltaire & de Rousseau Me de Genlis 1820.Voy Aillaud Auteroche[40].

En tant que tel, le geste de réécrire une œuvre consacrée ne constitue pasune entrée critique pertinente avant le milieu du XIXe siècle. Jusqu’alors, sagrande banalité empêche d’y voir une quelconque curiosité. Quand il fait minede ranger Cubières, Genlis et Marmontel dans la même petite boutique deshorreurs philologiques, Flaubert rassemble en fait les membres d’un corpuspour le moins factice. Les catégories dont il fait usage (indifféremment « chefsd’œuvre refaits » ou « classiques corrigés ») laissent échapper la singularitédes œuvres en question. Le romancier juxtapose ici des initiatives de naturesdiverses. Certaines sont étroitement moralisantes ; d’autres farouchementiconoclastes ; d’autres, enfin, prenant acte des effets érosifs de la distancetemporelle, entreprennent une mise à jour langagière dans un simple soucid’intelligibilité : sous la Restauration, Genlis n’avait d’autre but, dans sesrévisions de Voltaire et Rousseau, que d’infléchir leurs œuvres dans unedirection doctrinalement acceptable ; sous le Consulat, Cubières s’employaitplus frontalement, pour des raisons autant politiques que poétiques, àdéboulonner la statue des commandeurs classiques ; quant à Marmontel, saversion du Venceslas de Rotrou, commandée par la Pompadour en 1759,tendait surtout à polir ce qu’on considérait encore, 70 ans plus tard, comme« le style suranné »[41] du dramaturge. Son projet est d’une tout autrenature que les deux précédents. En 1820, « afin de procurer à chacun lafacilité de choisir les changements qui paraîtraient convenables »[42], l’éditionViolletleDuc des œuvres de Rotrou donnera d’ailleurs sans sourciller les deuxversions de la pièce, cohabitation guère envisageable dans les autres cas.

L’ambition commune de « refaire » les classiques ne saurait donc, à elleseule, constituer ces ouvrages en corpus cohérent. Il demeure que Flaubert,pour des raisons qui restent à identifier, passe résolument outre cettehétérogénéité. En vue du second volume, le matériau destiné à nourrir la copiedes deux compères subit de fait un puissant nivellement. Le traitementcommun de deux cas emblématiques, ceux de François Andrieux et Clauded’Autroche, en témoigne. Rappelons d’abord les faits. Autroche intéresseFlaubert par ses éditions nettoyées de L’Énéide et du Paradis perdu paruessous le Premier Empire[43]. Quant au critique et dramaturge Andrieux, pilierde la Décade philosophique et membre influent de l’Institut national, il avaitrevisité Corneille en amendant La Suite du Menteur, Polyeucte et Nicomède.Dans Polyeucte, il ne modifiait « que » le personnage de Félix, dont ilretouchait le caractère pour en accroître la vraisemblance ; dans Nicomède, les

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changements affectaient surtout la versification et le registre de langue.Flaubert consigne plusieurs de ces retouches[44], et se régale à l’avance d’unpossible tir groupé : « Auteroche [sic] refait les classiques, y met des beautés[…] – à rapprocher d’Andrieu [sic], refaisant Nicomède »[45]. À l’examen, cerapprochement n’a pourtant rien d’évident. Ici encore, la catégorie « classiquescorrigés » se révèle très généreuse, bientôt molle à force de souplesse. Car il ya bien des manières de « refaire » les classiques, et ce mot, dont on a vu qu’ilservait déjà à stigmatiser l’arrogance supposée de Lessing dans sa Dramaturgiede Hambourg, autorise de trop faciles amalgames.

Autroche est de ces obscurs hommes de lettres qui, à l’instar de JeanNasseLamothe corrigeant témérairement Boileau sous l’Empire, amusèrentmalgré eux l’ensemble de la publicité lettrée de leur temps. Faute de talent,sans doute, mais faute aussi de relais efficaces au sein de l’institution critique,ils ne laissèrent une trace que dans les bêtisiers d’histoire littéraire affectionnésdes bibliophiles au cours des décennies suivantes. La version du Paradis perdurevue par Autroche, tout bonnement « dégagée des longueurs et superfluitésqui déparent ce Poëme », prétendait « séparer tout cet alliage terne et impurqui se trouve mêlé à l’or étincelant, et offrir celuici dans toute sa pureté »[46].En fait, les « superfluités » recoupent plus d’une fois des passagesincompatibles avec l’apologétique catholique. Un seul exemple : la digressionsur l’amour conjugal (livre IV) est, à ses yeux, très malvenue, non seulementparce qu’elle interrompt une scène touchante entre Adam et Ève, mais parcequ’elle trahit des arrièrepensées peu avouables[47]. Parue en 1804, latraduction de L’Énéide frappe davantage par sa candide prétention. Le discourspréliminaire, dont Flaubert a connaissance au moins par Lalanne[48] et laBiographie universelle de Michaud, annonce

une nouvelle édition telle que je suppose que Virgile aurait pu composerson poème, si une plus longue vie lui eût permis de mettre la dernièremain à cet ouvrage. J’aurais donc fait disparaître les choses faibles ouinutiles qu’on a pu lui reprocher ; et, conservant toutes ses beautés,j’aurais tâché d’y joindre celles qu’il y aurait ajoutées sans doute, pourrendre Énée plus intéressant et ne pas le subordonner en quelque sorte àTurnus[49].

Flaubert, qui n’est pas le premier à chasser ce gibier trop facile, prend icison tour dans une file déjà longue. Le cas d’Autroche égayait depuis longtempsune critique prompte à moquer son imprudente audace. La notice du Michaud,par exemple, ne se contente pas d’évoquer les traits décochés par le critiqueFéletz contre le correcteur intempestif, elle tourne ellemême en ridicule « sonplan de réforme et de castigation » et « son système d’embellissement »[50].

Cette unanimité négative situe Autroche aux antipodes d’Andrieux. Celuici n’ignore certes pas le souci des bienséances, ses corrections visant parfois àpolir des formulations dont la rugosité risquait de heurter la sensibilité d’unpublic devenu plus regardant qu’au milieu du XVIIe siècle. Mais, contrairementà la plupart des autres cas, les corrections d’Andrieux participent d’uneentreprise de consécration. Opposant parmi les plus énergiques auxinnovations romantiques, c’est au nom d’un classicisme en mouvement qu’ils’efforce d’octroyer une seconde jeunesse au père proverbial du théâtrefrançais. Il révère « notre XVIIe siècle »[51] et confie aux mains de la postéritéle soin d’en entretenir l’éternelle jeunesse. Les libertés prises avec le textecornélien, bien qu’elles paraissent déposséder le classique de son proprerépertoire, n’en sont donc pas moins la marque d’une admiration dénuéed’ambiguïté. L’optique d’Andrieux n’est pas celle d’un Michel Cubières, dont lesrévisions véhémentes de Boileau ou Racine procèdent d’une logiqueouvertement iconoclaste. Même si cela prend à revers les habitudes qui sontaujourd’hui les nôtres ; même si cela pouvait déjà paraître exotique dans lesannées 1870, il faut bien se représenter ce genre d’interventionnisme commeun traitement de faveur. On peut toujours considérer que la profondeadmiration d’Andrieux pour Corneille ne fait qu’aggraver son cas, mais ce seraitoublier que les régimes d’admiration ont, eux aussi, une histoire, et que l’on nemanifeste pas son respect des classiques de la même manière en 1800 et en1880.

Surtout, le projet d’Andrieux est sans commune mesure avec les éditionsexpurgées qui fleurissent encore à son époque. Chez Maistre, Bonald, Hus,Genlis, l’abbé Lejeune, la réécriture se conçoit d’abord comme le moyen d’unepédagogie préventive, elle est animée par la crainte de voir un auteur consacréservir une cause honnie. Rien de tel chez Andrieux, dont les amendementstrahissent le souci de voir un auteur, admiré entre tous, franchir avec succèsl’épreuve du temps. Le but de la manœuvre n’est pas de désarmer le classique,mais bien de le réarmer, à une époque où l’accélération de l’Histoire (ou lesentiment d’une telle accélération[52]) expose les classiques au risque d’unecertaine démonétisation. C’est là un motif omniprésent dans la presse duConsulat et de l’Empire. Il n’est d’ailleurs pas anodin que les propositionsd’Andrieux, contrairement à la grande majorité des autres cas de toilettages,ne soient pas loin de faire consensus. SainteBeuve en personne, au début des

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années 1830, rendra hommage à son tact et à sa retenue[53]. Et dès laRestauration, François de Neufchâteau salue avec enthousiasme son travail,suggérant même d’étendre l’exercice à d’autres pièces comme Rodogune ouSertorius[54]. Mieux, il propose d’institutionnaliser la révision des classiques enlui conférant une dignité académique : « on devrait même encourager untravail de ce genre, écritil en 1819, en proposant des prix pour ceux quimarcheraient, avec le plus de succès, sur les traces laissées parM. Andrieux »[55].

Il est ici patent que l’incapacité à admirer, que le ressentiment face à lasupériorité des grands hommes ne constituent pas un facteur vraimentcommun à toutes les références répertoriées dans l’optique du second volume.Plus globalement, c’est autant la nature diverse des réécritures que leur trèsinégal degré de recevabilité au moment de leur production qui devraientconduire à s’interroger sur le sens de l’amalgame auquel Flaubert semblevouloir condamner les deux copistes. Amalgame qui a tout d’un anachronisme,puisqu’il semble appliquer à ces réécritures une critériologie issue de ladeuxième moitié du XIXe siècle, seule la (nouvelle) sacralité littérale desœuvres patrimoniales justifiant la disqualification en bloc de leurs versionsrevues et corrigées. Si ces exercices de révisions textuelles ne sont plusd’actualité au temps de Flaubert (et déjà passés de mode dans la temporalitédu roman luimême), le fossé historique n’est toutefois pas si profond qu’ilrende imperceptible la moindre différence de nature. Il n’est en effet pasvraisemblable que Flaubert commette ici un véritable anachronisme, enoubliant que la réécriture avait longtemps été (au moins dans le meilleur descas) une modalité privilégiée du rayonnement des classiques. Il ne vit pas àune époque suffisamment éloignée pour avoir perdu de vue la possibilité d’uneréécriture non pas infligée, mais octroyée. Si l’on fait donc l’hypothèse d’unamalgame délibéré, il reste à en comprendre les ressorts et à en mesurer laportée.

Il est plus que douteux que le motif des « classiques corrigés » reçoivepour seule fonction d’illustrer la haine des esprits médiocres envers les grandshommes. Plusieurs éléments incitent à penser qu’il ne s’agit pas seulement icide venger ces derniers. D’abord, on l’a vu, Flaubert trouve à reprendre jusquechez les plus célèbres prosateurs et poètes du XVIIe siècle. Surtout, il ne luiéchappe pas que les grands hommes ont, eux aussi, alimenté le règne de labêtise critique : cibles privilégiées de la malveillance, euxmêmes ne sont pas àl’abri de pareilles dérives. Loin d’une description à sens unique, les dossiers deBouvard et Pécuchet font endosser aux classiques un rôle double etapparemment contradictoire. Ainsi de Rousseau maltraité par Genlis etDupanloup, mais ayant luimême pris Hérodote d’un peu trop haut[56]. En vatil autrement de Voltaire ? Saccagée par Genlis et Hus, son œuvre n’a certespas été épargnée. Mais le philosophe n’atil pas donné un exemplemalheureux en accablant Corneille de remarques tatillonnes, où l’onchercherait en vain la moindre trace de générosité critique ? Ne poussatil pasla rage de conclure jusqu’à suggérer de réécrire les pièces jugées tropinégales ? La volonté de rendre justice ne semble donc pas jouer un rôlemoteur dans l’intérêt flaubertien pour le motif des classiques corrigés[57]. Demême, si Flaubert n’avait voulu que ridiculiser l’institution critique (et aupassage régler quelques comptes personnels), nul doute que la presse de sontemps aurait amplement suffi aux besoins de sa démonstration. Or, force estde constater qu’il cherche ses pièces à conviction en changeant d’époque, enremontant donc à un état antérieur du régime critique.

Pour toutes ces raisons, il est tentant de penser que Flaubert chercheavant toute chose, dans le corpus factice des « chefsd’œuvre refaits »,matière à réflexion sur le statut énonciatif des classiques dans l’ancien régimecritique. Statut très fragile, qui tranche avec les habitudes modernes, et quel’on pourrait caractériser par un effrangement des contours de l’énonciation.Considéré à la hâte, l’interventionnisme critique pouvait rétrospectivementsembler affecter la souveraineté d’une parole individuelle exposée à decontinuels effets d’intrusion. Jusqu’au début du XIXe siècle, en effet, lediscours du classique reste ouvert à l’ingérence d’une admirationspontanément participative. Il est donc potentiellement polyphonique, lescorrections n’étant toutefois admises que dans le respect des normesesthétiques alors en vigueur. Pour être relative et contrôlée, cette ouverturen’en dresse pas moins un puissant rempart contre la tentation de condamnerpar principe toute immixtion du lecteur dans l’œuvre des grands modèles[58].Dans l’économie du projet flaubertien, la pertinence des « classiquesretouchés » tient sans doute à ce paradoxe propre au stade antérieur de lacondition classique (celui précédant l’émergence d’un respect religieux pour lalittéralité des textes) : phénomène jadis banal, mais qui, envisagé depuis les

Dépossession énonciative

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années 1870, s’apparentait à une très curieuse dépossession énonciative.Flaubert, qui vit dans un autre régime critique, a pu repérer, dans l’anciennecondition classique, un emblème efficace de cette indifférenciation énonciativequi l’occupera jusqu’à l’obsession. Au moins intuitivement, il a pu y discerner lasouveraineté grise d’un on sans autre visage que celui d’une multitude decritiques et commentateurs sans noms véritablement propres.

Le cas d’Andrieux représente particulièrement bien cette forme datée maiséloquente d’une impersonnalisation de la parole individuelle. Sous le Consulat,un critique faisait ainsi observer que Corneille « n’a presque plus d’autre part àcet ouvrage [celui d’Andrieux] que le plan, l’invention du cadre, et quelquesébauches de scènes très ingénieuses »[59]. Sous la plume du journaliste, cen’était pas là un reproche. Ultimes héritiers d’une tradition ancienne et bientôtépuisée, les contemporains d’Andrieux étaient encore animés par un idéald’imbrication, voire de fusion des discours. On s’en fait une idée assez précise àla lecture d’une autre recension, qui félicite Andrieux d’avoir su « dissimuler àpeu près sa manière, se rapprocher de celle d’un autre, se fondre avec elle,l’épurer, l’embellir, et cependant la conserver »[60]. Au fond, ce qu’on appréciedans le ravalement de texte cornélien, c’est bien cette abolition des frontièresdu discours, cette surimpression de signatures telle qu’on n’arrive bientôt plusà les distinguer.

Il n’est pas indifférent que les termes de cette recension entrent enrésonance avec ceux qu’on a récemment employés pour désigner l’entrée desauteurs dans le régime de la propriété publique. À l’époque de la Révolutionfrançaise, écrit en effet Bernard Édelman, « écrire – et écrire bien – consiste,pardessus tout, à être absorbé par autrui, à se confondre avec lui, à couler, enquelque sorte, dans ses veines »[61]. Flaubert s’est peutêtre intéressé auxformes anciennes du dispositif patrimonial précisément parce qu’il ne reposaitpas, contrairement au dispositif de son époque, sur l’illusion risible d’unepropriété des discours. De manière significative, le cas d’Andrieux n’estd’ailleurs pas dissociable du débat juridique qui, sous la Révolution, avait portésur la propriété des discours littéraires, et plus spécialement sur la propriétédes discours classiques. La théorie alors en vogue était celle de « l’auteurnation ». Elle stipulait que l’auteur n’est en aucun cas le créateur unique deson discours. Loin de revendiquer la paternité pleine et entière de ses écrits, savocation était plutôt de mener une vie collective, de se fondre dans lacommunauté. En un mot : de devenir public. Mais le public ne désigne pas iciun interlocuteur : plus radicalement, il est partie prenante du discours. Au lieude faire valoir une quelconque souveraineté individuelle, l’auteur abdique sesdroits subjectifs et ne reconnaît que la souveraineté du collectif. Dans cettelogique, conclut Bernard Édelman, « l’œuvre est une émanation de lacollectivité, l’auteur ne jouit que d’une souveraineté déléguée […]. Le discoursest donc la métaphore de l’État réalisé ; en lui se joue l’utopie démocratique,l’utopie collective d’un partage du savoir et du pouvoir. Le livre est l’idéaltyped’un nouvel ordre social […] le discours un régulateur d’utopie ». Si écrireconsiste à être absorbé par autrui, on conçoit que l’ancienne conditionclassique, et en particulier celle qui s’impose (très provisoirement) autour de laRévolution, n’ait pas laissé Flaubert indifférent. Mais, passé au crible de sonscepticisme, l’idéal de fusion se voit bien sûr affecté d’un signe négatif. Il sedégrade pour devenir bientôt l’enfer du nivellement :

L’idéal de l’état, selon les socialistes, n’estil pas une espèce de vastemonstre absorbant en lui toute action individuelle, toute personnalité, toutepensée, et qui dirigera tout, fera tout ? Une tyrannie sacerdotale est aufond de ces cœurs étroits : « Il faut tout régler, tout refaire, reconstituersur d’autres bases », etc. Il n’est pas de sottises ni de vices qui ne trouveson compte à ses rêves. […] La force du bras, le droit du nombre, lerespect de la foule a succédé à l’autorité du nom, au droit divin, à lasuprématie de l’Esprit[62].

En somme, la fascination consternée de Flaubert pour les « classiquescorrigés » obéit, en apparence au moins, à deux ressorts principaux. Elletraduit, d’une part, son exaspération face aux traits de malveillance et demesquinerie que les grands créateurs ont toujours suscités chez les esprits debas étage, par définition incapables d’admirer sans ergoter. La documentationrassemblée autour des chefsd’œuvre amendés étanche sa soif de colère, ellealimente et satisfait un besoin de rugir contre l’incapacité maladive à déposerles armes d’une critique vaine, stérile et qui en dit plus long sur celui quil’énonce que sur l’œuvre commentée. D’autre part, la question des« classiques corrigés » permet au romancier d’illustrer les effets tragicomiquesinhérents à la moralisation des activités de plume. Mieux vaut, tout aucontraire, « faire de la critique comme on fait de l’histoire naturelle, avecabsence d’idée morale. […] (l’esthétique attend son Geoffroy SaintHilaire, ce

Défense d’entrer ?

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grand homme qui a montré la légitimité des monstres) »[63].Pardelà cette haine conjointe du nivellement critique et de la moralisation

abusive, une autre raison, moins criante mais plus fondamentale, orientel’attention du romancier vers des corpus largement oubliés à son époque.Exhumée à contretemps dans le dernier tiers du XIXe siècle, la réécriture desclassiques soulève opportunément le problème des limites de l’énonciationindividuelle. Sur ce point comme sur les autres, le positionnement de Flaubertenvers ses deux héros reste bien difficile à déterminer. D’un côté, Bouvard etPécuchet devaient intégrer à la Copie les exemples les plus saisissants deréécritures et, de ce fait, désigner comme telle cette forme supérieure del’ineptie critique. D’un autre côté, Flaubert paraît déléguer aux deux hérosl’écrasement des différences dont il a ici été question, puisque les copistes sechargent euxmêmes du classement et du montage des citations. Quoi qu’il ensoit, et bien qu’elle brouille les pistes, la résolution finale de tout copier sansdistinction (« Pas de réflexion ! copions ! »[64]) s’avère porteused’enseignement. En faisant mine d’épingler à la fois les perles classiques, lesjugements critiques arbitraires et diverses tentatives d’amélioration desœuvres canoniques, les copistes commettent en effet une erreur instructive.Une erreur, d’abord, car les perles classiques ne justifient en rien l’arrogancedes chercheurs de poux. Elles ne se situent pas sur le même plan et Flaubertluimême, on l’a vu, se garde bien d’une telle confusion. Mieux, il faudrait direque certaines fautes ne sont qu’à la portée des plus grands, et que le commundes mortels se console comme il peut avec les règlements et autresintimidations normatives. La distance du romancier envers ses personnagesn’est pas moindre sur le chapitre de la versatilité critique. Revenus de toutsans y être vraiment allés, brûlant une à une les cartouches du patrimoine,Bouvard et Pécuchet sont les consommateurs pressés de la gloire littéraire. Enscénographiant ainsi la Roue de la fortune critique qui voit les idoles passer, enun trajet toujours raccourci, du pinacle au rebut (Dumas, d’abordenthousiasmant, n’est décidément pas fiable ; Walter Scott, après l’effet desurprise, se révèle bien plat ; etc.), Flaubert annonce l’avènement de la vitessemoderne, vecteur d’une transformation des classiques en biens deconsommation courante à péremption rapide.

Cette expérience cuisante n’en est pas moins instructive. Car en illustrantun large éventail des tentatives d’appropriation du classique (de la lecturecritique à la réécriture, sans oublier l’interprétation à voix haute), Flaubertpoursuit en filigrane une réflexion de longue haleine sur l’entremêlement desdiscours. Parce qu’elle réussit l’exploit de faire bourdonner Racine,l’interprétation d’Athalie par Pécuchet suggérait déjà, à sa façon, une montéede l’insignifiance : « Dès la première phrase, sa voix se perdit dans une espècede bourdonnement. Elle était monotone, et bien que forte, indistincte »[65].Forte et indistincte : deux qualités s’il en est de la foule sans visage. Pluslargement, le corridor où résonneront tant bien que mal les tirades de Racineou Voltaire figure le théâtre d’une neutralisation de la personnalité singulièrepar la masse. Mais la menace du bourdonnement ne pèse pas seulement surles textes de théâtre. Limité à un genre soumis, par sa nature même, au jeuinfini des interprétations, l’argument flaubertien perdrait de sa force desuggestion. Le fait est que, loin de s’y cantonner, il porte bien audelà d’ungenre particulier et participe d’une réflexion plus générale sur l’occupation desterritoires discursifs. Un peu plus tard dans l’odyssée des deux cloportes, c’estbien dans cette perspective qu’un bref épisode du chapitre X retient l’attention.Par un curieux effet de lecture, les intéressants « projets d’embellissementpour Chavignolles » offrent, en effet, une nouvelle variation sur le motif del’empiètement territorial. Il s’agit alors, on s’en souvient, de refaireChavignolles, ou, si l’on veut, d’y mettre des beautés. Autroche a fait école,mais à une tout autre échelle. Suppression, substitution, restructuration :point de demimesure là non plus (« Les trois quarts des maisons seraientdémolies ; on ferait au milieu du bourg une place monumentale, un hospice ducôté de Falaise, des abattoirs sur la route de Caen et au Pas de la Vaque, uneéglise romane et polychrome »[66]). Pécuchet, qui y met toute son énergie,sera même poursuivi jusque dans ses rêves par « les tableaux d’unChavignolles idéal ». Ce projet d’amélioration commande bien sûr le passage àl’acte. Et les voilà qui « envahiss[ent] les demeures » pour y planter des jalonsde la fameuse « œuvre qui forçant les respects, éblouirait leurs concitoyens ».Avant eux, une longue théorie de commentateurs s’était jadis emparée destextes pour y planter le drapeau d’un bon goût conquérant. Les temps,toutefois, ont changé. Une fois la propriété érigée en principe sacré, la librecirculation confine à l’effraction. L’issue, dès lors, n’a rien que de trèsprévisible : « quelquefois, on les renvoyait brutalement ». Sur un planmétaphorique, le parallèle avec la trajectoire des réécritures est assez tentant :projet d’amélioration ; envahissement et réorganisation des textes ;disqualification finale. Dès le milieu du siècle, en effet, quiconque s’avised’installer ses outils au cœur du corpus classique se voit bien vite chassé parles gardiens du temple. L’ère moderne vouant un culte à la propriété, le

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bouleversement du cadastre conduit aux mêmes déconvenues que lesravalements du corpus canonique.

Si l’époque est à l’affichage frénétique de très sérieuses défenses d’entrer,ce fétichisme de la clôture apparaît bien dérisoire, à l’heure où les traits de lasingularité individuelle s’estompent sous la pression de la masse. Au fond, c’estbien cette « ironie de toutes les lois sur la propriété littéraire »[67], selon uneformule remontant au début des années 1860, qui semble inscrite à l’horizonde la question classique. Audelà de la propriété seulement littéraire, celleciexpose crûment le phénomène d’une dépossession généralisée, d’uneanonymisation de la parole personnelle. Revendiquer un territoire distinctif,une manière propre, une personnalité : autant de coquilles vides, de réflexescomiques à l’heure de l’uniformisation des modes de pensée et d’expression.De ce point de vue, la tradition des classiques corrigés tend à Flaubert unmiroir imparfait et d’autant plus intriguant. De fait, et contrairement à cequ’on pouvait attendre, son statut apparaît plus complexe que celui d’un banalet trop commode repoussoir. En dépit des apparences (et à l’encontre d’unpréjugé anachronique), elle offre l’exemple d’un brouillage énonciatiffinalement assez contrôlé, encadré, soumis à l’examen des instancesnormatives. Jusqu’au début du XIXe siècle, la porosité des frontièresdiscursives est certes bien réelle. Entretenue par la pratique banalisée del’incursion, de l’occupation des textes, elle ne menace cependant pas lerayonnement symbolique des auteurs. Loin d’en écorner l’éclat, elle confirmeparadoxalement l’autorité du nom. Relatifs, les effets de dépossessionénonciative se révèlent dès lors plus spectaculaires que radicaux. Tout au plustrahissentils l’ineptie présumée des critiques qui s’y livrent, mais cet aspectreste finalement secondaire.

L’essentiel réside davantage dans les nouveaux avatars de cettedépossession. Au temps de Flaubert, elle est devenue sauvage, presquemachinale et d’autant plus redoutable qu’elle se nie comme telle. Déréglée, lasurimpression des voix n’a désormais plus rien d’un exercice d’admiration ; ellene relève pas davantage d’une méthode de neutralisation morale : la voici, enrevanche, érigée en loi moderne d’une parole massifiée. Abrités derrière lecachemisère de la Propriété, les chevaux de Troie discursifs poursuivent unlabeur silencieux, presque imperceptible : chacun se veut propriétaire, maistous sont interchangeables et participent également au roulement sourd d’unerumeur sans visage. Sous les dehors d’une curiosité poussiéreuse à l’usage desseuls érudits, la pratique ancienne des corrections fait donc signe à l’actualitéimmédiate du romancier. Elle impulse une méditation sur ce curieux paradoxede l’histoire récente : jadis, les œuvres étaient ouvertes, mais les signaturesrestaient de marbre ; à l’époque moderne, chacun brandit ses actes depropriété, mais les personnalités sont de sable. C’est dire que la tradition des« classiques corrigés » n’est pas réductible à un questionnement étroitementesthétique. Elle délimite, au contraire, un terrain d’observation idéal, en cequ’il offre un précieux point de comparaison pour apprécier, dans sesdéveloppements modernes, la dilution silencieuse des signatures dans lemouvement continuel d’une circulation faite d’emprunts, de reprises, deretouches. À ce titre, elle remplit une fonction non négligeable dans lequestionnement fondamental qui occupera Flaubert jusqu’à la fin.

[1] Ms g 226, vol. 1, fo 267 r° et g 226, vol. 2, fo 18 r°. Voirhttp://www.dossiersflaubert.fr/coteg226_1_f_267__r____trud ethttp://www.dossiersflaubert.fr/coteg226_2_f_018__r____trud. Je renvoiedirectement à l’édition en ligne : Les dossiers documentaires de Bouvard etPécuchet. Transcription intégrale des documents conservés à la Bibliothèquemunicipale de Rouen, accompagnée d’un outil de production de « secondsvolumes » possibles, sous la dir. de Stéphanie DordCrouslé,http://www.dossiersflaubert.fr/, 2012.

[2] Voir la lettre à Edma Roger des Genettes du 5 octobre [1872], dansGustave Flaubert, Correspondance, éd. de Jean Bruneau et Yvan Leclerc, Paris,Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 19732007, 5 vol., dorénavantabrégés en Corr. I à V. Ici, Corr. IV, p. 583584. Toutes les mentions de lacorrespondance renverront à cette édition.

[3] Ms g 226, vol. 3, fo 73 r°. Voirhttp://www.dossiersflaubert.fr/coteg226_3_f_073__r____trud ethttp://www.dossiersflaubert.fr/b58213.

[4] Voir http://www.dossiersflaubert.fr/b531.

[5] Ms g 226, vol. 3, fo 77 r°. Voirhttp://www.dossiersflaubert.fr/coteg226_3_f_077__r____trud ethttp://www.dossiersflaubert.fr/b58453. À quelques détails près, Flaubertcite assez fidèlement Nisard citant La Beaumelle (Charles Nisard, Les Ennemis

NOTES

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de Voltaire, Paris, Amyot, 1853, p. 362 et suiv.). Au beau milieu du passage,une critique visant le manque de fiabilité de la documentation voltairienne esttoutefois effacée. L’attention flaubertienne se porte en priorité sur l’arrogancedes critiques en matière de style.

[6] Ms g 226, vol. 3, fo 79 r°. Voirhttp://www.dossiersflaubert.fr/coteg226_3_f_079__r____trud ethttp://www.dossiersflaubert.fr/b58633.

[7] Lettre à Louise Colet du [14 mars 1853], Corr. II, p. 272.

[8] Ms g 226, vol. 3, fo 18 r°. Voirhttp://www.dossiersflaubert.fr/coteg226_3_f_018__r____trud ethttp://www.dossiersflaubert.fr/b23743.

[9] Ms g 226, vol. 3, fo 14 r°. Voirhttp://www.dossiersflaubert.fr/coteg226_3_f_014__r____trud ethttp://www.dossiersflaubert.fr/b23443.

[10] Ms g 226, vol. 3, fo 22 r°. Voirhttp://www.dossiersflaubert.fr/coteg226_3_f_022__r____trud ethttp://www.dossiersflaubert.fr/b68473.

[11] Le second volume de Bouvard et Pécuchet. Le projet du “Sottisier”.Reconstitution conjecturale de la “copie” des deux bonshommes d’après ledossier de Rouen, éd. d’Alberto Cento et Lea Caminiti Pennarola, Naples,Liguori, 1981, p. 87.

[12] Bouvard et Pécuchet, avec des fragments du « second volume » dont leDictionnaire des idées reçues, éd. Stéphanie DordCrouslé, Paris, Flammarion,coll. « GF », 2011, p. 205. Sauf indication contraire, toutes les mentions à ceroman renverront à cette édition.

[13] Bouvard et Pécuchet, p. 212.

[14] Roland Barthes, Mythologies (1957), Paris, Éd. du Seuil, 1970, p. 92 :« Racine, c’est Racine : sécurité admirable du néant ». Pour un prolongement,voir HansUlrich Gumbrecht, « “Klassik ist Klassik, eine bewunderswerteSicherheit des Nichts” ?, oder : Funktionen der französischen Literatur dessiebzehnten Jahrhunderts nach Siebzehnhundert », dans Fritz Nies etKarlheinz Stierle, Französische Klassik. Theorie. Literatur. Malerei, Munich,Wilhelm Fink, 1985, p. 441496.

[15] Lettre à Louise Colet du [25 septembre 1852], Corr. II, p. 164, jesouligne. Je remercie vivement Loïc Windels d’avoir attiré mon attention sur cepassage de la correspondance.

[16] Ms g 226, vol. 3, fo 94 r°. Voirhttp://www.dossiersflaubert.fr/coteg226_3_f_094__r____trud ethttp://www.dossiersflaubert.fr/b43173. Flaubert ne mentionne que les motssouvent rapportés : « la moindre femmelette du 17e siècle ». Pour le passagecomplet qui proclame la supériorité stylistique du XVIIe siècle sur leXVIIIe siècle, voir P.L. Courier, Correspondance générale, éd. G. ViolletleDuc,Paris, Klincksieck, t. 2, 1978, p. 327.

[17] Lettre à Louise Colet du [21 août 1853], Corr. II, p. 407 : « Quel hommeque ce Rabelais ! Chaque jour on y découvre du neuf. Prends donc, toi, pauvreMuse, l’habitude de lire tous les jours un classique. Tu ne lis pas assez. Si je teprêche cela sans cesse, chère amie, c’est que je crois cette hygiène salutaire »(Flaubert souligne). Voir les remarques de Philippe Dufour dans « Lire :écrire », Flaubert. Revue critique et génétique, 2, 2009, en ligne :http://flaubert.revues.org/845.

[18] Ms g 226, vol. 3, fo 20 r°. Voirhttp://www.dossiersflaubert.fr/coteg226_3_f_020__r____trud ethttp://www.dossiersflaubert.fr/b23873.Voir Gotthold Ephraim Lessing, Dramaturgie de Hambourg (1769), éd. JeanMarie Valentin, Paris, Klincksieck, 2010, p. 336.

[19] « Avec quelques changements, écrit par exemple Voltaire au sujet de LaSuite du Menteur, elle ferait au théâtre plus d’effet que Le Menteur même ».Sa conclusion est qu’« en donnant de l’âme à ce caractère [i. e. Philiste], enmettant en œuvre la jalousie, en retranchant quelques mauvaisesplaisanteries de Cliton, on ferait de cette pièce un chefd’œuvre »,Commentaires sur Corneille, éd. David Williams, dans Œuvres complètes deVoltaire, The Voltaire Foundation, Thorpe Mandeville House, Banbury, 1975,t. 54, p. 388.

[20] Lettre à Louise Colet du [1516 mai 1852], Corr. II, p. 89 (voir infra,note 62). Un manuscrit récemment passé en vente va bien dans le mêmesens : « Il faut lire tout au long l’étrange page qui termine cette dédicace danslaquelle V. [i.e. Voltaire] trouve qu’on pourrait employer des jeunes gens àcorriger, “Agésilas, Attila, Suréna, Othon, Pertharite, Pulchérie, Œdipe, Médée,la Toison d’or, Dom Sanche d’Arragon [sic] (Dom Sanche !!) Andromède. Enfintant de pièces de Corneille […] qui ne furent jamais lues de personne après

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leur chute”. Il trouve même qu’on pourrait refaire quelques scènes de Pompée,de Sertorius, des Horaces […]. Comme on était déjà loin du 17e siècle ! Qu’eût[sic] dit de cela La Fontaine et Racine ! Je pense que Boileau luimême en eûtri. Mais le meilleur c’est que c’est dit avec bonne foi et conscience : “Ce serait àla fois rendre service à la mémoire de Corneille et à la scène française quireprendrait une nouvelle vie. Cette entreprise serait digne de notre protectionet même de celle du ministère”» (cité d’après le catalogue Lettres etmanuscrits autographes. Salle des ventes Favart, mardi 17 décembre 2013,[2013], p. 20 ; merci à Stéphanie DordCrouslé pour cette indication).Rappelons qu’en 1845 Flaubert avait luimême annoté systématiquement lethéâtre de Voltaire, exercice qu’il qualifiait alors d’ennuyeux mais utile. On ytrouve « des vers étonnamment bêtes », écrivaitil alors à Le Poittevin (Corr. I,p. 247)…

[21] Ms g 226, vol. 3, fo 77 r°. Voirhttp://www.dossiersflaubert.fr/coteg226_3_f_077__r____trud ethttp://www.dossiersflaubert.fr/b58463. Voir Charles Lévêque, La Science dubeau étudiée dans ses principes, dans ses applications et dans son histoire,Paris, Auguste Durand, 1861, t 1, p. 263.

[22] Voir la lettre à Edma Roger des Genettes du 18 [juin 1873], Corr. IV,p. 677.

[23] Lévêque poursuit en ces termes : « Toutefois, quelque admirable que soitla critique, l’esprit humain n’y reconnaît pas sa force principale. Les plusexcellentes louanges d’un chefd’œuvre ne sauraient valoir ce qu’elles louent.Quoique utiles, nécessaires même, les plus justes et les plus fins jugementsportés sur un défaut de goût ou de mesure chez un grand homme, ne valentpas une belle page ou quelques beaux vers. Les belles intelligences créent etjugent : témoin Corneille. Le talent et l’esprit créent et jugent aussi : mais ouils ne créent qu’au second rang, ou bien ils jugent plus encore qu’ils ne créent,et sont ainsi plus ingénieux que profonds, plus habiles que puissants, grands etféconds. Si cela est vrai de Voltaire, l’homme d’esprit qui se soit le plus souventhaussé jusqu’au génie, cela est vrai à cent fois plus forte raison desintelligences qui n’ont que de l’esprit » (La Science du beau, ouvr. cité, t. 1,p. 264).

[24] Voir supra, note 21.

[25] Ms g 226, vol. 3, fo 73 r° (Flaubert souligne). Voirhttp://www.dossiersflaubert.fr/coteg226_3_f_073__r____trud ethttp://www.dossiersflaubert.fr/b58243.Il s’agit des Comédies de Térence, traduites en François, avec le Latin à costé,et rendues trèshonnestes en y changeant fort peu de chose pour servir à bienentendre la langue latine et à bien traduire en françois, Paris, Veuve MartinDurand, 1647. L’avertissement (non paginé) « Au lecteur » explique que « cequi se trouvait de fâcheux en un Auteur qui d’ailleurs pouvait être si utile, estqu’il a mêlé dans ses Comédies des choses, qui bien qu’exprimées en paroleshonnêtes, excitent néanmoins des images très dangereuses dans ceux qui leslisent, & blessent d’autant plus la pureté, qu’elles le font d’une manière plusimperceptible & plus cachée. C’est pourquoi considérant que d’une part, c’étaitun malheur pour ceux qui instruisent la jeunesse de ne pouvoir leur mettreentre les mains un Auteur si excellent sans exposer leur innocence à un grandpéril ; & que de l’autre ce serait un crime de préférer l’avancement de leursétudes au règlement de leurs mœurs, & la pureté du style à celle du cœur : j’aicru que le moyen d’allier ces deux choses qui semblaient inalliables, était defaire avec adresse quelques petits changements, & les moindres qu’il seraitpossible dans ces Comédies, pour en retrancher tellement ce qui pouvait êtredangereux, qu’on n’altérât en façon quelconque l’intégrité du sujet, & qu’on nediminuât rien de leur beauté et de leur grâce ». Plus loin, l’autorité deQuintilien est opposée aux personnes « tellement idolâtres des ouvrages de cesAuteurs païens, qu’ils s’imaginent qu’il n’y a point de syllabe qui ne soit unmystère, que toutes leurs expressions & leurs paroles doivent être sacrées &inviolables, & que c’est un scrupule vain & sans fondement, de ne les vouloirpas laisser lire aux enfants en l’état que nous les avons » ([iiiv], orth.modernisée).

[26] Ms g 226, vol. 3, fo 74 r°. Voirhttp://www.dossiersflaubert.fr/coteg226_3_f_074__r____trud ethttp://www.dossiersflaubert.fr/b58263.

[27] Louis de Bonald, Œuvres complètes, Paris, Migne, 1859, t. 1, p. 850851 : « pourquoi l’administration ne feraitelle pas faire des éditions châtiéesdes auteurs célèbres ? Quel est ce respect fanatique pour les impiétés, lesobscénités, les absurdités d’un écrivain ? […] Estce de l’intérêt d’un auteur oude l’intérêt de la société que le gouvernement doit s’occuper ? »

[28] Joseph de Maistre, Sur les délais de la justice divine dans la punition descoupables, Ouvrage de Plutarque, nouvellement traduit, avec des additions etdes notes, Lyon, Rusand, 1833, p. xiixiii. Le cas n’échappe pas à Flaubert, voir

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ms g 226, vol. 6, fo 275 r°,http://www.dossiersflaubert.fr/coteg226_6_f_275__r____trud ethttp://www.dossiersflaubert.fr/b126123.

[29] Ms g 226, vol. 2, fo 17 r°. Voirhttp://www.dossiersflaubert.fr/coteg226_2_f_017__r____trud ethttp://www.dossiersflaubert.fr/b61753. On conçoit que l’usage d’un lexiquejudiciaire à propos des productions de l’esprit provoque une réactionépidermique chez un romancier familier malgré lui des prétoires (et qui desurcroît n’avait guère goûté ses études de Droit).

[30] Auguste Hus, De l’épuration de Voltaire, ou Voltaire neutralisé par lareligion et la morale […], Paris, Rougeron, 1823, p. 23. Voirhttp://www.dossiersflaubert.fr/b48371.

[31] Id.

[32] Stéphane Zékian, L’Invention des classiques. Le « siècle de Louis XIV »existetil ?, Paris, CNRS éd., 2012, p. 332 et suiv.

[33] Rémy de Gourmont, Promenades littéraires, 10e éd., Paris, Mercure deFrance, 1927, t. 4, p. 199.

[34] JeanFrançois Marmontel, Les Incas ou La destruction de l’empire duPérou, par Marmontel, suivis de Bélisaire, nouvelle Édition, revue et corrigéeavec soin par M. l’abbé Lejeune, chanoine professeur à la Faculté de théologiede Rouen, Paris, Lehuby, 1845, p. vi. Partie non notée par Flaubert.

[35] Ms g 226, vol. 2, fo 18 r°. Voirhttp://www.dossiersflaubert.fr/coteg226_2_f_018__r____trud ethttp://www.dossiersflaubert.fr/b64033.Flaubert cite approximativement l’avertissement de l’abbé Lejeune, Les Incasou La destruction de l’empire du Pérou, ouvr. cité, p. vivii.

[36] Ibid., p. x

[37] Ms g 226, vol. 2, fo 18 r°. Voirhttp://www.dossiersflaubert.fr/coteg226_2_f_018__r____trud ethttp://www.dossiersflaubert.fr/b64043. Voir Marmontel, Les Incas ou Ladestruction de l’empire du Pérou, ouvr. cité, p. xii.

[38] Ludovic Lalanne, Curiosités littéraires, Paris, Paulin, 1845, p. 135136.

[39] Ms g 226, vol. 7, fo 325 r°. Voirhttp://www.dossiersflaubert.fr/coteg226_7_f_325__r____trud ethttp://www.dossiersflaubert.fr/b107983.

[40] Ms g 226, vol. 1, fo 267 r°. Voirhttp://www.dossiersflaubert.fr/coteg226_1_f_267__r____trud.

[41] Œuvres de Jean Rotrou, éd. ViolletleDuc, Paris, Desœr, 1820, t. 5,p. 176 [Genève, Slatkine rep., 1967].

[42] Ibid., p. 177.

[43] Ms g 226, vol. 2, fo 14 r° bis et g 226, vol. 2, fo 17 r°. Voirhttp://www.dossiersflaubert.fr/coteg226_2_f_014b_r____trud ethttp://www.dossiersflaubert.fr/b23103, d’une part ; ethttp://www.dossiersflaubert.fr/coteg226_2_f_017__r____trud ethttp://www.dossiersflaubert.fr/b48383, d’autre part.

[44] Ms g 226, vol. 2, fo 16 r°. Voirhttp://www.dossiersflaubert.fr/coteg226_2_f_016__r____trud.

[45] Ms g 226, vol. 1, fo 271 r°. Voirhttp://www.dossiersflaubert.fr/coteg226_1_f_271__r____trud ethttp://www.dossiersflaubert.fr/b203683.

[46] L’Esprit de Milton, ou Traduction en vers français du Paradis perdu,dégagée des longueurs et superfluités qui déparent ce Poëme, Orléans, Jacob,1808, p. viii.

[47] Ibid., p. iv : ces lignes de Milton sont attribuées à « sa haine contrel’Église catholique, et [à] l’envie d’exhaler sa bile contre le célibatecclésiastique. Aussi tout ce morceau estil empreint d’une teinte acrimonieusequi contraste bien tristement avec les images gracieuses et tendres queprésentait et réclamait la circonstance. […] De toutes les suppressions quenous avons jugées nécessaires, celle de ce passage était peutêtre commandéele plus impérieusement par la raison et par le goût, nos constantesboussoles ».

[48] Ludovic Lalanne, Curiosités littéraires, ouvr. cité, p. 198.

[49] [Claude Deloynes d’Autroche], Traduction de l’Énéide de Virgile, en versfrançais, suivie de notes littéraires et morales, par l’Auteur de la Traductionlibre des Odes d’Horace en vers lyriques, Orléans, Jacob l’ainé, 1804, t. 1,p. xxiixxiii.

[50] Biographie universelle ancienne et moderne. Supplément […]. Ouvrageentièrement neuf, rédigé par une Société de gens de lettres et de savants,

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Paris, L.G. Michaud, 1834, t. 56, p. 583.

[51] François Andrieux, Anaximandre, ou le Sacrifice aux Grâces […] Nouvelleédition […] On y a joint : 1° des changements adoptés au Théâtre Françaispour la tragédie de Nicomède, de P. Corneille ; 2° un changement proposépour la tragédie de Polyeucte, du même auteur, Paris, Collin, 1805, p. 212.

[52] Alexandre Escudier, « Le sentiment d’accélération de l’histoire moderne :éléments pour une histoire », Esprit, no 345, 2008, p. 165191.

[53] CharlesAugustin SainteBeuve, Portraits littéraires, nouvelle éd. revue etcorrigée, Paris, Garnier, 1862, t. 1, p. 292 : « Dans les changements proposéspour Polyeucte et Nicomède, et où il ne s’agit que de quelques retouches devers et de mots, M. Andrieux se montre comme aux pieds du grand Corneilleet lui demandant la permission d’ôter, en soufflant, quelques grains depoussière à son beau cothurne. Cette image piquante nous offre le critiquerespectueux et minutieux dans ses proportions vraies, et le doux aird’espièglerie qui s’y mêle n’y messied pas ».

[54] Nicolas François de Neufchâteau, L’Esprit du Grand Corneille, Paris, Didot,1819, t. 1, p. 169 et p. 285.

[55] Ibid., t. 1, p. 198. Sur le cas d’Andrieux, voir Stéphane Zékian,L’Invention des classiques, ouvr. cité, p. 166 et suiv.

[56] Flaubert ne laisse pas passer sans réagir cet extrait de l’Émile : « le bonHérodote, sans portraits, sans maximes, mais coulant, naïf, plein de détails lesplus capables d’intéresser & de plaire, serait peutêtre le meilleur des historienssi ces mêmes détails ne dégénéraient souvent en simplicités puériles pluspropres à gâter le goût de la jeunesse qu’à le former !!! » (Ms g 226, vol. 3,fo 53 r°,http://www.dossiersflaubert.fr/coteg226_3_f_053__r____trud ethttp://www.dossiersflaubert.fr/b31733 ; Flaubert souligne et ponctue). VoirJeanJacques Rousseau, Œuvres complètes, éd. Bernard Gagnebin et MarcelRaymond, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », t. IV, 1969, p. 529.

[57] Contrairement à ce qu’on observe chez SainteBeuve, le romanflaubertien n’ordonne pas « l’institution en tribunal de l’histoire et de la critiquelittéraires ». Voir Wolf Lepenies, SainteBeuve. Au seuil de la modernité, trad.fr. Jeanne Étoré et Bernard Lortholary, Paris, Gallimard, 2002, p. 443.

[58] Ce que confirment encore, sous le Premier Empire, les réécritures deBoileau par le poète Lebrun, dont l’allégeance au Législateur n’empêche pasune forme résolue d’intrusion dans ses vers.

[59] La Décade philosophique, littéraire et politique, 30 avril 1803, p. 246.

[60] Le Moniteur universel, 31 octobre 1808, p. 1204.

[61] Bernard Édelman, Le Sacre de l’auteur, Paris, Le Seuil, 2004, p. 372.

[62] Lettre à Louise Colet du [1516 mai 1852], Corr. II, p. 90. Il n’est pasanodin qu’il s’agisse de la lettre, déjà citée, où Flaubert dit son dégoût desCommentaires de Voltaire sur Corneille (voir supra, note 20).

[63] Lettre à Louise Colet du [12 octobre 1853], Corr. II, p. 450451 (Flaubertsouligne).

[64] Bouvard et Pécuchet, p. 401.

[65] Ibid., p. 196. Difficile de ne pas penser ici au boulevard Bourdon, théâtredu coup de foudre inaugural. D’emblée, l’onomastique facétieuse de Flaubertravale les manifestations expressives au rang d’un bruit n’ayant d’autrespropriétés que celles de la rumeur : diffus, sourd, indistinct.

[66] Ibid., p. 390.

[67] Carnet 19, fo 13 v°, cité d’après Bouvard et Pécuchet, éd. ClaudineGothotMersch, Paris, Gallimard, « Folio », 1979, p. 444. Voir les Carnets detravail, éd. P.M. de Biasi, Paris, Balland, 1988, p. 272.

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