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DOSSIER MCX XXIII Juin 2007 Reliance des connaissances et des actions : Tissages, Textures, Entrelacs. Grand débat animé par Marie-José Avenier * Dossier coordonné par Jean-Paul Gaillard * Actes du GRAND DEBAT DU RESEAU ‘INTELLIGENCE DE LA COMPLEXITE’ MCX APC Paris, 30 novembre 2006, 14h -18h A l’ISP (Institut Supérieur de Pédagogie), 75006, PARIS. Ce débat était précédé et introduit par l’Assemblée Générale 2006 de l’Association européenne du Programme Modélisation de la CompleXité http://www.mcxapc.org/docs/autre/pv2005.pdf

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Page 1: Dossier MCX XXIII

DOSSIER MCX XXIII Juin 2007

Reliance des connaissances et des actions :

Tissages, Textures, Entrelacs.

Grand débat animé par Marie-José Avenier

*

Dossier coordonné par Jean-Paul Gaillard

*

Actes du GRAND DEBAT DU RESEAU ‘INTELLIGENCE DE LA COMPLEXITE’ MCX APC

Paris, 30 novembre 2006, 14h -18h A l’ISP (Institut Supérieur de Pédagogie), 75006, PARIS.

Ce débat était précédé et introduit par l’Assemblée Générale 2006 de l’Association européenne du Programme Modélisation de la CompleXité http://www.mcxapc.org/docs/autre/pv2005.pdf

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DOSSIER MCX XXIII

Reliance des connaissances et des actions : Tissages, textures, entrelacs.

Sommaire JP Gaillard, Rapporteur & Coordinateur Présentation du Dossier « Reliance des connaissances et des actions » M-J Avenier, Présidente Présentation du Débat

(1) JL Le Moigne : Ouverture sur le thème « L'entrelacs des Faire et des Comprendre », à partir de l’ouvrage développant les travaux du Colloque de Cerisy 05 « Intelligence de la complexité, Epistémologie et Pragmatique » actuellement publiés. (2) Mioara Mugur Schachter : Le Tissage des connaissances (3) A de Peretti : L'Etoffe Informationnelle de l'Énergie (4) R. Delorme : La Reliance du système observant et du système observé (5) R. Benkirane : Religions, Cultures et Communication (6) Edgar Morin : Pour un Nouveau Commencement : Inventons des Instituts de culture fondamentale.

***

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Présentation du DOSSIER

A travers le caractère très suggestif du sous titre de ce dossier MCX XXIII, « Tissages,

textures, entrelacs », nous avons souhaité insister, à la suite de notre ami Edgar Morin, sur l’urgente nécessité de contribuer, pour les générations actuelles et futures, à l’élaboration d’un mode nouveau d’assemblage, de conjonction, d’organisation, des connaissances, qui ne serait plus construites sur les principes de disjonction et de réduction dont nous savons qu’ils finissent toujours par séparer l’inséparable produisant ainsi une pensée appauvrissante et particulièrement inadéquate à saisir la complexité croissante du monde, mais sur le modèle de la reliance et de la conjonction, sur une intelligence de la complexité. Le lecteur constatera sans peine que les cinq contributeurs de ce grand débat marchent tous résolument dans cette direction, avec une conviction et un talent certains.

Ce dossier tient lieu d’Actes pour le GRAND DEBAT DU RESEAU INTELLIGENCE DE

LA COMPLEXITE MCX APC, organisé à l’occasion de l’Assemblée Générale 2006 de l’Association européenne du Programme Modélisation de la CompleXité, à Paris, le 30 novembre 20061.

Nous avons, comme à l’habitude, construit ce dossier en nous aidant du script tiré des enregistrements audio et vidéo2, ainsi que du document préparatoire remis aux participants. Nous avons de même pu nous appuyer sur une trace fidèle des échanges suscitées par les interventions des contributeurs, échanges que nous avons très légèrement remaniés dans la retranscription, du seul point de vue du style, afin de préserver leur forme spontanée tout en évitant au lecteur les inévitables hésitations et redites de la réflexion à haute voix.

Les cinq intervenants ont accepté de relire leur script, en s’efforçant de lui conserver le style d’une (trop) brève causerie. Nous sommes en revanche responsables de la mise en page et de l’organisation d’ensemble du dossier. Si quelques coquilles devaient subsister, confusions ou coupure involontaires dues à quelque défaillance fugaces des enregistrements, nous veillerons bien sûr à intégrer les ‘errata’ qui nous seront suggérés.

L’équipe MCX APC souhaite à tous les lecteurs de ce dossier d’y trouver plaisir et enrichissement de leur intelligence de la complexité.

Le rapporteur - coordinateur

Jean-paul GAILLARD

1 A l’ISP (Institut Supérieur de Pédagogie), 75006, PARIS. Le compte rendu usuel de cette A.G. statutaire est publié sur le

site du Réseau à http://www.mcxapc.org/docs/autre/pv2006.pdf 2 vidéos réalisées par Vincent Guilloux. www.euthyma.com

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In memoriam

Teresa AMBROSIO

Teresa Ambrosio nous a quittés. La douloureuse nouvelle du décès brutal de notre amie Teresa Ambrosio, emportée par un mal fulgurant le 11 septembre 2006, nous touche tous profondément. Teresa était Vice Présidente de l’AE-MCX et animatrice du Réseau portugais (Atelier MCX 34) «Formation et développement humain: intelligibilité de leurs relations complexe ». Par sa très riche expérience, sa grande culture et sa générosité, par son enthousiasme aussi, Teresa Ambrosio nous a, à tous, beaucoup apporté.

L’hommage exceptionnel que l’Assemblée de la République du Portugal a rendu à sa mémoire lors de sa séance du 21 septembre 2006, témoigne de notre unanime et reconnaissante admiration pour cette Grande Dame. Nous remercions notre ami ZP Barata Martins d’avoir bien voulu traduire pour nous en français cet Hommage public qui évoque si bien à tous, amis connus et inconnus, ce que fut la contribution active et chaleureuse de Teresa Ambrosio à notre intelligence collective de la formation et du développement humain.

Frédérique Lerbet-Sereni et J.L Le Moigne.

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Présentation du Débat

« Reliance des connaissances et des actions : Tissages, textures, entrelacs. »

Débat présidé et animé par M-José Avenier,

assisté de J-Paul Gaillard, rapporteur. Marie-José Avenier, présidente. Nous sommes censés maintenant vous présenter un rapport d'orientation que les membres du Bureau auraient médité à l'avance. Nos réflexions au sein du Bureau nous ont conduits à plutôt vous proposer comme l'an dernier de transformer ce rapport d'orientation quelque peu fastidieux en un débat participatif, que nous appelons « le Grand Débat ». Celui-ci va démarrer dans un instant autour de quatre personnalités de parcours et de champs d’expérience très différents, sur le thème : « Reliances des connaissances et des actions : tissage, texture, entrelacs » Cette métaphore est destinée à nous inviter à réfléchir à cette récursivité permanente de la vie, entre ce que l'on fait et ce que l'on connaît ; autrement dit, entre l'action et la connaissance, la connaissance qui permet l'action, et l'action qui suscite la connaissance. En d’autres termes encore, il s’agit de méditer sur cette boucle permanente par laquelle se tissent les connaissances dans, par et pour l'action. Elle nous invite à appréhender cette boucle plutôt que de procéder selon le rituel dans lequel nous avons été formés : la trancher, c'est-à-dire non seulement distinguer mais aussi séparer « celui qui sait » de « celui qui fait », en les priant « de ne pas trop se mélanger » ! Pour présenter ce renouvellement, cet enrichissement de perspective, ce Grand Débat sera organisé selon deux axes eux-mêmes porteurs, chacun, de deux approches. Dans la première partie du Grand Débat, le premier axe, que nous n’irons pas jusqu’à qualifier de méthodologique, privilégie davantage les modes d'appréhension. Il s’agira d’abord d’examiner avec Mioara Mugur-Schächter, à la fois physicienne spécialisée en mécanique quantique et philosophe des sciences, le passage du modèle au réel par tissage des connaissances. Ensuite, l’économiste spécialiste d’économie politique Robert Delorme nous invitera à réfléchir à la dualité objet/sujet, c'est-à-dire à la manière dont le sujet observant transforme l'observé qui transforme à son tour l'observant. En seconde partie, et, si j'ose dire en dualité, le second axe est plus culturel que méthodologique. Dans un premier temps, Réda Benkirane nous fera part de ses réflexions sur la façon dont interagissent et se transforment culture et religion dans notre histoire planétaire. Ces réflexions ont été nourries par un itinéraire et une formation qui situent ce sociologue spécialiste de l'information au carrefour de multiples appartenances, à la croisée des cultures scientifique et humaniste, du Nord et du Sud, de l'Occident et de l'Orient. Dans un second temps, André De Peretti, qu’on ne présente plus, continuera à nous faire réfléchir sur une de ses très profondes passions : l’étude de la manière dont l'intelligence des processus énergétiques appelle l'intelligence des processus informationnels qui transforme l'intelligence des processus énergétiques. .. En clôture de ce Grand Débat, Edgar Morin tentera d'apporter, non pas une conclusion, mais une ouverture sur des considérations qui lui sont chères sur savoirs et connaissance. Voici donc les lignes de force selon lesquelles s’orienteront nos réflexions de cet après-midi. Les participants qui souhaitent approfondir les idées développées dans ce Grand Débat pourront se référer aux ouvrages3 que les intervenants ont publiés en 2006-2007 sur les thèmes qu’ils vont argumenter cet

3 Andreewsky E. et R. Delorme (sous la direction de), 2006, Seconde Cybernétique et Complexité, Rencontres avec Heinz von Foerster, Editions l’Harmattan, Collection Ingénium. Benkirane R., E. Morin, I. Prigogine, et N. Gershenfeld, 2006, La complexité, vertiges et promesses : 18 histoires de sciences, Ed Le Pommier – Poche. De Peretti A., 2006, Énergétique personnelle et sociale, Edition l’Harmattan, Collection Cognition et Formation.

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après-midi, ou, en première approche, les notes de lecture de ces ouvrages disponibles sur le site MCX. Concernant l’ouvrage de Miora Mugur-Schächter nous avons même la chance de disposer de deux notes de lecture, une très détaillée rédigée par Jean-Louis Le Moigne, et une autre, plus synthétique, signée d’un spécialiste en Intelligence artificielle, Jean-Paul Baquiast.

(1) Ouverture : Jean Louis Le Moigne. Président de AE MCX.

L’entrelacs des faire et des comprendre. Ce qui nous incite tellement à être attentifs à la complexité, c'est cette conscience que nous ressentons en nous-même de la complexité de la relation à priori mystérieuse et pourtant intelligible pour chacun de nous, entre ce que nous faisons et ce que nous comprenons de ce que nous faisons, entre ce que nous faisons et ce que nous savons, entre le faire et le savoir, entre le je fais et le je sais ; et la conscience du fait que si je fais, c'est afin de mieux savoir et si je sais c'est afin de mieux faire. Cette récursivité a été dès le début l'argument sur lequel nous avons voulu que les quatre exposés que vous allez entendre s'appuient. Pour mettre cela en dynamique je voudrais juste vous dire et ce sera la conclusion de notre introduction, une formule de Paul Valéry, méditant en 1939 sur une nouvelle édition mise à jour des carnets de Léonard de Vinci. Ces Carnets ont cette vertu extraordinaire de rendre sensible, de rendre visible l'interaction du faire (je dessine un hélicoptère, je dessine un tourbillon, je dessine un homme en train de pédaler etc... ); et du comprendre, (je commente, je dis, je raconte, je cherche à interpréter, je médite sur l'action, …). Quand on a, comme a pu le faire Valéry, tourné les six mille pages qu'on a retrouvé des carnets de Valéry, ceci devient tout à fait impressionnant. Vous avez tous lu au moins un ou deux papiers sorti de ces pages extraordinaires. Valéry a ce mot tout à fait prégnant pour présenter l'édition à ses lecteurs :Léonard est saisi dit-il d’ « une fureur sacrée de faire pour comprendre et de comprendre pour faire, qui passe toute philosophie ». C’ est au fond ce qui nous a mobilisés cette année et vous n'êtes pas surpris si je vous dis que dans ce processus à la fois familier individuellement et collectivement, nous reconnaissons l’inépuisable complexité de ce processus à la fois intelligible et pourtant irréductible à une explication définitive.

Le Moigne J.-L. et E. Morin (Dir.), 2007, L’intelligence de la complexité : épistémologie et pragmatique, Éditions de l’Aube. Mugur-Schachter M., 2006, Sur le tissage des connaissances, Ed Hermès-Lavoisier, Coll Ingénierie Représentationnelle et Constructions de Sens.

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(2) Intervention de Mioara Mugur-Schächter physicienne, présidente du CeSEF à Paris.

Sur le Tissage des connaissances

À Michel Bitbol grâce à qui j’arrive à la conclusion – peut-être pas partagée par lui – que toute conceptualisation humaine intelligible et consensuelle est inévitablement reliée à des "modéles classiques".

Je suis censée vous présenter brièvement un livre qui s'intitule Sur le tissage des connaissances. Le titre est engageant mais le contenu du livre peut susciter des étonnements et quelquefois des difficultés. Car il s'agit d'une méthode non pas scientifique ou logique ou de quelque autre catégorie courante, mais d’une méthode de conceptualisation. Cette manière d’indiquer l’objet de la méthode que j’ai développée ne s'est d’ailleurs imposée à moi que par élimination : aucune autre manière ne m’a semblé adéquate.

Au cours du processus de construction de cette méthode, les poussières levées par l’action m’empêchaient de repérer clairement la location conceptuelle sur laquelle se poursuivait le travail. Mais maintenant, lorsque l’essentiel de la structure s’est formé et stabilisé, cette location est devenue évidente. J’ai dû revenir un si grand nombre de fois sur la structure de la méthode afin d’y ajouter tel ou tel élément, et si souvent j’en ai reconsidéré le tout du point de vue de la cohérence logique ainsi que face à tout un ensemble d’autres exigences, que finalement le statut spécifique de ce qui s’était constitué s’est mis à briller à mes yeux : il s’agit bien d’un système de normes générales de conceptualisation RELATIVISEE, d’une méthode de conceptualisation relativisée : MCR.

Le non classé, on le sait, est toujours difficile à communiquer. Pourtant, en l’occurrence, l’explicitation du contenu technique de MCR n’est pas seulement impossible au cours d’un exposé aussi bref que celui que je ferai ici, mais en outre elle est aussi nettement moins intéressante, je crois, que l’explicitation du statut inusuel de l’approche. Je vais donc essayer de mettre en évidence l’essence de ce statut telle qu’elle a été induite par la source de MCR et par les caractéristiques spécifiques de cette méthode.

La source de MCR

La méthode de conceptualisation relativisée – MCR – s’est constituée très lentement, en parallèle avec l’élucidation de la stratégie descriptionnelle enfouie dans les substrats épistémologiques du formalisme mathématique de la mécanique quantique. Cette dernière élucidation a fini par acquérir le caractère d’une discipline indépendante, strictement qualitative, qui après coup apparaît comme la fondation de la méthode de conceptualisation relativisée. J’ai dénommée infra-mécanique quantique (Mugur-Schächter [2007]) cette discipline qualitative où les sources de MCR s’exposent aux regards avec détail et rigueur.

Comme probablement vous le savez tous par ouï dire ou par des connaissances plus précises, la mécanique quantique n'est pas une théorie physique comme les autres. On hésite presque à affirmer qu'il s'agisse là d'une théorie physique. On a plutôt tendance à dire qu’on se trouve devant un ensemble de purs algorithmes mathématiques permettant de prévoir en termes consensuels et communicables concernant des faits probabilistes liés à ce qu’on appelle des ‘microétats’ (des états de microsystèmes). Car lorsqu’on emploie le mot théorie l’on implique qu’on comprend comment le formalisme signifie. C’est le cas pour la mécanique classique, ainsi que pour toutes les autres disciplines de la physique classique. Mais ce n’est pas le cas pour le formalisme quantique qui, depuis plus de 70 ans, n’a jamais cessé de soulever des ‘problèmes d’interprétation’.

Au début de mon activité professionnelle j’ai réussi à infirmer deux théorèmes d’"impossibilité" concernant la mécanique quantique4 qui, à l’époque, étaient bien connus et souvent mentionnés. Ces

http://www.mugur-schachter.net/tissage.pdf et http://www.mcxapc.org/docs/conseilscient/mms1.pdf

4 Le théorème de von Neumann [1955] (cf. Mugur-Schächter [1964]) et le théorème de Wigner [1971] (cf. Mugur-Schächter

[1977], [1979]).

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résultats ont épuisé mon intérêt pour l’invalidation de preuves factices de ce genre. Mon intérêt avait muté dans un but constructif : élaborer une représentation sans lacunes de la manière de signifier du formalisme quantique.

Ce but constructif a dirigé mon attention sur les modalités épistémologiques générales qui se mettent à l’œuvre dans l’esprit d’un homme lorsqu’il veut constituer des connaissances, et sur les spécificités qui émergent dans ces modalités lorsque les connaissances recherchées concernent, en particulier, des états de micro-systèmes, des ‘microétats’, comme dans la mécanique quantique. C’est ainsi que pendant plusieurs années j’ai essayé d’expliciter – selon mes propres exigences – la structure des probabilités et de la logique quantiques, ainsi que celles de la théorie de l’information de Shannon. Car au premier abord on peut penser que la mécanique quantique « extrait des informations via des mesures » concernant ces entités hypothétiques et foncièrement non perceptibles que sont les microétats (aujourd’hui cette expression m’apparaît comme une source de confusions : la mécanique quantique crée des connaissances, elle n’extrait pas des informations).

Un collègue mathématicien m’a dit une fois : « la mécanique quantique n’est qu’une nouvelle théorie des probabilités ». Cela m’avait frappée, mais sans que je comprisse vraiment. D’ailleurs ce collègue lui-même ne réussissait à en dire plus. Il n’exprimait qu’une intuition.

Par la suite, beaucoup plus tard, il m’est apparu dans une sorte d’illumination, que c’était le formalisme mathématique de la mécanique quantique lui-même qui constituait l’obstacle contre lequel se pulvérisaient toutes les tentatives d’atteindre le noyau sémantique de la mécanique quantique. Alors, afin de vaincre cet obstacle, j’ai entrepris d’élaborer, en toute rigueur logique mais en termes strictement qualitatifs, une représentation des microétats entièrement indépendante du formalisme mathématique de la mécanique quantique, dont j’ai fait table rase : j’ai fondé l’élaboration exclusivement sur les contraintes imposées par la SITUATION COGNITIVE dans laquelle se trouve un être humain qui veut décrire des microétats, et sur les impératifs qui émanent des modes humains généraux de conceptualiser le ‘réel’. C’est ainsi que s’est constituée l’infra-mécanique quantique.

A l’intérieur de l’infra-mécanique quantique j’ai pu montrer explicitement que le formalisme quantique comporte un type de descriptions qui, en effet, sont probabilistes dans un sens nouveau, primordial. C’est à dire, sans qu’en AMONT de ces descriptions soient définies d’autres descriptions plus exactes qui, en principe tout au moins, spécifient un comportement non probabiliste (individuel) des microétats. Plus, sans qu’il soit même pensable que des descriptions plus exactes puissent être placées en amont des descriptions quantiques de microétats, avant que l’on ait élaboré ces descriptions quantiques dont le type structural est nouveau. Cependant que, en contraste, concernant les ‘mobiles’ macroscopiques dont la mécanique classique décrit les mouvements, et plus généralement dans l’entière pensée classique, les probabilités n’émergent que lorsque, pour des raisons de simplicité et commodité, on renonce à tenir compte de données plus détaillées qui – en principe – sont définies dans une théorie rigoureuse du phénomène considéré, élaborée précédemment.

Bien entendu, depuis longtemps déjà l’on affirme couramment que les probabilités quantiques sont ‘non classiques’, qu’elles sont ‘essentielles’ (ce terme suscite certaines confusions et c’est pour cette raison que je l’ai remplacé par le terme ‘primordiales’). Mais on fait ces affirmations sans spécifier d’une façon explicite et détaillée par quelle voie ces probabilités primordiales émergent et en quel sens, exactement, elles s’écartent de la pensée classique. On se contente de juste un mot ou deux auxquels chacun rattache comme il peut tel ou tel sens plus ou moins précis. Cependant que dans l’approche que j’ai développée il s’est constitué par voie constructive la conclusion suivante, chargée d’un contenu complexe mais tout à fait explicite.

Les probabilités quantiques primordiales sont liées de manière indélébile à un type défini de description qui est totalement absent des codifications grammaticales, logiques et probabilistes-informationnelles de la pensée classique.

Les descriptions quantiques de microétats sont foncièrement premières et radicalement créatives. On y est contraint, d’abord, de CREER L’OBJET DE LA DESCRIPTION, à partir d’un réel physique a-conceptuel, encore purement factuel ; et ensuite, séparément, on est contraint aussi de CREER la structure qualificatrice de cet objet, qui – en dehors d’aspects conceptuels – comporte aussi, nécessairement, des appareils matériels macroscopiques non-biologiques et des opérations physiques

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impliquant ces appareils. L’entité-objet-de-description et la structure qualifiante, ces deux éléments descriptionnels sans lesquels le concept même de description s’évanouit, ne préexistent pas à l’action de ‘description’ quantique d’un microétat. Ils doivent être forgés délibérément au cours de cette action, dans l’inobservable, et en agissant par des opérations physiques sur de la factualité physique encore entièrement extérieure à toute conceptualisation préexistente.

Quant aux qualifications observables que finalement l’on obtient – qui constituent seulement le résultat de l’action descriptionnelle globale, la description déjà accomplie – elles consistent exclusivement dans des groupes de marques physiques sur les enregistreurs des appareils utilisés. Et ces qualifications ne sont pas assignables séparément à l’entité-objet-de-description. Elles ne qualifient que, globalement, l’interaction entre l’appareil de qualification et l’entité-objet-de-description.

Ce que je viens d’affirmer est bien connu depuis longtemps. Mais il existe un aspect – évident – impliqué dans cette affirmation, dont les conséquences spécifiques semblent avoir échappé à l’attention des physiciens : de par lui-même, le groupe de marques physiques qui constitue le résultat observable d’un acte de mesure quantique, n’est pas porteur d’une qualia qui permette de reconnaître spontanément la nature de ce qu’on observe dès que l’acte d’observation se produit, comme lorsqu’on voit du ‘rouge’ on sait d’emblée de par ce fait même qu’il s’agit d’une ‘couleur’. Il y a là une vide de contenu sémantique directement perceptible qui pèse sur le résultat d’un acte de mesure quantique.

Or ceci est d’importance cruciale pour déceler l’essence de ce qu’on appelle ‘le problème des mesures quantiques’.

En effet, de cette absence d’une qualia incorporée au groupe de marques observable produit par un acte de mesure quantique, il découle une nécessité : la classe de sens dans laquelle on doit loger la valeur numérique assignée à ce groupe de marques, ainsi que cette valeur numérique elle-même, doivent être toutes les deux représentées dans l’abstrait. On doit entièrement construire à l’avance, dans l’abstrait, une structure de qualification qui soit associable d’une manière cohérente aux opérations physiques que l’on met en œuvre lors d’un acte de mesure quantique (avec les appareils qui accomplissent ces opérations) que l’on lie à cette classe de sens ; et l’on doit spécifier dans l’abstrait les conditions générales qui permettent de coder le groupe de marques observables obtenu par un tel acte de mesure, en termes d’une valeur numérique donnée appartenant à cette classe de sens. Car sinon, comment savoir quel sens donner, par exemple, à l’expression verbale ‘quantité de mouvement’ lorsqu’il s’agit d’un microétat, et de quelle ‘valeur de quantité de mouvement’ il s’agit lorsqu’on constate tel groupe de marques et pas tel autre groupe ? Cela en l’absence de toute qualia perceptible portée par le groupe de marques enregistrées ?

Aussitôt qu’elle a été conçue, cette nécessité met à nu rétroactivement un fait impliqué dans l’histoire de l’émergence du formalisme quantique : le but d’élaborer une ‘mécanique’ des microétats a dû présupposer la signifiance d’un concept de ‘grandeurs mécaniques’ pour ces entités inobservables, hypothétiques, étiquetées par le mot ‘microétats’. Car dans la mécanique classique les grandeurs mécaniques n’ont été définies que pour des mobiles macroscopiques. Leur signifiance pour des ‘microétats’ également, n’est qu’un postulat qui a dû être admis au départ et qui ne pouvait être justifié que d’une manière constructive, par la réalisation effective d’une représentation abstraite de telles grandeurs à l’intérieur d’algorithmes quantiques dotés d’efficacité prévisionnelle. On a voulu induire des ‘grandeurs mécaniques’ conçues initialement dans une discipline macroscopique, dans une représentation liée à des dimensions d’espace et de temps dont les ordres de grandeur dépassent à un degré gigantesque les seuils de perception des organes sensoriels biologiques de l’homme. On l’a voulu. On l’a décidé. On a postulé que cela pouvait avoir un sens. Tout cela a été fait implicitement, car on ressentait ce postulat comme une évidence a priori.

Or ce faisant – subrepticement – l’on a dû présupposer aussi une classe potentielle de modélisations qualifiantes. On a dû poser des voies de conceptualisation qualifiante, une sorte des toboggans abstraits le long desquels on ait pu injecter dans la construction entreprise, des éléments tirés des modèles classiques de ‘mobiles’ qualifiables par des ‘grandeurs mécaniques’, mais des éléments adaptés à des actions descriptionnelles d’un type foncièrement différent de celui des actions descriptionnelles

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classiques, et exprimés directement en termes mathématiques5. À la faveur du caractère mathématique et cryptique des algorithmes quantiques, le postulat de signifiance de grandeurs ‘mécaniques’ et la présence de ces éléments de modèlisation classique, adaptés, qui s’y trouvent impliqués – que rien n’impose véritablement – sont restés plus ou moins cachés. Suffisamment, en tout cas, pour que quelques très grands esprits, notamment Bohr et Heinseberg, aient pu affirmer avec force que la mécanique quantique serait pure de tout modèle.

Mais dans l’infra-mécanique quantique l’inévitable nécessité d’un postulat de signifiance de grandeurs mécaniques et de possibilité de représentations modélisantes de liaison avec les modes de qualification à l’aide de telles grandeurs qui ont été définis dans la mécanique classique, apparaissent en pleine lumière, d’une manière frappante.

Restons maintenant dans l’infra-mécanique quantique et supposons que l’on ait élaboré une représentation qualifiante abstraite de liaison avec la mécanique classique de, disons, ce qu’on appelle la quantité de mouvement assignable à un microétat. Cette représentation, pour être utile, doit être munie de critères qui permettent d’affirmer que la réalisation de tel système d’appareils-opérations équivaut à une mesure quantique de quantité de mouvement (pas à une mesure d’énergie totale, ou de position, etc.). Comment savoir, en plus, quelle valeur numérique il convient d’assigner à un groupe donné de marques observables qui s’est formé sur les enregistreurs de l’appareil de mesure utilisé ? Il est évident que cela n’est possible que via quelque codage qui relie chaque groupe de marques observé à l’issu d’un acte de mesure de quantité de mouvement, à une valeur numérique, et une seule, de la classe de toutes les valeurs possibles de quantité de mouvement affirmée dans la représentation abstraite introduite pour la grandeur de quantité de mouvement et les appareillages et opérations physiques correspondants.

Eh bien, ce sont les conditions générales de possibilité d’un tel codage qui permettent de véritablement comprendre le ‘problème des mesures quantiques’ et d’insérer dans le formalisme quantique une expression mathématique de sa solution (Mugur-Schächter [2008]).

J’ai dénommé descriptions transférées (sur des enregistreurs d’appareils de qualification) les descriptions dont la structure qualitative intégrée s’est fait jour dans l’infra-mécanique quantique. Je viens de souligner que les contenus sémantiques de ces descriptions transférées auxquelles se rapporte le formalisme mathématique de la mécanique quantique, ne peuvent être construites jusqu’au bout qu’à partir de, qu’en relation avec des modèles nées dans la pensée classique, formés sur la base de nos perceptions psycho-sensorielles directes.

Les modèles d’objets-et-qualifications qui se sont formés sur la base de nos perceptions psycho-sensorielles directes, sont l’unique et irremplaçable point de départ des buts descriptionnels de l’homme et de ses capacités de représentation et de raisonnement intelligibles et consensuelles.

Mais ce n’est pas dans ces points de départ que consiste l’essence de l’apport nouveau des descriptions quantiques. Cet apport nouveau se trouve ailleurs, à savoir dans le type d’action descriptionnelle déployée afin d’obtenir une toute première strate de qualifications qui soient associables – en un certain sens primordial spécifique – à des fragments de factualité physique encore jamais conceptualisés auparavant.

Je suis tout à fait consciente que des affirmations comme celles que je viens de formuler doivent paraître extrêmement allusives et bizarres. Je sais qu’il est très malaisé, sinon impossible, de les doter de significations claires lorsqu’on ne connaît pas en détail la genèse des conclusions vers lesquelles elles pointent. Je vous prie de m’en excuser. Pourtant j’espère que par des formulations de ce genre, parce qu’elles correspondent très strictement à ce que, moi, j’ai dans mon esprit lorsque je les construis, arriveront à faire scintiller dans vos esprits, une certaine configuration dont vous ressentirez vous pressentirez le sens et la nouveauté, comme face à certains tableaux surréalistes. C’est ma manière de faire confiance aux forces mystérieuses du langage. Sur cette base, j’espère éveiller votre curiosité. Je n’espère pas plus. Mais cela seul suffira peut-être pour décider certains parmi vous de lire le nouveau

5 Et en effet lorsque, avec un regard averti, l’on cherche de tels éléments dans les algorithmes quantiques, on les y trouve :

ce sont les opérateurs dynamiques et leurs états et valeurs propres.

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livre qui paraîtra bientôt, où se trouve exposée, spécifiquement, l’infra-mécanique quantique (Mugur-Schächter 2007). Dans ce livre la manière de laquelle le formalisme mathématique de la mécanique quantique arrive à signifier, apparaît enfin au grand jour. Et, si l’on accepte de tolérer une comparaison poétique, je dirais qu’en conséquence de cela les algorithmes mathématiques de la mécanique quantique peuvent être regardés comme une ombre jetée par l’infra-mécanique quantique, sur un plafond où sont inscrits ces d’algorithmes.

Cependant même que l’infra-mécanique quantique s’organisait, parallèlement, la généralité non restreinte du type descriptionnel ‘transféré’, primordialement probabiliste, devenait de plus en plus frappante. L’universalité de ce type descriptionnel s’imposait. Il apparaissait que, à la faveur d’une investigation particulière de microphysique, venait d’apparaître en évidence la toute première strate universelle de la conceptualisation humaine du ‘réel’. Corrélativement il devenait clair que c’est parce la pensée classique ignore la strate universelle primordiale, transférée, de la conceptualisation, qu’elle semble flotter sans racines dans un nuage verbal de substantifs et de prédicats préexistants dans l’air du temps, tout faits, tels que les utilisent les langages courants et que les codifient nos grammaires, ainsi que la logique et les probabilités classiques ; que c’est là, dans ce nuage compact de mots, et de modèles correspondants à ces mots, que la philosophie analytique immobilise l’entendement.

C’est cette progressive révélation qui a abouti à l’entreprise de construire une méthode générale de conceptualisation ancrée dans la strate des descriptions transférées quelconques, la toute première strate universelle des actions de construction de connaissances, primordialement probabiliste.

Les caractères spécifiques les plus importants de la méthode générale de conceptualisation relativisée

Un caractère normatif. En ce qui concerne les théorisations ‘scientifiques’, l’histoire et la philosophie des sciences ont entretenu et ont développé constamment un courant réflexif, de description des conceptions et des méthodes de recherche employées par tel ou tel créateur dans tel ou tel domaine, d’explication des résultats, de critique. En conséquence des modifications contre-intuitives que la relativité d’Einstein, et surtout la mécanique quantique, ont infusées dans la pensée scientifique, ce courant s’est notablement intensifié au cours du dernier siècle, et, dans une certaine mesure, il s’est instillé même dans la pensée plus courante.

Les vues de Bohr, Popper, Kuhn, Feyerabend, Hanson, Bohm et nombre d’autres auteurs plus récents parmi lesquels et Michel Bitbol me paraît être le plus proéminent, ont installé progressivement dans l’histoire et la philosophie des sciences une attitude plus technique et une tendance à dégager des disciplines scientifiques, certains traits généraux des processus humains de conceptualisation.

Mais en leur essence, toutes ces démarches restent commentatives. Elles rendent compte de ce qui a été fait en dehors d’elles-mêmes. Ce sont des gloses.

Or pourquoi les modes humains de décrire – qui incorporent toute connaissance communicable – seraient-ils damnés à rester éternellement dans cet état que l’on appelle ‘naturel’ (avec une certaine connotation poétique), qui n’exclut aucune malformation et ne peut dépasser le degré d’efficacité, toujours très bas, qui s’associe foncièrement à l’absence de tout ordre construit de façon ciblée ? Quel verdict blasphématoire interdirait-il l’accession des descriptions à de la technicité, quand chaque jour on s’émerveille des pouvoir que, en tout domaine, celle-ci crée dès qu’elle s’y installe ?

Face à cette question la méthode de conceptualisation relativisée marque une rupture dans l’évolution de l’action réflexive de la pensée sur la pensée. Elle quitte radicalement le mode descriptif-analytique-critique et se constitue en tant qu’une discipline indépendante, à part entière, constructive et normative, qui règle a priori les processus de conceptualisation quelconques sous la contrainte de buts bien définis. Elle élabore un système cohérent et consensuel d’algorithmes sémantiques de conceptualisation ; des algorithmes de génération et développement de sens, à caractère effectif, et tels qu’ils puissent protéger par construction de toute insertion de faux problèmes ou de paradoxes.

Ancrage dans la factualité physique a-conceptuelle. Mais ce n’est pas le caractère explicitement normatif, algorithmique et consensuel, qui constitue la spécificité la plus novatrice de la méthode de conceptualisation relativisée. Cette spécificité là se trouve dans le contenu des algorithmes-MCR de conceptualisation.

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A l’intérieur des construits normés et consensuels qui opèrent dans les algorithmes de la méthode de conceptualisation relativisée, les opérations – physiques ou conceptuelles ou mixtes – s’allient organiquement à des concepts-et-mots, à d’autres signes, et à des fragments de réel factuel PHYSIQUE a-conceptuel.

C’est en cela que consiste l’innovation véritablement radicale introduite par la méthode. Les fragments de réel physique a-conceptuel qu’elle incorpore interviennent systématiquement dans la toute première strate de la conceptualisation, celle constituée par des descriptions de base, transférées. Dans le cadre de ces descriptions transférées, des opérations physiques s’insèrent dans du réel physique a-conceptuel qui, par voie déductive, est montré être non-connaissable "tel qu’il est en soi" ; et ces opérations physiques tirent de ce réel physique a-conceptuel des fragments quelquefois très enfouis, qu’elles amènent ensuite à produire des systèmes de marques physiques observables sur des enregistreurs d’appareils macroscopiques, biologiques ou non biologiques. Les codages de ces systèmes de marques physiques observables, en termes conceptuels, sont les tout premiers points d’affleurement de la factualité physique inconnue, à la base du volume du conceptualisé, du connu.

Dans les descriptions transférées de base la structuration de ces systèmes de points d’affleurement dans l’observable qui constituent l’entier effet des actions descriptionnelles déployées, échappe encore foncièrement aux principes d’organisation dans l’espace et le temps qui dominent nos intuitions et notre pensée.

Le caractère ‘primordialement probabilistes’ qui marque cette sorte de descriptions, est intimement lié à cette absence d’une organisation d’espace-temps.

Il en découle ceci. Tant qu’on n’a pas été amené par quelque voie de contraintes à constater ce type de description dans sa forme intégrée, celui-ci reste tout simplement inconcevable. Et même si l’on en perçoit la forme intégrée, mais sans avoir pris d’abord connaissance aussi de sa genèse sous-jacente, ce type de description reste inintelligible. C’est pourquoi il est resté insoupçonné. C’est précisément cette présence insoupçonnée qui a fait irruption dans les inclassables représentations des microétats incorporées dans le formalisme quantique. Cette présence s’est introduite dans les algorithmes quantiques dispersée dans des formulations mathématiques avec lesquelles elles faisait corps d’une manière inextricable qui empêchait de percevoir quelle sorte d’entité épistémologique s’était répandue là, et par quelle voie elle a émergé.

Qui peut faire des bijoux avec des pépites d’or fixées dans des morceaux de roche ? Cette occultation a été vaincue dans la construction de l’infra-mécanique quantique où s’est opéré

une sorte de purification épistémologique. Dans le produit final de cette opération scintillent les traits d’une forme descriptionnelle enfin intégrée et intelligible, encore jamais conçue auparavant, que rien n’annonçait dans les théories scientifiques installées avant la mécanique quantique, qui est sans reflets dans les langages courants et la pensée classique millénaires, sans aucun correspondant dans les structurations logiques ou probabilistes fondées dans la pensée classique. Là, devant les yeux de chacun, se trouve maintenant exposé et en état de fonctionnement, un prototype d’un individu descriptionnel re-né entier et nu, libéré de toute adhérence mathématique. Cet individu descriptionnel appartient à l’espèce mystérieuse qui définit la fameuse ‘coupure quantique-classique’. J’ai recueilli ce prototype et je l’ai généralisé tout en normant selon les exigences du but d’éliminer par construction toute fausse absolutisation, en relativisant systématiquement. Ainsi s’est construite la méthode de conceptualisation relativisée.

Cette méthode de conceptualisation incorpore l’entière essence des caractéristiques épistémologiques des descriptions de microétats, d’où le formalisme quantique tire sa force particulière.

La méthode de conceptualisation relativisée met au jour dans toute son ampleur une vaste coupure définie dans tous ses détails qui sépare en deux strates l’entier volume du conceptualisé :

[(conceptualisation de base, transférée)-(conceptualisation classique par modèles ‘intrinsèques’)].

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La strate des descriptions de base, transférées, inconnue auparavant, incorpore la conceptualisation quantique. Quant à la coupure générale qui vien d’être d’affirmée, elle inclut la fameuse ‘coupure quantique-classique’. Mais dans MCR, au lieu de se résumer à une juxtaposition de dénominations, la coupure entre descriptions transférées de base et modèles classiques est explicitement définie par la spécification des structure internes des deux strates qu’elle distingue mutuellement ainsi que par la manière de laquelle ces deux strates sont reliées.

La force de clarification des relativisations descriptionnelles. Dans les descriptions normées de la méthode de conceptualisation relativisée, la nouvelle alliance organique entre

{opérations (physiques ou conceptuelles ou mixtes), concepts-et-mots, autres signes, et fragments de réel factuel physique a-conceptuel introduits par des descriptions de base, transférées},

conduit à un dépassement radical des forces des langages précédents. Les forces des langages classiques faits exclusivement de {concepts-et-mots et autres signes} sont

déjà troublantes, comme vivantes, comme magiques même parfois. Les structures de ces langages arrivent à empoigner l’attention, à la diriger sur des points précis qui le plus souvent se trouvent à l’extérieur de tout langage, à la faire marcher au pas d’une manière analytique, ou la mettre sur les voies rapides de calculs logiques-mathématiques qui la conduisent à des formulations précises de conclusions souvent tout à fait inattendues. Ces puissances toutefois heurtent un plancher abstrait mais étanche : le plancher des concepts-et-mots classiques, de la pensée classique. Il s’agit bien d’un plancher, en ce sens que la conceptualisation classique n’est pas limitée vers le haut, si l’on peut dire, dans sa progression complexifiante, elle est tronquée à ses débuts par la nappe rigidifiée des concepts-et-mots classiques qui cache en dessous d’elle les racines de la conceptualisation. Les savoirs intuitifs ou opérationnels y percent constamment des petits trous par lesquels ils atteignent la factualité physique a-conceptuelle et y puisent des capacités créatives, de manière non explicite et artisanale. Mais ces percées se referment aussitôt, cependant que la conceptualisation classique dans sa globalité n’est jamais descendue massivement en-dessous du plancher épais des concepts-et-mots qui l’isole de ses racines. Lorsque vous dites, au sens classique, que vous décrivez quelque chose, vous imaginez plus ou moins explicitement un objet qui est là et des qualifications qui préexistent dans l’abstrait et toutes faites, et vous imaginez une sorte de face à face électif entre l'ensemble des qualifications disponibles et l’ensemble des objets de qualification disponibles. Vous considérez un objet donné et vous demandez : « est-ce que cet objet est coloré? ». C'est-à-dire, la qualification coloré, préexistante et elle est confrontée avec l’objet considéré, et cela permet de constater, par exemple : « cet objet est rouge » ou bien « cet n’est pas coloré », etc. Et ainsi l’on s’enfonce sans s’en apercevoir dans les absolus illusoires des grammaires, de la logique classique et des probabilités classiques. Car penser que l'on peut toujours décrire des entités-objet qui préexistent et « telles qu’elles sont vraiment », et toujours via des qualifications qui préexistent, n’est qu’illusion. Dans le cas le plus général on est obligé de tout FORGER, l’entité-objet autant que les qualificateurs et les qualifications.

Dès qu’on perçoit cela l’on perçoit aussi la nécessité de normes relativisantes.

Or MCR implante la conceptualisation en-dessous de ce plancher classique de concepts-et-mots, qui pour elle est transparent. Elle l’implante directement dans le réel physique a-conceptuel duquel elle tire ces fragments, cette substance sémantique brute qui est la sève méconnue de nos connaissances. Elle réalise cela à ciel ouvert et systématiquement, via des opérations physiques explicitement spécifiées, de génération d’entités-objet de base et de qualification de celles-ci par l’action d’opérations physiques de qualification, accomplies par des appareils qui soit sont exclusivement innés, soit se prolongent par des artefacts. Cette méthode reconnaît et gère la présence inexpugnable et le rôle spécifique de ces fragments de réalité physique a-conceptuelle qui nourrissent les conceptualisations. Et elle soumet l’élaboration de cette substance sémantique brute introduite par les descriptions transférées de base, à des normes relativisantes qui, à tous les niveaux des processus de conceptualisation, installent des remparts contre tout paradoxes ou faux problème.

Contrairement aux ‘relativismes’, les relativisations descriptionnelles de MCR restreignent le domaine de validité de chaque description, tout en le précisant.

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Toutefois – et c’est un trait essentiel – la méthode de conceptualisation relativisée laisse complètement libre le choix des opérations par lesquelles on forge un objet de qualification, ou bien les processus de qualification avec les appareils et les codages qu’il comporte : il y a là une zone de liberté de l'homme dans ses processus de conceptualisation, qui, peut-être, est inamovible.

Y aura-t-il un jour des programmes d'ordinateur qui puissent remplacer ces hiatus qui sont constitués par la liberté de choix subjectif d'un objet à qualifier et des qualifications que l’on peut rechercher pour cet objet ? J’ai du mal à l’imaginer. Mais sur ce point mon attente oscille comme le mode de perception de certaines images de cubes lorsqu’on les regarde assez longtemps.

Conséquences. En directe conséquence de son organisation, avec les relativisations que celle-ci comporte, d’ors et déjà la méthode de conceptualisation relativisée a :

- transfiguré dans leurs principes la logique et les probabilités classiques en les réunissant organiquement dans un seul tout ;

- résolu le problème de l’identification de la loi factuelle de probabilité à affirmer dans une situation probabiliste donnée ;

- élucidé la question du sens dans la théorie de Shannon et précisé le statut descriptionnel de cette théorie, en permettant désormais d’aborder la relativisation systématique de cette théorie ;

- représenté d’une manière bien définie ce vers quoi pointent les qualifications mystérieuses de ‘complexité’, tout en leur associant aussi des mesures numériques qui n’évacuent pas les contenus sémantiques ;

- élaboré une représentation-MCR construite du concept de temps à partir d’éléments a-temporels.

Elle a atteint ces résultats divers d’une manière qui : - est exposée aux regards critiques et systématiquement unifiante, parce que, à chaque fois, elle relie

de façon explicite au noyau unique de la méthode, des sous-domaines de conceptualisation qui jusqu’ici étaient séparés ;

- assure la possibilité de tout retour réflexif pour améliorer ou pour changer radicalement ce qu’on avait accompli auparavant.

En fin de parcours, MCR produira probablement le grand fruit réflexif de sa propre mathématisation (en termes de vecteurs de description dans des espaces de Hilbert finis).

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J. von Neumann [1955], "Mathematical foundations of quantum mechanics", Princeton University Press.

E.P. Wigner, E.P. [1971] in "Perspectives in Quantum Theory", W. Yourgrau and A. van der Merwe eds., MIT Press.

M. Mugur-Schächter [1964], "Etude du caractère complet de la mécanique quantique", Gauthier Villars.

M. Mugur-Schächter [1977] "The quantum mechanical one-system formalism, joint probabilities and locality", in Quantum Mechanics a half Century Later, J. L. Lopes and M.. Paty, eds., Reidel.

M. Mugur-Schächter [1979], "Study of Wigner’s Theorem on Joint Probabilities", Found. Phys., Vol. 9. M. Mugur-Schächter [2006], Sur le tissage des connaissances, Hermès-Lavoisier.

M. Mugur-Schächter [2008], "Quantum Mechanics Freed of Interprétation Problems", en cours d’élaboration.

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Débat sur l’intervention de Mioara Mugur-Schächter

Jean-Paul Gaillard, rapporteur

Mioara sait que je suis un aficionado, un inconditionnel de son travail. Je reprends quelques éléments de base. Toute opération de connaissance est d'abord singulière et évidemment subjective. Elle s'opère dans un espace de réalité que Mioara appelle ‘le réservoir de potentialités de connaissances’ et l'objet de connaissance va émerger à partir de ce réservoir. Une question très importante : Mioara parle d’opération de génération d'objet, par laquelle l'objet émerge à partir de cet espace de réalité qu'est le réservoir de potentialités de connaissances.

Pouvez-vous, Mioara, nous donner quelques éléments sur la manière dont l'objet émerge de cet espace là ?

Mioara Mugur-Schächter

Eh bien, la variante la plus radicale d’une opération de génération d’un objet à qualifier par la suite, se réalise précisément dans le cadre de la micro-physique fondamentale, de la mécanique quantique. Là le but est étudier des états de tel ou tel exemple type de microsystème, par exemple des états du type de microsystème que l’on dénomme ‘électron’. On n'a jamais vu un électron et personne n’en verra un, du moins tant qu'on n’aura pas réalisé éventuellement des manipulations génétiques qui changent foncièrement les seuils de perception des organes sensoriels biologiques de l'être humain. Alors que fait-on afin de construire des descriptions des états d’électron? La conceptualisation scientifique a d'abord forgé le concept d'électron – pas celui d'états d'électron – mais d'électron tout court. Il s’agit d’une entité définie par un certain ensemble caractères stables et spécifiques, valeur de la masse, de la charge électrique, du spin. Par la suite on a imaginé aussi des états ‘mécaniques’ d'électron, états soit libres soit ‘liés’ dans une structure atomique ou moléculaire, et définis par tel ou tel ensemble de ‘valeurs mécaniques d’état’, position, quantité de mouvement, énergie totale, moment de la quantité de mouvement – en général variables. A la différence de la physique atomique et de la physique des particules élémentaires, la mécanique quantique ne s’occupe pas spécifiquement des microsystèmes, elle ne s’occupe spécifiquement que des états ‘mécaniques’ de ceux-ci. Or afin de décrire un état mécanique d’électron donné, il faut d’abord que l’on soit en ‘possession’ de cet état, que cet état soit disponible pour des qualifications qui puissent constituer sa description recherchée. Comment se met-on en possession de l’état d’électron que l’on veut qualifier ? Je donne un exemple. Selon la physique développée avant la construction de la mécanique quantique, un morceau de métal contient des électrons qui en surface du morceau de métal sont libres, et dont certains s’échappent de temps en temps de cette surface, si la température du métal est assez élevée. Alors on chauffe un endroit du métal et devant cet endroit on installe un tube dont le deux extrémités sont portées à des potentiels électriques différents. Selon l’électromagnétisme classique, si la charge électrique d’un mobile est négative comme celle assignée à un électron et la différence de potentiel est attractive face à cette charge, alors le champ électrique créé par la différence de potentiel appliquée accélère le mobile. L’on admet qu’il en va de même dans le cas d’un mobile microscopique comme l’électron. Et l’on pose qu’à chaque fois qu’avec un morceau du même métal, chauffé à la même température, et soumis à la même différence de potentiel créée aux extrémités du même tube (ou de la même sorte de tube), on obtient à la sortie du tube le même état d’électron, inconnu : l’état à ‘décrire’, inconnu, est ainsi défini de façon a-conceptuelle, opérationnelle, en ce sens que désormais il est étiqueté par l’opération qui l’engendre, qui est par construction l’opération de génération de cet état. (En l’occurrence, en fait, sans l’avouer, on va plus loin et l’on se fabrique un certain modèle de l’état qui s’engendre par l’opération de génération spécifiée ; on se dit ‘ si le tube est long, et supposons qu'il soit très long, même si au départ la direction de l’électron dans le tube est déviée vers la gauche ou la droite face à la direction de l’axe du tube, l’accélération, qui par construction est constamment dirigée le long de cet axe, finira par engendrer pour l’état de sortie une direction de déplacement quasi parallèle à celle de l’axe. Et puis, dans la mesure où la vitesse d’entrée a une valeur négligeable, la valeur de la vitesse à la sortie sera proportionnelle à la valeur du champ d’accélération et à la longueur du tube. Etc. Mais on imagine tout cela, on pratique toute

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cette pensée modélisante, à l’extérieur de toute discipline constituée, ‘illégalement’ en quelque sorte. Explicitement, on reste très prudent et l’on affirme qu’on ne saura rien de précis avant d'opérer des mesures sur l’état engendré.

Cela conduit donc ensuite à la question de la construction, aussi, des qualifications concernant l’état d’électron généré par l’opération de génération que l’on vient de spécifier. Car on voit que – en principe – l’opération de génération de l’entité-objet-de-description est, elle, entièrement indépendante de toute qualification. Par la force des conditions cognitives qui se réalisent dans ce cas, la question des qualifications est à considérer après, séparément.

A la lumière de cet exemple on peut mesurer à quel point on s’est d’ors et déjà éloigné du concept classique de description selon lequel l’objet de la description est juste sélectionné dans un réservoir d’objets de description potentiels préexistants, la sélection étant accomplie par un prédicat préexistant qui qualifie de par le fait même qu’il sélectionne l’objet.

Comment, alors, réaliser des qualifications concernant quelque chose de non perceptible qui est supposé exister, juste supposé sortir du tube d’accélération comporté par l’opération de génération d’état

qui a été introduite ? Si c’est par la valeur numérique de la grandeur mécanique dénommée position que l’on veut qualifier le microétat – ce qui présuppose que l’on postule que dans le cas d’un microétat d’électron il est possible d’associer un sens à l’assignation d’une valeur de la grandeur de position – alors on peut essayer, par exemple, de placer en face du trou de sortie du tube d’accélération un écran couvert d’une substance sensible aux impacts. Si l’on fait cela, on constate en effet un impact ponctuel observable, ce qui au premier abord semble confirmer la présupposition mentionnée et porte à imaginer le microétat comme une bille microscopique (sans rien imposer toutefois). Mais d'autre part, si l’on installe devant le trou de sortie du tube d’accélération un écran qui a deux trous rapprochés et derrière celui-ci un second écran couvert d’une substance sensible à des impacts, alors sur ce dernier écran, lorsqu’on répète l’entière procédure, il se constitue progressivement une distribution des impacts observables qui est incompatible avec la représentation newtonienne du mouvement de billes, dans les conditions construites : cette distribution, bien que constituée d’impacts ponctuels mutuellement isolés, dans son ensemble la structure globale d’une diffraction d’ondes de lumière, pas la structure globale prévue par la mécanique pour un ensemble d’effets de diffusions de billes matérielles bien localisées.

Cela illustre que la construction cohérente avec toutes les données d’expérience, de concepts de qualification ‘mécanique’ qui aient un sens bien défini dans le cas de microétats, est loin d’être une entreprise simple. Et l’on commence à sentir comment, dans une action de description transférée, des opérations physiques doivent se conjuguer avec des hypothèses, avec des décisions méthodologiques, et avec des définitions de concepts qui prolongent en les modifiant les concepts classiques indiqués par les mêmes noms.

George-Yves Kervern

Mioara, l'exposé historique est très clair, vous donnez la source de la physique quantique, mais qu'est ce qui vous fait penser actuellement que le schéma de conception que vous avez en tête peut s'appliquer en dehors de la physique, et à quoi?

Mioara Mugur-Schächter

C’est l’universalité de la structure transférée de toute phase primordiale de conceptualisation, qui fonde mon assertion que la méthode relativisante que j’ai élaborée en partant de cette structure, s’applique – dans ses principes – tout à fait universellement, lorsqu’il s’agit de DECRIRE. Quand on fait une analyse médicale, que qu'on fait ? Si l'analyse est compliquée, on prend d’abord une quantité de sang et on la divise en petits échantillons distribués dans des éprouvettes différentes. Ensuite, sur l’un des échantillons – ou bien, pour vérification, sur un certain nombre d’entre eux – on effectue un test donné, sur un autre nombre on effectue un autre test, etc. : l’opération de génération d’un exemplaire de l’entité-objet-de-qualification est indépendante des l’opérations de qualification, qui sont accomplies ensuite, séparément. Globalement, ce qu'on cherche de cette façon est bien une description transférée de l’état de santé d'un homme.

Il y a mille exemple de ce genre dans la vie de tous les jours. Les robots envoyés sur la lune, qui y

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prélèvent divers échantillons les soumettent ensuite à des examens de toutes sortes, procèdent eux aussi, en essence, par des descriptions transférées. dans une phase ultérieure on cherche à construire des modèles fondés sur ces descriptions primordiales.

Bien entendu, en pratique, il y a une forte tendance a laisser se produire des coalescences entre la phase descriptionnelle primordiale, transférée, et la phase ultérieure de modélisation, qui introduit dans la pensée classique. Or cela introduit une foule de fausses absolutisations, de confusions, de stagnations et de paradoxes. C’est précisément à cause de cela que je n’ai pas voulu décrire passivement comment on décrit ‘naturellement’ et que j’ai voulu construire une méthode de conceptualisation, un système de normes qui puissent exclure a priori toute fausse absolutisation descriptionnelle, toute confusion de phases descriptionnelles qui, selon la méthode, sont distinctes, toute confusion de rôles descriptionnels à l’intérieur d’une seule description donnée, et, par voie de conséquence, toute stagnation en paradoxes de la capacité d’avancement libre de la pensée descriptionnelle.

En ce qui concerne le deuxième volet de votre question, comment appliquer la méthode à telle ou telle catégorie de problèmes descriptionnels, je ne suis pas capable de donner d’emblée une réponse effective générale, pour la raison suivante. Certaines catégories de questions concernant des représentations d’entités ‘réelles’ (comme par exemple celles qui concernent des événements passés affirmés par l’histoire mais non reproductibles), au premier abord tout au moins, échappent aux exigences de la méthode. En effet :

La méthode de conceptualisation relativisée est une méthode de représentation ‘scientifique’ qui, entre autres conditions, exige la possibilité de répéter un nombre de fois illimité des successions [(une opération de génération d’un exemplaire de l’entité-objet à qualifier).(une opération d’un type

donné de qualification de l’exemplaire de l’entité-objet généré auparavant]

Toutefois, quand cette condition n’est pas réalisée, on peut chercher des substituts (j’ai élaboré un exemple concernant le domaine des faits sociaux, que j’ai affiché sur ma page web au point no. 10 du volet ‘Publications sur site’).

Je sais bien que vous pensez spécifiquement au cas de la représentation des situations de danger. C’est vous qui m’avez amenée à croire à l’intégrabilité dans ma méthode, des cas de cette catégorie. Il est évident que la recherche spécifiquement dédiée à de tels cas n’est pas encore accomplie entièrement. Mais, pour ma part, je crois actuellement que l’on peut y aboutir.

Le point-clé est de partir de l’opération de génération de l’entité-objet de l’étude (ou d’un substitut convenable) et de considérer – strictement – l’arbre de probabilité qui correspond à cette opération de génération.

C’est un moment fondateur et crucial pour l’applicabilité significative de MCR et je crois que jamais jusqu’ici on ne l’a réalisé avec rigueur. La recherche comporterait sûrement des difficultés. Mais cela m’étonnerait fort qu’elles soient insurmontables. L’homme est un animal doté, comme dirait Kipling, d’une insatiable curiosité, et j’ajouterais, d’une puissance d’invention sans limites. Par des méthode modernes (simulations, expérimentation sociales) l’on doit pouvoir dépasser les difficultés et construire une insertion véritablement ‘ légale’ dans la méthode.

Robert Delorme Une question qui a trait directement à la précédente : si l’on pense maintenant aux sciences humaines, votre méthode y est-elle transposable ? Avec quelles précautions, peut-être nouvelles ?

Mioara Mugur-Schächter

Il me semble que la réponse à la question de Georges-Yves Kervern vaut aussi pour la votre. Mais je peux élaborer.

Tout d'abord, je voudrais revenir un instant en microphysique fondamentale. Là, quand on étudie un microétat, une fois qu’on a appris quelque chose à partir d'un exemplaire, l'exemplaire est détruit. Toutefois on peut produire un autre exemplaire pour poser une autre question. Mais même pour répondre à la MEME question on doit refaire beaucoup de fois un exemplaire du même microétat, opérer une mesure dessus, ensuite produire un autre exemplaire et opérer une mesure dessus, et ainsi de suite pour chaque sorte de mesure. Sinon, il n’y a pas de vérifiabilité, ni de manière de savoir si la description qu’on veut construire

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est individuelle ou statistique. Ensuite il faut examiner, justement, comment les valeurs produites par les différentes sortes de mesures effectuées, se distribuent. Car si la description n’est pas ‘individuelle’, seulement les distributions statistiques peuvent être – globalement – reproduites de façon observable. Enfin, s’il y a distribution statistique il reste à examiner elle émerge sous l’empire d’une loi de probabilité (comme souvent on postule). En général, même si vous pensez faire ‘exactement la même chose’ à chaque fois, on est en fait devant ce probabilisme que j'appelle primordial, tout autant dans une situation macroscopique que dans le cadre particulier de la microphysique, car jamais l’opération de génération de l’entité-objet n’est reproduite de manière ‘identique’ au sens que ce terme possède en logique et en mathématique : une identité factuelle stricte et absolue (non relativisée) n’est qu’illusion. La différence essentielle, de nature, entre identité loqique-mathématique, POSEE, et identité factuelle, mériterait à elle seule toute une étude.

Factuellement, dans les cas du type mentionné, on se trouve en général devant un probabilisme qui vous fait dire que ce sont les probabilités qui sont le postulat de base et le déterminisme qui est le modèle, parce que ce sont les probabilités qui émergent en toute première instance6.

En ce qui concerne maintenant les sciences sociales, je crois que le secret est celui-ci : trouver une façon de faire qui vous permette de dire que vous êtes devant un échantillon renouvelable, devant un exemplaire indéfiniment reproductible de ce que vous voulez étudier.

CELA EN DEPIT DE LA NON REPRODUCTIBILITE DES CAS ‘NATURELS’ CONSIDERES.

Vous voulez, par exemple, étudier telle situation de danger ? A ce moment-là, si c'est, disons, un danger d'incendie dans un immeuble, vous essayez tout d’abord de trouver dans les statistiques disponibles, des cas aussi identiques que possible – si l’on peut dire – en ce qui concerne les CONDITIONS rapportées (le type d’immeuble, son âge, ses dimensions, le type d’équipement électrique, ou de gaz, ou autre, le type moyen de locataires, le degré de séparation face à la possibilité de pénétrer pour des étrangers, etc.). L’idéal serait de pouvoir séparer un nombre statistiquement significatif de cas où toutes les conditions rapportées sont les ‘mêmes’. Mais évidemment, cela ne sera pas possible. Donc on sélectionnera un ensemble assez grand de cas à conditions aussi semblables que possible. On se trouvera ainsi en possession de quelque chose qui peut être regardé comme l’équivalent d’une d’une opération de génération de l’entité-objet-d’étude à définition assez ‘simple’, assez uniforme, dès le départ. Ensuite, face au groupe de conditions sélectionné dans le rôle de l’opération de génération, on examine les rapports concernant l’ensemble des événements eux-mêmes, les incendies. À cet effet on décide de considérer un certain nombre d’aspects (lieu d’émergence, intensité, durée, dégâts, nombre de victimes, autres conséquences, etc.) sur lesquels les rapports disponibles contiennent des renseignements. Et l’on établit, pour chacun de ces aspects, l’ensemble de ‘valeurs’ de l’aspect que l’on a constaté, i.e. les variantes sous lesquelles il s’est présenté7, et l’on construit la distribution statistique de ces valeurs de l’aspect, les fréquences relatives d’apparition de chaque valeur de cet aspect. Une fois qu’on aura accompli cela pour l’ensemble des aspects considérés, on aura construit un arbre de probabilité de l’opération de génération considérée, celui relatif à cet ensemble d’aspects.

À partir de là on peut commencer des tentatives de modélisation ‘causale’, par un type adéquat de simulations répétables indéfiniment (comportant peut-être des paramètres ‘aléatoires’ variables d’un exemplaire de simulation, à une autre) et en examinant comment changent les distributions obtenues factuellement lorsqu’on supprime tel ou tel caractère dans l’opération de génération de l’arbre. Etc.

Sur toute la trajectoire d’un tel traitement, on doit faire agir pas à pas ‘l’esprit critique’, le ‘bon sens’, etc., tout en surveillant de ne pas sortir des conditions MCR. (En mécanique quantique, on arrive

6 Cela n’exclut pas que face à un aspect donné l’on puisse assurer une distribution à dispersion nulle : en effet la ‘fixation’ de

certains paramètres peut, en certains cas, suffire pour faire apparaître toujours un certain même résultat, en dépit du fait que, certainement, il existe aussi des paramaètres dont la valeur varie d’une réalisation à une autre de l’opération de génération. 7 On ne peut pas toujours définir des valeurs numériques pour les ‘valeurs’ d’un aspect.

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par des voies de ce genre à façonner l’opération de génération suivant des buts, notamment de manière à assurer une dispersion nulle pour la valeur d’un aspect donné.)

Ici il n’y a pas lieu de s’attarder plus sur ce sujet. Mais je répète que je pense qu’il doit être possible d’élaborer de madalité d’application de MCR à des problèmes sociaux.

Un auditeur

Madame, quelle est la relation entre votre approche et la transcendance ? Mioara mugur-Schächter

Votre question me touche particulièrement. Elle soulève un point qui pour moi est fondamental. En développant la méthode j'ai constaté qu'elle pouvait donner une preuve, une démonstration des limites de la connaissance constructible de façon rationnelle. Il en est ainsi parce qu’on ne connaît que ce qu'on DECRIT, on ne connaît rien qui n’ait jamais été décrit, pas même de manière strictement subjective, à l’intérieur d’une seule conscience : ce qui n’a jamais été décrit n'est pas une ‘connaissance’.

Or quand on formule des normes de description qui introduisent explicitement les relativités qui, inévitablement, marquent toute description, alors le fait que les relativités soient devenues apparentes amène à reconnaître qu'il y a des limites de la possibilité de connaissance rationnelle. Pas de connaissance intuitive, mais de connaissance rationnelle. Donc une connexion avec le métaphysique, avec ce qui transcende la connaissance rationnelle, ne peut se faire que de façon non ‘rationnelle’ et non consensuelle, d’une façon subjective et postulatoire. Chacun, si il désire joindre une ‘clôture métaphysique ‘ à ses connaissances rationnelles, ne peut le faire que par un acte de choix métaphysique qui exprime ses intuitions personnelles, sa propre perception, ou croyance, concernant le réel et concernant la condition humaine, etc. Si vous, vous vous sentez plus tranquille en postulant dans votre esprit qu'il y a un au-delà après la mort, rien ne peut vous empêcher d’adopter ce postulat métaphysique. Mais évidemment, il serait illusoire de penser qu’il s’agit d’une ‘vérité objective’ que vous avez atteinte par quelque voie rationnelle et que tous ceux qui sont capables de raisonner correctement devraient percevoir cette vérité, sans quoi ils sont aveugles, égarés, etc. Et si moi, disons, je ressens une autre opinion, ou bien si je considère qu’il est plus cohérent avec mes vues en général, ou plus stratégique face mes buts de recherche ou d’action, d’accepter dans mon esprit le postulat qu'il n'existe aucun d'au-delà, qu'il n'y a que du matériel, que par ma mort je disparaîtrai entièrement et définitivement, eh bien, ce sera mon postulat de clôture métaphysique de mes connaissances rationnelles. Et si mon tempérament me pousse vers un postulat, cependant que d’autres considérations me poussent vers un postulat opposé, eh bien, je poserai peut-être un postulat agnostique, ou je vivrai constamment écartelée par des questionnements.

En tout cas, je pense avoir démontré ceci : on ne peut pas réaliser une connaissance rationnelle concernant ce genre de questionnements ; et l’on veut leur associer une réponse, alors il faut poser cette réponse par un acte dont on sache que c’est juste un choix librement assumé sur d’autres bases que celles de la rationnalité.

Marie-José Avenier, Présidente.

Merci infiniment Mioara Mugur-Schächter. Maintenant, je me tourne vers André De Peretti et je lui donne la parole.

Mugur-Schächter M. 2006, Sur le tissage des connaissances, Hermès Science Publishing Ltd. - Lavoisier,

coll. Ingénierie Représentationnelle et Construction de Sens

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(3) Intervention de André de Peretti

L’étoffe informationnelle de l’énergie J'avoue mon embarras, parce que la notion d'étoffe informationnelle de l'énergie sur laquelle je suis annoncé, la toge dans laquelle je dois me draper devant vous, m'apparaît effectivement bien complexe à définir à tous les niveaux en un temps limité. Ma première considération sera de m'abriter derrière les propres aveux de Bourbaki, enfin celui derrière lequel nombres d'amis se sont cachés. Et ça, c'est symboliquement intéressant qu'ils aient voulu que Nicolas Bourbaki, qui n'a jamais existé, leur permette d’arriver à s'entendre entre eux, chose assez extraordinaire dans le monde universitaire, et qu’ils arrivent à publier des « éléments ». Quels éléments? Peut-être en micro informatique ou en micro optique on devrait peut-être arriver à les voir, ces éléments. Mais en tout cas, moi, je me suis référé pieusement à leurs écrits et j'ai pu constater, à travers l'annonce de ces « éléments » que « la mathématique formalisée ne peut être écrite tout entière »8. De même, ce que je dirai ne sera rien du tout par rapport à ce que je souhaiterais dire ! « Les facilités qu'apportent les premiers ‘’abus de langage’’ nous permettent d'écrire le reste de ce traité ». Voilà un traité sérieux, fait d’abus de langage ! Quel encouragement à se consentir des « abus » d’approximation nous suggérant quelque rigueur. C'est bien ce qui m'a permis de soutenir la rencontre avec la complexité ; quel mot ai-je dit ? La petite réflexion que je voudrais aborder tout d'abord se réfère à un mot de mon ami Teilhard de Chardin dans Le phénomène humain, ouvrage dans lequel il annonce son projet : « voir et faire voir ce que devient et exige l'Homme ». Ma seule contestation c'est le mot voir. Je pense aux aveugles. Donc il y a un défaut de généralisation, je préfère par conséquent non pas « voir », mais habiller, étoffer, ce que devient et ce que peut-être exige l'Homme. Etoffer ? Avec ce mot, bien entendu, je me suis senti si proche du tissage, que je suis entré dans un univers de métaphorismes multipliés les uns par les autres d'une manière telle que je peux faire vérifier à ma voisine, Mioara Mugur-Schächter, que cela en est écrit d'une manière un peu complexe. J'en ai été amené, nécessairement, à me référer alors à des niveaux anciens d'amitié, établis par mon autre ami, Marcel Griaule, à ses Dogons du Niger, pour lesquels la parole est un tissage. Et même ils vont à ce point dans son usage, qu'ils en profitent pour, dans cette notion de tissage, travailler sur leurs propres dents. Et voici, je cite mon ami Griaule dans Dieu d’eau: « Si les femmes -et les hommes- se liment les dents, c'est pour rappeler le passage des quatre-vingts fils pairs et des quatre-vingts fils impairs » déjà, c'est une notion de complexité que vous voyez, « symbole de la multiplication des familles. Ils marquent ainsi leur respect pour la parole supportée par ces fils, pour la parole humide sortant de la bouche, pour l'eau qu'on boit, essence du maître du verbe. Et la ligne de chevrons que forme chaque rangée, est aussi le chemin de l'eau et de la parole. »9. Cette notion de la relation humide, liquide, dans la relation d'échange -et le fait que, à chaque fois que l'on échange, on ramasse aussi de l'eau en soi-même- cet échange de tous les côtés et cette symbolisation ritualisée de manière forte, jusqu'à limer les dents pour la marquer et la rendre concrète d'une certaine manière, cela m'a paru justement important par rapport à la notion, ci-devant brillamment présentée de tissage. Et ensuite bien entendu, je suis passé de cette mise en valeur du tissage à l'ensemble des mots voisins, puisque le mot étoffe est bien l'aboutissement de ce tissage. Mais le mot étoffe est aussi l'un des mots fréquents de Teilhard de Chardin, avec le fait qu'il a d'une certaine façon développé la notion de la réalité d'un « dedans » joint inséparablement à un « dehors » dans chaque phénomène. En même temps, la notion d'étoffe, suggère à la fois non pas seulement le dedans et le dehors, mais aussi le dessus et le

http://francois.muller.free.fr/diversifier/peretti.htm

8 Nicolas Bourbaki, Eléments de mathématiques, livre 1 : Théorie des ensembles, Hermann, Paris, 1960, pp. 6 et 7. 9 Marcel Griaule, Dieu d’eau, entretiens avec Ogotemeli, Editions du chêne, Paris, 1948, p. 97

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dessous ou l’endroit et l’envers. Et donc il y a un certain nombre de relations du fait que chaque fois que nous avons quelque chose, la chose est supportée par un dessous, un substrat, cette réalité évoquée tout à l'heure par Mioara Mugur-Schächter, qui peut être effectivement en train, à l'heure actuelle, de se rappeler à notre bonne attention. A cet égard, je suis frappé historiquement du fait que si Aristote a su parler à un moment donné de l'énergie, l'énergie, c'est ce qui apparaissait sous des chocs quelconques d'actions au travail, il y eut ensuite vingt-cinq siècles pendant lesquels cette énergie n'apparaissait plus. Puis elle réémerge de son « dessous », mais à son tour l'information a été mise en dessous et en retard. Pourquoi l'information a-t-elle été en retard ? il a fallu bien sûr attendre Shannon et bien d'autres, il a fallu toutes les révolutions modernes pour la remettre sur le dessus. Et alors c’est un phénomène dessus-dessous qui est intéressant, c'est qu'il est, me semble-t-il, impossible de parler ou situer de l'énergie sans donner ou tirer de l'information, sans l'envelopper d'informations, sans la tisser à un moment donné dans ses manifestations multiples avec ses transformations où on cite des invariants d'équivalence. C’est un fait marquant que l'énergie a passé, s’est infiltrée dans toutes les disciplines scientifiques, alors qu'effectivement, au début elle était considérée uniquement cinématiquement, puis mécaniquement, puis physiquement, etc... on l’a vue se faufiler et s’imposer en toutes les disciplines. Et en même temps, si « l'information » est intéressante, c'est que non seulement elle s'est placée par rapport au récepteur, à l'homme recevant cette information ou l'envoyant, mais surtout elle s'est immobilisée, elle s’est placée dans la transmission elle-même, elle s'est matérialisée très vite ; en font foi les travaux de Shannon, les définitions de l’information avec leur rapport aux statistiques, leur rapport au phénomène des probabilités, tout cela est vraiment frappant. Et il y a vraisemblablement plus. Ce qui me paraît intéressant dans le titre, dans le mot de tissage ici même utilisé et qui dès le début m'a fasciné, c'est qu'effectivement nous avons tout un ensemble lexicographique de réalités sous-jacentes reliées dont nous ne prenons pas toujours conscience mais qui existent, et qui forment effectivement un tissu. C'est la même origine étymologique, c'est donc en même temps une reliance sémantique des phénomènes de métaphores. Car parler de tissage est bien une métaphore ; et nous disons aussi qu'on va « filer » la métaphore –attention, la métaphore filée c'est uniquement lorsqu'elle se répète tout au long d'un texte- donc les fils sont déjà là. En même temps, quand nous regardons le tissage, nous avons à considérer qu’il se fait sur un métier à tisser, en sorte que nous allons voir apparaître des « chaînes » et des réalités qui vont s'implanter à leur intérieur, et nous avons donc ces quatre-vingts fils pairs et impairs, marqués par nos amis Dogons. Mais dans cet appareil de la chaîne et d’une trame nouant la réalité qui vient, nous avons quelque chose d'intéressant, parce que avec le mot fil, quand vous le prenez au pluriel, vous tombez aussi sur des « fils », il y a donc des mélanges de références suggérées qui nous travaillent à des niveaux multiples dans nos cellules nerveuses, en même temps, avec les fils ; et les filandières, ne l'oublions pas, ce sont les Parques. ainsi, nous retrouvons des phénomènes mythiques extrêmement importants, nous rejoignons le problème de la destinée, de la vie et de la mort, de l'apoptose, c'est-à-dire du voisinage de la vie et de la mort, de leur coopération amicale pour nous donner la santé et du sens. Ainsi, texte, textile, tissage, tous ces termes sont lexicographiquement profondément liés dans des ricochets de métaphore. Il faut y ajouter en même temps la notion importante d'« effilé » et d'« effilage ». Ce qu’on observe, dans les chambres de Wilson, ce sont bien des fils, avec des trajectoires multiples d’émission et de collision des particules que l'on photographie et que l'on voit. Il y a le double aspect d'une finition et d'un effilement des choses comme parties nécessaires de ce par quoi nous voyons informationnellement les énergies et les particules. En même temps il y a cette réalité que nous saisissons, donc les modalités des choses qui apparaissent, des formes qui apparaissent, en plaçant par rapport à la chaîne des énergies, la trame de nos propres libres créations, libres inventions. il y a aussi l’aspect du rapport entre la matière et l'esprit, si on veut, mais ce rapport s’établit dans une création à partir de la réalité matérielle énergétique qui existe. Et là, à ce sujet, il y a une remarque intéressante de Bourbaki, constatant que Descartes lui-même indiquait que ce qu’il estimait de sérieux c'était les « arts » « où l’ordre règne d’avantage comme ceux des artisans qui font de la toile et des tapis ou ceux des femmes qui filent »10. C'est assez intéressant.

10 Nicolas Bourbaki, Eléments de mathématiques, Hermann, Paris, 1960, p. 35. On y juge cette pensée de Descartes comme une anticipation des études modernes sur la symétrie et ses rapports avec la notion de groupe.

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Alors justement, quel est le moment où on parle d'une étoffe, sinon en fonction d'un dessus et d'un dessous ou des inversions ? Pour moi, la notion d'inversion (à la Moebius) est la notion qui me semble la plus importante à l'heure actuelle par rapport à toute façon de voir les choses. N'importe quelle énergie, et même n'importe quelle information viennent à un moment donné se buter à quelque chose, à quelque « point critique »11 et doivent se rebrousser par une récursivité nécessaire. La notion selon laquelle les choses se réimpliquent, se retournent et se rebroussent me paraît effectivement l'une des choses importante dans notre position actuelle sur les choses et leur besoin de se reconstruire par inversion. Et ceci, pour moi, a aussi un autre sens : c'est que, si une réalité énergétique ou informationnelle ou une construction quelconque était conçue comme une réalité qui pouvait indéfiniment et sans limite évoluer, ce serait en même temps comme reconnaître une divinisation de cette réalité, plus ou moins consciente ou inconsciente. Elle doit se heurter à un moment donné au fait qu'elle est limitée, entachée d’une entropie et autres marques de dégradation, non seulement limitée par rapport au fait qu'elle n'a pas une réalité absolue, mais aussi par rapport au fait que la récursivité fait partie d'un plan général de l'univers. Ce qui me frappe par rapport à cela, même si j'aimais bien Jacques Monod, c'est que dès qu'on fait intervenir le hasard d'une manière constante, absolue et de tous les côtés, on en fait un dieu plus énorme que toutes les autres réalités spirituelles qui ont été humainement imaginées. Il fait tout, oui, mais il ne fait pas n'importe quoi. J'ai été intéressé d'ailleurs ce matin -il y a des moments comme ça, où comme disait mon ami Matignon il y a des « intersignes », d'entendre les propos de Vincent Fleury, qui est un biophysicien. Il vient d'écrire « De l'oeuf à l'éternité », un ouvrage dans lequel justement il s'oppose à ces définitions purement hasardeuses des réalités du monde ; pour voir les choses, il discerne des plans et des plis, géométriquement, car les choses ne se font pas n'importe comment. Et il remonte même à un certain nombre des travaux de Darwin pour montrer que Darwin lui-même était moins Darwinien que ne le pensent les gens qui voudraient le statufier, le déifier et le rendre inerte. Comme vous le voyez, j'ai donc été soumis par le mot de tissage à une réflexion d’organisation des dessous (axiomes, entité, processus, hypothèses ou fins). Bien entendu je me suis dit : quelle est la résille la plus fine qu'on puisse imaginer dans le dessous des choses infinitésimales ? Alors là, j'ai beaucoup pensé travailler, tellement que je n'arrive pas tout à fait jusqu'au bout des choses, loin de là ! Bon, mais j'ai été content de voir et de lire ce que Kantor avait pu dire sur les paradoxes de la théorie des ensembles12. J'ai été amené à penser cependant qu’il y aurait à tenter un affinement d'une énergétique générale par rapport à l'essai que j'en avais fait sur les sciences humaines, dans leur rapport aux sciences physiques, d’une énergétique personnelle et sociale ; je crois qu'il y a l’opportunité d’une recherche d'une résille assez fine sous-jacente aux choses les plus importantes, les plus intuitives elles que celles que Mioara Mugur-Schächter a si nettement situées et qui doit être bien entendu l'une des tâches de notre temps… avec la précaution à chaque instant de veiller à l'inversion des choses, de vérifier les inversions de phase, de vérifier leur fécondité possible dans une pluralité de phases, dans une pluralité harmonique… en ce que tout ce qui a un caractère trop uniforme, sans « saut », ce qui a un caractère localisé et péremptoire, me paraît effectivement hors jeu ; d'où ma satisfaction des relativisations bien faites. Car il me semble qu'une chose bien relative est plus profonde, plus vivante, plus spirituelle, plus humaine, qu'une réalité péremptoire qui par définition se disqualifie elle-même par emploi excessif des choses au-delà des « abus de langage ». En ce sens m’apparaît l’utilité d'accroître l'analyse de ce que Dewey appelait la « continuité-interaction » entre des choses, des êtres, des pensées, des actes. Ce qui me frappe toujours, c'est que nous sommes condamnés à chercher une « économie de formalisation », et que, plus on va loin, plus on travaille sur une complexité de généralités, et plus il faut quand même se pourvoir d’une économie de concepts, une économie de manières pour informer et modéliser des « formes ».

11 P. Teilhard de Chardin, Le phénomène humain, Seuil, Paris 1955, p. 165 : « aucune grandeur au monde (nous lerappelions déjà en parlant de la naissance même de la vie) ne saurait croître sans aboutir à quelque point critique, à quelque changement d’état ». 12 Bourbaki op. cit. p. 46 : « on ne peut parler de l’ensemble de tous les ensembles sans aboutir à une contradiction. »

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Justement en regardant les mathématiciens en dessous de Bourbaki, je me disais : à quoi pourrait-on résumer leur grille, leur appareil informationnel par lequel ils attrapent les contorsions effrénées des choses ? Et effectivement à part les mots du langage, dont vous les avez entendu dire qu'ils en « abusent », mais également au-delà de quelques signes que nous savons, les « quantificateurs », etc., et les autres aspects, y aurait-il un petit grillage, une résille, qui n'est pas tellement compliqué ? Peut-être serait-il bon d'essayer de le préciser d'une façon ou d'une autre ? Alors bien entendu, je songe en contrepartie à l’actualité de ces réalités assez extraordinaires que nous connaissons dans notre civilisation… de ce lien de plus en plus fort entre des conceptualisations hyper-ramifiées que nous voyons indépendamment des pressions économiques, physiques ou sociales de la mondialisation que mon ami Teilhard de Chardin avait si bien pressenties. Mais je pense aussi aux réalités technologiques. Notamment, je souhaiterais que l'on analyse le phénomène pixel. Parce que maintenant, tous nos enfants ont des pixels à portée de leurs oreilles et ou leurs yeux, en rapidité, et pas rien que nos enfants ! Ne serait-il pas intéressant de remplacer les notions de « tissage » par celles de pixélisation des réalités multiples, saisies avec quelques millions de pixels, et voir comment on accroche, on noue, on informe quelque chose ? Quels sont nos pixels intellectuels, informationnels, spirituels, par rapport aux pixels qui sont nos intermédiaires matériels dans la richesse actuellement décrite de ce fantastique appareil qu’est le cerveau, de cette réalité humaine ? Mais la réalité n’est pas seulement humaine, pas seulement animale, mais également anthropologique et cosmique… dans ce monde dans lequel Teilhard voulait qu'il y ait une solidarité, « tout au fond de lui-même, le monde vivant », mais c'est vrai ailleurs, « est constitué par de la conscience revêtue de chair et d'osn de la Biosphère à l’Espèce ; tout n'est donc qu'une immense ramification de psychisme se cherchant à travers des formes. ». Et, au-delà des formes, à travers des écrans ou des étoffes de pixels. Merci.

De Peretti A. 2002. Energétique personnelle et sociale. Edition l’Harmattan, Coll. Cognition et Formation.

Débat sur l’intervention de André de Peretti Jean-Paul Gaillard, rapporteur Je disais tout à l'heure dans l'ascenseur à André de Peretti qu'il ne faut avoir peur de rien pour s'attaquer à une énergétique du vivant, mais il n'a de toute façon peur de rien, sa vie entière en est une démonstration ! Il est vrai qu'associer information et énergie, c'est associer deux univers qui semblent ne pas obéir aux mêmes lois ; l'information, me semble-t-il, n'obéit pas aux lois de la physique puisqu'il s'en perd autant qu'il s'en crée, même probablement plus, et puis le zéro informationnel d'un côté est toujours de l’information d'un autre côté c'est ce que disait Bateson : la lettre qu'on n'écrit pas, la nourriture qu'on oublie de donner au chat, tout ça est un zéro informationnel, mais pas pour tout le monde. Alors, concernant l'énergétique, devons-nous nous rabattre sur le modèle thermodynamique ? Devons-nous considérer que nous sommes des métiers à tisser ? Nous sommes des métiers à tisser, mais sommes-nous aussi tous des chaudières associées à des métiers à tisser ? Les chaudières permettent aux métiers à tisser de fonctionner, les métiers à tisser en boucle informant les chaudières lesquelles permettent à nouveau etc. etc. ou cette métaphore est elle par trop triviale ? André de Peretti Premièrement, moi, je ne sépare plus information et énergie. Il faut bien de l’énergie, formalisée, pour nous signifier de l’information. Et l’énergie ne peut être détectée et suivie dans l’enveloppe de l’information. Il y a une « inséparabilité » entre elles : donc les mêmes lois s'appliquent à elles. Il y a de l’énergie-information avec simplement le fait qu’elle se manifeste selon un dessus et un dessous, assujettis à une loi d’inertie, notamment. Deuxièmement, je constate tous les jours dans les informations scientifiques, que la notion d'énergie est de plus en plus implantée à l'intérieur de la réalité informationnelle de nos propres tissus vivants.. les

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mitochondries, que je sache, sont de petites centrales énergétiques qui fonctionnent, avec d’autres machines minuscules, à l'intérieur de nos cellules… il y a aussi de multiples moteurs qui viennent relancer nos muscles pour les faire se tendre et se détendre ; il y a une multiplicité de réalités énergétiques qui fonctionnent jusque dans notre cerveau et qui ne sont pas que des réalités gardant un non-sens matériel : il s’agit au contraire du fonctionnement général de la prise de sensations, de la prise d’informations sur l'extérieur, de réceptions multiples dans nos neurones et leurs interactions ou leurs jeux de neurotransmetteurs… Là, cette analyse demanderait des centaines de pages !… Mais ceci posé, il y a une réalité de la fonction, énergétique de la symbolisation, métaphorique par elle-même et que nous métaphorisons. Il faudrait qu'elle aille au bout de sa métaphorisation, en suivant le fil... Si on file de plus en plus la métaphore, où aboutit-on ? Ou se réalisent les sens ? N’est-il sensé de suivre leurs conjonctions selon une convergence spirituelle et cosmique dessinée par Teilhard De Chardin, que l'on ne peut pas éliminer d’emblée. Je suis assez frappé de voir combien le milieu scientifique est devenu beaucoup plus prudent par rapport à des affirmations qui proviennent de l'élaboration multi-séculaire des spiritualités créatrice et dans lesquelles on ne peut pas négliger n'importe quoi et penser que autrefois rien n'était bon. Non je crois qu'il y a une fantastique mise en compression de l'ensemble des découvertes spirituelles, transcendantales et mystiques qui ont été faites, senties par les uns par les autres, puis essayées, élaborées en libertés. Que ces libertés ensuite, aient été souvent retournées en servitude, c'est autre chose, cela fait partie d’ailleurs de ce que j'ai essayé de développer, c'est-à-dire l’eefet ou le méfait d’entropie et d’inversion engendré par la double inertie, inexorablement liée à l'énergie. Un auditeur J'étais très intéressé par votre propos sur le hasard et j'aimerais savoir comment vous intégrez dans votre réflexion la place du déterminisme. André de Peretti D'abord, le déterminisme suppose qu'il y ait des lois : s’il il y a des lois, tout n'est pas que hasardeux et une première contradiction simplette peut apparaître. Ensuite, quant à la tendance des êtres humains à s'en remettre au hasard, elle me paraît être aussi une contradiction... pousser le hasard constamment, l'invoquer pour réfuter toute autre idée, est un phénomène défensif, un phénomène réducteur. Il se passe des choses, bon, que le hasard intervienne, oui c’est le jeu !… mais le hasard est déifié au point qu'il fait tout. Il y a pourtant des marges qui laissent place à la liberté, qui nous a été si bien rappelée tout à l'heure... mais je ne supporte pas que le hasard soit déifié d'une manière constante, comme s’il faisait tout. S'il fait tout, nous sommes dans le n'importe quoi, or ce n'est pas le n'importe quoi : c'est ça qui est assez prodigieux, le monde n'est pas n'importe quoi et l’Homme non plus ! C'est une découverte inouïe ! Mais cette idée a été sous-vécue par de nombreuses générations. A Dieu ne plaise ! Un auditeur Vous avez démarré votre réflexion sur ce fameux concept d'esprit-matière que Teilhard bâtissait, enfin créait dans les années 30, dans Le phénomène humain… André de Peretti Années 45, Le phénomène humain, mais il y avait des éléments antérieurs c'est sûr... Le même auditeur Oui largement... ça a été très longtemps incompris, parce qu'il n'y avait pas à l'époque la théorie de l'information de Shannon qui est venue plus tardivement... et la théorie de l'information elle même, on le sait, a beaucoup de limites que Shannon reconnaissait, parce qu’il s’agit plus d’une théorie de la transmission de signaux que d'une véritable théorie de la communication inter-humaine et que si on va vers une communication qui serait une communication inter-humaine, je ferais plutôt référence alors à Bateson…

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dans ce qu'ils ont décrit dans le cadre de ce qu'on appelle l'école de Palo Alto ça date des années 7013, c'est beaucoup plus tardif, plus de vingt ans après la mort de Teilhard… Alors ma question est : Teilhard a eu une intuition géniale, mais il ne la pas formalisée. Comment formaliser aujourd'hui d'une façon rigoureuse ce qu'on peut appeler une sorte de thermodynamique de l'esprit où seraient articulées ensemble à la fois matière, énergie et information, cette information communicationnelle ? Michel Adam A propose de l'énergie informationnelle et l'informationnel… Quand Bateson dit que l’information est une différence qui génère des différences, il me semble que ça parle d'énergie ; ma question porte sur cette notion d'inflexion, sur laquelle vous insistez tant : quels rapports faîtes vous avec ce qu’Edgar nous dit, Anna Arendt aussi, sur l'écologie de l'action, avec ce qui fait qu'à un moment donné l'action se retourne pour finir par produire peut-être son contraire... ? André de Peretti Je réponds très brièvement, avec le schéma d’une double hélice : il y a toujours une double hélice des phénomènes, car toute action positive engendre des négativités. Mais ces négativités se retournent également en positivités. Bon, je le dis brièvement, mais j'essaie de l'écrire dans un ouvrage sur « la double hélice des civilisations et du devenir ». D'autre part, par rapport à ce que vous disiez sur la formalisation de Teilhard, je crois qu'il est allé très loin dans Le phénomène humain, indépendamment de toutes les autres oeuvres que nous avons publiées, il y a, dan leur ensemble, une formalisation serrée de tous ces aspects de la réalité phénoménale qu’il a fait en tant que géologue, anthropologue, phénoménologue et mystique, L'ensemble est très cohérent et sa conception de l'évolution est une conception qui comporte un devenir et une convergence, une cohésion qui aboutit à un « point conique » en quelque sorte, au terme de la noogenèse. Marie-José Avenier, Présidente merci infiniment, André, nous allons suspendre le débat, pour le reprendre dans 15 minutes.

Pause- rafraîchissements Marie-José Avenier, Présidente Présentons la deuxième partie de ce grand débat. Nous avons la chance d'avoir trois intervenants : Robert Delorme, brillant économiste dissident, il se qualifie comme tel, spécialiste de la complexité profonde ; il est membre du bureau MCX, actif depuis la naissance de l'association. Il va nous présenter les travaux de Heinz Von Foerster à partir de ce qui en a été développé lors de la journée d'étude d'octobre 2005 ; le fil de ses propos est un ouvrage dont l’édition a été supportée à la fois par l'association MCX et l'Afscet. Notre deuxième intervenant sera Réda Benkirane, que nous n'avions pas encore eu l'honneur d'accueillir au sein du réseau intelligence de la complexité, mais Jean-Louis Le Moigne avait repéré très tôt un de ses ouvrages au moins sur la complexité, intitulé Complexité : vertiges et promesses, publié en 2002 et qui est un recueil d'entretiens auprès de grands théoriciens de la complexité, dont Edgar Morin… qui était assis là il y a un instant…! Réda Benkirane est sociologue, spécialiste de l'information et consultant international basé à Genève. Et pour clôturer cette journée nous avons le bonheur d'accueillir Edgar Morin. Je donne la parole à Robert Delorme, qui va vous parler du système observant, du système observé et de la récursivité entre ces deux systèmes.

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13 ndc : l’article princeps de Bateson, Haley, Weakland et Don Jackson sur une théorie de la communication, date de 1956 et les premiers travaux de Bateson anthropologue sur la communication et l’ethos datent de 1930 (Naven).

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(4) Intervention de Robert Delorme

Robert Delorme est économiste, chercheur au CEPREMAP, membre du Bureau de MCX

La reliance du système observant et du système observé

Je m’adresse à vous en tant que co-coordinateur, en compagnie d’Evelyne Andreewsky, du livre sur Heinz Von Foerster, qui reprend les actes de la journée organisée en son hommage en novembre 2004. Evelyne Andreewsky a un empêchement annoncé depuis longtemps : je me fais donc son porte parole, en vous présentant ses excuses de ne pas être présente. La Reliance observant-observé dans l’oeuvre d’Heinz von Foerster fait elle-même partie d’une Reliance plus large composée de relations circulaires entre circularité proprement dite, Reliance observant-observé, et responsabilité, trois notions au cœur de la pensée d’HvF. Ces reliances foerstériennes constituent un outil de libération du carcan scientiste classique et ouvrent un espace de réflexion pour une pratique scientifique qui ne serait plus soumise au canon exclusif réductionniste et séparationniste. C’est à partir de ma propre expérience en économie à visée scientifique, et en sécurité des transports, que je voudrais poursuivre la réflexion, en étant fidèle en cela au propos de Gaston Bachelard dans Le nouvel esprit scientifique : « Les concepts et les méthodes, tout est fonction du domaine d’expérience ». Comment mettre en œuvre la Reliance dans des domaines d’expérience autres que le domaine de la pensée philosophique et méthodologique ? HvF ne livre pas de recette. Il n’y a pas de recette. Il faut construire en s’exposant délibérément à la critique et au contrôle public sans lesquels l’expérience ne saurait être scientifique. Je voudrais suggérer que la pensée de la Reliance gagnerait à prendre au sérieux la conclusion du discours de réception du prix Nobel d’Herbert Simon à Stockholm en 1978. Simon enjoint aux critiques de l’approche dominante, « classique » en économie de ne pas être seulement critiques, mais d’offrir des options théoriques alternatives. Ce principe vaut pour toute théorie scientifique selon lui : “ Once a theory is well entrenched, it will survive many assaults of empirical evidence that puports to refute it unless an alternative theory, consistent with the evidence, stands ready to replace it. (…) You can’t beat something with nothing. You must offer an alternative.” Je propose d’appeler Test de Simon ce principe. Il invite à une forme de continuité entre pensée et mise en œuvre dans un domaine d’expérience empirique, (re)liant mise en œuvre et théorisation. Une Reliance complexe ne peut échapper, au plan théorique, à une irréductibilité en apparence paradoxale entre la non-séparation en pensée et la séparation à laquelle la mise en œuvre ne peut se soustraire Il est admis que le « principe de complexité enjoint de relier, tout en distinguant » ( Edgar Morin, Pour une réforme de la pensée ). Mais c’est à un véritable statut théorique de la distinction qu’invite l’alliance du Test de Simon et de la théorie de la complexité, comme irréductibilité paradoxale. La distinction devient paradoxale, et la Reliance devient l’alliage de reliance et non-reliance, de non-séparation et séparation. Cette conception a été mise en œuvre dans une recherche comparative achevée récemment, sur la régulation du risque routier en France et en France, réalisée par une douzaine d’experts et chercheurs en sécurité des transports, français et britanniques, dont l’auteur. La recherche a fait ressortir la présence de régimes de régulation du risque routier contrastés entre les deux pays et des orientations d’action différentes qui en découlent, notamment à propos de la professionnalisation, du cloisonnement et de l’évaluation de l’action de sécurité routière . Elle illustre l’intérêt de faire de la Reliance une composition ou un « tissage » de non-séparation et séparation : « tisser », c’est-à-dire

http://fr.wikipedia.org/wiki/Robert_Delorme

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composer une chaîne de pensée et une trame de mise en œuvre.

Débat sur l’intervention de Robert Delorme Jean-Paul Gaillard, rapporteur Simplement, Robert, sur une des choses que tu n’as pas eu matériellement le temps d’aborder concernant les apports de Von Foerster : la suite en fait, de ce tu avances, à savoir que cette autre science, cet autre univers auquel nous ouvre Von Foerster implique pour les scientifiques des modèles, en particulier éthiques, complètement différents : je fais référence à ce que von Foerster appelait l’éthique de responsabilité qui est une résultante de la non-séparation entre nos actes et ce que nous sommes, une résultante de ce que toute observation est une action qui implique un choix de la part de l’observateur. Mioara Mugur-Schächter nous a offert tout à l’heure une jolie illustration des effets de cette forme d’éthique : elle avait consacré son énergie à invalider trois ou quatre théorèmes fondamentaux de la mécanique quantique, puis un jour elle trouve, dans un ouvrage de philosophie je crois, une petite phrase sur la négativité et la positivité et elle se dit « à quoi bon ce que je fais, si je ne fais rien d’autre ? » et c’est là que l’aventure, aujourd’hui aboutie dans son « Tissage des connaissances », a commencé : elle a opéré un choix, celui de construire. Docteur Grangé La reliance entre le système observant et système observé, il y a un secteur où cela s’expérimente. Moi, je travaille comme psychotérapeute, psychotérapeute familial, et c’est vrai que dans ce domaine, que ce soit en individuel ou en famille, on est complètement impliqué dans l’élaboration ou dans la co-élaboration de ce qui se passe entre une personne et nous, France que ce qui se passe entre les séances est complètement mis en lien avec ce qu’il s’est passé dans la séance : même là on pourrait dire que des élaborations se font… on pourrait le relier au hasard comme on disait tout à l’heure, il s’est passé des choses par hasard, quelque chose est arrivé… Par exemple, quand quelqu’un se casse la jambe on peut dire : « oui ce n’est pas en lien avec ce qui a pu s’élaborer ! », mais lorsque l’on parle dans la séance de difficultés de se mettre en marche et que des choses de cet ordre là se passent, on peut dire qu’on est dans un mode de retour, qui a du sens par rapport à ce qui a été élaboré ; et là, on est vraiment impliqué dans une reliance qui fait que ça marche dans les deux sens : c’est l’un qui alimente l’autre. Alors je ne sais pas si c’est de cette difficulté là que vous parlez et que vous avez dans votre secteur ? Un auditeur Je pourrais témoigner France de ce premier témoignage, du travail qui est fait en science de gestion où on repart du référentiel épistémologique constructiviste avec les hypothèses de bases mises en avant notamment par Jean-Louis Le Moigne et où on essaie d’introduire en même temps des méthodologies cohérentes avec ça, qui sont de travailler avec des praticiens, de co-construire des connaissances dans le domaine du management des organisations à partir de l’expérience de praticiens, en ayant bien en tête nos hypothèses de base sur le fonctionnement du monde : la connaissance est construite, l’irréversibilité temporelle des actions… il y vraiment des travaux en science de gestion qui vont complètement dans ce sens et qui ne posent pas le savoir en terme d’universalité, mais de savoirs génériques. Arriver à des connaissances, des savoirs, qui sont génériques, des relations entre genres, un peu à la Dewey, entre conceptualisation fondamentale et pratiques. On peut avoir de l’activation de la pensée complexe. Je pense par exemple à une entreprise qui a pensé son système de management en référence à des principe de la pensée complexe. Un exemple caricatural : le principe hologrammatique. Edgar Morin nous dit que, quand le principe hologrammatique s’applique, cela signifie que non seulement la partie est dans le

Andreewsky E. & Delorme R. sous dir. 2006. Seconde cybernétique et complexité : rencontres avec Heinz von Foerster. Edition l’Harmattan, Coll. Ingenium.

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tout, mais que le tout se retrouve dans la partie. Si nous modélisons en terme de management des entreprises, cela revient à rendre chacun des salariés porteurs de la stratégie globale de l’entreprise, de l’idée de la stratégie et non pas de la déclinaison en terme d’objectifs du type « voilà l’objectif que vous devrez atteindre à votre niveau » qui est un appauvrissement terrible quand on le décline de cette manière. Autre instanciation de ce principe : à travers le système d’information, rendre chaque salarié porteur de l’ensemble du dossier client, puisqu’il a accès à l’ensemble du dossier client, ce qui le rend porteur d’un certain pouvoir. Voilà des exemples qui commencent à se faire dans mon domaine. George-Yves Kervern Du point de vue du principe de responsabilité de la reliance, principe de la responsabilité et l’observation, je serais très intéressé d’entendre une illustration du concept de complexité dans les domaines précisément de la sécurité industrielle ou de la sécurité dans les transports… si c’est possible d’avoir une évocation du mode d’application de l’articulation entre la responsabilité et le risque dans les secteurs qui aujourd’hui, je dirais presque dans l’actualité, présentent des menaces auxquelles nous sommes tous confrontés. Robert Delorme . Faisons un retour sur Von Foerster. Je me suis calé sur la notion de système observant-système observé .Sur quoi cela fait-il réfléchir ? Il y a trois notions clés dans Von Foerster, me semble-t-il : la notion de circularité, la notion de non séparation ou reliance et la notion de responsabilité. L’idée est que l’opérateur ou le scientifique ne peut plus se cacher derrière le bon usage de méthodes disponibles, derrière une sorte de principe de raison suffisante, pour appliquer en quelque sorte des algorithmes et ensuite dire « Eh bien voilà, j’ai fait mon travail ! ». Non, en complexité on reste toujours dans l’inachevé ! Finalement, il y a toujours une part de transparence à respecter et de communication à maintenir avec le public auquel on s’adresse. Exemple : la question que vous évoquiez m’a été posée il y a un peu plus d’un mois par un journaliste scientifique pou un article dans les Echos, le 15 novembre. Sa question était : « Est-ce que ce que vous faites des applications concrètes ? » La réponse est « oui », en sécurité routière notamment et dans toute situation irréductible à un degré de réduction satisfaisant du point de vue des normes de bonne pratique du domaine d’expérience dont relève la situation. Je dirige depuis cinq ans des recherches sur l’insécurité routière en France, comparée à l’insécurité routière en Grande Bretagne. Une des méthodes empiriques qui permet d’y voir un peu plus clair, est la comparaison de paquets d’interdépendances. J’utilise aussi peu que possible le mot système parce qu’il invite tout de suite à une espèce de typologie qui est un piège. Je préfère parler de difficulté de compréhension de phénomènes irréductibles et, dans le cas de l’insécurité routière, l’irréductibilité apparaît dans la coexistence d’études statistiques très poussées, la sécurité routière est un domaine dans lequel l’exploitation des données conduit à des résultats assez séduisants, parce que les cas d’observation se comptent par centaines de milliers, ce qui permet de faire du travail statistique propre… alors qu’en économie quand on a 15 ou 20 observations on est heureux, c’est un autre univers. On est donc en plein domaine analytique, France un domaine d’explorations extrêmement fouillées d’aspects petits les uns par rapport aux autres, toutes choses égales par ailleurs, bien entendu. Or, on a affaire, dès qu’on essaie d’avoir un minimum de vision sur les interdépendances qui peuvent se produire entre comportements, à des phénomènes d’agglomérations ou de groupes qu’on ne peut pas voir à un plan strictement analytique et strictement statistique et quantitatif. Donc comment ouvrir le champ ? Deux résultats se dégagent sur le cas français . Premièrement, agir d’abord sur la vitesse, cela ça a été énoncé en 2002 . Deuxièmement, il y des marges de progrès importantes, possibles à peu de coût en France en agissant sur trois facteurs interdépendants qui sont apparus seulement après une étude combinant des aspects strictement statistiques et des aspect qualitatifs que l’approche statistique habituelle ne pouvait pas prendre en compte. Ces trois facteurs sont (1) le niveau de professionnalisation des opérateurs de sécurité routière, (2) l’évaluation des actions de sécurité routière à tous niveaux et (3) le degré d’intégration des actions, qui est inversement proportionnel au degré de cloisonnement des acteurs, notamment des acteurs publics. Ces trois facteurs sont interdépendants. Cette interdépendance fait que

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l’on observe des régimes de régulation du risque routier stables, mais à des « niveaux » différents dans chacun des deux pays. Le niveau français est plus bas. Le rehausser est l’orientation concrète d’action sur laquelle débouche cette mise en œuvre d’un cadre théorique de complexité.

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(5) intervention de Reda Benkirane Reda Benkirane est sociologue, spécialiste e la communication.

Religions, cultures et communication Merci de me donner la parole, bonjour à tous. Après ces exposés très fins, très étoffés, je vais parler de « culture, religion et communication », qui est un sujet très courant, que l'on a tout le temps à la bouche, que l'on entend partout, un sujet, donc, très médiatisé, c'est aussi l'objet de beaucoup de vulgarité parfois, je vais donc essayer de dire des choses non redondantes... Je vais essayer de me hisser au niveau de l'assemblée à travers les interactions que j'ai entendues jusqu'à présent. Je commencerai, comme Robert Delorme par situer d'où j'opère, d'où je me déplace. Je dirais que mon poste observatoire se situe à un carrefour, à un carrefour multiple. Le premier est un carrefour entre les sciences humaines et les sciences exactes. Je me situe aussi dans un carrefour interculturel, le carrefour entre le nord et le sud, entre l'orient et l'occident ; et enfin je précise que mon travail, en tant que sociologue, ne se fait pas à l'université mais en dehors de l'université, c'est-à-dire dans un espace qui de plus en plus est producteur de savoir… le savoir, dans la société de la connaissance d'aujourd'hui, se produit de plus en plus en dehors de l'enceinte académique et j’ajoute que je viens ici après une expérience auprès de la société civile, à travers des ONG de différents types dont des ONG à caractère ou à sensibilité religieuse. Et je me situe du point de vue de la société civile et de cette notion de citoyenneté planétaire locale et globale qui est en train d'émerger. Et donc évidemment je travaille beaucoup sur les notions d'entre, d'inter, de trans, de pluri ou encore d'uni-vers et mon observatoire implique un indéniable métissage culturel, une forme de nomadisme intellectuel pour reprendre la notion de Keneith White. C'est un travail qui impose une forme d'exil et de migration et,de ce point de vue, il a aussi un aspect solitaire, parce que souvent il n'y a pas beaucoup de monde quand vous êtes à proximité d'un échangeur ! Vous voyez beaucoup de flux, vous voyez beaucoup de choses, mais vous vous trouvez aussi dans des tâches difficiles. De ce poste observatoire, je récuse certaines notions comme intégration, assimilation. Je me considère comme irrécupérable, irréductible : j’ai donc aussi un aspect un peu électron libre. Ce n'est pas une forme d'objectivité que de dire que je me situe à ces intersections, c'est plutôt une forme de mise en avant d'une altérité définitive et absolue, parce que, même si je me considère comme faisant partie d'un système, je trouve l'altérité dans le regard de celui à qui j'ai affaire ou de celui avec qui je travaille ou avec qui je discute. Donc, même si je n'assume pas cette altérité, même si je me fonds dans le système, l'altérité revient dans le regard même de celui à qui j'ai affaire. De mon travail, j'ai retiré deux ou trois enseignements ; j'aimerais partager aussi quelques réflexions personnelles. Je ne suis pas du tout théoricien, mon propos est donc plutôt basé sur de la pratique. J'évoquerai rapidement l'aspect interculturel, inter-religieux, pourquoi il est si dominant dans les relations internationales ; et puis, à partir de cela, j'essaierai de réfléchir, de proposer trois sortes de postulats par rapport à l'altérité et enfin j'essaierai de partager une réflexion qui est vraiment ouverte, je réfléchis à haute voix, à propos de comment percevoir une sorte d'épistémologie des cultures et des religions, des religions et des cultures comme manière de connaître le monde. Et enfin, j'essaierai de

http://www.archipress.org/reda

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conclure sur ce que je considère comme un nouveau collectif. Dans cet âge de connaissance, nous à l'âge d’une découverte de l'Humanité, qu'est-ce que l'Humanité ?… Ça peut paraître arrogant que de dire que nous sommes dans une découverte, mais voilà, nous découvrons, nous sommes en train de découvrir ce que c'est que l'Humanité, d'un point de vue, d'une perspective cosmopolite. Il y a une vogue sans précédent, aujourd'hui, au sein des relations internationales autour de l'interculturel, de l'inter-religieux ; il y a ce dialogue des civilisations, on en parle aux Nations Unies, dans les forums économiques de Davos, dans le forum social de Porto Allegre… Evidemment, on parle de religions dans l’ensemble des cultures, mais ce débat concerne-t-il vraiment toutes les religions ? Les problématiques se resserrent essentiellement autour des monothéismes, autour des cultures méditerranéennes, mais qu'en est-il des autres cultures, des autres religions ? Le monde du point de vue démographique est majoritairement en nombre non judéo-chrétien donc les fameuses théories de Hedington basées sur les trois énoncés : la peur de la démographie, la peur de l'Islam, mais il y a aussi la peur du monde Confucéen… Nous sommes dans une phase de confrontation avec le monde Islamique, mais il y a la suite, il y la Chine : que fait-on avec les autres religions ? Je dirais qu'il faut établir une espèce de distance critique par rapport à toute cette redondance qui arrive. Je suis étonné, au delà des affaires médiatiques dont certaines sont vraiment regrettables, par le fait qu’on en arrive, dans le pays de « Liberté, Egalité, Fraternité », à légiférer sur des questions qui relèvent des sciences sociales ou de la muséographie... Pourquoi légiférer sur la colonisation, positive ou sur le génocide arménien ou sur le voile ? Je préférerais, je m'attendrais à ce que ce soit un débat de société : je crois que passer par la législation pour des choses comme celles-là révèle une crise du système. Evidemment il faut essayer de se mettre dans la peau de l'autre, d'embrasser la tunique de l'autre, parce que l'autre aussi doit pouvoir vouloir légiférer sur ses propres malheurs. Il s’agit d’une question très difficile. Comment parler avec intelligence et intelligibilité de l'Islam ou du judaïsme ? Ce sont des questions difficiles et, effectivement, dans le domaine de la communication, les dérapages et les simplifications sont fréquents. La nouveauté, en fait, de la situation, c’est que les cultures du monde, grandes ou petites, entrent dans un différentiel généralisé. Cultures et religions sont de moins en moins associées à des espaces, elles sont de plus en plus hors sol. Il y a une migration des personnes, il y a un mouvement des idées et tout ça crée une sorte de confusion et aussi de la tension ; il y a aussi une mutation anthropologique majeure, avec l’avènement de la révolution informatique, de l'entre-réseaux informatique. Considérons le cyberespace qui, en moins de dix ans, a réuni près d'un milliard de personnes. Cela devient une part croissante de nos activités, de notre communication voire de notre imaginaire. Ce réacteur informatique -on reviendra sur cet aspect- engendre des lois de la physique nouvelle, je dirais des lois d'une physique de l'information. On est dans un espace-temps ... on est dans une autre physicalité ... c'est un monde immatériel... je sais que les physiciens disent que c'est faux à strictement parler, mais il y a une physicalité de ce système, puisque lorsqu’on arrivera aux limites de la miniaturisation, il faudra passer au quantique. Le fait est que ce monde immatériel, virtuel existe, avec la vitesse de l'information et avec cette membrane de communication qui est en train de recouvrir la planète tissée de câbles, de réseaux. Ce monde tout à la fois se diversifie et se standardise culturellement par ces formes nouvelles de communication… et donc le défi de la complexité... je pense que nous devons essayer d'investir cette science humaine, pour comprendre ce qu'est la complexité des cultures. La complexité a toujours existé, on ne la voyait pas, simplement, on était déterminé par une certaine science qui voulait réguler, simplifier, réduire, trouver une seule équation, négliger les frottements, etc. Rappelons nous l'histoire de la géométrie : pendant quinze siècles, on a imaginé qu'il n'y avait de géométrie qu’euclidienne, puis on découvre le non euclidien et ce sont à chaque fois des monstres mathématiques qui sortent et, à travers ces monstres, une révolution scientifique est apparue : Einstein et sa théorie de la relativité générale, il la tire du non euclidien ... et j'ai l'impression que quand on découvrait ce bigarré, ce rugueux, ce tissé, on était horrifié. Au 19ième siècle, on voulait être aveugle à ce qui nous entourait. Et j'ai l'impression que, dans l'Histoire des cultures, des religions et des civilisations, nous sommes un peu dans la même position. Pendant des temps immémoriaux nous avons été dans des logiques d'empire, des logiques de dominants, de grandes cultures et aujourd'hui nous découvrons que nous devons admettre la coexistence de différentes formes de culture humaine ; nous sommes dans cette phase d'inquiétude, mais, aussi peut-être, de promesse d’une révolution dans notre manière d'opérer en tant qu'espèce et en tant que collectif.

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Le premier aspect sur de la communication, je revois la question de l'observateur et de l'observé, est en rapport avec de la communication ubiquitaire... si on reprend l'énoncé, je parle sous le contrôle de physiciens éminents, de la découverte du quantique et du fait que le réel est déterminé par notre façon de l'observer… la physique quantique, la physique du monde infiniment petit donc, dans le subatomique, la manière d'observer, l'appareillage qu'on utilise, détermine ce qu'on observe et quelque part ça précise si c'est une onde, si c'est une particule et voire parfois l'observation peut même anéantir la chose qui est observée. Nous sommes entrés dans un âge de communication de masse et ubiquitaire et, du fait de la vitesse de transmission qui abolit l'espace et le temps physique, sur cette planète recouverte d'une membrane communicante qui devient une membrane pensante, on ne sait plus ce qui est réel, ce qui est virtuel, ce qui est manipulé... Il y a un aspect de jeu, un nouvel imaginaire se met en place. Ne sommes nous pas en train de découvrir quelque chose d'équivalent à ce qu'on découvrait dans ce monde subatomique qu’est l’univers quantique ? Dans cette communication ubiquitaire, n'y a-t-il pas une relation observateur-observé un peu comparable ? Je veux dire que, selon la manière dont vous observez l'autre, selon l'appareillage que vous utilisez, la manière dont vous séquencez, vous déterminez son comportement ; peut-être, dans cette communication de masse, y a-t-il une forme de responsabilité à prendre, une conscience de ce pouvoir à développer, savoir que l'autre réagit, interagit avec vous au gré du dispositif utilisé. De même, la batterie conceptuelle, le média, la manière d'observer, influent sur le comportement des observateurs et, s'agissant du monde islamique, je pense que ce constat est particulièrement flagrant : on est aujourd'hui dans une sorte de provocation médiatique, de petits effets-papillons qui amplifient. Ce n'est pas vraiment la chose initiale, la cause qui crée le problème : c'est cet effet amplificateur des médias qui crée la distorsion, le bruit, la dissonance. Nous savons que dans toute communication le bruit existe : simplement l'idée, c'est d'améliorer le rapport signal/bruit. Au moins savoir que nous influons sur ce que nous observons, qu’il y a donc un principe de responsabilité. L'autre aspect, le deuxième postulat que j'ai découvert sur le terrain, c'est le rapport à la diversité. Il y a une célébration planétaire de la diversité, du fait que nous soyons tous différents ; mais je crois que ce niveau de diversité, c'est la diversité au sens faible, la plus apparente, cette pseudo-diversité, disait Andy Warrol, dans laquelle chacun a droit à la célébrité, mais juste pour un court instant. Cette sorte d'identité de marché où on pense l'autre selon soi. C'est Coca-Cola qui projette une vision de la diversité plutôt qu'il ne reflète la diversité réelle. D'un autre côté, nous avons le mécacola… sémiotiquement, il est assez intéressant de relever ces mélanges, mais mécacola, cette boisson de Coca-Cola, est-elle une islamisation de la modernité ou c'est une MacDonaldisation de l'islamité ? Je pense qu’il s’agit d’une désacralisation, une sécularisation à l'oeuvre, au nom de l'Islam. La projection, la pensée de l'autre selon soi est finalement la diversité la plus banale, peut-être la plus apparente... Mais aujourd'hui, dans le monde qui est le nôtre, j'ai l'impression qu'il faut chercher une diversité au sens fort, dans les signaux faibles. Et là, nous revenons à ce que disait Grégory Bateson à propos de l'information : la différence qui fait la différence. Le postulat que je propose à votre réflexion est celui-ci : face à un autre, face à une forme d'altérité, l'écart entre nous et cette chose ou cette aire que l'on observe est moins important que celui lié à la diversité interne du système. La diversité au sens fort c'est la diversité interne d'un système : elle est plus significative que les diversités observables en terme d'apparence, la peau, la texture des cheveux ou même le port vestimentaire, le voile ou encore écart de niveau de vie. La vraie diversité est à l'intérieur du système. Certaines études sur les variations génétiques à partir des ADN, mettent en évidence qu'il y beaucoup plus de différence entre les individus d'un même groupe ethnique qu'entre groupes différents ; Henri Atlan, je crois, a fait une étude des écarts génétiques entre juifs polonais et juifs marocains. L’étude du phénotype montrait que les juifs polonais étaient plus proches génétiquement des polonais que des juifs marocains et les juifs marocains étaient plus proches des marocains que des juifs polonais... C’est à travers ce type de mesures génétiques qu’on a pu étayer la thèse d'ancêtres communs à l’ensemble des humains, cette fameuse ethnie mitochondriale qui remonterait à 200.000 ans. Quant à la diversité interne, prenons l’exemple du christianisme, j'ai travaillé trois ans en tant que responsable de l'information au conseil mondial des églises et, là, je découvre que la chrétienté ne comprend pas que les catholiques romains, qu’il y a les protestants et les orthodoxes. Si nous zoomons sur le protestantisme, nous voyons apparaître branches et sectes diverses : adventistes, calvinistes,

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luthériens, méthodistes, presbytériens... que sais-je... plus vous descendez dans l’arborescence et plus c'est le contraire du réductionnisme. Le réductionnisme postule que l'on arrive à un élément, à une partie atomique, c'est à dire au sens étymologique du terme, à un élément insécable, mais plus vous zoomez, plus vous rentrez à l'intérieur du système et plus vous trouvez une sorte de diffusion, de ramification. Ce sont ces observations qui me conduisent à postuler que la diversité interne est plus parlante que celle que je vois, que la diversité apparente. Je dois conclure : je vais conclure sur le troisième aspect, sur le rapport à l'identité. Je crois que notre erreur est de raviver l'idole identitaire. L'identité est l'idole qui génère tous les maux dont nous souffrons aujourd'hui. Je pense qu’il s’agit d’un concept dangereux, dont nous devons user avec parcimonie. Michel Serre, le premier, avait attiré mon attention sur le fait qu'il ne fallait pas confondre « être identique à » mathématiquement et « appartenir à quelque chose » et j'ai essayé de réfléchir là-dessus ; lui, il disait carrément que le concept d’identité est un concept opérativement faux. J'ai réfléchi, je pense que l'identité est un élément important mais invisible, une identité viable n'a pas à être énoncé, n'a pas à s'affirmer, elle relève d'un système immunitaire, je veux dire que personne ne connaît par coeur le numéro de sa carte d'identité ou les données de son ADN. C'est une singularité parmi des singularités. Elle est viable, elle fonctionne ontologiquement très efficacement lorsqu'elle relève de l'inconscient ; mais là où je diverge avec Michel Serre, c'est que je pense qu'il faut parler d'identité comme d’une pathologie. Il y a des phénomènes où le système, comme le système immunitaire, rencontre un problème : le diabète, le lupus, la sclérose en plaque, relèvent d’un problème d'identité. Il y a pareillement des situations qui fondent une véritable pathologie de l'identitaire : les populations issues de l'esclavage, de la colonisation, la schizophrénie algérienne après 132 ans de colonialisme, la situation des israéliens après l'abomination nazie... la diaspora immémoriale, le rapport à un Etat qui n'a connu d'existence que dans la guerre... Il me semble nécessaire de plutôt parler en terme d'appartenance, parce qu'on peut appartenir à une famille, à un pays, à une langue, une culture, une classe sociale, une école, une université, une corporation et on peut multiplier ses appartenances sans que cela constitue soit un problème en soi. Pour conclure, je dirais que nous devons plutôt penser notre rapport aux cultures comme à un ensemble plus général : l'Humanité comme notre seul concours.

Débat sur l’intervention de Reda Benkirane Jean-Paul Gaillard, rapporteur Autour de la question de l'identité précisément, il se trouve que j'ai à travailler de par ma profession sur les injonctions psycho-sociétales qui façonnent les enfants d'occident à l'heure actuelle et qui construisent pour eux un univers incommensurable avec le nôtre. Disons que ces injonctions psycho-sociétales les conduisent, les contraignent à produire une sorte d'identité jusqu'alors inconnue chez l'humain, à savoir une identité parfaitement individuelle et sans appartenance. Ça, on ne l'avait encore jamais vu chez l'humain : on n’avait encore jamais vu qu'un humain doive construire un identité hors de toute appartenance. C'est une chose que je constate et je ne suis évidemment pas le seul, la plupart des thérapeutes familiaux le constatent comme moi. Quid des problèmes que vous évoquez à partir d'une situation aussi défavorable, telle que l'occident nouveau si je puis dire, est en train de produire ? Michel Adam Il s’agit plus d’une réaction ; je partage avec vous l'idée d’un passage à travers des cultures. Il faudrait passer par plusieurs cultures, mais tout le monde n'a pas cette chance. Par contre, je ne sais si j'ai compris ou non, j'ai été un peu choqué par vos propos sur l’altérité définitive, définitive et absolue avez-vous dit. Le mot absolue me gêne, je préfèrerais radicale, mais ce n'est pas la même chose. Il y un

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mot des zoulous que j'aime beaucoup, qui est dans le film de Richard Attenborough sur le pardon qu'ont fait les sud-africains à leurs tortionnaires et ce mot zoulou est un concept formidable c'est ubuntu : « les autres sont en moi ». il y a du social en moi, c'est le contraire de la conception atomistique du monde et des individus. André De Peretti Je pensais, à propos de l'identité : au niveau éducatif le mythe identitaire c'est imposer l'idée ou formatage unique d'un processus de programme unique, d'applications chaque fois uniformisées uniques et réductrices ; ce qui fait retomber dans le mythe indo-aryen, le mythe indo-aryen des castes. Les castes supposent des genres réputés entièrement identiques, équivalents les uns aux autres, toute différence étant exclue. L'égalité suppose la différence, alors que l'identité exclut. Je crois qu'il y a un risque, justement dans le sens que vous dîtes, d’identifier l'identité personnelle dans son originalité avec l'identité répétitive et formatée d'une manière, disons réductrice, indo-aryenne. Reda Benkirane Oui, je suis tout à fait d'accord avec vous. Auditeur Dans votre rhétorique apocalyptique on sent naître une angoisse permanente et diffuse, ma question est la suivante : est-ce que ce vers quoi nous allons, si on suit votre discours, c'est un métissage ou un choc des civilisations que vous avez cité tout à l'heure ? Reda Benkirane Je vais commencer par la dernière question, par rapport à la peur. Le récit, je ne sais pas si c'est un récit apocalyptique... le discours de la peur est le discours dominant : c'est la vision, c'est le système mondial tel qu'il est en train de s'imposer à nous et, justement, quand j'ai commencé ma présentation j'ai dit que je me pose aux côtés de la première puissance mondiale c'est à dire l'opinion publique qui est en train d'émerger et qui, par exemple, peut se mobiliser. C'est vrai qu'il y a un affaiblissement du système démocratique tel qu'on le connaît, le taux d'abstention par exemple, mais il y a d'autres formes de démocraties qui sont en train d'émerger : les gens se mobilisent pour des causes extrêmement importantes localement, leur quartier etc., mais se sentent aussi solidaires de gens qui souffrent de l'autre côté de la planète. Ça a peut-être toujours été le cas, mais aujourd'hui nous avons les moyens d'être plus efficaces pour agir et essayer de contre-balancer. Le discours de la peur est le discours qui est en train de s'imposer partout et l'avantage de la peur, c'est que vous n'avez pas besoin de produire des résultats. Faire fonctionner les gens sur la peur est une manière de les domestiquer ; on parle, dans nos sociétés, de la démocratie et de la liberté, mais la peur est une manière de réduire la capacité de penser des gens, malheureusement, c'est ce que je vois. J’ai pensé longtemps que c'était quelque chose de transitoire, malheureusement c'est une vision qui se traduit concrètement par des milliers de morts. Et il y a des nations qui sont détruites et qui font cette expérience, qui n'est pas une expérience de pensée. Je pense que nous sommes confrontés à un métissage et, en même temps, à une standardisation ; Liberté Egalité Fraternité, cet universalisme, d'autres cultures peuvent très bien l’intégrer. Je pense que cet énoncé peut-être tout à fait conforme à l'Islam. Simplement, dans l'énoncé, par rapport au différentialisme anglo-saxon qui mettait l'accent moins sur l'égalité que sur la différence, il faut aujourd'hui accepter l'égalité et la différence ; il va y avoir une forme d'homogénéisation mais, en même temps, nous allons produire plus de diversité que nous n'allons homogénéiser : je suis donc à long terme optimiste. Par rapport à la question sur le mot absolu je suis tout à fait d'accord avec votre rectification : j'aime bien le mot radical. Radicalisme, ça va bien, c'est aussi provocant et ça aide à penser un peu finement. Et par rapport à la question de l’identité individuelle, par rapport aux enfants, aux jeunes qui sont très individuels. Il est vrai que l'individualisme est une forme d'atomisation et qu’on en paie le prix par le recul d'une certaine forme de civisme ; cette démocratie que l'on a beaucoup chanté, est en train de s'effondrer… Il est vrai que ça fait des ravages, mais je ne suis pas sûr qu'ils sont sans appartenance, peut-être ont-ils des appartenances d'autres registres que ceux auxquels on était habitués. Simplement,

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peut-être il y a un effet générationnel : cette jeunesse est née avec des ordinateurs... Ils sont dans cet univers, c'est pour ça que j'ai parlé de mutation anthropologique : ils sont dans cet univers où le réel, le virtuel et l'imaginaire se mêlent. C'est ce qui me fait penser que nous sommes dans un monde qui me rappelle par certains égards le quantique. Je dirais que nous n'avons pas les catégories pour saisir leurs formes d'appartenance, mais je pense que les jeunes d'aujourd'hui ont des appartenances aussi puissantes, simplement nous ne les percevons pas. André De Peretti Appartenances ou accointances ! Reda Benkirane Tout à fait ! Mais enfin, par rapport au mythe identitaire notre erreur serait de réduire notre identité à une appartenance particulière. Il faut admettre que nous pouvons multiplier nos appartenances et que ce n'est pas multiplier nos identités... Multiplier ses identités est un problème ! C'est pour cela que je dis que les cas qui relèvent de l'identitaire, relèvent du pathologique, il faut le comprendre. Par contre le métissage, les différentes couches d'appartenance, c'est un enrichissement. Il faut le voir comme un enrichissement, mais il faut essayer d'user avec parcimonie du terme d'identité.

Benkirane R. 2006. La complexité, vertiges et promesses : 18 histoires de sciences. Edition Le Pommier – poche.

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(6) Intervention d’Edgar Morin

pour un nouveau commencement : les instituts de culture fondamentale.

Chers amis, je vais vous dire à partir de quoi j'ai songé à ces instituts de culture vitale ou fondamentale. Je suis parti du fait que nos problèmes fondamentaux sont des problèmes ignorés et désintégrés par nos systèmes d'éducation y compris, pour ne pas dire et surtout, le supérieur. Alors, qu'est-ce qui est désintégré et pourquoi ? Bien entendu, ici on sait très bien pourquoi. On sait pourquoi, parce que effectivement les principes de disjonction et de réduction qui gouvernent notre connaissance et notre enseignement des connaissances finissent par séparer ce qui est évidemment inséparable. Alors revenons à ce problème de l'humanité, de l'humain, de l'être humain, de la condition humaine. On n'enseigne rien là-dessus. Oui, il y a les sciences humaines, les sciences sociales qui fragmentent et découpent le sociologique, le psychologique, le religieux, l'historique, le démographique… mais d'un autre côté, on voit que sont relégués dans l'esthétique seule, des moyens de connaissance de l'humain qui sont ceux de la littérature, de l'essai, du roman et ne parlons pas de la philosophie qui est une réflexion sur la situation de l'humain dans l'univers ; tout ça est séparé mais, en plus, notre réalité animale est elle-même tout à fait disjointe en biologie, de sorte que le cerveau et l'esprit n'ont plus rien de commun et que, en quelque sorte, le fait même d'être un vivant c'est à dire de relever de l'histoire du vivant, ce qu'on appelle l'évolution biologique, est ignoré. Le fait que nous soyons aussi des machines thermiques est ignoré et, finalement, notre parenté, notre filiation cosmique depuis l'origine de l'univers avec les particules qui nous constituent est ignoré… et, dans le fond aussi, ce qui n'est pas pensé, c'est que nous sommes à la fois des êtres totalement naturels et totalement méta-naturels, c'est à dire que, par la conscience, la culture, la pensée, nous nous sommes séparés de la nature. C’est notre réalité humaine... De plus, nous sommes dans une époque dite de mondialisation et cette mondialisation n'est que l'étape actuelle d'une histoire qui est celle de l'ère planétaire, qui correspond à ce qu'on appelle les temps modernes et qui, à travers des avatars que l'on connaît : colonisation, esclavage, décolonisation etc., aboutit au stade actuel. Or, ceci n'est pas enseigné et je dirais même que la vraie problématique qui appelle évidemment un regard complexe, puisqu'on sait très bien que l'on ne peut pas réduire la tragédie planétaire, soit à un facteur démographique seul, soit à un facteur religieux seul, soit à un facteur économique seul, soit à un facteur idéologique ou national seul, enfin on se rend compte que tout ceci est enchevêtré. Et tout ça... La compréhension humaine qui nous est absolument nécessaire pour comprendre les esprits des autres cultures, des autres formations et qui nous est aussi nécessaire pour comprendre nos voisins, nos familiers, cette chose là sans laquelle on ne peut pas imaginer le moindre progrès humain, est complètement ignorée ; il y a aussi l'affrontement des incertitudes qui est le lot de toute vie personnelle, qui est aujourd'hui le problème fondamental de l'époque planétaire et qui est un problème qui touche tout ! L'Europe. Qu'en sera-t-il de l'Europe demain ? Va-t-elle continuer, se développer, se disloquer ? L'incertitude, ce n'est pas affronter les incertitudes de la connaissance, qui reste un domaine réservé à une épistémologie close -je dis close parce que l'épistémologue se considère comme juge, capable de tester les vérités issues des sciences- je pense que le problème des connaissances est beaucoup plus large, c'est beaucoup plus profond, puisque la connaissance est la source. Ce qu'on croit être la connaissance est la source des erreurs, des illusions... comment ne pas s'interroger ? Comment ne pas s'efforcer de connaître la connaissance, de connaître tout ce qui peut provoquer et susciter en nous erreur et illusion ? Et, comment ne pas se poser le problème suivant : qu'est-ce qu'une connaissance pertinente ? Là, je suis très rapide, j'ai développé ailleurs ces thèmes là. En plus, nous avons des intelligences extrêmement sophistiquées, dans des secteurs qui ne communiquent pas, de sorte que l'intelligence est aveugle. Nous vivons dans un univers où les connaissances qui nous sont fournies et que nous intégrons, contribuent à nous aveugler de plus en plus sur notre époque, sur notre temps, sur

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notre destin. Et bien entendu, il y a, à l'intérieur de ce système là, une incapacité totale à concevoir que c'est une connaissance mutilée qui est produite. Au contraire, on pense que toute critique de ce système est un pur bavardage, une pure illusion, de sorte que le système s'auto-consolide : un système mental se consolide dans le système institutionnel et le système institutionnel se consolide dans le système mental. Et puis, il y a aussi une autre chose qui est totalement ignorée, c'est une absence de regard sur notre civilisation. Qu'est-ce que ça veut dire sur notre civilisation ? Ça veut dire, non pas seulement sur ce qui fait, sur ce qui tisse nos vies quotidiennes, mais aussi sur la marche de notre civilisation, notre civilisation qui, si elle continue son cours, va vers un certain nombre de crises, ou peut-être même de catastrophes, si l'on tient compte du fait que, par exemple, cette civilisation fondée sur le productivisme, sur la dépense énergétique, sur ce qu'on appelle le développement illimité qui est un développement purement techno-économique, enfin sur l'accroissement, ressemble, quand on voit le déchaînement des forces, à un feedback positif, c'est à dire quelque chose qui, à un moment donné, va se heurter à une impossibilité explosive. Tout ceci est complètement ignoré. Or s'interroger sur notre civilisation, c'est s'interroger sur notre mode de consommer, sur notre mode de vivre, sur notre usage de l'automobile. Vous savez très bien qu'Ivan Illitch, lui même, avait commencé à montrer que le développement, par exemple de la médecine, commence à produire plus d'inconvénients que d'avantages. Les avantages, il ne faut pas les nier : la prolongation de la vie, l'élimination de certaines maladies... mais le fait, quand même, de provoquer des maladies iatrogènes, de traiter un organe en ignorant le corps, de traiter le corps en ignorant l'esprit, de traiter l'esprit en ignorant le milieu psy, familial et social… tout ceci conduit évidemment à un grand nombre d'erreurs. De même, il s'est aperçu que les voitures qui servaient à aller vite, servent surtout maintenant à être ralenties dans les embouteillages... Mais il s’agit, parce que nous vivons dans cette civilisation, de comprendre que, aujourd'hui, nous allons être obligés de renoncer à une recherche quantitative de tout, non pas dans le sens d’une privation, mais au profit d'une recherche des qualités de la vie. Il y a le problème qui consiste à considérer les caractères contingents de notre civilisation qui deviennent mondiaux et à nous en désintoxiquer. Nous sommes donc victimes, objets, de cette sur-spécialisation de la pesanteur du principe de disjonction et de réduction. Alors, l'idée est : il faut réformer l'enseignement. Pour réformer l'enseignement il faut réformer la pensée, mais pour réformer la pensée il faudrait déjà qu'on y puisse instituer un enseignement de pensée réformée et on arrive à un typique cercle vicieux ! On ne voit pas comment en sortir ! Il faut au préalable réformer la pensée, mais il faut aussi au préalable du préalable que l'enseignement soit réformé pour que la pensée soit réformée et c'est aussi dramatique que de savoir comment se jeter à l'eau sans savoir nager, encore qu’on nous dise que, si on ne s'affole pas trop, on apprend à nager en étant dans l'eau, même sans professeur de natation. Alors donc, très rapidement, j'ai conçu que, à supposer qu'un ministre éclairé institue une réforme de l'enseignement sur des bases, qui ne constitueraient pas du reste à tout changer, mais au moins à instituer un tronc commun pour tous, dans tous les domaines, pour toutes les facultés, pour tous les étudiants, quels qu'ils soient c'est à dire un tronc commun comportant justement l'enseignement de la condition humaine, l'enseignement de l'ère planétaire, l'enseignement de l'incertitude, l'enseignement de la compréhension, l'enseignement des problèmes de la connaissance, instituer ce tronc commun, ce serait déjà quelque chose ! Mais évidemment il y a le problème : qui formera les formateurs ? Et ce problème est, je dirais, quasi-insoluble dans de très nombreux pays et, en premier lieu, la France ! Parce que, là aussi, il y a un lien inséparable entre une pensée complexe et une pensée transdisciplinaire, parce que si je considère le problème de l'époque planétaire il est évident qu'il faut savoir se référer à la démographie, à la psychologie, à la religion, à pratiquement tous les domaines disciplinaires des sciences humaines, sans parler de l'écologie, cette science qui lie l'étude des phénomènes naturels à ceux des phénomènes humains. Elle les lie dans une relation typiquement complexe, complémentaire et antagoniste. Il est évident que chacun de ces thèmes, tout problème fondamental et global, nécessite inéluctablement le recours à des connaissances séparées, donc au remembrement de ces connaissances, c'est à dire à la transdisciplinarité. Le lien entre la transdisciplinarité et la complexité est celui-ci : l'un ne va pas sans l'autre. Si vous

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proposez la transdisciplinarité sans complexité, vous êtes comme ces grenadiers d'opéra qui piétinent sur la scène en disant « marchons, marchons ! ». Il est évident que l'un ne va pas sans l'autre. La formation des formateurs est donc un problème. Alors, quoi faire ? Commencer comme toujours dans les commencements ! Et qu'est-ce que c'est, un commencement ? Un commencement, c'est évidemment le surgissement d'un message, d'une idée, d'un processus nouveau. Ce nouveau qui, évidemment, est en non intégration avec ce qui existe déjà, apparaît comme quelque chose de déviant. On parlait par exemple de religion : est déviant évidemment le message de Jésus, déviant le message de Mahomet, l'un a été crucifié, l'autre a dû quitter la Mecque pour se réfugier à Médine, déviants tous les messages initiaux qui sont les grands apport de la pensée, mais déviant aussi le développement, le surgissement de l'économie marchande et du capitalisme dans un monde féodal qui avait sa propre homéostasie, ses propres régulations. Donc tout commence par une déviance, à la condition que la déviance ne soit pas écrasée dès le début -très souvent il y a des phénomènes printaniers précoces qui sont littéralement écrabouillés par une glaciation nouvelle- à supposer enfin que la déviance crée une tendance, laquelle se développe, se ramifie et devient une force. A cet égard, l'exemple de la naissance de la science occidentale moderne est assez intéressant : on voit très bien qu'au 17ième siècle ce sont quelques esprits, qui sont du reste à la fois des philosophes transmutés en scientifiques, chacun avec son message propre, que ce soit Galilée sur le monde décrit en langage mathématique, que ce soit Bacon avec son idée de l'expérimentation, que ce soit Descartes avec sa méthode et puis d'autres... tous ces gens entrent en communication, ils commencent à entrer en communication les uns avec les autres -ils s'écrivaient beaucoup- mais ce sont des individus isolés. Et puis se crée la première société scientifique : la société royale en Angleterre. Alors, les sociétés scientifiques se créent, se multiplient au 18ième siècle, puis au 19ième siècle, et voici que la science entre dans les universités et s'y développe, et puis au 20ième siècle, les entreprises, les états... La science, qui avait été marginale, qui était condamnée par la Sorbonne jusqu'à la fin du 18 ième siècle, cette science, cette chose si modeste, qui s'est avancée, comme dirait Nietzsche, sur des pattes de colombe, devient une force formidable, capable de tout, de création comme de destruction. L'idée, donc, c'est que les débuts ne peuvent commencer que de façon modeste, déviante et marginale ; du reste, la première université de type moderne, qui a succédé à l'université théologique médiévale, est née à Berlin, dans un petit pays périphérique qui était la Prusse : c’est Humboldt, un penseur, qui a pensé cette réforme, avec l’aide d’un despote éclairé, le roi de Prusse, qui l'a permis... et aussitôt, ça a rayonné : il y a eu l'université libre de Bruxelles, c'était au début du 19ième siècle, en 1834. Et puis c'est le modèle mondial, aujourd'hui, qu'il faut réformer à partir évidemment d'un nouveau départ marginal et modeste. Alors, dans la difficulté d'envisager qu'une réforme s'avance de façon frontale, comme une aire glaciaire, alors, à ce moment là, l'idée m'est venue d'instituts de culture fondamentale ou vitale, peu importe le mot, instituts qui pourraient être nichés dans les universités ou qui pourraient être hors universités, des instituts où effectivement seraient enseignés ces problèmes fondamentaux dont j'ai parlé, peut-être quelques autres parce qu'il me semble aussi que l'insertion dans un devenir, c'est à dire montrer qu’il y a un devenir cosmique dans lequel va surgir sur la Terre un devenir, une révolution dans l'évolution avec l'apparition de la vie et puis une nouvelle révolution dans l'évolution avec l'Humanité ; tout ceci, la réflexion sur le temps, a quelque chose qui mériterait aussi d'être porté, parce que notre insertion dans le temps est un problème fondamental, ce qu'avait très bien senti Saint Augustin, n'est-ce pas « Je suis éberlué ! Qu'est-ce que ça veut dire le temps ? Le passé, il n'existe pas, le futur, il n'existe pas, le présent il s'enfuit... » Nous sommes confrontés au temps, on pourrait aussi insérer ceci. Deux instituts de ce genre sont en gestation et je dois dire que seuls des aléas personnels m'ont interdit de mettre la main à la pâte. Mais il y a aussi, quelques uns de mes amis le savent, il y a une université conçue un peu sur ce modèle, qui se crée, qui s'est créée, qui a commencé à fonctionner au Mexique, qui peut-être pourra jouer ce rôle de modèle. Enfin on ne peut rien prévoir... L'idée, donc, c'est que, à partir de ces instituts où il est plus facile de trouver ou de former des formateurs, notamment en Amérique latine où fort heureusement pour moi, il y a beaucoup d'esprit, dans des pays qui, en plus, ont une langue commune à l'exception du Brésil. Je sais qu'à Hermosillo sont mobilisés des enseignants venus de différents pays d'Amérique latine, y compris de Cuba où un fort mouvement pour la complexité s'est développé. J'ai l'impression qu'il y a une course de vitesse, liée, je crois, au besoin de changer notre façon de penser et de considérer les choses, de façon à pouvoir intervenir sur le cours probablement catastrophique que prennent les processus planétaires. Alors

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évidemment il faudrait que très vite quelque chose puisse démarrer pour contrecarrer ce cours probablement catastrophique. D'autre part, je suis persuadé aussi que nous ne sommes même pas au début la réforme de l'enseignement et de la pensée ; cette réforme est interdépendante d'autres réformes dans la société, dans la vie, dans nos vies. Je vois bien des éléments séparés, isolés, qui vont dans ce sens là, ne serait-ce que pour prendre l’exemple de l'économie... Bien sûr, on n’à pas tous les jours sous la main un prix Nobel pour permettre qu'une idée qui a sa fécondité locale, les micro-crédits, puisse commencer à se disséminer, les forces de régénération ou de rénovation existent, mais elles sont dispersées, elles sont faibles. On sait très bien cependant que dans l'Histoire de l'Humanité, l'improbable est parfois advenu dans un sens bénéfique, ce qui évite le découragement. J'ajoute, de plus et pour finir, que s'il est vrai, comme je le crois, que nous sommes dans une crise planétaire, une crise où l'Humanité n'arrive pas à se constituer comme Humanité, c'est ce qu’évoquait Reda Benkirane, cette Humanité qui commence à émerger en tant que telle, mais qui n'est pas encore émergée, c'est ça le problème...Alors, je crois que cette crise formidable peut durer, je ne sais combien de temps, mais je pense aussi que toute crise porte en elle des virtualités antagonistes… une crise peut provoquer l'imagination, le réflexe, le développement rapide d’idées, qui peuvent porter la solution pour ne pas dire le Salut, ou bien au contraire entraîner le chaos et susciter les forces les plus régressives et, en général, une crise suscite les deux à la fois, ce qui fait qu'à nouveau cela nous renvoie à un combat douteux ; mais je crois qu'elle est si gigantesque qu'elle porte quelque espoir. Voilà où se situe mon espoir : quand un système est incapable de traiter ses problèmes vitaux et fondamentaux, il se désintègre ou il est capable de produire un système plus riche, plus capable de le traiter, c'est à dire de se métamorphoser. Ce qu'on appelle la métamorphose, c'est la transformation dans le maintien de l'identité, c'est ça qui est très intéressant : on est soi, on devient autre. La chenille, n'est-ce pas, devient papillon mais tout en gardant l’identité qu'elle avait en tant que chenille. C'est l'union de l'altérité et de l'identité. Il s’agit, à ce moment, de la différence entre Idem et Ipsé : Idem n'est plus identique à elle-même, mais Ipsé réussit à être soi-même tout en perdant les caractères qui formaient apparemment son identité extérieure. Alors, si notre système incapable de traiter ses problèmes vitaux -la prolifération nucléaire, les menaces de déchaînement de cette guerre de civilisations mâtinée de religion, les dégradations écologiques de plus en plus nombreuses et graves, l'économie qui à mon avis risque une dérégulation aggravée... enfin bref, l'incapacité même de traiter alors qu'on a tous les moyens techniques et agricoles de supprimer les famines dans le monde, alors que ce qui manque ce sont les organisations capables d'éviter les corruptions et les nuisances qui empêchent les aides et les secours d'arriver… bref, si le système planétaire actuel est incapable de traiter tous ses problèmes vitaux et fondamentaux, ce système est condamné à mort ! La question est de savoir si, dans cette crise, il sera capable de métamorphose, puisque toute transformation comme la métamorphose est l'association d'un processus d'autodestruction qui est en même temps un processus d'autocréation. Et les optimistes me disent : « ah mais vous savez, ça a commencé l'autocréation puisque la destruction est en avance ! ». Ne soyons pas si pressés, il faut être prudents, mais enfin il faut quand même espérer, à commencer par l'idée de la réforme de l'enseignement, la création d'un tronc commun dans l'enseignement supérieur, qui pourrait être précédée par la création d’instituts de culture fondamentale... Peut-être… Merci

Le Moigne JL & Morin E. sous dir. 2006. Intelligence de la complexité épistémologie et pragmatique. Colloque de Cerisy. Edition de l’Aube.

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Débat sur l’intervention de Edgar Morin Jean-Paul Gaillard, rapporteur Je me demandais en vous écoutant, Edgar, si vous ne décriviez pas deux processus différents, d'une part quand vous décrivez le monde actuel et d'autre part quand vous décrivez le monde que vous souhaitez et que nous souhaitons tous. Lorsqu'on décrit le monde actuel, on décrit un processus auto-organisant aveugle : 1500 ans de Religieux sans entrave, 150 ans de Politique sans entrave : Staline, Hitler, Mao, et puis les débuts de l'Economique sans entrave, que nous vivons à l'heure actuelle... Alors ma question : est-ce que cette dérive d’une part et l’émergence d’instituts de culture fondamentale d’autre part, relèvent d'un seul et même processus ou est-ce que ce que vous nous apportez, ce n'est pas un message de résistance hyperconsciente à ce qui est en train de se passer ? Georges-Yves Kervern C'est une frustration intense, parce que le soir où on devait parlé à Cerisy de l'Europe, on l'a pas pu pour des raisons que nous avons tous déplorées.... Nous avons un peu discuté entre nous, il est dommage d'ailleurs que cette discussion n'aie pas été reprise, dans l'édition du livre sur Cerisy. Ma question est la suivante : dans la partie créatrice du processus, on voit effectivement un certain nombre de personne qui parlent de gouvernement mondial, il y a cependant une pièce maîtresse préalable qui est l'organisation de l'Europe, l'organisation du continent européen ! C’est la question dont on aurait débattu avec vous : comment vous, vous voyez la sortie de l'ornière, du désordre européen actuel, complètement bloqué ? Parce qu’il s’agit d’une pièce maîtresse de l'organisation mondiale, on ne fera rien de bon dans les idées sur une gouvernance mondiale, sans que l'Europe se soit un peu mise en ordre. Il y aurait même, au delà, quelque chose à dire sur l'organisation d'une gouvernance mondiale, complètement paralysée par son système d'organisation actuel. Michel Adam En vous écoutant parler des commencements, je pensais à Jankelewitch qui disait que dans tout commencement il faut avoir du courage. Ce n'est pas si facile que vous vous atteliez à cela... Je suis très intéressé par les rapports complexes de la partie et du tout, l'hologramme dont on a parlé tout à l'heure, pour lequel évidemment je plaide et vous le savez je crois qu'on s'est déjà interpellés là-dessus ; mais j'ai envie de vous reposer la question : est-ce que le principe de légitimité plurielle, que je formulerais en disant « chacun a le droit de cité mais nul ne peut se prendre pour la cité », est-ce que ce n'est pas un des outils qu'il faut enseigner dans ces instituts et au delà ? Un auditeur Une question qui rejoint la possibilité de s'appuyer sur des amorces, des commencements, des modification fragmentaires, que je placerais dans le cadre de l'évolution et de la lutte entre les O.N.G. et les multinationales... et la façon dont la dynamique des O.N.G., aujourd'hui, peut effectivement faire évoluer progressivement les multinationales, de façon à ce qu'elles cessent d’être, comme elles le sont régulièrement, des facteurs de précipitation, d'accélération des catastrophes, mais que, à l'inverse, elles puissent devenir pour certaines d'entre elle, des vecteurs qui prolongent l'action des ONG avec des pactes qui existent déjà, des pactes tripartites sous l'égide de l'ONU, entre les Etats, les multinationales et certaines ONG. Ce sont des faits, des phénomènes qu’on peut déjà observer. Je pense à une idée de Hirschmann qui a été reprise par Boltanski sous une forme un peu schématique : une des caractéristiques du capitalisme est d'être capable d'intégrer dans ses crises ses propres antagonismes ; est-ce que, aujourd'hui, on peut escompter que, à travers des luttes entre les multinationales et des ONG, cette caractéristique postulée par Boltanki puisse effectivement être un facteur qui entre dans le mouvement auquel vous faîtes appel ? André De Peretti J'aurai une dernière question toute naïve : est-ce qu'il n'a pas existé, dans d'autres cultures, des instituts de culture fondamentale ? Est-ce que ça n'a pas existé déjà dans le passé ?

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Edgar Morin Je réponds d'abord à votre question : ils ont existé, mais ce n'était pas la même chose. André De Peretti C'était autre chose, les temps ont changé… Mais ne peut-on pas dire que l'université ancienne, médiévale, produisait la culture fondamentale ? Ce qui était pour elle la culture fondamentale ? Edgar Morin C'est sûr ! Parce que c'est une université d'avant l'hyper-spécialisation des sciences et, quand on étudiait, on étudiait les auteurs, les philosophes on n'étudiait pas des disciplines séparées... Mais enfin, on peut penser aussi bien qu'il y a un enseignement de la culture fondamentale, peut-être, dans un monastère bouddhiste où on réfléchit sur le sens de la vie... mais ce à quoi je pense, c'est à la culture fondamentale permettant de penser des problèmes de notre temps, Dans le passé que vous évoquez, l'ère planétaire n'existait pas et, concernant la condition humaine, on n'avait pas les mêmes capacités d'appréhension des connaissances. Ce sont des choses assez nouvelles, ne serait-ce que du point de vue de l'économie... A ce propos, il y a deux questions sur l'économie que je vais essayer de relier, si je peux. Ce que je crois, c'est que nous sommes dans une époque où le néo-libéralisme est très justement dénoncé et critiqué, mais aucune réponse n'a été énoncée. Pourquoi ? Parce que les esprits avaient vécu longtemps dans une économie dite socialiste qui semblait merveilleuse dans la mesure où on ignorait tout de sa réalité, et que non seulement cette économie socialiste s'est effondrée, mais que ceux qui en étaient les tenants, ce sont eux qui ont fait appel aux Chicago-boys, ce sont eux qui ont fait appel aux tenants de l'ultralibéralisme ; et nous avons pu en voir les effets en Union Soviétique. Le problème, donc, est que même ceux qui font les dénonciations les plus violentes du néolibéralisme sont incapables de dire : « voici une autre formule ! ». Et à mon avis, le vrai problème est que, en fait, il commence à être possible, non pas de délibérer sur une autre formule, mais plutôt sur un modèle pluriel, sur quelque chose qu'on appelle économie plurielle, ce que certains de mes amis, du reste, essaient de développer... une économie qui ferait sa part au jeu de la concurrence et au jeu du capitalisme, mais qui, en plus, développerait des institutions nouvelles, une économie mutualiste, une économie solidaire, le commerce équitable même. Le commerce équitable dont on sait qu’il peut être perverti, mais dont l'idée reste absolument féconde, de même que les micro-crédits. Je pense qu'il y a une élaboration encore très timide d'une sorte de pluralité et que la conscience naît que ce qui manque, désormais, c'est un type de régulation de l'économie qui existait dans les états nationaux, qui n'existe plus et qu'il faudrait essayer de pouvoir instituer au niveau planétaire, mais là se pose le problème : il manque une autorité représentative, capable d'opérer cette régulation. Autrement dit, on arrive toujours au cercle vicieux : on est en cours d'élaboration d'une société monde qui, à mon avis, si elle apparaît, ne se fera pas du tout sur le modèle des sociétés nationales avec un Etat national en gigantesque, mais qui devrait connaître des instances de décisions plurielles, une instance pour, par exemple, la biosphère, une instance pour l'économie, etc. Mais enfin on en est loin. Nous sommes dans une période où les propositions que l'on peut faire sont encore utopiques, mais ou simplement cette économie plurielle commence à se former. En ce qui concerne les ONG, c'est très juste, les ONG en général portent en elles cette conscience planétaire et le paradoxe est que les multinationales portent en elles, désormais une efficacité et donc une responsabilité planétaire. Du reste, certains dirigeants d'ONG semblent manifester un sens de cette responsabilité. Une hirondelle ne fait pas le printemps, mais là aussi il y a dans le jeu des interactions, des tendances et des contre-tendances. Il faut favoriser l'émergence de tout ce qui pourrait favoriser une économie plurielle. Actuellement, les multinationales qui, par nature, tendent à s’assurer un monopole, nous trouvent dans une situation d'impuissance totale. Les Etats-Unis avaient eu des lois anti-trust, mais la planète n'a rien de semblable qui puisse en quelque sorte assurer la même fonction. Pour ce qui concerne les capacités d'absorption et de digestion du capitalisme, c'est incontestable, il est en train, par exemple, de digérer l'écologie. Pendant tout un temps, que signifiait le problème écologique ? Ça signifiait des taxes pour les pollutions, ça signifiait des prohibitions de polluer, ça signifiait toute une série de contraintes, etc., et, finalement, apparaît une économie d'entretien de la

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biosphère. Et, là aussi, je pense que la gravité et l'ampleur des périls et des problèmes écologiques qui se trouvent posés à nous, offre au capitalisme un espace d’appropriation : nos grandes surfaces ont désormais chacune un rayon d'agriculture biologique et de commerce équitable... nous voyons très bien que l'intégration a commencé. Mais je reste avec cette idée qu’il faut que s'élabore et s'expérimente l'hypothèse d'économies plurielles. Je ne suis pas sûr de m'intéresser aux histoires du commerce équitable, parce que non seulement j'ai vu des réussites difficiles, ne serait-ce que, par exemple, dans le cas du petit producteur de café mexicain, pour briser la résistance très violente des coyotes, les intermédiaires qui rachètent à très bas prix le café pour le revendre assez cher aux grands importateurs : il peut y avoir des perversions dans le système. Mais enfin, nous avons des directions et c'est quelque chose de planétaire, c'est quelque chose qui fournit au petits producteurs d'Afrique ou d'Asie des débouchés dans les économies du monde occidental. Par rapport à la première question, sur ces résistances : moi, il s'est trouvé que… je me suis trouvé résistant, dans des conditions qui s'imposaient. Puis, à un moment donné, je me suis considéré comme résistant au stalinisme et je me suis considéré comme résistant à des formes de barbarie qui déferlent aujourd'hui, pas seulement les vieilles barbaries mais la nouvelle barbarie technique du calcul glacé... Je crois qu'il y a toujours une petite fenêtre d'espérance…Je vois que les processus probables sont très mauvais, qu’ils vont probablement déboucher sur des catastrophes, mais je pense que, dans le probable, précisément, l'improbabilité demeure et que demeure la possibilité de métamorphose... Et il n'y a pas que la possibilité de métamorphose, il y a d'autres improbabilités... il y a le fait que, dans certaines conditions, des idées nouvelles, marginales, peuvent se diffuser à une vitesse extraordinaire avec une très grande ampleur, comme par exemple une prolifération virale ou bactérienne. Je pense que je ne suis pas seulement un résistant : je suis un espérant... mais dans les limites que je donne à ce terme d'espérance. L'Europe, Maintenant. l'Europe vit aujourd'hui une crise, pas une seulement une crise, mais une contradiction vitale. Elle a besoin de s'approfondir, c'est à dire d'avoir des institutions qui permettent en quelque sorte de prendre des décisions et de ne pas être paralysée et, en même temps, elle a besoin de s'élargir parce qu'il est tout à fait naturel que toutes les nations qui ont été arbitrairement mises hors de l'Union Européenne du fait qu'elle étaient sous l'hégémonie soviétique fassent partie de l'Europe ; et, d’un point de vue plus large, je pense à la Turquie : la Turquie a participé à l'histoire européenne dès l'alliance avec François 1er, pas seulement en temps qu'ennemie des chrétiens, mais en tant qu'alliée de la France… anglais et français se sont alliés avec la Turquie contre la Russie, dans la guerre de Crimée. Pour moi, l'espace européen n'est pas un espace à frontières, c'est un espace à culture, avec, aujourd'hui, un élément fondamental : démocratie, liberté, tolérance... L'Europe est une chose d'origine chrétienne, mais absolument post chrétienne à partir du moment où a jaillit l'humanisme laïque européen. La chose grave, c'est qu'il y avait une soif d'Europe, aussi bien en Pologne qu’en Tchécoslovaquie et ailleurs, après l'effondrement du mur de Berlin, mais que l'Union Européenne qui s'était strictement formée et cantonnée sur le plan économique, les a repoussé en disant : « vous n'êtes pas capables d'entrer économiquement chez nous ! », au lieu de comprendre qu'il fallait créer un organisme confédératif ayant un sens politico-culturel. Il y a d’ailleurs eu un projet dans ce sens là, qui a échoué. Je me souviens, j'étais à Prague, il y a eu une réunion qui a été sabotée. Bref, dans cette crise actuelle de l’Europe, comment approfondir et élargir à la fois ? c'est apparemment incompatible ! Je dirais qu'il y a au moins une voie provisoire : que les quelques pays décidés à approfondir, c'est à dire à accepter une règle commune et un mode de décision qui puisse ne pas être paralysé, le fassent. Ensuite, les autres quand il le voudront et qu'il le pourront, suivront. Je pense qu'on peut continuer l'élargissement tel qu'il se fait sur le plan économique, mais je pense aussi qu'on doit faire l'approfondissement politico-culturel, là où il peut être fait. Mais le grand problème, c'est que l'Europe est partie d'un élan, d'un élan qui était après une guerre mondiale suicidaire : la paix, une aspiration très profonde à la paix. Et dans un deuxième temps, du fait qu'il y avait un énorme empire soviétique à côté, la volonté de sauver les liberté, même restreintes, qui existaient. Et puis il y a eu la génération des esprits européens, qui étaient tous marqués par la guerre : or ces gens se sont éteints, ils sont morts, remplacés par des générations de politiques soumis à l'immédiat, dans le pragmatique, dans le au-jour-le-jour... et le souffle européen ne vient pas. Il ne vient pas de ce personnel politique, quel que soit le parti d'ailleurs, il n’y a pas ce souffle. Et je pense que, s'il n'y a pas de souffle nouveau, le sens

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à nouveau de la mission de paix, pas de la même paix que celle qu'on voulait affirmer après les ravages de la guerre mondiale, mais d'une paix devant ces menaces de conflits énormes qui se profilent dans le réseau, devant les nuages qui s'accumulent. Alors ce message de paix, le porter désormais vers le monde, dire : « évitons la guerre de civilisations, de cultures ou de religions ! », apporter un message qui ne peut être que celui de la liberté interne et cette liberté interne, je pense, suppose l'intégration de populations d'origines très diverses, qui toutes accepteraient le principe de laïcité. Bref si l'Europe est capable de dire -mais il faudrait qu’elle dispose d’une force politico-culturelle- qu'il y a un nouveau message à apporter, parce que s'il y a un message éducatif à porter, ce n'est pas seulement à travers les très utiles programmes Erasmus et autres, c'est aussi par cette réforme de la pensée de l'enseignement, par la régénération du souffle humaniste de la Renaissance, à nouveau portant les esprits ; s’il y avait une stimulation politique et culturelle dans ce sens là, l'Europe pourrait essayer de se ranimer. Actuellement on vit en Europe, je crois, une tragédie. Je ne désespère pas totalement, mais j'ai l'impression que le Titanic est en train de sombrer. Bien sûr, la réussite économique y est, il y a l'euro... Et on discutera pour savoir si il faut qu'il soit fort ou si il faut qu'il soit faible, mais à mon avis, ce n'était pas ça l'Europe, encore que, une monnaie commune et un passeport commun apportent effectivement de la conscience commune. Mais la grande tragédie de l'Europe, c'est que c'est une communauté de destin qui semble de plus en plus avoir un sens, face à ces énormes continents et ses forces énormes dans le monde, et nous n'avons pas conscience de cette communauté de destin. Du reste, les communautés de destin se construisent toujours sur le passé, sur l’idée que nos pères et nos grands-pères et nos anciens ont eu ce destin-là qu'ils nous ont transmis ; c'est pour ça que les nations ont une forte communauté de destin, maintenant encore en période de paix. Aujourd’hui, le destin de l'Europe, c'est son futur. Or, une communauté de destin, on en est conscient dans le passé, on n'en est pas conscient dans le futur. Le nécessaire travail de conscientisation n'est pas fait. Je ne peux que constater la carence des politiques et des intellectuels...

Applaudissements prolongés

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Conclusion Marie José Avenier L’heure est venue de conclure ce passionnant Grand Débat qui nous a tous aidés à enrichir les textures de nos cultures par cet ‘Esprit de Reliance’, à travers ces divers tissages et entrelacs qu’ont su colorer pour nous de multiples façons, nos cinq conférenciers, stimulés par vos questions et commentaires. N'est-ce pas par ces reliances que se tressent à l'aube du XXI° siècle les cultures civilisatrices entrelaçant notre ‘Terre-Patrie’ ? Avec l’équipe d’animation du Réseau Intelligence de la Complexité, je vous remercie toutes et tous de votre riche participation à ce Grand Débat. Comme par le passé, nous nous efforcerons de continuer à avancer au fil de la prochaine année en reliance, par de multiples interactions et rencontres, chemin faisant.

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