dossier japon

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Cahier du « Monde » N˚ 20574 daté Jeudi 17 mars 2011 - Ne peut être vendu séparément Vieillissante, refermée sur elle-même, quelle place la société japonaise pourra-t-elle offrir aux jeunes générations ? Pages VI-VII Après une décennie de stagnation, le Japon doit compter avec les ambitions du rival chinois, mais sa capacité d’innovation reste intacte Pages IV-V D’Hiroshima à Fukushima, une course à l’expansion jalonnée de catastrophes naturelles et d’errements politiques Pages II-III a Les leçons de l’Histoire a Les défis sociaux Dans un entretien au « Monde », le grand écrivain rappelle la mémoire de toutes les victimes du feu nucléaire et le devoir d’y être fidèle Page VIII T rès vite, les Japonais ont été fixés sur l’ampleur de la tragé- die qui les a frappés, le 11 mars, à 14 h 46 : le pays était confron- té, leur a dit le premier minis- tre, Naoto Kan, à sa crise la plus grave depuis 1945. Soixante-six ans après la seconde guerre mondiale, dont le Japon sortit vaincu, anéanti par l’arme ato- mique, la fragilité de l’Archipel est à nou- veau mise à nu par le défi nucléaire et le fléau de la destruction. Entre ces deux tragédies, le Japon s’est transformé en une puissance qui a stupé- fié le monde par sa capacité d’innovation, le dynamisme de ses industries automobi- le et électronique, le raffinement de son esthétique. Il lui a fallu à peine plus de deux décennies, après la capitulation, en 1945, pour accéder, dès 1968, au rang de deuxième économie mondiale derrière le géant américain. Aux Etats-Unis, l’ascen- sion du Japon et sa soif d’acquisitions sont même parvenues à nourrir, dans les années 1980, une paradoxale paranoïa. Trop vite, trop fort ? L’éclatement de la bul- le financière, en 1991, a brisé l’élan de cette spectaculaire odyssée et ouvert la voie à la fameuse « décennie perdue ». Leur supé- riorité mise à mal, le doute s’est emparé des Japonais. Jusqu’à ce jour de 2010 où, symbole du retournement, le grand voi- sin chinois, celui avec lequel tant de contentieux restent enfouis, a ravi à l’ar- chipel nippon la place de deuxième écono- mie mondiale. Puissance fragile, le « Japon ambigu » du Prix Nobel de littérature Kenzaburo Oé trouvera-t-il, dans l’impressionnante cohésion de sa société et dans son génie industriel, les ressorts pour rebondir ? Alors que les familles cherchent encore leurs disparus dans la dévastation du tremblement de terre et du tsunami du 11 mars, alors que les autorités essayent désespérément de maîtriser la situation dans la centrale nucléaire de Fukushima endommagée par le séisme, nous avons cherché, dans l’histoire récente du Japon et dans les caractéristiques de son évolu- tion, les raisons d’espérer. Elles sont nombreuses. En dépit d’une classe politique incapable de faire émer- ger l’alternance, malgré un système éduca- tif à contre-courant de la dynamique d’ouverture de la mondialisation et une courbe démographique inquiétante, le Japon reste à la pointe de l’innovation technologique et finance sa dette grâce à l’épargne populaire. La culture et la mode de sa jeunesse entraînent toute l’Asie. Il faut lire l’entretien que nous a accordé Kenzaburo Oé : la grande leçon à tirer d’Hi- roshima, rappelle-t-il, « c’est la dignité de l’homme ». p Japon une puissance fragile a L’atout économique aKenzaburô Ôé, la conscience Tokyo, vendredi 11 mars 2011. FENG WUYONG/XINHUA

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Page 1: Dossier Japon

Cahier du « Monde » N˚ 20574 daté Jeudi 17 mars 2011 - Ne peut être vendu séparément

Vieillissante, refermée sur elle-même,quelle place la société japonaise pourra-t-elleoffrir aux jeunes générations? Pages VI-VII

Après une décennie de stagnation, le Japon doitcompter avec les ambitions du rival chinois, maissa capacité d’innovation reste intacte Pages IV-V

D’Hiroshima à Fukushima, une courseà l’expansion jalonnée de catastrophes naturelleset d’errements politiques Pages II-III

a Les leçons de l’Histoire a Les défis sociauxDans un entretien au « Monde », le grand écrivainrappelle la mémoire de toutes les victimes du feunucléaire et le devoir d’y être fidèle Page VIII

Très vite, les Japonais ont étéfixés sur l’ampleur de la tragé-die qui les a frappés, le 11 mars,à14 h 46 : le pays était confron-té, leur a dit le premier minis-tre, Naoto Kan, à sa crise la

plus grave depuis 1945. Soixante-six ansaprès la seconde guerre mondiale, dont leJaponsortit vaincu,anéanti par l’arme ato-mique, la fragilité de l’Archipel est à nou-veau mise à nu par le défi nucléaire et lefléau de la destruction.

Entre ces deux tragédies, le Japon s’est

transformé en une puissance qui a stupé-fié le monde par sa capacité d’innovation,ledynamisme de sesindustries automobi-le et électronique, le raffinement de sonesthétique. Il lui a fallu à peine plus dedeux décennies, après la capitulation, en1945, pour accéder, dès 1968, au rang dedeuxième économie mondiale derrière legéant américain. Aux Etats-Unis, l’ascen-sion du Japon et sa soif d’acquisitions sontmême parvenues à nourrir, dans lesannées 1980, une paradoxale paranoïa.Tropvite, trop fort ? L’éclatement de la bul-

le financière, en 1991, a brisé l’élan de cettespectaculaire odyssée et ouvert la voie à lafameuse « décennie perdue ». Leur supé-riorité mise à mal, le doute s’est emparédes Japonais. Jusqu’à ce jour de 2010 où,symbole du retournement, le grand voi-sin chinois, celui avec lequel tant decontentieux restent enfouis, a ravi à l’ar-chipel nipponlaplace de deuxièmeécono-mie mondiale.

Puissance fragile, le « Japon ambigu »du Prix Nobel de littérature Kenzaburo Oétrouvera-t-il, dans l’impressionnante

cohésion de sa société et dans son génieindustriel, les ressorts pour rebondir ?Alors que les familles cherchent encoreleurs disparus dans la dévastation dutremblement de terre et du tsunami du11 mars, alors que les autorités essayentdésespérément de maîtriser la situationdans la centrale nucléaire de Fukushimaendommagée par le séisme, nous avonscherché, dans l’histoire récente du Japonet dans les caractéristiques de son évolu-tion, les raisons d’espérer.

Elles sont nombreuses. En dépit d’une

classe politique incapable de faire émer-gerl’alternance, malgré un système éduca-tif à contre-courant de la dynamiqued’ouverture de la mondialisation et unecourbe démographique inquiétante, leJapon reste à la pointe de l’innovationtechnologique et finance sa dette grâce àl’épargne populaire. La culture et la modede sa jeunesse entraînent toute l’Asie. Ilfaut lire l’entretien que nous a accordéKenzaburo Oé: la grande leçon à tirer d’Hi-roshima, rappelle-t-il, « c’est la dignité del’homme». p

Japonune puissance

fragile

a L’atout économique aKenzaburôÔé,laconscience

Tokyo,vendredi 11 mars 2011.FENG WUYONG/XINHUA

Page 2: Dossier Japon

On sait désormais depuisquelques joursque l’histoi-re du Japon contemporains’inscrit entre deux événe-ments dramatiques : l’été1945, fin d’une guerre dont

le Japon sort vaincu, anéanti et atomisé, etle désastre du « grand séisme du Tohoku-Kanto», qui a frappé le pays le 11mars 2011et déclenché une crise nucléaire majeure.

Cette période historique peut sedécliner chronologiquement en troisséquences assez clairement différentes.

De septembre 1945, début de l’occupa-tion américaine, au 28 avril 1952, date dutraité de San Francisco qui marque leretour de l’indépendance formelle dupays, l’Archipel dévasté se rétablit peu àpeu dans une atmosphère de libéralisa-tion des mœurs politiques sous le contrôledes autorités d’occupation alliées, puis derépressions politique et syndicale à partirde l’automne 1948, sur fond de montée destensions liées à la guerre froide et à laguerre en Corée.

De 1952 à 1991, l’économie se redresse et,en une quarantaine d’années, le pays courtde miracle en miracle. Tous les indicateurséconomiques sont au vert. C’est l’heure dela haute croissance dans les années 1960,puisdesfrictionscommercialesaveclespar-tenaires de l’Archipel dans les années 1980.Dans le secteur électronique notamment,lesproduitsjaponaisinondentlespaysocci-dentaux. C’est l’heure du Japon « troisièmegrand » (pour le journaliste du MondeRobert Guillain), puis du Japon « médailled’or » (selon l’auteur américainEzra F. Vogel). Avec une classe moyennenombreuse et conformiste, le pays paraîtd’une solidité à toute épreuve. Les expertsétrangers se rendent dans l’Archipel admi-rer les recettes du «modèle» japonais.

Puis, à peine le nouveau modèle « toyo-tiste» est-il identifié que la conjoncture seretourne à partir de 1991: la bulle explose,la croissance se ralentit, devient « molle »,comme en Europe. Le pays entre dans l’èred’une « économie mature». Démographi-quement, il vieillit. Les inégalités se creu-sent. Les structures socio-économiquesquiavaient faitsaforcese délitent.Lespoli-tiques de relance par le déficit budgétaire

sont inefficaces. Les tentatives de purgesnéoconservatrices du début des années2000 n’apportent que plus de précarité etsont massivement rejetées par le corpsélectoral en 2009.

«Soft power»Reconstruction, expansion, crise. Cette

histoire n’est finalement pas très différen-tede celledeséconomiesd’Europeocciden-tale, même si les contrastes sont certesplus violents. Le retournement de laconjoncturese produitenEuropeaudébutdes années 1970 avec les chocs pétroliers,inaugurant un cycle d’expansion ralentie.Il intervient au Japon vingt années plustard. La montée de la globalisation impo-sée par les Anglo-Saxons depuis les derniè-

res années du XXe siècle, déstabilise leJapon comme l’Europe.

Durant ces soixante-six années, le paysa dû faire un certain nombre de choix, cer-tains imposés par le contexte, d’autresplus librement consentis. Surleplangéos-tratégique, le Japon a été contraint par lesEtats-Unis, puissance victorieuse et occu-pante, de choisir l’option de la soumissionà la politique décidée à Washington. Iln’avait d’ailleurs guère le choix. En 1952,les Etats-Unis imposent au Japon un traitéd’« indépendance en trompe-l’œil » agré-menté d’un traité de sécurité qui arrime leJapon à la politique anticommuniste amé-ricaine. Les Etats-Unis disposent de basesmilitaires en grand nombre sur le territoi-re japonais. Comme lors des traités iné-gaux signés au milieu du XIXe siècle, quiimpliquaient l’existence de concessionspour les étrangers, ces bases disposentd’un statut d’extraterritorialité et le gou-vernement japonais n’a pas le droit d’enexiger la restitution.

Du coup, le Japon deviendra un géantéconomique et un nain politique. Incapa-ble de se projeter sur le théâtre internatio-nal autrement que par son industrie oul’aide au développement, qu’il accorded’ailleurs assez généreusement, le Japondevient du coup peu audible et continuedepasserauxyeux dumondepourunsim-ple vassal des Etats-Unis. Rares sont les ini-tiatives prises par Tokyo qui recueillent lemoindre écho.

Le pays profite certes de la guerre deCoréepourrelancer sa machineindustriel-leetsert debasearrièreàlaVIIe flotteaméri-caine durant la guerre du Vietnam. Mais sapolitique étrangère durant la période estsoumise au bon vouloir de Washington.Pratiquement sommé par les Etats-Unisde reconnaître officiellement la Corée duSuden 1965, Tokyo reconnaîtPékin en1972après avoir reçu le feu vert américain.Washington exige sa participation finan-cière à la guerre du Golfe, en 1991, puisquesa Constitution lui interdit d’envoyer destroupessur desthéâtres d’opérations exté-rieurs. En Afghanistan et en Irak, le Japonfournit un appui logistique modeste auxEtats-Unis, et envoie même des « troupes-non combattantes » en Irak dont l’efficaci-

L’histoire du Japon est jalonnée de catastrophes naturelles ou politiquesdont le pays s’est toujours relevé grâce à son dynamisme économiqueet à sa cohésion sociale. Mais la course à l’expansion a ses limites

Miracleseteffondrements

Osaka

Kobe

KyotoNagoya

Sendai

Fukuoka

Hiroshima

Kitakyushu

Sapporo

Tokyo

HOKKAIDO

HONSHU

KYUSHU

SHIKOKU

J A P O N

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yukyu

(Nan

se

i-Sho

to)

250 km

378 000 km2

127 millionsd’habitants

1945 Bombes nucléaires surHiroshima et Nagasaki ;capitulation sans conditions1945-1952 - Occupationaméricaine1955 Adhésion au Fondsmonétaire international1956 Adhésion à l’ONU1964 Jeux olympiques deTokyo ; inauguration duShinkansen (train à grandevitesse)1968-1988 Le Japon devientla 2e économie mondiale

1988-1990 Eclatement de labulle spéculative immobilière,début de la « décennie perdue »(stagnation économique etdéflation)1995 Tremblement de terreà Kobe (6 433 morts), attaqueau gaz sarin à Tokyo2002 Organisation de laCoupe du monde de footballavec la Corée du Sud2011 Tremblement de terre ettsunami dans l’est du pays.Accident nucléaire deFukushima.

D’Hiroshima à Fukushima

Les partis politiques

SOURCE : PARLEMENTDU JAPON ; LE MONDE

Chambre des représentants(Elections de 2009)

Chambre des conseillers(Elections de 2010)

Parti social-démocrateParti communiste Parti démocrate

Nouveau KomeiParti libéral-démocrateDivers

DossierJapon

Septembre 1945: le généralaméricain Douglas McArthuret l’empereur Hiro Hito. AP

Pierre-FrançoisSouyriHistorien, auteur de « Nouvellehistoire du Japon» (Perrin, 2010)

Hiroshima, 6 août 1945. Les Etats-Unis ont recours à la bombe nucléaire pour la première fois dans l’histoireet contraignent le Japon, après quatre années de guerre, à capituler sans conditions. AP

II 0123Jeudi 17 mars 2011

Page 3: Dossier Japon

TokyoCorrespondant

L e Japon a une leçon à tirer dudésastrequile frappe:lacour-se aveugle à l’expansion a

atteint un point limite. L’éclate-ment de la bulle financière, audébut des années 1990, avait faitvoler en éclats l’espoir d’une crois-sance exponentielle dont le pays,ressuscité des décombres de laguerre au prix d’un effort humainénorme, se berçait. En 1995, le séis-me de Kobe rappelait que la foi enla résistance aux forces telluriquesque les dirigeants entretenaientauprès de la population était engrande partie illusoire.

L’Archipel,quis’étaitdéjàdécou-vert vulnérable à une crise externe(pétrolière en 1973, financière en1990), reprenait conscience de sasituation sur la « ceinture de feu »du Pacifique. Sa population lesavait depuis la nuit des temps. Cequ’elle ignorait, en revanche, c’est

que l’inconséquence de ses diri-geantsavait aggravésavulnérabili-té géographique en lui faisant cou-rir un nouveau risque : être victi-me d’un nuage radioactif. L’hom-me ne peut guère se prémunircontreleréveildesforcesdelanatu-re; en revanche, il est maître d’unepolitique tenant davantage comp-te d’enjeux économiques que de lasécurité d’une population.

Les Japonais avaient eu unavant-goût de l’appétit, aussi vora-ce qu’aveugle, de leur système éco-nomique avec les grandes mala-dies de la pollution des années1970, comme à Minamata, empoi-sonné par le mercure déversé dansla mer. Les vies de milliers d’hom-mesetdefemmes, mortsou handi-capés à vie, avaient été sacrifiées àla croissance en raison d’une cou-pable indifférence au principe deprécaution. Aujourd’hui, d’autrespayent un lourd tribut à une politi-que qui n’a pas pris en compte demanière adéquate les dangers de laproduction d’électricité d’originenucléaire dans un pays à forte acti-vité sismique. En toile de fond à cedésastre se pose la question de lagestion politique du Japon aucours de ces dernières décennies.

Depuis 1955, le Parti libéral-démocrate (PLD), d’abord franche-ment conservateur puis rassem-blant des sensibilités allant de ladroite au centre gauche et repré-sentant les intérêts de clientèlespolitiques, domine. C’est sous sonégide que le Japon est devenu ladeuxième puissance économiquedu monde à la fin des années 1960.

Pendant ces décennies, la gau-che socialiste et communiste ajoué un rôle de contrepoids sansjamais accéder au pouvoir. Ladémocratie japonaise n’a jamaisconnu de véritable alternance dupouvoir (à l’exception d’une brèvetraversée du désert du PLD en1993-1994). L’hégémonie du PLD anéanmoins porté ses fruits : lacroissance s’est traduite par l’amé-lioration générale du niveau devie. Grâce à sa machine politique,le jeu des clientèles et une savanterépartition du pouvoir entre sescaciques, le PLD a fait preuve d’uneextraordinaire capacité d’adapta-tion. Il a aussi engendré collusion,corruption et fiefs politiques héré-ditaires.

Lacrise des années1990, déclen-chée par l’éclatement de la bullefinancière, suivie par une réces-sion de près de dix ans, a commen-cé à enrayer la machine du PLD :sontapparuesstagnationéconomi-que, montée des inégalités et de laprécarité. Le parti de la croissanceperdait du terrain. Le déclin futstoppé par la politique-spectacledu premier ministre populisteJunichiro Koizumi (2001-2006) :un style poudre aux yeux, dont onpensa qu’il pouvait donner nais-sanceàunnouveau conservatismeen adaptant mieux l’économie à lamondialisation.

Brandissantl’étendarddesréfor-mes, pourfendant la bureaucratie,crucifiant ses adversaires – étique-tés «forces de résistance» –, le frin-gant premier ministre apportaitunsouffle nouveau danslaviepoli-tiqueetilramenaauPLDunepartiedes abstentionnistes. Une fois lerideau retombé sur ces paillettes,assorties de réformes qui ont sur-tout accentué les inégalités, la viepolitique est entrée dans une nou-velle phase d’apathie, les premiersministres ne restant en place guèreplus d’une année en moyenne.

Tandis que la gauche socialistedéclinait, une nouvelle formationd’opposition, le Parti démocrate duJapon (PDJ), apparut comme uneforce d’alternance après avoir long-tempsmanquédecrédibilitéenrai-son de l’hétérogénéité des forcesqui le composent (transfuges ducamp conservateur, ex-socialisteset syndicalistes).

Après sa victoire aux électionssénatoriales de juillet 2007, le PDJparaissait en position de peserdavantage sur les choix politiquesnationaux. Et, finalement, l’électo-ratluidonnauneconfortablemajo-rité aux législatives d’août 2009.L’une des causes de la défaite duPLD tint au sentiment que le pou-voir politique était indifférent auxdifficultés rencontrées par la majo-rité et en particulier aux inégalitéssociales montantes.

UnJapon à«deuxvitesses» étaitapparu : performance dans ledomaine de la production, avec dessecteurs ultra-compétitifs (roboti-que, écrans plans, caméras numéri-ques, puces électroniques), stagna-tion ailleurs ; revenus en haussepourlesunsetmontéedelaprécari-té pour beaucoup de jeunes ; pôlesde croissance autour des grandesvilles au détriment de régions sedépeuplant et dépérissant.

Les espoirs de changementfurent déçus : dix mois après sonaccession au pouvoir, le premierchefdegouvernementdel’alternan-ce, Yukio Hatoyama, devait quitterle pouvoir, emporté par la crise malgérée du déplacement d’une basemilitaire américaine à Okinawa. Il aété remplacé par Naoto Kan, égale-ment démocrate, rapidement enchute libre dans les sondages etcontesté au sein de son parti.

A la veille duplus grand désastrequ’aconnu le pays depuis laguerre,le Japon peinait à se réinventer. Samachine productive restait trèscompétitive dans des secteurs depointe et sa société d’une stabilitéenviable, mais sa classe politiquene paraissait guère à la hauteur desattentes de la population. Aujour-d’hui, les Japonais ne peuvent plusse contenter de gouvernementsqui naviguent sans boussole.p

Philippe Pons

té a sans doute été voisine de zéro.Rarement une diplomatie moderne

aura rencontré autant d’échecs que celledu Japon contemporain. Certes, le paysn’est en guerre avec personne. Mais deuxtiers de siècle après la défaite, Tokyo restel’objet du mépris de son principal allié, lesEtats-Unis, au mieux de sa condescendan-ce. Le Japon a longtemps réclamé un siègeau Conseil de sécurité des Nations unies–ce qui, vu sa contribution considérable aubudget de l’ONU, n’était pas en soi illégiti-me – et s’est heurté au refus définitif deWashington.ApeuprèsignoréparlesEuro-péens,incapabledes’entendreavecsonvoi-sin russe sur une frontière communémentadmise, suscitant encore beaucoup d’anti-pathie chez son voisin sud-coréen, menacéde ses fusées par Pyongyang, tenu à distan-cepar une Chineprompteàraviver lescica-trices de la guerre, le tableau peut paraîtresombre mais renvoie à une réalité souventoblitérée par un optimisme de bon aloi.

Incapabledesetransformerenpaysvéri-tablement indépendant, le Japon s’est ducoup mué en soft power, c’est-à-dire en unpaysqui peutuserd’unecertaineinfluencesans jamais rechercher la confrontation.Devenu la deuxième puissance exportatri-ce debiens culturels derrière les Etats-Unis,le Japon inonde l’imaginaire des adoles-cents occidentaux. Le gouvernement cher-che depuis les années 2000 à imposerl’image d’un « cool Japan » pour redresserune image pas toujours positive, notam-ment dans le reste de l’Asie orientale. Maisle pays ne fera pas, à terme, l’économied’une révision complète de sa politiqueinternationale.

Difficultés économiques, indépendancepolitique en trompe-l’œil, vieillissementdémographique, les nuages s’accumulentcertes sur un pays qui comporte pourtant,malgré les difficultés, encore de nombreuxatouts. Le premier, c’est la présence d’unréservoir de population de niveau éducatif

supérieur largement sous-employé : lesfemmes. Elles possèdent globalement unpotentiel créatif considérable pour peuquel’Etatetles entreprisesleurpermettentd’exercerleurstalentsdemanièrepluseffi-cace au service de la collectivité. La «décen-nie perdue », celle des années 1990, ne futsans doute pas perdue pour les femmesqui jouent un rôle social, économique etcréatif bien plus considérable en2005-2010 qu’une vingtaine d’années plustôt. Les mentalités ont, de ce point de vue,évolué dans la société civile plus vite qu’ausommet de l’Etat.

Solidarité et ténacitéPar ailleurs, le Japon est au cœur d’une

zone en pleine expansion. Après les quatrepetits « Dragons » dans les années 1980,l’Asie du Sud-Est dans les années 1990, etsurtout la Chine dans les années 2000 etbientôt l’Inde, l’Archipel est à proximité depays qui forment une zone hautementattractiveenévolutionconstante.Certes, lePNB de la Chine dépasse celui du Japon fin2009, détrônant celui-ci de la 2e place qu’iloccupait depuis quarante années.

Mais la croissance de ces pays contribueà tirer l’économie japonaise qui, dans lesannées 2000, a su mieux jouer de la mon-

téeen puissance deses voisins que les Occi-dentaux en général. Enfin, le Japon restel’un des lieux d’innovation les plus dyna-miques dans le monde et les entreprisesjaponaises sont souvent, dans leur secteur,parmi les plus créative.

Mais l’essentiel est peut-être ailleurs: lelien social tient toujours malgré la crise quihandicape l’Archipel depuis une vingtained’années. Certes le pays connaît un nom-bre grandissant de précaires, de sans-abrietla sociétéestplus injustequ’ellene l’étaità la fin des années 1980. Mais elle ne s’effri-te pas. Pas de crise des banlieues, pas demontée significative de la délinquance oude hausse alarmante du nombre de chô-meurs. Sur le plan social, l’Archipel dudébut du XXIe siècle semble mieux résisterà la crise que la plupart des sociétés euro-péennes,cequiestensoiungagepourl’ave-nir. Le pays a su, malgré la dérégulation,maintenir une certaine qualité de vie. LeJapon restait, jusqu’à ces derniers jours, unexemple d’économie à faible croissancequi ne décline pas. Les vieilles valeurs desolidarité, de ténacité, qui ont fait la forcede ce pays sont intactes.

C’est cette force qui lui permet de tenir,depuis le 11 mars, devant l’ampleur dudésastre auquel il est confronté.p

Laviepolitiqueestentréedansunephased’apathie,lespremiersministresnerestantenplaceguèreplusd’uneannée

Une politiquesans boussoleDepuis 1955, un pouvoir peu à peu sclérosén’a pas su éviter un Japon à deux vitesses

JaponDossier

17 janvier 1995: tremblementde terre à Kobe. STRNEWS/REUTERS

15 mars2011: le premier ministreNaoto Kan face à la plus gravecrise depuis 1945. JIJIPRESS/AFP

LePLD afait preuved’uneextraordinairecapacitéd’adaptation.Ilaaussi engendrécollusion,corruptionetfiefs politiqueshéréditaires

III0123Jeudi 17 mars 2011

Page 4: Dossier Japon

TokyoCorrespondance

La tragédie qui frappe le Japon ence mois de mars suscite desinterrogations sur l’avenird’une économie qui, en 2010, aréalisé une croissance de 3,7 %– la meilleure performance des

pays du G8 –, et qui avait commencé lanouvelle année de manière plutôt positi-ve. C’était jusqu’au séisme qui a dévasté larégion du Tohoku. Combien coûtera lareconstruction ? 10 000 milliards de yens(87,5 milliards d’euros), comme l’évo-quent certains analystes, et 3 points decroissance ?

Il est certainement trop tôt pour ledire. Mais une chose paraît certaine : ledrame porte un nouveau coup à une éco-nomie qui a par ailleurs connu un tour-nant symbolique en 2010. Au terme d’unetrentaine d’années de développement àmarche forcée, la Chine a ravi au Japon ladeuxième place dans le classement deséconomies mondiales, une position qu’iloccupait depuis 1968.

En septembre 2010, ce passage detémoin avait incité l’éditorialiste KoichiNishioka, du quotidien économiqueNihon Keizai, à titrer un de ses articles « Lerêve d’hier de dominer les Etats-Unis estrepris par la Chine». Il faisait ainsi référen-

ce à la couverture du magazine Toyo Kei-zai datant du 8 juin 1991, qui était barréede la mention : « Le jour où le produitnational brut japonais dominera le mon-de ». Dans ce numéro, 19 experts prédi-saient qu’en 2010, l’Archipel aurait dépas-sé les Etats-Unis en termes de richesseaccumulée.

Ils se trompaient. Les vingt années quiont suivi leurs oracles ont été deux décen-

nies de relative stagnation, marquées parun enchaînement de plans de relance quiont alimenté un endettement qui s’élèveaujourd’hui à plus de 200 % du produitintérieur brut (PIB), des pressions défla-tionnistes persistantes, une bipolarisa-tion lente mais régulière d’une sociétépar ailleurs vieillissante et à la populationdéclinante. Triste constat, qui fait oublierque le chômage n’a jamais dépassé les5,5 % et que la société japonaise reste unedes plus sûres du monde.

Pourtant, à regarder les résultats desindustriels nippons, il semble que leJapon a encore de quoi tenir son rangdans l’économie mondiale. Au terme del’exercice 2010 clos fin mars, les grandsgroupesmanufacturiers –moteurs de l’ac-tivité nationale car principaux débou-chés de milliers de PME aux compétencesparfois uniques – devraient enregistrerdes profits avant impôt de 8 350 milliardsde yens (73 milliards d’euros), un mon-tant équivalent à 73 % du niveau recordatteint en 2007.

Uneperformance réaliséemalgré lafor-te appréciation du yen – 110 yens pour undollar avant la crise de 2008, 82 yensaujourd’hui. Affirmer que les géants nip-pons ont juste profité des plans de relancedugouvernement serait réducteur. Ils réa-lisent l’essentiel de leurs gainssur les mar-chés étrangers, où le « made in Japan »,avec ses produits qui ont marqué leur épo-que comme le Walkman de Sony, la Priusde Toyota ou encore la console de jeux Wiide Nintendo, bénéficie toujours d’uneimage de qualité et de fiabilité. L’un desprincipaux dépositaires de cette « mar-que », le constructeur automobile Toyota,amême réussiàconserver sa première pla-ce mondiale malgré une crise sans précé-dent marquée par le rappel massif de18millions de véhicules en seize mois.

Les bons résultats de 2010, conjugués àune progression de la rentabilité, mon-trent que Toshiba, Canon et consorts ontsu profiter des années de stagnation pourse transformer, s’adapter à la nouvelledonne internationale. Ils apprennentmême à se jouer des taux de change. Ricohachète ses matières premières avec un lar-ge éventail de monnaies, de l’euro à la rou-pie, en passant par le bath thaïlandais,pour minimiser les pertes liées aux varia-tions des taux de change.

Ces groupes restent par ailleurs à lapointe de l’innovation, ce qui explique enpartiele fait queleJapon conserveun excé-dent commercial avec la Chine et la Coréedu Sud. Les industriels nippons parvien-nent encore à proposer des savoir-faireuniques qui leur permettent de vendre àdes géants de l’électronique comme Sam-sung des petites « boîtes noires » conte-

nant une technologie qu’ils sont les seulsà maîtriser, indispensable au fonctionne-ment des appareils les plus à la mode.

Dans la compétition mondiale, lesgéants de l’Archipel occupent des placesenviables dans plusieurs secteurs-clés :l’électronique grand public, l’automobile,la robotique ou encore les technologiesenvironnementales. Cette avance a étéacquise grâce à une politique volontaristede soutien à l’innovation, en laquelle leJapon a toujours cru depuis l’ère Meiji(1868-1912) qui l’a vu s’ouvrir au monde.

Aujourd’hui, Tokyo investit 3 % du PIBdans la recherche et développement. Les« pôles de compétitivité » existent auJapon depuis plusieurs décennies. Et lesentreprises suivent, même si elles doi-vent faire face à une compétition accruevenue de Chine ou de Corée du Sud.

Cette capacité d’innovation fait duJapon le premier pays en termes de dépôtde brevets, devant les Etats-Unis et laChine. Cela lui permet de maintenir uneavance qui peut parfois se retournercontre lui. Certains produits ne sont ven-dables que dans l’Archipel.

Ce phénomène, baptisé « Galapagos »,trouve son illustration sur le marché destéléphones portables. Les modèles déve-loppés par NEC, Toshiba ou Fujitsu conser-

vent une longueur d’avance sur leursconcurrents étrangers. Bien avant l’arri-vée de l’iPhone d’Apple, ils permettaientdéjà de régler ses achats, de regarder latélévision en haute définition, de surfersur Internet. Mais ils n’ont jamais réussi às’imposer à l’étranger, en partie d’ailleursà cause d’une certaine mauvaise volontédes industriels, qui se satisfaisaient deleur trèsdynamique marché national.Cer-tains estiment aujourd’hui que le rapidedéveloppement des smartphones est unechance pour les groupes japonais de pren-dre une revanche.

Autre manifestation du phénomène

« Galapagos », certains groupes indus-triels ont commis de graves erreurs straté-giques qui leur ont coûté cher. Sony, quidominait le marché des téléviseurs, n’apas cru aux écrans plats. Pour rattraperson retard sur un marché qui a vite explo-sé, il a dû s’allier avec le sud-coréen Sam-sung.

Demême, les industriels japonais n’ontpas senti le potentiel de l’iPhone d’Apple,et le succès de l’appareil du groupe améri-cain reste perçu comme une humiliation.Mais certains ont vu là le moyen d’une pri-se de conscience salutaire.

Le Japon est une puissance industrielleet novatrice et compte bien le rester. Lastratégie de croissance adoptée enjuin 2010 et qui définit les priorités dudéveloppement national à l’horizon 2020accorde une place non négligeable auxnouvelles technologies. L’un des objectifsest de favoriser la création d’un marchédes énergies renouvelables de 10 000 mil-liards de yens (87,5 milliards d’euros) et deporter à 4 % la part du PIB dans la recher-che et développement. p

Philippe Mesmer

Lesbonsrésultats de 2010etune progressionde larentabilité montrent queToshiba, Canonetconsortsontsu profiterdesannées destagnationpoursetransformer

L’économiestagnedepuis plusieurs années,mais les groupes industriels ont susemaintenir à lapointe del’innovation

La force du«made in Japan»

U n séisme, un tsunami, unealerte nucléaire, mais dansl’immédiat pas de cataclys-

me financier annoncé : malgré lescatastrophes en chaîne des der-niers jours, le Japon devrait resterà l’abri d’une crise budgétaire. « Lechoc provoqué par le tremblementde terre de vendredi ne rend pasimminentlerisque d’une crisefisca-le », aainsi estimé l’agence de nota-tion Moody’s, lundi 14 mars.

La question a pourtant toutelégitimité à être posée dans unpays dont les finances sont déjà enpiètre état. Creusée par des plansde relance à répétition censés sti-muler une économie en proie à ladéflation depuis près de vingt ans,la dette publique japonaise dépas-se 200 % du produit intérieur brut(PIB), le niveau le plus élevé parmiles pays industrialisés. Loin

devant les Etats-Unis (101 %), l’Ir-lande (113 %) ou même la Grèce(137 %). Quant au déficit, il appro-che les 10 % du PIB.

Mais fort de ses excédents com-merciaux, l’Archipel ne devraitpas avoir de grandes difficultés àfinancer sa reconstruction. Selonlesexperts, legouvernement pour-rait débloquer une envelopped’aide représentant entre 1 % et 2 %du PIB. L’épargne domestiquedevrait amplement satisfaire à cesbesoins,quitte àcequesoientrapa-triés les capitaux japonais investisà l’étranger.

Pour autant, « le désastre nepouvait intervenir à un piremoment », faisait remarquer dèsvendredi le cabinet d’analyses bri-tannique Capital Economics.Après un début de reprise, l’activi-té s’est contractée de 1,3 % au qua-

trième trimestre 2010. Le séismerisque de provoquer une nouvellerécession et d’entraîner une réduc-tion des recettes fiscales. Bref,d’aggraver un peu plus des défi-cits exorbitants.

L’endettement japonais ne ris-que-t-il pas d’atteindre tôt ou tardses limites ? Les agences de nota-tionfinancièrecommencentà son-ner l’alarme. En janvier, Standard& Poor’s a même dégradé d’uncran la note de la dette souveraine,de AA à AA–, pour la première foisdepuis 2002, pointant « le manqued’une stratégie cohérente » de lapart du gouvernement. Si jusqu’àprésent le Japon n’a pas connu devicissitudes financières, c’est par-ce que sa dette est détenue à prèsde 95 % par des résidents. Autre-ment dit, l’Archipel se contente depuiser dans l’immense épargne

des ménages nippons. Une situa-tion qui lui permet de vendre sesbonsdu Trésor àdes taux extrême-ment faibles (1,2 % pour sesemprunts à dix ans).

La menace de banqueroute estdonc a priori écartée. Mais levieillissementdémographique ris-

que fort de changer la donne. Al’horizon 2020, un habitant surtrois aura plus de 60 ans. Les pen-sions et lesdépenses de santé pèse-ront lourdement sur le budget del’Etat. Surtout, « les plus âgésconsomment davantage et se ser-

vent de leurs économies pour amé-liorer leur quotidien », fait remar-quer Sylvain Broyer, économistechez Natixis. « Il y aura donc moinsde capitaux disponibles, préditM. Broyer. En un demi-siècle, letaux d’épargne au Japon est déjàpassé de 20% à 2,5%. »

Dans les années qui viennent,Tokyo devra donc sans doute fairedavantage appel aux investis-seurs étrangers pour financer sadette. Or, qui acceptera de prêter àun Etat surendetté pour un rende-ment quasi nul ? Moins arran-geants, plus gourmands, les mar-chés extérieurs réclameront inévi-tablement des taux d’intérêt plusélevés. Pour nombre d’experts, ils’agit là d’une bombe à retarde-ment. « Aux taux actuels, le servicedeladetteabsorbe déjà35%dubud-get du Japon », souligne Dylan Gri-

ce, analyste de la Société générale,dans une note publiée le 8 mars.

Le gouvernement se ditconscient de cette épée de Damo-clès et souhaite engager une remi-se à plat de la fiscalité afin d’accroî-tre ses revenus. Cinquième pre-mier ministre depuis 2006, NaotoKan plaide pour une augmenta-tion de la taxe sur la consomma-tion, actuellement fixée à 5 %.Mais l’opposition, majoritaire auSénat, refuse de venir à la table desnégociations.

En attendant, Tokyo prévoitune fois de plus d’emprunter mas-sivement pour couvrir son budget2011-2012, toujours en discussion.Le programme d’émissions d’obli-gationsdevrait mêmeexcéderl’en-semble des recettes fiscales atten-dues sur la période. p

Marie de Vergès

Lesindustriels japonaisn’ontpassenti le potentieldel’iPhone,et lesuccèsdel’appareil d’Appleresteperçu commeunehumiliation.Maiscertains ontvu làlemoyen d’une prisedeconsciencesalutaire

Une usine Toyota dans la régionde Miyagi. Malgré la crise quia durement frappé le secteurautomobile et le rappel massifde véhicules dû à des problèmestechniques, le constructeurjaponais a réussi à conserversa première place mondiale.KURITA KAKU/GAMMA RAPHO

Unpays lourdement endettémais riche de son épargneL’Archipel ne devrait pas connaître de difficultés pour financer la reconstruction, malgré une dette publique dépassant 200% du PIB

DossierJapon

Labanquerouteestécartée.Mais levieillissementrisquedechanger la donne

IV 0123Jeudi 17 mars 2011

Page 5: Dossier Japon

Une économie au ralenti...TAUXDE CROISSANCE DU PIB, en %

...dépassée par la Chine...CROISSANCE DU PIB, en milliards de dollars

...mais qui crée toujours de la richesse...PIB PAR TÊTE, en milliers de dollars

Un chômage persistantTAUXDE CHÔMAGE, en %

Une volonté d’innover intactePARTDES DÉPENSES EN RECHERCHE ET DÉVELOPPEMENTDANS LE PIB, en %

Une dette écrasanteDÉFICIT ET DETTE PUBLICS, en % du PIB

Dette publique (échelle de gauche)

Déficit public (échelle de droite)

0

2

4

6

5

0

20

15

10

25

35

30

40

2000

2000 2002 2004 2006 2008 2010

2009

39,503

5,1

Japon

Chine

36,754

0,949

4

2

0

– 2

– 4

– 6

2008 2012*2011*

*Projections

20102009

1,3

– 1,2

– 5,2

3,7

1,7

6

5

4

3

2

1

2000 2010

5,88

5,474,67

1,20

Japon

Chine

3,5

3,0

2,5

2,0

1,5

1,0

2005 2006 2007

3,44

2,66

1,77

1,44

Japon

Etats-Unis

Union européenne

Chine

60 — 12

100 — 8

— 4

0

4

140

180

220

1995 2000 2005 2010SOURCES : OCDE, Prévisions NATIXIS

3,744

PékinCorrespondant

I l aura fallu qu’un double désas-tre frappe le Japon pour que,en Chine, le ton s’adoucisse à

l’égard de ce voisin honni et admi-ré, ancien colonisateur diabolisépar la propagande, mais aussigrand pourvoyeur d’aide et detechnologies. La compassionexprimée sur Internet, l’ébauched’un mouvement de sympathieces derniers jours et l’intense cou-verture médiatique, dans uneChine qui se sait, elle aussi, extrê-mement vulnérable aux catastro-phes naturelles et industrielles –le tremblement de terre duSichuan, en 2008, a fait plus de90 000 morts – contraste avecune montée de la défiance entreles deux géants asiatiques.

Régulièrement, des « provoca-tions chinoises » – aux yeux deTokyo –, notamment des manœu-vres aériennes à proximité deseaux territoriales nippones,déclenchent de vives protesta-tions de la part du gouvernementjaponais.

Ces escarmouches sont demoins en moins anecdotiquesdepuis le différend survenu en2010 entre les deux pays au sujetdes îles Senkaku (Diaoyu enchinois), le plus grave de ces der-nières décennies : la capture parles gardes-côtes japonais d’un cha-lutier chinois en septembre 2010a été présentée par Pékin commeun renversement de la politiquenippone vis-à-vis de la Chine.D’un commun accord, les deuxpays s’étaient entendus sur un sta-tu quo : les Senkaku étaient admi-nistrées par le Japon, même si la

Chine les revendiquait. La ques-tion des Senkaku ne devait doncpas perturber leurs relationsdiplomatiques – ce qu’elle n’aeffectivement pas fait depuis1978. La rupture du statu quo estdonc lourde de conséquences.

Grisée par son projet de « régé-nération nationale », la Chineentend se doter d’une marinemoderne et océanique, et de nou-velles armes (des porte-avions,mais aussi des missiles anti-porte-avions). « L’agenda des Chinois estde pouvoir déployer leur marineen accédant à l’océan, et repousserl’influence américaine bienau-delà des eaux internationalesdu Pacifique occidental qu’ilsconsidèrent comme leur sphère dedomination », estime Jean-Fran-çois Huchet, directeur du Centred’études français sur la Chinecontemporaine (CEFC) à Hon-gkong. La montée en puissancemilitaire chinoise, associée aumanque de transparence du payssur les questions de sécurité, a étédécrite dans le nouveau program-me de défense national japonaisadopté par le gouvernement endécembre 2010 comme un« motif de préoccupation pour larégion et la communauté interna-tionale ».

Il est peu de dire que le défi géo-politique lancé par la Chine auJapon met en difficulté ce der-nier : il peine à s’affirmer dans unrôle clairement défini et assumé,que ce soit au sein d’un « arc asiati-que de la démocratie » – comme acherché à le promouvoir en 2009le premier ministre Taro Aso –, oudans une dynamique d’intégra-tion asiatique – ainsi qu’a tenté del’impulser Yukio Hatoyama, pre-

mier ministre de septembre 2009à juin 2010.

« Le Japon est mal à l’aisevis-à-vis de la Chine depuis la findes années 1990. C’est dû à sa pro-pre faiblesse liée à la crise économi-que, mais aussi à la rapidité del’émergence chinoise, qui l’a prisde cours. Pendant longtemps, lesJaponais, impressionnés, n’ontpas pu se positionner. J’ai toute-fois l’impression que c’est en trainde changer, que le Japon adopteun rôle plus déterminé. Sans comp-ter que les Etats-Unis comptentdavantage sur lui pour encadrerla montée en puissance chinoise.L’incident des Senkaku n’est pasun hasard, la Chine a voulu testerjusqu’où le Japon voulait allerdans ce durcissement », poursuitM. Huchet.

Le capital de sympathie accu-mulé par un Japon pacifique etgénéreux donateur depuis sa capi-tulation, en 1945, est érodé par l’in-constance de ses politiciens et l’ab-sence de vision nationale. Parado-xalement, toute la méfiance quesuscite la dictature communistechinoise semble s’envoler quandil s’agit de s’attirer les faveurs dePékin ou de mettre à contributionsur des dossiers internationaux leseul membre permanent duConseil de sécurité encore quali-fié de pays en développement.

Lancée dans une conquêtemondiale de débouchés et de res-

sources énergétiques, la Chinepratique, il est vrai, une diploma-tie active, sait manier la carotte etle bâton, et, enfin, exporte par-tout dans les pays émergents sonmodèle de non-ingérence etd’aide économique liée.

La spectaculaire envolée écono-mique de la Chine, devenue fin2010 la deuxième puissance éco-nomique mondiale, passantdevant le Japon, a créé une nouvel-le dynamique en Asie, qui met lespays de la région en position dedépendance à son égard, aussibien pour les plus riches (Japoninclus) que pour ceux en dévelop-pement de l’Asie du Sud-Est, aveclesquels la Chine a signé, début2010, un accord de libre-échange.« La République populaire deChine semble la grande gagnante,aux dépens du Japon et de l’Asso-ciation des nations de l’Asie duSud-Est [Asean], de la nouvelle divi-sion régionale du travail en Asie etde la mondialisation. Ce systèmetributaire, que la Chine a remis augoût du jour dans une version néo-mercantiliste, lui permet de pren-dre une longueur d’avance sur leJapon », nous explique ClaudeMeyer, auteur de Chine ou Japon :quel leader pour l’Asie ? (Pressesde Sciences Po, 2010).

Déjà, la Chine aborde une autremanche de la bataille pour lasuprématie en Asie : elle cherche àmonter en gamme et rivalise avecle Japon sur le terrain de la techno-logie, notamment, selonM. Meyer, avec des progrès specta-culaires dans des domaines à fortevisibilité internationale – trains àgrande vitesse, avion C919 ouencore supercalculateurs… p

Brice Pedroletti

Laspectaculaireenvoléede laChineacrééune nouvelledynamiqueen Asie

Géopolitique,économie, technologie:levoisin chinois est en embuscadeLe Japon a perdu, au profit de la Chine, sa position de deuxième puissance économique mondiale

JaponDossier V0123Jeudi 17 mars 2011

Page 6: Dossier Japon

Pendantplusdedeux sièclesjus-qu’aux années 1850, le Japonchoisit de s’isoler du reste de laplanète. La politique de Sako-ku (« pays fermé ») limitait lescontacts avec l’étranger. Le

Japon de 2011 est, en revanche, l’une desgrandespuissances commercialesinterna-tionales. Ses entreprises figurent parmiles plus grands exportateurs et investis-seurs mondiaux

Cependant, et c’est là le paradoxe, leJapon est non seulement très peu mondia-lisé mais il se replie de plus en plus sur lui-même en comparaison avec ses voisinsasiatiques et les économies développéesd’Amérique du Nord et d’Europe.

La formation des élites est le meilleurindicateur de cette absence de mondialisa-tion. Depuis quelques décennies, l’éduca-tion supérieure en Occident, surtout dansles institutions les plus prestigieuses, s’estouverte sur le monde : études à l’étranger,cours en anglais dans les pays non anglo-phones, doubles diplômes, etc. Mais auJapon, les filièresd’élite quiouvrent la por-te aux emplois les plus prestigieux dans lemonde de l’entreprise, les médias, et lafonction publique fonctionnent en vaseclos. Lesétudiants sontà 98-99% japonais,presque tous les enseignants le sont aussi,et les diplômés en général sont incapablesde travailler en anglais, contrairementaux jeunes élites coréenne, taïwanaise, etmaintenant chinoise. Les études à l’étran-ger ne sont pas valorisées, ce qui expliqueledéclin dunombre dejeunesJaponais sui-vant des cursus hors de l’Archipel.

Loin des débats mondiauxEn conséquence, peu de Japonais s’ex-

patrient,àl’exception descadres desentre-prises. Les multinationales occidentalesont souvent des dirigeants et parfois desPDG originaires de l’étranger mais raressont les Japonais dans les entreprisesétrangères. C’est aussi l’une des nationali-tés les moins représentées dans les organi-sations internationales (ONU, Fondsmonétaire international, Organisationmondiale du commerce, etc.), les grandesONG (Greenpeace, Médecins sans fron-tières…) et les forums mondiaux tels queDavos. Les universités américaines ont uncorps enseignant cosmopolite, mais lesJaponais y sont presque complètementabsents.

Cela explique l’absence du Japon dansles grands débats mondiaux. Par exemple,depuis 2008, de nombreux économistes,

politiciens, essayistes, polémiquent sur lacrise financière internationale, maisaucun Japonais ne participe à la discus-sion en dehors de l’Archipel. Le protocolede Kyoto sur la réduction des gaz à effet deserre fut signé, comme son nom l’indique,dans l’ancienne capitale impériale, maisles experts japonais du climat ne se fontpas entendre sur la scène internationale.

Comment expliquer cette contre-mon-dialisation ? Contrairement à la situationqui prévalait au début de l’ère Meiji (fin duXIXe siècle), quand le Japon était un paysémergent, il est aujourd’hui une des éco-nomies les plus riches du monde et celadepuis longtemps. Son marché intérieurest énorme, sa population – 127 millions –ferait de lui, de loin, le plus grand pays del’Union européenne. Il est, après les Etats-Unis, la première puissance technologi-que mondiale. S’il existait un classementmondial des produits linguistiques bruts,le japonais serait deuxième sur la listeaprès l’anglais, car le PIB des japonopho-nes est supérieur à celui des locuteurs demandarin (le PIB chinois vient de dépassercelui de son voisin japonais, mais une par-tie considérable de son économie estsituée dans des régions où le cantonais oud’autresidiomessontparlés), etdesgerma-nophones, francophones et hispanopho-nes. Un Japonais, qu’il soit économiste ouchroniqueur de politique internationale,peut donc écrire dans sa langue en étantassuré d’un grand lectorat.

Les autres pays asiatiques, même ceuxcomme la Corée du Sud qui sont mainte-nant des économies développées, ressen-tent encore le besoin de se moderniser aucontact de l’Occident. La Chine en est lemeilleur exemple. Les caciques du Particommuniste prônent le « consensus dePékin » – le capitalisme plus le parti uni-que – mais, comme les nouveaux richeschinois, s’assurent que leur progénituremaîtriseparfaitementla langue deShakes-peare et l’envoie étudier en Amérique. LeJapon,en revanche,est la seulesociéténon-occidentale où pratiquement tous lesenfants de familles aisées accomplissentleur scolarité dans le système éducatif

national (public ou privé) dans la languedu pays, du jardin d’enfants au doctorat.

S’étant modernisé au XIXe siècle, leJapon est donc un cas unique dans le non-Occident. Il a de solides institutions – lahaute fonction publique, les universités,certaines grandes entreprises – qui datent,pour utiliser une chronologie française,des premières décennies de la IIIe Républi-que. Elles jouissent donc au Japon d’ungrand prestige. Il n’est pas logique pour unJaponais d’aller faire ses études à l’étran-ger, car un diplôme de l’université deTokyo prime sur celui d’une faculté étran-gère. Rentrer au Japon après une dizained’annéesdans une entreprisenon japonai-se est moins valorisant sur un CV qu’undébut de carrière dans une grande multi-nationale nippone. Au début de l’ère Tais-ho (1912-1926), en revanche, la situationétait très fluide, permettant à des hom-mes comme Korekiyo Takahashi de deve-nirministredes financesetpremier minis-tre sans jamais avoir fait d’études. Ceuxqui avaient pu étudier en Europe bénéfi-ciaient d’un énorme avantage sur leursamis restés au pays.

Lanterne rougeCette non-mondialisation de la société

nuit au pays. Coupées du monde exté-rieur, ses universités sont, surtout dansles sciences humaines, d’une regrettablemédiocrité pour un pays aussi avancé. Sesélites politiques, intellectuelles et écono-miques n’ont pas l’influence qu’ellesdevraient avoir. Isolé des grandes tendan-ces de notre époque, le Japon est la lanter-ne rouge des pays riches en ce qui concer-ne la féminisation (un magazine améri-cain comptabilisait plus de femmes d’af-faires de premier rang en Arabie saouditequ’au Japon !), l’immigration, la maîtrisede l’anglais et d’autres langues étrangè-res, la capacité de comprendre le mondeétranger.

Mais l’ouverture sur le monde pourraitaussi être fatale à une partie considérablede l’élite. Un Japon mondialisé offriraitplus d’opportunités aux femmes, auxétrangers et à ceux qui n’ont pas suivi lavoie royale (faculté de droit de l’universitéde Tokyo, haut fonctionnaire ou cadredans une prestigieuse entreprise japonai-se). Les membres les plus médiocres del’élite actuelle pourraient donc se retrou-ver en concurrence avec des personnesactuellementexcluesdusystème. Malheu-reusement, il ne faut donc pas s’attendre àune évolution rapide du Japon. p

La société japonaise continue de vivreà l’écart du monde et vieillit inexorablement

Unélitismeàhuisclos

RobertDujarricDirecteur de l’institut d’étudesasiatiques de Temple UniversityJapan, à Tokyo

DossierJapon

«Le boucher». Extrait d’une série sur les Japonais chez eux,sur leur lieu de travail et dans leurs loisirs. KOJI TAKIGUCHI

Un déclin démographique annoncé

Une immigration qui ne compense pas

Une population vieillissante

effectifs en dizaine de milliers de personnesPYRAMIDES DES ÂGES DU JAPON

TAUXDE MIGRATION NET, en %

Un taux de fécondité faible

0

04080120 1208040

2001 0302 200705 0604

10

20

30

40

50

60

70

80

90

100

0

0

SOURCES : INED, OMS, OCDE, JAPON STATISTICAL YEARBOOK 2011, MINISTÈRE JAPONAIS DE L’INTÉRIEUR

— 0,4

0,5

— 0,3— 0,4

0 0

1,26 enfant par femme

1/4 de la populationa plus de 65 ans

— 0,4

20342009

Hommes Femmes

Déficit des naissancesavant et après la seconde

guerre mondiale

Une espérance de viela plus haute du monde86,1 ans pour les femmes et79,4 pour les hommes

Féconditéen dessousdu remplacementdes générations

2e baby-boomlié à l’arrivée des premiers

baby-boomeurs à l’âged’avoir des enfants

Déficit des naissancesen 1966, année

du «cheval et feu»(croyances

astrologiques)

Baby-boom

VI 0123Jeudi 17 mars 2011

Page 7: Dossier Japon

L’émergence d’une éco-nomiede la connaissan-ce dans le monde aconduit à des change-ments radicaux tant auniveau de l’enseigne-

ment supérieur que de l’emploi.D’un côté, les gouvernements

des sociétés les plus avancées ontmis en place des politiques pourdévelopper l’enseignement supé-rieur afin d’améliorer leur compé-titivité du point de vue de l’éduca-tion et de l’attraction de tra-vailleurs très qualifiés.

D’un autre côté, les pressionsde la concurrence internationaleet des politiques gouvernementa-les pour réduire les coûts du tra-vail et accroître la mobilité du tra-vail ont conduit à une polarisa-tion croissante de la main-d’œuvre entre des groupes de tra-vailleurs très qualifiés et non qua-lifiés. En retour, ces changementsse sont combinés pour produireun sérieux problème d’inflationdes diplômes, notamment univer-sitaires.

De ce point de vue, le Japon estun idéal type, en ce qu’il a fait l’ex-périence depuis vingt ans d’uneexpansion remarquable de l’ensei-gnement supérieur et d’une crois-sance de l’emploi précaire sous lapression de la mondialisation. Ceschangements ont été plus rapideset d’une plus grande ampleur quedans les autres sociétés avancées,y compris la France.

Précarisation de l’emploiLes statistiques japonaises indi-

quent que le nombre d’étudiantsdans l’enseignement supérieurest passé de 2 043 000, en 1990, à2 514 000, en 2007 : le taux d’ins-cription des plus de 18ans est ainsipassé de 25,4 % à 47,2 % sur lamême période. Au total, 77 % desindividus de la même classe d’âgesont engagés dans un cursus d’en-

seignement supérieur. En ce quiconcerne l’emploi des jeunes, lastagnation des années 1990 et lespressions de la mondialisationont contribué à une rapide érosionde la stabilité de l’emploi. Les diffé-rentes formes d’emploi précairesont tout particulièrement aug-menté pour la classe d’âge des15-24 ans et représentent, en 2010,41,6 % de l’emploi total pour leshommes et 50 % pour les femmes,soit une augmentation de 20 %pour les deux sexes par rapport à1990.

Afin d’éviter les difficultés d’in-sertion auxquelles font face lesdétenteurs du seul diplôme dusecondaire, un nombre croissantd’étudiants se sont engagés dansun cursus d’enseignement supé-rieur dans les années 1990 et2000. C’est clairement la principa-le raison de l’expansion de l’ensei-gnement supérieur au Japon pen-dant cette période.

Dans le même temps, à causedu déclin rapide de la populationâgée de 18 ans, il est devenu deplus en plus facile de réussir l’exa-men d’entrée à l’université,notamment pour les établisse-ments les moins prestigieux.

Dans ces conditions, lacroissan-ce des opportunités dans l’ensei-gnement supérieur a-t-elle rendul’entrée sur le marché du travailplus facile pour les diplômés ?A-t-elle contribué à réduire les iné-galités d’accès aux emplois sta-bles ? Pour tenter de répondre àces questions, je me suis appuyésur des données statistiques per-

mettant de suivre trois cohortesd’individus âgés de 18 ans, avant,pendant et après l’expansion del’enseignement supérieur.

Les résultats sont les suivants :pour les deux cohortes les plusanciennes, le niveau licence a unimpact positif sur la probabilitéd’obtenir un contrat à durée déter-minée dès le premier emploi et cequel que soit l’établissement. Enrevanche, pour la cohorte la plusrécente, l’impact est négatif engénéral mais positif pour lesmeilleures universités. Ces résul-tats signifient que pour la périodela plus récente, seuls les diplômesdes meilleures universités accrois-sent les chances d’accéder à unemploi stable.

Inégalités accruesDe plus, pour la cohorte la plus

récente, les lycées privéssontdeve-nus la voie la plus efficace pourentrer dans les meilleures univer-sités, au détriment des bons lycéespublics. Cela signifie que la riches-se des parents et leur connaissan-ce du système éducatif jouent unrôle de plus en plus important.

Dans ce processus, la valeur desdiplômes des universités lesmoins prestigieuses s’est mêmedépréciée. Autrement dit, alorsque certains célèbrent le fait quetrois quarts des jeunes Japonaisont accès à l’enseignement supé-rieur, ce qui est l’un des chiffres lesplus élevés au monde, la réalité estquelesinégalités enmatièred’édu-cation ne font que s’accroître.

Les chances d’entrer dans lesmeilleures universités dépendentde plus en plus du fait d’avoir étédans un lycée privé. En bref, souscouvert d’éducation universelle,ce qu’on observe au Japon, c’est àla fois la fin du système « mérito-cratique » et une nouvelle formede transmission inter-génération-nelle de l’avantage social.p

Bien sûr, je reconnaisque la situation desjeunes sur le marchédu travail est diffici-le. Mais il me sembleque l’ampleur de cet-

te situation est parfois décrite defaçon exagérée. Prenons l’exem-ple du taux de chômage des jeu-nes. D’après l’Organisation de coo-pération et de développementéconomiques (OCDE), en 2009, letaux de chômage moyen des jeu-nes de 15-24 ans sur l’ensembledes pays membres représentait16,7 %.

Dans certains pays, il est beau-coup plus élevé : 37,9 % en Espa-gne, 25,8 % en Grèce, 25,9 % enIrlande et 22,5 % en France. AuJapon, ce taux a atteint 9,1 % à lasuite de la crise de 2008 (pour untaux moyen d’environ 5 %), unniveau proche de celui de payscomme les Pays-Bas, la Corée duSud ou la Norvège, où il est consi-déré comme faible.

Mon propos n’est pas dedémontrer que la situation desjeunes sur le marché du travail auJapon est limpide. Au contraire,ces derniers temps, certaines ten-dances se sont aggravées, commele refus de l’intégration profes-sionnelle classique, qui toucheplus particulièrement les jeuneshommes.

Reconversions ratéesD’autre part, le secteur de la

construction a réduit ses capaci-tés d’emploi depuis la fin desannées 1990. Or, il n’est pas rarede voir certains travailleursexclus du secteur manufacturierou du secteur de la constructionrater leur reconversion vers le sec-teur des services et se retirer dumarché du travail.

Cette tendance est apparue aucours de la décennie perdue(1992-2002) et surtout au sein des

jeunes générations issues demilieux sociaux défavorisés avecun faible niveau d’éducation. Cesjeunes sont qualifiés de NEET (Notin Education, Employment or Trai-ning – Ni à l’école, ni au travail, nien formation), expression deve-nue familière au Japon. En raisonde la hausse du nombre de jeunesNEET, les aides sociales distri-buées ont augmenté, creusant unpeu plus le déficit public du pays.

Nouveaux servicesCependant, parallèlement aux

difficultés rencontrées par leshommes sur le marché du travail,les femmes profitent demeilleurs auspices grâce, notam-ment, au développement de nou-veaux services.

A l’inverse de ce qui se produitchez les hommes, le taux de fem-mes inactives âgées de 15-54 ansest en baisse constante. En 2009,l’étude nationale sur les revenuset les dépenses des ménages ad’ailleurs publié pour la premièrefois des résultats qui démon-traient que le niveau de revenusdisponibles des femmes âgées demoins de 30 ans, non mariées etvivant seules a dépassé celui deleurs homologues masculins.

Le Japon a longtemps fait pâlefigure sur le plan de l’égalité dessexes. Or, on constate que l’écartde statut social entre les hommeset les femmes tend à se réduire,du moins au sein des jeunes géné-rations. p

Traduit du japonais parAdrienne Sala

La crise de la jeunesse »(« Wakamono kiki ») :ainsititrait, début 2009,l’hebdomadaire japo-naisToyoKeizai, avec encouverture un jeune

homme en costume et au visagetriste. Les pages intérieures abon-daient de chiffres détaillés et detémoignages décourageants surleursdifficultésfaceàl’emploi.Mal-gré leurs couleurs, les graphiquescomparant la situation japonaise àcelle des autres pays de l’Organisa-tion de coopération et de dévelop-pement économiques (OCDE) nevenaient qu’assombrir le tableau.

Durant les années 1990 et audébut des années 2000, le Japon aparachevé sa transition vers uneéconomie « postindustrielle», touten connaissant une récession éco-nomique marquée. Ces deux pro-cessus simultanés ont entraînéune augmentation du taux de chô-mage, en particulier celui des jeu-nesdiplômés,confrontésàdesdiffi-cultés accrues dans leur recherche

d’emplois qualifiés, que ce soitdans l’industrie ou dans d’autressecteurs.

Mais, au-delà de la seule réces-sion économique, ce que l’on peutappeler le « système de développe-ment du capital humain» japonaiss’est transformé en profondeur :l’équilibre institutionnel qui struc-turait le marché du travail depuisl’après-guerreamorça satransitionvers un nouvel équilibre, qui n’atoujours pas été atteint.

«Capital humain mobile»Cette évolution a produit une

première, puis une seconde «géné-ration perdue». Elle a laissé place àune divergence grandissante entreles travailleurs d’âge mûr bénéfi-ciant d’une sécurité d’emploi, et lesplus jeunes qui en furent dépour-vus.

Le contrat social que la sociétéjaponaise avait noué avec les jeu-nes sortants du système éducatif aainsiétéabandonné.Celui-cisefon-dait sur la promesse implicite

qu’en suivant des études les jeuneshommes pourraient gagner uneplace dans la classe moyenne japo-naise pour eux et pour leur famille.Un tel niveau de vie n’était pas uni-quement ouvert à l’élite étudianteissuedesuniversités depremier oude second rang, mais aussi auxbacheliers. Or, si ce contrat avec lesjeunes a été cassé, celui qui garan-tissait aux générations antérieuresla sécurité de l’emploi a bel et bienété maintenu.

Cet arbitrage intergénération-nel a donc une saveur douce-amè-re. Le fossé entre le chômage desjeunes et celui de leurs aînés s’estconsidérablement accru au Japondès la fin des années 1990. Cettefameuse «décennie perdue» a ain-

si vu apparaître de nouvelles for-mes d’emplois atypiques, qui sesont diffusées rapidement à l’en-trée du marché du travail pour lesnouveaux diplômés.

Les employeurs japonais ontaujourd’hui davantage de libertépour recruter à la fois des tra-vailleursencontratàduréeindéter-minée (CDI), et d’autres sous diffé-rentes formes d’emploi « atypi-que » (dont les travailleurs intéri-maires, à temps partiel, en contratà durée déterminée, ainsi que lesétudiants faisant des arubaito, ou«petits jobs »).

Or, si la protection de l’emploireste assez forte pour les premiers,elle est particulièrement faiblepour les seconds. Au momentmême où les taux de chômage etdetravailleurs«atypiques»ontfor-tement augmenté parmi les jeu-nes, les «effets cicatrices» de tellesdifficultés sur ces populations sesont révélés avec une cruelle clarté.

Dans le Japon du XXIe siècle, lessalariés tout comme les

employeurs ont besoin d’intégrerl’idée qu’un travailleur disposed’un «capital humain mobile» quipuisse être porté et valorisé d’uneentreprise à l’autre. Du côté de lademandedetravail, lesystèmeédu-catif japonais doit mieux préparerles jeunes gens à l’économie globa-lisée et à un marché désormaisplus ouvert et plus flexible.

Protection et formationMais les employeurs doivent

également apprendre à reconnaî-tre et à valoriser la diversité desexpériences des jeunes salariés quin’auraient pas pu évoluer dans unemploi stable au cours des dix pre-mières années de leur carrière. Ceschangements vont prendre dutemps.

Que peut-on donc faire pouraméliorer les perspectives d’em-ploi des jeunes travailleurs atypi-ques ? Le gouvernement japonaisdoit prendre des mesures volonta-ristespour inciterles employeursàconduire davantage de salariés au

statut précaire vers des emploisprotégés.Parexemple,legouverne-ment pourrait mettre en place desincitations financières en direc-tion des employeurs (aides direc-tes, allégement de taxes) pour faireévoluer au moins 40 % de leursemplois atypiques vers des statutsstables, dans une période de deuxans après le recrutement.

Les employeurs seraient ainsiinvités à embaucher les tra-vailleurs atypiques au meilleurpotentiel, et donc à développerensuite leurs compétences par laformation continue.

Plus encore, en rendant le mar-ché des emplois atypiques pluscompétitif, ces incitationsatténue-raient le stigmate et l’effet cicatriceque ces formes de statut engen-drent actuellement. Comme cher-cheur en sciences sociales, noussavonscombienconstruireunnou-vel équilibre est difficile ; mais,dans le marché du travail japonaisdu XXIe siècle, cette constructionest devenue essentielle.p

Yuji GendaProfesseur d’économiedu travail à l’universitéde Tokyo

pTrop dediplômés à l’université,plusassez d’emploistrès qualifiésL’éducation universellemenacele systèmeméritocratique

Takehiko KariyaSociologue de l’éducation,professeur au St Antony’sCollege (Oxford)

«Wakamonokiki»oulacrisedelajeunesseDes chercheurs ont débattu lors d’un colloque à Paris des difficultés des jeunes Japonais à trouver leur placedans une société vieillissante et sur un marché du travail atone. Extraits de leurs contributions

MaryBrintonProfesseur de sociologieà l’université Harvard

pAprès la «décennieperdue», les générationssacrifiées?

pUne nouvelle chancepour les femmesLesdiscriminationssocialesse réduisent

JaponDossier

Le colloque «Les jeunesface à la crise : une généra-tion perdue?» était organisépar la Fondation France-Japon del’Ecole des hautes études en scien-ces sociales (EHESS),les 15 et 17 mars à Paris.

A lireLost in Transition. Youth, Work,and Instability in PostindustrialJapan, de Mary Brinton(Cambridge University Press,2010).A Nagging Sense of Job Insecurity,de Yuji Genda (InternationalHouse of Japan, 2005).Devenir adulte,de Cécile Van de Velde(PUF, 2008).Le Destin des générations,de Louis Chauvel (PUF, 1998).Des liens et des transfertsentre générations,d’André Masson (EHESS, 2009).

n Sur Lemonde.fr :«Réflexions sur le marchédu travail japonais »,par Ryo Kambayshi (universitéHitotsubashi).«La jeunesse sacrifiée ouenfermée », par François Dubet,sociologue.«Les jeunes face à la crise : leçonsjaponaises », Cécile Van de Veldeet Sébastien Lechevalier, maîtresde conférence à l’EHESS

VII0123Jeudi 17 mars 2011

Page 8: Dossier Japon

Quelle est, selon vous, la signification dudésastre que vit actuellement le Japondans l’histoire moderne?

Depuis quelques jours, les journauxjaponais ne parlent que du désastre quenousvivonset le hasardafait qu’un de mesarticles, écrit à la veille du séisme, a étépublié dans l’édition du soir du quotidienAsahi, le 15 mars. J’évoquais la vie d’unpêcheurdemagénérationquiavaitétéirra-dié lors de l’essai de bombe à hydrogènedans l’atoll de Bikini. Je l’avais rencontrélorsque j’avais 18ans. Par la suite, il consa-cra sa vie à dénoncer la duperie du mythede la force de dissuasion nucléaire et l’arro-gance de ceux qui en sont les chantres. Est-ceunsombreprésagequim’apousséàévo-quer ce pêcheur précisément à la veille dela catastrophe? Il avait en effet lutté aussicontre les centrales nucléaires et dénoncéles risques qu’elles présentent.

Je caresse depuis longtemps le projet deretracer l’histoire contemporaine du Japonen prenant comme référence trois groupesde personnes : les morts des bombarde-ments d’Hiroshima et de Nagasaki, les irra-diésde Bikini – dont ce pêcheurétait undessurvivants –, et les victimes des explosionsdans des installations nucléaires. Si l’on sepenche sur l’histoire du Japon avec leregard de ces morts, victimes du nucléaire,la tragédie qui est la leur est une évidence.

Aujourd’hui nous constatons que le ris-que des centrales nucléaires est devenuune réalité. Quelle que soit l’issue du désas-tre que nous sommes en train de connaître– et avec tout le respect que j’éprouve pourles efforts humains déployés pour l’en-rayer –, sa signification ne prête à aucuneambiguïté : l’histoire du Japon est entréedans une nouvelle phase, et une fois deplus nous sommes sous le regard des victi-mes du nucléaire, de ces hommes et de cesfemmesquiontfaitpreuvede grandcoura-ge dans leur souffrance. L’enseignementque l’on pourra tirer du désastre actueldépendra de la ferme résolution de ceuxauxquels il est accordé de vivre de ne pasrépéter les mêmes errements.Cedésastreconjugue demanièredramati-quedeux phénomènes: la vulnérabilité duJapon auxséismes et le risqueprésentépar l’énergienucléaire. La première estune réalitéà laquelle le pays est confron-tédepuis la nuit des temps. Le second, quirisqued’être encore plus catastrophiquequele séisme et le tsunami,est l’œuvre del’homme. Que le Japon a-t-il retenu de latragiqueexpérience d’Hiroshima?

La grande leçon que nous devons tirerdu drame d’Hiroshima, c’est la dignité del’homme, de ceux et de celles qui sontmorts sur le coup comme des survivants,atteints dans leur chair, et qui pendant desannées durent endurer une extrême souf-francequej’espèreavoirpurendredanscer-tains de mes écrits.

Les Japonais, qui ont fait l’expérience dufeuatomique,nedoiventpaspenserl’éner-gie nucléaire en termes de productivitéindustrielle, c’est-à-dire qu’ils ne doiventpaschercheràtirer dela tragiqueexpérien-ce d’Hiroshima une «recette» de croissan-ce. Comme dans le cas des séismes, des tsu-namis et autres calamités naturelles, il fautgraver l’expérience d’Hiroshima dans lamémoirede l’humanité:c’estunecatastro-phe encore plus dramatique que les désas-tres naturels, – car elle est due à la main del’homme. Récidiver, en faisant preuve avecles centrales nucléaires de la même incon-séquence à l’égard de la vie humaine, c’estlà la pire des trahisons de la mémoire desvictimes d’Hiroshima.

LepêcheurdeBikinidontj’aiparléprécé-demment n’a cessé d’exiger l’abolition descentralesnucléaires.L’unedesgrandesfigu-res de la pensée japonaise contemporaine,Shuichi Kato [1919-2008], évoquant lesbombes atomiques et les centrales nucléai-res dont l’homme perd le contrôle, rappe-laitl’expressioncélèbred’unouvrageclassi-que, L’Oreiller d’herbes, écrit il y a mille anspar une femme, Sei Shonagon. L’auteur yévoque quelque chose qui semble à la foistrès loin mais qui, en fait, est très proche.

Un désastre nucléaire paraît une hypothè-se éloignée, improbable, elle est pourtanttoujours avec nous.Vous aviez intitulé votre discours pour laréception du prix Nobel de littérature en1994, «Moi, d’un Japon ambigu». La for-mule «Japon ambigu» s’applique-t-elleaujourd’hui?

L’ambiguïté du Japon que je soulignaisalors n’a été que renforcée par ce qui se pas-se actuellement. En ce moment, ce Japonambigu dans les valeurs qu’il défend estcomplètement bloqué, dans une impasse.L’antonyme d’ambiguïté, c’est la clarté.Lorsque j’ai parlé du Japonambigu en 1994,mon pays était encore dans une période degrâce, un temps suspendu qui lui permet-tait de différer les choix et les orientationsclaires : en d’autres termes, il pouvait sepayer le luxe de rester dans le vague. Et leJapon pensait que ce report sine die de seschoix était accepté des autres pays. Ce fai-sant, il n’assumait ni son histoire ni ses res-ponsabilités dans le monde contemporain.Pensant qu’ils pouvaient s’autoriser cemanque de clarté en politique, les Japonaisont fait preuve de la même attitude enmatièreéconomiqueenadoptantunmodè-le de développement dont ils ne savaientpas très bien où il les menait. Et une consé-quence fut la bulle financière du début desannées 1990.

Aujourd’hui, le Japon doit clarifier saposition. La Chine le contraint à assumerses responsabilités vis-à-vis du reste del’Asie,etleshabitantsd’Okinawa,oùsetrou-ve la plus forte densité de bases militairesaméricaines dans l’Archipel, attendent uneorientation claire du gouvernement sur laquestion de la présence des troupes améri-

caines déployées sur son territoire. Oki-nawabasemilitaireaméricaine,cette situa-tion n’est plus acceptable pour les Japonaiscomme pour les Américains. Il est grandtemps de redéfinir le rôle de ces bases. Ceflottement dans les choix n’est plus permis

car les survivants des victimes de la guerreà Okinawa exigent une attitude claire dugouvernement. La période de grâce aucoursdelaquelleleJapondifféraitseschoixet ses décisions est désormais révolue.Plus de soixante ans après sa défaite, leJapon semble avoir oublié les engage-ments qu’il avait pris alors: pacifismeconstitutionnel, renoncement à la for-ce, trois principes antinucléaires. Pen-sez-vous que le désastre actuel réveille-ra une conscience contestataire?

Au moment de la défaite du Japon,j’avais 10 ans. Une année après a été pro-mulguée la nouvelle Constitution et enmême temps a été adoptée la loi-cadre surl’éducation nationale, sorte de reformula-tion en termes plus simples des grandsprincipes de la Loi fondamentale destinéeà être plus facilement compris par desenfants.

Pendantlesdixansquiont suiviladéfai-te, jemesuistoujoursdemandésilepacifis-me constitutionnel, dont le renoncementaurecoursàlaforceestunélément,puislestroisprincipesantinucléaires(nepaspossé-der, ne pas fabriquer et ne pas utiliser desarmes atomiques) traduisaient bien lesidéaux fondamentaux du Japon de l’après-guerre. Si l’adolescent que j’étais avait desdoutes, je pense qu’a fortiori les adultesdevaient se poser des questions.

Et de fait, le Japon a progressivementreconstitué une force armée tandis que lesaccords secrets avec les Etats-Unis ont per-mis d’introduire des armes atomiquesdans l’Archipel, vidant de leur sens les troisprincipesantinucléairesofficiellementaffi-chés. Cela ne veut pas dire pour autant quel’on négligeait les idéaux des hommes del’après-guerre.Les Japonais avaient conser-vé la mémoire des souffrances du conflit etdes bombardements nucléaires. Les mortsquinousregardaientnousobligeaientàres-pecter ces idéaux. Le souvenir des victimesd’Hiroshima et de Nagasaki nous a empê-chés de relativiser le caractère pernicieuxdes armes nucléaires au nom du réalismepolitique. Nous nous y opposons. Et enmême temps, nous acceptons le réarme-ment de fait et l’alliance militaire avec lesEtats-Unis. Là réside toute l’ambiguïté duJapon contemporain.

Au fil des années, cette ambiguïté, fruitde la coexistence du pacifisme constitu-tionnel, du réarmement et de l’alliancemilitaire avec les Etats-Unis, n’a été qu’ense renforçant car nous n’avions donnéaucun contenu précis à nos engagementspacifistes. La confiance totale des Japonaisenl’efficacitédelaforcededissuasionamé-ricaine a permis de faire de l’ambiguïté dela position du Japon (pays pacifiste sous leparapluie nucléaire américain) l’axe de sadiplomatie.Uneconfianceenlaforcededis-suasionaméricaineallantau-delàdescliva-ges politiques qui a été réaffirmée par lepremier ministre démocrate, YukioHatoyama, lors de l’anniversaire, enaoût 2010, du bombardement atomiquesur Hiroshima, alors que le représentantaméricain avait plutôt souligné dans sonallocution les dangers de cette arme.

On peut espérer que l’accident à la cen-trale de Fukushima permettra aux Japo-naisderenoueraveclessentimentsdesvic-times d’Hiroshima et de Nagasaki et dereconnaître le danger du nucléaire, dontnous avons une nouvelle fois sous les yeuxun tragique exemple, et de mettre fin à l’il-lusion de l’efficacité de la dissuasion prô-née par les puissances détentrices de l’ar-me atomique.Si vous deviez répondre à la questionque pose le titre d’un de vos livres,«Dites-nous comment survivre à notrefolie», que diriez-vous aujourd’hui?

J’ai écrit ce livre quand j’avais atteintl’âge qu’on dit mûr. Je suis dans ce qu’onappelle le troisième âge et j’écris un «der-nier roman». Si je réussis à survivre à cettefolie actuelle, le livre que j’achèverai com-mencera avec une citation de la fin de L’En-fer de Dante qui dit à peu près : « Et puisnous sortirons pour revoir les étoiles.» p

Propos recueillis par

Philippe Pons (à Tokyo)

Une voix qui porte

Prix Nobel de littérature 1994, le roman-cier Kenzaburô Ôé est une des conscien-ces de son pays. Il est toujours resté fidè-le aux valeurs sur lesquelles s’estconstruit le Japon d’après-guerre. Avecopiniâtreté, il s’efforce de rappeler que lamémoire est le socle à partir duquel pen-ser le présent. Né en 1935 dans un petitvillage de l’île de Shikoku, il a reçu le pres-tigieux prix littéraire Akutagawa à l’âgede 22 ans pour son récit Gibier sauvage.Et depuis, cet homme discret est unevoix pondérée, humaniste, d’un Japonsouvent réduit à sa culture de masse ou àses produits. La plupart des traductionsde ses romans et de ses essais ont étépubliés chez Gallimard. C’est le cas deNotes sur Hiroshima et de son discoursde réception du prix Nobel, «Moi, d’unJapon ambigu». Kenzaburô Ôé s’est tou-jours efforcé de vivre avec dignité – unmot qui revient comme un leitmotiv dansson œuvre comme dans ses propos.

«Les Japonais, quiont fait l’expériencedu feu atomique,ne doivent paspenser l’énergienucléaire en termesde productivitéindustrielle»

EntretienPrix Nobel de littérature, conscience du Japon, l’écrivain rappellele devoir defidélité à la mémoiredes morts et à ladignité del’homme

Kenzaburô Ôé: «Nous sommessous le regard des victimes»

DossierJapon

KO SASAKI/OPALE

VIII 0123Jeudi 17 mars 2011