dosse ricouer - d05431_chapitres

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  • 8/8/2019 Dosse Ricouer - d05431_chapitres

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    Franois Dosse

    Paul RicurLes sens dune vie

    (1913-2005)

    CHAPITRES ANNEXS

    La Dcouverte9 bis , rue Abel-Hovelacque75013 Paris

    L

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    Sommaire

    ANNEXES LA PARTIEIII1. Le triomphe de lexistentialisme sartrien ................................... 52. Une voie phnomnologique inspire par Merleau-Ponty ...... 13

    ANNEXE LA PARTIEIV1. Lintroducteur de Husserl ........................................................... 21

    ANNEXES LA PARTIEV1.Espritaprs le tournant de 1958 ................................................. 332. Massy-Palaiseau sous le charme de Louis-Simon ..................... 41

    ANNEXES LA PARTIEVI

    1. La confrontation avec le marxisme althussris ........................ 532. La dmythologisation chez les catholiques ............................... 633. La dmythologisation chez les protestants ................................ 734. Un heideggrianisme bien tempr ............................................ 8

    ANNEXE LA PARTIEVII1. Leuven-Paris : les archives Husserl ............................................ 9

    ANNEXE LA PARTIEVIII1.Temps et Rciten dbat ............................................................... 103

    ANNEXES LA PARTIEIX1. Le plus court chemin de soi soi passe aussi par ltranger .... 1132. La rfrence du tournant pragmatique et interprtatif

    des sciences humaines .................................................................. 12

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    A.III.1Le triomphe de lexistentialisme sartrien

    Pendant que Ricur savoure le calme propice llaboration de sa thseau Chambon-sur-Lignon, Jean-Paul Sartre devient ltoile triomphantede la philosophie : son influence dpasse de trs loin le seul milieu des philosophes professionnels. la faveur de lengouement dont il bnficie, il

    innove en faisant descendre la philosophie dans la rue, dans les cafs.Lexistentialisme devient lexpression dune soif de vivre aprs les longueannes noires de la guerre. Comme lcrit Simone de Beauvoir, lexistentialisme est sur toutes les bouches en lautomne 1945. Sa simple vocationattire les foules et les bousculades.

    Lannonce de la confrence de Sartre Lexistentialisme est un huma-nisme le 29 octobre 1945, organise par le club Maintenant, provoquequasiment une meute. Le guichet dentre est rduit nant par une foulecompacte qui se bouscule pour prendre place. Sartre arrive seul par lemtro et croit une manifestation dhostilit des communistes, car le partides 75 000 fusills napprcie gure ses orientations philosophiques qua-lifies de bourgeoises. Le dbut de sa confrence est dailleurs destin leur rpondre. Mais Sartre se trompe ; ce sont ses fans qui sont venusfter le nouveau matre des temps modernes, avides dapprendre de labouche du matre ce quest lexistentialisme : un mode de vie ? une philo-sophie ? la mode de Saint-Germain-des-Prs ?

    La presse se fait lcho amplifi de cet vnement culturel sans prc-dent qui voit un philosophe provoquer Paris quinze vanouisse-ments , trente siges dfoncs . Une star est ne : La confrence duclub Maintenant devint rtrospectivement lemustsuprme de lanne19451, immortalis peu aprs par Boris Vian dansLcume des jours

    1. Annie COHEN-SOLAL, Sartre, Gallimard, Paris, 1985, p. 331.

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    dans la scne o Jean-Sol Partre, ouvrant la route coups de hache ,progresse lentement vers lestrade.

    Sartre, nophyte sur la scne intellectuelle en cet aprs-guerre, incarnele dsir de coupure absolue tant avec lavant-guerre et ses compromis-sions coupables quavec les horreurs de la guerre. Il devient le matre penser dune France livre elle-mme : Sartre qui na (malgr son dsirt ni lhomme de la Rsistance ni celui de la Libration est lhomme de lfin de la guerre2. Il exprime alors ce besoin radical de recommencement,de renaissance, dune France qui veut rompre avec son pass : Dieu estmort, les droits imprescriptibles et sacrs sont morts, la guerre est morte,avec elle ont disparu les justifications et les alibis quelle offrait aux mefaibles3.

    La rumeur se rpand vite : un phnomne est n, lexistentialisme, il ason gourou, ses avocats et ses dtracteurs. Certains exgtes en proposentune version commerciale pour achever de convaincre un public davancesduit. Ainsi, Christine Cronan publie en 1948 unPetit Catchisme delexistentialisme pour les profanes,qui en fait une nouvelle religion. Maisquelle est donc cette philosophie qui sort du silence de la nuit ? La thsede la philosophie sartrienne est de dmontrer que lexistence prcdelessence . Sartre se fait, avec lexistentialisme, lintroducteur du pro

    gramme phnomnologique, celui de Husserl, dont il dcouvre luvreds 1933 lorsquil sjourne Berlin. Mais il ajoute aux thses husser-liennes, partir de 1939, comme lattestent lesCarnets de la drle de guerre, les thses de Heidegger. Mlange dontologie heideggerienne et dephnomnologie husserlienne,Ltre et le Nantpropose une versionsingulire, propre Sartre, qui donne au nant un statut prvalent. Cest partir de cette nantisation que la libert peut prendre forme. Le premierprincipe de lexistentialisme est daffirmer quil ny a pas de naturehumaine, que le propre de lhomme est de nen pas avoir, contrairementau coupe-papier dtermin par ses proprits, par son essence. partir dece postulat lhomme devient pleinement responsable de ce quil est : Lhomme est condamn tre libre4. Do sans doute laudienceexceptionnelle de cette philosophie : le climat de la Libration cre unesituation de symbiose tout fait exceptionnelle entre la libert retrouvede la France et la vision sartrienne de la libert.

    Lontologie sartrienne oppose deux rgions de ltre : l tre-pour-soi de la conscience humaine prrflexive et ltre-en-soi opaque

    2. Paul THIBAUD, Jean-Paul Sartre : un magistre ? ,Esprit, juillet-aot 1980, repris dansTraverses du XX e sicle, La Dcouverte, Paris, 1988, p. 163.

    3. Jean-Paul SARTRE, La fin de la guerre ,Situations III , Gallimard, Paris, 1949, cit parPaul THIBAUD, art. cit, p. 164.

    4. Jean-Paul SARTRE, Lexistentialisme est un humanisme, Nagel, Paris, 1946, p. 37.

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    lui-mme. Le tragique de lhomme se situe pour lui dans cette tentationconstante de rduire ltre-pour-soi l tre-en-soi , ce quil est. Lasortie de cette tension se trouve pour Sartre dans le pouvoir de rupturequest le nant : Cette possibilit pour la ralit humaine de scrter unnant qui lisole, Descartes, aprs les stociens, lui a donn un nom : cesla libert5. Cest donc une philosophie de la libert que dploie Sartre.Il explique le faible usage que lhomme en fait par lampleur de la mau-vaise foi. Le personnage du garon de caf au geste vif, inclin avecempressement et sollicitude vers la table des consommateurs, est devenulgendaire. quoi joue-t-il ? se demande Sartre : Il joue tre garon decaf. Son tre chappe son tat et cette inadquation le contraint dau-tant plus correspondre sa fonction. Le garon de caf va trs vite deve-

    nir la figure ponyme de la mauvaise foi qui est au cur de la philosophiesartrienne telle quelle se donne lire dansLtre et le Nant, paru en1943, mais qui marque surtout lanne 1945.

    Lexistentialisme se veut un humanisme chez Sartre. Le sens quildonne lhumanisme est que lhomme est constamment hors de lui-mmeet nexiste quen se projetant hors de lui pour rejoindre un univershumain. Cest cette relation transcendante dans laquelle lhomme sort deson enfermement en lui-mme qui dfinit l humanisme existentialiste Heidegger, dont Sartre dit que son influence fut providentielle, ne recon-nat cependant pas en Sartre un disciple et, ds 1946, il envoie JeanBeaufret saLettre sur lhumanisme,dans laquelle il rcuse linterpr-tation humaniste de sa pense que dveloppe Sartre. Loin dtre unesimple mcomprhension, il y a l vritable dsaccord de fond entre lesdeux projets philosophiques. Sartre se refuse dporter la question del origine du nant hors de la ralit humaine. Dun ct, Heideggersefforce de penser lhomme non plus comme sujet, mais commeDasein6,de construire une archologie ducogitodans laquelle lhomme se trouvedcentr, assujetti une histoire dont il nest plus le sujet. De lautre,Sartre poursuit le projet cartsien de penser partir ducogitoen remo-delant la conception de la conscience dans un sens qui approfondit lathmatique de la libert du ct du sujet pratique.

    Pour Sartre, lexistentialisme se divise selon deux grandes sources dinspiration: la branche chrtienne reprsente par Gabriel Marcel et Karl Jaspers, et les existentialistes athes parmi lesquels il faut ranger Heideggeet aussi les existentialistes franais et moi-mme7. Pas plus ce mode de

    5. Jean-Paul SARTRE, Ltre et le Nant, Gallimard, Paris, 1943, p. 59.6.Daseinou tre-l : avant Heidegger, on traduit cette notion par existence et on

    loppose ncessit ou possibilit. Avec Heidegger, la notion signifie le moment douvertureconstitutif de lhomme, dans son rapport immdiat aux choses, voquant une rupture aveclide mtaphysique dune opposition entre un sujet (la conscience) et un objet (le monde).

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    clivage que la dclaration premptoire de Sartre selon laquelle Dieunexiste pas8 ne peuvent entraner ladhsion de Ricur. Ses rserves lgard des thses sartriennes sont de divers ordres. Il ne partage pas savalorisation du nant situ du ct de lhumain. Ensuite, Ricur, prati-quant une sorte dagnosticisme philosophique, dlimitant ce qui relve duregistre philosophique et du registre thologique, supporte mal les intru-sions dathisme militant dans largumentation philosophique de Sartre.Enfin, il se sent assez tranger une argumentation sartrienne souventplus littraire que conceptuelle. Cependant, sur le moment, Ricur esttrop occup la ralisation de sa propre thse pour se consacrer un tra-vail critique des thses sartriennes ; en outre, sil est attir par les confron-tations thoriques, il na pas de got particulier pour les polmiquesfrontales. Il faut donc attendre dix ans aprs la publication du fameuxLexistentialisme est un humanismepour quil expose, une fois la moderetombe, les divergences de fond qui lopposent Sartre9.

    La rponse lhypostase des actes nantisants assimils au nant chezSartre sappuie sur la reprise de l affirmation originaire , qui repose,selon Jean Nabert, au cur mme de la dngation : La dngation nest jamais que lenvers dune affirmation plus originaire10. Pour Sartre, lacaractristique ontologique de ltre humain se situe dans un nant o

    senracine la libert et qui chappe donc tout dterminisme: La libert,cest ltre humain mettant son pass hors de jeu en scrtant son proprenant11. La libert se trouve donc coupe de toute historicit, de touteforme didentit. Ricur se demande si un refus peut tre sa propre ori-gine lui-mme : Une ngation peut-elle commencer de soi12? La tra-verse de lacte nantisant partir de la finitude de lexistence nest parfute par Ricur, mais reprise par lui de manire la dpasser. Larflexion philosophique doit alors sappuyer sur le noyau daffirmationque contient lacte darrachement au donn, lacte de refus, de dsen-gluement. cet gard, Ricur rcuse lalternative sartrienne entre lalibert-nant et ltre ptrifi dans lessence : ses yeux, cette perspectivvhicule une conception volontairement rductrice et appauvrissante deltre qui est assimil au donn, la chose. Une fois cette quation poseil entend larracher la rification grce la raction de ltre confront

    7. Jean-Paul SARTRE,Lexistentialisme est un humanisme

    ,op. cit.

    , p. 17.8. Ibid., p. 21.9. Paul RICUR, Ngativit et affirmation originaire, Aspects de la dialectique, Descle

    de Brouwer, Paris, 1956, p. 101-124 ; repris dansHistoire et Vrit, Le Seuil, Paris, 1964,p. 336-360.

    10.Histoire et Vrit, op. cit., p. 350.11. Jean-Paul SARTRE, Ltre et le Nant, op. cit., p. 66.12. Paul RICUR, Histoire et Vrit, op. cit., p. 352.

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    la nantisation et ralisant sa libert en se constituant comme non-chose. linverse, Ricur prconise de poser la question de ltre dans sonouverture. La philosophie du nant lui apparat comme une philosophietronque qui ne reprsente quun seul versant, la seule moiti dombredun acte total amput de sa partie lumineuse sans laquelle lacte mme dengativit net pas t possible. Cette dimension de lumire souvre surun agir, non sur un dgagement ou un arrachement, mais sur un engage-ment : Sous la pression du ngatif, des expriences en ngatif, nous avon reconqurir une notion de ltre qui soitacteplutt que forme, affirma-tion vivante, puissante dexister et de faire exister13.

    Lamiti entre Ricur et Marcel ne peut que renforcer les prventionsde Ricur par rapport Sartre. Les relations entre Sartre et Marcel sont

    dissymtriques : Sartre nprouve pas une particulire estime pour Marcel,alors que Marcel lui voue une relle admiration. Il apprcie son talent,mais bien videmment sur fond de dsaccord. Marcel considre les posi-tions de Sartre comme profondment nocives : Dans laprs-guerre, ondemandait mon beau-pre de faire confrence sur confrence sur Sartreet il disait : Je me sens comme un commis voyageur en poudre antisar-trique14. Marcel et Ricur se retrouvent donc du mme ct pourcontester la part de nihilisme contemporain dans la prvalence accordeau nant qui dbouche sur lerien ne vaut.

    Une faille essentielle leur parat perceptible lintrieur du projetsartrien, et en affaiblit la porte, celle dune thique tout aussi impossibleque dans le projet heideggerien, dans la mesure o le sujet ne peut existerque dans un arrachement solipsiste, cest--dire au moyen dune indivi-duation absolutise. Cette voie ne permet pas de penser autrui car, ditSartre, on se perd en se donnant15. tre, cesttre avec selon Marcel etRicur, alors que le fameux lenfer, cest les autres16 de Sartre faitfortune.

    La perspective de Sartre est celle de lexaltation dun individualisme Loptique sartrienne est rsolument individualiste17. Il tourne ainsi ledos toute forme de dialogique ou dintersubjectivit. La conscience seconstitue partir dune dialectique entre len-soi et le pour-soi, mais lcart dautrui. La libert de ltre, selon Sartre, ne se pense pas avec leautres, grce un dtour vers lautre, mais comme un dgagement delemprise des autres. Cest en ce sens que, par-del la controverse entreHeidegger et Sartre, leurs points de vue se rejoignent dans la rfrence

    13. Paul Ricur,ibid.,p. 360.14. Anne Marcel, entretien avec lauteur.15. Jean-Paul SARTRE, cit par Alain RENAUT, Sartre, le dernier philosophe, Grasset, Paris,

    1993, p. 226.16. Jean-Paul SARTRE, Huis clos, Gallimard, Paris, 1944.17. Alain RENAUT, Sartre, le dernier philosophe, op. cit., p. 212.

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    des figures vanouissantes du sujet qui ne laissent pas de place la dimension thique18. Sartre tente ce niveau une coupure, qui se veut aussi radi-cale que celle de Heidegger, avec la dmarche rflexive. La consciencchappe se saisir elle-mme, et doit donc passer par autrui, non pour seraliser, mais pour faire lexprience dun arrachement constitutif de salibert : Il ne sagit pas l dune mtaphysique de la prsence, mais dunontologie du manque19. Dans cette mesure, et contrairement limageusuelle dun Sartre port par lexaltation dun sujet divinis, on pourraitconsidrer son horizon comme celui dune fuite incessante anime parlabsolutisation de labsence, du nant, dune pense du dehors. Cetteaspiration par le nant nest pourtant pas ltre-pour-la-mort de Heidegger,car la mort ne peut donner sens des projets quelle nantise ; elle tombedun coup dans labsurde20. Le nant affecte toute mdiation avec autrui.Quant aucogitochez Sartre, il porte la marque dune prsence soi tou- jours dcale, fissure par la mauvaise foi, marque par une part dabsenc soi. Cet horizon aportique donnant la mauvaise foi une position cen-trale, Sartre reste lcart de ce quapportent les sciences sociales en pleiessor dans la comprhension de la relation entre le Mme et lAutre, etnotamment lanthropologie et la smiologie. Cette clture face lessordes sciences sociales condamne de manire prcoce le projet sartrien, alor

    mme que le travail de Merleau-Ponty va servir de passerelle entre la phi-losophie et le dfi pos par la question de linconscient individuel et despratiques sociales.

    Par ailleurs, le thtre devient pour Sartre un lieu privilgi dexpres-sion de ses positions philosophiques. Au dbut des annes cinquante, legrand vnement thtral est assur par la reprsentation de sa pice,LeDiable et le Bon Dieu,qui tient laffiche de juin 1951 mars 1952 sansinterruption. Louis Jouvet ralise cette occasion sa dernire mise enscne. Malgr le plbiscite du public, le climat est loin dtre consensueautour dune pice qui sent le soufre. Le hros Goetz veut choisir en toutelibert le Mal, le Diable, mais il en mesure vite la bouffonnerie. Il se tournealors vers le Bien, le Bon Dieu, sur les conseil dun prtre, Heinrich, maisil nen retire quun sentiment drisoire de comdie, dimposture. Lintriguese situe dans une Allemagne de la Renaissance dchire par la guerresociale. Les choix du hros, sans ncessit, coups des enjeux de son sicleapparaissent totalement factices. Aprs avoir mesur son incapacit

    18. Voir Alain RENAUT, Lthique impossibleSartre, le dernier philosophe, op. cit.,p. 153-233.

    19. Jol ROMAN, loge de lexistentialisme franais,Les Enjeux philosophiques desannes cinquante, centre G.-Pompidou, Paris, 1989, p. 139.

    20. Jean-Paul SARTRE, Ltre et le Nant, op. cit.,p. 624.

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    trouver un sens dans le Mal comme dans le Bien, Goetz renonce Dieu,proclame son athisme et se jette dans la praxis, par son engagementauprs des paysans rvolts contre la noblesse. Le hros renonce donc sa qute dabsolu et affirme : Dieu est mort... il ny a que les hommes.Dans ce dbut des annes cinquante, en pleine guerre froide, dans unmonde bipolaire, le message est clair et situe Sartre du ct de lhorizonindpassable quest pour lui le marxisme et de ce qui lincarne alors, lecompagnonnage avec le mouvement communiste, aprs lchec duRDR21. Laccueil de certains critiques est particulirement violent : Onattaqua le blasphme drisoire, Mauriac ironisa sur Sartre, latheprovidentiel, Thierry Maulnier titra : Y a pas de Bon Dieu22.

    Ricur na pas lintention de hurler avec les loups, mais il profite de

    loccasion pour noncer ses rticences philosophiques lgard des posi-tions sartriennes et consacre la pice un article dansEsprit. Cest entermes particulirement forts quil exprime, contrairement son habitude,ses motions devant une pice qui la bless : Je dois dire que certainescnes mont t presque insupportables, par leur outrance juge inad-missible23. Et pourtant, il nen reste pas cette premire raction derejet. Il reprend la lecture de la pice de Sartre, la lit et la relit pour en tirerle meilleur delle-mme. Et il superpose sa premire impression celledune lecture qui dplace le problme central de la pice : celui-ci lui semblait tre celui de la foi, dun noyau sain dathisme perverti par le masquedune relation Dieu drisoire, mais derrire cette apparence se joue,selon Ricur, une autre question, qui est celle de lthique et de la poli-tique. La traverse de limposture devient alors le parcours ncessaire lmergence de la question thique. La dramaturgie ne fait quillustrer lathse philosophique de Sartre, selon laquelle la dimension divine alinelhumanit de lhomme.

    Ricur accompagne Sartre dans sa dmonstration lorsque son hros,Goetz, atteste lquivoque de la foi et de la mauvaise foi : Si la foi est lmauvaise foi consolide, lhomme, en jetant le masque de la mauvaise foidpouille aussi lexistence ou linexistence du croyant24. Enrevanche, la mise en scne de cette concidence nest pas sans faire souffriconvient Ricur, le spectateur qui, comme lui-mme, aspire une autreascse de cette imposture dont la foi nest jamais sre de se distinguer25.

    21. RDR : Rassemblement dmocratique rvolutionnaire, cr en fvrier 1948, dont lecomit dinitiative est constitu de Jean-Paul Sartre, David Rousset, Paul Fraisse, GeorgesAltman, Daniel Bndite, Jean Ferniot, Bernard Lefort, Charles Ronsac, Roger Stphane, ainsique de quatre parlementaires et six militants ouvriers syndicalistes.

    22. Annie COHEN-SOLAL, Sartre, op. cit., p. 416.23. Paul RICUR, Le Diable et le Bon Dieu ,Esprit, novembre 1951, repris dansLectures 2,

    op. cit.,p. 137.24.Lectures 2, op. cit., p. 148.25.Ibid.

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    Sartre rpondra cet article de Ricur par une lettre dans laquelle il leremercie pour son honntet : Vous avez parfaitement vu quil y a deuxsujets et toute lambigut de la pice ; parfaitement compris que Goetzest un truqueur. Vous me semblez trop svre pour Heinrich... Et puis jevous signale aussi que le passage de la mauvaise foi la foi nest pas oprpar artifice. Mon intention nest pasdoprer une substitution de termespour duper le spectateur. Vous, chrtien, pouvez penser quil y asubsti-tution de termes mais alors je vous demande de croire que jen suis la dupeet non lauteur. Ce ne sont que des dtails, pour le reste, je suis daccordsur tout26.

    PAUL RICUR12

    26. Jean-Paul Sartre, lettre Paul Ricur, non date, archives du Fonds Paul Ricur, IPT.

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    A.III.2Une voie phnomnologique inspirepar Merleau-Ponty

    En 1945 parat un ouvrage majeur dont Ricur peroit tout de suite lim-portance : laPhnomnologie de la perception,de Maurice Merleau-Ponty. Les thses dveloppes se trouvent tre dans le prolongement

    direct de son propre cheminement philosophique, puisquil est en train derdiger sa thse sur le volontaire et achve la traduction desIdeen I deHusserl. La fcondit dun travail dordre phnomnologique se trouveatteste pour lui par la force de la dmonstration de Merleau-Ponty. Alorsque Ricur a des prventions lgard de Sartre, il a tout de suite la plusgrande admiration pour Merleau-Ponty, quil rencontre dailleurs plu-sieurs reprises entre 1945 et 1948 Lyon, o il enseigne. Il le croise auss Leuven en consultant les archives Husserl. Au lendemain de sa soute-nance de thse, Ricur se retrouve ses cts en avril 1951 au colloqueinternational de phnomnologie organis Bruxelles par le pre francis-cain Van Breda, directeur des archives Husserl. Le choix de son sujet dethse sur le volontaire prcde la publication de louvrage de Merleau-Ponty. LaPhnomnologie de la perceptionpermet Ricur de concevoirson travail comme le prolongement, sur le champ pratique, de ltudephnomnologique. Merleau-Ponty a centr son tude sur la perception,sur lintentionnalit, laissant place pour une tude de lagir humain.

    Ricur retrouve avec laPhnomnologie de la perceptionson propre

    souci dviter les dichotomies appauvrissantes et de rcuser notammentlopposition entre sujet et objet au moyen de la traverse de lexprience.Cest en effet la dmonstration que ralise Merleau-Ponty : Comprendrela subjectivit comme inhrence au monde1. Il convient donc de repenser

    1. Maurice MERLEAU-PONTY, Phnomnologie de la perception(1945), Gallimard, coll. Tel , Paris, 1976, p. 464.

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    la perception en train de se faire, son mergence dbarrasse des thoriesfossilises qui tendent parasiter notre mode de connaissance. Merleau-Ponty montre que le sujet connaissant et lobjet connu co-naissent dansune dynamique endogne ltre-au-monde. Ce travail sinscrit dans leprolongement de la rduction eidtique de Husserl, de cette qute dunsujet concret, vcu au travers dun monde environnant qui nest plus seu-lement existant, mais phnomne dexistence. Merleau-Ponty vise donc comprendre les rapports de la conscience et de la nature, de lintrieur etde lextrieur2. Pour mener bien son entreprise, il rcuse les deux posi-tions symtriques du ralisme et de lidalisme. La contestation de cevieux dbat philosophique lui permet de souvrir une dimension long-temps occulte qui est celle du corps, lieu mdian o simpriment la foisla conscience et le monde ; il devient le lieu privilgi de linterrogationphilosophique et apparat comme un objet subjectif.

    La seconde innovation de Merleau-Ponty, et qui sera reprise soncompte par Ricur, est le dialogue entrepris avec les sciences humaines,avec leurs recherches et leurs dcouvertes. Le renoncement la coupureentre la philosophie et la connaissance empirique, positive, le fait de sesituer sur le terrain mme de celle-ci afin de mesurer en quoi elle sendtache forment un mouvement qui deviendra constant chez Ricur.

    Dans sa traverse de la gestalt-theorie(Koffka, Koehler, Goldstein...),Merleau-Ponty ouvre le chemin quempruntera Ricur avec luvrefreudienne.

    La Phnomnologie de la perceptionse donne pour objet de faireconverger les rsultats de la psychologie contemporaine et la phnom-nologie de Husserl3. Lopacit de lexprience vcue dans son immdia-tet oblige le philosophe raliser un dtour par la psychologie, annoncele futur dtour de Ricur par la psychanalyse, et plus largement prlude

    cette conviction que la vrit ne se donne pas dans un rapport de simul-tanit, dosmose, mais par une srie gradue de mdiations ncessitant ledtours du philosophe.

    la base de linterrogation de Merleau-Ponty on retrouve lecogitocar-tsien, mme si le je pense se transforme avec le corps propre en jepeux ; mais la diffrence du mouvement heideggerien dexpropriationradicale de la prsence soi, cest par une habitation, une reprise inlas-sable des questions cartsiennes quune ontologie non cartsienne va treconquise4. Lnigme lucider se situe du ct de la constitution du soi

    2.Ibid.,p. 488.3. Renaud BARBARAS, Gradus philosophique, Flammarion, coll. G.F. , Paris, 1994, p. 515.4. Maria VILLELA-PETIT, Le tissu du rel,Maurice Merleau-Ponty. Le psychique et le cor-

    porel , Aubier, Paris, 1988, p. 91.

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    UNE VOIE PHNOMNOLOGIQUE INSPIRE 15

    par la corporit, dans cette manire singulire dont le corps propredploie son tre-au-monde. Ricur dcouvre une autre dimension cen-trale pour lui : la communication, dont il avait dj montr limportancechez Gabriel Marcel et Karl Jaspers. Lanalyse de la perception selonMerleau-Ponty permet de mieux comprendre lexprience dautrui, doncde mieux poser cette question de la communication. Elle se situe larti-culation entre la conscience intime de soi et lanonymat de la vie corpo-relle, qui en est la condition dexistence. Merleau-Ponty, prenant le corpscomme partie de soi-mme, vise incarner lipsit5. Cette vise phi-losophique le conduit faire sienne une conception plus restrictive ducogito comme possession ou pense de soi plutt que prsence soi6.

    Dans la troisime et dernire partie de laPhnomnologie de la percep-tion, Merleau-Ponty sloigne de lgologie transcendantale quil a dcou-verte chez Husserl pour dcentrer legoet ouvrir ainsi le moi vers lautre : La subjectivit nest pas lidentit immobile avec soi : il lui est, commau temps, essentiel, pour tre subjectivit, de souvrir un Autre et desortir de soi7. Cest grce la perception que se ralise le rapport autrui. Cette mdiation qui valorise le rapport affirmatif lexistence danslacte de la communication diffre radicalement du point de vue de Sartrequi privilgie labme, le nant, et oppose le moi lautre. Selon MerleauPonty, la subjectivit qui permet davoir accs lautre grce au corps seprsente comme ouverture la fois dpendante et indcidable8, ren-dant caducs aussi bien lobjectivisme qui se heurte lindcidable quelidalisme qui occulterait la part dpendante du sujet.

    Dcouvrant le relais possible par le biais phnomnologique de ques-tions quil se posait au plan existentiel, Ricur est plus quintress, fas-cin, par la dmonstration de Merleau-Ponty. Sa raction nest dailleurspas sans une certaine ambivalence, car il ressent toujours le besoin de nepas se laisser aspirer et dissoudre par ses adhsions et engagements suc-cessifs. Plong lintrieur de luvre de Jaspers, il considre alors ladmarche de Merleau-Ponty comme trop exclusivement tourne verslimmanence : Il ma avou il y a peu quil a t tellement fascin palaPhnomnologie de la perceptionque ctait pour chapper cette ph-nomnologie quasi immanentiste quil avait fait saPhilosophie de lavolont9. Il a pu considrer que cette libert tait trop contingente chezMerleau-Ponty et rechercher derrire un vouloir la restitution de valeurs

    5. Maria VILLELA-PETIT, Le soi incarn, Merleau-Ponty et la question du sujet,Merleau-Ponty, le philosophe et le langage, Vrin, Paris, 1993, p. 421.

    6. Renaud BARBARAS, Gradus philosophique, op. cit., p. 521.7. Maurice MERLEAU-PONTY, Phnomnologie de la perception, op. cit., p. 413.8.Ibid., p. 459.9. Guy Petitdemange, entretien avec lauteur.

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    et la crdibilit dun autre niveau, dune autre anthropologie plus en rap-port avec la transcendance. En fait, Merleau-Ponty avait dj esquiss lapossible articulation de ces deux niveaux dans la dtermination de la sub- jectivit comme temporalit. Cest le rapport au temps, la consciencecomme capacit passer dun horizon pass ou venir qui invite consi-drer que la transcendance du monde est bien prserve en son imma-nence mme10. Par ailleurs, louverture vers le champ pratique explorpar Ricur dans sa thse sur le volontaire nest pas en discordance avecltude de Merleau-Ponty qui ouvre sa rflexion sur la dimension delagir : La vraie philosophie est de rapprendre voir le monde [...].Nous prenons en main notre sort, nous devenons responsables de notrehistoire par la rflexion, mais aussi bien par une dcision o nous enga-geons notre vie, et dans les deux cas il sagit dun acte violent qui sevrifie en sexerant11.

    Merleau-Ponty aura ainsi orient le projet de Ricur vers la dialectiquequi se joue entre le sens profr et celui qui se rvle dans les choses. Celva le mener un dialogue de plus en plus rapproch avec les scienceshumaines, en plein essor dans les annes cinquante. Dans cette perspec-tive, une rappropriation de la science dans le champ de la pense philo-sophique est possible. Chaque science est le foyer dune ontologiergionale que le philosophe doit repenser pour permettre les recoupe-ments des regards et en restituer le sens pour le sujet : Merleau-Pontyavait un projet trs ambitieux qui tait dentretenir une espce de rapportde complmentarit entre la philosophie et les sciences de lhomme.Il sest donc efforc de suivre toutes les disciplines12. Initiateur dans sonexploration dune certaine psychologie et dans la critique de son caract-re rifiant et mcaniste, Merleau-Ponty est aussi prcurseur, ds 1951,dans le tournant linguistique en cours, montrant tout lintrt de luvrede Saussure comme inauguration de la linguistique moderne : Ce quenous avons appris dans Saussure, cest que les signes un un ne signifienrien, que chacun deux exprime moins un sens quil ne marque un cart desens entre lui-mme et les autres13. Cette intgration de la linguistiquedans le champ de la rflexion philosophique est proclame loccasion

    10. Renaud BARBARAS, Gradus philosophique, op. cit., p. 523.11. Maurice MERLEAU-PONTY, Phnomnologie de la perception, op. cit., 1976, p. XVI.12. Vincent Descombes, entretien avec lauteur pourHistoire du structuralisme, La Dcou-

    verte, Paris, 1991-1992.13. Maurice MERLEAU-PONTY, Sur la phnomnologie du langage , communication au

    premier colloque international de phnomnologie, Bruxelles, 1951, repris dansSignes,Gallimard, Paris, 1960, p. 49.

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    du colloque de Van Breda Bruxelles. Ricur y est prsent et exploreraplus tard systmatiquement les divers niveaux du langage.

    Dans le mme souci, Merleau-Ponty encourage le dialogue entre socio-logie et philosophie, dont il dplore la frontire disciplinaire qui lesoppose : La sparation que nous combattons nest pas moins prjudi-ciable la philosophie quau dveloppement du savoir14. Laile mar-chante de la sociologie en ce dbut des annes cinquante est reprsentepar le projet danthropologie sociale de Claude Lvi-Strauss15. Merleau-Ponty se rapproche de lui et cest mme lui qui, lu au Collge de Franceen 1952, suggre Lvi-Strauss de se prsenter et contribue son lectionen 1960. Il dfend avec vigueur le programme dfini en 1950 par Lvi-Strauss dans sonIntroduction luvre de Marcel Mauss: Les faitssociaux ne sont ni des choses, ni des ides, ce sont des structures [...]. Lastructure nte rien la socit de son paisseur ou de sa pesanteur. Elleest elle-mme une structure des structures16. Le projet de Merleau-Ponty est alors de reprendre un un les acquis des sciences humaines dansune perspective phnomnologique, gnralisante, en redfinissant leursconnaissances du point de vue philosophique, testant la compatibilit desdcouvertes scientifiques avec leur valeur en termes dexprience subjective et de signification globale. Cette vitalit du programme phnomno-logique, grce cette proximit cultive avec le champ des scienceshumaines, sert incontestablement de modle pour Ricur, qui sinstalle-ra aussi linterface de la philosophie du langage et de la phnomnolo-gie, de lhistoire et de lpistmologie, de la psychanalyse et de sa reprishermneutique...

    Ce dialogue fcond entre sciences de lhomme et philosophie donne la situation intellectuelle franaise une singularit qui contraste avecdautres traditions nationales. Lautre aspect qui a sduit Ricur, cest detrouver en Merleau-Ponty un philosophe porteur du programme phno-mnologique de Husserl, mais sans se rduire pour autant une simpleapplication en France des principes dune tradition importe dAlle-magne. Merleau-Ponty tente en effet de concilier celle-ci avec la traditionrflexive franaise, celle qui va de Descartes, Maine de Biran et Bergson Lachelier, Lavelle et Nabert. Merleau-Ponty et Ricur ont en communcette tradition franaise17. Ils partagent cette position en tension entredes points de vue quils ne veulent pas juger comme contradictoires. Aucontraire, ils aspirent les penser ensemble et contribuent raliser ce

    14. Maurice MERLEAU-PONTY, Cahiers internationaux de sociologie, X, 1951, p. 55-69 ;repris dansSignes, op. cit., p. 127.

    15. Voir Franois DOSSE, Histoire du structuralisme, op. cit., t. 1.16. Maurice MERLEAU-PONTY, De Marcel Mauss Claude Lvi-Strauss ,Signes, op. cit.,

    p. 146-147.17. Renaud Barbaras, entretien avec lauteur.

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    programme. Alors quil sera de bon ton aprs la disparition prmature deMerleau-Ponty lge de cinquante-trois ans, en 1961, de considrer cedernier comme dpass par un programme de radicalisation qui va dans lesens dune nouvelle coupure, cette fois au profit des sciences de lhommeavec le succs du programme structuraliste, Ricur continuera se rf-rer luvre de Merleau-Ponty : Il est lhonneur de Ricur de ne jamais avoir rpudi Merleau18. La fascination exerce sur la philoso-phie franaise par les penseurs allemands Husserl, Heidegger est alorssi forte quelle a occult un espace propre au dploiement dune phno-mnologie franaise spcifique.

    Ainsi, la centralit du corps propre chez Merleau-Ponty senracine danscette dj longue tradition dune anthropologie philosophique qui

    remonte au dbut duXIXe sicle avec Maine de Biran19. Celui-ci avait eneffet dj montr lirrductibilit des deux voies daccs : lune psychologique et lautre physiologique, comme les deux faces de lintriorit et delextriorit qui ne permettent pas didentifier le discours en premirepersonne au discours en troisime personne. Cest donc larticulation etnon la rduction des phnomnes de conscience intime avec les phno-mnes physiologiques que sest consacr Maine de Biran. Cette ambitionunifiante est annonce demble en avant-propos des Nouveaux Essaisdanthropologie: Ce titre annonce que je veux considrer tout lhomme,et non pas seulement une partie ou une face de lhumanit20. Certes,Ricur considre que Maine de Biran ne parvient pas dduire une tho-rie des catgories de sa philosophie du corps propre, mais il lui rend hom-mage dans sa thse sur le volontaire : Le regard rvle le voir commeacte. Ici Maine de Biran est invincible21. Il estime que Maine de Biranreprsente une voie daccs trop courte, mais il lintresse dans sa thoriedu corps propre, qui lui parat dune relle consistance et profondeur22.

    La double source dinspiration existentialiste et phnomnologique estrevendique par Ricur lui-mme lorsquil considre la gense de sathse sur le volontaire : Si cest Husserl que je devais la mthodologiedsigne par le terme danalyse eidtique, cest Gabriel Marcel que jedevais la problmatique dun sujet la fois incarn et capable de mettre distance ses dsirs et ses pouvoirs23.

    18.Ibid.19. Maine de BIRAN,

    Mmoire sur la dcomposition de la pense(1804-1805),

    uvres, t. III,

    Vrin, Paris, 1988 ;Rapports des sciences naturelles avec la psychologie(1813-1815),uvres,t. VIII, Vrin, Paris, 1986 ; Nouveaux Essais danthropologie, uvres, t. X-2, Vrin, Paris, 1989.

    20. Maine de BIRAN, Nouveaux Essais danthropologie, op. cit., p. 1.21. Paul RICUR, Philosophie de la volont, t. 1,Le Volontaire et lInvolontaire(1950),

    Aubier, Paris, 1988, p. 318.22. Franois Azouvi, entretien avec lauteur.23. Paul RICUR, Rflexion faite, op. cit., p. 24.

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    Passionn par la lecture de laPhnomnologie de la perception, Ricurcherche tablir le contact avec Merleau-Ponty. Il a certes quelques occa-sions de rencontre, mais ils appartiennent deux courants intellectuelsopposs dans laprs-guerre. Pourtant, Merleau-Ponty avait t, avant-guerre, le correspondant dEsprit, animant un groupe de la revue Chartres, mais en 1945, il est alors lalter egode Sartre dans lanimation dela nouvelle revueLes Temps modernes. Il participe activement au comitde rdaction et rdige souvent les ditoriaux. Jusquen 1952, lattelageSartre-Merleau fonctionne bien. Cest Merleau-Ponty qui accueille la tra-duction desIdeende Husserl par Ricur chez Gallimard : Il se trouveque Gallimard a dcid de crer une collection de philosophie (outre laBibliothque des Ides)... Cette collection, dont Sartre et moi serions lesconseilleurs, devrait notre sens comprendre des ouvrages de plusieurstendances (nous lappellerons : Philosophies), mais, juger des chosespar la valeur des ouvrages, faire une grande place la philosophie alle-mande contemporaine... Il est clair que votre traduction desIdeenserait,pour la collection, un bon dbut. Verriez-vous un inconvnient cequelle y figure24 ? videmment, Ricur rpond positivement cetterequte de Merleau-Ponty qui lui propose mme peu aprs de publierquelques recensions dansLes Temps modernes: Accepteriez-vous en

    attendant une collaboration plus ample, si vous le souhaitez, de donnerauxTemps modernesune note sur lesTextes choisisde Calvin qui viennentde paratre avec une prface de Karl Barth25? Mais le christianisme mili-tant de Ricur, sa participation active la revueEspritrendent dlicateune relation de trop grande proximit. Merleau-Ponty sest donc tenu distance : Merleau-Ponty a toujours vit le contact. Il na mme pasrpondu ses lettres... Ricur en a t attrist26. Jacques Merleau-Ponty, cousin germain de Maurice Merleau-Ponty et philosophe lui aussidans le domaine de lpistmologie des sciences, se souvient quavant dele rejoindre luniversit de Nanterre il reoit un coup de tlphonede Ricur qui lui demande les coordonnes tlphoniques de son cousinMaurice : Je lui ai dit : je vous les donne parce que vous tes Paul Ricur Je ne les aurais pas donnes quelquun dautre. Mais cela prouve quintait pas de ses familiers27. Trs certainement, Sartre a contribu maintenir Ricur distance de Merleau-Ponty. Le caractre athe mili-tant desTemps modernesdans le climat intellectuel de laprs-guerre afavoris sa mise lcart, dautant que Ricur tait considr par Sartre

    24. Maurice Merleau-Ponty, lettre Paul Ricur, 11 novembre 1948, archives du FondsPaul Ricur, IPT.

    25. Maurice Merleau-Ponty, lettre Paul Ricur, 12 dcembre 1948, archives du Fonds PaulRicur, IPT.

    26. Roger Mehl, entretien avec lauteur.27. Jacques Merleau-Ponty, entretien avec lauteur.

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    comme une espce de cur qui soccupait de phnomnologie28. Cetteattitude sectaire a donc rendu impossible la transformation au planhumain dune proximit intellectuelle trs forte. Elle nest pas sans avoirlaiss quelques blessures : Ricur nous a dit un jour que les rapportsquil a eus dans sa jeunesse avecLes Temps modernes lpoque o Mer-leau y tait encore avaient t douloureux29. La question religieuse a daussi contribuer les maintenir dans deux mondes part. Non que Mer-leau-Ponty partage le point de vue de Sartre mais, dducation catholique,il tait plutt en cet aprs-guerre dans un moment de dprise, de dtache-ment du no-thomisme qui avait t le sien, sans rien manifester danti-clrical, la religion restant son jardin secret : Je suis persuad que ctaipar respect pour sa mre, qui tait une catholique trs sincre et pour

    laquelle il avait une vnration particulire30. Par-del cette non-rencontre, qui tient davantage aux diffrends deleurs milieux respectifs dappartenance, il reste que Merleau-Ponty etRicur vont incarner deux orientations un peu diffrentes de la phno-mnologie franaise : dun ct, chez Merleau-Ponty, une attentiondavantage centre sur le corps propre, la chair, et, de lautre, avec Ricur,une approche de la chair plus abstraite, par le biais de la textualit, mmesi au moment de sa thse sur le volontaire, le problme du corps est encoreabord frontalement.

    28. Marc Richir, entretien avec lauteur.29.Ibid.30. Jacques Merleau-Ponty, entretien avec lauteur.

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    A.IV.1Lintroducteur de Husserl

    Strasbourg, Ricur est nomm sur un poste de matre de confrencesspcialis en histoire de la philosophie. Cette discipline dans une univer-sit de province revt lpoque un caractre familial que lon a peine imaginer aujourdhui. LInstitut de philosophie nest pas dans le palais

    universitaire, mais dans une maison situe au coin de la rue Goethe. Untage est consacr la psychologie, lautre la philosophie, dont lenseignement est assur par quatre professeurs. La licence se dcompose enquatre certificats: morale et sociologie, psychologie gnrale, histoire dela philosophie, philosophie gnrale. Ricur a pour collgues JulietteBoutonnier en psychologie gnrale, Georges Duveau en morale et socio-logie, et Georges Gusdorf, nomm la mme anne que lui, succdant Georges Canguilhem. Le nombre des tudiants en philosophie est trslimit : une vingtaine au maximum. Les cours ont pour cadre une petitesalle, pas plus grande quun modeste bureau: On tait une quinzaineautour dune table recouverte dune nappe verte1. Dans de telles condi-tions, les relations sont trs faciles entre professeurs et tudiants. Enrevanche, laspect microcosmique de cette vie universitaire peut gnrerquelques animosits et conflits larvs. Cest le cas entre Gusdorf etRicur : Sans Gusdorf, Ricur serait rest Strasbourg. Il ma dit plu-sieurs fois quil aurait aim faire toute sa carrire Strasbourg si Gusdorfnavait pas t l2. Gusdorf, qui a dj ralis une uvre monumentale,

    manifeste une certaine jalousie lgard du rayonnement acquis parRicur et de la force dimpulsion qui anime son travail. ce titre, on sait

    1. Roland Goetschel, entretien avec lauteur.2. Roger Mehl, entretien avec lauteur.

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    dj Strasbourg que Ricur fait une uvre au sens o il y a un souffleinitial et une ligne qui senrichit sans se dmentir3. Ricur a tout faitpour apaiser les craintes de Gusdorf et amliorer la situation, essayantmme de linviter, mais il se heurte des refus ritrs. De plus, comme iest nomm sur un poste dhistoire de la philosophie, la mtaphysique etla philosophie morale restent le domaine rserv de Gusdorf. Cette situa-tion permet Ricur de consolider sa connaissance personnelle de lhis-toire de la philosophie: Mon bagage de fond en matire de philosophiegrecque, moderne et contemporaine date de cette priode4. En mmetemps, il regrettait et aurait prfr avoir la chaire de Gusdorf, celle demtaphysique et de morale5. La susceptibilit personnelle, dj rude-ment mise lpreuve en gnral dans le monde universitaire, lest demanire dcuple dans cet univers confin, et lorsquun brillant tudiantcomme Roland Goetschel choisit de faire son DES avec Paul Ricur etAndr Nher, il est certain que Gusdorf en prend ombrage.

    En revanche, ces difficults sont compenses par lintensit des rela-tions avec les tudiants. Parmi ceux-ci, Alex Derczansky est un sacrphnomne, un vritable rudit; il suit des tudes de philosophie et sym-pathise avec Ricur au point que, lorsquil se marie en 1958, je lui aiimpos dtre mon tmoin, et Domenach a t le tmoin de ma femme6.

    Il nat l une complicit jamais dmentie. Derczansky est encore lun desrares pouvoir appeler toute heure Ricur, qui dteste le tlphone.Historien de la philosophie, Ricur consacre chacune de ses annes

    denseignement un auteur, dont il lit toute luvre pendant la priodedes vacances universitaires : Je me donnai en particulier pour rgle de lirechaque anne un auteur philosophique de faon aussi exhaustive quepossible7. Mais il nen devient pas pour autant un historien classique dela philosophie, droulant dans un ordre chronologique les auteurs et lesuvres. Lhistoire de la philosophie ne lintresse pas en tant que savoiracadmique. Elle ne vaut que par sa capacit dactualisation de problmesrencontrs dans le prsent. Elle est conue par Ricur comme rappro-priation dune tradition8. La pdagogie luvre chez Ricur part dunproblme, dun thme, et cest autour de lui que se tissent les fils de la philosophie de chaque auteur : Jai suivi un cours de Ricur sur le problmede la libert dans lhistoire de la philosophie9. Il prend pour objet aussi

    3. Roger Mehl,ibid.4. Paul RICUR, Rflexion faite, op. cit., p. 27.5. Roger Mehl, entretien avec lauteur.6. Alex Derczansky, entretien avec lauteur.7. Paul RICUR, Rflexion faite, op. cit., p. 27.8. Myriam Revault dAllonnes, entretien avec lauteur.9. Roland Goetschel, entretien avec lauteur.

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    bien le problme de limagination que celui de la rduction transcendan-tale... Cest Strasbourg, en 1953-1954, quil fait son fameux cours surPlaton et Aristote autour des notions dessence et de substance, cours quenous retrouverons massivement distribu sous forme de polycopi placede la Sorbonne, o il acquiert la rputation dincontournable. Prparant Finitude et Culpabilit, il donne des cours sur le mal et sur la tragdiegrecque. Cest aussi Strasbourg quil entreprend ltude systmatique deluvre de Kant, si fondamentale pour lui quil se dira plus tard kantienposthglien. Il attire aussi des tudiants de thologie: Jtais lafacult de thologie, mais je suivais ses cours de philosophie. Jtais passionn par la philosophie et par la mystique persane et arabe, et Ricurmintressait surtout comme hermneute10, se rappelle Sliman Boukhe-

    chem, futur professeur de philosophie au Chambon-sur-Lignon, de 1967 1983. Marc Lienhard, doyen de la facult de thologie protestante en1995, habitait alors la mme rue que Ricur. Il avait jou au football avecses fils. Plus tard, il suit occasionnellement ses cours luniversit, entre1953 et 1957, alors quil est inscrit dans un cursus de thologie. En mmetemps, il assiste aux cours de Jaspers Ble et dAim Forest MontpellierMais la pice matresse de lenseignement philosophique de Ricur estreprsente en ces annes cinquante par Husserl: Au niveau de lalicence, il nous a fait un programme assez lourd qui ma beaucoup impres-sionn : la phnomnologie. Il prenait un texte allemand desIdeen I etnous le faisait traduire11. Luvre de Husserl permet notamment de jouer le rle de passerelle entre lInstitut de philosophie de luniversit etla facult de thologie o se trouve un disciple de Husserl, Hater, pro-fesseur de dogmatique depuis 1945 Strasbourg o Jean Hring avaitpubli un ouvrage sur la phnomnologie de Husserl en 1925: Il yavait donc Strasbourg tout un courant qui se rclamait de Husserl12.

    Ricur joue un rle majeur dintroducteur de Husserl en France qui valui permettre de former plusieurs gnrations de philosophes coutumiersde la phnomnologie. En 1949, il publie un long article sur Husserl etle sens de lhistoire dans laRevue de mtaphysique et de morale13.Il aborde publiquement cet immense ocan philosophique de quarantemille pages de manuscrit par la fin de luvre, celle qui couvre les anne

    10. Sliman Boukhechem, entretien avec lauteur.11. Roland Goetschel, entretien avec lauteur.12. Marc Lienhard, entretien avec lauteur.13. Paul RICUR, Husserl et le sens de lhistoire,Revue de mtaphysique et de morale,

    n 54, 1949, p. 280-316. Ce numro thmatique consacr aux problmes de lhistoire comporteaussi des articles de Lucien FEBVRE, Henri-I. MARROU, Dominique PARODI, TRNDUC THAO,Georges DAVY, Claude LVI-STRAUSSet Raymond ARON. On mesure, par ces signatures, lim-portance accorde en France au thme de lhistoricit.

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    trente et forme la Krisis(La Crise des sciences europennes et la phnom-nologie transcendantale). Husserl tente de ressaisir le sens dans une Alle-magne en pleine tourmente, en proie la maladie nazie. Certes, il avaitdj crois le thme de lhistoricit, mais la crise est alors son paroxysmet Husserl, ayant des ascendances juives, va dailleurs en tre victimepersonnellement: Cest le tragique mme de lhistoire qui a inclinHusserl penser historiquement14. Ricur fait le diagnostic dun infl-chissement de la pense de Husserl confront au drame de son temps, carla phnomnologie transcendantale noffre pas un terrain particuli-rement propice lintrt pour lhistoire. La double rcusation prconi-se par Husserl du logicisme et du psychologisme ne le prdispose pasdans un premier temps la prise en compte de la contingence historique.Bien au contraire, la problmatique husserlienne semble liminer cesouci par lopration pralable de la rduction transcendantale15. Certesla temporalit est interne la conscience en tant que forme unifiante detous les vcus. Mais comment raliser une Histoire avec des consciences?Pour le faire, Husserl assimile lhistoire la notion de tlologie. Dansla tradition des Lumires, il reprend lide dune Europe anime par laRaison, la Libert, lUniversel. Le sens de son histoire est donc dansla ralisation de sa fonction philosophique: La crise de lEurope ne peut

    tre quune dtresse mthodologique16

    . la base de la crise de projet de lEurope, Husserl pointe les effetsfunestes de lobjectivisme, de la rduction de la tche indfinie du savoir sa sphre la plus brillante, le savoir mathmatico-physique. Cest l queHusserl ralise le nud qui permet darticuler la phnomnologie et lhisto-ricit en considrant que cette dimension historique nest pas extrieuremais intrieure la conscience : Parce que lhistoire estnotrehistoire, lesens de lhistoire est notre sens17. Ricur retrouve l, dans cette liaisonentre une philosophie critique et un dessein existentiel, la projection chezHusserl au plan collectif dune philosophie rflexive dj acheve sur leplan de lintriorit18. Dans ses remarques critiques, Ricur met engarde contre les excs possibles dune histoire des ides, donc dun ida-lisme trop dcontextualis, et conseille de se confronter systmatique-ment lhistoire des historiens. Il invite donc au dtour par la disciplinehistorique elle-mme. Par ailleurs, il oppose la trop grande unit de sensque postulerait une histoire unique la part dimprvisibilit propre toute

    14. Paul RICUR, Husserl et le sens de lhistoire, art. cit, p. 281 ; repris dans lcole dela phnomnologie, Vrin, Paris, 1986, p. 22.

    15.Ibid., p. 284 ; p. 25.16.Ibid., p. 292 ; p. 33.17.Ibid., p. 293 ; p. 34.18.Ibid., p. 299 ; p. 40.

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    historicit. Ce paradoxe de lhistoire deviendra un des axes majeurs delinvestigation de Ricur, toujours soucieux de ne jamais abandonnercette tension propre au rgime dhistoricit. Il est dj clairement expliciten 1949 dans sa lecture de Husserl: Optimisme de lideet Tragique delambigutrenvoient une structure de lhistoire o la pluralit des tresresponsables, lvnement du penser sont lenvers de lunit de la tche, dlavnement du sens19.

    En 1950, Ricur publie sa traduction dIdeen I , Ides directrices pour une phnomnologie20, quil a ralise en captivit et acheve au Chambon-sur-Lignon. On sait dans quelles conditions Ricur a effectu cette traduc-tion dans les marges du texte allemand, faute de papier. Elle nen est queplus hroque et constitue LA relique la plus prcieuse de sa bibliothquepersonnelle. Il a pourtant craint, alors quil tait au Chambon, quun autretraducteur ne publie le mme ouvrage, mais Merleau-Ponty a plaidpour ma traduction, contre lautre, qui ntait pas acheve21. Ricurddie cette traduction son compagnon de captivit, Mikel Dufrenne. Lepremier volume desIdes directricesdate de 1913 et constitue un infl-chissement idaliste dans le parcours philosophique de Husserl. SelonEugen Fink, collaborateur de Husserl, la question pose dansIdeen I nest pas la question kantienne des conditions de validit pour uneconscience objective, mais la question de lorigine du monde : Elle estune philosophie qui montre linclusion du monde dans labsolu dusujet22. Contrairement aux interprtations usuelles, Ricur ne voit nirupture ni reniement de Husserl entre, dune part, le ralisme et le logi-cisme desRecherches logiquesde 1900-1901 et, dautre part, lidalisme etlexaltation de la subjectivit transcendantale desIdes directrices. Cepen-dant, Husserl a connu une phase aigu dhsitation, de ttonnements, deremise en question entre 1907 et 1911, et cest dans cette phase dcisiveque sorigine la problmatique phnomnologique: Cest sous la menacedun vrai solipsisme, dun vrai subjectivisme que nat la phnomno-logie23. La phnomnologie prend alors son ancrage dans une psychologierevisite par le philosophe au moyen dun certain nombre de procduresconstitutives dune vritable ascse. La phnomnologie remet en questionlvidence de lattitude de la conscience nave, qui est celle de lattitudnaturelle : Par la vue, le toucher, loue, etc., selon les diffrents modes dla perception sensible, les choses corporelles sontsimplement l pour

    19. Paul RICUR, ibid.,p. 312 ; p. 53.20. HUSSERL, Ides directrices pour une phnomnologie(1950), Gallimard, coll. Tel,

    Paris, 1985.21. Paul RICUR, La Critique et la Conviction, op. cit., p. 37-38.22. Paul RICUR, introduction du traducteur,in HUSSERL, Ides directrices, op. cit.,

    p. XXVIII.23.Ibid., p. XXXIV.

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    moi24. Le philosophe, allant lencontre de cette illusion psychologique,procde une rduction phnomnologique afin daccder lorigine deschoses. Dans un premier temps, il sagit donc de faire retour aux chosesmmes, de les penser dans leur immanence. Mais en un second temps, lephnomnologue retrouve le rapport la transcendance ressaisie grce lintentionnalit. Husserl procde la dissociation du phnomne pur etdu phnomne psychologique grce la notion dintentionnalit,emprunte son ancien matre Brentano. La conscience est toujours laconscience de quelque chose, donc la conscience est intentionnalit:Cest lintentionnalit qui caractrise laconscienceau sens fort et quiautorise en mme temps traiter tout le flux du vcu comme un flux deconscience et comme lunit dune conscience25. Il peut alors pratiquer

    une dsimbrication du sujet de la connaissance et du sujet psychologiqueet se dissocier ainsi du scepticisme psychologiste en lui substituant unequte des essences, de ltre de lobjet (oueidos), qui demeure identiquepar-del ses variations. Lessence est, selon Husserl, la chose mme quse rvle soi dans une donation originaire. Cette opration de rductionobtenue grce unepoch(mise en suspens) du sens permet dacc-der un moi transcendantal en tant que ce moi est vise de quelque chose.

    Avec lesIdeen I , Husserl essaie donc de fonder une science de lEspritqui sorte du traditionnel dilemme entre extriorit et intriorit. Ricurvoit dans cette ascse phnomnologique un prolongement de lexigenceexistentielle, du geste de dpassement de soi, de lvitement du pige delalination qui pousse le sujet au dehors de lui-mme: La rduction estle premier geste libre, parce quil est librateur de lillusion mondaine. Parlui, je perdsen apparence le monde que je gagnevritablement26. Eneffet, la chose donne par la perception est restitue dans son indtermi-nation et nest plus conue comme un absolu, mais comme appartenant auflux variable du vcu. Dans le langage technique desIdeen I , Husserl sub-

    stitue au vieux dualisme de lintriorit et de lextriorit la distinctionentre nome (le noyau, le sens) et nose (lacte de donation de sens). Lelien entre la pense et ce qui est pens sexprime alors en termes de structures notico-nomatiques de la conscience27. Cest la consti-tution dune vritable science des phnomnes purs que vise le projetphnomnologique et cest en ce sens que Husserl aspire mriter lenom dun commenant rel en qute de cette phnomnologie consi-dre comme commencement du commencement28. Ricur adhre la radicalit du projet, contribue le faire connatre en France, mais ne se

    24. HURSSEL, ibid,p. 87, 27.25.Ibid., p. 283, 84.26. Paul RICUR, Introduction du traducteur , op. cit., p. XX.27. HUSSERL, chap.IV, p. 335sq.28. HUSSERL, cit par Ricur, Introduction du traducteur,Ides directrices, op. cit., note 2,

    p. XXXVIII.

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    limite pas en tre le simple passeur passif. Il russit surtout concilier cecommencement prometteur avec la tradition rflexive franaise et sonhorizon existentiel.

    Entre 1951 et 1954, Ricur multiplie la publication de ses tudes sur lecorpus husserlien en particulier et sur la phnomnologie en gnral.Invit au colloque international de phnomnologie par Van Breda Bruxelles en 1951, il y prsente une communication sur Mthode ettches dune phnomnologie de la volont qui fait le lien entre le projetde Husserl et la thse quil vient juste de soutenir la Sorbonne29. En1952, il fait connatre aux lecteurs franaisIdeen II , restes indites, inti-tulesRecherches phnomnologiques sur la constitution de la ralit dan

    son ensemble. Ricur y voit une mise lpreuve de la mthode inten-tionnelle dfinie dansIdeen I et un clairage rtrospectif de la cohrencede la dmarche de Husserl.Ideen II accentuent le mouvement amorc parIdeen I de dplacement de lintrt de la philosophie des sciences vers unephnomnologie de la perception. Cest dans ce second volet desIdesdirectricesque Husserl ralise le passage du peru au corps percevant, la-borant pour la premire fois sa doctrine du corps30. Par ailleurs, Husserlamorce le mouvement qui lavait men du solipsisme dansIdeen I lin-tersubjectivit : La validit de droit de lobjectivit et la condition de faitde lintersubjectivit sont tenues ensemble par Husserl: son analyse sup-pose que lon fonde lintersubjectivit dans lobjectivit31. La sphrepsychique telle que Husserl lanalyse est un ordre de ralit auquel onaccde en combinant une approche du psychique, dune part, commelimite dun mouvement dobjectivation et, dautre part, comme limitedun mouvement dintriorisation. La psych est la croise de ce doublemouvement convergent de ralisation du moi pur et animation ducorps-objet32. Les risques dune rduction solipsiste conduisent Husserl

    valoriser davantage le niveau intersubjectif comme principal accs aupsychisme. La connaissance dautrui nest pas ce stade linstrument de larsolution du problme de lobjectivit, mais il permet de rsoudre leproblme de la constitution du niveau psychique.

    Aprs avoir dfini lesprit (Geist) comme autre, non rductible lanature, Husserl pose la question des conditions dans lesquelles ces deux

    29. Paul RICUR, Mthode et tches dune phnomnologie de la volont,Problmesactuels de la phnomnologie, actes du colloque international de phnomnologie, Paris-

    Bruxelles, 1951, Descle de Brouwer, Paris, 1952, p. 110-140 ; repris dans lcole de la phnomnologie, op. cit.,p. 59-86.

    30. Paul RICUR, Analyses et problmes dansIdeen II de Husserl,Revue de mtaphy-sique et de morale, n 57, 1952, p. 35 ; repris dans lcole de la phnomnologie, op. cit., p. 99.

    31.Ibid., p. 41 ; p. 105.32.Ibid., p. 42 ; p. 106.

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    ordres de ralit sont pensables ensemble. Lesprit a un soubassement quiest la nature, mais celle-ci ne joue pas le rle de causalit mcanique, localise. cet gard, Husserl entend affirmer la prminence ontologiquede lesprit sur la nature33. Toute forme de rductionnisme pratiqueentre les sensations vcues et lorganisation du systme nerveux lamanire dont le fait Jean-Pierre Changeux dansLHomme neuronal estexclue par Husserl, qui opre une distinction entre la part notique (inten-tionnelle) de la conscience et la part non notique, quil dnomme lhylet qui renvoie aux sensations, pulsions, affects. Ricur voit dans cettedimension intermdiaire de lesprit telle que la dfinit Husserl les basesdune philosophie de la personne qui lui permet de relier lascse phno-mnologique non seulement lexistentialisme, mais aussi au personna-lisme de Mounier : Husserl se trouve ainsi une des sources de cesphilosophies de la personne, de lexistence, du sujet concret, etc., qui ten-tent de combler le hiatus creus par Kant entre la rflexion transcendan-tale et la psychologie empirique34. Lappropriation du programmephnomnologique ne signifie donc pas une rupture dans litinraire phi-losophique de Ricur. Dailleurs lhritage husserlien est pluriel et nepeut se transformer en dogme. Cest sur cette pluralit quil insiste dansEspriten 1953. Luvre de Husserl tant elle-mme profuse, arbores-

    cente, ttonnante, la phnomnologie est pour une bonne part lhistoiredes hrsies husserliennes35. Ricur distingue cet gard trois famillesdistinctes lintrieur mme du projet phnomnologique. En premierlieu, une manire critique, kantienne, daborder les conditions dobjecti-vation de la nature du sujet. En deuxime lieu, une phnomnologie detype hglien reprsente parLa Phnomnologie de lesprit. Cette orien-tation privilgie les mdiations, le passage par le ngatif et par le dpassement des contradictions dans le savoir absolu. Cette double filiationprovoque en troisime lieu une tension ontologique que Ricur voitdisparatre grce la voie offerte par Husserl pour lequel il ny aurait riende plus dans ltre que ce qui apparat lhomme. Lascse husserlienneserait donc un considrable travail dvitement de lontologie: Neserait-elle pas en marche vers une philosophie sans absolu36?

    En 1954, Ricur se fait le commentateur mticuleux des confrencesprononces par Husserl la Sorbonne en 1929 et regroupes sous le titredeMditations cartsiennes. Dans ce haut lieu du cartsianisme, ces conf-rences se rclament de son hritage, mais en rejetant le dualisme institu

    33. Paul RICUR, ibid.,p. 70 ; p. 134.34.Ibid., p. 75 ; p. 139.35. Paul RICUR, Sur la phnomnologie,Esprit, n 21, 1953, p. 836 ; repris dans lcole

    de la phnomnologie, op. cit., p. 156.36.Ibid., p. 824 ; p. 144.

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    par Descartes entre corps et esprit. Husserl reprend le mouvement cart-sien en le radicalisant. Selon lui, le doute cartsien nest pas all assez loinIl aurait d remettre en question toute extriorit objective et dgagerune subjectivit sans dehors absolu37. Le cheminement de Husserl lemne vers la conscration dune gologie transcendantale au stade de laquatrimeMditation. Il court alors le risque du renfermement solipsiste.Cette gologie apporte la perspective husserlienne la dimension gn-tique dans la mesure o il sagit de restituer les conditions de lauto-engendrement des vcus. Le solipsisme auquel aboutit Husserl peut donctre conu comme nayant quun caractre purement mthodolo-gique38. Il aboutit cependant un point aportique dans llucidationimpossible dun monde commun tous partir dune pure gologie. Cestla cinquimeMditationqui offre la voie de sortie possible de cette apo-rie en ouvrant lego sur le problme dautrui. Il accorde cette ultimeMditation cartsienne(qui elle seule est presque aussi longue que lesquatre autres) une tude ultrieure spcifique39. Ricur y voit unmoment dcisif, une pierre dangle de la phnomnologie transcendantaledans la mesure o Husserl pose la question de larticulation de lego lautre, autrui. Il sagit de rpondre deux exigences apparemmentcontradictoires : Constituer lautre enmoi, le constituer commeautre40.

    Ce double processus dappropriation et de mise distance est ralis parHusserl au moyen de la saisie analogique de lautre comme un autre moi.Cest grce cette capacit analogique que le solipsisme peut tre vaincusans que lgologie soit sacrifie41. cette premire difficult surmon-te dans la reconnaissance de lautre comme autre sajoute un nouvel obs-tacle qui est la ncessaire constitution dune nature objective commune. Jusque-l, le corps propre, la chair servait de mdiation dans la reconnais-sance de lautre, mais il fallait trouver un autre mdiateur pour signifierque la nature pour moi est la mme nature pour autrui : La notion inter-mdiaire quil faut ici introduire est celle de perspective42.

    Sur ce point, qui rejoint les vises des sciences sociales, Ricur opposeles dmarches du sociologue et de lanthropologue, qui partent de lacommunaut, du groupe, et celle du phnomnologue, dont lanalyse va linverse du solipsisme la communaut. Husserl fonde ainsi la

    37. Paul RICUR, tude sur lesMditations cartsiennesde Husserl,Revue philoso-

    phique de Louvain, n 92, 1954, p. 76 ; repris dans

    lcole de la phnomnologie,op. cit.

    ,p. 162.

    38. Nathalie DEPRAZ, Gradus philosophique, Flammarion, coll. GF, Paris, 1994, p. 346.39. Paul RICUR, E. Husserl. La cinquimeMditation cartsienne, lcole de la

    phnomnologie, op. cit., p. 197-225.40.Ibid., p. 199.41.Ibid., p. 206.42.Ibid., p. 214.

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    ncessit dun point de vue qui nest pas celui (de survol) de Sirius, maisdun ancrage partir dun corps propre, seul mme de comprendreltranger, le diffrent. Le projet phnomnologique ne se referme doncpas dans un systme, mais ouvre au contraire le champ des possibles et neconstitue quun systme de sens possible pour nous43 . Outre la tech-nicit du langage husserlien, sa philosophie adopte donc une attitude fon-damentalement modeste qui permet darticuler la vise universalisanteavec le pouvoir qua chacun de faire retour soi dans la rflexion.

    Ricur na pas t le seul introduire la phnomnologie husserlienneen France. Outre Merleau-Ponty, dont nous avons voqu luvre ma-tresse sur la perception, il est un autre introducteur de Husserl qui a jou

    un certain rle en ces annes cinquante, cest le communiste vietnamienTrn Duc Thao. N en 1917, form au lyce franais de Hanoi, il poursuitses tudes au lyce Louis-le-Grand, puis Henri-IV, avant dentrer lENS dUlm. Agrg de philosophie en 1943, il se lance avec passion danltude de Husserl. Il adhre au Parti communiste et dfend le Vit-minhen pleine guerre dIndochine, ce qui lui vaut quelques mois de prison.Trn Duc Thao essaie de concilier phnomnologie et marxisme et publieson premier ouvrage en 195144. Ce livre connat un certain retentissementpuisque Merleau-Ponty et Roland Barthes sen font lcho. Ricur faitson loge dans son article sur la phnomnologie paru dansEsprit45. Il ysalue surtout une excellente premire partie, historique et critique, quiprsente lentreprise husserlienne. Trn Duc Thao se donne pour objectif de dmontrer que la phnomnologie est la dernire figure de lidalisme,mais un idalisme qui a la nostalgie de la ralit. Il se fait fort cet gardde donner une assise matrialiste la phnomnologie, grce au marxismeCertes, Ricur ne le suit pas sur ce point et montre au contraire les diffi-cults incommensurables dun tel projet, qui prtend raliser la ph-

    nomnologie dans le marxisme. Sil considre que le philosophevietnamien a raison daccorder lanalyse de laction une place privilgieil critique sa survalorisation de la notion de travail qui est envisagecomme un tout (ce qui renvoie un dbat au sein mme de la revueEsprit) : Thao veut que la structure du travail rel tienne en germe toutelintentionnalit du langage et par l tout ldifice de la raison logique46.

    Appel devenir un philosophe cout en France, Trn Duc Thao choi-sit pourtant un autre destin. Son pays conquiert son indpendance auterme de la confrence de Genve en 1954. Il part pour Hanoi o il

    43. Paul RICUR, ibid.,p. 224.44. TRN DUC THAO, Phnomnologie et matrialisme dialectique, d. Minh-Tan, Paris,

    1951.45. Paul RICUR, Sur la phnomnologie, art. cit.46.Ibid., p. 833 ; p. 153.

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    devient en 1956 doyen de la facult dhistoire. Trs vite victime dunrgime qui rvle son totalitarisme, il est interdit denseignement deux ansseulement aprs son arrive, qualifi de trotskiste, un chef daccusationparticulirement grave. Il est rduit limpuissance par le gouvernementvietnamien, et confin des travaux alimentaires de traduction47. Sondestin se termine tragiquement en France, o il revient en 1992. Jean-Toussaint Desanti met en contact Trn Duc Thao avec Thierry Marchaisse,diteur responsable de Lordre philosophique au Seuil. Trn luiexplique quil a pris parti pour la perestrokade Gorbatchev ds le milieudes annes quatre-vingt, mais que le dpart du numro un sovitique aprovoqu un changement dans la direction du PC vietnamien. La lignequil incarnait sest trouve soudainement condamne: Ils mont envoy

    en France pour y passer en jugement48. On lui procure alors un allersimple pour Paris, o il doit tre dfr devant un tribunal form par descadres communistes du PCF: Tout sest pass dans les rgles. On malaiss parler. Jai d plaider une cause, trs longuement. Seulement, lapartie tait perdue davance... Jai donc t condamn et exclu commetratre [...]. Et, le verdict peine rendu, je recevais du Vit-nam une lettremapprenant la confiscation de tous mes biens et me faisant savoir que jytais personna non grata. Me voil donc la rue, sans argent, sans appuiet coinc en France pour le restant de mes jours49. Est-ce l lexpressiondune paranoa entretenue par un rgime fond sur la peur ou y a-t-il eurellement procs de Moscou Paris visant un Vietnamien? Nul ne peutle savoir vraiment, dautant que lhorloge du temps stait arrte pourlui au dbut des annes cinquante50. Se sentant traqu, Trn Duc Thaomit le souhait de rencontrer un des rares philosophes en qui il avaitpleine confiance: Ricur. Thierry Marchaisse crit donc immdiatement Ricur pour solliciter de sa part une entrevue, dont il recevra ensuite cecompte rendu de Ricur: Jai rencontr Thao il y a quelques semaineset cette rencontre ma boulevers mon tour. Je ne sais pas ce qui relvede la fabulation ou de la perscution dans des rapports de toutes faonspervertis par la peur et par le mensonge [...]. Jai eu limpression dunhomme menac de mort... Je ne sais pas de quoi nous sommes vrita-blement responsables51. Peu de temps aprs, au printemps 1993, la plesilhouette de Trn Duc Thao steignait Paris.

    Il est un autre introducteur de Husserl dimportance, cest EmmanuelLevinas qui est trs tt en contact avec Husserl. Il suit son dernier cours

    47. Informations tires dun document indit de Thierry MARCHAISSE, Tombeau sur lamort de Trn Duc Thao.

    48. Trn Duc Thao, cit par Thierry MARCHAISSE, ibid.49.Ibid.50. Thierry MARCHAISSE, Tombeau sur la mort de Trn Duc Thao,op. cit.51. Lettre de Paul RICUR, ibid.

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    Fribourg-en-Brisgau en 1928-1929: Cest toute laventure de la phno-mnologie qui commence pour moi52. Cest lorsque Levinas achve salicence de philosophie en 1927 Strasbourg que Gabrielle Peiffer luiconseille de lire Husserl. Il dcouvre alorsLes Recherches logiquesavecenthousiasme, non en tant quune nouvelle construction philosophiqueaprs beaucoup dautres, mais comme ouverture de nouvelles possibi-lits de penser53. Il crit ds 1929 un article sur Husserl54 et se lanceensuite avec Gabrielle Peiffer dans la traduction desMditations cart-siennes. Il dpose par ailleurs un sujet de thse sous la direction de MauricePradines:La Thorie de lintuition dans la phnomnologie de Husserl 55,et cest pour raliser ce travail quil se rend en Allemagne suivre les courdu matre Husserl: Cet homme dallure assez grave, mais affable, dune

    tenue extrieure sans dfaillance, mais oublieux de lextrieur, lointainmais non hautain, et comme un peu incertain dans ses certitudes, souli-gnait la physionomie de son uvre prise de rigueur et cependantouverte, audacieuse et sans cesse recommenante comme une rvolutionpermanente56. Il devient familier du foyer des Husserl et donne descours de franais madame Husserl. Levinas soutient et fait paratre sathse en 193057. Puis, participant aux activits de la Socit franaise dephilosophie de Jean Wahl, il est un des premiers en ces annes trente exposer les principes de la phnomnologie Paris. Pourtant, ce travail estimmdiatement relay par un autre choc, qui est la dcouverte par Levinasde luvre de Heidegger. Parti en Allemagne pour y trouver Husserl,il croise Heidegger sur son chemin, et suit quelques-uns de ses cours,dialogues et sminaires: Jai pu assister la fameuse rencontre deDavos en 1929 o Heidegger a parl de Kant et o Cassirer a parl deHeidegger58. Lenthousiasme de Levinas pour Heidegger va viterefouler Husserl au second plan, et cest ainsi que la diffusion des thseshusserliennes auprs des nouvelles gnrations de philosophes passera

    donc bien davantage dans laprs-guerre par le travail de commentaireralis par Ricur.

    52. Emmanuel LEVINAS,E. Levinas, dialogue avec Franois POIRI, La Manufacture, Besan-on, 1992, p. 61.

    53.Ibid., p. 61.54. Emmanuel LEVINAS, Sur lesIdeende Monsieur Husserl,Revue philosophique de la

    France et de ltranger , mars-avril 1929.

    55. Informations reprises de Marie-Anne LESCOURRET, E. Levinas, Flammarion, Paris,1994, p. 72.

    56. Emmanuel LEVINAS, En dcouvrant lexistence avec Husserl et Heidegger (1949), Vrin,Paris , 1988, p. 126.

    57. Emmanuel LEVINAS, La Thorie de lintuition dans la phnomnologie de Husserl ,Alcan, Paris, 1930.

    58. Emmanuel LEVINAS, E. Levinas, dialogue avec Franois POIRI, op. cit., p. 65.

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    A.V.1Esprit aprs le tournant de 1957

    En 1957, un mini-coup dtat a lieu lintrieur de lquipe dEsprit,selon les termes mmes de lauteur du putsch : Jean-Marie Domenach.Secrtaire de la rdaction depuis 1946, il na pu succder Mounier en1950 du fait de son trop jeune ge : vingt-huit ans. Mais lorsque Albert

    Bguin disparat en mai 1957, le toujours jeune Domenach (il na alors quetrente-cinq ans), et dj vtran de la revue, sait que son heure est venuedassurer la direction dEsprit. Il en prend pour vingt ans! Plus quunchangement dhomme, 1957 reprsente une relle mutation quaffirmehaut et fort la livraison de novembre 1957 qui sintitule Esprit, nouvellesrie . Domenach est codirecteur de la revue aux cts dAlbert Bguindepuis juin 1956. Cela lui permet de prparer la relve de gnration quiralise en 1957. Les plus proches de Mounier quittent le comit directeurdEsprit, commencer par la veuve dEmmanuel Mounier, PauletteMounier, laquelle se joignent Paul Fraisse, Jean Lacroix, Henri Marrou,Bertrand dAstorg, Henri Bartoli, Marcel David1.

    Le tournant radical impuls par Jean-Marie Domenach nest pourtantpas une rupture avec le personnalisme et avec tout lhritage lgupar Mounier que revendique Domenach: Nous acceptons notre hri-tage [...]. Toute recration est retour la source [...] Cest sur une fidlitmieux comprise que nous assurerons notre nouveaut2. Cest donc lechangement, mais dans la continuit du personnalisme.

    1. De lancienne quipe restent aux cts de Domenach : Paul Ricur, Jean Ripert, GeorgesSuffert, Olivier Chevrillon, Bernard Lambert. Parmi les nouveaux arrivants : Destanne deBernis, Ren Pucheu, Jean Conilh, Michel Debatisse, Rabier et quelques trangers, dont lePolonais Krasinski et lAnglais Darling.

    2. Jean-Marie DOMENACH, Esprit, nouvelle srie,Esprit, novembre 1957, p. 468-485.

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    Des diffrences se font sentir nanmoins dans une rupture avec ce quiest qualifi douvririsme. La revue oriente sa rflexion sur lefficacit dla gestion tatique et participe ce que lon qualifie dj de nouvelle idologie technocratique. Beaucoup de membres du club Jean-Moulin, qui estdevenu un haut lieu de rencontre pour les responsables de la planificationet les reprsentants du monde syndical, ainsi que des universitaires et des journalistes, deviennent des rdacteurs rguliers dEsprit. Une orientationplus pragmatique et moins prophtique est donc impulse par Domenach,qui se donne une double ambition critique: se dfaire de mythes consid-rs comme encombrants et dcouvrir la socit franaise dans sa ralitmoderne par le biais des sciences humaines. Leffort principal consiste laborer une analyse concrte, en mobilisant tous les instruments possiblesafin daccompagner laction des dcideurs. ce rythme, le temps desagrgs prend fin laissant place une gnration de technocrates3. PaulThibaud, ancien de la JEC, est charg de centraliser les efforts concernantles recherches extrieures la revue. Les engagements militants refluentsi lon excepte la guerre dAlgrie, et le recours aux spcialistes est de pluen plus frquent pour traiter les questions de socit. La mtamorphosede celle-ci est telle que lon baptise lre nouvelle socit consommation.Espritdoit se faire lcho de cette volution vers une place crois-sante des loisirs, vers le repli sur soi qui laisse sur le bord de la route lesinadapts, les personnes ges, les classes dfavorises... La revue doit trlexpression de ce que Domenach qualifie de dsespoir esprant4, etrhabilite le sens de la crativit et la place de la spiritualit, peu clbredans cette socit de consommation. Un rapprochement sopre entreEspritetLe Mondegrce au directeur du grand quotidien du soir, HubertBeuve-Mry qui appartient la rdaction dEspritdepuis la guerre.Beuve-Mry interviendra assez rgulirement dansEsprit: en septembre

    1959, il participe encore lenqute sur la dmocratie5. Beaucoup de journalistes duMondecrivent dans les colonnes dEsprit6. La dyna-

    mique engage attire aussi vers la revue des chrtiens progressistes issude lUNEF et de la CFTC, que lon qualifiera plus tard de deuximegauche, ne du rejet du molltisme et du combat pour lindpendance

    3. Olivier BRETON, Esprit.Dun sous-titre lautre ou dune nouvelle srie Changer

    la culture et la politique : J.-M. Domenach (1957-1977), Mmoire de DEA, 1990, Paris-VII,

    Archives Mounier.4. Jean-Marie Domenach, cit par Olivier BRETON, ibid.5. Rmy RIEFFEL, La Tribu des clercs, les intellectuels sous la V e Rpublique, Calmann-Lvy,

    Paris, 1993, p. 337.6. Cest le cas de Jean Lacouture, Pierre Viansson-Pont, Andr Fontaine, Jean Planchais,

    Paul Fabra, Raymond Barillon, Claude Julien... Informations tires de Rmy RIEFFEL, ibid.,p. 338.

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    de lAlgrie. Parmi les reprsentants de ce courant: Jacques Julliard etMichel Winock. Cette anne 1956 ma dfinitivement attach Esprit7. Abonn la revue, il y crit son premier article en 1962 sous le pseudo-nyme de Christophe Calmy. Nomm Montpellier aprs lagrgationdhistoire, Michel Winock profite de la premire occasion, la Nol 1961pour demander voir Domenach. Il est reu par Paul Thibaud et se lancedans la publication de quelques chroniques pendant trois ans. Puis il ren-contre fortuitement Domenach, qui ne le connaissait pas, au cinma desUrsulines. Il se prsente lui et le voil intgr dans lquipe, signant deson vrai nom partir de 1965: Domenach me dit: On a besoin dunrajeunissement, je te propose dentrer au comit directeur. Cest ainsique je suis entr en mme temps que Daniel Moth, autour de 19698.

    La relve est donc brillamment assure par Domenach, qui connatnanmoins quelques problmes avec la hirarchie catholique. Il est eneffet convoqu en 1957 par deux cardinaux et un archevque, qui esprentlintimider pour faire rentrerEspritdans le rang et lui donner un ton plusromain: Ils mont dit: Monsieur le directeur, nous avons appris queRome allait vous condamner, aussi avons-nous pris les devants9. Jean-Marie Domenach stonne et demande en savoir davantage sur les chefsdaccusation. Il apprend alors quil a commis au moins trois pchs capi-taux : manque de respect envers la hirarchie, absence de soutien lcollibre et croyance selon laquelle il y aurait des valeurs dans lathisme. SDomenach regrette de navoir pas dit en face de ses accusateurs masqusce quil pensait de leur lchet10, il a nanmoins prpar la parade.Il leur prcise que si lui, catholique, se soumet aux autorits, Espritne sesoumet pas parce que ce nest pas une revue catholique, et jen confierai ladirection monsieur Paul Ricur, qui est protestant11. Lefficacit de lamenace est immdiate. Le cardinal bat en retraite : Mieux vaut un mau-vais catholique quun bon protestant12. Ricur avait accept de dirigerventuellement la revue pour viter lexcommunication, alors quil naaucun got pour le pouvoir : Son attitude a t courageuse, mais celaaurait t un dsastre car il naurait pu dire non. Or, diriger une revueconsiste savoir dire non13.

    Lhypothque religieuse peine leve par le recul du cardinal, la situa-tion politique provoque quelques remous lintrieur mme de la revue.

    7. Michel WINOCK, De lintrieur lextrieur,Esprit, n 73, janvier 1983, p. 141.8. Michel Winock, entretien avec lauteur.9. Jean-Marie Domenach, entretien avec lauteur.

    10. Jean-Marie DOMENACH, Esprit, dcembre 1976.11. Jean-Marie Domenach, entretien avec lauteur.12.Ibid.13.Ibid.

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    La IVe Rpublique meurt en 1958, un certain 13 mai. la faveur de cettedisparition dans les sables algriens, le gnral de Gaulle est de retour etune nouvelle rpublique se met en place. Or, le nouveau directeur dEsprit,Domenach, adhre aux positions du gnral, lexception de la maniredont il gre le dossier algrien: De Gaulle, nous lavons dabord assimil un apprenti dictateur. Je lai rencontr ensuite en 1954 la suite de monlivre sur Barrs et jai t sduit. Do mon crypto-gaullisme vers 1957. Jtais content de le voir au pouvoir14. Le gaullisme de Domenach nen-gage pas la rdaction dEspritet y provoque mme quelques remous per-ceptibles dans les livraisons de la revue. En octobre 1962, au moment durfrendum sur lamendement constitutionnel qui institue llection duprsident de la Rpublique au suffrage universel, Paul Thibaud appelle voter oui, alors que Georges Lavau, avec toute la gauche, donne commeconsigne de voter non. En 1964, les clubsEspritsengagent pour la candi-dature de Gaston Defferre alors que Jean-Marie Domenach, refusant desoutenir Franois Mitterrand, vote blanc au second tour des prsiden-tielles de 1965. En 1966 encore, il raffirme sa confiance en de Gaulle danun manifeste avec vingt-neuf autres personnalits de gauche15. Cetteadhsion au gaullisme ne correspond pas lengagement politique deRicur qui, sans rompre, se distancie manifestement de la revueEsprit

    dans laquelle il crit moins entre 1962 et le milieu des annes soixante-dix Domenach avait sentimentalement une grande admiration pour deGaulle que Ricur ne partageait pas, sans tre dans la dnonciation contrele prtendu fascisme16. Ricur reste le philosophe de rfrence dEsprit,continue collaborer activement sa rflexion collective. Cest en 1963(nous y reviendrons) qua lieu le fameux dbat entre Lvi-Strauss etRicur et en 1964 lenqute anime par Ricur sur ltat de luniversitMais il est trop facilement rquisitionn son got aux avant-postes descontroverses intellectuelles. Face la leve de boucliers lacano-althussrienne qui accueille au vitriol son essai sur Freud en 1965, il ressent avecune certaine amertume une grande solitude, galement Esprit, o il naprobablement pas trouv le soutien quil aurait voulu17.

    Pendant une dizaine dannes, de 1965 1975, Ricur va prendrequelque peu ses distances avec la revue. Si le diffrend politique qui loppose Domenach a eu sa part dans ce retrait, un autre facteur a jou: il ne

    14. Jean-Marie Domenach, entretien avec Rmy RIEFFEL, La Tribu des clercs...,dansR. RIEFFEL, op. cit., p. 332.

    15. Olivier BRETON, Esprit.Dun sous-titre lautre..., op. cit.Parmi les cosignataires:Emmanuel dAstier de La Vigerie, Paul-Marie de La Gorce, Pierre Emmanuel, Franois Perroux,Maurice Rolland, Armand Salacrou...

    16. Paul Thibaud, entretien avec lauteur.17.Ibid.

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    supporte pas dtre sur le front constamment. Domenach le considre eneffet comme un munitionnaire fondamental dans le dbat intellectuel quise durcit dans les annes soixante. Or, cest un homme qui a profond-ment peur dtre rquisitionn18. Il a en effet un besoin vital de dfendrela singularit de sa pense, de son parcours, et ne peut donc se laisserembrigader ou diluer dans un combat collectif quelconque quelle quensoit la justesse: On peut beaucoup demander Ricur condition de nepas avoir trop besoin de lui, paradoxalement19.

    En 1967, Paul Thibaud est promu rdacteur en chef sous la direction deDomenach20. Les annes soixante-dix sont marques par une critiqueplus acerbe de ltat, coupable de vider la socit de sa substance. Cestlpoque des fronts secondaires au cours de laquelle les avances et lesluttes contournent le pouvoir pour promouvoir les thmes autogestion-naires. Les grandes sources dinspiration dEspritsont alors les thsesdIvan Illich, qui multiplie ses interventions dans la revue et dont Le Seuilpublie les ouvrages qui mettent en cause lindustrialisme, le producti-visme et le mythe de largent21. Domenach sengage avec ferveur dansun des fronts secondaires, celui des prisons, aux cts de Michel Foucaultet de Pierre Vidal-Naquet. Ils crent le GIP en 1971 (Groupe informa-tions prisons), qui multiplie meetings, actions de soutien et propagande

    contre le durcissement de la politique rpressive et la duret du systmepnal. Mais surtout,Espritdevient une des composantes dun vritablefront antitotalitaire partir de lexpulsion dAlexandre SoljenitsynedURSS. Le bannissement de Soljenitsyne voque laffaire Dreyfus: cenest pas seulement une erreur judiciaire, cest un crime de gouvernementcontre lhonneur dun peuple22. Le creuset de la critique du systmetotalitaire et du soutien aux dissidents est constitu par les thses deSocia-lisme ou Barbarieet notamment de leurs deux figures de proue, CornliusCastoriadis et Claude Lefort. Celui qui a permis la ralisation dunchange intellectuel fructueux entre ces deux familles de pense trs dis-semblables est un ancien ouvrier, militant de la CFDT, venu deSocialismeou Barbarie, et collaborant de plus en plus rgulirement la revueEsprit,Daniel Moth: Bizarrement, il a fallu que ce soit un proltaire, un vraiajusteur de chez Renault, un type en or comme Moth, qui soit capable defaire se rencontrer des groupes dintellectuels23.

    18. Paul THIBAUD,ibid.19.Ibid.

    20. On reviendra sur le passage de mai 1968.21. Jean-Marie DOMENACH et Paul THIBAUD, Avancer avec Illich,Esprit, n 426, juillet-

    aot 1973, p. 1-16.22. Jean-Marie DOMENACH, Soljenitsyne ou le destin de lEurope,Esprit, n 433, mars

    1974, p. 392.23. Paul Thibaud, entretien avec lauteur.

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    En 1976, alors quEspritest un des lments constitutifs dune configu-ration plus large qui englobe la CFDT et la deuxime gauche rocardienne,Domenach quitte la direction dEspritsans dsaccor