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(D)oser la relation : entre « bonne distance » et juste présence Textes du congrès Association Parole d’Enfants

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(D)oser la relation : entre « bonne distance » et juste

présence Textes du congrès

Association Parole d’Enfants

Association Parole d’Enfants, 1er et 2 décembre 2014 Doser la relation : entre « bonne distance » et juste présence Page 2

ASSOCIATION PAROLE D’ENFANTS

En France

57, rue d’Amsterdam | F-75008 Paris Tél. 0800 90 18 97

Fax 00 32 4 223 15 56

En Belgique 50, rue des Éburons | B-4000 Liège Tél. 00 32(0)4 223 10 99 Fax 00 32(0)4 223 15 56 [email protected] | www.parole.be

A l’occasion de ce congrès, nous avons eu la chance de bénéficier de la présence du talentueux Pierre Kroll, qui s’est employé à illustrer, avec pertinence et impertinence, la plupart des conférences qui se sont tenues dans la grande salle.

Dans les pages qui suivent vous retrouverez toute une série de dessins qu’il a réalisés.

Nous le remercions encore ainsi que les orateurs qui nous ont transmis leur texte.

Tant les textes des orateurs que les dessins figurant dans ce document sont protégés par le droit d’auteur. Il est interdit de les utiliser sans autorisation du ou des auteur(s).

Bonne lecture !

L’équipe de Parole d’Enfants

Association Parole d’Enfants, 1er et 2 décembre 2014 Doser la relation : entre « bonne distance » et juste présence Page 3

Table des matières

Catherine Denis OUVERTURE DU CONGRES ......................... 4

Jean Furtos Oser l’engagement avec des personnes qui ne demandent rien .......................... 9

Suzanne Robert-Ouvray La dimension corporelle dans la relation thérapeutique avec l’enfant L’ajustement tonico-émotionnel au cœur du soin psychomoteur (powerpoint) ...... 24

Michel Delage Les émotions et l’action thérapeutique 31

Xavier Bouchereau La bonne distance, c’est celle que le sujet supporte ............................................. 42 Susann Wolff Oser écouter pour doser la relation ..... 53 Claude Seron A la recherche d’une juste posture à l’égard des parents inadéquats avec leurs enfants ............................................... 64 Samira Bourhaba et Yves Stevens « Mauvaise nouvelle, ils sont venus… » Freins et leviers dans l’intervention sur mandat ................................................ 81 Christophe Panichelli Le paradoxe utile : humour et juste distance .............................................. 93 Marie-Rose Moro Oser une relation transculturelle (powerpoint) .......................................... 97

Catherine DENIS - ouverture du congrès

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OUVERTURE DU CONGRES (D)oser la relation : entre bonne distance et juste présence

Catherine DENIS Directrice de Parole d’Enfants, psychologue, intervenante familiale à Liège (Belgique)

La « bonne distance » … un concept lointain, académique, qui fait autorité.

La « bonne distance », comme on dirait « la bonne mère » … tout le monde dit que cela n’existe pas, mais quand même, tout le monde veut en être …

Je me souviens, probablement à tort et sans nuance, d’un concept enseigné sur les bancs de l’université, et destiné à nous mettre en garde, nous, les futurs psychologues, contre une maladie non encore déclarée dont nous aurions été tous porteurs, une maladie grave, chronique, récidivante, voire contagieuse, qui aurait consisté à être trop proche de nos futurs patients - nous n’en avions pas encore vu un seul - , trop impliqués émotionnellement, surinvestis, noyés, bouffés, englués, ne sachant plus faire la différence entre eux et nous,

affectés par la souffrance de l’autre comme si c’était la nôtre.

Dépourvus de l’expérience contre laquelle nos professeurs tâchaient de nous mettre en garde, nous avons tôt fait d’intégrer l’idée qu’il nous fallait être avant tout « professionnels ». Avant même la rencontre avec l’Autre, on a su qu’il fallait garder nos distances, que l’Autre ce n’était pas nous, même si l’Autre allait faire toutes sortes de manœuvres pour tenter de nous mettre dans sa poche, nous faire avaler des couleuvres, nous phagocyter, nous manipuler.

Peut-être étais-je une étudiante de mauvaise foi, peut-être avais-je des professeurs maladroits, mais ce que je retiens de ma première approche de la relation d’aide, c’est une sorte de combat à mener contre deux ennemis : l’ennemi intérieur qui nous appelle à sauver le monde, et l’ennemi extérieur qui veut nous presser comme un citron.

Pourtant, la bonne distance, cela veut dire aussi qu'il ne faut pas se tenir trop éloigné de l'autre. On pourrait aussi parler de « bonne proximité ». Parce que dans les métiers que nous sommes amenés à exercer, il existe de nombreux publics dont il n'est pas très facile de se sentir proche, naturellement et sans effort :

Les personnes agressives ou violentes qui nous effraient ;

les abuseurs d'enfants, les conjoints violents, les parents maltraitants dont les actes nous horrifient ;

les migrants qui ne parlent pas bien notre langue et dont nous ne comprenons pas la culture ;

les SDF qui nous repoussent en cumulant puanteur, maladie mentale et alcool ;

et aussi les mères qui abandonnent leurs enfants tout en les accusant d’en être responsables, celles qui ne croient pas leur fille abusée, les adolescents fermés comme des huîtres, les enfants qui présentent une déficience intellectuelle, etc. etc.

La difficulté que nous pouvons rencontrer dans ces situations, c'est de devoir se lancer dans une aventure parfois peu tentante, qui s'apparente

Catherine DENIS - ouverture du congrès

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plutôt à un plongeon dans un bain glacé ou dans un volcan bouillonnant de lave ! Heureusement, l’inconscience, la curiosité, l'altruisme, le goût du défi, la formation continue, l'expérience des aînés, etc. vont aider le jeune diplômé à "oser" la relation et à dépasser des obstacles bien réels.

De la même manière, la première fois que j’ai entendu parler d’empathie, c’était pour dire qu’elle manquait à certains patients : délinquants, pédophiles, psychopathes. Beaucoup moins pour dire que nous, futurs professionnels, allions devoir développer, éduquer, soigner cette faculté de se mettre à la place de l’autre.

Lorsque les personnes ne donnent pas accès à leur monde intérieur, parce qu’elles ne le peuvent pas, parce qu’elles ne le veulent pas, parce qu’elles n’ont pas appris, parce qu’on les en a toujours empêchées, il n’est pas naturellement évident d’éprouver de l’empathie à leur égard, de les comprendre plutôt que de les juger, de s’expliquer par quoi elles sont passées. C’est tout un apprentissage d’avoir une idée de ce que vivent et ont vécu ces personnes qui masquent ou dénient leur souffrance, et qui ne reconnaissent pas celle de leurs proches.

Les éléments diagnostiques, quant à eux, sont rarement le sésame qui va nous ouvrir la porte du cœur de nos patients et nous permettre de tisser avec eux une relation de confiance.

Je suis convaincue que ces difficultés, pourtant bien réelles, à aller vers l’autre, ont trop souvent été sous-estimées, tandis que de nombreux soignants et aidants ont, comme moi, été formatés par l’angoisse d’être trop proches de leurs patients et de perdre leur recul critique, et avec celui-ci, leurs compétences professionnelles, leur santé et même leur âme !

Pour l’éducateur ou le thérapeute en formation, le travail sur soi comporte une forte insistance sur cet axe : travailler sur nos démons intérieurs, sur les mauvaises raisons de soigner, d’aider, d’accompagner. Je souscris bien sûr à cette nécessité. Il me paraît essentiel que chacun d’entre nous ait des réponses ou des

fragments de réponse sur les racines de son choix professionnel. Ne restons pas dans la naïveté qui voudrait que l’altruisme soit notre unique moteur. Sans quoi notre travail deviendrait une « manière subtile d’exploiter les patients pour des satisfactions personnelles et pathologiques » (je cite Geneviève Jurgensen)

Pouvoir accepter que notre engagement professionnel renferme des parts d’ombre, des ressorts inavouables, des failles aussi ;

Savoir que certaines problématiques, certains modes de relation, certains échecs, sont susceptibles de nous mettre dans le rouge, de nous faire perdre les pédales ;

Savoir que dans l’adversité, nous sommes

capables de perdre la « bonne distance », de devenir trop proche, de nous accrocher, de nous acharner ;

Ou, au contraire, de nous mettre en retrait,

de dénoncer, d’abandonner, de rejeter.

Dans le service où je travaille, nous recevons des familles qui sont envoyées en consultation, si pas sous contrainte, au moins sous mandat d’une autorité. Une part non négligeable de celles-ci n’a jamais pensé consulter, et est même plutôt opposée à la mesure d’accompagnement qui pèse sur elle.

Chaque année, plusieurs stagiaires prennent part à nos activités. Il arrive souvent qu’en début de stage, ils soient perdus : les gens n’ont pas de demande, il n’y a donc rien à faire !

J’adore répondre à leurs interpellations. « Pas de demande, c’est fréquent ». Cela concerne bien sûr tous ceux qui travaillent avec des publics réputés difficiles, délinquants, SDF, toxicos, etc. mais aussi beaucoup de thérapeutes de couple, où il y en a souvent un (autant dire une) qui est plus demandeur que l’autre, ainsi que de nombreuses situations où les personnes adoptent une attitude de plainte sans que l’on puisse voir un véritable désir de changement.

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Pour autant, ces patients sans demande, ou sous contrainte, nous amènent à reconsidérer notre histoire de « la bonne distance ».

Car c’est sur cette question de la distance qu’ils nous attendent, eux. Eux, les autres, les exclus, les dénoncés, les condamnés, les parents maltraitants, les toxicomanes manipulateurs, les hommes violents, les femmes victimes, etc.

Si nous avons appris à nous tenir « à bonne distance » d’eux, eux ils ont besoin, au contraire, d’une rencontre. Et pour qu’il y ait rencontre, il faut qu’il y ait des différences, mais aussi du semblable. Il faut que quelle que soit la position respective de chacun (thérapeute, médecin, éducateur, accompagnant, bénévole, écoutant, / patient, bénéficiaire, usager, client, sujet, …), un lien se construise sur quelque chose de semblablement humain que nous partageons.

Paul Fustier, a écrit un livre très inspirant à ce sujet : « Le lien d’accompagnement, entre don et contrat salarial. » Il y explique comment il faut prendre en considération un paradoxe, insoluble, selon lequel le lien d’accompagnement est une chose hybride.

Avec d’un côté : des actes, des tâches, des prescriptions régies par le contrat de travail du professionnel. Pour cela les choses sont assez claires, le professionnel est payé pour faire ce qu’il fait, et cela n’appelle aucune forme de retour de la part du bénéficiaire.

Et de l’autre côté, quelque chose d’un autre ordre, un cycle sans fin basé sur un mouvement en trois temps : donner, accepter, rendre.

Un lien d’accompagnement qui serait basé uniquement sur le contrat salarial, peut mener à une forme d’assistanat, une position passive où le bénéficiaire n’est guère qu’un objet.

En revanche, différentes personnes, dont les personnes carencées, vont être particulièrement sensibles aux actes qu’elles vont interpréter comme un don de la part du professionnel,

c’est-à-dire quelque chose qu’il va faire « spontanément » et PAS parce que son travail l’y oblige. Ces marques de don font exister la personne au-delà de son statut de bénéficiaire. Comme cette adolescente placée dans un foyer qui se souviendra toujours de la soirée de Noël passée dans la famille de son éducateur. Ou encore cette mère qui rencontre par hasard, en ville, un intervenant qui se promène avec ses enfants, et qui les lui présente, tout naturellement.

La personne sera particulièrement sensible au fait que le professionnel n’a pas fait cela parce qu’il était payé pour le faire, le lien professionnel devenant un instant un lien de socialité primaire, où chacun existe sans uniforme, sans étiquette, où une forme de distance hiérarchique est abolie.

L’écrivain et psychanalyste Irvin Yalom écrit dans un superbe livre, l’Art de la Thérapie, son testament professionnel. Arrivé à l’heure de sa vie où il n’a plus rien à prouver, il lui tient à cœur de transmettre, aux jeunes thérapeutes, ce que ses patients lui ont appris pendant sa longue carrière.

Pour lui, le processus de guérison passe par l’instauration d’une relation authentique avec le patient, qu’il veut à l’opposé des modes de guérison traditionnels basés sur un trio qu’il nomme magie-mystère-autorité. Ainsi, au contraire de la figure du thérapeute chamane (pratiquant magie-mystère-autorité), il plaide pour la relation la plus transparente possible avec les patients. A ceux qui refusent de regarder derrière la façade du thérapeute, à ceux qui s’accrochent à l’idée qu’il existe un personnage sage et omniscient qui pourra toujours les aider, il propose d’abréger au maximum cette période de flirt pour se tourner vers une relation thérapeutique plus naturelle.

En effet, de nombreux patients commencent la thérapie avec l’impression d’être les seuls à se sentir si malheureux, et à avoir de tels problèmes. La thérapie leur permettra de prendre conscience de l’universalité de leur maux, et le thérapeute n’hésitera pas à partager certains de ses propres vécus passés ou présents

Catherine DENIS - ouverture du congrès

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lorsqu’ils sont proches de celui de son patient. Il acceptera aussi de répondre à des questions sur sa vie privée et ce n’est qu’après y avoir répondu aussi ouvertement que possible qu’il explorera avec son patient les raisons de ces questions personnelles.

Ce qui vaut pour les riches patients californiens de ce célèbre psychanalyste vaut aussi pour nos publics si précarisés soient-ils.

Jean-Paul Mugnier, le premier, nous a fait comprendre combien les victimes d’abus sexuels se vivaient comme déportées hors du champ de l’humanité, en raison de ce qu’elles avaient vécu. C’est à nous qu’il appartient de jeter un pont pour leur permettre de retrouver le sentiment de faire partie du même monde que nous. S’il n’appartient pas à nous seuls de tailler toute la route, il en va de notre responsabilité d’y faire les premiers pas et de démontrer que nous sommes capables de penser l’impensable et de dire l’indicible.

Dans ce sens, il nous a plu de transformer cette idée de « bonne distance » en « juste présence », ce qui tombe car le mot « juste » est polysémique.

Juste, comme « justice » : face à des personnes fracassées par l’existence, ce n’est que « leur faire justice » que de les accompagner.

Mais aussi« juste présents » au sens de just en anglais. Pour tous ceux qui ont connu le rejet, l’abandon, l’instrumentalisation, la trahison, une présence authentique, en-deçà des paroles et des actes, peut déjà faire une différence et constituer une expérience inédite et correctrice.

Après ce long plaidoyer pour une modération de la distance, l’honnêteté m’oblige cependant à apporter quelques nuances à ma réflexion.

Quand, en étant présent, on devient étouffant

Quand notre implication nous conduit à outrepasser nos missions, notre rôle, …

Quand on fait les questions et les réponses (comme moi ce matin)

Quand on prend les choses en main à la place des personnes concernées, les privant de faire par eux-mêmes

Quand on travaille tellement bien que les gens en deviennent incompétents

Quand on fait de leurs problèmes nos combats

Quand on fait de leur demande notre projet Quand c’est nous qui parlons et eux qui

écoutent

Alors là, peut-être cela veut dire que nous avons perdu cette sacro-sainte bonne distance dont les premières victimes seront non pas nous, mais eux.

D’ailleurs, il me vient l’idée que, dans ces moments-là, en même temps que nous perdons la distance avec eux, nous ne sommes plus vraiment présents à nous-mêmes, comme si nous avions pris place à bord d’un bolide sur le mode « pilote automatique », n’ayant plus accès ni à la direction, ni aux freins, …. sans même nous en rendre compte.

En juin dernier, nous avons consacré deux journées de colloque à Liège à l’épuisement professionnel du soignant, en tentant de voir comment rester présent à soi-même et aux autres pour pouvoir faire notre métier, et le faire longtemps, avec plaisir, bref … comment accompagner sans s’épuiser. A cette occasion, nous avons réalisé un film en partant à la rencontre de professionnels « ordinaires » qui ont mis en place différentes démarches, individuelles et d’équipe, pour continuer à trouver dans leur travail valorisation et plaisir, se ressourcer, prendre soin d’eux-mêmes, se soutenir mutuellement.

Après avoir réalisé ce film, il nous est apparu que ce congrès sur la recherche de la bonne distance se trouvait dans la continuité de cette question d’« accompagner sans s’épuiser ».

Mais aujourd’hui et demain nous allons écouter des professionnels qui "osent" la relation, des jeteurs de ponts, des opiniâtres, des entêtés, des tenaces. Ceux qui travaillent

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avec des adolescents à la dérive, des familles incestueuses, des parents maltraitants, des enfants migrants, des personnes marginalisées, des patients souffrant de troubles de l’attachement.

Nous verrons comment entrer en relation avec tout notre être, y compris notre corps.

Comment utiliser nos émotions plutôt que de chercher à les contrôler.

Comment recourir à l’humour pour réguler la distance.

On nous rappellera aussi pourquoi l’empathie, et pourquoi l’écoute.

Bon congrès !

Jean FURTOS : oser l’engagement avec des personnes qui ne demandent rien

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Oser l’engagement avec des personnes qui ne demandent rien

Jean FURTOS Depuis ses débuts comme psychiatre des hôpitaux, Jean FURTOS étudie les nouvelles causes de dysfonctionnements mentaux de ses patients, en partant du principe qu'ils sont souvent d'origine sociale. C'est dans cette perspective qu'il fonde, en 1996, l'Observatoire régional Rhône-Alpes sur la souffrance psychique en rapport avec l'exclusion, dénommé depuis 2002, au regard de ses activités nationales, l'Observatoire national des pratiques en santé mentale et précarité. A travers cette institution, il entend mettre sur pied de nouvelles structures pour accueillir et suivre les patients, et faire travailler conjointement non seulement des psychiatres, mais aussi des médecins libéraux, des travailleurs sociaux, des psychologues, etc. Il développe par ailleurs ses théories au fil de nombreux articles publiés dans les magazines « Rhizome » et « Soins Psychiatrie », ainsi que d'ouvrages détaillés sur la question, comme « Les Cliniques de la précarité : Contexte social, psychopathologie et dispositifs » (2008). Je vais amener une contribution à ce thème général magnifique que Parole d’Enfants a osé : oser la relation, doser la relation ; il est en effet capital de tenir à la fois le fait d’oser l’engagement, ce qui n’est pas une sinécure, et de le doser entre bonne distance et juste présence. J’ai proposé, pour ouvrir les travaux de cette journée, l’approche d’oser l’engagement avec des personnes qui ne demandent rien.

La nécessité de l’engagement

Qu’est-ce exactement que s’engager dans la relation d’aide ? Paul Fustier a écrit des choses dans ce sens1: s’engager, ce n’est pas être un mercenaire payé pour son travail, c’est quelque chose en plus qu’il appelle le don (de soi-même). Comment penser l’accompagnement avec des personnes, pas avec des individus, qui ne demandent rien ?

Comment aider des gens qui ne demandent rien quand la première réaction des bien-pensants est de dire : « s’ils ne demandent rien, on ne les aide pas, on attend la demande ». Nous connaissons cette sorte d’idéologie de l’autonomie obligatoire, qui vient directement du néo-libéralisme, notre environnement idéologique, et aussi d’une mauvaise compréhension de la psychanalyse, laquelle ne traite pas que des névrosés. Il y a là une conception de la liberté qui pourrait, sans trop de préoccupations éthiques, voir les gens « crever » à côté de nous sans que cela ne nous dérange trop, j’emploie le terme provocant de « crever » à dessein ; et s’ils ne demandent rien, on attendra : « voici ma carte, monsieur, quand vous serez guéri, appelez-moi ». Alors je demande : « et après un accident de voiture avec perte de conscience, est-ce qu’on demande aux accidentés s’ils ont envie d’être soignés »? Non, bien sûr, parce que nous sommes en situation d’urgence vitale, la situation d’aide est incluse dans la détresse biologique, l’accident est une urgence chaude ; alors je continue : « n’y aurait-il pas des urgences froides continuées, des urgences froides pendant des jours, des semaines, des mois, des urgences psychosociales qui peuvent d’ailleurs devenir chaudes et violentes à certains moments. L’objectif de cette conférence est de parler des situations de mauvaise précarité à urgence froide continuée, pour arriver à penser comment être empathique dans ces situations, pour le bien et pas pour se faire plaisir. Il s’agit de comprendre cette mauvaise précarité (ce qui signifie qu’il y a une bonne précarité) dans ses effets psychosociaux.

1 Paul Fustier : le lien d’accompagnement, entre don et contrat salarial, Dunod, 2015.

Jean FURTOS : oser l’engagement avec des personnes qui ne demandent rien

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Pour ce faire, il ne faut pas être trop bien-pensant mais penser bien et juste pour être bien-traitant ; actuellement, nombre de nos institutions soignantes et aidantes doivent être qualifiées de non bien-traitantes ; certes pas maltraitantes, on ne tape pas sur les gens, on ne les insulte pas, mais on n’est pas bien-traitant ; bien-traiter c’est être capable de dire vraiment : « bonjour monsieur, bonjour madame, comment allez-vous » mais un vrai « comment allez-vous » qui se développe en humanité et en technique par les médecins, les psychologues, les travailleurs sociaux, les infirmiers, les administratifs, les bénévoles, les éducateurs, etc… ; et puis un vrai « au revoir », qui veut dire une préoccupation qui se continue, c’est ça la bien-traitance.

Quelques préalables

Oser signifie une audace, nous verrons quelle est l’audace, signifie aussi un risque et un danger possible. J’affirme, sur la foi de constatations précises, qu’il y a en effet un risque et un danger : ce peut être dangereux pour sa santé de s’occuper des gens qui vont mal. D’où l’importance de (d)oser avec un (d) devant, cela veut dire ne pas faire n’importe quoi, doser l’horreur, doser la fascination, doser le rejet qui peut nous habiter, doser l’agressivité réciproque, doser la parole, et doser même le vouloir trop bien faire.

Et puis le mot magique, la juste distance, la juste présence. On va comprendre tout de suite : si je suis dans ma famille ou avec mes amis, je peux avoir une personne, deux personnes, trois personnes qui vont mal ; mais si tout le monde va mal en même temps dans mon environnement personnel, je vais me dire : « j’ai été envoûté, qu’est-ce qui se passe, c’est la catastrophe », je vais me sentir débordé et aller mal moi-même. Alors, quand nous avons 50 clients, 50 patients, 50 usagers, on comprend la nécessité d’avoir une distance suffisante, sinon nous ne pourrions tout simplement pas rester vivants. Effectivement, les écoles, les universités, les instituts de formation nous apprennent à avoir une bonne distance, mais c’est un petit peu comme disait Catherine DENIS tout à l’heure, dans une perspective contraphobique, pour éviter d’avoir trop peur de l’effondrement, pour tenir.

En réalité, il faut avoir une bonne distance grâce aux règles du métier, pour nous permettre d’avoir … une bonne proximité. La bonne distance, c’est pour avoir la bonne proximité, la juste présence. Ce n’est pas, comme certains pourraient l’enseigner, comment être loin, c’est comment être proche d’une manière adéquate et aidante ; sinon, sans proximité, c’est une relation technique sans rencontre, sans engagement, donc sans bien-traitance.

Vous verrez aussi que je vais beaucoup parler de paradoxe. Je viens d’en énoncer un à l’instant: pour être suffisamment proche de manière adéquate et aidante, il faut être suffisamment loin. Mais le paradoxe central qui organise cette contribution est le suivant : les personnes qui ne demandent rien sont d’une certaine manière les plus proches de nous, quelquefois les plus intrusives de notre intimité, beaucoup plus en tout cas qu’on ne pourrait l’imaginer apparemment ou intellectuellement. Cela suppose et impose de connaître cette clinique de la non demande qui exige de nous un minimum de compréhension, et des principes de conduite à tenir pour le bien, dans la bienveillance, la bien-traitance.

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Pour continuer les préalables, travaillons sur les mots

J’ai parlé de paradoxe. Ce mot vient du grec para/doxa et signifie : contraire à l’opinion commune. On observe souvent que le domaine du narcissisme est celui du paradoxe, surtout lorsque que, pour sauver le narcissisme, nous passons d’une logique de vie à une logique de survie. Dans ces cas, nous avons en effet des observations paradoxales, c'est à dire contraires à ce qui est attendu, et il faut travailler la capacité d’opérer dans un monde qui nous apparait à l’envers. Dès lors qu’on est au courant de ce travail dans un monde à l’envers, tout devient plus simple. Bien sûr le paradoxe n’est pas la contradiction. Si je dis « il fait jour et il fait nuit », c’est une contradiction. Si je dis « il fait jour à Paris et nuit à Melbourne » ça va, mais si je dis « il fait jour et nuit ici » ça peut tout de même être un paradoxe : il fait jour ici parce qu’il y a du soleil mais il fait nuit parce qu’il y a du malheur, parce qu’il y a une catastrophe. Vous voyez que dans ce cas, la nuit et le jour ne sont pas au même niveau, et souvent les paradoxes nous montrent de fausses contradictions où les choses ne sont en opposition. Il faut comprendre le jour et la nuit, la demande et la non demande.

Penchons-nous maintenant sur les mots pauvreté, précarité, exclusion, vulnérabilité. On emploie souvent le terme de précarité pour signifier la première marche vers la pauvreté. Ça peut être vrai, mais pour autant, la précarité n’est pas la pauvreté. J’ai rencontré à New York des banquiers très précaires. Les professionnels qui travaillent dans les hôpitaux et dans les associations connaissent de plus en plus la précarité de leurs institutions et de leur travail. Il ne faut pas confondre pauvreté et précarité. La pauvreté c’est « avoir peu » : avoir peu sous Louis XIV, c’était deux miches de pain par jour et par famille, aujourd’hui en France, c’est moins de 900 ou de 850 euros par personne célibataire, c’est différent à Dakar, c’est différent à Genève et à New York. Donc la pauvreté, c’est avoir peu à une époque et dans un contexte donné. Il est certes difficile d’être

pauvre dans une société de consommation où le maître mot est le pouvoir d’achat, mais ce n’est pas une maladie, c’est une difficulté à vivre. C’est encore plus dur si le mépris social s’en mêle. La misère est différente de la pauvreté, il n’y a pas besoin de définition, tout le monde comprend, les enfants ont le gros ventre, les gens crèvent de faim, c’est une peste, oui la misère est une peste brune, alors que la pauvreté est une difficulté à vivre. Définissons maintenant la mauvaise précarité : c’est avoir peur de perdre, une société précaire est une société qui est obsédée par la peur de perdre son travail, son argent, son logement, son statut, sa famille, ses troupeaux, perdre ce que j’appelle « les objets sociaux », c’est-à dire ce qui permet de vivre dignement dans une société donnée et d’y jouer à l’humain pour de vrai avec d’autres humains. La mauvaise précarité est l’obsession de perdre par manque de confiance, par méfiance, c’est le vécu d’être au bord de l’exclusion : on n’a plus confiance dans la fiabilité de son d’appartenance à la commune humanité. La mauvaise précarité ouvre à l’exclusion : ne plus se sentir partie prenante du groupe des humains là où l’on vit.

Mais ce que l’on ajoute rarement, c’est que la mauvaise précarité, qui n’est pas la pauvreté, est le dévoiement de la bonne précarité : precari en latin, c’est prier, supplier pour avoir, c’est une prière (prex). La bonne précarité suppose l’autre, c’est pourquoi je préfère utiliser cette notion en période hyper individualiste plutôt que celle de vulnérabilité. La vulnérabilité est individuelle, c’est la capacité d’être blessé, alors que la précarité est la vulnérabilité rapportée au besoin de l’autre : « je sais que j’ai absolument besoin de l’autre pour vivre », que ce soit Dieu, si je suis croyant, mon voisin, mon ami, mon conjoint, l’épicier, ceux qui font marcher les trains, ceux qui font marcher ce palais magnifique où nous sommes réunis.

La bonne précarité, c’est savoir instinctivement et intimement que j’ai besoin de l’autre au niveau biologique, somatique, psychologique, social et même spirituel, c'est à dire au niveau du partage des valeurs, du souffle qui nous

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anime. J’ai besoin de l’autre dans la réciprocité, y compris au sein d’une relation asymétrique comme la relation d’aide. Et cela donne une triple confiance, j’insiste là-dessus : confiance dans l’autre, « j’ai confiance dans l’autre, j’ai peut-être des ennemis, il y a peut-être des gens mal intentionnés, mais a priori j’ai confiance dans l’autre ; si l’autre m’aide, cela me donne confiance en moi, ce qui veut dire que je suis bon, et j’ai confiance dans le grand temps », je préciserai d’avantage tout à l’heure.

Il y a aujourd’hui une tendance forte, connectée avec le système néo libéral et le néo management que nous connaissons depuis quelques décades : ce système est organisé sur les flux d’argent, d’informations et de biens, en valorisant l’excellence des individus isolés (donc hors bonne précarité) à se maintenir dans ces flux, sinon, c’est l’exclusion ; d’où une tendance non moins lourde à transformer la bonne précarité en mauvaise précarité, la confiance en méfiance ; à la place de la triple confiance s’installe une triple méfiance, à la place de la confiance en l’autre s’installe une paranoïa sociale, je n’ai pas besoin de faire un dessin : l’autre est dangereux, le fou, l’étranger, le jeune, mon voisin et même … mon médecin est dangereux. A titre d’exemple, qu’est-ce qui se passe pour nous qui travaillons dans des lieux professionnels où nous fermons maintenant nos portes à double tour ? Pour que les usagers rentrent, il faut qu’ils sonnent, qu’ils connaissent le code ou qu’on leur ouvre le code, c’est une paranoïa sociale validée par la hiérarchie et par la culture, qui donne le message suivant : « vous qui voulez rentrer ici, sachez qu’à priori nous vous supposons potentiellement dangereux, et si ce n’est pas vous, ce peuvent être d’autres que vous ». Cela n’empêche pas la prudence, s’il y a lieu, cela va sans dire, mais seulement s’il y a lieu. Et puis la perte de la confiance en soi, c’est l’hyper individualisme, qui est en fait une phobie sociale, à bien différencier de l’individu des lumières qui pense par lui-même, ce qui est la véritable autonomie ; le syndrome d’auto-exclusion dont je vous parlerai tout à l’heure est la forme aboutie de cet hyperindividualisme. Et puis la perte du grand temps : le grand temps

est la communauté en esprit des vivants, des morts et de ceux qui ne sont pas encore nés, où s’ancre la confiance. Lorsque nous faisons une minute de silence en mémoire d’une personne qui nous a quittés, nous sommes ostensiblement dans le grand temps. A la place du grand temps, on trouve pour ceux qui vont « bien » un temps maniaque, une accélération constante, une urgence permanente. Par contre, ceux qui vont mal sont dans un temps mélancolique où « tout est foutu », ou dans un temps catastrophique, la catastrophe est toujours au bout du journal, nous sommes dans un temps traumatique, littéralement dans un temps traumatique où se répètent en boucle les images et les phrases du cauchemar.

Alors, dans ce contexte, il y en a qui se débrouillent bien, qui gardent la capacité de demande (l’autre continue d’exister pour eux) et d’autonomie de la pensée ; et il y en a qui se débrouillent moins bien ou mal, qui passent dans une logique de survie et perdent la capacité de demande possible dans la bonne précarité ; ils entrent dans une urgence continuée, dans l’obsession de la perte imminente.

Le syndrome d’auto-exclusion

J’ai été amené à décrire à partir de 1999 le syndrome d’autoexclusion2 à partir de centaines d’analyses de la pratique et de ma propre pratique.

Cela commence par un découragement, avec perte de la triple confiance dont je vous ai parlée, qui se transforme en désespoir de plus en plus profond, qu’on ignore même tellement il est profond, dont on ne peut même plus parler, avec la décision inconsciente : « je ne veux plus souffrir de l’autre » , que je traduirai ainsi : « je ne veux plus de souffrance psychique d’origine sociale, je me coupe de l’autre et de ma 2 Jean Furtos, les cliniques de la précarité, Masson 2008, chapitre 11, ou : de la précarité à l’autoexclusion, ed. la rue d’Ulm, 2009.

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souffrance d’exclusion » ; le drame, c’est que pour se couper de l’autre il faut se couper de soi, avec le paradoxe qu’il faut s’empêcher de vivre pour survivre, voilà le paradoxe central, s’empêcher de vivre dans la bonne précarité pour survivre dans la mauvaise précarité. Vous voyez, ce n’est pas une contradiction, vivre et survivre ne sont pas au même niveau logique, et c’est là que nous rentrons dans un monde à l’envers, avec une clinique de la non demande quand on a le plus besoin d’aide. J’insiste aussi pour vous dire que cette clinique de la non demande et le syndrome d’auto exclusion se retrouvent aussi bien chez les psychotique psychiatrisés ou sans diagnostic mais aussi chez les personnes sans pathologie avérée qui peuvent se désespérer, comme tout le monde ; on les trouve aussi bien chez les plus démunis, et en tant que psychiatre public, je l’ai décrite d’abord chez les gens à la rue, les déboutés du droit d’asile, etc.., mais on peut les observer dans ce qu’on appelle aujourd’hui la souffrance au travail, le burn-out, et chez des personnes qui ont « tout pour être heureux », comme on dit. La capacité du désespoir est très démocratique. Un schizophrène peut être désespéré, un SDF non schizophrène peut être désespéré, une vieille personne démente ou non démente peut être désespérée, bref, nous les humains, nous avons la capacité du désespoir.

J’en viens au syndrome d’auto exclusion pour vous expliquer la logique de la non demande.

Pour ne plus souffrir de l’autre, et donc ne plus être affecté par l’autre, je me dés-habite de moi-même.

Pour ce faire, le sujet humain est capable de produire un premier ternaire de disparition de soi-même, avec trois signes.

Premier signe, une hypoesthésie du corps. Au début je croyais que c’était un signe psychotique, pas du tout, c’est un signe assez fréquent quand il est recherché, que ce soit une anesthésie de la peau ou une anesthésie des organes internes ; j’ai vu des femmes qui ont accouché sans avoir mal parce qu’elles étaient en auto exclusion majeure, des SDF avec une gangrène du pied indolore, des pathologies somatiques normalement hyperalgiques mais non ressenties comme telles. Tout ça pour ne pas souffrir de l’autre, car la souffrance et tous les affects sont ressentis dans le corps.

Second signe, un émoussement des émotions. Des gens qui n’ont plus d’angoisse, et tout mécanisme de défense est fait pour ça, pour se défendre de l’angoisse, de la souffrance d’exclusion et même de la honte. La disparition de la honte pose un problème car c’est important de garder la vergogne, la bonne honte, ne pas faire n’importe quoi aux yeux d’autrui comme à ses propres yeux.

Et puis il y a une inhibition de la pensée pour ne pas penser la situation d’exclusion, la situation de souffrance psychique d’origine sociale ; ce n’est pas de la débilité ni du registre des troubles cognitifs déficitaires de la schizophrénie. Tous ces mécanismes pourraient être décrits du côté du clivage au moi, le moi est coupé de soi, congelé.

Ces signes sont réversibles quand on intervient au début et quand on comprend ce qui se passe. Evidemment, si on reste longtemps anesthésié, émoussé, inhibé, ça devient un mode d’être et il faut adopter des comportements de réduction des risques en rapport avec ce mode d’être qui met alors longtemps pour se modifier, diminuer, voire disparaitre.

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Une remarque clinique : se dés-habiter, avoir du mal à habiter, concerne aussi le logement : on peut avoir un logement et ne pas pouvoir l’habiter, avec une incurie majeure appelée souvent syndrome de Diogène. C’est difficile d’habiter un logement si on n’habite pas son corps, ses émotions et sa pensée. C’est difficile aussi d’habiter le monde au sens large, et l’on doit rappeler que l’environnement social, économique, politique a une responsabilité, il doit permettre d’habiter, reconnaitre une place digne, ne pas exclure par une logique exclusive des flux.

Corrélativement à ce ternaire, on observe une tendance majeure et grave, celle de la rupture active des liens. On voit des gens seuls et isolés qui meurent de maladie ou de mort violente, souvent une mort prématurée, et quand on va à leurs obsèques, on s’aperçoit avec stupeur qu’il y a pas mal de monde présent : en réalité, la rupture active des liens s’arrêtant la plupart du temps avec la mort, la famille, les amis, les autres connaissances reviennent, avertis par le bouche à oreille. Bien sûr, les rencontres autour des addictions et d’autres médiations dans la galère peuvent aider à passer l’épreuve de la solitude active, mais il y a cette tendance forte à l’isolement, avec notamment une rupture avec sa famille d’origine comme de la famille qu’on a pu fonder, conjoints, enfants, parents, spectaculaire pour ceux qui travaillent avec ce qu’on appelle la grande précarité et la grande exclusion.

Il y a quasiment toujours une rupture avec les proches, rupture tenace qui résiste, qui empêche l’engagement. Qui empêche éventuellement une relation d’aide dans la durée.

Il y a souvent une errance. Qu’est-ce que l’errance ? C’est aller géographiquement loin de ses proches tout en les gardant en tête ; l’errance, c’est rompre géographiquement avec ceux avec lesquels on est lié, sans refoulement, c’est-à-dire qu’on y pense mais on est loin.

Et puis il y a les signes paradoxaux. Je vous ai parlé tout à l’heure d’un monde à l’envers.

Exemple : normalement, dans une logique de vie, plus on a de soucis et plus on demande de l’aide. Dans une logique de survie, c’est l’inverse : plus on a de soucis psychiques, somatiques, sociaux, moins on demande de l’aide, avec quelquefois simplement un retard à la demande ; les médecins généralistes savent qu’il est très consommateur de temps, si l’on veut bien travailler, d’avoir une consultation avec un patient en précarité sociale parce qu’il y a un « retard à la demande ». Mais il peut y avoir carrément une abolition de la demande et même parfois une récusation de l’aide : « on va vous aider », « non merci, pas pour moi, merci beaucoup ». Comme s’il y avait une perte de la conscience du besoin de l’autre, une perte de la conscience du manque, une perte du désir. Alors, à l’évidence, l’accès aux soins est difficile dans ces conditions en raison de l’anesthésie du corps, de la rupture des liens, de l’abolition de la demande, et ça devient une épreuve techniquement compliquée d’accompagner vers un minimum de soins quelqu’un qui va mal sans demande. C’est tout de même possible, mais la morbidité et la mortalité évitable augmente.

J’évoquerai tout à l’heure la conduite à tenir dans ces conditions.

Je vous ai parlé jusqu’à présent des signes déficitaires du syndrome d’autoexclusion, qui se présentent comme une pathologie de la disparition du sujet. Il faudrait y ajouter les signes d’autonégligence et d’incurie, en particulier le syndrome dit de Diogène, une forme d’errance sur place.

Mais je n’irais pas plus loin sur ces aspects, pour vous parler maintenant des signes de retour du sujet.

D’abord quelques éléments théorique pour comprendre : ce que je vous ai décrit jusqu’à présent, les signes de la disparition du sujet, résulte d’une congélation du moi, selon le terme de mon ami René ROUSSILLON qui est psychanalyste, une congélation du moi qui est en fait un clivage, un clivage au moi et pas un clivage du moi, le moi est coupé de soi. A partir de cet état, il peut y avoir une décongélation

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brutale du moi ; par exemple, quand on aide trop vite quelqu’un qui a un moi congelé, il va se mettre à avoir à nouveau confiance, à revenir à lui, et ça peut lui faire très mal parce qu’il n’a plus l’habitude de sentir son corps, de sentir ses émotions et de penser ; attention à ne pas faire trop de zèle, à ne pas être trop gentil, à ne pas vouloir aller trop vite avec quelqu’un qui a l’habitude d’être coupé de lui pour survivre.

J’ai rencontré un homme qui était bien réhabilité, homme de ménage dans une association où je travaillais, c’était un ancien homme de la rue. Un jour il sort et rencontre par hasard sa femme et sa fille dans la rue, c’était trop pour lui, il n’a pas pu reprendre son travail. Le dimanche d’après, j’étais avec mon fils, place Bellecour, la plus grande place de Lyon, il était assis par terre et avait recommencé à faire la manche : voir sa femme et sa fille alors qu’il avait besoin de rupture de lien pour survivre, pour ne pas souffrir, lui avait occasionné un rapprochement intolérable. ll faut donc bien savoir qu’on ne sort pas d’une problématique de survie comme ça, facilement, simplement parce qu’il y a quelqu’un de gentil qui veut vous aider, il faut même faire très attention.

Les conséquences de la décongélation peuvent être de reprendre les symptômes de la congélation du moi, ou de produire de la violence : il y a des violences qui sont des décongélations brutales ; mais aussi des problématiques d’urgences somatiques ou sociales. Mais il y a un point important que je vais vous dire maintenant : quand on ne peut pas sentir sa souffrance parce que c’est intolérable, un signe constant est le malaise de l’intervenant.

Toute l’auto exclusion est faite pour se tenir à distance de la souffrance imposée par autrui, « je ne veux plus souffrir du fait d’autrui », car disait Freud, c’est la pire des souffrances3 .

3 in : malaise dans la civilisation, Paris, PUF, 1971

Le malaise de l’intervenant fait partie de la clinique

Comment l’expliquer ? En fait, c’est assez simple : écouter quelqu’un, c’est prendre en soi ce qui va mal en lui ; être disponible pour quelqu’un, c’est prendre en soi ce qui va mal en lui, surtout s’il ne le souffre pas, parce que s’il ne souffre pas, sa souffrance, la souffrance non appropriée passe directement dans le corps, dans l’entité psychosomatique de l’autre (je ne sais pas comment ça se passe mais ça se passe comme ça). Tout se passe comme si un individu isolé, ça n’existait pas. Winnicott disait qu’un bébé isolé, ça n’existe pas, mais un individu isolé ça n’existe pas d’avantage. Dans le cadre du traumatisme, certains psys américains ont appelé ça « la traumatisation vicariante »4 : c’est-à-dire : quelqu’un a un traumatisme qu’il veut ignorer, qui est vécu par substitution dans l’aidant, l’aidant a une sorte de crypte en lui, il a du mal à respirer, il est angoissé, il va mal, il se dit : « mais qu’est-ce qu’il se passe, j’ai un problème », oui il a un problème, celui d’être squatté par la souffrance de l’autre, par la crypte de l’autre.

Je vous donne un exemple de la conscience de ce mouvement. Vous avez peut-être vu le film Jimmy P, issu de l’ouvrage « Psychothérapie d’un indien des plaines » par Georges DEVEREUX, qui a été mis en scène dans un film d’Arnaud Desplechin en 2013. Jimmy P. est un indien américain, ancien vétéran de l’armée américaine, hospitalisé en psychiatrie ; on appelle à la rescousse Georges DEVEREUX, un jeune anthropologue en formation analytique qui était à l’époque aux Etats-Unis. Il a une bonne relation avec cet indien parce qu’il connait les tribus indiennes américaines. Il sait

4 Pearlman,L.A. &Saakvitne,K.W., 1995, Trauma and the therapist: counter-transference and vicarious traumatization in psychotherapy with incest survivors. New York: W.W.Norton&Company. Adrien Pichon, Vicariance dans l’accompagnement et la Clinique psychosociale, in Rhizome, Numéro 51, Janvier 2014, p.20s.

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rentrer en contact et à un moment donné, il a tout simplement la grippe et il fait dire à son patient Jimmy qu’il n’y aura pas de séance ; la grippe se tasse, une grippe ce n’est pas grave. Le directeur de la clinique passe devant Jimmy et lui demande : « ça se passe bien avec votre psychanalyste ? » ; au lieu de répondre « oui ça se passe bien », le patient répond précipitamment : « il est guéri, il est guéri !» ; on ne peut pas comprendre cet empressement du patient à dire « il est guéri, il est guéri » si on ne sait pas que quelqu’un qui porte en lui un mal a l’obsession, la peur de rendre malade celui qui va l’aider. Pour Jimmy P., l’anthropologue avait eu la grippe parce qu’il lui avait filé son angoisse ; j’ai d’ailleurs eu beaucoup de patients qui me disaient : « ça va Docteur ? Ça va, vous supportez bien ? Vous arrivez à être psychiatre ? » ; et je répondais : « mais bien sûr c’est formidable, dans ce métier, on ne s’ennuie jamais ». Les patients ont l’impression de nous rendre malade parce qu’ils nous transmettent quelque chose d’eux. Et je peux affirmer, pour avoir travaillé avec beaucoup d’équipes et avoir fait des recherches avec des gens qui travaillent au contact de ceux qu’on dit être dans la grande exclusion, qu’il y a nombre de professionnels directement en relation clinique avec l’agressivité et la souffrance, qui ont des problèmes de santé, d’arrêt du travail, des problèmes démultipliés à la moindre bricole. Si bien que le premier devoir de la hiérarchie et des responsables d’équipe vis-à-vis de ceux qui s’occupent de personnes qui n’ont pas de demande ou qui vivent dans la grande exclusion, c’est de protéger le personnel et ses conditions de travail ; ce devoir de protection est le premier devoir de la hiérarchie (avec celui de trouver de l’argent) pour que ça fonctionne. Il y a au moins 50 % du personnel de première ligne qui, sur deux ou trois ans, aura des soucis de santé, et quelquefois des soucis de dépersonnalisation, de stress excessif, des soucis très bizarres au travail. Comment l’éviter et comment le comprendre ? On peut heureusement arriver à ne pas tomber malade, à garder une bonne hygiène de travail, mais cela nécessite d’avoir conscience qu’on a un malaise, qu’on porte quelque chose qui ne nous appartient pas.

D’accord, nous avons nous aussi nos propres soucis, nous avons nous aussi notre propre vie qui n’est pas facile, et puis le métier que nous faisons n’est pas facile non plus, mais il y a réellement quelque chose qui vient de l’autre, qui nous squatte, qui nous habite. Je peux même dire que quand quelqu’un est dans la difficulté d’habiter le monde ordinaire, il habite la relation d’aide. La vraie demeure de celui qui ne peut pas habiter le monde quand il est dans une problématique d’exclusion, ce sont les rencontres qu’il fait avec les gens dans la rue, les gens dans les associations, les gens dans les hôpitaux, ces personnes habitent la relation, et si on ne sait pas qu’on est habité, dans une relation d’aide, on ne sait pas où on habite soi-même … En somme, Jimmy P. avait raison d’être inquiet pour son thérapeute, qui savait comment faire pour rester vivant : trouver le sens de ce qui se passe dans la relation, ce que les analystes appellent analyse du transfert. Mais le transfert est universel, même s’il n’est pas nommé ainsi en dehors de l’analyse.

Ce qui est bloqué dans la traumatisation vicariante, que moi j’appelle la souffrance portée, c’est une inhibition de la narrativité par le sujet traumatique, il ne peut mettre en narration sa douleur, sa souffrance, sa haine, son manque d’amour, les rejets qu’il a vécus ; alors, pour l’accompagnant qui reçoit le trauma par vicariance, fondamentalement, pour ne pas tomber malade lui-même, il lui faut remettre en narrativité cette crypte interne pleine de souffrance portée. Narrativité avec soi-même, d’abord, et vous savez que nous pouvons parler avec nous-mêmes : « mais qu’est-ce que se passe ? Je n’arrive plus à respirer, ouh la la, j’ai envie de partir en vacances, vivement dimanche, qu’est-ce qui se passe que je ne respire plus depuis que ce monsieur ou cette dame m’a dit telle chose. Ah oui, d’accord…» ; avoir un dialogue interne avec soi-même, ne pas hésiter à prendre des notes. Et puis, cela va sans dire, avoir une narrativité avec nos collègues de travail, ne jamais travailler seul trop longtemps, sinon on porte tout seul la crypte, il faut en parler avec ses collègues, en parler avec la hiérarchie, en analyse de la pratique : nous vivons dans une culture où quasiment tout le

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monde doit être accompagné et c’est un signe des temps. Les adolescents doivent être accompagnés, les sortants de prison doivent être accompagnés, les psys et les travailleurs sociaux doivent être accompagnés, les parents doivent être accompagnés, les gens qui écoutent au téléphone doivent être accompagnés, les banquiers sont accompagnés par le coaching, le coaching, qu’est-ce que c’est, c’est de l’accompagnement, nous sommes dans une culture où pour des raisons très particulières, marquées par un désétayage anthropologique, nous avons besoin d’être accompagnés ; et quand nous sommes dans la relation d’aide, nous avons particulièrement besoin d’analyse de la pratique pour remettre en narrativité ce que nous recevons en dépôt dans notre entité psychosomatique, pour donner sens au malaise.

Nous pouvons aussi écrire, faire des recherches-action etc… et en souffrir. En souffrir c’est bien, mais ni par dolorisme ni par masochisme, bien sûr. Pour quelqu’un qui ne souffre jamais dans sa pratique, je suis inquiet : il n’est pas touché par ce qu’il vit dans la relation d’aide. Quelqu’un qui souffre dans sa pratique et qui peut le partager, c’est un bon signe pour la suite de l’accompagnement, il pourra avoir des satisfactions professionnelles.

Conduite à tenir

On comprend que la conduite à tenir par rapport à autrui qui nous confie un dépôt traumatique de souffrance, c’est d’abord de ne pas vouloir rendre trop vite le dépôt à l’envoyeur. Ne pas dire : « écoutez monsieur, vous m’avez donné ça, c’est intolérable », ce qui serait une sorte d’interprétation sauvage ; non, si nous le portons c’est parce qu’il ou elle ne peut le porter en l’état, donc accepter de le garder en dépôt un certain temps, le bonifier à l’intérieur de nous parce que nous allons en parler avec nos collègues ou en analyse de la pratique, et cela ne sera plus comme un corps étranger, ce sera vraiment comme un dépôt que nous acceptons pour qu’il produise des intérêts. Oser accepter être le banquier affectif d’autrui,

quel audace ! Quand on s’engage, on s’engage donc à ça ?

Trois petits trucs, trois principes d’action dans ces cliniques de la non demande.

Premièrement, quand quelqu’un ne demande rien mais nous transmet sa souffrance ou son traumatisme, nous avons le droit d’avoir une demande pour lui, en son nom. Exemple : je vais dans un foyer social où on nous appelle parce que cet homme de 50 ans n’était pas sorti de son foyer depuis 9 ans et ne payait plus son loyer. Il était en auto exclusion typique avec alcoolisme majeur ; ses copains allaient faire ses courses pour lui, et puis ça s’aggravait, et puisqu’il ne payait plus son loyer il risquait d’être expulsé. On nous appelle donc, l’infirmière et moi ; j’ai beaucoup travaillé à domicile, j’aime bien travailler à domicile. Nous nous rendons au foyer, on voit cet homme qui nous accueille avec une euphorie joviale : « bonjour Docteur, comment allez-vous ! » ; il n’avait aucune angoisse, il était plutôt sur le versant maniaque, style hippie d’autrefois. Je lui demande de fermer la télévision pour qu’on puisse s’entendre, il me répond « si je ferme la télévision c’est l’enfer ». Je comprends que s’il n’est pas distrait il souffre l’enfer. On discute, il avait une pathologie somatique, une pathologie psychique, des problèmes sociaux. Je lui dis « écoutez Mr. Untel, il faut qu’on revienne vous voir, est-ce que vous êtes d’accord ? ». « Pas du tout Docteur, je ne suis pas d’accord pour que veniez me voir mais vous, est-ce que vous voulez venir me voir ? ». J’ai dit : « oui, je veux venir vous voir volontiers» ; « alors Docteur, je vous recevrai avec plaisir ». Ce n’est pas de la débilité, il était simplement incapable de me dire : « venez, bien sûr que j’ai besoin de vous », mais il pouvait m’interroger pour voir si je pouvais porter pour lui sa demande : « est-ce que vous, vous voulez venir ». Si je lui avais répondu : « voici ma carte, appelez-moi quand vous serez prêt », cela aurait été un assassinat d’âme.

Dans ces situations, nous avons le droit et le devoir de dire : « écoutez, quand je vous vois avec telle ou telle difficulté, je ne peux pas vous

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laisser comme ça, je vous proposerais bien ceci ou cela… » ; quelquefois nous partons, nous laissons un mot, nous revenons pour insister discrètement sans trop bouleverser les gens, ils ont tout de même le droit au « non », mais nous avons aussi le droit de vouloir les aider. Liberté contre liberté, ils ont le droit d’avoir une non demande, nous avons le droit de vouloir les aider.

Deuxièmement, cette autre possibilité assez fréquente : la demande est portée par un tiers. Une assistante sociale amène un homme de la rue dans un service d’urgence, ça peut être quelqu’un qui vit chez lui, reclus dans son appartement depuis des mois ou des années, l’assistante sociale arrive à l’amener à l’urgence, le médecin qui le reçoit n’est pas au courant de cette pathologie, il dit : « Mme l’assistante sociale vous nous laissez. Monsieur, comment ça va » ? « Ça va très bien docteur, et vous ? » ; « ah bon, si ça va très bien je ne peux pas vous soigner ». La conduite à tenir appropriée serait plutôt de ne pas fétichiser le secret médical et de laisser l’assistante sociale présente au début de l’entretien, car c’est elle qui porte la demande ; celui qui porte la demande peut être un éducateur de rue, un voisin, un parent, mais souvent il y a des ruptures avec les proches. La conduite à tenir serait de dire : « écoutez, vous dites que ça va bien, mais Mme l’assistante sociale dit que vous vomissez la nuit, vous avez beaucoup maigri, elle est très inquiète, qu’est-ce qu’on fait avec l’inquiétude de votre assistante sociale ? ».

Autre exemple, je travaille actuellement dans une clinique privée où un jour j’ai été appelé pour une femme, une ancienne manager qui avait une sérieuse addiction à l’alcool. Elle voulait sortir, un weekend où j’étais d’astreinte, pour aller boire lourdement du whisky. Elle me dit : « j’ai le droit de sortir, je ne suis pas internée, j’exige que vous me laissiez sortir » ; j’ai répondu : « écoutez, je suis embêté, pour moi c’est plus facile de vous laisser sortir que de vous retenir, et en même temps ça m’ennuie beaucoup. Mais pourquoi n’avez-vous pas eu de permission » ? « Parce que le Dr. Untel ne m’a pas donné de permission depuis 3 semaines que je suis là ! ». Je lui réponds : « Si le Dr Untel, que je connais bien, ne vous a pas donné de permission depuis 3 semaines, c’est qu’il est inquiet pour vous », et à ce moment là elle se met à pleurer. Je lui ai parlé de la préoccupation d’un autre qui lui a permis de s’accepter faible et vulnérable, et nous avons pu faire autre chose, j’ai appelé sa fille qui lui a amené des cigarettes, elle n’est pas allée s’enivrer chez elle toute seule etc. Vous voyez, ce que j’ai appris au contact de la grande exclusion a fonctionné avec une ancienne manager hospitalisée avec un début de démence korsakovienne qui en fait n’en était pas une, elle n’avait pas de démence, elle est sortie de cet aspect pseudo démentiel et est retournée chez elle, puis est venue en soins à l’hôpital de Jour.

Donc, avoir une demande en son nom quand on est aidant, reconnaitre ou parler de la demande du tiers, c’est important.

Troisième principe d’action, la précarité partagée. Hier je discutais avec un ami, Alain Aymard, psychanalyste et psychosociologue universitaire. Il m’a dit une chose intéressante que je connaissais mais pas sous cet angle : il a beaucoup travaillé avec les adolescents délinquants, qui, comme l’a dit tout à l’heure Catherine, ne demandent souvent rien. Lorsqu’il était en impasse dans des groupes à médiation, il disait aux ados : « écoutez, là je suis un peu perdu parce que théoriquement voilà ce qu’on est sensé faire, mais on n’y arrive pas, pouvez-vous m’aider car je suis complètement perdu » ; et le fait de dire « je

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suis complètement perdu » permettait aux ados de dire : « mais monsieur, voilà comment faut faire etc… ». Se reconnaitre soi-même dans une (bonne) précarité, c’est dire qu’en tant qu’aidant nous avons besoin de l’autre, et cet autre est mis en position haute à ce moment-là, donnant un renversement de situation qui ouvre à la réciprocité : réciprocité de la précarité et de la rencontre.

Je pourrais vous donner des tas d’exemples de moments où nous sommes en situation de précarité grâce à laquelle l’autre qui n’a pas de demande peut rentrer dans un mouvement de modification de lui-même.

Je pourrais vous parler d’une petite association qui a été en faillite, une association qui gérait un accueil de jour pour gens de la rue. En France, les petites associations ont l’obligation de se regrouper, ça coûte moins cher pour la gestion. C’était une association qui s’appelait Relais SOS à Lyon, qui faisait un travail formidable, qui a été rachetée comme en économie de marché par une plus grande qu’elle. Evidemment le personnel d’accompagnement était triste ; eh bien figurez-vous que les gens de la rue ont dit au personnel : « vous n’allez pas bien, écoutez, on va vous accompagner chez le préfet pour négocier», c’est eux qui nous proposaient de faire des choses. Et lorsqu’on a fait venir des sénateurs de la République pour essayer précisément de faire quelque chose pour sauver l’association, il y avait tous les gens de la rue qui étaient dans la grande salle : 9 sénateurs et sénatrices de la République étaient présents, et pas une seule alcoolisation, alors que Dieu sait si l’alcoolisation était ultra fréquente ; les prises de parole étaient intelligentes et pertinentes. Je me suis dit à ce moment-là : « mais alors, est-ce qu’il faut être en faillite pour sauver les gens qui vont mal ? ». Non, il ne faut pas nécessairement être en faillite, il faut vivre sa propre précarité dans la relation d’aide, c’est ce que me disait en sommes Alain Aymard, et c’est à nous de savoir comment nous pouvons être et faire.

Je vous donne encore un exemple : je n’aime pas quand les gens se suicident, je préfère

quand ils restent vivants. Il y avait une patiente qui me disait qu’elle allait se suicider… » ; je lui ai dit : « mais madame, si vous vous suicidez, je ne pourrai plus vous soigner », et elle m’a répondu « ah, mais c’est vrai » ; elle n’avait pas pensé que s’arrêter de vivre c’était aussi arrêter la relation et m’empêcher de l’aider, de faire mon métier avec elle. Elle a complètement abandonné son désir suicidaire, mais attention, quand je lui ai dit : « je ne pourrai plus vous soigner si vous vous suicidez », c’était une improvisation destinée à cette femme-là, dans cette situation, ce n’est pas un truc, il ne faut pas le dire deux fois de suite… C’est juste pour souligner combien la précarité assumée de l’aidant aide l’autre à sortir de la survie pour aller dans la vie.

Variantes de la non demande

D’abord il y a les demandes répétées, des gens qui demandent toujours la même chose ou qui répètent toujours les mêmes choses, que ce soit par téléphone ou dans le face à face, et à ce moment-là, vous aurez sans doute remarqué que nous avons une sorte d’endormissement de la bonne volonté, nous sommes un peu fossilisés par l’expérience passée, c’est à dire que nous nous disons implicitement ou explicitement : « ah, il recommence », si bien que nous ne sommes pas en présence mais agacé par un passé figé, ce qui empêche la juste présence puisque nous rentrons nous aussi dans la répétition. Quand quelqu’un répète toujours les mêmes choses, comment pouvons-nous l’entendre comme si c’était la première fois, comment pouvons-nous changer notre écoute ? Peut-être que nous allons l’entendre différemment, peut-être qu’il y a quelque chose qui cherche à se dire, qui n’a jamais été entendu, peut-être qu’il y a un tout petit bout de neuf qui va sortir le bout de son nez, qui va nous permettre une improvisation, qui va amorcer quelque chose de nouveau ; peut-être aussi faut-il accepter que le fait de vivre c’est tellement compliqué que certains préfèrent être pendant longtemps dans une survie continuée. Il faut respecter aussi la difficulté de vivre et de changer.

Jean FURTOS : oser l’engagement avec des personnes qui ne demandent rien

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Il y a aussi l’hyper demande. L’hyper demande, ce sont des gens qui arrivent et qui exigent : « moi il me faut ceci, il me faut cela, je veux aller à tel hôpital, je veux tel médicament, je veux tel dossier… ». C’est avec une association qui s’occupe d’étrangers pauvres que j’ai pu le théoriser, une équipe de soin de Médecins du Monde qui avait remarqué qu’à un moment donné il y avait l’explosion d’une hyper exigence. Ce que j’ai compris dans cette exacerbation de la demande, c’est que les gens qui se sentent au bord du gouffre de la mauvaise précarité et de l’exclusion rentrent dans une sorte de toute puissance pour éviter de tomber dans le gouffre.

D’ailleurs, quand je discutais avec mes collègues américains, ils m’expliquaient que pour eux, le mot précarité, precarious, signifie être au bord du gouffre et pas une précarité continuée comme je vous disais tout à l’heure ; eh bien, effectivement, quand quelqu’un se sent au bord du gouffre de l’exclusion, il peut y avoir une exacerbation de ses demandes, il peut se prendre pour Louis XIV : il y a des gens qui nous parlent comme s’ils étaient de grands chefs et c’est un tout petit peu énervant, on a envie de leur dire : « écoutez, moi je ne suis pas là pour satisfaire tous vos caprices, c’est déjà beaucoup si vous avez ceci ou cela » ; mais si on comprend qu’ils sont au bord du gouffre, on sera moins agacé et on pourra trouver les mots pour réajuster la demande. En tout cas, vous savez que l’on parle beaucoup actuellement des gens qui « en profitent », qui profitent de l’assistanat, etc… Dans cet ordre d’idée, il faut se méfier parce qu’il y a une attaque de ce qu’on appelle l’assistance, il y a dans la société néo libérale dans laquelle nous vivons une sorte de diabolisation de l’assistance, mais il y a aussi peut-être des gens qui se sentent au bord du gouffre et qui ont une exacerbation de la demande, une hyper consommation médicale, une hyper consommation sociale et qu’il faut comprendre comme la panique de se sentir au bord du gouffre, aussi bien pour des personnes très démunies que pour des cadres supérieurs, d’ailleurs . Comment pouvons-nous calmer le jeu ?

Dans cette conjoncture, il convient de distinguer deux types de demande, et l’étymologie va nous aider. Nous avons dit que le mot latin precari, origine du mot précarité, signifiait demander, prier, supplier pour avoir : il y a un appel à l’autre, chose fondamentale, que cet autre soit la divinité ou un humain, et l’autre peut répondre à la demande : on peut dire que la demande est première par rapport à l’objet demandé. Cela a donné le mot prex, prière, demande, qui est d’abord demande de reconnaissance, relation qui aide à vivre. C’est proche de la catégorie de la demande décrite autrefois par Jacques Lacan, qu’il distinguait du besoin et du désir. Prex se distingue absolument du mot questio, demande exigeante qui porte d’abord sur l’objet et pas sur la relation ; c’est pourquoi, au moyen-âge, être soumis à la question signifiait être torturé pour répondre précisément à certaines questions, avouer. L’hyperexigence est un basculement de la prex à la questio.

Une demande doit être entendue, mais pas automatiquement satisfaite du côté de l’objet, surtout dans le cadre de l’autoexclusion. Je vous ai donné tout à l’heure l’illustration de cet homme qui, quand il a revu fortuitement sa femme et sa fille dans la rue, a rechuté dans l’errance ; eh bien, fréquemment, quand nous sommes dans l’accompagnement d’hommes ou de femmes en grande précarité sociale, ils nous interpellent : « j’ai pas revu ma sœur depuis 5 ans ; j’ai pas revu ma femme depuis 8 ans ; j’ai pas revu mon mari ; j’ai pas revu mes enfants ; je veux un appartement pour pouvoir recevoir mes enfants, organisez vite un rendez-vous avec eux ». Si nous répondons trop vite, ça casse, ils se cassent, c’est-à-dire qu’ils reprennent l’errance et quelquefois peuvent en mourir. J’ai connu une femme de la rue qui, lorsque le travailleur social a préparé une rencontre avec sa sœur qu’elle n’avait pas vue depuis 10 ans, est décédée d’une insolation la veille de la rencontre, et j’ai toujours pensé que ce n’était pas par hasard. Donc, quand des gens depuis longtemps en rupture avec leurs proches nous disent : « je veux revoir mes proches », je préconise de le considérer comme une demande en rêve éveillé qui signifie : « j’ai toujours des

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proches dont je me suis séparé, leur souvenir affleure en permanence à ma psyché, puis-je vous en parler ? ». « Ah oui, vous n’avez pas vu vos enfants depuis 3 ans. Parlez m’en, ils ont quel âge ? Comment ça s’est passé la dernière fois que vous les avez vus ? » ; par contre, si on le prend trop vite comme une questio, et pas comme une prex, une demande de relation plus que d’objet, on se précipite vers la catastrophe. Ce sont des choses que la théorie et l’expérience nous aident à comprendre.

Manières de conclure : relation, rencontre et engagement

La relation d’aide est d’abord une relation formelle d’un certain type ; il y a la relation d’aide, la relation d’accompagnement social, la relation médicale, la relation parent/enfant, la relation maître/élève, la relation amicale, la relation amoureuse, la relation conjugale, la relation entre voisins, et des tas d’autres types de relations ; à l’intérieur de chacune de ces formes de relations, il convient de distinguer la relation formelle et le fait qu’il y ait ou non une véritable relation, qui seule ouvre à l’engagement. Vous savez, il y a des gens mariés formellement mais qui ne sont pas mariés pour de vrai, ils sont mariés mais sans vraie intimité ; il y a des relations parents/enfants qui paraissent un peu sèches où il y a la relation parent/enfant formelle mais qu’est-ce qui se passe à l’intérieur de la parentalité ?

Il en est de même dans les relations d’aide, d’accompagnement, dans les relations thérapeutiques : il ne faut pas confondre la relation formelle telle qu’on l’apprend dans les écoles et la rencontre permise par cette relation.

Alors la question devient : qu’est-ce qu’une rencontre ? Dans le mot rencontre il y a le mot « contre », rencontre de boxe, rencontre de catch, rencontre de football, car dans la rencontre il y a de l’altérité qui peut donner lieu à des échanges vigoureux avec ou sans fair play, avec ou sans respect. Si l’on sort des métaphores sportives, il faut savoir qu’il n’y a

pas de rencontre si l’on n’est pas affecté par autrui, si on n’est pas dérangé par autrui, le plus souvent dans un dérangement réciproque.

J’avais une collègue psychanalyste qui travaillait entre autre dans une association ; quand quelqu’un rentrait dans son bureau sans rendez-vous, comme ça, en lui disant : «j’espère que je ne vous dérange pas », elle répondait : « bien sûr, vous me dérangez, mais c’est parce que vous êtes vivant ». Il faut vraiment donner la permission aux gens de nous déranger et accepter d’être dérangé, y compris dans notre équilibre psychosomatique comme je le disais tout à l’heure. Accepter d’être dérangé parfois au point d’en avoir un malaise et d’en souffrir, mais en faire quelque chose pour le bien tout en restant vivant. Notre premier devoir, c’est tout de même de rester vivant, parce si nous ne le restons pas, si nous devenons nous-mêmes des survivants, si nous mettons en auto exclusion, comment pouvons-nous aider les gens ?

Pour donner un peu de théorie je vous parlerai de Martin Buber, intellectuel allemand et juif qui a écrit en 1923 son grand livre le je et le tu (réédité chez Aubier en 2012). Buber décrit deux formes de relation importantes à distinguer : il y a le je-cela et le je-tu.

Dans le je-cela, le cela est objectivé, c’est le monde objectif. Un micro, une assemblée, un thème, un programme, faire un travail précis ; mais le cela, c’est aussi un patient en face de moi objectivé sous forme nosographique : un schizophrène paranoïde, depuis quand, ou un

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bipolaire, avec quel degré d’oscillation entre la manie et la dépressivité, ou un étranger qui vient de tel pays, sans papier qu’est-ce qui va se passer avec cet étranger etc …. Bon d’accord, mais aussi, comme le disait le psychiatre Lucien Bonnafé, « le schizophrène est un homme », « ah bon, le schizophrène est un homme, ah bon, l’étranger est un homme, ah bon, les jeunes délinquants sont des hommes », et alors, évidemment, on sort du je-cela qui est malgré tout important, qui consiste à catégoriser, pour rentrer dans la possibilité du je-tu. Il faut vraiment comprendre la différence entre le je-cela et le je-tu. Dans le je-cela, le je est premier, c’est un je cognitif qui classe, qui catégorise dans l’ordre de la nature devenant culture ; mais si la nature se met à me parler, à se subjectiver pour moi, à ce moment la nature n’est plus seulement un cela mais aussi un tu : dans le je-tu, le tu est premier, c’est lui qui fait émerger un je, dit Martin BUBER ; le tu est premier, ça veut dire que je suis en présence d’un Tu qui me parle, qui m’ordonne : la juste présence, c’est « tu m’interpelles et je suis présent ». Il y a un tu qui me parle, même sans me faire de demande, ce tu qui me dérange, et alors peut émerger en moi un JE en réponse à ce TU, et je peux devenir un tu pour l’autre, dans la réciprocité. Fait important, au moment où le tu me parle, je suis dans un non savoir (absolu ou relatif), dans une disponibilité (absolue ou relative), je suis un être humain qui ne sait pas, qui n’est pas dans le cognitif, sans pour autant être décérébré… Je crois que pouvoir tenir à la fois le je-cela (en particulier avoir un bon cadre professionnel et théorique, utiliser les règles du métier), et vivre le je-tu, cette expérience inouïe et simple qui nous arrive, qui nous fait passer dans le temps de la rencontre, qui nous permet de rentrer dans le grand temps, là où un engagement est possible. On retrouve explicitée la distinction personne/individu : l’individu est du côté du cela, la personne du côté du je-tu. La relation dialogale se passe entre les personnes, pas entre les individus.

Vous savez comment, quand on a une vraie rencontre, on oublie le temps (chronos), on ne sait plus si c’est 5 minutes ou 1 heure. Quand on

est dans le temps de la rencontre, on rentre dans un autre temps que le temps de l’horloge, le temps où l’on vit, le temps où l’on a confiance, le temps où l’on n’est plus dans la mauvaise précarité, le temps d’un humain qui rencontre un autre humain. Le temps de la rencontre, que les grecs appelaient kairos. Le monde est une série de rencontres et de non rencontres ; certaines rencontres sont bonnes, il y a de mauvaises rencontres, il y a des rencontres à l’envers, il y a des non rencontres, et c’est bien triste.

Trois petites choses pour terminer réellement

1- D’abord , il va de soi que ce que je vous dis n’est pas réservé au seul usage des médecins ou des psychologues, non, c’est pour tous ceux qui sont dans le champ social, le champ de la relation d’aide, et à la limite pour tout être humain qui comprend ce qu’est la rencontre ; qui sait que commencer de perdre la confiance en autrui, en soi et dans le grand temps, signifie aussi perdre le transgénérationnel dont je n’ ai pas parlé : sortir du grand temps, c’est perdre le transgénérationnel.

Je vous parle d’une clinique pour tout le monde, d’une clinique en français courant, d’une clinique pour enfant qui parle simplement, avec une oreille d’enfant ; une clinique qui fait tout de même partie des cliniques de l’extrême5.

2-Dans les cliniques de l’extrême, une chose importante est à dire : il faut pouvoir se permettre des transgressions pour s’adapter au réel. Attention, il faut connaître son cadre, il faut connaître les principes de son action, il ne faut pas faire n’importe quoi, il faut pouvoir rendre compte de ce qu’on fait devant l’équipe et la hiérarchie, mais il y a des transgressions nécessaires à l’intelligence de l’action6, et celui qui ne transgresse jamais fait tout par habitude, il rentre plus ou moins dans le seul je-cela.

5 -Cliniques de l’extrême, par Vincent Estellon et François Marty, Armand Colin, 2012 6- jean Furtos: la transgression validée, in: Rhizome numéro 25, dec. 2006, p.55s.

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Je vous donne encore un exemple, je parlais tout à l’heure de Georges DEVEREUX et de sa « psychothérapie d’un indien des plaines ». Dans ce bouquin des années 50, il fait une analyse culturelle avec cet indien américain, et à un moment donné, l’indien lui dit « ils ne veulent pas m’ouvrir un compte à la banque » ; eh bien Georges Devereux va accompagner son analysant à la banque, parce qu’il n’y a pas de travailleur social, et il dit : « je ne comprends pas pourquoi vous ne voulez pas ouvrir un compte à mon ami Jimmy P. alors que c’est un citoyen ordinaire et qu’il a de l’argent » ; il a accompagné son patient à la banque, ce qui est une in-orthodoxie considérable, au motif que, pour soigner cet homme, il fallait qu’il ait un compte pour envoyer de l’argent à sa fille, pour qu’il se sente un père, parce qu’il avait autrefois abandonné sa fille et qu’il étais sur le point de pouvoir réassumer sa paternité ; et pour envoyer de l’argent à sa fille, il lui fallait ouvrir un compte. Donc pour soigner cet homme, il fallait l’accompagner à la banque. Vous voyez, ce sont des transgressions qui ne sont pas des transgressions de l’inceste mais des habitudes, du cadre formel hors relation, hors éthique, hors engagement. Quand vous lisez un livre professionnel, vous lisez un livre orthodoxe qui est déjà dépassé. Prenons le cas de Freud, il y a des orthodoxes freudiens, mais Freud a transgressé la neurologie, tous les psychanalystes qui ont tenté d’amener une contribution après Freud ont transgressé Freud également. La transgression, c’est le geste juste, la parole juste, la pensée juste à un moment donné, qui permet d’aller un peu plus loin. Mais Il faut pouvoir rendre compte de ce qu’on a fait et pourquoi, ce que j’ai appelé la transgression validée, ou la marge de manœuvre.

3- Et enfin, l’interculturalité aujourd’hui. J’ai fait récemment une conférence sur l’inter-culturalité, c’est pour ça que j’ai en tête Jimmy P, et Georges DEVEREUX que j’ai utilisé aujourd’hui. Il y a interculturalité entre la pensée médicale moderne et la pensée des tradiguérisseurs, des sorciers, des chamanes ; évidemment, quand on connaît ou qu’on respecte la culture de l’autre, il y a des ponts, il y a même quelquefois une pensée métissée dont

je ne vais pas parler aujourd’hui. Remarquons que le respect que je viens d’évoquer se passe entre la culture de l’ancien colonisateur et celle des anciens colonisés, dans un respect qui était à reconquérir. Mais pour nous, aujourd’hui, la véritable interculturalité se situe, à mon sens, dans le cadre d’un contexte globalisé néo- libéral. Le véritable colonisateur culturel, aujourd’hui, c’est le nouveau management néolibéral qui travaille sur les flux financiers, les flux de personnes, les flux de marchandises, et qui dit que le bel ouvrage et l’humain n’est pas un problème pertinent, qu’il s’agit d’une question de flux qui permet d’avoir les budgets, de faire des économies d’échelle, l’humain devient une variable d’ajustement, et au mieux, un alibi.

Par rapport aux impératifs du néo management actuel, c’est nous qui sommes les indigènes. Nous sommes tous des indigènes, et c’est pour ça que j’aime bien contribuer à la formation des directeurs des ressources humaines : pour faire des liens, une alliance « interculturelle » entre les exigences du néolibéralisme financier et l’exigence éthique de faire du bon travail sur le terrain avec des personnes humaines qui ne demandent rien ou qui demandent à leur manière. Mais en l’état actuel, le conflit est incontournable et l’alliance difficile.

Pour moi, c’est le grand défi. Cette phrase « nous sommes tous des indigènes » m’est apparue comme une évidence à la fin de ma conférence sur l’interculturalité, en fait immédiatement après le colloque ; je ne l’ai pas dit dans ma conférence, alors je vous la dis aujourd’hui. Par rapport au système dominant, nous sommes tous des indigènes comme les tradiguérisseurs d’autrefois, nous cherchons encore à bien faire notre travail avec des personnes humaines, à les rencontrer dans la juste distance alors qu’on nous dit que le problème n’est plus là. Et nous, nous disons : si, le problème est toujours là, et dans le cadre de nos missions, nous avons l’audace de continuer à nous engager.

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POWERPOINT

La dimension corporelle dans la relation thérapeutique avec l’enfant

L’ajustement tonico-émotionnel au cœur du soin psychomoteur

Suzanne ROBERT-OUVRAY

Suzanne ROBERT-OUVRAY a une formation de kinésithérapeute et de psychomotricienne. Aujourd'hui, docteur en psychologie clinique et psychothérapeute d'enfants, elle enseigne la psychomotricité à l'école de psychomotricité de la Faculté de Médecine Pitié-salpêtrière. Elle est l'auteur d'ouvrages concernant la vie affective de l'enfant : Intégration motrice et développement psychique, enfant abusé, enfant médusé, et Mal élevé, Le drame de l'enfant sans limites.

L’enveloppe psychotonique

Nous possédons un outil inné, issu de notre corps, qui organise dès notre naissance, la structure de nos futures relations : notre enveloppe psychotonique.

Notre enveloppe psychotonique est dépendante de facteurs génétiques et biologiques des évènements liés à notre naissance et des relations précoces qui s’établissent entre nous, notre mère et notre environnement.

Notre capacité à être dans une juste distance avec autrui est intimement liée à la structuration de cette enveloppe psychotonique qui reste comme une mémoire de nos premières expériences relationnelles.

A la naissance, l’immaturité neurologique du nourrisson entraîne un tonus musculaire inégalement réparti dans le corps.

Cette bipolarité tonique entraîne un enroulement qui est une posture de tranquillité émotionnelle et de sécurité pendant le premier trimestre de la vie.

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Le regroupement tonique corporel forme une enveloppe vibrante qui contient le monde physique et psychique du bébé.

C’est le Moi Tonique, précurseur du Moi Peau. Cette enveloppe psychotonique a des fonctions :

de contenant du monde psychique et physique ;

de communication ; de réception ; de pare excitation.

Toutes les réactions motrices et émotionnelles du bébé s’organisent à partir de cette posture innée.

Lorsque le bébé est calme, son tonus musculaire est faible.

Lorsque le bébé pleure, son tonus musculaire est fort.

A la naissance, la vie motrice et psychique du bébé est un passage de la tension à la détente.

Lorsque le bébé ressent un besoin

il se crispe et pleure ; il est dans une tension corporelle et

psychique ; il est envahi d’hormones de stress.

Lorsque le bébé est consolé, nourri et que le parent donne du sens à ce qu’il vit: « tu as faim, tu veux maman» :

il se calme, il est dans une détente corporelle et psychique ;

son corps secrète l’ocytocine, hormone de l’amour.

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Lorsque le nourrisson ressent un besoin, son tonus musculaire augmente, son corps se durcit et se ferme. Cette contraction hypertonique est le premier NON.

Son corps se ferme à la douleur, au stress, à la peur, à l’inconnu sensoriel, au monde externe, à la relation. En attendant le secours de l’adulte, cette hypertonicité réactive est un pare-excitation endogène qui contient les angoisses d’éclatement, de fragmentation, de dissociation, de dissolution. Car le bébé n’a pas les capacités neurologiques de se calmer seul : il a besoin d’un autre pour le calmer en satisfaisant ses besoins physiologiques et psychologiques.

La maman fait le filtre relationnel : porter, toucher, parler, penser.

Elle aide son bébé à passer d’une tension à une détente, d’un état de malaise à un état de bien être. Elle donne du sens aux effervescences tonico-émotionnelles de son bébé et le fait entrer dans le monde du symbolique.

L’enfant consolé se détend : le relâchement tonique, c’est le premier OUI

Le corps s’ouvre à l’autre et à la relation :

« oui à ce qu’on me donne, au bon lait, à la chaleur, à la consolation » ;

« oui à ce qui vient de m’arriver » ; « j’accepte d’être consolé et de passer de la

fermeture à l’ouverture ».

L’enfant a la connaissance innée tonique et psychique de l’ouverture et de la fermeture de soi. Et il peut progressivement projeter ces connaissances sur autrui.

Chaque expérience est un feuillet psychotonique qui s’ajoute aux autres formant ainsi une enveloppe psychotonique qui nous caractérise à un moment précis de notre histoire

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plus il y aura d’expériences sensorielles et affectives variées, de consolation, de surprises plus ou moins agréables, de colère, de tendresse ;

plus il y aura de feuillets psychotoniques différents , plus le champ perceptif de l’enfant sera étendu et riche ;

plus il s’adaptera aux situations du réel ; plus il saura se positionner dans la distance

avec autrui.

Car il sort de l’effervescence émotionnelle et met du sens sur ce qui lui arrive. Mettre du sens crée de l’espace et de la distance entre le monde corporel et le monde psychique.

Le grand nombre de feuillets psychotoniques variés procurent au bébé une enveloppe psychotonique réceptrice et émettrice

Car :

entre ouverture et fermeture accueil et rejet aller vers l’autre et revenir sur soi

L’enfant expérimente diverses structures de la relation et acquiert la capacité d’être ambivalent et décideur de ses actions.

Il y a un espace qui se crée entre le ressenti et la pensée.

L’enfant acquiert alors la capacité d’être empathique.

Si les relations avec les parents restent sur ce modèle relationnel

Alors l’enfant grandit avec une capacité à ressentir ses propres limites:

si parfois l’autre dérape il pourra manifester son désaccord

et si lui-même dérape il acceptera que l’autre lui signifie son désaccord.

Il devient un adulte ajusté dans la relation à l’autre, capable d’avancer ou de reculer en fonction de ce qu’il ressent et voit.

Mais lorsque le bébé vit des situations dans lesquelles ses tensions corporelles et psychiques ne sont pas résolues

Parce que l’environnement ne peut pas répondre à ses besoins et l’aider à passer de la tension à la détente :

Parents maltraitants: abus Maman dépressive Maman, nourrice, parents aveugles au

monde émotionnel de l’enfant Croyances éducatives erronées: le laisser

crier pour le fortifier, lui faire les poumons, avoir peur de l’adolescence.

Conduites d’apaisement erronées: la tétine systématique qui empêche l’expression tonico-émotionnelle et réduit les besoins à celui de téter.

les sur stimulations sensorielles: trop de lumière, trop de bruits, trop de manipulations corporelles

Les mauvaises positions corporelles: sièges trop rigides, entrainement hypertonique

Alors les feuillets psychotoniques sont réduits dans leur diversité, focalisés sur le mode dur, et ils ne nourrissent pas l’enveloppe psychotonique

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Être dans la bonne distance s’origine dans nos expériences psychomotrices des premières années de la vie

Cependant, certains d’entre nous n’ont pas eu ce parent apte à donner du sens et à nous sortir des effervescences tonico-émotionnelles des premières années de la vie. Certains sont restés bloqués, coincés dans des états tonico-émotionnels anxiogènes, soumis à leurs émotions qui les placent dans un système d’écho sympathique, sans distance avec le monde affectif d’autrui. Alors l’ajustement est difficile, souvent en tout ou rien: rejet ou confusion émotionnelle.

Peut-on s’en sortir lorsque nous devons avoir une juste distance avec autrui?

Les 4 cercles vitaux

Nous sommes sensibles aux distances corporelles qui s’organisent dans la vie. Si ces distances ne sont pas respectées, notre enveloppe psychotonique se durcit. C’est le signe d’un franchissement de limites de la part d’autrui.

Le dépassement des limites corporelles est comme un abus sensoriel et psychique difficile à gérer

Les bains de foule sont stressants, nous sommes collés à des personnes qui ne font pas partie de notre espace intime et privé.

En état de stress nous mettons en place des systèmes de défense: chacun dans sa bulle, évasion dans un livre, endormissement. Les actes agressifs et l’incivilité émergent car chacun pour soi.

La juste distance et le respect d’autrui dans ces circonstances demandent une gestion de nos états tonico-émotionnels.

Nous sommes donc régulièrement face au problème de nos limites et des limites d’autrui.

Mais lorsque le travail consiste justement à soigner les enveloppes et les limites des enfants, comme en psychomotricité, le travail personnel s’avère obligatoire.

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Et nous voici à l’âge adulte avec le besoin ou le désir d’aider l’autre tout en restant dans une juste distance

Certains avec des enfants, d’autres avec des adultes …

Avec notre connaissance innée des transformations toniques qui ferment et ouvrent notre corps et certains éléments neurobiologiques,

nous pouvons être corporellement proches de personnes qui ne font ni partie de notre cercle intime ni de notre cercle privé.

Nous devons mettre de coté notre besoin de distance et de sécurité pour aller vers l’autre.

Et nous devons tenir compte du besoin de distance et de sécurité de l’autre.

Nous y sommes autorisés par le métier donc cette base suppose qu’il y a une éthique et qu’il n’y a pas d’abus.

… Même s’il y a des abuseurs dans le monde du soin.

Quelques repères basés sur ouverture et fermeture du corps pour être à l’écoute des signes émotionnels d’autrui

Par deux canaux proprioceptifs : la vision et les mouvements du corps

Les neurones miroirs: nous avons une activation des mêmes neurones que ceux de la personne que nous regardons agir.

Les signaux toniques d’ouverture et de fermeture du visage et du corps sont liés aux émotions fondamentales.

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Les six émotions fondamentales expérimentées dans les premières années de vie et nommées par le parent se transforment en sentiments liés au plaisir et déplaisir

Tonicité forte positive

Tonicité forte négative

Tonicité faible positive

Tonicité faible négative

enthousiaste coléreux confiant et sécurisé

triste

joyeux rageur tranquille mélancolique

réceptif - attentif

agressif méditatif découragé

surpris dégouté béat déçu

admiratif révolté-sentiment d’injustice

serein amer

Le travail sur soi, corporel et psychologique, permet de recontacter les émotions bloquées dans les zones hypertoniques et dans les zones hypotoniques.

La personne se réapproprie ses limites tonico-émotionnelles et ses capacités empathiques afin d’être dans la juste présence.

Michel DELAGE : les émotions et l’action thérapeutique

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Les émotions et l’action thérapeutique

Michel DELAGE Michel DELAGE est psychiatre, ancien professeur du service Santé des armées, ancien chef de service à l’Hopital d’instruction des armées Sainte-Anne à Toulon. Thérapeute familial, il travaille actuellement à l’intégration de la théorie de l’attachement et du modèle systémique dans la thérapie familiale. Il a notamment publié La Résilience familiale et dirigé, avec Boris Cyrulnik, Famille et résilience. En 2013, il a publié aux Editions Odile Jacob « La vie des émotions et l’attachement dans la famille ». Aujourd’hui on parle beaucoup des émotions, là où auparavant la psychanalyse nous parlait d’affect. Ce n’est pas tout à fait qu’un mot en remplace un autre. L’affect nous entraine vers l’exploration du monde intrapsychique et des processus de transformation qui s’opèrent à partir du monde pulsionnel. L’émotion est davantage comprise, par les scientifiques qui se sont emparés de son étude, sous un angle psycho-corporel et comportemental faisant l’objet d’observations et de travaux neuro-scientifiques de plus en plus précis. Il n’est plus question de références au monde pulsionnel, mais de « systèmes motivationnels » . Quand à l’inconscient, il est qualifié de cognitif et il ne répond plus vraiment aux caractéristiques freudiennes. Évoquer l’émotion nous permet de nous connecter au monde animal, et de la considérer, au sens large, comme l’expression du vivant. Être «ému» et se « mouvoir » ont la même racine étymologique. C’est ainsi que les émotions sont liées aux réactions de l’organisme, lui permettant par exemple de réagir à une menace, de fuir ou de lutter avec un adversaire ou de bondir sur une proie, bref de répondre aux conditions du milieu.

Darwin a publié en 1872 un ouvrage intitulé : « L’expression des émotions chez l’homme et chez les animaux », dans lequel il montre le

caractère inné et universel des émotions. Elles apparaissent comme nécessaires à la survie. On doit les penser comme héritage phylogénétique et sous l’angle de la fonction adaptative, non seulement du point de vue de l`individu, mais aussi du point de vue de l’espèce. L’émotion apparait ici comme système social de communication. Elle sert à communiquer et à réguler la vie en groupe. Les émotions sont un langage qui ordonne la socialité au sein de l’équipe avant même que la parole n’existe, quand il est question d’agressivité entre congénères, quand il est question de compétition, de signaler un danger, quand il s’agit de développer des coopérations nécessaires à certaines actions, comme la chasse au gros gibier, la protection vis-à-vis de certains prédateurs. En deçà de la parole, il s’agit avec les émotions de pouvoir exprimer aux autres ce que l’on ressent, de pouvoir partager des éprouvés avec d’autres capables de lire à travers les expressions corporelles l’état subjectif dans lequel nous nous trouvons.

La parole ensuite augmente considérablement cette possibilité de partage des émotions.

Je vais d’abord étudier cet aspect: comment les émotions nous lient-t-elles aux autres ? Nous verrons ensuite tout l’intérêt que nous pouvons en tirer pour le travail thérapeutique avec les familles.

Comment les émotions nous lient-t-elles aux autres ?

Quand il est question de l’expression des émotions par l’un et de la perception de ces émotions par l’autre, il est question d’une globalité que ne permet pas la parole. La parole peut nommer ce que nous éprouvons. Elle précise, analyse, différencie, segmente, décompose la globalité. Mais il est d’abord question d’une « gestalt » selon laquelle l’expression corporelle des émotions coordonne directement, sans paroles, les interactions entre les individus qui composent un groupe. Nous pouvons dire que nous tenons cela de notre animalité.

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Ainsi s’établit une «connaissance relationnelle implicite » nous dit D. Stern. La parole s’y ajoute, mais ne la remplace pas. Elle se conjugue avec. Il arrive aussi qu’elle la contredise, et nous sommes alors dans la confusion du double-lien, lorsque la personne nous communique par la parole, le contraire de ce que disent les émotions, confusion d’autant plus grande que ce niveau de l’échange est implicite. Cela signifie que tout en n’étant pas inconscient au sens freudien du terme, il se situe au dessous du seuil de la conscience, montré sans savoir que l’on montre, perçu sans savoir que l’on perçoit.

Si nous avions le temps, il nous faudrait sans doute développer ce que peut nous apporter ici la découverte par Rizzolatti et son équipe des « neurones miroirs ».

Pour le moment, essayons d’apporter un éclairage plus précis sur les différentes émotions qui nous habitent. On a l’habitude de distinguer :

les émotions de base, dites encore universelles ou primaires ;

les émotions sociales, ou secondaires, ou complexes.

Les émotions de base

Déjà repérées par Darwin, elles sont simples et retrouvées sous toutes les latitudes. À la suite d’Ekman, on en reconnaît généralement six : la peur, la colère, le dégout, la tristesse, la joie, la surprise.

Elles apparaissent très tôt au cours de l’ontogénèse, et sont d’emblée inscrites dans les interactions avec l’environnement. On peut évoquer dés la naissance et même avant des « formes dynamiques de vitalité » nous dit Stern, c’est-à-dire des moments présents qui donnent forme à la sensorialité. C’est une expérience qu’on peut qualifier de musicale. L’entourage, les proches du bébé lui parlent. Quand ils lui parlent, il ne comprend pas les paroles. Mais il retient une information structurée par la hauteur des sons qu’il entend, leur durée, leur rythme. Il est question tout de suite d’une ambiance agréable ou désagréable dans sa tonalité, dans son intensité et associée à des schémas sensori-moteurs conservés en mémoire implicite. Ainsi d’emblée sont étroitement connectées à travers une musicalité communicable musique-émotions et socialité. Plus tard la musique deviendra parole et d’ailleurs les réseaux neuronaux impliqués dans la musique et le langage se recouvrent. Mais de toute façon, la musique, celle qui ensuite est produite par les instruments de musique conserve des connexions, non seulement avec les émotions et la socialité, mais aussi avec le langage et plus largement les fonctions exécutives. Des études montrent que des enfants d’âge scolaire qui apprennent la musique ont de meilleurs résultats dans leurs apprentissages scolaires.

J’évoque ces idées autour de la musique et des émotions parce que notamment il en est particulièrement question à l’autre bout de l’existence, dans la maladie d’Alzheimer, ou, même à un stade avancé la musique parvient encore à réveiller la mémoire et les émotions liées aux événements du passé.

Donc, on peut dire que le nourrisson est un être d’émotions. Il est question d’expressions automatiques, reflexes se distribuant entre un pôle négatif et un pôle positif référés au stress. Ainsi un équilibre, une balance s’établit entre l’activation d’un système d’alerte et des réactions physiologiques sous la dépendance des hormones du stress comme l’adrénaline et le cortisol ; et l’activation d’un système de récompense et la mise en jeu du circuit.

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Tout cela est sous la dépendance du cerveau limbique, émotionnel, dont certaines structures comme l’amygdale sont matures dès la naissance, tandis que les aires corticales immatures n’interviendront que secondairement, pour faire naître des sentiments à partir de la possibilité de représentations.

Ainsi ces émotions primaires utilisant une voie réflexe sont exprimées et perçues automatiquement, avant même que nous cherchions éventuellement à les dissimuler. On a montré que nous réagissons par la contraction des muscles de notre visage à la perception du visage d’autrui en quelques centaines de millisecondes. Nous nous connaissons déjà avant d’avoir prononcé le moindre mot.

La régulation de ces émotions est liée à la qualité de l’attachement. L’attachement « sécure » est celui qui s’établit avec un caregiver capable de désactiver le système d’alerte du nourrisson par l’apaisement des émotions négatives qu’il lui procure, et capable aussi d’activer le système de récompense par la création d’expériences de satisfaction. Remarquons que celles-ci ne sont pas seulement créées par l’extinction du stress. Elles le sont aussi par des stimulations positives, par des expériences d’excitations agréables (ce que, à mon sens, les attachementistes n’ont pas suffisamment étudié).

Lorsque l’enfant grandit, il va être aidé à penser par les mots de la mère, ceux qui sont désignés

par elle pour qualifier ce qu’il manifeste dans ses expressions corporelles.

Finalement la modulation et la bonne régulation émotionnelle dans l’attachement sécure s’organise autour de quatre points :

une bonne fenêtre de tolérance émotionnelle. Cela signifie une bonne adaptation aux situations de stress avant qu’il ne soit nécessaire d’activer le système d`alerte. On peut dire que la fenêtre de tolérance émotionnelle est une zone de confort dans laquelle les émotions ne sont ni trop intenses ni trop basses, de sorte que l’individu reste lié à l’environnement ;

de bonnes capacités au traitement cognitif des émotions, à leur mentalisation dés que les capacités corticales le permettent. Je vais revenir sur ce point ;

de bonnes capacités à partager les émotions avec les autres ;

de bonnes capacités, dans l’empathie, à comprendre les émotions des autres.

En revanche, les attachements insécures sont liés à des difficultés dans la régulation des émotions, avec comme conséquences :

une fenêtre de tolérance émotionnelle étroite, qui conduit à une activation rapide du système d’alerte dans les situations de stress ;

des difficultés à mentaliser l’expérience ; des difficultés à partager ses émotions ; des difficultés à développer de bonnes

capacités empathiques.

L’attachement désorganisé est ici particulière-ment éloquent. Ce type d’attachement s’établit chez des enfants soumis à la maltraitance ou plus généralement à des émotions négatives intenses en provenance de la figure d’attachement.

Le système d’alerte est hyperactivé et n’est pas éteint par les réponses de l’environnement. L’amygdale, surstimulée, augmente de volume. Elle active les voies réflexes sous corticales qui conduisent à des décharges motrices à visée protectrice. Il en est d’autant plus ainsi à l’époque des interactions précoces, c’est-à-dire

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lorsque les aires corticales frontales et préfrontales, encore immatures ne peuvent pas exercer leur activité de contrôle.

Au fur et à mesure que l’enfant grandit ce sont les voies réflexes qui continuent d’être utilisées. La moindre frustration réactive les traces des premières expériences négatives conservées en mémoire implicite. L’activité de penser est ainsi court-circuitée et la fenêtre de tolérance émotionnelle est ici particulièrement étroite.

Nous avons là les prémices du fonctionnement limite, c’est-à-dire, celui d’un individu soumis aux aléas de ses émotions.

En étant schématique, on peut dire que ce sont les tâches nourricières qui permettent dans le lien d’attachement, la bonne régulation des émotions. J’entends par tâches nourricières, non seulement la satisfaction des besoins physiologiques de l’organisme, mais aussi tout ce qui, d’une manière plus générale, concerne le « prendre soin ». Il est toujours question de besoin. L’enfant a besoin qu’on prenne soin de lui, il est le centre du monde. Il exprime des besoins qui doivent être satisfaits. La tâche des figures de soins est de s’adapter à ses besoins.

Les émotions sociales

Elle sont ainsi appelées parce qu’elles naissent et s’organisent dans le lien social, que par effet de circularité, elles contribuent en même temps à réguler. Elles n’ont pas de pertinence en dehors du lien. Elles s’orientent selon la qualité du lien qu’elles contribuent à soutenir ou à dégrader. On a pu montrer qu’elles correspondent à l’activation des mêmes zones sous-corticales. Mais celles-ci demeurent sous le contrôle des lobes frontaux, des capacités cognitives complexifiées au cours du développement de l’enfant avec l’apparition du langage parlé. Du coup, il est question de tout un cortège d’émotions subtiles, qu’il vaut mieux d’ailleurs appeler émotions-sentiments, tellement ici comptent les représentations. C’est lorsque les émotions sont provoquées par des représentations qu’elles deviennent des sentiments.

Donc, nous pouvons évoquer ici la honte, la culpabilité, la jalousie, le mépris, l’indignation, la compassion, l’orgueil et la fierté, etc...

Deux grandes différences avec les émotions précédentes sont à souligner :

1. D’abord, elles ne sont pas destinées à être toujours partagées. Il est toujours question de préserver le lien, mais en masquant l’émotion, en la cachant au lieu de la montrer. Ainsi par exemple la honte ou la culpabilité peuvent conduire l’enfant à éviter de susciter, par son comportement, la désapprobation. Mais on sait aussi l’effet dévastateur et parfois destructeur que peuvent engendrer ces émotions.

2. Ensuite, elles naissent au cours du développement de l’enfant dans l’exercice des tâches éducatives. Cela signifie que s’il est toujours question, pour le caregiver, de répondre à des besoins, il s’agit aussi que l’enfant commence à s’adapter aux limites que lui impose la réalité. Le caregiver précisément devient un ambassadeur de cette réalité, désormais chargé d’apprendre à l’enfant à s’adapter à certaines contraintes et frustrations en perdant sa place au centre de tout.

C’est par le bon exercice des tâches éducatives que l’enfant va pouvoir développer une bonne socialisation, des capacités empathiques mieux socialisées lui permettant de comprendre le point de vue de l’autre et d’en tenir compte.

Je ne développerai pas aujourd’hui toute cette dimension éducative et ses liens avec la construction et la régulation des émotions sociales. J’indiquerai seulement qu’à nouveau la qualité de l’attachement entre en ligne de compte.

L’autorité fonctionnelle exercée par les parents est connectée à l’attachement sécure, de sorte que l’un renforce l’autre et vice versa. À contrario l’attachement insécure est connecté à l’autorité dysfonctionnelle de sorte que l’un et l’autre se renforcent mutuellement.

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La différence entre fonctionnalité et dysfonctionnalité tient tout particulièrement à la qualité de l’empathie dont font preuve les parents, peu développée dans les attachements insécures, beaucoup plus dans les attachements sécures.

Mais je vais surtout aborder ici quelques aspects de la régulation des émotions, et tout spécialement de celles qui sont mobilisées par le stress. Cette régulation varie d’un individu à l’autre, et même d’une culture à l’autre. Mais elle est essentielle à considérer :

d’une part parce qu’elle permet le maintien de l’équilibre biologique et psychologique de chacun ;

d’autre part parce qu’elle contribue à structurer et à contrôler la communication, se situant par conséquent comme l’un des fondements de la socialité.

La régulation des émotions dans la vie familiale

On peut dire de cette régulation qu’elle comprend différents processus distribués le long d’un continuum entre deux extrêmes :

à un bout, une régulation rapide, réflexe, automatique, non consciente ;

et à l’autre extrémité une régulation consciente, volontaire, lente et requérant un certain effort.

Les scientifiques qui abordent la question de la régulation des émotions s’intéressent tout spécialement à ce deuxième aspect en évoquant le traitement cognitif. Ils réfléchissent alors en termes de coping, d’évaluation et de réévaluation cognitive, et s’agissant d’un groupe comme la famille, ils évoquent les stratégies de coopération, de communication, de raisonnements et d’attention développées à plusieurs.

Pour ma part, je préfère réfléchir la régulation des émotions en termes de mentalisation. À l’origine, l’école de psychosomatique de Paris, avec à sa tête P. Marty, a désigné comme mentalisation la capacité à mettre en pensées, en représentations communicables et partageables, les éprouvés, les ressentis, ainsi transformés par une construction liée à l’imaginaire.

Avec P. Fonagy, on comprend aujourd’hui ce concept dans une dimension plus intersubjective. En effet, le plein développement de l’activité de pensée suppose la mise en perspective de sa propre expérience avec celle d’autrui. La mentalisation suppose donc, comme le dit P. Fonagy, une fonction réflexive, c’est-à-dire « l’aptitude à prendre en considération les états mentaux de l’autre dans la compréhension et le déterminisme de son propre comportement ». En même temps P. Fonagy souligne que cette aptitude est liée à la construction d’un attachement précoce sécurisant. De cette manière, le processus de mentalisation contient trois idées :

l’idée d’une différenciation, entre ce qui appartient en propre à soi, et ce qui appartient à 1’autre, entre ce qui relève des émotions et des cognitions ;

l’idée d’une liaison, c’est-à-dire la capacité de lier émotions et cognitions, soi et les autres ;

l’idée de flexibilité, permettant le va et vient souple entre liaison et différenciation, soi et les autres.

Dans une famille, l’activité de mentalisation s’appuie sur l’activité narrative établie à partir des expériences vécues par les uns et les autres.

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Ainsi se conjugue et s’articule une activité collective et des processus mentaux individuels. La qualité des attachements développés dans la famille permet de plus ou moins grandes capacités de mentalisation, et aussi de plus ou moins grandes capacités de mise en mémoire, d’historisation à partir de la création de souvenirs incorporés à l’ensemble de la vie psychique, et finalement de plus ou moins grandes capacités à inclure les expériences vécues dans des relations de sens.

Nous pouvons maintenant envisager rapidement quelques difficultés dans la régulation familiale des émotions :

Dans les conditions habituelles du quotidien :

Les familles constituées comme groupe d’attachement « sécure » parce qu’on y fait preuve de bonne souplesse relationnelle et adaptative, développent une activité de mentalisation riche. Les représentations collectives s’enrichissent des expériences émotionnelles propres à chacun et rapportées dans l’activité narrative. On possède de bonnes ressources affectives, cognitives, pour s’adapter aux situations stressantes de la vie de tous les jours.

Les familles constituées comme groupe d’attachement insécure sont ici plus en difficulté. Par exemple, on est facilement insécurisé, et on éprouve vite le besoin d’une plus grande proximité entre les uns et les autres. C’est au prix d’insuffisance dans la différenciation, de contagions émotionnelles, d’activités narratives saturées par la forte charge émotionnelle. Les processus de mentalisation sont plus difficiles, de même que les changements adaptatifs rendus nécessaires par certaines situations.

Il s’agit ici de familles dites enchevêtrées où dominent les attachements insécures préoccupés.

Mais aussi, il est d’autres familles où on réagit à l’insecurité en se dégageant des liens avec les autres, manière de se protéger de leur propre

souffrance insécurisante, en évitant de se sentir envahi par leurs émotions. On procède aussi de la même manière vis-à-vis de soi-même, de sorte que les capacités de mentalisation sont amoindries, tandis que l’adaptation au stress est davantage centrée sur des éléments factuels, concrets, et que les récits à partir desquels peut se construire du sens, sont limités. Il s’agit ici de familles désengagées où dominent les attachements insécures évitants.

Les choses prennent une autre tournure dans les situations de stress intense et de traumatisme.

Plus le stress augmente, plus habituellement on tend à partager nos émotions: les deux voies de régulation sont utilisées, la voie automatique, réflexe, non verbale et la voie volontaire, consciente, verbale, celle par laquelle nous nous livrons à une activité narrative qui peut sous-tendre l’activité de mentalisation.

Toutefois plus le stress augmente, plus la voie réflexe, non verbale est utilisée au détriment de la voie verbale. On parvient ainsi parfois à un point de butée où la voie verbale n’est plus utilisable. On est en panne de mentalisation. On peut dire aussi blocage cognitif. Il en est spécialement ainsi, dans une famille, lorsque les émotions sont trop intenses, ou trop complexes et contradictoires, à plus forte raison lorsque des émotions sociales comme la honte et la culpabilité sont activées.

On a alors des situations, ou dans une famille, on fait contact parce qu’on est rassemblé par la souffrance, mais on ne fait plus lien à proprement parler car chacun, enfermé dans sa détresse personnelle ne peut plus la communiquer aux autres, pas plus qu’il n’est véritablement en capacité de penser la souffrance des autres.

Cet état peut être provisoire, dans les suites à court terme de ce qui fait choc dans la famille ; puis grâce à une diminution progressive de la charge émotionnelle, la famille retrouve des capacités de régulation. Cet état peut cependant être plus durable. Les liens familiaux sont alors

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blessés, attaqués et on peut parler de traumatisme familial.

Conséquences pour une action thérapeutique

Dans le traitement d’enfants ou d’adolescents qui ont été soumis à la maltraitance

Nous pouvons retenir, comme je l’ai laissé supposer, un blocage du développement émotionnel et sensoriel avec des conséquences au plan cognitif et au plan intersubjectif. Il s’agit alors de pouvoir travailler la regulation émotionnelle, c’est-à-dire de pouvoir repérer et moduler les émotions et sentiments négatifs comme la peur et la colère, de pouvoir accepter et moduler les sentiments positifs (je dis accepter parce que souvent les émotions positives paraissent étranges car elles sont inhabituelles, et qu’elles créent un malaise, une menace pour les capacités de contrôle de l’individu).

Donc cela suppose de travailler sur les trios composantes de l’émotion :

la composante physiologique : en aidant au repérage des changements corporels qui se produisent ;

la composante cognitive : en aidant au repérage, à la différenciation des émotions ressenties ;

la composante comportementale et interpersonnelle : c’est un travail sur la mentalisation dont il est finalement question. Évidemment, tout cela n’est possible que par l’établissement d’une alliance thérapeutique qui impose au thérapeute le repérage et le travail portant sur ses propres émotions.

Lorsqu’en thérapie, on travaille avec les émotions, c’est d’abord avec les siennes propres. Il s’agit d’être particulièrement attentif aux émotions que les personnes que nous rencontrons font naitre en nous, c’est-à-dire d’être attentif à nos propres sensations corporelles. Il est question, comme disait Elkaïm, de nos résonances. Quand nous éprouvons une résonance émotionnelle, cela

signifie que nous entrons dans la danse familiale. Nous pouvons alors nous mettre à adopter des comportements similaires ; ou bien/ après avoir examiné la résonance au regard de notre vie personnelle nous pouvons restituer les émotions au sein de la famille, sous une forme consciente et volontaire. Ainsi nous pouvons travailler, ces émotions, qui en ne se disant pas, peuvent demeurer des obstacles dans la vie familiale.

Voici un exemple de ce que je veux vous dire ici.

Alors que je suis derrière la vitre sans tain, une de mes collègues psychologues, reçoit lors d’une première séance, une famille composée des deux parents, de leurs deux filles aînées, âgées de 18 et 16 ans et de leur garçon âgé de 14 ans. La mère, lorsqu’elle a pris rendez-vous, a expliqué que la famille était très éprouvée par la crise cardiaque du père survenue quelques mois auparavant. Le père a connu alors une hospitalisation prolongée, une intervention chirurgicale avec pontage coronarien (la mère a dit au téléphone : « Il a fallu l’ouvrir ! »). Depuis, il reste diminué.

La consultation commence par les plaintes de la mère au sujet du comportement de son fils. Depuis quelques temps, il se montre grossier, très désagréable à la maison. Ses résultats scolaires sont en baisse. Les enseignants se plaignent de son comportement. D’assez longs échanges s’ensuivent entre les uns et les autres toujours centrés sur le comportement de l’adolescent. Puis comme incidemment, la mère précise que le soir le garçon s’isole souvent dans sa chambre et se met à pleurer. Ma collègue se tourne vers le garçon, lui demande ce qui se passe. Alors, il commence à faire part de son angoisse de mort, de la peur éprouvée durant la maladie de son père, du malaise ressenti parce qu’on ne lui a pas permis d’aller le voir, de la crainte qu’il éprouve qu’il rechute. Le père assis à côté de lui

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l’observe attentivement et commence à se frotter la poitrine dans la région cardiaque. L’atmosphère devient lourde dans la pièce. C’est alors que ma collègue « zappe ». Elle passe soudain à autre chose, en se tournant vers l’aînée des filles et en lui demandant où elle en est de sa propre scolarité.

S’ensuit une conversation entre les filles, leur mère et la thérapeute, où il est question du bac et des orientations scolaires. Il ne sera plus évoqué jusqu’à la fin de la séance de la maladie du père. Ma collègue thérapeute est en résonance avec cette famille où il vaut mieux pour tout le monde éviter de parler de ce qui les inquiète. Cependant, durant la conversation que je viens d’évoquer, le garçon jusque là affalé dans son fauteuil, se recroqueville, se prend la tête dans les mains, s’isole manifestement de la situation actuelle et regarde ses chaussures. Son père continue à l’observer avec inquiétude et se frotte la poitrine. Ma collègue ne voit rien de tout cela.

Au bout d’un moment, l’adolescent se redresse et reprend sa position affalée. Le père pousse un soupir, arrête de se frotter la poitrine et se met à intervenir dans l’échange entre les femmes. Mais à plusieurs reprises des coups d’œil latéraux lui permettent de vérifier l’état de son fils.

La mère et ses filles comme la thérapeute, ont vu sans voir ce qui s’est passé. Des émotions se sont montrées, mais ne se sont pas dites, sauf malgré tout un peu le garçon invité à s’exprimer.

On peut penser à des difficultés dans la mentalisation des expériences vécues, et la séance nous montre une défaillance de contenance.

Ainsi chaque fois qu’on s’intéresse à un travail sur les émotions, on doit s’entrainer me semble-

t-il à repérer ce qui est montré sans être dit, le langage implicite en somme et les répercussions éprouvées de ce langage des autres sur soi-même.

Un premier objectif du travail est alors de permettre au système familial de rendre explicite cet implicite émotionnel, afin que soient mobilisées des possibilités de régulation mentalisées et d’orientation vers de nouvelles modalités interactionnelles.

Le travail thérapeutique centré sur la régulation familiale des émotions

Il s’inspire de plusieurs modèles.

Dans celui de Johnson par exemple on examine dans la thérapie de couple les expériences vécues à partir du modèle de l’attachement. On cherche à permettre à chaque partenaire de mieux comprendre les états affectifs du conjoint et à modifier ses propres réponses émotionnelles en fonction des besoins de l’autre.

Selon les méthodes habituelles des anglo-saxons la thérapie se déroule par étapes réparties en plusieurs phases :

la première phase appelée « cycle de désescalade » vise à désamorcer les conflits du couple ;

la deuxième phase désignée comme « changement interactionnel » vise l’identification des besoins d’attachement de chaque partenaire, l’amélioration de leur expression directe et le travail sur les réponses qui peuvent être apportées par chacun aux besoins reconnus de l’autre ;

la troisième phase est dite de « consolidation et d’intégration » avec l’émergence de nouvelles caractéristiques relationnelles orientant vers des attachements plus sécures.

Remarquons cependant qu’à trop se centrer sur l’attachement on risque une approche assez normative, tandis que le thérapeute semble cantonné dans une position objectivante.

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Pour ma part, je préfère adopter un modèle plus intersubjectif selon lequel il n’est pas tant question de phases que de climat relationnel auquel contribuent les postures du thérapeute.

Il est d’abord question d’une « alliance thérapeutique » selon laquelle le thérapeute s’efforce de constituer une base de sécurité suppléante et provisoire. Il s’agit en somme de privilégier ce que R. Scelles nomme une «dimension phorique » selon laquelle le thérapeute porte l’émotion de l’autre ou des autres pour les autres, grâce à sa capacité d’accueil, d’acceptation, grâce à sa capacité de tenir en soi-même les émotions négatives, celles qui sont exprimées explicitement, mais plus encore celles que les partenaires se montrent sans savoir qu’ils se les montrent.

Il est ensuite question, dans une période que je qualifie de « sensible », de permettre l’émergence d’une dimension que l’on peut qualifier de « sémaphorique » . L’implicite est ici rendu explicite, ce qui, dans la famille se communique émotionnellement de manière non intentionnelle devient en possibilité d’être exprimé avec des mots et de soutenir les processus de pensée. Il n’est pas question d’un travail d’interprétation. Il s’agit du développement d’une activité narrative au cours de laquelle le thérapeute aide à l’élaboration d’une lecture, d’une organisation de la vie émotionnelle qui se manifeste dans les échanges.

Enfin la dimension « métaphorique » permet par la mobilisation des processus de pensée des uns et des autres de s’orienter vers le travail de mentalisation compris dans ce croisement que j’ai déjà souligné entre l’intra-psychique et l’inter-psychique.

Je donne rapidement pour terminer un exemple clinique pour illustrer ce que je cherche à vous dire. Il s’agit d’une situation qui m’a fait beaucoup réfléchir et que j’ai déjà présentée ailleurs. J’en extraie juste quelques éléments. Avec ma collègue, Annie Dupays, nous rencontrons une famille très éprouvée par un drame qui s’est produit six mois auparavant.

Une jeune fille de 18 ans vivant chez ses grands-parents avait noué une relation amoureuse avec un homme de 35 ans. À la suite de circonstances trop longues à vous raconter, cet homme a fait irruption au domicile des grands-parents, armé d’un revolver. Il a tiré sur la jeune fille qu’íl a blessée, sur la grand-mère qu’il a tuée, puis il a retourné l’arme contre lui et s’est tué à son tour, devant le grand-père médusé.

La famille que nous rencontrons se compose du grand-père, de sa fille, de la jeune fille victime et de ses deux sœurs adolescentes, ainsi que d’une petite fille de 4 ans et de son père, nouveau compagnon de la mère.

Plusieurs séances sont consacrées à l’accueil, à l’apaisement de la souffrance de tous. Ils ne parviennent plus à échanger entre eux en famille. Le compagnon de la mère est moins impacté, mais il est embarrassé, ne sait pas bien quelle attitude prendre. L’évocation du drame et d’autres traumatismes familiaux plus anciens sont très douloureux.

La position phorique consiste à apprécier les réactions émotionnelles des uns et des autres, à repérer les sorties de la fenêtre de tolérance émotionnelle lorsque quelqu’un se met à sangloter ou s’enferme dans le silence. Ma collègue change de place, vient se mettre à côté de celui ou de celle qui va mal, cherche à l’apaiser. Puis l’évocation en cours peut éventuellement reprendre. Malgré tout, le grand-père est inquiétant. Il présente un état dépressif profond pour lequel il est d’ailleurs traité. Il me touche beaucoup, peut être aussi parce qu’il a mon âge, parce que c’est un ancien militaire comme moi, que nous avons des sujets d’échanges autour de la Marine nationale. Mais en même temps, je ne sais pas trop pourquoi, je finis par ressentir une sorte de colère envers ce grand-père. C’est peut-être

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parce qu’il ne répond pas à mes sollicitations, qu’il se contente de quelques monosyllabes. Mais je me dis que d’autres semblent aussi un peu énervés. La fille de ce grand-père ne le regarde pas avec compassion. Il y a une certaine dureté qui se dégage de sa manière d’être avec lui. Mais la jeune fille victime a elle-même une attitude comparable envers sa mère. Elle se tient à distance, aussi bien d’elle, que de son grand-père qu’elle évite de regarder. Ainsi, il me semble qu’une colère vécue a plusieurs fige la famille. Je prends le parti de le montrer au grand-jour. Pour cela je bouscule un peu le grand-père, je lui demande ce qu’il est en train d’éprouver là, tout de suite.

⎯ Il me dit qu’il ne sait pas.

⎯ Je lui demande de faire attention à ce qu’il éprouve corporellement et d’essayer de mettre en mots ces sensations corporelles.⎯ Il me dit que ça serre au niveau du ventre. C’est tout noué.⎯ Je lui demande si cette sensation se déplace.

⎯ Il me répond qu’il ne sait pas.

⎯ J’insiste.

⎯ Il finit par dire : « Ça monte, ça me sert la gorge. »

⎯ Je lui dis : « oui... et après... je crois qu’en fait vous êtes en colère. »

⎯ Et là il éclate : « Oui, je suis en colère... je suis en colère après Morgan (sa petite fille). Tout cela, c’est à cause d’elle... et elle a eu le culot de dire que malgré tout elle aimait ce voyou. » C’est insupportable ajoute-t-il en criant et en me regardant.

Je ne vais pas vous décrire le reste de la séance. Il a beaucoup été question de la colère de tous envers tous, en particulier de la fille du grand-père qui avait des motifs anciens de lui en vouloir. De Morgan

aussi qui avait des comptes à régler avec sa mère (c’est pourquoi elle vivait chez ses grands-parents) et qui ne savait jamais ou était sa place. Chaque fois que l’un des partenaires exprimait les émotions négatives qui l’envahissaient, je demandais au compagnon de la mère de bien vouloir commenter et donner son point de vue. À chaque fois, il a joué un rôle intelligent de modérateur. Il a montré ses propres capacités « phoriques », en même temps que peu à peu émergeait de nouveaux récits organisant de nouveaux rapports de compréhension entre les uns et les autres (dimension sémaphorique).

La séance a été longue, épuisante pour tous, y compris pour nous-mêmes. Nous nous sommes quittés éprouvés, et non sans un certain malaise.

De surcroit les indisponibilités des uns et des autres n’ont pas permis un rendez-vous très rapproché. Nous avions des appréhensions pour cette nouvelle rencontre. Nous sommes surpris de voir tout le monde souriant dans la salle d’attente. En rentrant dans la salle de thérapie le grand-père me gratifie pour la première fois, d’une solide poignée de main. Il a complètement abandonné son air abattu. Je m’adresse au compagnon de la mère pour lui demander des nouvelles de la famille. Il me répond que ça va bien. Je lui demande de nous en dire plus, et de nous expliquer ce changement que nous percevons.

Il me dit: « Eh bien quand nous sommes sortis de la consultation la dernière fois, ça n’allait pas très fort. Alors le soir à la maison, nous avons décidé de faire une séance ».

Interloqué, je lui demande de préciser. «Eh bien oui, nous avons fait comme ici... sauf que c’était « sans vous ». »

Je lui demande alors de me raconter cette séance : « Elle a duré toute la nuit » dit-il.

Michel DELAGE : les émotions et l’action thérapeutique

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À l’issue, certaines décisions ont été prises... et maintenant, le grand-père est sorti de sa léthargie. Il fait certains projets. Morgan de son côté va beaucoup mieux.

Tout n’a pas été réglé pour autant dans cette famille. La thérapie s’est encore poursuivie durant un an et demi.

Mais ce que je viens de vous raconter a constitué la « période sensible » à partir de laquelle a pu s’effectuer le traitement intersubjectif du traumatisme, ou plutôt des traumatismes car il y en avait d’autres dans cette famille.

Chaque fois qu’il est ainsi possible d’ouvrir dans la famille le registre émotionnel, et de rendre explicite, avec les mots, ce qui n’était jusque là qu’implicite, s’ouvre une « période sensible ». Cela signifie des possibilités de nouvelles régulations, de changements interactionnels et de mentalisation, sous la réserve qu’il soit possible pour le thérapeute de panser (avec un a), et de penser (avec un e), afin de permettre à la famille de penser avec lui, et de construire ensemble de nouvelles significations.

BIBLIOGRAPHIE

BYNG-HALL, J. (2013). Réinventer les relations familiales. Trad. Franç. de Rewriting Family Scripts. Improvisations and Systems change. Paris: De Boeck.

DELAGE, M. (2013). La vie des émotions et l’attachement dans la famille. Paris: Odile Jacob.

ELKAIM, M. (1989). Si tu m’aimes. ne m’aime pas. Paris: Seuil.

JOHNSON, S. (2002). Emotionally focused couple therapy with trauma survivor. New York: Guilford press.

RIME, B. (2005). Le partage social des émotions. Paris: PUF.

STERN, D. (2003). Le moment présent en psychothérapie. Un monde dans un grain de sable. Paris: Odile Jacob.

STERN, D. (2010). Les formes dynamiques de vitalité. Paris: Odile Jacob.

TREVARTHEN, C. (1999-2000). "Musicality and the intrimic motive pulse : evidence from human psychology and infant communication". Musical Scíentiae n° spécial, Rythms, musical narrative and the origins of human communication , 155-215.

Xavier BOUCHEREAU : la bonne distance, c’est celle que le sujet supporte

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La bonne distance, c’est celle que le sujet supporte7

Xavier BOUCHEREAU Éducateur spécialisé de formation, Xavier BOUCHEREAU a travaillé pendant près de dix ans en AEMO avant d'occuper les fonctions de chef de service dans une association de prévention spécialisée. Il exerce aujourd'hui comme cadre intermédiaire dans un service éducatif en milieu ouvert et dans un service d'action éducative intensive en milieu familial. Soutenue par une approche éclectique et résolument ancrée à la pratique, sa réflexion témoigne d'un intérêt particulier pour les questions éthiques, le sens de l'engagement professionnel et l'accom-pagnement des personnes en situation de précarité. Il a publié, en 2013, aux Éditions sciences humaines, « Au cœur des autres : Journal d'un travailleur social ».

Préambule

Interroger la distance éducative impose d’emblée de considérer deux points de vue, et même trois, celui de la personne aidée cela va de soi, c’est bien d’elle dont il s’agit avant tout, celui du professionnel qui va permettre le lien, lui donner corps, consistance, en un mot lui donner vie, ce sera aujourd’hui notre principale préoccupation, mais également celui de l’institution, cet Autre, ce lieu qui autorise et instruit la relation, nous ne pourrons pas l’ignorer. Trois points donc, situés objectivement et subjectivement, trois points de vue indissociables mais aux réalités, aux enjeux, aux contraintes différents, parfois divergents et qu’il faut pourtant savoir ajuster, mettre en musique pour que l’accompagnement proposé donne la pleine mesure de ses qualités.

7 Cette intervention est extraite d’un ouvrage en cours d’écriture sur l’implication professionnelle et ses enjeux.

Mais avant de visiter avec vous ces trois points, d’en interroger les différentes perspectives, et si possible d’ouvrir quelques pistes, j’aimerais commencer par une illustration clinique, un morceau d’expérience. Car comme l’écrivait Hegel « La source première de notre connaissance est l'expérience »8 et c’est bien de là, c'est-à-dire de ma pratique, de ce lieu si singulier, dont je vous parle aujourd’hui, un vécu pris sur le vif. Mais « L'expérience, prévenait également le philosophe, enseigne seulement qu'une chose est ainsi, c'est-à-dire comme elle se trouve, ou donnée, mais non encore les fondements ou le pourquoi. », j’ai donc essayé, durant ces années de donner un peu de sens à ce vécu, de m’accrocher à quelques concepts, de les tordre parfois pour qu’ils ne trahissent pas la vérité du terrain, et en définitive d’en tirer quelques réflexions pouvant orienter mon action. Je les ai consignées dans deux ouvrages, Les non-dits du travail social, et Au cœur des autres.

Les vignettes qui illustreront régulièrement mon propos, comme un rappel nécessaire du terrain, sont toutes extraites du second.

Mais ne trainons plus, entrons dans le vif de sujet, par une vignette que j’ai intitulée Un mur nous sépare.

Vignette 1

Un mur nous sépare

C’est une infection, un mélange d’urine animale et de vêtements humides. Nauséabond. Les volets sont clos, et la femme me guide dans la pénombre jusqu’au salon. Là, elle m’invite à m’asseoir puis me propose un café. Je refuse poliment. L’odeur est insoutenable, j’esquisse un sourire, en prenant soin de ne pas trahir mon dégoût. Il y a de la nourriture par terre, la table est jonchée de détritus, des restes du repas, des bonbons mâchouillés. Près du mur, un matelas posé à même le sol, sans drap ni alèse. Il est noir de crasse, et piqué de

8 Propédeutique philosophique, Hegel

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moisissures. « Je dors ici, me confie-t-elle, Marina dort dans la chambre, juste là, comme ça, elle n’entend pas la télévision. » Elle ouvre la porte pour me montrer. La pièce est vide, sans décoration ni jouets. Les morceaux d’une tapisserie déchirée pendent par endroits. Un vieux clic-clac sert de couchage, une lampe torche traîne par terre. « Marina a peur du noir » m’explique-t-elle en souriant.

C’est ici, dans cet univers sordide qu’elle élève sa fille de cinq ans, c’est ici que mon accompagnement commence. Mais par où commencer ? Comment parler d’éducation à cette mère quand c’est sa dignité qui l’a quittée ? Comment lui parler d’école, d’hygiène, de règles quand tout désir a fui les lieux et les corps? J’ai en face de moi une femme sans âge, le visage jauni par la pauvreté. Elle est là, sans être là, comme absente d’elle-même. Elle me parle, mais rien ne se passe, on parle, c’est tout, les mots ne servent plus à rien, ils se chargent de vide au moment même où on les prononce. Chacun veille à maintenir une certaine distance avec l’autre, pour se protéger. Ce n’est pas de la méfiance, plutôt une forme d’ignorance, on se protège de celui qu’on ne comprend pas. Un mur invisible nous sépare, je crois d’ailleurs que je n’ai pas très envie de passer de l’autre côté. C’est un monde où les personnes s’habituent à la misère parce qu’insidieusement la misère s’est emparée d’eux. Cette femme ne voit plus ce qui me répugne, elle ne sent plus ce qui me dégoûte. C’est un monde où l’on apprend à baisser la tête et à se taire pour se faire oublier, où l’obscurité vous soustrait au regard des autres, et où le silence vous soulage de leurs jugements. Elle ne viendra pas vers moi. Trop abîmée. Il va falloir que je prenne sur moi, c’est à moi de passer de l’autre côté du mur.

La théorie de l’esprit

Comprendre l’autre, approcher au plus près ce qu’il ressent pour pouvoir l’aider, entrer dans son monde, percer son univers sans le juger, voilà l’une des principales qualités convoquées chez les professionnels de l’accompagnement, que vous soyez psychologue, éducateur, assistant social ou technicienne en intervention sociale et familiale… On attend de vous, en réalité, que vous ayez développé plus que tout autre ce que les chercheurs cognitivistes ont étonnement nommé « La Théorie de l'esprit » c’est à dire « la capacité d'un individu à attribuer des états mentaux aux autres et à soi-même », et donc à « interpréter un acte humain selon la théorie (non explicite) que les pairs ont un esprit et ne sont donc pas des machines », bref, on vous demande d’accompagner en prenant en compte la réalité psychique de la personne tout en comprenant quelque chose de sa réalité physique, de son environnement. Nous sommes, dans notre posture, assez proche en fin de compte de ce qu’écrivait Ronald D. Laing à propos de la philosophie existentielle, il s’agit pour nous « de formuler ce qu’est le monde de l’autre et sa manière d’y être », sauf qu’à la formulation nous joignons l’action. Cela change tout, vous le concéderez !

Le problème se complique encore un peu plus quand les personnes n’ont pas appris à parler d’elles-mêmes ou quand elles ont désappris, quand les mots les fuient, quand elles sont dans l’impossibilité de vous dire quoi que ce soit sur

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ce qui les encombre. Ce n’est pas si rare, vous le savez mieux que moi, et pour tout dire, mon expérience me laisserait plutôt envisager qu’il s’agit de la majorité des situations que nous rencontrons. Nous sommes donc souvent réduits à relier entre eux des indices comportementaux, des sensations vagues, et disons-le sans rougir, des intuitions.

Comprendre l’autre : l’imaginaire comme unique horizon

Tout ça pour vous dire que le premier point de vue sur la distance, celui de la personne aidée, ne nous parvient que déformé, on ne peut, très souvent que le supposer, l’imaginer. Car en réalité les effets de la distance éducative que nous initions ne sont visibles qu’après-coup, dans la réaction qu’elle suscite : de la violence, la rupture du lien, ou au contraire un brusque rapprochement, une parole qui se libère, un lâcher prise mais aussi de la confusion, de la collusion et puis quelque fois de la confiance… En fait tout est possible. Et si l’on peut tenter de prévoir, d’anticiper, il faut à chaque instant se réajuster à la vérité psychique qui émerge et qui ne manque jamais de nous prendre à revers. Et c’est pourtant là, dans notre capacité à comprendre ce rapport entre la distance éducative et les réactions qu’elles suscitent que se joue la qualité du lien, sa pertinence et même son efficience.

Du coté de la personne aidée, je n’irai donc pas beaucoup plus loin, tant je suis désormais convaincu qu’il n’y a pas de savoir sur l’autre qui vaille, qu’il s’agit toujours pour nous d’une nouvelle énigme, qu’on essaie tant bien que mal de déchiffrer sans jamais vraiment y parvenir, et à vrai dire, c’est tant mieux, l’autre pour vivre à besoin de rester en partie impénétrable, y compris à celui à qui il se confie. Donc du côté de l’usager, la distance acceptable se devine, et faute de pouvoir ici lui donner la parole sur ce sujet, je ne crois pas pouvoir aller beaucoup plus loin.

Du côté du professionnel :

Contenance, consistance, continuité

Du côté de professionnel c’est différent car si le professionnel est lui aussi impacté par la distance, qu’elle soit trop grande ou trop réduite, si ses effets peuvent être, chez lui aussi, déstabilisants, douloureux et parfois même dévastateurs, il n’en reste pas moins que nous sommes des professionnels, que nous avons choisi, je l’espère, d’être là. Et qu’il y ait des attentes à notre égard, de la part de l’institution et de l’usager, n’est pas illégitime. La distance et ses effets, positifs ou négatifs, notre implication comme facteur de changement chez l’autre, nous avons donc quelque chose à y voir, et tant de choses à en dire, comme une compétence à mobiliser. Mais repartons une nouvelle fois de la pratique …

Vignette 2

Les murs étaient trop blancs

Je franchis la première porte, puis la seconde, les deux sont contrôlées par l’agent d’accueil. J’arrive dans un long couloir entièrement blanc, quel que soit l’endroit où mes yeux se posent, il n’y a que du blanc, un blanc aseptisé, clinique. C’est froid, c’est même glacial quand on vient de dehors, on sentirait presque un frisson vous parcourir le corps. Une infirmière en blouse blanche m’accueille, elle m’attendait, le service m’a réservé la salle des entretiens.

J’ai rendez-vous avec un père de famille qui a été hospitalisé il y a une semaine suite à une crise de paranoïa aiguë. Ce sont les voisins qui ont alerté les pompiers en entendant les cris. L’infirmière me transmet les consignes d’usage: parler doucement, éviter les émotions trop vives, ne pas hésiter à mettre fin à l’entretien si Monsieur s’agite. Les médecins sont inquiets pour lui, c’est la troisième récidive en un an, et cette fois-ci ils ont eu des difficultés à le stabiliser. Elle me fait rentrer dans une petite pièce, totalement vide avec au centre une table

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ronde et trois chaises, la table est fixée au sol. Je m’assieds. Et j’attends. La pièce se situe à côté de la salle du personnel, j’entends le bruit de fond de leurs discussions. J’ai préparé mon entretien : je viens lui donner des nouvelles de ses filles, lui dire où elles sont, les décisions que nous avons dû prendre durant son absence pour prendre soin d’elles. Il est malade, il n’en est pas moins le père. C’est un père embarrassé par sa maladie, et malheureusement parfois la maladie l’emporte loin de ses filles. La porte s’ouvre, il entre. Il est très amaigri, ses joues sont creuses, des gouttes de sueur perlent sur son front, il marche lentement, à chacun de ses pas il traîne les pieds comme si ses jambes étaient lestées par du plomb. Se déplacer semble lui réclamer un effort titanesque. Son regard ne brille plus comme avant, il est comme éteint.

« Bonjour Monsieur Bouchereau, comment vont mes filles ? » J’ai du mal à distinguer ce qu’il me dit, je devine pour ne pas l’offusquer en l’obligeant à se répéter. Les mots qu’il prononce sont comme pris au piège de sa mâchoire tétanisée, ils s’envasent dans une bouche empâtée par les médicaments et se libèrent, informes. Les sédatifs l’ont vidé de lui-même, aspiré de l’intérieur. Il n’est plus agité, il ne délire plus, mais est-il encore là? Je ne le reconnais pas.

Au fil de nos échanges, je m’habitue à sa manière de parler, je le comprends de mieux en mieux, moi-même je fais attention à m’exprimer lentement. C’est un entretien éprouvant. Dialoguer avec un sujet pénétré par le délire paranoïaque est troublant mais rencontrer un discours psychotique excavé par les médicaments, une parole asséchée de ses constructions délirantes l’est tout autant. Je pèse chacune de mes phrases pour ne pas le mettre en difficulté, nos échanges sont enveloppés d’une infinie précaution, je ne suis pas là pour le fragiliser davantage. Je

veux continuer à faire exister les filles auprès de leur père, et ce père auprès de ses filles. Je ne lui demande pas grand-chose, seulement de parler d’elles, et c’est déjà beaucoup. Surtout ne pas aller trop loin. Mais où est la limite ? Après une demi-heure, il commence à fatiguer, je le sens aux pointes d’agacement qui émaillent désormais ses réponses. Il est temps de nous séparer. Je lui promets de revenir bientôt, je me lève et j’appelle l’infirmière. Il la suit, du même pas lent et lourd. Je le regarde s’éloigner dans le couloir blanc. Il faudra que je demande pourquoi un hôpital psychiatrique doit être à ce point sans vie. Pour moi, la folie a désormais une couleur : blanc.

Pas de lien sans fiabilité

Quand un éducateur intervient auprès d’un parent et de son enfant, que cette aide soit sollicitée ou contrainte par un juge, c’est toujours que quelque chose s’est mal nouée au sein de la famille, pour des raisons toujours singulières. Une souffrance a envahi la relation parent-enfant au point de la fragiliser voire de la mettre en péril, les symptômes repérés étant très souvent la conséquence des stratégies familiales mises en place pour tenir cette souffrance à distance. C’est de cette souffrance, souvent implicite, voilée, consciemment cachée, ou refoulée, que les personnes viennent déposer auprès du professionnel. Et c’est bien de la capacité du professionnel à l’accueillir sans faillir que dépend en grande partie la fiabilité et donc la qualité du lien éducatif qui s’établit entre eux.

Une certaine aptitude à tenir

On attend d’abord de nous, une aptitude à tenir, à faire face, et à contenir la souffrance dont nous acceptons de devenir le dépositaire temporaire, nous acceptons d’en contenir les soubresauts, et parfois les assauts, nous en acceptons les tumultes, les désordres. C’est loin

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d’être un voyage de tout repos. Ce qui s’écroule en l’autre, l’éducateur accepte d’en être le réceptacle sans que cela ne s’écroule en lui, pour qu’enfin, ça s’écoute et ça se parle. Ainsi soulagé d’une part de ce qui l’encombre, ainsi rassuré par le fait que celui qui lui porte attention ne s’effondrera pas, l’usager peut s’autoriser à le redéfinir et à agir sur ce qui le gêne. Il peut oser changer, oser se changer.

Un cadre et des limites d’intervention clairs

Cette consistance requise dans la relation éducative peut être comparée à une enveloppe qui rassure et sécurise, en cela la consistance renvoie à la notion de contenance, avec sa solidité et surtout ses limites. Elle offre des contours suffisamment clairs, et résistants pour que la personne soit en confiance, qu’elle puisse à la fois se repérer (en identifiant rapidement la limite de l’intervention) et se sentir retenue (en percevant, de manière presque intuitive, la sécurité interne du professionnel). C’est bien de la fiabilité d’une relation éducative dont je vous parle encore et toujours, inlassablement. En d’autres mots, la personne qui vous demande de l’aide doit pouvoir se dire « je peux compter sur lui », « je peux avancer dans l’inconnu, il est prêt de moi » « je peux compter sur ses compétences, sur sa capacité à résister à ma souffrance, elle ne le contaminera pas ».

Le temps nécessaire

Si la consistance s’allie à la contenance, elle réclame aussi sa part de constance. Une relation

est toujours inscrite dans une temporalité dont le professionnel se saisit pour donner du sens à l’accompagnement. C’est surement une évidence pour vous, mais il faut que la relation dure le temps nécessaire à son efficience, et ce temps n’est pas celui de l’action-réaction, il faut qu’elle avance à son rythme, et surtout qu’elle ne cède pas au premier coup de boutoir, ou à la première impasse. Cela réclame bien entendu de supporter les moments de vide, les périodes de stagnation, et même de retour en arrière… dans une société de la performance, c’est un principe qu’il n’est pas si aisé de soutenir sans susciter quelques interrogations voire quelques suspicions.

Une modestie de la pratique

Vous comprendrez qu’il vaut mieux être sûr de ses propres forces avant de promettre quoi que ce soit à quelqu’un, il faut être intimement convaincu de pouvoir aller au bout de ce que l’on a entrepris avec lui. On ne peut pas l’inviter à se confier (je dis bien inviter et non inciter), à tout déposer sur la table, puis le laisser tomber au milieu du gué parce que c’est trop difficile ou trop long, parce que tout ne marche pas comme on l’avait imaginé ou simplement désiré. Quelle violence, on mesure mal les dégâts de telles décisions, et ne nous cachons pas derrière notre petit doigt, nous y avons tous succombé un jour ou l’autre. Etre consistant c’est être à la hauteur de ses promesses. Alors autant être modeste, la consistance c’est aussi ça je crois, une certaine modestie de la pratique.

Contenance, constance, consistance : tentative de définition

De la consistance, de la contenance et de la constance, voilà, je crois, ce que nous devons viser dans chaque accompagnement, trois dimensions indispensables et relatives les unes aux autres. Chaque mouvement de l’une, même infime, influence immédiatement les deux autres. Impossible de les penser indépen-damment, elles font partie d’une même réalité, celle du lien qui se tisse entre vous et la

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personne dans le lent travail d’accompa-gnement.

Contenance : L’espace

Mais si je devais malgré tout tenter de résumer ce que nous venons d’approcher ici en vous proposant quelques définitions, nécessairement incomplètes, je dirais que la contenance renvoie à l’espace de la relation, un espace à la fois physique et symbolique. Ce sont les frontières formelles et informelles que vous dessinez autour de vous et de la personne qui l’aident à se repérer, à se situer dans le lien. On appelle ça parfois le cadre, bien que le terme soit ici trop réducteur mais je n’ai pas le temps de développer.

Constance : le temps

La constance, elle, a partie liée avec le temps, c’est la répétition, la scansion, cette rythmique qui accompagne le lien et qui résiste à l’épreuve des mois et parfois des années, elle permet à une personne piégée dans l’instant de sa souffrance de s’en arracher pour se projeter avec vous, vers une autre rencontre, puis une autre décision, et puis rencontre après rencontre, décision après décision, de s’imaginer un avenir qui lui convienne et dont vous ne faites plus partie. La constance c’est ce qui rétablit pour une personne la flèche du temps.

Consistance : la matière

Enfin la consistance c’est probablement la qualité la moins saisissable, la plus difficile pour moi à définir. Elle renvoie non plus à l’espace ou au temps mais à la matière, à ce qui confère à la relation sa substance, son contenu, avec, comme en sciences physiques, ses propriétés propres, qui sont celles du professionnel. Elle correspond, chez l’accompagnant, à la sédimentation des expériences, professionnelles et personnelles, heureuses ou douloureuses, une somme de vécus assimilés et assumés transmise à l’autre sans qu’il y ait besoin d’ailleurs d’en dire quoi que ce soit. Cette matière, dont il se dégage un sentiment de sécurité, de fermeté, c’est ce dont la personne aidée peut se saisir chez le professionnel pour penser sa propre question sans que ni l’un ni l’autre ne soit trop fragilisé par ce moment de partage. Autrement dit, c’est ce qui, dans la relation, échappe à la rationalité et pourtant la rend possible. Ce qu’il faut entendre ici, c’est que la consistance nait de la sécurité intérieure du professionnel, elle se nourrit de son passé, de ce qu’il a vécu, de tout ce qui s’est ancré en lui, de manière consciente sous forme de souvenirs, mais aussi de manière inconsciente sous forme de traces auxquelles il n’a plus accès.

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Négocier la distance relationnelle : Deux pistes de réflexion

C’est bien au croisement de ces trois qualités, de ces trois piliers de la relation, dans la possibilité de les faire tenir ensemble que la notion de distance éducative intervient et prend tout son sens. Non pas une bonne distance comme on l’entend parfois, une distance millimétrée, au cordeau, mais bien plus surement une distance réfléchie, interrogée, dosée et donc malléable, élastique, une distance sur laquelle le professionnel agit pour rendre le lien possible et durable, afin que le lent travail de réajustement ait le temps de s’opérer. Vous comprendrez aisément que dans ces conditions, il existe donc pour moi deux écueils à éviter : d’un côté une distance calcifiée par le tout technique, parce que sa rigidité instrumentale la fragilise, de l’autre une distance livrée aux seules émotions et aux bons sentiments, parce que son engagement sans limite l’affranchie de la pensée. Dans les deux cas, l’autre disparaît, soit il s’efface sous un savoir technique froid et désaffectivé, soit il est englouti par le narcissisme du professionnel-sauveur. La distance que je vous propose est toute autre, elle se cherche constamment, s’adapte en permanence, accepte d’avancer mais elle ne refuse aucunement de reculer quand il le faut, c’est une distance qui permet et qui protège, en d’autres termes, la bonne distance c’est celle que le sujet supporte, une distance qui n’effraie pas le lien, et quand je fais référence au sujet, c’est bien au pluriel qu’il faut l’entendre, le professionnel et celui que l’on nomme abusivement l’usager.

Mais comment jouer avec l’élasticité de cette distance, à quel moment s’impliquer, et à quel moment se préserver ? C’est surement plus facile à dire qu’à faire, je vais cependant tenter d’ouvrir deux pistes de réflexion. Etre à l’écoute de soi, et prendre acte de l’institution. Une troisième est importante à mes yeux, la réflexivité, mais le temps qui m’est imparti ne me permet pas de la développer et j’ai donc choisi aujourd’hui de la mettre de côté, une fois n’est pas coutume.

Etre à l’écoute de ses mouvements internes

Se saisir de la distance, jouer avec elle pour soutenir le lien à l’autre, nécessite de la part du professionnel de bien se connaitre, de repérer ses forces comme ses lignes de failles. Or celles-ci sont à la fois structurelles et contingentes, structurelles parce que chacun a sa personnalité, avec ses énigmes, ses récurrences, ses zones d’ombre, ses points de rupture, on touche là à ce que Jean-Claude Razavel nomme le « roc de structure », c’est-à-dire le noyau dur de ce que nous sommes. Pas grand chose à faire donc. Mais nos forces et nos failles sont également contingentes parce qu’une part de nous dépend des circonstances, nous sommes poreux à notre environnement, un environnement qui peut soit nous fragiliser soit nous rassurer. C’est pourquoi, en fonction de ce que nous vivons, une parole ou un geste peut nous déstabiliser un jour, ou passer totalement inaperçu un autre jour. Notre sensibilité, notre réceptivité dans la relation d’aide sont dépendantes de notre état, et donc de notre vie quotidienne, c’est pourquoi la frontière entre les sphères intimes et professionnelles est si floue dans nos métiers. Nous avons tout intérêt à être à l’écoute de nous-mêmes, non pas pour se plaindre, ou se trouver toujours de bonnes raisons de ne pas agir, mais bien pour apprendre à attendre le bon moment d’y aller, et les périodes où nous devons, au contraire, demeurer prudents avec nos élans réparateurs. J’ai toujours pensé que c’était une force de savoir reculer quand on se sentait un peu plus

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fragile. Et c’est pourquoi dans le titre de cette intervention je vous faisais cette proposition : la bonne distance c’est celle que le sujet supporte. Et il faut entendre par sujet, la personne accompagnée bien entendu, tant l’intervention sociale quand elle se fait abusive peut être source d’un sentiment de persécution chez elle, mais derrière le sujet il y a aussi le professionnel car c’est un vrai savoir faire, et j’ose dire une vraie compétence de savoir ce que l’on supporte et comment on le supporte dans notre relation à l’autre. Cela permet de tenir ses promesses, celles du lien tissé, je vous en ai déjà dis deux mots.

Se connaître, ce n’est pas se comprendre

« Ne peut être un éducateur, prétendait Freud, que celui qui peut sentir de l'intérieur la vie psychique infantile, et nous adultes ne comprenons pas les enfants, parce que nous ne comprenons plus notre propre enfance. (Freud, "L'intérêt de la psychanalyse" (1913), in : Résultats, idées, problèmes) ». Mais être à l’écoute de soi, apprendre à repérer les indices de nos propres états mentaux, apprendre à identifier ses fluctuations, n’impliquent pas que nous en sachions tout et que nous devions tous nous allonger sur le divan et sonder les profondeurs de notre inconscient avant d’exercer notre profession. Certains ont défendu ce principe en d’autres temps, dans une lecture trop orthodoxe de la psychanalyse, par héritage ou par loyauté à Freud, je n’en sais trop rien, ce ne sera évidemment pas mon cas. Il y a des choses en nous qui doivent rester cachées, y compris à nous-mêmes, le fantasme de la transparence, où qu’il se dépose, ne fait rarement que du bien. On s’adresse à un psychologue ou un psychanalyste quand quelque chose cloche, et que cela fait trop mal, pas pour devenir éducateur.

Etre à l’écoute de soi, apprendre à se connaître, ce n’est pas ça, ce n’est pas tout comprendre des méandres de sa psyché. Il s’agit simplement, modestement, de respecter l’idée que nous créons de la relation avec ce que nous sommes, avec nos humeurs inégales, nos turpitudes émotionnelles, nos joies, nos peines, parfois nos

blessures. Toutes ces émotions sont en nous, on ne les accroche pas au portemanteau en arrivant au bureau, et ils deviennent rapidement les passagers clandestins de la relation d’aide. Il faut donc savoir négocier avec eux, s’ajuster à nous-mêmes pour que ce ne soit pas à la personne aidée de le faire. Ce serait un comble, non ? Mais qui pourrait prétendre dans cette salle que cela ne lui est jamais arrivé. Sûrement pas moi. Le principal risque pour un professionnel de l’aide est bien de renverser la logique des places, en se réparant au détriment d’autrui.

Garder le désir et le partage au centre

Pour se reconstruire et trouver en eux les ressources, je crois que les personnes que nous accompagnons ont souvent besoin d’une énergie extérieure, comme pour réamorcer un désir qui s’est appauvri à force de souffrance. Elles ont besoin de sentir ce désir chez l’autre, c’est-à-dire en nous, les professionnels. Elles ont besoin de deviner dans notre implication que notre écoute ne triche pas, que nous nous sentons concernés par ce qui leur arrive. Nous avons à partager tout ce qu’il y a de vie en nous, cette flamme qui nous pousse à la rencontre. Cet investissement du professionnel est fondamental parce qu’il témoigne d’une chose : l’autre est important à ses yeux. J’ose même penser que ce moment de partage, cet instant d’écoute et de parole où le désir de la rencontre se déploie, est le fondement même de notre action, le cœur de la relation et de ses effets.

Mais je serais incomplet si j’ignorais ici les écueils possibles de cette implication professionnelle. Car notre implication est indispensable, pourvu qu’elle ne suffise jamais à elle-même, qu’elle n’autorise pas tout, et qu’elle reste, contre vents et marées, raccrochée au cadre, celui de la mission. En cela, il ne faut surtout pas confondre préoccupation de l’autre et volonté de le sauver, désir de le rencontrer et jouissance de le transformer, ou pour reprendre les mots de Daniel Sibony « partage et don de soi ». Prudence donc, votre investissement est une condition pratique autant qu’une clause éthique, mais aucun investissement ne saurait

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être total sans être totalitaire, et c’est toujours l’usager qui en paie le prix et parfois le professionnel lui-même. Le don de soi est une porte ouverte au « sacrifice de professionnalité », terme utilisé par Paul FUSTIER. On devine les effets induits d’un tel sacrifice, tant pour le professionnel que pour la mission qui est la sienne.

Porter l’institution

Avant de conclure, je dois vous dire quelque chose de l’institution, cet Autre dont je vous proposais en introduction que sans lui il n’y avait pas de relation qui tienne, j’aurais du préciser pas de relation d’aide, et même pas de relation d’aide professionnelle. Mais basculons une dernière fois du côté de l’expérience, avec un premier exemple qui ne manquera de vous rappeler quelques souvenirs.

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Pause-café

C’est un rituel, tous les matins on se retrouve autour d’un café. Le premier arrivé sait ce qu’il a à faire. On arrive les uns après les autres. On parle de tout et de n’importe quoi, des anecdotes personnelles les plus futiles aux inquiétudes professionnelles les plus tenaces. On prépare la journée à venir, on débriefe la journée passée, on sollicite quelques conseils, on dédramatise une situation, on refait le monde, on s’emballe, on critique, on s’agace, on rit, on se moque, on se provoque, on se taquine, on parle politique, on parle de nos enfants et puis parfois on s’engueule. C’est un moment important qui va au-delà de la simple convivialité, l’équipe se construit aussi là, dans la cuisine, loin du regard du chef, dans cette parole ouverte, spontanée. Chacun apprend à connaître l’autre, dans ses humeurs, ses contradictions, ses disponibilités, ses réticences, ses points de tension, ses moments de faiblesse, toutes ces petites

choses qu’on trimballe pour aller à la rencontre de l’enfance en danger. Nous avons tous besoin les uns des autres pour travailler, c’est d’ailleurs la seule manière de vivre ce métier sans s’embourber.

Vignette 4

Le vouvoiement

Jamais je ne me suis fait prénommer. Les parents comme les enfants m’appellent tous Monsieur Bouchereau. Et depuis mes débuts, j’ai instauré le vouvoiement, une manière de poser une ligne de démarcation, pour que les places de chacun soient bien identifiées, pour que je ne cède pas à la confusion, à cette idée saugrenue que je pourrais les comprendre parce qu’au fond, nous serions tous pareils. Une manière également de ne pas duper les personnes en leur laissant croire que notre relation est une relation comme les autres. Aussi solennel soit-il, le vouvoiement ne m’a jamais empêché, je crois, d’être proche de ceux que j’accompagne, simplement parce que proche n’a jamais voulu dire identique. Je pense même exactement le contraire, pour être proche il y a une nécessité à être différent, sinon plus personne ne peut dire « Je ». Or ces hommes et ces femmes que je rencontre tous les jours ont un besoin impératif de dire « Je ».Voilà pourquoi je les vouvoie.

La fonction n’est pas l’organisation

En ces temps un peu difficiles pour le travail social, on attend beaucoup de l’institution, on attend d’ailleurs souvent beaucoup trop, et on attend beaucoup trop parce qu’on pose assez mal la question de sa fonction et de ses ressorts. On la pose de manière trop organisationnelle, mécaniste, on l’interroge sans cesse à un niveau matériel, concret, presque physique (comment le travail est organisé ? comment le droit du

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travail est respecté ? comment les procédures protègent ?…) ; tout cela est fort utile, c’est même indispensable, n’entendez donc aucune réticence à ce sujet de ma part, ce serait une grave erreur, un malheureux malentendu, mais entendez en revanche que c’est selon moi loin d’être suffisant. Et j’émets l’hypothèse qu’à trop rétracter notre compréhension de l’institution sur ce seul champ de l’opérationnel, de la forme, on l’appauvrit au niveau du fond, et in fine on l’asphyxie. C’est ce qui, je crois, abîme actuellement les relations dans notre secteur. L’institution, à être ignorée, voire effacée dans sa principale fonction, sa fonction symbolique, ne régule plus comment elle le devrait les accompagnements, renvoyant professionnel et usager dans un face à face, un lien à la distance morbide, qui peut rapidement devenir insupportable pour vous comme pour ceux que vous accompagnez. Mais quelle est donc cette curieuse fonction dont je vous dis qu’elle est essentielle et qui pourtant nous échappe ? Quelle en est la forme, la logique ?

L’Institution est en chaque professionnel ou n’est pas

Je vais peut-être vous surprendre, mais cette fonction, c’est celle que vous portez, celle que chacun d’entre vous incarne. Une part de l’institution, cette part si importante dans la relation, elle est là, inscrite en vous, dans ce que vous dites, mais aussi dans ce que vous ne dites pas, et c’est bien à vous, à nous donc, de veiller à ce qu’elle opère au niveau qui est le sien, le niveau symbolique. Je vais surement vous étonner encore un peu plus en vous disant qu’il est de notre responsabilité de prendre soin de l’Institution, Institution avec un grand I. Mais je crois que tout cela mérite quelques précisions mais pour cela je vous demande, si vous le voulez bien, de laisser de côté un instant vos représentations sur l’institution et surtout vos nombreuses attentes à son sujet.

Quand vous allez à la rencontre d’une personne vous êtes en situation de travail, autant dire que vous y allez toujours avec votre contrat de travail dans la poche, c’est bien lui qui affirme, je dis bien affirme, que cette relation n’est pas

une relation comme les autres. Elle répond à une commande sociale. Elle est ordonnée, au double sens du terme : ordonnée au sens d’imposer, vous ne choisissez pas d’accompagner telle ou telle personne, tel ou tel enfant, mais également au sens d’organiser, mise en ordre, car cette relation obéit à des formats qui souvent préexistaient avant vous et qui subsisteront après votre départ, vous répondez en quelque sorte à des schèmes propres à votre profession et à votre service. Que retenir de tout ça, simplement que dans la relation quelque chose échappe à votre liberté, qu’il y a dans toute relation professionnelle de la contrainte, du tiers, de l’imposé, et c’est ce tiers, cette contrainte, cet imposé qui permet une distance supportable. Qu’un professionnel, comme je l’ai vu, s’affranchisse de ce tiers, qu’il nie cette part institutionnelle qu’il porte en lui, qu’il fasse de la relation une question privée (privée de tiers) et il se livre aux tourments d’une relation dérégulée, où la nécessaire implication devient envahissante, où l’indispensable réserve devient sourde et aveugle. Alors quand nos bons sentiments, nos indignations nous poussent à rejeter hors de nous l’institution, méfiance, l’effondrement relationnel n’est jamais très loin avec tout ce qu’il génère de souffrance chez l’usager comme chez le professionnel. Et étonnamment, quand tout cède, quand on perd pied, c’est souvent vers l’institution elle-même qu’on se retourne, lui reprochant ne de pas avoir su nous protéger! Quel paradoxe ! Bref cet Autre institutionnel c’est vous, c’est ce que vous en avez compris et assimilé. C’est cette petite voix qui se rappelle continuellement à vous, et vous susurre « Suis-je bien à ma place ? ». Veillez à l’écouter, à en faire bon usage, c’est votre meilleur allié dans des accompagnements souvent émotion-nellement éprouvants.

L’institution n’est pas une entité extérieure, ni une idée purement abstraite, ni même un simple lieu de la pratique. Ce qu’il faut comprendre ici, c’est que je considère l’institution comme un tout, un ensemble plus ou moins cohérent de règles, de représentations, de mythes, de désirs, de craintes, de discours formels et informels, un

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tout complexe donc, dont nous sommes tous, chacun dans nos attributions, des parties agissantes et créatives. Le tout institutionnel décrit ici est bien, comme on l’envisage généralement, la somme des parties, mais chaque partie, c’est-à-dire chacun d’entre nous, chaque professionnel comprend en lui une part du tout, et c’est cette part institutionnelle incluse qui nous rattache à l’ensemble, comme aux autres.

La comparaison la plus simple pour aborder cette idée est celle de l’organisme. Celui-ci se compose de multiples cellules, c’est bien la somme des cellules, leur enchevêtrement, leur maillage qui constituent formellement, presque visuellement l’organisme, mais en même temps, on retrouve dans chaque cellule un brin d’ADN, toujours le même, c’est la part du tout, le représentant de l’organisme au sein de chaque cellule. On sait que cet ADN organise, et relie les cellules entre elles, il permet à l’organisme de fonctionner de manière cohérente. Sans cet ADN, ou si cet ADN est défectueux, la cellule meurt, et l’organisme dans son ensemble peut lui aussi être endommagé. C’est pourquoi, la part institutionnelle dont nous sommes les délégataires et les dépositaires est si cruciale, chacun d’entre nous est responsable de l’institution et de son bon fonctionnement, et donc de son efficience dans les accompagnements que nous exerçons.

En guise de conclusion …

En guise de conclusion, une dernière réflexion qui un jour de doute s’est imposée à moi …

Désir(s) et Impasse(s)

Désir et impasse sont sûrement les deux mots que j’aurais le plus souvent prononcés dans ma carrière professionnelle. Désir de voir les personnes s’en sortir, désir farouche qu’ils redressent la tête, qu’ils soient enfin fiers de ce qu’ils sont, désir de protéger les enfants, de les regarder de nouveau

sourire, de leur imaginer un autre avenir, une autre condition que celle qui leur est promise ; impasse d’une pratique qui s’essouffle au contact de la misère et de la souffrance, qui s’enlise dans les inerties et les paradoxes de notre société.

Désir que l’on devine chez l’autre, que l’on tente de réanimer, de faire vivre; impasse d’une relation éducative où plus rien n’accroche, où le rejet fait place au silence et le silence à l’indifférence. Désir et impasse se succèdent, se relaient, s’entremêlent, s’interrogent, se confondent, se combinent me laissant parfois enthousiaste, parfois découragé, jamais résigné. Mais le jour où l’impasse sera celle de mon propre désir, alors il sera temps pour moi de m’éclipser.

Je vous remercie.

Susann HEENEN-WOLFF : oser écouter pour doser la relation

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Oser écouter pour doser la relation

Susann HEENEN-WOLFF

Formée à la société Psychanalytique de Paris, Susann WOLFF est aujourd'hui membre titulaire de la société Belge de Psychanalyse, société composante de l'international Psychoanalytical association, et professeur de psychologie clinique à l'Université Catholique de Louvain et à l'Université Libre de Bruxelles. Elle a publié aux Editions De Boeck en 2007, Psychanalyse pour une certaine liberté.

Parmi vous il y en a très certainement beaucoup qui connaissent la petite anecdote, rapportée par Freud, de cet enfant qui appelle depuis sa chambre à coucher : ‘Tante, dis-moi quelque chose, j’ai peur, parce qu’il fait si noir.’ La tante lui répondit : ‘A quoi cela te servira-t-il, puisque tu ne peux pas me voir’. – ‘ça ne fait rien’, répondit l’enfant, ‘du moment que quelqu’un parle, il fait clair’.

La parole qui fait lumière dès lors qu’elle est entendue.

Nous vivons dans une période où l’écoute n’est pas vraiment mise en valeur. Il semble que nous n’avons plus le temps pour tout simplement écouter ; mieux vaut agir, - rapidement, efficacement. Ecouter l’autre patiemment, comme on le fait par exemple en psychanalyse, une, deux ou trois fois par semaine, peut encore sembler sympathique ; mais juste écouter, n’est-ce pas plutôt anodin, suranné – surtout : n’est-ce pas du temps perdu ?

Quand nous allons mal, quelles sont les choses qui peuvent nous soulager ? La dernière fois, quand cela n’allait pas du tout pour vous, dans votre vie, essayez d’y penser, comment cela s’est-il passé ? Qu’est-ce qui vous a procuré un soulagement, une lueur d’espoir ?

Il est très probable que, dans ces moments difficiles que nous connaissons tous, vous ayez trouvé du soulagement en vous racontant à un ami, à un proche, en vous confiant à quelqu’un. Et même si cette personne proche vous a peu parlé, le simple fait d’avoir été écouté valait peut-être déjà mieux que de rester seul avec son chagrin et ruminer son problème. Souvent, en parlant à quelqu’un, des perspectives s’ouvrent que l’on n’avait pas vues la veille tout seul à la maison.

Il n’est pas difficile de trouver autour de soi des gens qui donnent des conseils, des interprétations, mais qu’est-ce que c’est difficile de trouver quelqu’un qui vous écoute vraiment, avec attention, avec patience ; qui, avant même de comprendre, enregistre tout simplement dans les détails votre façon de voir les choses, vos paroles.

Stop, quelque chose doit changer Je cherche de l’aide J’y « crois »

Regardons de près ce qui opère dans chaque prise en charge (sauf celles qui se font par contrainte) : Pierre décide que les choses ne peuvent pas continuer ainsi. Il cherche de l’aide et prête donc à quelqu’un le pouvoir de l’aider. Freud a appelé cela « l’attente croyante », Lacan a parlé du « sujet supposé savoir ». Sur cette croyance s’appuie le transfert. Ce transfert opère dans chaque prise en charge, psychanalytique ou pas. En psychanalyse, on en fait le levier de la prise en charge alors que dans d’autres approches on travaille avec ce transfert, de façon silencieuse, souvent à l’insu des protagonistes.

Quelqu’un est désormais « là »

Je souhaite démontrer que cela fait déjà beaucoup ! Nous voyons un Pierre qui s’est mis au travail, peu importe s’il a trouvé un psychanalyste, un systémicien, un travailleur social, une infirmière. Il est en travail auprès de quelqu’un dont il fait à l’intérieur de lui ce qu’il veut. Il fait de l’intervenant très probablement une figure sécurisante, secourante.

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Si l’intervenant ne se défend pas contre une telle attribution, nous serions dans une position d’écoute de type analytique.

Ceci dit, si cela ne fait pas un analyste de tout le monde, l’expérience psychanalytique quant aux effets de l’écoute peut nous être utile dans d’autres types de prise en charge, de faire fructifier certains de ses éléments pour accueillir ce sujet-là, dans une situation donnée, dans sa singularité, en sur-mesure de ses besoins.

« Ecouter »

Aujourd’hui, on prétend disposer de techniques bien plus efficaces et rapides pour aider l’autre à mieux vivre sa vie, à se défaire de son malheur, de ses symptômes, à gérer ses émotions, sa maladie mentale. Or on oublie trop souvent que beaucoup de gens souffrent car ils ont l’impression que l’on ne les a jamais écouté, et que, aujourd’hui non plus, on ne les écoute pas. En conséquence, ils n’arrivent pas à s’écouter eux-mêmes ce qui peut entraîner des difficultés majeures dans leurs relations aux autres et, en conséquence, à eux-mêmes. Beaucoup de formes de souffrance psychique, de symptômes, même de maladies mentales sont sous-tendus par un manque d’expérience d’être écouté – dans ses besoins vitaux, dans son développement plus général. Quel paradoxe : la recherche dans le cadre de la communication humaine a avéré que l’écoute, en comparaison avec d’autres activités communicatives comme la parole, la lecture, l’écriture, est la plus pratiquée ; en même temps, à l’école et à l’université, nous apprenons surtout à bien parler, à lire attentivement, à écrire sans fautes, et, bien sûr, à se taire ! – mais nous n’apprenons rien sur les façons différentes d’écouter et sur les effets qu’une telle écoute peut revêtir.

Ecouter l’autre n’est pas égale à la réception d’ondes acoustiques. Ecouter implique la tentative d’entendre, ce qui relève d’une écoute active, à ne pas confondre avec une retraite interne (« cause toujours ! ») ou une écoute sélective (du « lapsus », du « signifiant »). Une

écoute active, mais retenue renvoie à une attitude de base par rapport à l’interlocuteur, il ne s’agit pas d’une technique de communication.

Ecouter simplement, sans guetter quelque chose, comporte des aspects différents.

La fonction contenante de l’écoute

Ecouter peut avoir une fonction contenante : la présence de quelqu’un qui écoute de façon non-intrusive est aussi importante que l’échange de paroles ou des interprétations. Ecouter peut avoir la même fonction que la préoccupation. La préoccupation quant au bien-être de l’autre, une préoccupation à l’instar de la fonction dite maternelle, aussi une préoccupation quant à tout ce que l’autre n’a pas encore pu dire. L’écoute retenue, qui n’est pas à confondre avec le seul silence de l’intervenant, déploie ses effets puisque le patient, se sentant écouté, se voit encouragé ou pressé de continuer à parler. L’écoute de l’intervenant, d’une façon structurelle, a un effet déstabilisant, au moins a minima. Tout d’abord, l’écoute est le plus souvent vécue comme une empathie silencieuse ; or, l’écoute retenue continuelle sollicite d’autres paroles, ce que le patient peut vivre comme si ce qu’il racontait ne suscitait pas l’intérêt de l’intervenant. Dans ce contexte-là, Theodor Reik faisait remarquer : Au patient « vient une idée qu’il ne souhaite pas exprimer ou qui est difficile à exprimer. Il parlera d’autres choses, mais ressent qu’il réprime quelque chose. Ensuite, il se tait, comme l’intervenant. Pour la première fois, la situation ne semble pas impossible, mais tout de même malaisée. Le patient, qui ressent cela, continue à parler de futilités et de banalités, mais la pensée mise en lisière revient. C’est comme si cette dernière voulait être exprimée, mais contraignait au silence puisqu’elle fait intrusion et dérange. Le patient peut à présent chercher de l’aide auprès de l’intervenant ; or, ce dernier se tait, comme si c’était la chose la plus naturelle du monde, comme si ça ne comptait pas alors que, habituellement, on tente d’éviter les silences gênants ».

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Ecoute n’est pas égale Silence

Dans la théorisation de l’attitude de l’intervenant, il me semble important de différencier « silence » et « écoute ». Même si l’attitude de l’intervenant semble être la même – il reste plus ou moins silencieux – la différence de l’accent est de taille. « Silence » implique que ce que l’analysant exprime n’est pas (encore) l’essentiel, « écoute » implique plutôt l’idée que pourrait se dire (encore) davantage. « Ecoute » évoque une réceptivité active de l’intervenant, « silence » plutôt l’abstinence ou le refus de suivre le patient là où il est. La logique dans la pensée d’autrui ne se révèle que dans l’après-coup. Il faut écouter « jusqu’au bout ». Si l’écoute est bloquée sur quelque chose de précis, si on guette le lapsus, si on est à l’affût de la moindre occasion de faire un commentaire, une interprétation, on empêche autrui de penser (plus) librement.

Avertissement « empathie »

Et ici, un petit avertissement quant à l’empathie. Il est évident que nous sommes des êtres empathiques, à fortiori nous qui avons choisi de travailler avec l’autre humain. Mais que faire de cette capacité empathique ? Trop d’empathie peut être aussi néfaste que trop peu. Trop d’empathie peut être vécu comme envahissante. Elle risque aussi d’enfermer autrui dans une seule interprétation de sa situation, de son émotion. Or nous sommes des êtres ambivalents. Prenons l’exemple de la femme d’un homme alcoolique. Peut-être pleure-t-elle en consultation car son mari violent la bat ainsi que ses enfants. Il semble évident qu’on compatisse, qu’on est empathique : « Cela doit être très dur pour vous ». « Je vous comprends ».

Mais : pourquoi cette femme a-t-elle choisi un homme dépendant ? Quelles représentations sont responsables pour le fait qu’elle ne mette pas ses enfants à l’abri de cet homme violent ? Pour arriver à ce que cette femme se pose des

questions et trouve des réponses, encore une fois, il faut l’écouter « jusqu’au bout » et ne pas seulement accuser réception de son désespoir.

Aider l’autre à explorer sa propre pensée, c’est possible avec tout type de personne, peu importe la souffrance ou la psychopathologie.

Voici une courte vignette clinique :

Il s’agit d’une artiste, apparemment très douée, avec un fonctionnement toujours proche de la psychose. Elle vient me voir depuis plus de dix ans, de façon fort irrégulière et toujours à sa demande. Elle souffre beaucoup de ses relations aux hommes qui se soldent le plus souvent par un échec. Depuis de longues années sa fille souffre des altercations, parfois violentes, de sa mère avec ses divers partenaires.

Dans le grand appartement qu’elle occupait, cette femme hébergeait des sous-locataires afin de pouvoir payer le loyer. Pour retrouver une certaine intimité, elle devait toujours se retirer dans sa chambre à coucher, voire dans son lit. Après des années de tergiversations, et grâce au soutien financier de son père, elle finit par acheter un plus petit appartement pour elle et sa fille. Tout seul, mais soutenu par des amis et par son père, elle organise la rénovation des lieux et le déménagement. Deux jours avant celui-ci, elle vient me voir, à sa demande, tout à fait épuisée. Elle dit être complètement dépassée et vivre un véritable breakdown. J’attends, je l’écoute, même quand elle se tait brièvement, puisque – à part compatir – je ne vois pas quoi dire pour que le latent voie le jour. « La force active du silence », selon le psychanalyste allemand et contemporain de Freud, Théodor Reik, qui a écrit le livre avec le merveilleux titre Ecouter avec la troisième oreille, « laisse paraître le superficiel des paroles et

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contraint le patient à aller plus loin que ce qu’il avait l’intention de faire ».

Dans le décours de la séance, puisque la patiente attend bien sûr une réaction de ma part, elle se sent incitée à continuer à parler et raconte que, contrairement à ses habitudes, elle a accepté des engagements professionnels supplémentaires durant la semaine du déménagement.

Je ne souhaite pas m’attarder sur les mécanismes psychiques spécifiques qui l’ont amené à ce tour de force, mais souligner que seule mon écoute retenue a permis de révéler la contribution active de ma patiente à sa situation désastreuse. Je n’avais même pas besoin d’interpréter. L’énonciation de ses actes suffisait à ce qu’elle se rende compte de sa responsabilité à son épuisement extrême et ainsi ouvrir la porte vers une exploration de son fonctionnement psychique.

Malgré mon silence et l’absence d’expressions empathiques de ma part, l’effet apaisant ressenti peut être compris par le phénomène que Theodor Reik décrit de la façon suivante : « Il faut savoir que le patient, dès la première séance, attribue à ce silence une certaine signification. Pourquoi ne devrait-il pas penser qu’il est naturel et nécessaire pour l’intervenant de rester très silencieux pour pouvoir écouter attentivement ? Le plus souvent, ce silence a un effet apaisant, bienfaisant. Le patient l’interprète de façon préconsciente comme un signe d’attention silencieuse, d’une attention qui lui apparaît comme un exemple de sympathie ».

Les effets spécifiques de l’écoute retenue

L’écoute retenue déclenche l’expression de chaînes d’idées, on ne s’arrête pas à une idée mais on développe.

Déclencher une suite d’idées

Si le soignant écoute patiemment le discours de son interlocuteur, un vide émergera que, dans la plupart des cas et de façon spontanée, le patient tendra à vouloir combler. De ce fait, une suite d’idées est déclenchée.

Parler : rétroaction sur le locuteur

Enoncer des pensées à voix haute provoque une rétroaction sur le locuteur. « Souvent, le patient est légèrement effrayé de ce qu’il vient de dire, mais soulagé en même temps puisqu’il l’a dit. Ici, le silence de l’intervenant a un effet encourageant et a plus d’impact que l’auraient des mots » (Reik). Quand ma patiente parlait de son surmenage et se rendait compte qu’elle-même en était responsable, une intervention n’aurait pas eu sa place : l’effet silencieux rétroactif des énoncés était largement suffisant.

Nous avons tous probablement déjà pu faire cette expérience qu’une situation change radicalement une fois la chose dite !

« Cet impact conféré aux mots constitue un fait psychologique étonnant et trop peu pris en considération ; une fois les choses dites, elles revêtent une autre valeur que ce que nous avions imaginé. Le mot énoncé a un effet rétroactif sur le locuteur. Le silence de l’intervenant intensifie cette réaction ; il fonctionne comme une caisse de résonance » (Reik).

Le latent

L’écoute retenue signifie au patient que tout n’est jamais dit, mais qu’il reste toujours des non-dits derrière les mots énoncés, des choses tenues en lisière. Cette position d’attente et d’écoute constitue une garantie pour que l’intervenant et le patient ne tombent pas trop vite d’accord sur ce qui serait « au juste » le problème du patient ; qu’ils ne se mettent pas trop rapidement d’accord qu’elles sont ses « vraies » émotions, car nous savons que tout conflit, toute émotion est surdéterminé. Derrière chaque émotion

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exprimée peuvent se cacher des affects et des images encore latents. C’est la raison pour laquelle une empathie active envers le patient a comme effet de passer bien souvent à côté du conflit inconscient.

Si je m’étais adressée de façon compréhensive à ma patiente souffrant massivement d’épuisement, son masochisme, sa culpabilité inconsciente, ses tendances à l’autopunition, n’auraient probablement pas eu accès à sa conscience.

En soi, le silence revêt un caractère interprétatif puisque les choses restent ouvertes, ce qui déclenche une suite de paroles et permet la permanence du désir, sans qu’une signification soit arrêtée.

A ceci s’ajoute que le discours du patient ne s’adresse qu’en apparence au thérapeute. Une retenue quant aux interventions contribue à ce que l’intervenant reste en arrière-plan, ne se montre par trop en tant que personne présente ; c’est la condition pour l’émergence d’un espace virtuel au sein duquel une pensée créative peut émerger et s’exprimer. Il s’agit de signifier au patient que l’intervenant ne se considère pas comme le destinataire privilégié d’un message, mais qu’il est là pour permettre l’émergence éventuelle de mouvements qui s’adressent – aussi – à d’autres personnes significatives.

Par contre, lorsque l’intervenant intervient beaucoup, par des questions, des remarques, il se propose inévitablement comme objet réel. « Finalement, le patient parle-t-il avec l’intervenant ? Avec un certain Dr. A. ou un certain Dr. B. ? Non, il ne parle pas avec lui, mais devant lui, et il y a aussi ceux qui l’écoutent mais qui ne sont pas présents » (Reik).

La fonction maternelle primaire

J’ai déjà démontré en quoi l’écoute retenue de l’intervenant met à la disposition du patient un espace silencieux, une caisse de résonance qui, de façon inconsciente, est vécue comme une

mère (précoce) contenante, qui aide à endurer et tempérer l’excitation interne. Une réceptivité est nécessaire pour pouvoir tolérer des séquences incompréhensibles, voire confuses, qu’il convient souvent, dans un premier temps, d’écouter telles quelles. Toutes ces positions correspondent à celles de la mère « suffisamment bonne » décrites par Winnicott. Une telle mère permet à l’enfant de développer une capacité à se penser seul en présence d’elle, en présence de l’autre.

L’écoute retenue favorise la capacité d’être seul en présence de la mère

Winnicott a insisté sur le fait que la capacité de l’individu à être seul est le signe le plus important de maturité affective. Il écrit : « Le fondement de la capacité à être seul est donc paradoxal puisque c’est l’expérience d’être seul en présence de quelqu’un d’autre ». Nombre des personnes que nous prenons en charge manifestent une difficulté à « être seuls » et ont besoin de l’autre, de sa présence et de ses valorisations, pour le maintien de leur équilibre narcissique. Les réseaux sociaux prennent ici une de leurs significations majeures. Nous entendons des phrases comme : « je ne le comprends pas », « je ne le sais pas », « ne pensez-vous pas aussi ? », « que dois-je faire ? ». Si l’intervenant accompagne cette recherche en écoutant de façon bienveillante, la personne se laissera, avec le temps, davantage aller à ses pensées, c’est-à-dire à pouvoir être seul en présence de l’intervenant. Les réponses émergent de lui-même.

« C’est seulement lorsqu’il peut être seul (en présence de quelqu’un) que le petit enfant peut découvrir sa vie personnelle. L’alternative pathologique est une existence fausse, construite sur des réactions à des excitations externes. Quand il est seul, dans le sens où j’emploie ce mot, et seulement quand il est seul, le petit enfant est capable de faire l’équivalent de ce qui s’appellerait se détendre chez un adulte. Il est alors capable de parvenir à un état de non-intégration, à un état où il n’y a pas d’orientation ; il s’ébat et, pendant un temps, il lui est donné d’exister sans être soit en réaction

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à une immixtion extérieure, soit une personne active dont l’intérêt et le mouvement sont dirigés. Le terrain est prêt pour une expérience pulsionnelle. Arrive une perception ou une pulsion : dans ce cadre, la perception ou la pulsion sera ressentie comme réelle et constituera vraiment une expérience personnelle » (fin Winnicott). C’est justement ce fonctionnement qui pourrait être favorisé par l’attente silencieuse de l’intervenant.

Dans ce sens-là, l’écoute retenue permet au patient un processus de subjectivation.

Ecouter : permettre la subjectivation grâce à la narration

L’écoute retenue permet au patient un processus de subjectivation, c’est-à-dire d’établir un lien entre des événements vécus et la réalité psychique interne :

transformer, s’approprier des vécus en réalité subjective ;

faire un lien entre des événements vécus et la réalité interne ;

s’approprier les vécus suite à leur transformation à travers un processus narratif.

La subjectivation est le résultat de la capacité de clarifier les relations entre la réalité externe, d’un côté, et les mouvements psychiques internes et représentations, de l’autre. Seul le discours de la personne peut faire émerger une telle symbolisation, c’est-à-dire une mise en mots sensée, des vécus et des pensées, des fantasmes et des affects qui y sont liés.

Attendre, en écoutant, signifie que les réponses ne pourront pas venir de l’intervenant mais émergeront de la personne elle-même.

Avec l’aide de l’intervenant, qui donnera, bien sûr, lui aussi, sporadiquement une version de ce qu’il croit avoir entendu, mais peut-être même sans cette version, il découvrira de nouveaux liens qui lui permettront d’avoir une autre vision de sa vie, de sa condition humaine, et qui feront apparaître ce qui en était exclu ainsi que la compréhension de la raison pour laquelle

cette exclusion avait été si importante. Paul Ricœur comprend ces processus comme « narratifs » : « Parler de soi, (..) c’est alors passer d’un récit inintelligible à un récit intelligible. ».

Ecouter patiemment l’autre contribue à élargir les capacités auto-narratives de celui qui parle, c’est-à-dire les capacités de se raconter avec plus de facettes, de nuances, plus de profondeur émotionnel et ainsi se subjectivant par rapport à son histoire.

Last but not least, le plaisir que l’on acquiert de penser en présence de l’intervenant peut être vu comme l’équivalent d’un auto-érotisme réussi, qui aura à son tour un effet bienfaisant sur le narcissisme de la personne en face de nous et son autonomie.

Pourquoi sommes-nous souvent amenés à trop parler ?

Mes expériences en supervision dans des Centres de jour, dans les Centres de guidance, dans les Services des hôpitaux psychiatriques, me confrontent souvent au phénomène qui indique à quel point la tentation est grande de se laisser entraîner par le patient dans une situation qui ressemble trop à un entretien, et ce par le simple fait que l’écoute retenue peut être vécue par l’intervenant lui-même comme insuffisante ; aussi souhaite-t-il faire rapidement de nouvelles propositions sur la façon de voir les choses. Ainsi, il fait obstacle à une pensée plus autonome du patient puisqu’il ne lui laisse pas le temps nécessaire pour que les choses puissent émerger et se déployer. Nous sommes obsédés par l’idée de l’efficacité. Theodor Reik : « Mon expérience m’a montré que, après la phase initiale de l’analyse, pendant laquelle nous prenons connaissance de la personnalité du patient, de ses vécus, de ses conflits, symptômes, inhibitions et angoisses, suit souvent un temps de confusion et d’insécurité, une sorte de vide chaotique. Nous pêchons en eau trouble et ne pouvons pas voir où nous allons. Nous ne sommes pas seulement confus et désemparés, mais facilement impatients et peut-être même un peu angoissés,

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même si nous arrivons à camoufler ces sentiments silencieux. Nous sommes impatients face à l’analysant parce que nous sommes impatients nous-mêmes. Pourquoi se comporte-t-il de façon si irraisonnable ? Pourquoi s’enfuit-il dans ses symptômes névrotiques au lieu de regarder la réalité en face et de surpasser ses difficultés comme un adulte le ferait ? Pourquoi ces idiosyncrasies et bizarreries, ces angoisses superflues, ces pensées torturantes, ces phobies et ces obsessions ? Quel gâchis d’énergie émotionnelle et intellectuelle qui pourrait être bien mieux utilisée ! Nous ne le comprenons pas et devenons impatients. Nous sommes dans l’incertitude et bien loin de connaître les réponses. Notre sympathie initiale pour le patient semble être mise en danger, tellement nous aspirons à ‘le comprendre’. L’intervenant doit apprendre comment l’un parle à l’autre sans mot. Il doit apprendre à écouter avec une ‘troisième oreille’. Il n’est pas vrai qu’il faut crier pour être entendu. Si on veut être entendu, il faut chuchoter ».

L’utilité de la psychanalyse hors situations thérapeutiques « types »

Ouvrir vers le jeu et la créativité se fait en donnant de la place au sujet pour que celui-ci puisse se déployer en étant écouté, avec, dans la psychanalyse contemporaine, un accent moindre sur l’importance de l’interprétation formulée. A présent, nous sommes davantage orientés vers l’investigation des modalités qui rendent possibles les transformations psychiques : la figurabilité, la représentabilité. Il s’agit de permettre à l’autre de développer des outils psychiques qui permettent de penser son propre monde interne. Dans un sens plus large, il s’agit de favoriser l’appropriation subjective par l’individu des pans de sa vie psychique. Une telle position d’aide relève davantage d’une disposition interne que d’un cadre donné d’emblée.

Mettre en mot des affects et des idées nécessitent la transformation de processus de pensée primaire (plutôt inconscientes, peu structurées, pensée en images) en processus de pensée secondaire (pensées plutôt conscientes,

structurées, pensée en mots): des actions imaginées et des idées incidentes sont soumises à un processus psychique élaboratif, ce qui mène vers une pensée plus structurée. Une telle élaboration aide à diminuer la charge affective liée à des pensées et des représentations : l’affect brut se transforme en émotion plus affinée et, après cette transformation, l’émotion peut être communiquée et partagée dans un lien intersubjectif. Et c’est justement dans cette tension-là où on peut situer la capacité du sujet à réfléchir pour ne pas être livré à des motions purement énergétiques (excitations débordantes internes). Comme le disait Bion : « La pensée vient elle-même à remplir la fonction jadis dévolue à la décharge motrice – celle de débarrasser la psyché d’un accroissement d’excitations. »

Ecoute analytique vs écoute fermée

On pourrait être tenté de croire que l’écoute retenue telle que définie jusqu’à présent ressemble à ce qui se pratique comme technique d’écoute dans le courant rogérien. Carl Rogers était un psychologue d’orientation dite humaniste américain. Il a œuvré dans le champ de la psychologie clinique mais est intervenu également dans les relations d’aide plus large, les relations humaines de tous les jours et même au niveau des relations politiques internationales. Son approche « centrée sur la personne » met l’accent sur la qualité de la relation entre un thérapeute et son patient et, in fine, entre les humains en général. Par ailleurs, son approche se veut résolument « positive ». Rogers insiste pour que chacun fasse confiance à son propre « lieu d’évaluation interne » avant de prendre une décision dans le contexte d’une situation affective complexe. Parmi d’autres aspects qu’il aborde, il y a l’importance accordée aux sentiments et aux émotions plutôt qu’aux aspects cognitifs d’une situation, l’attention portée au présent plutôt qu’au passé, et l’importance essentielle de la relation thérapeutique elle-même comme élément primordial dans l’évolution de la personne.

Lorsque l’on parle de l’ « approche centrée sur la personne », trois conditions sont

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communément citées pour résumer les qualités dont doit faire preuve l’intervenant : il s’agit de l’empathie, du regard positif inconditionnel et de la congruence - à comprendre dans le sens de l’ « authenticité » du thérapeute. Rogers pensait que chaque personne a en elle la capacité de se comprendre, d’avancer et de savoir intuitivement ce qui est important pour elle.

Retenons dans ce contexte le « regard positif inconditionnel » de l’intervenant qui distingue nettement l’approche rogérienne de l’approche psychanalytique. En psychanalyse, nous jugeons important que l’intervenant, tout en gardant sa neutralité bienveillante, se permette toute la gamme de « regards » sur son patient, même un regard « haineux », comme nous le savons depuis l’imminent travail de Winnicott sur le contre-transfert. Le « travail » du contre-transfert permettra à l’intervenant de ne pas tourner ses sentiments contre le patient, de ne pas les agir. C’est son expérience psychanalytique personnelle – souvent pendant des longues années – qui rend possible un tel maniement des ressentis. Dans l’approche psychanalytique, nous ne privilégions non plus les émotions par rapport à des idées incidentes, des fantasmes etc, alors que le thérapeute « centré sur la personne » essaie systématiquement de souligner les émotions.

L’écoute psychanalytique se veut plus ouverte, tournée notamment vers une exploration de ce qui sous-tend les attitudes et sentiments du sujet : la pensée latente, les représentations et les souhaits qui sont à la base des affects, des émotions et bien évidemment de la souffrance – qu’elle soit de tonalité dépressive, maniaco-dépressive, psychotique ou autres.

Freud pensait qu’une tendance à porter l’attention tout spécialement sur l’affect – que ce soit du côté du patient ou du clinicien - est contre-productive si l’on veut permettre à l’autre de déployer sa pensée. Ce précepte peut paraître scandaleux, mais il est jugé essentiel en psychanalyse dès lors que l’on veut explorer avec quelqu’un sa vérité interne à lui.

Ecouter dans le cadre des institutions psycho-sociales et psychiatriques

La maladie mentale est la maladie humaine par excellence. Elle est ce qui affecte électivement l’homme dans ce qui le distingue de l’animal. Une vache même très folle n’est jamais à proprement parler une malade mentale. Peu importe de quelle maladie mentale il s’agit (schizophrénie, psychose maniaco-dépressive, mélancolie, etc.), elle est toujours vécue par un individu avec son histoire spécifique - son histoire psychique, son histoire traumatique, son histoire transgénérationnelle -, et ses représentations très personnelles qui en découlent, ses aspirations, ses relations familiales et amicales.

Tout clinicien sait que le malade, notamment lorsqu’il est en crise, a un discours fragmenté, désordonné, apparemment insensé. Nous disposons d’aide médicale pour les gens en crise, les médicaments anti-psychotiques (neuroleptiques), les antidépresseurs, les anxiolytiques. Mais retrouver « ses esprits » dans un sens plus large nécessite une autre manière d’aide : mettre en mots ce qui a précédé la crise, formuler ce qui s’est passé durant la crise dans le but de s’approprier ce qui a été vécu comme venant de l’extérieur (par exemple à travers des hallucinations). Ici aussi, l’écoute est indispensable pour que le sujet ose affronter les affres de ce qu’il a vécu ou est en train de vivre, ose penser ce qui lui est arrivé, ose penser sa maladie.

Dans son œuvre testamentaire Le rabaissement, l’écrivain Philip Roth fait écrire une ancienne patiente d’un hôpital psychiatrique une lettre à un homme qui était interné pour dépression au même moment qu’elle : « Je me souviens de vous avoir raconté mon histoire. Je vous revois m’écoutant repas après repas. Je n’arrêtais pas de parler. J’étais désespérée. Je pensais que ma vie était finie. Je voulais en finir. Vous ne vous en doutez sans doute pas, mais votre écoute patiente m’a aidée à passer le cap, à l’époque. (..) Grâce au ciel,

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vous ne m’avez pas dit que j’étais folle, mais vous avez continué à écouter ma folie comme si j’avais toute ma raison. Je vous en remercie ». Qui sait - aujourd’hui, où beaucoup de « psys » ne prennent plus le temps d’écouter leur patient ou ne peuvent plus prendre le temps nécessaire car le côté administratif prend toute la place, le salut réside peut-être dans la rencontres d’autres patients qui prêtent l’oreille pour que la pensée puisse s’organiser de nouveau ?

L’importance d’une écoute d’orientation psychanalytique pour la psychiatrie se mesure au fait qu’elle contribue à maintenir une médecine de la personne où l'histoire individuelle et psychologique du patient compte plus que l’inventaire des symptômes.

A partir du moment où l’on admet qu’un sujet dispose d’une organisation psychique originale et complexe, dont le langage, en tant que système d’échanges lié à des représentations symbolisables et partageables, nous informe des émotions mises en jeu, on ne peut pas exercer en psychiatrie en dehors des échanges intrapsychiques et interpersonnels. C’est ainsi que la pratique psychiatrique acquiert sa véritable dimension et sa véritable profondeur.

L’approche psychanalytique amène l’intervenant travaillant en institution - psychiatre, psychologue, infirmier ou assistant social - à ne pas se fonder sur l’unique observation des symptômes en vue du simple établissement diagnostique, mais, dans la rencontre clinique et ses enjeux relationnels, à décentrer son écoute à partir de son implication singulière afin d’évaluer ce que ces symptômes peuvent représenter pour le patient lui-même, ceci dans l’espoir, à plus ou moins long terme, de permettre à celui-ci d’en circonscrire les différentes et éventuelles « significations » en fonction de son histoire psychique personnelle.

Cette « disposition d’accueil » sera une aide précieuse qui permettra au praticien, dans le cadre de la relation clinique, de comprendre le point de vue de la réalité psychique du patient, et de la façon dont elle se déploie dans cette rencontre.

Ecouter en temps de crise

Face à l’intensité des angoisses et confronté aux mesures défensives de tous ordres que le désespoir entraîne chez le patient (violence, délire, passages à l’acte, etc.), le soignant doit répondre sur le plan du soin dans l’urgence. Son écoute se trouve donc prise entre l’urgence des mesures de soins qu’il doit apporter pour diminuer l’angoisse du patient (médicaments, internement, etc.) et l’intensité de la résistance que le psychotique offre à toute tentative de la part du clinicien de comprendre ce qui sous-tend sa symptomatologie. L’écoute en temps de crise permet d’entendre des conflits profonds, mais souvent ceux-ci sont accessibles à une élaboration avec le patient seulement une fois cette crise surmontée.

Dans l’après-coup, la « crise » est le plus souvent perçue par le patient comme quelque chose de très douloureux : le patient peut se sentir « coupé » d’une partie de lui-même, voire « dépossédé » d’un aspect de lui-même qu’il souhaitait garder secret ; cette blessure narcissique, liée à la honte et à l’humiliation, peut entraîner la fuite des lieux de soins et du lien thérapeutique. Il y a lieu d’écouter le vécu du patient pour prévenir un échec du traitement dans sa globalité : reconnaissance de la douleur et de ses effets au moment de la crise. Pour cela il est nécessaire de comprendre ce que le patient tente de communiquer.

Heureusement, même les malades les plus graves conservent généralement une partie d’eux-mêmes qui fonctionne avec un contact plus adéquat à la réalité. La psychanalyse offre une théorie du développement mental qui a pour axiome que tout individu est soumis aux mêmes principes de développement comme aux mêmes exigences de « travail psychique » : elle abolit de ce fait toute séparation radicale entre le « normal » et le « pathologique ». Elle permet que l’on reconnaisse chez un même sujet la coexistence de différentes modalités de fonctionnement psychique, dont certaines peuvent s’apparenter à des registres d’ordre

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pathologique. En temps de crise, le clinicien se contentera d’accepter et de contenir ce qui vient du patient, sans pour autant en analyser les contenus, et d’attendre la restitution des conditions psychiques qui permettront au patient – grâce à l’écoute de sa souffrance et à la relation de confiance établie – de reprendre les commandes de son fonctionnement.

Le cadre théorique de la référence psychanalytique permettra au clinicien de replacer le symptôme dans la globalité du fonctionnement psychique du patient. Il ne se situera plus alors dans la seule perspective thérapeutique normative pour laquelle le symptôme n’est évalué qu’en termes de comportement. Le fonctionnement psychique sera ainsi reconnu dans son originalité, avec sa consistance propre et sa place dans l’économie psychique du patient, ce qui permettra à celui-ci une intégration grâce à la possibilité de développement de ses capacités élaboratives, - pour cela, il faut être écouté.

L’écoute : travail de la culture

Une petite merveille linguistique : jusqu’au XVIIème siècle, le français ne distinguait pas les actions de panser et de penser. Le verbe penser s’appliquait tantôt aux idées, tantôt aux personnes. Le sens général en était celui de prendre soin ou de se préoccuper de quelque chose ou de quelqu’un. Je trouve cette particularité linguistique intéressante car elle étaye ce que nous, intervenants, pensons sur le lien entre la relation d’objet et le besoin de penser/panser. La méthode psychanalytique repose sur l’échange de mots. Nous sommes des êtres parlants, qui se caractérisent justement par la faculté de parler. Nous ne parlons pas parce que nous sommes des femmes et des hommes, mais nous sommes des humains parce que nous parlons. Beaucoup d’expériences traumatiques renvoient à des actes de paroles, à des mots et des phrases qui ont blessé. Il n’est pas rare que notre destin psychique dépende d’événements linguistiques, des mots que nous trouvons et que nous écoutons. Pour comprendre le background d’une personne, nous devons, in

fine, ne savoir qu’une chose : dans quel monde langagier a-t-il grandi ? De quel nid langagier vient-il ? Dans quel monde de mots a-t-il baigné ?

Même les réalités politiques dépendent au premier lieu de la question de savoir si les protagonistes sont prêts à parler ensemble ou bien s’ils préfèrent régler leurs conflits par des actes. L’absence de violence est inséparable d’une éthique de parole à développer en commun.

Lacan, tout comme beaucoup de linguistes et philosophes du langage ont examiné les relations entre les mots, le langage et le signifié : la relation entre signifié et signifiant. Or le langage n’a pas que cette fonction, il n’est pas que référentiel. Il a surtout une fonction relationnelle : il permet la constitution de relations.

Le travail d’écoute vise surtout à aider les personnes à trouver une autre façon de parler, à trouver des mots ou des mots nouveaux pour se vivre eux-mêmes, à trouver d’autres traductions pour des mots et des gestes entendus.

Comme le dit le philosophe Alain : Qui n’a point réfléchi à son propre langage, c’est-à-dire à sa manière de parler, ne se connaît pas lui-même.

L’écoute retenue de l’intervenant laisse résonner chaque mot durant la rencontre. Faisons de telle rencontres les rares lieux dans ce monde où nous pouvons nous écouter nous-mêmes, où nous pouvons écouter la façon dont nous raisonnons, la façon dont nous racontons, dont nous formulons notre vie, nos pensées, nos affects, nos fantasmes. Dans ce sens, chaque situation d’écoute d’orientation psychanalytique est « travail de culture ».

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BIBLIOGRAPHIE

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Claude SERON : à la recherche d’une juste posture à l’égard des parents inadéquats avec leurs enfants

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A la recherche d’une juste posture à l’égard des parents inadéquats avec leurs enfants

Claude SERON

Claude SERON est éducateur de formation, pédagogue ensuite, thérapeute familial. C’est aussi le fondateur de Parole d’Enfants. Arrivé à un âge respectable de sa vie professionnelle, il a entrepris une démarche originale, celle de retracer dans un livre son parcours professionnel qui débute par une fonction d’éducateur dans un foyer pour adolescents difficiles, qui se prolonge dans un service d’accompagnement en milieu ouvert et qui passe par la création de notre association qui tenait à ses débuts dans un coin de son salon. Il décrit comment les situations qu’il rencontre, ses difficultés, ses échecs, ses émotions, le poussent à toujours se former, toujours chercher, toujours apprendre, toujours se remettre en question. Comment ce travail, aussi, entre en résonnance avec sa vie personnelle, y laisse des traces, y trouve des échos, le transforme en profondeur. Aujourd’hui, prolongeant cet axe de réflexion, il retrace pour nous son parcours professionnel à la lumière d’une question spécifique : quelle est la bonne distance pour travailler avec des parents maltraitants, c’est-à-dire comment créer un lien avec eux qui soit suffisamment empathique sans pour autant être dans la complaisance par rapport aux préjudices que leurs enfants ont subi ? Une position qui évolue au gré de l’air du temps, du cadre professionnel dans lequel il intervient, et de l’expérience vécue.

Notre éducation / Nos valeurs

Rassurez-vous, je ne vais pas m’étendre en long et en large sur mon éducation. Je veux simplement l’évoquer sans même entrer dans l’analyse.

En quoi notre éducation nous prépare-t-elle à la pratique de ce métier (et peut en même temps nous jouer des tours) ? Marco Vannotti nous parlait l’année dernière d’une réunion de thérapeutes familiaux reconnus qui s’interrogeaient sur leur trajectoire : ils faisaient le constat qu’ils avaient tous reçu une éducation chrétienne et avaient fait partie d’un mouvement de jeunesse.

Cela a probablement participé au développement de certaines valeurs comme la charité, - avec toutes les connotations contrastées que ce mot peut recouvrir pour chacun d’entre nous, que nous ayons ou non tourné le dos à la religion - la générosité, le souci de l’autre, le partage, l’autocritique, l’abnégation, le sens du sacrifice, le respect etc.

Avec le risque de biais : le paternalisme, un ton de donneur de leçons, la polarisation entre le bien et le mal (le bon grain et l’ivraie), la division de l’humanité entre les bons et les mauvais, les élus et les condamnés à la géhenne.

Il peut y avoir aussi une sorte de « rectificatif » positif, à savoir que les portes du paradis sont davantage ouvertes à l’enfant prodigue, cet adolescent fugueur qui a dilapidé tous ses biens ou à Marie-Madeleine la pécheresse, qu’aux pharisiens ou aux marchands du temple. Si la polarisation existe, elle est relativisée par des sentiments d’ambivalence ou de culpabilité si l’on est dans le rejet de l’autre, du mécréant, du « baraquie ».

Si les concepts de partage, la rédemption et le pardon ont été laïcisés, ils conservent néanmoins de nos jours une forte coloration judéo-chrétienne.

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Première étape : le travail d’éducateur en hébergement

Lorsque nous travaillons comme éducateur en foyer d’hébergement, nous nous occupons d’adolescents salement arrangés par leur histoire de vie (ce qui est une manière pudique de parler de leurs parents déséquilibrés).

Nous nous limitons à un minimum de contacts avec les parents. Ces contacts sont souvent assurés par l’assistante sociale qui gère les questions administratives, les allocations familiales, l’assurance-maladie, les retours en week-end quand il y en a. Nous n’y sommes pas trop favorables car nous avons la conviction que ce que nous construisons avec le jeune durant la semaine peut être détricoté au contact des parents pendant le week-end.

La « bonne distance » avec les parents est fondée sur le principe d’évitement. Nous n’éprouvons aucune hostilité à leur égard mais nous ne nous fréquentons pas. Pas toujours parce que nous l’avons décidé ; le plus souvent parce qu’ils ont disparu de la vie de leur enfant.

Nous sommes dans le constat partagé que si un jeune va mal, s’il est en souffrance et développe toutes sortes de symptômes (l’agressivité et d’autres troubles du comportement, la dépression, le déficit d’empathie, des problèmes d’apprentissage ou de socialisation, …) cela ne découle pas de ses vécus intérieurs, ni de facteurs constitutionnels, ni encore de propensions biologiques mais c’est dû au fait qu’il a grandi aux côtés d’adultes eux-mêmes amochés qui l’ont abîmé. Certes, de manière non intentionnelle mais quand même !

Les mauvais traitements physiques et psychologiques, les négligences graves, les problèmes psychiatriques des parents, la dépendance à des produits toxiques qui participent à un mode de vie très chaotique, ont le pouvoir d’altérer les mécanismes neuronaux, de travestir les souvenirs, de dérégler les émotions et de transmettre une vision du monde et des relations faussée et déformée, comme l’explique Anna-Maria Sorentino.

Dès lors, nous misons tout sur l’entretien d’un lieu de vie sécurisant, reconstructeur pour le jeune avec l’espoir que cette expérience de vie soit une expérience correctrice pour lui.

Mais entre le projet pédagogique sur papier et sa mise en œuvre sur le terrain, il existe souvent un fossé plus ou moins large.

C’est le psychiatre hongrois Iván Böszörményi-Nagy qui a été l’un des premiers à attirer notre attention sur le fait qu’un jeune peut ne pas collaborer très longtemps à un projet qui disqualifie ses parents. Très vite il se sent pris dans un conflit de loyauté.

Donc que l’on cherche à restaurer le lien abîmé entre les enfants et leurs parents ou au contraire, à détacher ce lien pour permettre aux enfants d’investir des adultes plus fiables, plus sécures, il est important que les enfants voient les professionnels faire tout ce qu’ils peuvent pour aider papa et maman à devenir de meilleurs parents.

Il convient ainsi d’éviter de placer l’enfant ou l’adolescent dans un problème de loyauté clivée qui lui donne le sentiment de trahir ses parents s’il coopère avec des professionnels qui seraient contre eux. En effet, si les parents se vivent comme injustement traités, cela peut amener les enfants à vouloir les protéger, les sauver ou même les venger.

La rencontre avec les familles d’enfants placés en foyers éducatifs

En décembre 1979, en Belgique, une circulaire voit le jour sous l’impulsion de Jean Dols, un inspecteur pédagogique avant-gardiste. Elle encourage les institutions, les foyers éducatifs, à travailler avec les familles des enfants qui leur sont confiés. Cette circulaire permet de continuer à percevoir les subventions quand le jeune est réintégré dans sa famille après un placement, à condition d’assurer un accompagnement du jeune et de ses parents dans leur milieu de vie.

Selon la théorie de la dissonance cognitive du psychologue américain Léon Festinger, chacun d’entre nous aspire à vivre en harmonie avec

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lui-même. Vivre en harmonie avec moi-même, cela signifie : faire en sorte que mes actions (le niveau comportemental), mes pensées et mes opinions (le niveau cognitif) et mes sentiments (le niveau affectif) ne soient pas en contradiction les uns avec les autres. Lorsqu’il y a rupture dans cet équilibre (par l’introduction de nouvelles données), une recherche d’ajustement se produit pour tenter de réduire l’inconfort provoqué par la dissonance cognitive. La personne tente de reconstruire une consonance, une harmonie.

Lorsque l’on s’occupe d’adolescents en considérant les attitudes de leurs parents comme possiblement très destructrices pour leurs enfants, cette harmonie mentale existe car les pensées, les sentiments et les comportements sont alignés sur le principe « les tenir au maximum éloignés de leurs parents ».

Mais si en changeant d’institution, on débarque dans un foyer qui se donne pour mission de travailler avec les parents pour qu’ils soient en mesure de ré-accueillir leurs enfants après un placement, alors, pour éviter la dissonance cognitive, on est obligé de modifier notre regard sur ces parents. Comment collaborer avec ceux que naguère nous avons évités et décriés ?

L’analogie vaut ce qu’elle vaut mais c’est comme si l’on devait passer de la posture de Procureur à celle d’avocat : ils parlent tous les deux de la même personne, mais le premier avec l’intention de la faire condamner et le second dans le but de la faire acquitter.

Le recours à la formation pour échapper à la dissonance cognitive

Pour ne pas en rester au stade des petits bricoleurs bien intentionnés, il est impératif de nous former. En effet, l’accompagnement des parents ayant fait l’objet de signalement est un travail contre-intuitif. Il faut souvent faire autrement de ce que nous dicte notre bon sens. En être conscient aide à trouver une bonne distance. Nous devons apprendre à nous méfier des bons conseils qui nous viennent spontanément à l’esprit ; pourquoi d’autres n’y

auraient-ils pas pensé avant nous et cela n’a rien arrangé pour autant.

Nous nous tournons vers différentes sources de formation :

L’approche systémique et la thérapie familiale : nous participons à des séminaires de formation avec notamment Mony Elkaïm ou Siegi Hirsch. Nous bénéficions de la supervision de cliniciens formés à l’approche systémique, notamment Christine Vander Borght

L’expérience de Chevrens, une maison d’enfants dans le Canton de Genève en Suisse ; expérience qui nous est relatée par Guy Ausloos, psychiatre belge, auteur du livre « La compétence des familles ». A Chevrens, ils tenaient ces propos aux parents : « Le juge a décidé de nous confier votre enfant, nous sommes d’accord pour assurer l’hôtellerie, veiller à ce que votre enfant ne manque de rien au niveau matériel. Mais pour tout ce qui concerne son éducation, nous avons besoin de vous. C’est vous qui connaissez le mieux votre enfant. Nous ne prendrons aucune décision concernant votre enfant sans vous avoir concerter au préalable. Nous vous proposons de décider ensemble. »

C’est un revirement extraordinaire. Jusqu’alors, les parents avaient toujours entendu plus ou moins le même discours : « Vous devez changer et tant que vous ne changez pas, vous ne récupérerez pas votre enfant. Aujourd’hui, des éducateurs leur disent : « Nous avons besoin de vous pour mener à bien notre mission ».

C’est une fameuse requalification dans ce contexte où, comme le dit Anne-Pascale Marquebreucq, le placement d’un enfant active une triple désignation :

les parents comme mauvais ; les troubles du comportement de l’ado

comme symptômes de leurs dysfonctionnements ;

le foyer comme étant la bonne institution, de bons parents de substitution

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Nous cherchons à tirer enseignement d’une étude à Bruxelles sur la nécessaire reconnaissance réciproque de l’autorité du Juge et de celle des parents.

A l’époque, cette étude menée à Bruxelles montrait que les interventions du juge des enfants étaient habituellement mal reçues par les pères maghrébins. Que se passait-il ?

Le juge fonctionne avec un système de valeurs et de représentations à propos de l’autorité parentale qui est celui de notre Société. A l’inverse de personnes issues notamment du Nord de l’Afrique, l’autorité du père n’est ni un droit absolu, ni un droit divin. C’est un ensemble de droits et de devoirs accordés par l’Etat. Les parents sont en quelque sorte les administrateurs délégués chargés de mettre en œuvre un processus d’éducation et de socialisation. S’ils ne le font pas, ou s’ils ne le font pas correctement, l’Etat peut leur reprendre leur mandat.

Le fait délinquant est une porte d’entrée qui ouvre une possibilité de regard sur la manière dont les enfants sont éduqués et socialisés. Ce droit de regard a besoin d’une relative transparence pour pouvoir s’exercer. Les mesures imposées par le juge des enfants visent, entres autres, à rendre visible et transparent le fonctionnement familial. (Mais en cas de dérapage, ce droit de regard peut devenir droit d’inquisition. La question de la bonne distance est encore plus délicate lorsque notre mission porte à la fois sur l’aide et le contrôle. Comment ne pas passer pour des agents doubles qui seraient disqualifiés par les deux parties ?) Le juge saisi par le Parquet et éclairé par l’étude sociale de la déléguée, devient alors un nouveau père garant d’un meilleur fonctionnement éducatif. Mais si le père ne commande plus, les enfants deviennent orphelins. L’autorité du magistrat à elle seule risque de ne pas être suffisante pour empêcher l’ado de se mettre en danger (ou de mettre en danger d’autres) à travers ses comportements.

L’autorité du père et celle du juge doivent être complémentaires pour être structurantes et efficaces. Mais l’autorité du juge ne peut être

reconnue par le père en difficulté que si elle vient restaurer sa propre autorité. Ce n’est qu’à cette condition que le père peut accepter, voire même solliciter une intervention du juge pour l’aider à retrouver l’autorité nécessaire pour faire obéir ses enfants.

Un juge de la Jeunesse est saisi pour un adolescent dont les parents étaient d’origine maghrébine. Le jeune fuguait de son domicile. Le juge fait d’abord entrer les parents dans son cabinet. Il est à l’écoute de leurs difficultés. Ensuite il prie les parents de rejoindre la salle d’attente et il reçoit l’adolescent pour savoir de quoi il se plaint. Enfin, il réunit tout le monde dans son cabinet pour tenter de concilier les divergences de vue. Il invite chacun à faire preuve de souplesse pour la négociation de l’argent de poche, le nombre de sorties par mois, les heures de rentrée à la maison, etc.

A travers cette manière de procéder, les parents se sentent diminués et affaiblis dans leurs compétences. Ils se vivent doublement coupables : d’une part, ils ont un fils qui fugue et commet des délits et d’autre part, ils se sentent mis en accusation par les questions du juge qui cherche à mieux comprendre comment cela se passe à la maison : « Vous le sanctionnez comment ? Lui donnez-vous de l’argent de poche ? Vous intéressez-vous à ce qu’il fait à l’école ? Participez-vous aux réunions de parents ? Etc. »

Dans les familles maghrébines, l’ado ne négocie pas d’égal à égal avec le père. Ce dernier le vivrait comme une disqualification de son autorité.

Le père pourrait finir par dire au juge : « Vous me déclarez incapable, je n’ai plus rien à dire à mon fils, alors prenez-le et débrouillez-vous avec lui ! » Et l’on observe fréquemment des jeunes qui mettent en échec leur placement en institution. Après avoir soufflé pendant quelques temps, ils fuguent ou versent dans l’inertie, ils refusent de continuer à coopérer avec une mesure d’aide pour eux qui discréditent leurs parents. Ce sont leurs sentiments de loyauté qui reprennent le dessus.

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Et puis il y a la découverte de ce livre de Jay Haley : « Nouvelles stratégies en thérapie familiale ». C’est un ouvrage très pratique, qui traite de questions concrètes que nous rencontrons sur le terrain. Par exemple, vous accompagnez une mère régulièrement déprimée qui néglige sa fille ; la petite est parentifiée. Comme c’est souvent le cas dans les situations de carences, cette femme ne supporte pas qu’on lui dise ce qu’elle doit faire.

Pour éviter le phénomène de la « rétractance » que l’on pourrait définir simplement comme ceci : « Comme je n’ai pas le pouvoir de m’opposer ouvertement à la mesure imposée par le juge, je fais comme si j’étais d’accord avec les suggestions de l’éducateur de l’AEMO qui vient me rendre visite et ensuite je fais comme il me plaît ! » - , la question très pragmatique devient alors : Comment élever la mère dans la hiérarchie pour qu’elle se conduise en parent compétente et attentive, sans pointer du doigt ses insuffisances, ni lui dire ce qu’elle devrait faire ?

En effet, tenter de dire à un parent négligent comment il doit prendre ses responsabilités risque d’empirer la situation en le plaçant dans une situation encore plus basse. Comment donc amener cette mère à s’occuper volontairement de sa fille sans exercer sur elle une autorité qui l’empêcherait de prendre cette responsabilité ?

Nous nous rendons compte que c’est vraiment un autre métier qu’il nous faut apprendre.

C’est à travers l’étude de cet ouvrage de Jay Haley que nous allons apprendre le b.a.-ba de notre métier d’intervenant familial et ensuite découvrir l’école de Palo Alto connue à travers les travaux de Gregory Bateson, Paul Watzlawick, John Weakland, Richard Fisch, etc. qui insistent énormément sur la prise en compte du contexte d’intervention.

Un contentieux avec les services sociaux

Il nous appartient de prendre en compte le fait que les familles qui ont un dossier au Tribunal de la Jeunesse ou chez le juge des enfants depuis très longtemps – parfois depuis plusieurs générations – ont souvent un contentieux non résolu avec les services sociaux.

Il est utile de se souvenir que nombre de ces parents n’ont aucune confiance dans la possibilité d’être aidés. Ce n’est pas seulement l’image d’eux-mêmes qui est négative (une image d’eux-mêmes qui ferait qu’ils ne s’estiment pas dignes d’être aidés) mais aussi l’image de la relation : « Si j’accepte d’entrer dans cette relation avec cette assistante sociale ou avec cet éducateur, je vais me faire avoir ».

Ils n’ont jamais trop bien compris les interventions du juge, ni celles des services.

Ils se sentent trahis et victimes de fausses promesses d’aide.

Ils cultivent l’idée que l’aide qui leur est donnée sert à mieux les contrôler et a pour finalité de leur enlever leurs enfants. Même si nous nous montrons respectueux et bienveillants, c’est d’abord avec cette expérience là qu’ils nous approchent.

Pour bâtir l’alliance thérapeutique, il convient d’aller à la rencontre de leurs expériences antérieures avec les services sociaux, aussi bien les expériences positives que les expériences

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douloureuses. Cela nous apprend énormément sur ce qu’il convient de faire et d’éviter.

Remarquez que ces vécus sont souvent éprouvés en miroir par les intervenants déçus, découragés, qui finissent par perdre confiance dans les capacités de changement des gens. A peu près tous, nous connaissons cela. Dans ces cas-là, la fausse juste présence, ce serait plutôt l’absence : « Pourvu qu’ils aient oublié notre rendez-vous d’aujourd’hui et qu’ils ne soient pas là ! » Cela nous renvoie au titre de l’exposé de mes collègues Samira Bourhaba et de Yves Stevens. Edith Tilmans-Ostyn insiste pour que, non seulement nous prenions le temps d’examiner avec les membres de la famille leurs vécus par rapport aux mesures antérieures, mais aussi pour que nous leur apprenions à se protéger de nous, de nos erreurs, de nos dérapages, même si nous sommes animés par les meilleures intentions du monde. « Madame, Monsieur, j’ai besoin que vous me rassuriez sur le fait que vous vous autoriserez à me le dire sur je vous parle sur un ton qui ne vous convient pas, si vous vous sentez rabaissés si je vous fais l’une ou l’autre suggestion, ou encore si ça fait mal quand je pousse à tel ou tel endroit. Si je vous sais capable de vous protéger vous-mêmes de mes maladresses, en me le disant, vous me faites un beau cadeau car je peux avancer avec vous sans devoir tenir le pied à la fois sur le frein et l’accélérateur. » La bonne distance devient alors, comme le dit Xavier Bouchereau, celle que le sujet supporte.

Quelques repères pour apprécier la bonne distance, la juste présence

Quels peuvent être les signes de notre manque de recul :

Le surinvestissement

Quand nous surinvestissons une situation, nous perdons la bonne distance car nous nous

comportons comme si nous étions devenus un membre de la famille. Si nous sommes pris à partie, nous pouvons aisément tomber dans le piège des reproches et des menaces car nous avons laissé le problème de la famille devenir notre problème.

Il est particulièrement difficile d’éviter ce piège quand quelqu’un se met à critiquer outrageusement un enfant, une personne handicapée ou une personne âgée. Nous nous sentons alors investi de la mission de sauver la victime en contre-attaquant l’agresseur.

Généralement cette contre-offensive a pour effet de réduire les chances de voir cette personne aboutir à une perception honnête de son comportement. En effet, en procédant de la sorte, nous consolidons son attitude défensive.

Quand nous avons envie d’accuser ou de menacer un membre d’une famille, nous recevons le signal de notre surimplication, de notre surinvestissement et de notre incompréhension des sentiments et des enjeux présents dans la situation.

Il est très rare de rencontrer un être humain franchement méprisable et horrible. Par contre, il n’est pas rare de rencontrer des gens qui se comportent de manière horrible et méprisable à l’égard de membres de leur famille, plus particulièrement à l’égard des plus faibles et ceci à cause de leur histoire, de ce qu’ils ont vécu. Nous pouvons contribuer à modifier les conditions qui font qu’ils agissent de la sorte mais probablement pas en les accusant ou en les menaçant, par exemple de faire part de leur attitude, dans notre prochain rapport au juge.

Nous savons que la crainte des conséquences négatives en cas de non collaboration n’est pas suffisante pour créer une dynamique de changement.

La question est de savoir si les gens font l’expérience d’une humanité partagée, s’ils rencontrent un autre monde, une autre altérité en étant en contact avec nous ?

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Ils peuvent se réapproprier une mesure d’aide qui, au départ leur a été imposée, s’ils peuvent trouver, à travers notre engagement, une reconnaissance des souffrances qu’ils ont vécues de leur enfance à aujourd’hui et que l’on a ignorées jusqu’à présent.

Tout le monde, famille et intervenants, peut s’en trouver grandi si ce travail qui prend en compte leurs vieilles cicatrices encore ouvertes ne se fait pas au détriment du soin à apporter à leurs enfants. En effet, il existe le risque qu’à trop se focaliser sur l’enfant en souffrance qui vit à l’intérieur du parent, là en face de nous, nous en arrivions à oublier ses enfants (L. Regout).

Prendre parti

Accuser ou menacer un membre d’une famille, c’est prendre parti. Quand nous prenons parti, nous dit John Weakland, nous accréditons l’idée qu’il y a des bons et des mauvais et nous laissons entendre que nous sommes incapables de nous montrer loyaux en faisant preuve de la même compréhension à l’égard de tous.

Pour justifier une telle attitude, on peut toujours dire que l’un a raison et l’autre tort ou encore que l’un est victime et l’autre persécuteur. Le plus souvent, pareille lecture d’un 1er niveau ne tient pas longtemps la route. Une famille est un système complexe où les gens se comportent apparemment comme s’ils étaient des auteurs et des victimes.

Par exemple, Mara Selvini a montré à travers le PAT du couple (PAT comme au jeu d’échecs lorsque la partie peut se poursuivre indéfiniment sans qu’il n’y ait jamais de vainqueur ni de perdant) comment les deux conjoints qui n’arrivent ni à bien vivre ensemble, ni à se séparer définitivement contribuent chacun à leur manière à la perpétuation d’un jeu sans fin : l’un, le « provocateur actif » à travers des stratégies ouvertes de domination et de contrôle et l’autre, le second : le « provocateur passif », de manière souterraine, à travers des stratégies implicites de boycottage, de résistance passive, de culpabilisation et de victimisation.

Notre travail nous oblige à des prouesses d’équilibristes. Nous devons être suffisamment « inclus » dans une famille pour pouvoir l’observer et avoir accès à l’information utile pour favoriser un changement souhaitable mais, en même temps pas trop imbriqués pour éviter de perdre notre liberté de penser et d’action. Si nous sautons dans le puits pour secourir celui qui est tombé à l’intérieur, quelle sera encore notre efficacité ?

La plupart d’entre nous avons choisi ce métier d’aidant, de soignant, pas par hasard. Alfredo Canevaro dit que nous sommes les thérapeutes échoués de notre propre famille. Nous avons développé une sensibilité particulière qui nous pousse à agir avec compassion. Cet état d’esprit positif fait également que dans certaines situations qui entrent en résonance avec notre vécu personnel, il n’est pas toujours facile de distinguer l’empathie du « surinvestissement ».

Voici trois points de repère suggérés par John Weakland et John Herr pour faciliter cette distinction :

Les problèmes des personnes dont nous nous occupons deviennent nos propres problèmes Lorsque nous rentrons le soir chez nous avec en tête les problèmes de nos clients, nous sommes en train de leur rendre un mauvais service. Plus les gens ont du pouvoir sur nous, plus nous y pensons et plus nous en parlons en dehors du boulot.

Nous sommes plus préoccupés par la situation que les personnes directement concernées Un autre signe de notre trop grande implication est le fait que nous voyons des problèmes là où personne d’autre que nous n’en voit. C’est un peu comme si l’on disait à des parents : « Vous devriez vous sentir tracassés par ceci ou cela… » Vous allez me dire que c’est une caractéristique du travail social que de voir des problèmes là où les familles qui ne nous ont pas sollicité n’en voient pas. C’est vrai, il y a une dimension

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normative à nos interventions. C’est-à-dire que nous sommes mandatés pour amener des gens à respecter des normes sociétales qu’ils ne partagent pas nécessairement.

Néanmoins, il est plus opérationnel d’aborder les sentiments que eux ressentent plutôt que les problèmes que nous voyons pour eux. Cela peut créer une ouverture que nous pourrons utiliser ensuite pour les sensibiliser à la souffrance tue ou aux besoins non rencontrés de leurs enfants.

Quand aider n’est pas aidant ! Quand tout ce que nous faisons ne contribue pas à faire évoluer favorablement la situation ! Lorsque le problème de la famille devient notre problème, quand nous voyons des problèmes là où les membres de la famille n’en voient pas, nous nous trouvons alors dans une situation où nous risquons d’en faire TROP. Nous nous efforçons d’établir une distinction entre « être utile » opposé à « être aidant ». Pourquoi ? Le plus gros écueil pour un intervenant social serait de vouloir aider quelqu’un d’autre. Au plus, on essaie d’aider, au plus on risque d’investir d’orgueil et d’estime personnelle dans l’accompagnement ou dans le « traitement » entrepris. Les familles ont rarement besoin d’un intervenant social dont le Moi et l’estime personnelle soient aussi étroitement liés à la réussite du « suivi ».

Ils ont davantage besoin d’un intervenant capable de leur offrir un autre regard sur ce qui leur arrive, qui cherche à dégager avec eux plusieurs alternatives possibles et les laisse mettre en place l’option qui leur convient ; tout cela en respectant leur propre rythme. Ce qu’ils feront ensuite sera de leur propre responsabilité.

Le plus souvent lorsque nous nous montrons trop aidant, c’est que nous sommes animés d’une sympathie sans discernement à l’égard de la famille (ou à l’égard de l’un de ses membres) au point que nous les privons de la possibilité de s’aider eux-mêmes.

Pour éviter le surinvestissement, il est bon également de se souvenir de cette recommandation de John Weakland : il est plus utile de permettre aux « clients » de découvrir combien ils sont habiles et créatifs plutôt que de les amener à percevoir combien nous sommes intelligents et compétents.

« Oui mais… nous, on est mandatés pour être du côté de la protection des enfants ! »

« Tout cela est très bien » pourriez-vous me rétorquer, mais en tant que professionnel de l’Aide Sociale à l’Enfance, nous sommes mandatés pour être du côté de la Protection de l’enfant. S’il est en situation de danger, s’il est négligé ou maltraité par ses parents, nous devons prendre le parti de l’enfant. Et vous auriez raison ! Du moins, en partie. Etre du côté de la protection des enfants, ce n’est pas nécessairement être contre leurs parents. Ne pas protéger un enfant maltraité, c’est également : ne pas protéger son parent maltraitant de l’image détestable qu’il peut avoir de lui-même quand il va trop loin, quand il abîme son enfant.

Dans ce contexte où tous les partenaires ne disposent pas du même pouvoir et des mêmes moyens pour s’affirmer, satisfaire leurs besoins ou se protéger de la violence ou de la folie des autres, comment trouver la juste posture ?

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La responsabilisation des parents

Il est rare que les parents soient en mesure de réaliser et d’admettre qu’il existe un lien entre leurs problèmes et les comportements problématiques qu’adopte leur enfant. Et quand les parents ne voient pas la souffrance de leur enfant, cela peut provoquer des dégâts à long terme.

Vivant dans un contexte perturbé, l’enfant, dans un premier temps cherche à se montrer conforme pour ne pas ajouter des soucis à ses parents qui ne s’en sortent déjà pas avec leurs problèmes. Mais si son contexte de vie demeure aussi anxiogène, imprévisible ou chaotique, son mal de vivre finit par lui sortir par tous les pores de la peau. Comme il ne peut pas le verbaliser et le mentaliser, il arrive fréquemment qu’il somatise ou qu’il développe des problèmes de comportements pour lesquels il est critiqué. « Tu es vraiment méchant, tu n’en fais qu’à ta tête, tu nous pourris la vie, etc. »

Il se sent injustement traité par ses parents. Lui qui a le sentiment de s’être beaucoup sacrifié (ou d’avoir été sacrifié) se retrouve puni, blâmé, stigmatisé ou rejeté. Son sentiment d’abandon, voire de trahison peut contribuer à l’explosion de ses symptômes. Et s’il se retrouve seul à devoir rendre compte de ses comportements problématiques devant un juge, son vécu d’injustice risque de s’exacerber. Alors, sans pour autant déresponsabiliser l’ado de sa part personnelle, il s’agit alors de questionner avec les parents, souvent en présence du jeune, leur propre niveau de responsabilité par rapport :

à ce qu’ils ont apporté et apportent encore de bon, de nourrissant à l’enfant, à l’ado ;

aux erreurs du passé, aux choix qu’ils ont posés et qui se sont avérés préjudiciables au bon développement des enfants ;

aux conflits ou coalitions dans lesquels les enfants ont été pris en otages ;

au fait qu’un enfant (ou un adolescent) ait dû porter le désespoir de l’un des ses parents et qu’il se soit retrouvé parentifié.

Non à la manière de juges qui se croiraient au-dessus de tout soupçon mais en tant que frères humains, nous pensons utile d’interpeller de manière bienveillante les parents et soutenir les enfants dans ce questionnement.

L’important est de savoir choisir le bon moment, pouvoir tenir notre frein et permettre aux parents de mieux se comprendre et se réconcilier quelque peu avec eux-mêmes avant d’en venir au volet de la responsabilisation. En effet, toute précipitation risque d’être assimilée à une déclaration de guerre et venir ainsi compromettre le processus.

Si nous réussissons à ce qu’ils se restaurent dans leur estime personnelle, du même coup, ils sont davantage ouverts à entendre et reconnaître la souffrance muette de leur ado. Ainsi celui-ci n’aura-t-il plus autant besoin de les attaquer et de les remettre en question de manière souterraine et inconsciente à travers les problèmes qu’il pose et les délits qu’il commet.

En résumé, nous poursuivons l’objectif que l’adolescent puisse arriver à questionner ses parents, devenus plus réceptifs, voire même à verbaliser des critiques circonscrites à leur égard.

Cette démarche le dispensera de continuer à se détruire pour obtenir la reconnaissance de ses souffrances suintantes et la réparation symbolique des préjudices subis.

Cela implique d’accompagner les parents dans un travail autocritique qui puisse déboucher sur l’acceptation de leur contribution spécifique, souvent non voulue, à la détresse de leur enfant.

Nous ne sommes pas pour autant à l’abri d’autres biais, par exemple le renforcement positif, la valorisation à tout prix des parents, notamment pour nous faire accepter par eux.

Alice Miller parlait du risque que la thérapie de famille ne prône trop rapidement une réconciliation familiale avant que les enfants n’aient été légitimés dans leur vécu, leurs sentiments. Si ceux-ci voient leurs parents

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valorisés alors qu’ils n’ont encore rien modifié dans la pseudo bonne relation qu’ils affichent avec leurs enfants, les symptômes et les sentiments d’injustice vécus par ces derniers peuvent s’en trouver exacerbés, conclut la psychologue suisse.

Cette mise en garde me rappelle un entretien avec une maman qui venait de récupérer la garde de sa fille adolescente après plusieurs années où elle avait été absente de la vie de ses enfants. Elle me disait: «Je suis certaine que Jenny doit m’en vouloir de l’avoir abandonnée… » Pour la soulager de son sentiment de culpabilité écrasant, je lui répondais que pendant ces années d’errance, de souffrance et de grande pauvreté, elle n’était pas en mesure d’être davantage présente aux côtés de sa fille, qu’elle la savait entre bonnes mains. Mais elle insistait dans son discours autocritique et je continuais à vouloir la rassurer jusqu’à ce que Catherine, ma collègue, de derrière la glace sans tain, m’appelle, exaspérée, pour me demander quand j’allais enfin donner l’occasion à cette maman d’élaborer son sentiment de culpabilité et reconnaître la légitimité de la colère ravalée de sa fille ?

Peut-être y a-t-il lieu de distinguer les situations d’inadéquation parentale en creux (dépression chronique des parents, négligences répétées, parentification d’un enfant, etc.) des situations de violence physique ou sexuelle. Dans ces cas, obtenir la reconnaissance des faits peut s’avérer être une démarche plus délicate en termes de juste posture.

Travailler le déni versus la reconnaissance

Le piège des échanges polémiques avec les auteurs de violences

C’est un authentique challenge pour nous de renoncer aux échanges polémiques avec les auteurs d’agressions sexuelles, principalement à propos des actes délictueux qu’ils ont posés et des conséquences pour leurs victimes. Pouvoir lâcher prise sur l’objectif d’obtenir rapidement

une reconnaissance des faits augmente pourtant les chances de créer une réelle ouverture pour le traitement ou pour l’accompagnement.

Avancer à l’aide de questions ouvertes

Il est plus thérapeutique d’avancer à travers des questions ouvertes qui préservent au parent maltraitant un authentique statut de sujet:

« Qu’est-ce que nous pourrions faire au cours de nos entretiens qui pourrait vous être utile ?

« Comment comprenez-vous que vous en soyez arrivés là ?»

« Quelles sont les accusations portées contre vous ? »

« Vous, comment appelez-vous les gestes que vous avez posés ? »

« Pour vous, est-ce des abus sexuels (ou selon les cas, de la violence conjugale ou des mauvais traitements physiques) ? »

« Dans quelles situations, en fonction de vos propres critères, estimez-vous, vous, avoir été trop loin ? » (…)

Cela n’exclut pas que nous puissions être dans la confrontation, quelques fois abrupte mais toujours bienveillante.

⎯ « Entre la déclaration de la victime (ou ce que j’ai lu sur les PV) et ce que vous me dites là, il y a un écart trop important. Je suis prêt à vous donner un coup de main mais pour cela j’ai besoin de connaître votre problème et il n’y que vous qui pouvez me le dire » (…)

⎯ « Donc, ça veut dire que vous ne me croyez pas ? »

⎯ Ce n’est pas que je ne vous crois pas mais ce que je comprends, c’est qu’il est bien difficile pour vous de reconnaître ce que vous avez fait à votre fille ! »

⎯ « Bon, écoutez, moi je suis venu ici parce que je veux revoir mes enfants, c’est clair ? »

⎯ C’est bien que vous vous responsabilisiez par rapport à vos enfants. Vous comprendrez en même temps que les responsables de la Protection de la jeunesse ne puissent pas prendre le risque de vous

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remettre en contact avec vos enfants avant d’avoir mieux compris qui vous êtes et d’évaluer les facteurs de risque. Parce que je suis convaincu que vous ne voulez plus faire revivre cela à votre fille, n’est-ce pas ? ».

Comme le dit notre collaborateur québécois Alain Perron, on ne manœuvre pas un paquebot comme on fait virer un canoë-kayak. Il faut aussi pouvoir lâcher prise sur l’objectif d’obtenir rapidement des aveux, (je devrais dire la reconnaissance) ceci afin de favoriser leur implication dans le traitement. Il nous appartient de prendre les personnes là où elles sont et non là où nous voudrions qu’elles soient, d’emblée en train de se remettre en question. Comme les autres patients, ces hommes ont besoin d’un maximum de sécurité pour s’engager un peu plus loin dans le processus de responsabilisation. Dès lors, nous pratiquons « l’accueil positif » plutôt que la neutralité bienveillante. Nous sommes à l’écoute, nous témoignons de l’intérêt pour ce que nous disent ces personnes, nous reformulons et nous cherchons à faire préciser leurs pensées en évitant les jugements et les interprétations faciles. Au vu des actes monstrueux qu’ils ont commis, cette démarche est loin d’être évidente. Accompagner ces hommes (et ces femmes) dans un rétro cheminement vers leur histoire difficile d’enfant, collecter des informations sur les étapes douloureuses de leur développement nous aide à ressentir plus d’empathie à leur égard.

Nous nous efforçons également d’être attentif aux affects exprimés : « Je sens que cela vous fait quelque chose quand vous me parlez de la relation que vous aviez avec votre grand-mère, j’entends le timbre de votre voix qui s’est légèrement modifié, parlez-moi de ce que vous ressentez »

Ce questionnement sur leur histoire les reconnecte à des émotions particulières souvent reliées à des ruptures, des abandons, des troubles de l’attachement.

Si, à un moment, je me sens plongé dans la confusion, je me tourne vers mon collègue, et lui demande ce qu’il comprend ou ressent de ce qui se passe.

À ce stade de l’affiliation, de la création du lien de confiance, nous évitons de nous poser en autorité et de confronter les falsifications mensongères souvent issues de l’autosuggestion, du type : « Vous dites que c’est votre fille qui vous recherchait, que c’est elle qui vous a allumé. Ok, c’est comme cela que vous comprenez les choses, nous verrons plus tard que ce n’est pas vraiment comme cela que ça se passe. Mais ce qui est important pour le moment, c’est que vous acceptiez de me parler malgré les difficultés que cela représente pour vous. »

Nous notons ces erreurs de pensées, ces distorsions cognitives pour nous souvenir d’y revenir par la suite.

Il n’est pas très porteur de chercher la question qui va les coincer car cela introduit un enjeu de pouvoir dans la relation. C’est à celui qui va se montrer le plus fin, le plus rusé !

Il faut savoir qu’au delà des difficultés qu’ils éprouvent à répondre à nos questions, il existe chez eux une réelle souffrance.

De même, plus tard, au cours du processus de reconnaissance des faits, si les auteurs tournent autour du pot, s’ils sont dans l’évitement, nous ne les prenons pas de front. Nous validons

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plutôt la difficulté d’en parler : « Ce ne doit pas être évident de reconnaître que l’on a abusé sexuellement d’un enfant ; beaucoup d’hommes dans la même situation éprouvent des difficultés semblables aux vôtres ».

Nous sommes soucieux de mettre en évidence le positif :

« J’ai beaucoup apprécié que vous soyez venu malgré l’appréhension que vous avez peut-être ressentie en sachant que nous allions parler de vos problèmes. »

« J’aime que vous me parliez comme cela, en acceptant de vous poser des questions sur l’effet que peuvent avoir vos crises de colère sur vos enfants. »

« Vous êtes très courageux de faire des efforts pour arriver à regarder la réalité en face. »

Voilà autant de précautions utiles pour créer un lien de confiance avec ces auteurs de violence, ces auteurs d’infractions à caractère sexuel.

La bonne distance et la juste présence dépendent de la manière dont nous gérons nos émotions

En tant que professionnels de la relation d’aide, quand nous entrons émotionnellement en contact avec les situations de mauvais traitements envers les enfants, cela nous impacte dans la mesure où ça vient bousculer notre aspiration légitime à vivre dans un monde de confiance, suffisamment bon et protecteur, le monde d’insouciance auquel nous croyions quand nous étions enfant.

Selon notre capacité à « maîtriser » nos émotions de peur, d’angoisse, de colère, d’impuissance, etc., nous allons développer des réactions et adopter des postures différentes.

Alessandro Vassalli, psychologue italien, propose de distinguer plusieurs sources de malaise, de mal-être chez les intervenants, de transgressions de la « bonne distance » :

Nous pouvons être mal à l’aise à cause du système d’intervention.

soit nous arrivons au mauvais moment ;

soit nous nous sentons démunis au niveau de nos moyens d’intervention ;

soit nous faisons partie d’un réseau de professionnels qui n’arrivent pas à sortir de la disqualification mutuelle, d’une compétition négative ;

ou encore les priorités dans ce qu’il y aurait lieu de faire sont établies en dépit du bon sens.

Entrer en relation avec un enfant, un adolescent, des parents, des grands parents, une famille en grande souffrance et nous approcher du noyau de leur détresse, induit en nous, à travers ce qu’ils nous communiquent, tant au niveau verbal que non-verbal, une angoisse, une insécurité et parfois, une grande peine.

Cela mine notre confiance de base dans l’existence et dans la Communauté des humains, confiance dont nous avons pourtant besoin tous les jours pour être en relation avec les autres.

Les faits de négligence, d’abus, de mauvais traitements physique ou psychologique, la violence conjugale dont les enfants sont les victimes impuissantes, peuvent nous confronter à des aspects de notre histoire personnelle.

Ce qui se vit dans la famille que nous accompagnons nous évoque quelque chose qui est nôtre, qui nous appartient : nos lésions, nos blessures, nos cicatrices encore ouvertes. Ces souffrances non résolues, non dépassées sont réactivées par ce qui se joue dans nos interventions professionnelles.

Dans les situations où des enfants ne sont pas respectés par des adultes, entrent en piste quatre figures qui appartiennent structurellement à la scène de toute forme de mauvais traitement ; il s’agit de :

La victime L’agresseur Le sauveur Le témoin passif

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En méconnaissant la manière dont chacune de ces quatre figures agit sur nous, nous finissons par simplifier toutes les émotions : nous éprouvons la peur ou l’horreur et la rage nous envahit. Car, c’est avec la rage que nous nous protégeons. La rage se construit avec la colère qui vient s’ajouter à notre sentiment d’impuissance.

Ainsi, plutôt que de chercher à comprendre l’expérience que nous vivons, en prenant du recul, nous pouvons être dans l’agir, dans le passage à l’acte.

L’impuissance de la victime réveille et réactive la nôtre.

Si nous ne comprenons pas le sens et la source des émotions spécifiques qui nous assaillent, il nous arrive de mettre en actes des comportements qui sont des manifestations de notre propre souffrance ; ces comportements appartiennent généralement à deux grandes catégories de réactions :

L’évitement (« Moi, je ne veux pas travailler avec ces gens-là, ce sont de vrais tarés ! »)

L’hyper-identification (aux victimes et à leurs souffrances).

Lorsque nous sommes atteints dans notre confiance au monde, lorsque nous éprouvons de la frustration liée à la perte de contrôle sur les éléments insécurisants de notre environnement, alors nous pouvons adopter des réactions fonctionnelles telles que l’indignation. Le sentiment d’indignation permet de nous raccrocher à ce qui, à nos yeux, est « normal » et juste.

Si nous n’élaborons pas nos sentiments, il arrive que nous restions fixés à la rage sous-tendue par l’indignation. Nous pouvons alors verser :

dans l’agitation, dans le surinvestissement, dans l’activisme sans discernement (en faire

trop), ou alors nous laisser gagner par un

inconfort dépressif, par un désir de renoncement dicté par des

sentiments d’inutilité et d’impuissance.

Nous nous identifions massivement au vécu de la victime et nous demeurons scotchés à la posture de la contre-identification à l’agresseur ; posture qui se rigidifiant devient contre-productive.

Peuvent alors apparaître des fausses notes entre ce que nous pensons et la manière dont nous le formulons à la famille ; à l’agresseur ou au parent insuffisamment protecteur.

Nous risquons de communiquer nos messages sur un mode agressif et devenir maltraitants. Lorsque nous nous laissons aller à contre-attaquer l’agresseur, avec des mots qui appartiennent à notre jargon professionnel, c’est le signe d’un manque de recul auquel nos métiers nous exposent tous les jours.

C’est parce que nous n’arrivons pas à tolérer notre impuissance et à calmer la victime angoissée et agitée que nous éprouvons de la colère et que nous devenons maltraitants.

Dès lors, Vassalli préconise l’introduction d’un 5ème personnage qui assure une fonction réflexive : l’adulte respectueux. Ce 5ème personnage, nous l’introduisons sur scène pour ne pas rester prisonnier de l’impact des 4 premiers personnages.

Cet adulte responsable, respectueux, humain, capable de recul professionnel et conscient de la difficulté de travailler avec ces situations,… même au cœur du drame, il conserve son aptitude à réconforter, ainsi que son sens de l’équité.

Souvent nous devons passer par un travail exigeant sur nous-mêmes pour être capable d’entrer dans les chaussures de ce cinquième personnage, quel que soit le caractère éprouvant de la situation.

Monsieur Seret a agressé sexuellement la fille aînée de son épouse et les trois enfants qu’ils ont eu ensemble : Clara et Sonia, les 2 filles et Ludo, un garçon de 7 ans. La maman a divorcé et introduit une

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demande de déchéance des droits parentaux de son ex-mari. Malgré le fait que Ludo réclame régulièrement de revoir son père incarcéré, elle veut que le père soit interdit à vie de tous contacts avec ses enfants.

Après avoir beaucoup peiné pour obtenir l’adhésion de la mère, nous rendons visite à Monsieur Seret. Il est en prison depuis 2 ans, il en a pris pour 15 ans ferme. Notre objectif est d’obtenir sa coopération pour remettre le monde à l’endroit dans la tête de Ludo. En effet, Ludo croit que ce sont ses sœurs qui sont les responsables de l’incarcération de son père, puisqu’elles n’ont jamais dit « non ».

Le jour du dévoilement, Ludo hurlait de crainte d’être emmené en prison comme son père. Malgré un suivi thérapeutique démarré il y a presque deux ans, Ludo continue à se dessiner en prison à côté de son père. Car, tout comme son père, il a reçu des fellations de ses sœurs. Malgré tous les messages répétitifs des adultes autour de lui, il continue à se considérer comme un auteur et non une victime.

Monsieur Seret pourra-t-il nous aider, à travers des courriers, à corriger ces erreurs de pensée dans la tête de Ludo ?

Un homme très maigre, à l’image d’un rescapé des camps, mal rasé et manifestement privé de douche depuis plusieurs jours, nous est amené au parloir d’avocats par un gardien désinvolte. Personne ne l’a prévenu de notre visite, il ne s’y est donc pas préparé.

Monsieur Seret nous regarde avec de grands yeux qui sortent de leur orbite caverneuse, l’air de nous dire : « Mais qu’est-ce que vous me voulez vous deux ? » Il est dans la reconnaissance des faits et de sa pleine responsabilité dans les agressions sexuelles qu’il a imposées à ses enfants. Ce qui devrait faciliter notre travail. Il dit regretter à fond mais ne plus

rien pouvoir y faire maintenant que le mal est fait.

En prison, il a tout le temps de se poser des questions mais ici, ce n’est pas comme dehors, on n’arrive pas à réfléchir. Et ce n’est pas le psychiatre ou la psychologue qu’il a vu une seule fois en deux ans qui vont l’aider à comprendre.

Comprendre quoi ?

« Et bien, je ne suis pas né comme ça, alors pourquoi est-ce que j’ai fait ça ? »

Pendant l’entretien que nous avons ensemble, sans vraiment se plaindre, il nous dit plusieurs choses qui révèlent sa solitude et sa grande misère. Il nous parle de son enfance désastreuse.

Depuis qu’il est en prison, il n’a reçu aucun coup de fil, ni aucune visite.

Comme seule famille, il a encore sa mère, mais celle-ci semble l’avoir oublié. Il y a aussi ses enfants avec lesquels il est interdit de contact. « Ils doivent penser que je les ai complètement oubliés. »

A l’étage où il est enfermé, les détenus n’ont plus aucune activité : le sport a été supprimé car il y a avait du racket dans les couloirs.

Il a renoncé à la télévision qui est payante pour pouvoir s’acheter des légumes frais à la cantine.

Il passe ses journées à dessiner des Walt Disney, des Mickey, Dingo et Cie. Avant, il ne lisait jamais, maintenant il lit blindé mais seulement les articles écrits en grosses lettres car il n’a pas d’argent, pas d’apport extérieur, pour s’acheter des lunettes. Il ne sait pas quel jour on est, car dans sa cellule, il a un calendrier qui date d’il y a deux ans. Etc.

L’écouter décrire ses tristes conditions de vie, touche en moi les contreforts de ma

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sensibilité, les flancs d’une certaine vulnérabilité. Spontanément, je me sens porté à rechercher des solutions concrètes à ses problèmes de solitude, d’absence de soutien psychologique, de problèmes oculaires.

Mais je sais que lorsque le refuge dans des actions de sauvetage n’est pas accompagné d’un travail de la pensée, un travail d’élaboration mentale, plus rien ne distingue le professionnel de la relation d’aide du visiteur bienveillant. Dans ce cas, je travaillerais sans doute autant pour me soulager de l’état de déstabilisation émotionnelle qui m’envahit que pour apporter un peu d’humanité à cet homme qui s’en est exclu.

C’est ainsi que la tentation est grande de profiter de cette situation de grande carence qui rend cet homme totalement à la merci de ceux qui daignent lui rendre visite. Nous sommes les premiers depuis le jour de son incarcération. Ce contexte de vulnérabilité du détenu confère aux intervenants un pouvoir accompagné parfois d’un sentiment de toute puissance qui réduit le « client » au statut de débiteur psychique.

Tout comme moi, Catherine, ma collègue, a été traversée par l’idée de demander à cet homme paumé de combien d’argent il a besoin pour s’acheter une paire de lunettes.

En supervision d’équipe, je réalise la similitude de l’effet que produit sur moi l’état de dénuement de monsieur Seret avec ce qui a pu pousser les enfants à « coopérer » avec cet homme malheureux. Il me donne envie de lui donner de l’argent, de lui envoyer un calendrier, de démarrer un accompagnement de soutien.

Bien que je sois conscient du risque de transgresser le cadre institutionnel qui m’interdit de me poser en sauveur si je veux conserver l’espoir d’avoir un impact

thérapeutique sur lui et ses enfants, tout me pousse à faire preuve d’humanité et de générosité, comme si les deux attitudes étaient équivalentes. Avec le risque que la réponse émotionnelle se substitue à la réponse professionnelle dont elle masquerait les exigences.

Monsieur Seret se montre tellement fébrile que les autres se sentent induits à aller au-delà de leurs limites. Si je me dégage de l’envahissement de mon sentiment de compassion, je me souviens plus aisément qu’il n’a pas seulement joué sur l’apitoiement pour obtenir le pseudo-consentement de ses enfants, il a également menacé de tuer les animaux de compagnie de l’aînée, si elle parlait.

En prenant du recul, nous pouvons nous remettre à penser : si lors de notre visite, monsieur Seret reçoit des « bénéfices secondaires », nous allons brouiller les cartes, l’amener à se comporter pour continuer à recevoir ces avantages et ainsi risquer de re-perdre de vue les besoins de ses enfants.

Ce que je ressens peut être très similaire aux vécus des victimes. Pour pouvoir supporter ma souffrance émotionnelle, mon esprit a recours aux mêmes mécanismes de défense, à savoir la minimisation, la négation, le détachement émotionnel et le clivage. Si je me coupe de mes émotions, je n’aide pas les enfants victimes à accéder aux leurs pour pouvoir

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dépasser ce qui les fige et évoluer à travers les sentiments d’ambivalence qu’ils éprouvent à l’égard de leur père ou beau-père.

Alors, comme l’énonce ma collègue de Kaléidos, Katia Conrard, plutôt que de m’ancrer dans ce qui me distingue des différents protagonistes – et en particulier l’auteur- je m’efforce de me connecter à ce qui me relie à eux.

Ce canal d’identification me plonge au cœur d’un tourbillon de sentiments éclatés.

Je dois accepter d’être ballotté dans une dialectique entre haine et amour, entre dégoût et acceptation, entre désir de sauver et envie de fuir ou de rejeter pour arriver à un juste équilibre qu’exige la position du soin.

C’est en partant à la recherche de l’enfant blessé, l’enfant trahi, l’enfant non protégé à l’intérieur de l’adulte qui s’est transformé en agresseur que j’arrive à intégrer les deux facettes de cet homme, de ce père.

Ce cheminement me rapproche du vécu de l’enfant qui lui aussi peine à faire co-exister ces deux visages : celui du père du jour qui rentre en fin de journée et distribue des bonbons et celui de l’être effrayant de la nuit qui vient se glisser sous ses couvertures pour lui faire des choses dégoûtantes.

Si je m’inscris dans la diabolisation du père, est-ce que je ne laisse pas transparaître à l’enfant qu’il est le fils ou la fille d’un monstre ? Je l’enferme dès lors dans le placard avec le fantôme qu’il n’est pas parvenu à apprivoiser.

Par contre, si je suis submergé par mes émotions ou par les siennes, par la compassion à l’égard de l’auteur, comment puis-je encore évaluer

sereinement la pertinence d’organiser ou non une reprise de contact entre lui et son enfant ?

Quelques questions pour conclure …

La rencontre avec certains parents délabrés, auteurs de violences graves, nous renvoie à des questions susceptibles de heurter bon nombre de personnes du grand public qui estiment que ces gens ne méritent pas la moindre expression de compassion.

Comment contenir toute cette anxiété, toutes ces préoccupations mortifères qui habitent ces personnes oubliées derrière des barreaux ?

Jusqu’à quel point pouvons-nous servir de

réceptacle et de contenant sans nous exposer au risque de décompensation ?

Comment éviter le piège de la curiosité et la fascination que suscitent ces hommes rencontrés dans un milieu de vie austère et intrigant ?

Comment leur assurer une écoute

bienveillante et attentive alors que nous-mêmes sommes traversés par des émotions en ébullition ?

Face à un tel fracas, comment conserver la distance nécessaire alors que le changement de cadre nous invite à toutes sortes de transgressions, notamment à nous transformer en juges ou en sauveurs de ces hommes abattus ?

N’y a-t-il pas un risque de nous laisser aller à cet instant de gloutonnerie émotionnelle, nous servir de ce dont nous avons besoin pour le traitement des enfants et ensuite renvoyer le père à sa solitude ?

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Nous ne sommes pas les seuls à nous débattre avec la question de la juste posture. Comme le disait une jeune participant à un groupe d’adolescentes victimes à Kaléidos : « l’enfer, c’est à la fois de détester et d’aimer encore mon père qui m’a abusée ! ».

Samira BOURHABA et Yves STEVENS : freins et leviers dans l’intervention sous mandat

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« Mauvaise nouvelle, ils sont venus… » Freins et leviers dans l’intervention sur mandat

Samira BOURHABA

Yves STEVENS Psychologue, intervenante sociale et directrice du service Kaléidos, Samira BOURHABA est également thérapeute individuelle et familiale. Yves STEVENS est psychologue à Kaléidos, thérapeute familial, ayant une longue pratique du secteur de l'aide à la Jeunesse (Liège). Il est également psychothérapeute et formateur. Ils nous parlent aujourd’hui de leur pratique au sein de l’équipe de Kaléidos, une équipe spécialisée dans la prise en charge des mineurs victimes d’abus sexuel intrafamilial et de leur famille, sous mandat des autorités de l’aide et de la protection de la jeunesse.

Il est banal de penser que l’aide psychosociale s’inscrit nécessairement dans le lien à l’autre, celui qu’on appelle « le bénéficiaire », que le travail thérapeutique suppose une relation entre le patient et l’intervenant qui soit favorable à l’instauration et au développement

d’une alliance thérapeutique, clé de voute du travail. Réfléchissant au sujet de ce colloque et aux thématiques de présence et de distance, il nous a semblé intéressant d’explorer notre contexte de travail pour voir en quoi il est saturé de facteurs favorisant une mise à distance des uns et des autres et donc compliquant, voire potentiellement compromettant, l’alliance thérapeutique.

Ou plutôt, notre souci est que ce regard volontaire sur ce qui met à distance nous permette de penser cette évidence de la distance, nous permettre de la comprendre pour enfin la mettre au service du travail thérapeutique, par la mobilisation élaborée de nos vécus, de nos équipes et de nos institutions.

Pour éclairer certains passages de notre présentation, nous nous appuierons sur des éléments tirés d’une prise en charge encore en cours dans le service, celle de la famille D.

En vous précisant les quelques informations utiles pour cette présentation, il s’agit donc d’une famille de 3 enfants : Laetitia (16 ans), Kevin (14 ans), Annabelle (11 ans) pour laquelle nous sommes mandatés depuis juin 2013 pour des abus commis par monsieur sur Laetitia. Les enfants ont aussi partagé de la sexualité, vraisemblablement à l’initiative de Kevin.

Comme c’est le cas pour toutes nos prises en charge à Kaléidos et dans la majorité des services relevant de la protection de l’enfance, nos interventions s’organisent et se légitiment dans le cadre de mandats des autorités c.-à-d. donc dans ces situations où le signalement précède la demande voir s’impose sur la demande parfois même se passe de la demande.

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Dans ces prises en charge, notre aide est donc régulièrement proposée à « ces familles qui ne demandent rien », pour reprendre le titre d’un écrit de Jean-Paul Mugnier9. La demande n’est pas l’a priori qui va jouer en faveur de l’alliance thérapeutique entre celui qui bénéfice de l’aide et celui qui offre son aide.

Nous pouvons même régulièrement faire l’expérience que l’absence de demande à laquelle vient s’ajouter la contrainte, qu’elle soit plus ou moins explicite, vont nourrir la méfiance, la prudence et donc la distance, et ce tant dans le chef des usagers que dans celui des intervenants.

Ils n’ont pas choisi l’aide que nous leur offrons pas plus que nous ne leur adressons directement notre aide. Celle-ci est mise à disposition des autorités qui nous mandatent et qui choisissent pour nous les situations dans lesquelles Kaleidos va avoir à proposer ses services. Mariage arrangé pour nous, mariage forcé pour eux.

Par ailleurs, l’orientation des familles vers un service comme le nôtre, j’entends par là une équipe spécialisée dans la prise en charge des situations d’abus sexuels intra-familiaux vient encore amplifier le maintien à distance des familles par rapport à nous. Vous le savez, la problématique même des abus sexuels confrontent ceux qui l’agissent comme parent auteur ou comme parent non-protecteur, autant que ceux qui la subissent comme victimes et comme victimes secondaires à des vécus de honte et de culpabilité qui en font un sujet tabou encore marqué par de nombreux secrets, au-delà même du signalement ou d’un dévoilement qui porte à la connaissance.

Etre reconnu comme nécessitant l’intervention de notre service c’est être connu comme ayant à voir avec ces passages à l’acte. Les familles qui nous sont envoyées le sont à travers ce qu’elles

9 Jean-Paul Mugnier – Ces familles qui

ne demandent rien. Editions Fabert, collection temps d’Arrêt, 2012

redoutent le plus, êtres vues à travers ce qui fait honte.

« Quand bien même nous voudrions de votre aide, nous n’en voulons pas si elle fait de nous des personnes concernées par la maltraitance sexuelle sur les enfants de notre famille, que ça soit au titre de parent présumé auteur, de parent non-protecteur ou d’enfant victimisé ». Ou comme le dit Cyrulnik, « le sentiment d’être dégradé empêche l’expression de soi »10. L’appropriation par l’autre de ce discours à mon sujet me fait courir un risque supplémentaire par le fait même d’exister dans le regard et dans les mots de l’autre.

Dans cet ordre d’idée, nous faisons parfois l’expérience que notre aide, aussi bienveillante qu’elle se veut, soit refusée par les victimes elles-mêmes. Certaines le disent très clairement : elles refusent une aide qui leur fait avant tout courir le risque d’être connue comme victime. Au sujet de Laetitia par exemple, nos collègues écrivaient dans leur rapport d’évaluation rédigé au terme des trois premiers mois de prise en charge :

« Alors qu’il était dans le déni depuis les révélations, le fait que son papa reconnaisse enfin les abus sexuels depuis mai 2013, lui permet de sortir de l’attention particulière accordée à sa voix. Quand le père était dans la négation, les adultes ne savaient que croire puisqu’ils ne pouvaient se fier qu’à la parole de Laetitia qui oscillait entre dévoilement et rétractation.

Pourtant, Laetitia a développé une grande colère contre les professionnels qui « n’ont rien compris », et elle inclut également notre service. Elle a le sentiment confus de ne pas avoir été comprise et respectée par les professionnels. Il n’est effectivement pas évident de démêler l’énorme ambivalence qui habite Laetitia, oscillant entre attachement et colère envers ses parents, entre altruisme et

10 Boris Cyrulnik – Mourir de dire. La honte. Odile Jacob, 2010

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égoïsme face à ses frères et sœurs, entre besoin d’être protégée et le réflexe de ne compter sur personne face aux professionnels !

Toutefois, en opposition au projet de placement du Juge des enfants, elle dit clairement qu’elle se sent en sécurité dans le milieu de vie chez sa maman et qu’elle ne souhaite absolument pas être placée. Elle ne commet aucun délit et travaille très bien à l’école, précise-t-elle.

Elle estime qu’actuellement un suivi thérapeutique pour elle ne correspond pas à ses besoins. Elle souhaite qu’on la laisse tranquille et vivre sa vie. Ce positionnement nous place face à un dilemme : poursuivre, malgré son opposition, les rendez-vous avec elle au risque d’aller à l’encontre de ce dont elle a besoin aujourd’hui ? Ou respecter sa demande actuelle au risque de ne pas prendre en compte sa souffrance ? »

Dans le rapport qui suivra huit mois plus tard, nos collègues écrivent :

« La description que nous faisions de Laetitia dans notre précédent rapport reste pleinement d‘actualité. Elle reste opposée et hostile à notre intervention. Nous avons appris par sa maman les démarches entreprises par Laetitia pour obtenir l’autorisation de quitter le foyer maternel et d’habiter seule. Un pas supplémentaire semble être franchi dans son désir de prendre sa vie en main sans compter sur personne ».

Des interventions sur mandant des autorités, couplées à la spécificité d’un service centré sur la problématique des abus sexuels agis au sein de la famille, sont des facteurs majeurs qui vont mettre la famille à distance de notre service mais aussi à distance de qui nous sommes à leurs yeux, nous qui ne sommes pas du même monde qu’eux, eux qui ne sont pas du même monde que nous.

Il nous semble aussi apprenant de regarder les choses dans l’autre sens, celui qui va des intervenants vers la famille, celui qui met les intervenants à distance des familles.

Pour faire ce mouvement, inhabituel et apriori en porte à faux par rapport à la représentation admise d’intervenants engagés, bienveillants, disponibles et au service de … , nous avons choisi de mettre le focus sur deux expériences particulières vécues par l’un et l’autre dans notre pratique à Kaléidos : le premier est le flou volontaire que nous entretenons dans notre vie privée lorsque nous sommes questionnés sur notre activité professionnelle et le second est l’état émotionnel dans lequel nous sommes avant de rencontrer pour la première fois une famille. Nous choisissons ces moments comme illustratifs de ce qui se joue sur cette question complexe de la juste distance…

En préparant cet exposé, nous avons eu l’occasion de partager le constat que, l’un comme l’autre, à la question classique posée par des proches ou par de nouvelles connaissances « Et tu fais quoi comme travail ? », nous ne répondons jamais rien d’autre que « je travaille avec des enfants victimes de maltraitance ».

Parfois, si la personne qui pose la question est suffisamment proche, il peut nous arriver de préciser que ces maltraitances sont commises sur ces enfants au sein de leur famille mais jamais, nous ne précisons à notre interlocuteur qu’il s’agit, pour notre travail à Kaléidos, d’intervenir dans des situations d’abus sexuels intra-familiaux.

Si à l’occasion notre interlocuteur peut comprendre que nous proposons de l’aide aux enfants ET à leurs parents, peu d’entre eux sont informés que cela est vrai aussi lorsqu’il s’agit des parents maltraitants et plus rarement encore lorsqu’il s’agit de parents auteurs d’abus sexuels sur leurs enfants.

Nous interrogeant sur cette observation, nous pouvons d’abord penser qu’il y a là une volonté de ne pas mettre mal à l’aise par l’évocation de cette réalité d’enfants sexuellement victimisés, dans une sorte d’élan protecteur de l’autre, celui qui ne sait pas et se montre curieux de mieux nous connaître.

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Mais, pensée dans le cadre de cet exposé, nous pouvons aussi voir dans cette rétention volontaire d’informations quelque chose qui nous parle de nous, de la nécessité de ne pas permettre à notre interlocuteur de comprendre notre implication dans ces situations.

Qu’y a-t-il donc derrière cette prudence ? Si elle ne cherchait pas seulement à protéger l’autre de cette réalité des abus sexuels, ne pourraient-on pas aussi y voir une volonté de nous protéger aussi du regard de l’autre, de l’empêcher de nous voir comme ayant nous aussi à voir avec ces abus sexuels. Qui suis-je du fait de cette mise en lien quotidienne avec les abus sexuels ?

Yves l’explique en ces mots : « Bon, je l’avoue, je la joue défensif sur ce coup-là… Car, dans le fond, le stress que je ressens porte aussi et peut-être surtout sur « Que va-t-on penser de moi si je dis que je travaille dans l’abus sexuel ? » Peut-être ils vont s’imaginer que j’ai moi-même été victime d’abus sexuel? Ou peut-être ils vont s’imaginer que je veux fuir le plaisir, que je fuis ma propre sexualité en m’investissant dans ces problématiques? Ou que je tente de me rassurer sur le fait que je ne suis pas aussi déviant ou aussi tordu que les auteurs? Ou que je ne suis pas aussi abîmé que les victimes ? »

Lorsqu’on s’entend dire « Moi, je ne pourrai pas faire ce travail », on pourrait voir dans ce type de remarque quelque chose qui a à voir avec l’admiration… mais n’est-il pas question d’autre chose ? Quelque chose qui nous rapprocherait du vécu de nos patients, et qui met en jeu notre identité à travers le regard de l’autre sur notre pratique professionnelle. Qui sommes-nous aux yeux des autres, nous qui côtoyons cette réalité des abus sexuels ? Qui sommes-nous dans le regard de l’autre dès lors qu’il nous voit baignant dans ce contact rapproché avec l’abus sexuel ?

Ce qui nous apparaissait comme une protection de l’autre serait peut-être avant tout une protection de soi dans le regard de l’autre, comme si notre fonction d’intervenant à Kaléidos nous faisait courir un risque comparable à celui pressenti par les familles à notre contact : le risque de déshumanisation

par le fait même d’une vision de soi à travers les abus sexuels.

Si ce vécu nous rapproche émotionnellement du vécu des familles, il nous fait paradoxalement courir le risque d’amplifier encore la distance réciproque inhérente à notre contexte d’intervention et à ce qu’il fait vivre aux bénéficiaires comme aux intervenants.

Cet enjeu de différenciation viendrait donc compromettre notre capacité à rester en lien, viendrait nous dé-lier, au risque évident de nous extraire.

Un moment particulier dans nos interventions concerne ce que nous appelons les réunions de négociation, à savoir la première rencontre au service qui rassemble la famille, l’intervenant social du service de la protection de l’enfance qui nous mandate et deux intervenants de Kaleidos. Cette rencontre a lieu dans nos locaux, sous la houlette du référent de dossier. Elle va poursuivre cinq objectifs :

présenter le service et ses modalités de fonctionnement ;

entendre les positions de chacun par rapport à l’abus, identifier les séquelles psychologiques, relationnelles et sociales de l’abus sexuel sur l’enfant victime, et sur les autres membres de la famille ;

permettre aux différents protagonistes de nommer leurs attentes par rapport au suivi ;

explorer les autres problèmes auxquels les membres de la famille sont confrontés ;

questionner les inquiétudes et les attentes de l’autorité mandante par rapport à la situation que vit la famille et par rapport à notre intervention.

En préparant cet exposé, nous échangions avec nos collègues pour tenter d’identifier avec elles nos vécus avant que ne débute cette réunion de négociation. Evidemment, des émotions et pensées en faveur d’un mouvement vers la famille ont été évoquées, comme la préoccupation de pouvoir être là pour entendre les besoins des gens et comme le souhait de soutenir l’expression de leur vécu et de leurs

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besoins d’aide. Mais, l’envie première exprimée est d’abord celle du retrait voire de la fuite. Nervosité, angoisse, impression d’être au bord d’une falaise et d’avoir à sauter,… sont autant de ressentis exprimés par des collègues pourtant familiers de cet exercice. Gabrielle disait « Je me demande qui sont ces gens et ce qu’ils vont me faire vivre ». Il y a fort à parier que ces mots pourraient aussi être ceux des membres de la famille, traduisant par là des vécus comparables, propices à l’éloignement, à la mise à distance.

Principalement, il nous semble intéressant de comprendre ce vécu éprouvé par les intervenants lors de cette première rencontre en terme d’effraction ; comme si par la mise en relation avec la famille et donc par la mise en contact avec la problématique de l’abus sexuel intrafamilial, ce que les intervenants vivent releverait de la même expérience relationnelle d’effraction que celle en jeu dans les abus sexuels à l’origine de notre intervention. Comme si les pathologies du lien en jeu dans l’abus sexuel continuaient à infiltrer les relations famille-intervenants mais aussi les relations intervenant-famille, à la manière de ce que Martine Lamour appelle une diffusion de la pathologie relationnelle au sein du système d’intervention lui-même11.

Ainsi, avant même la première rencontre, le professionnel pressant que cette problématique va faire inéluctablement effraction. Dégagé de la rencontre avec la famille et ses membres, puisqu’elle n’a pas encore eu lieu, ce vécu est particulièrement massif avant la réunion de négociation mais il nous semble aussi de pouvoir dire qu’il ne nous quitte jamais vraiment, tout au long de l’intervention. L’expérience nous montre que tenter d’empêcher ou de combattre ce vécu d’effraction est peine perdue. Il s’agit plutôt de nous rendre capable d’accepter, voire d’accueillir, ce vécu de manière à ce qu’il ne nous empêche pas d’être là, d’être dans la

11 Martine Lamour, Parents défaillants, professionnels en souffrance. Editions Fabert, collection Temps d’Arrêt, 2010

relation, sans courir le risque de notre propre perte ni celui de la perte du lien avec les jeunes et leurs familles. Endiguer l’envahissement, contenir l’effraction nous semble un des enjeux prioritaires pour rester présent dans la relation à nos patients.

En effet, lorsque nous prenons en charge une nouvelle situation, nous savons, d’expérience (devrais-je dire de « malheureuse expérience »), le poids de la charge émotionnelle de ces situations… nous savons combien ces souffrances humaines et familiales vont nous atteindre et parfois nous bouleverser. Ce qui renvoie à l’angoisse de notre collègue lorsqu’elle disait : « Je me demande qui sont ces gens et ce qu’ils vont encore me faire vivre… »

Rester capable de connexion à cette charge émotionnelle est un danger pour nous-mêmes en même temps qu’il s’agit peut-être de notre première compétence pour l’accompagnement de ces familles. En effet, nous pouvons voir cet émotionnel, cette forme d’expression de notre propre sensibilité, comme une compétence relationnelle, une capacité à développer de l’altérité. Cette capacité à ressentir est notre premier outil pour créer du lien, pour « être avec », avant même d’« intervenir dans ».

Dans cette perspective, le vécu d’effraction des intervenants peut alors être appréhendé comme l’expression de leur conscience émotionnelle du drame vécu par les familles, comme la conscience éprouvée qu’il s’est passé quelque chose de grave pour cet enfant, dans cette famille et pour cette famille. Notre réaction émotive devient donc l’expression de notre conscience émotionnelle de l’injustice subie et c’est en cela qu’elle constitue un outil au service de la relation et plus spécifiquement encore de la reconnaissance des injustices subies ou imposées.

Je voudrais encore m’attarder sur une peur particulière, parfois difficilement identifiable et/ou difficilement avouable à soi-même et à autrui: la peur d’être contaminé… Nous, les professionnels, nous nous débattons avec des questions du type : « A force de côtoyer ces personnes touchées par le malheur,

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risquerai-je finalement d’arriver à leur ressembler ? » Cette angoisse nous pousserait, pour tenter parfois désespérément de nous rassurer, d’identifier tout ce qui nous différencient d’eux : nos histoires respectives, nos quartiers d’origine, nos styles vestimentaires,... Nous avons là un bel outil pour mettre de la distance entre eux et nous, Nous : les « biens pensants », les « propres sur nous », aux conduites sexuelles « irréprochables » et eux les fragiles, les abîmés, les damnés… Et pourtant, il nous faut nous approcher… et pour s’approcher, il nous faut aussi accepter d’être confrontés à la délicate question de ce qu’il y a de semblables entre eux et nous ? En quoi nous appartenons à la même humanité ?… Ou accepter de se demander : si la vie m’avait imposé un destin comparable aux leurs, comment aurais-je réagi ? Evidemment, la seule réponse raisonnable à cette question c’est « je n’en sais rien ».

Regarder nos peurs, les accueillir comme ce qui met en lien et pas seulement comme ce qui garde à distance, c’est accepter d’être emporté dans le tourbillon des doutes, c’est accepter d’accueillir cette dialectique des différences et des similitudes qui nous lient aux familles que nous sommes censés aider.

Pouvoir le faire suppose des leviers relevant de nos compétences personnelles, profes-sionnelles, relationnelles et institutionnelles. Nous tentons ici d’en identifier quelques-unes.

Leviers individuels, personnels et donc professionnels

Nous l’avons dit, nous mettons à distance avant tout pour supporter, pour survivre aux tourments et aux impasses des familles …

Nous mettons à distance par peur : peur d’être envahi, peur d’être effractés, émotionnellement intrusés, peur aussi de ressentir notre impuissance, notre incompétence. Peur de leur ressembler, « d’être comme eux », d’avoir quelque chose à voir avec cet homme qui a abusé de sa fille ou avec cette femme qui se demande si sa fille ne l’a pas un peu cherché.

Ces tentatives de mise à distance sont non seulement peu efficaces pour nous-même sauf à nous déconnecter et à faire ce travail de manière désaffectée au risque d’être maltraitant avec les familles et/ou avec nous-même mais en plus elles amplifient chez l’autre un vécu de stigmatisation et de honte à être à ce point étrangers, différents.

Les leviers individuels, relevant tant de qui nous sommes que de quel professionnel nous sommes vont plutôt consister à multiplier les moyens d’être et de rester là, de prendre soin de nous pour rester capable d’assumer l’effraction sans qu’elles ne produisent en nous un effroi qui nous paralyserait ou ferait exploser notre propre intégrité

Nous pouvons concevoir ce mouvement comme un retour à notre espace intérieur dans lequel nous pouvons poser un regard sur nos peurs, celles réveillées par les situations mais aussi, celles éprouvées dans notre vie, dans ce qu’elle nous amène à vivre.

Plus nous pouvons regarder, légitimer ces peurs, en comprendre les raisons et plus nous retrouvons de la liberté dans nos actions, en particulier, pour le sujet qui nous occupe ici, pour retrouver de la liberté dans ce que nous faisons et sommes dans nos interventions avec les familles sans courir le risque de leur attribuer, de manière exclusive, la responsabilité de nos impasses ou échecs. Mieux nous repérons ces peurs, moins nous les utilisons pour laisser les patients à distance de nous, moins nous utilisons le dispositif déployé au service de notre propre protection. Plus nous acceptons notre vulnérabilité, plus nous nous donnons les moyens de rester en lien malgré ce que la situation nous fait vivre et de nous remobiliser au service des patients. Plus nous nous éloignons de nous-même et plus nous le faisons au risque de nous appauvrir, de nous rigidifier et donc de demander aux familles d’être autre chose que ce qu’elles peuvent être pour nous épargner nous.

Notre collègue Christel témoigne : « Pour lutter contre mon envie de partir dans l’autre sens, pour me donner du courage et de la force

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lorsque je reçois pour la première fois une famille, je me suis construit un point d’ancrage qui est le suivant : je me place à l’entrée de la salle de consultation et je sers la main à chaque personne en veillant à croiser son regard et à ressentir sa main dans la mienne ». Christel crée ainsi les conditions pour augmenter sa présence à l’autre, pour être là, pour rester là.

Ce travail individuel nous ramène immanquablement à la relation à l’autre.

Leviers relationnels

Dans la relation aux familles

Nous intéresser à ce qui nous unit aux familles, à ce qui nous rapproche d’eux, c’est faire émerger l’idée que nous pouvons nous ressembler, eux et nous, dans notre humanité mais aussi dans nos impulsivités, nos us et coutumes.

Ainsi, pour s’approcher, il est intéressant d’être en mesure de regarder le destin auquel nous avons échappé, souvent par chance. Par chance une cigogne nous a choisi comme parents les nôtres plutôt que les leur, par chance des rencontres de la vie… par chance bien plus que par mérite.

Survivre à l’effroi, survivre aux vagues émotionnelles faites de découragements, de sentiments d’impuissance, et aussi parfois de dégouts, c’est nous rendre capable d’attendrissement, d’empathie pour être en mesure d’identifier et valoriser le côté « survivants » des familles, des victimes. Ainsi, dans la construction de la relation, nous prenons le temps de nous intéresser à comment ils ont fait pour survivre jusque-là au croque-en-jambe de la vie ? Pour tenir le coup ? Certains sont extraordinaires de courage! Certains sont des princes et des princesses de la débrouille…

Nous prenons le temps de nous intéresser aux galères passées, à comment ils ont survécus ?

Qu’ont-ils appris d’eux-mêmes (de leur valeur) et des autres (du monde dans lequel ils vivent) ?

Nous nous intéressons aussi à « Comment ils réussissent à échouer ? », formule provocatrice faite d’humour noir et de dérision. A force de vivre l’échec et l’exclusion, certaines familles sont devenues de véritables professionnelles du rejet. Comme si elles faisaient en sorte d’être actrices d’un processus auquel elles ne peuvent échapper. Elles agissent le rejet plutôt que de le subir…

Après ce type de passage à l’acte et après le dévoilement public de ce drame, que reste-t-il pour les parents de leurs rêves initiaux et fondateurs ? Dans la rencontre des parents, nous cherchons par exemple à les aider à se reconnecter au rêve initial de leur couple parental, aux espoirs qu’ils ont fondé dans leurs enfants, dans la création de leur famille? Nous tentons ainsi de les aider à accueillir la désillusion, avant de les accompagner dans la reconstruction de nouvelles utopies…

La « juste présence » pourra alors émerger de ce va et vient permanent entre distance et proximité, elle peut être vue comme une dimension dynamique et non statique, s’enracinant dans cette oscillation entre s’approcher et prendre du recul. Plus on se rapproche, plus on a besoin de se reculer ensuite. Et plus on prend du recul, plus on est en mesure de se remobiliser pour être capable de nous approcher à nouveau!

Il est donc bien question de la nécessaire souplesse de l’intervenant qui pourrait s’apparenter tantôt à un danseur de tango dans une proximité à contenir, à maîtriser, tantôt à une mêlée de pogo, dans laquelle les danseurs se touchent pour se bousculer et amplifier la distance entre eux.

Pour illustrer ce tempo et sa variation, je parlerai du papa :

Dès que je le rencontre en réunion de négociation, je me sens ému par lui. Il assume sa responsabilité et ne cherche pas à la partager avec Laetitia qui pourtant lui tend des perches

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pour se présenter à nous comme partie prenante des abus. Monsieur me touche surtout par le fait qu’il cherche à réparer, animé d’un désir, qui semble sincère, d’aider ses enfants… Et en même temps, dès que je me surprends à ressentir ce mouvement qui me rapproche de lui, je me mets à douter de sa sincérité et de la justesse de ma perception. En acceptant de m’approcher de lui, ne suis-je pas en train de me laisser subjuguer et ainsi me mettre sous son emprise ? Pour continuer à le voir comme un père prêt à faire des choses pour ses enfants, ne suis-je pas en train de minimiser la gravité des faits et de négliger le vécu des enfants ? Qu’est-il en train de faire de moi : un professionnel aux côtés de l’abuseur plutôt qu’aux côtés de l’enfant victime ?

Sur le décours de la prise en charge, ce père oscille constamment entre, par moments, reconnaitre les faits et, à d’autres moments, s’enfermer dans une forme d’amnésie, de confusion expliquant que tout ça s’est passé à un moment de sa vie où il était tellement perdu et tellement pas lui-même. Il oscille entre une position de père capable de se responsabiliser par rapport aux abus qu’il a commis et une position immature de petit garçon vulnérable, démuni, qui tente d’échapper aux conséquences de ses actes.

Pour ma part, à certains moments, je le soutiens, je l’encourage à reconnaître pour aider sa fille à sortir d’une position impossible et ensuite je regrette de n’avoir pas été plus confrontant…

Récemment, nous sommes informés par la maman du fait que Laetitia se serait prostituée. Dès la rencontre suivante avec monsieur, je suis rempli de colère. Presque du mépris. Il utilise le dévoilement de ce nouveau drame pour tenter l’affrontement avec la mère et entrer en conflit avec elle à un moment où Laetitia aurait besoin de parents responsables, solidaires et cohérents face à ses conduites à risque. Je rechigne à lui remettre rendez-vous, prêt à renoncer à mobiliser de l’énergie et du temps à son service.

Si ces situations viennent nous bousculer dans nos vécus personnels, dans nos zones de

vulnérabilité, elles viennent aussi se jouer de nos relations entre collègues.

Dans les relations entre collègues

Au regard des enjeux évoqués plus tôt concernant la question de « comment j’existe dans le regard de l’autre lorsque j’existe en contact étroit avec ces situations », s’il y en a bien avec qui on ne peut pas échapper à cette question, ce sont nos collègues directs. Ceux avec qui quotidiennement nous partageons cet enjeu dans la représentation de soi mais nous partageons aussi avec eux ces expériences d’effraction et de peurs.

Posé dans ces termes, ce contexte de travail nous invite à penser l’impact désorganisateur de la problématique d’abus sexuels sur le fonctionnement des équipes et par là même la nécessité de faire des relations entre collègues un axe de réflexion et un levier d’intervention.

L’équipe est un levier thérapeutique si et seulement si le partage fait au quotidien est l’occasion de nous apprendre, de mieux en mieux, qui on est dans le travail et aussi avec qui on travaille, qui sont nos collègues. Cette connaissance ne se construit pas sur l’idée qu’il serait utile de tout connaitre de la vie de nos collègues, de leur histoire. Il ne s’agit pas non plus de partager avec eux leur vie privée dans l’idée de mieux comprendre qui ils sont et ce qu’ils vivent.

Cette connaissance, comme compétence professionnelle, s’appuie plutôt sur le développement d’un regard réflexif qui consiste à porter une attention à ce qu’on voit et à ce qu’on apprend de ce que les situations nous font vivre aux uns et aux autres. Il s’agit surtout de légitimer ces vécus, dans notre regard sur l’autre, pour enfin en tenir compte dans la co-intervention, dans nos relations professionnelles et dans les prises en charge que nous partageons.

Nous partageons avec nos collègues une connaissance de qui ils sont dans ces situations, où par exemple nous nous retrouvons

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face à ce couple parental qui veut rester soudé suite aux dévoilements au prix du déni ou de la banalisation des abus subis par l’enfant ;

face à cette grand-mère qui utilise les faits révélés pour disqualifier sa fille et la désigner comme responsable des abus ;

face à cet adolescent auteur taiseux et arrogant …

Ces différentes expériences que nous partageons avec nos collègues nous donnent mutuellement accès à des parties de nous-mêmes et de nos histoires avec lesquelles nous avons à faire, pour à la fois légitimer l’autre dans ce qu’il est, dans ce qu’il ressent, ce qu’il pense ou ce qu’il fait dans l’intervention mais en même temps pour le faire en étant les plus ajustés aux besoins des familles.

Par ailleurs, la co-intervention systématisée à toutes nos prises en charge vient ajouter à ces relations professionnelles la nécessité de développer entre nous un mode relationnel et des modes d’intervention par lesquels je laisse mon co-intervenant entrer dans cette partie intime-là de moi qui est précisément celle qui me met en doute, en déroute par un trop plein de proximité ou un trop plein de distance.

Pour moi, intervenant et homme, être en face d’une jeune adolescente qui a été victime d’abus sexuel est une prise de risque tout en étant une opportunité thérapeutique. Je me dois de me tenir à distance pour éviter toute ambigüité et protéger l’enfant victime de revivre une expérience qui la rapprocherait du choc traumatique subi. Et en même temps, la proximité thérapeutique peut aussi être une occasion pour les victimes d’effectuer une expérience correctrice, être proche d’un adulte masculin solide et se sentir progressivement en sécurité. Annabelle a choisi. Elle cherche la proximité, la fusion dans le lien avec moi, parfois en déniant ma collègue pourtant présente à mes côtés. Christel et moi, bien qu’ayant rapidement échangés à propos de la

distance à laquelle elle nous place l’un et l’autre, nous avons choisi de la laisser faire en invoquant différentes raisons qui relèvent plutôt de la prise en compte des besoins d’Annabelle et de notre souci de nous y ajuster. Au terme d’une récente rencontre, ma collègue m’exprime son malaise face à ce qu’elle lit non plus comme une tentative de rapprochement ou d’exclusive mais comme un jeu de séduction dans la posture de la jeune adolescente. Elle me met en garde. Dans un premier temps, je me cabre. Je ne veux y voir rien d’autre qu’une expérience correctrice pour l’enfant, sa quête réparatrice d’amour paternel sain… Pourtant, ayant entendu son interpellation, je remarque à la fin de la rencontre suivante, quelque chose dans le regard de cette jeune fille de 12 ans vers l’intervenant que je suis, quelque chose qui ressemble davantage au regard d’une femme vers un homme. J’ai été effrayé, effrayé pour au moins trois bonnes raisons : d’abord par le comportement d’Annabelle, mais et peut-être surtout par le fait que ma collègue ait été le témoin de cette interaction potentiellement érotisée et peut-être plus encore par ma propre cécité.

Lorsque Yves parle de son malaise face au regard d’Annabelle mais aussi face au regard de sa collègue sur sa réponse au regard d’Annabelle, il pourrait être hautement préjudiciable à l’un comme à l’autre que notre lecture de la situation s’arrête à « Annabelle a fait l’apprentissage d’une sexualisation du lien qu’elle reproduit avec les hommes dont elle tente d’être proche ou d’obtenir quelque chose ». Mais il serait aussi réducteur et préjudiciable de nous dire, c’est parce qu’Yves est un intervenant masculin qu’il voit cela dans le regard d’Annabelle et il se tient à distance pour s’épargner du malaise que cela lui fait ressentir et pour aider Annabelle à vivre l’expérience d’un homme qui ne succombe pas à la proximité inappropriée qu’elle propose. Au

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contraire, c’est lorsque nous considérons en même temps le comportement de la jeune fille et le vécu que cela suscite chez l’intervenant que nous recommençons à penser notre accompagnement dans et par la relation. Comment offrir une réponse à Annabelle, comme patiente, qui lui permette d’apprendre de ce qui se passe et comment offrir une réponse à Yves, comme intervenant, qui lui permettre d’apprendre de ce qui se passe ?

Si l’expérience relationnelle vécue en co-intervention reste bloquée dans le huis clos de la relation et ne peut être partagée avec les collègues, c’est alors qu’elle devient interpellante et souvent préjudiciable. Par contre, lorsque le vécu de l’intervenant peut s’exprimer, dans la co-intervention ou dans la réunion d’équipe avec la garantie que cela ne sera ni banalisé, ni dramatisé, nous pouvons alors partir de l’éprouvé de l’intervenant pour construire une réponse plus juste : sur cet exemple concret, il nous est apparu que ce qui faisait problème n’était pas tant le comportement de l’une ou la réaction de l’autre, mais le fait de rester sous l’effroi d’une observation qui laisse les choses figées.

La supervision d’équipe m’a permis de prendre de la hauteur pour mieux utiliser la co-intervention dans la relation à Annabelle, pour faire de ce couple d’intervenants « un couple parental de laboratoire » au service des besoins de l’adolescente. C'est-à-dire de redevenir, ensemble, capable de composer une alliance indéfectible entre collègues. Nous passons donc d’une relation fusionnelle entre la jeune fille et moi, dont était exclue ma collègue, pour nous remobiliser comme professionnels et de former à nous deux, un homme et une femme, la base d’un triangle qui accueille, ensemble, dans ce nid sécure, la jeune adolescente. Plutôt que nous condamner, au départ de ce que la situation nous amène à penser et à vivre, nous cherchons à retrouver un lien entre co-intervenants qui soit à même de nous solidariser durant la rencontre, d’échanger entre nous des regards bienveillants ou des commentaires face aux tentatives de captation de l’adolescente. C’est avant tout une question

de posture : garder la conscience intérieure de la nécessité de rester 2 pour accueillir l’enfant. Dans le cas d’Annabelle, cette remobilisation du couple de co-intervenants a rapidement participer à augmenter chez elle le sentiment de sécurité et, après quelques tentatives où elle tente de recréer l’exclusive, elle s’est adaptée et semble bénéficier de ce nouveau contexte d’accueil sécurisant.

En réunion d’équipe, nous consacrons du temps, toutes les deux semaines, à réfléchir aux situations accompagnées. Lorsque nous procédons à ce tour des situations, les deux intervenants en charge du dossier sont invités à répondre à une série de questions parmi lesquelles les deux questions suivantes :

Qu’est-ce que nous représentons pour les différents membres de la famille ?

Cette question nous permet de penser au départ de chacun des membres de la famille le rôle, la place qu’ils semblent nous donner. Elle nous permet aussi de penser notre intervention en prenant en compte le type d’attachement qui s’est construit entre eux et nous, comment ils vivent la dimension affective en jeu dans nos relations professionnelles. Notre élaboration sur ces niveaux, même si elle est posée au départ de nos représentations, nous permet souvent de mieux comprendre comment les émotions se vivent, se partagent et se régulent dans cet espace professionnel, pour la famille.

Que représente chacun d’entre eux pour nous ?

Cette question poursuit les mêmes enjeux en termes de clarification des émotions, des vécus, des attachements éprouvés dans la relation thérapeutique mais cette fois pour les intervenants au sujet de chacun des membres de la famille.

Tour à tour, les deux intervenants en charge de la situation évoquée, apportent leurs éléments de réponse à ces deux

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questions. Se faisant, ils partagent, en même temps des informations qui ont à voir avec la famille mais aussi des informations qui ont à voir avec eux-mêmes. Ce type de démarche permet d’identifier et de partager entre professionnels nos vécus par rapport à l’implication affective que suscitent les suivis, et ainsi d’identifier dans les émotions que provoquent ce travail ce qui appartient à l’intervenant au regard de qui il est, d’où il vient et ce qui appartient à la famille et à chacun de ses membres

Par exemple, pour la situation D., à la question : que représentez-vous pour les gens ? Nos collègues ont partagé les réflexions suivantes :

Pour monsieur : des personnes bienveillantes, un peu limitées, avec qui ça fait du bien de parler. Ceux qui le soutiennent malgré ce qu’il a fait, ceux qui ne le laissent pas tomber. A d’autres moments, quand il se débat avec sa culpabilité, il peut devenir haineux ; nous voit comme les maillons d’un système qui complote contre lui. Pour Laetitia : ceux qui n’ont rien compris, qu’elle méprise et en même temps, c’est comme si elle avait peur de nous, peur qu’on vienne déséquilibrer la forteresse qu’elle a construite A la question, que représentent-ils pour vous ? Pour madame : ma représentation change de minute en minute : une mère malmenée par la vie, pas soutenue dans son enfance et qui aujourd’hui cherche à s’appuyer sur des piliers qu’elle croit plus forts qu’elle alors qu’ils sont plus tordus. C’est comme si elle ne savait pas quoi dire pour nous aider à l’aider.

Cette question de la représentation de soi et de l’autre dans la relation d’aide qui se construit mêle l’intime et le professionnel et suppose un contexte relationnel suffisamment sécurisé pour que l’exercice ne tourne pas à l’autocongratulation ou à la disqualification.

Le développement de ces modes relationnels entre collègues suppose aussi un contexte institutionnel particulier, pleinement considéré et activé comme outil au service des prises en charge.

Avant tout, puisque c’est de courage qu’il s’agit lorsque nous avons à affronter nos peurs, le contexte institutionnel a sa pleine responsa-bilité pour nous rendre plus ou moins compétent à oser le risque d’un rapprochement et d’une mise en relation. A Kaléidos, si souvent nous avons recours à des blagues salaces pour nous dégager d’émotions trop lourdes, il y a un gros mot que nous veillons à ne pas utiliser, celui de FAUTE. A celui-là, nous opposons une culture de l’intransigeance bienveillante, cette capacité, pour en reprendre une définition de Thierry Janssen, à « être à la fois objectif et compatissant à l’égard de soi-même et des autres. Tout voir et ne rien juger. Exercer une sorte d’intransigeance bienveillante faite de discernement, d’honnêteté et d’humilité. Identifier l’ombre et la lumière en nous, sans jamais culpabiliser. Accepter de contempler qui nous sommes en essayant de comprendre la loi de causalité qui nous a façonnés. Et avoir le courage d’assumer notre responsabilité en changeant certaines causes pour obtenir d’autres effets »12.

De plus, dans le contexte particulier de l’aide sous contrainte, l’aide sur mandats, nous sommes en permanence trois partenaires dans la relation d’aide : l’autorité qui se fait du souci face aux enfants en danger et qui nous mandate, la famille qui tente de survivre et nous qui cherchons à aider des gens qui, au départ, ne

12 Thierry Janssen, Confidences d’un homme en quête de cohérence. Editions Les liens qui libèrent. 2012

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nous demandent rien. Ce contexte peut être favorable pour se dégager de la culture stérile et inefficace de la faute : cette habitude où l’on cherche désespérément à résoudre les problèmes, à sortir des impasses en se demandant par la faute de qui on en est là ? Cette culture de la faute divise, elle clive les bons contre les mauvais : les bons parents/les mauvais parents, les bons professionnels/les mauvais. Dans ce contexte, notre pas de danse n’est pas aisé : on ne peut s’approcher des familles sur le dos d’autres professionnels. On ne peut s’éloigner des familles en faisant alliance entre professionnels, contre ces familles qui se refusent à notre aide !

Cette intransigeance bienveillante nous la posons non pas en qualité personnelle, comme le fait d’être optimiste, généreux ou naïf mais comme une compétence professionnelle à décliner pour soi, entre collègues et entre professionnels, pour pouvoir le faire aussi avec les familles.

Nous vous remercions

Christophe PANICHELLI : le paradoxe utile : humour et juste distance.

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Le paradoxe utile : humour et juste distance

Christophe Panichelli

Christophe PANICHELLI est psychiatre et psychothérapeute, formé à la thérapie familiale systémique. Il s'intéresse plus particulièrement à l'approche de Maurizio Andolfi à l'école de Rome, et à la thérapie provocatrice selon Frank Farrelly. Ces deux approches incluent l'humour comme ingrédient essentiel de l'interaction avec le patient.

La psychothérapie est une expérience relationnelle qui confronte le thérapeute aux paradoxes. Tout d’abord, elle est paradoxale en elle-même, puisqu’elle est et elle n’est pas une conversation ordinaire. De plus, les patients se présentent souvent avec des demandes paradoxales du type « aidez-moi à changer, mais sans rien modifier à ma manière de vivre ». Enfin, on enseigne aux psychothérapeutes à être empathiques et engagés, mais en même temps différenciés et à voir les choses avec distance. On leur demande d'être impliqués émotionnellement, mais aussi de rester très critiques envers leurs propres sentiments (Salameh, 1993)... Comment gérer toutes ces situations contradictoires ? Et comment, si possible, mettre ces paradoxes au service du processus thérapeutique, pour rester dans la « juste distance » et la « bonne présence »?

Le double lien

En 1956, Bateson et ses collègues publiaient un article qui allait marquer plusieurs générations de psychothérapeutes, en analysant les situations familiales qu’ils allaient appeler le « double bind ». Ils recherchaient une lecture relationnelle du comportement des patients schizophrènes, qui permettrait une meilleure compréhension de leurs symptômes. Ils feront

l’hypothèse que pour un enfant soumis de manière répétée à une situation où il lui est impossible de satisfaire deux injonctions qui se contredisent l’une l’autre, un comportement psychotique peut être compris comme une réponse adaptative « logique ».

Quelques années plus tard, Ferreira décrivait le « split double bind » pour ces situations où les deux injonctions contradictoires sont données à l’enfant par chacun des deux parents séparément, mettant l’enfant dans l’impossibilité de ne pas désobéir à l’un de ses deux parents. Il émettra l’hypothèse que le développement d’un comportement délinquant par l’enfant peut, là aussi, être compris comme une forme d’ « obéissance oscillante » aux deux parents, en l’illustrant par un cas clinique détaillé, séance par séance.

Comme nous l’avons dit dans l’introduction, nous psychothérapeutes sommes aussi soumis à différentes injonctions reçues pendant notre formation et nos supervisions. Certaines de celles-ci se contredisent, ce qui nous amène parfois à ressentir un certain malaise difficilement identifiable.

Transmettre son empathie

Considérée comme l’un des facteurs communs aux différentes approches de psychothérapie, la solidité de l’alliance thérapeutique entre patient et thérapeute est associée et même prédictive de l’issue positive de la psychothérapie (Martin et al., 2000). Une des missions essentielles du thérapeute est donc de parvenir à installer une alliance thérapeutique aussi solide que possible.

A cet effet, adopter une attitude empathique est utile mais pas suffisante : il faut que le thérapeute réussisse à transmettre sa propre empathie au patient. Ce n’est que lorsque le thérapeute parvient à faire sentir au patient qu’il a réellement la capacité de voir le monde comme lui, à ressentir de l’intérieur sa manière d’interpréter les événements de sa vie, que les trois dimensions de l’alliance pourront être

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consolidées : l’accord sur les tâches thérapeutiques, sur le but de la thérapie, et le lien émotionnel entre patient et thérapeute (Panichelli, 2013). C’est ce que différents auteurs ont appelé l’attitude de « joining ».

Malheureusement pour nous (ou heureusement ? ...c’est ce qui rend sans doute la thérapie passionnante...), cela ne s’arrête pas là, car le thérapeute a aussi pour but de parvenir à un recadrage de la situation telle qu’elle est vécue par les patients, permettant aux patients d' « élargir le champ de leurs possibles » (Elkaïm, 2000) et de trouver de nouvelles solutions à leurs dilemmes. L’outil du recadrage est lui aussi un facteur commun entre différentes orientations thérapeutiques, comme en témoignent les multiples expressions utilisées pour le nommer et qui sont quasiment des synonymes : interprétation, redéfinition, lecture, changement de perspective, de narration, de construction du problème...

Le psychothérapeute se trouve donc dans une situation que j’ai proposé d’appeler « l’auto-double-bind » (Panichelli, 2013). En effet, au moment-même où il introduit une autre lecture de la situation, le joining est absolument nécessaire. Car si le recadrage est proposé trop tôt, ou trop brusquement, ou sans transmettre au patient que le thérapeute est de son côté, et qu’il comprend profondément sa vision du problème et ses implications émotionnelles (sans joining), il existe un risque de perdre l’alliance thérapeutique, et même d’arrêter la thérapie. Car quel patient poursuivrait des séances chez un thérapeute dont il a le sentiment qu’il ne comprend pas sa manière de voir les choses ?

Le problème se situe entre autres dans la fréquence d’utilisation du recadrage, reconnu comme l’un des outils thérapeutiques les plus courants (Sprenkle et al., 2009). Et la séquence du « tear and repair » ne peut être risquée à chaque recadrage ni à chaque séance. En effet, dans ces situations où l’alliance thérapeutique est « déchirée » par une intervention malencontreuse ou mal perçue par le patient, et où le thérapeute va tenter de la réparer par des

interventions de joining, on frôle une fin de thérapie prématurée.

Une étincelle créative

Ce mouvement perpétuel de va et vient entre des moments d’alliance thérapeutique intense, et de tentative de changement de vision du problème -entre joining et recadrage-, s’il reste un défi pour tout thérapeute, peut aussi être source de créativité et nous forcer à trouver d’autres manières d’interagir avec nos patients. C’est là où l’humour peut nous être utile, dans sa propriété de jongler simultanément avec les niveaux de signification (Schnarch, 1990). En utilisant le fait que le message humoristique est en même temps un message verbal et une métacommunication (un commentaire non verbal) sur son contenu verbal, il est possible de répondre simultanément aux deux niveaux du double-bind, pour atteindre au même moment les objectifs de joining et de recadrage. C'est la fameuse « étincelle dans les yeux » qui doit accompagner toute intervention provocatrice ou humoristique, pour continuer à faire sentir aux patients que même si l'on engage une lutte avec le système en le provoquant, on reste à ses côtés dans une posture de soutien fiable et de compréhension authentique (Andolfi, 1987).

Prenons un exemple issu de l'actualité. Ce 25 avril 2015, le président Barack Obama s'est à nouveau prêté à la tradition du discours déjanté lors du White House Correspondents Dinner. Un sourire au coin des lèvres, il a déclaré : « C'est vrai, je ne me suis jamais senti aussi relax. Ces massages des épaules que fait Joe Biden, ils sont magiques ! Vous devriez les essayer. ...ah ?, vous les avez essayés ?! ...(rires de l’assemblée)» Dans ce cas, Obama redéfinit la fonction du vice-président des Etats-Unis comme étant en fait masseur à la maison blanche, ce qui pourrait sembler dévalorisant. Mais son attitude non verbale chaleureuse et le sourire tendre confirment plutôt son estime et son amitié pour Joe Biden, et démentent le sens littéral du contenu verbal.

Christophe PANICHELLI : le paradoxe utile : humour et juste distance.

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Toute l'attitude non verbale du thérapeute peut ainsi être mise au service de l'alliance thérapeutique : le ton de voix, le regard attentif, l'attitude corporelle penchée en avant, la manière détendue ou non de s'asseoir, l'expression du visage peuvent signifier au patient notre engagement envers sa thérapie. Dans ce registre, une certaine proximité physique (modérée et respectueuse) comme le fait de s'asseoir près du patient, à une distance où il est possible de poser la main sur son bras, par exemple, est un moyen utilisé par certains thérapeutes pour montrer leur acceptation du patient de façon non verbale, ce qui est bien plus puissant que dans le registre de la parole. Lors d'une séance de couple très conflictuelle, j'avais pu en faire l'expérience à un moment d'escalade symétrique peu constructif. Ayant déplacé ma chaise pour venir m’asseoir juste à côté de l’épouse, j'avais attiré son attention en tirant sur la manche de sa veste de manière répétée, tout en adoptant un ton de voix hypnotique. Ce repositionnement dans l'espace et cette attitude humoristique mais proche avaient non seulement interrompu l'escalade en cours, mais la patiente avait rapporté à son thérapeute individuel combien elle s'était sentie comprise à ce moment précis.

Le juste funambule

Et puis vient le moment de se dire au revoir. Les fins de thérapie sont des moments particuliers remplis de sentiments contradictoires, tant pour le patient que pour le thérapeute : satisfaction du chemin parcouru, fierté du travail accompli, mais aussi tristesse de la séparation, une peur ou même un certain abandon anticipé face à la reprise d'une vie quotidienne qui ne serait plus accompagnée par la présence bienveillante du thérapeute. Comment rester dans la « juste distance » à cette étape particulière de l'au revoir ? Dans mon expérience, assez peu de patients viennent effectivement faire « la dernière séance », et il me semble que le fait de devoir affronter ces sentiments complexes n’y est pas pour rien. Une

possibilité est d'utiliser ces ressentis, de les reconnaître en séance, pour montrer qu’il est possible de vivre avec ces contradictions sans les éviter, et de parvenir à se réjouir de se séparer. Et cela peut aussi être fait avec humour, dans une posture qui permet d’exprimer ces sentiments, tout en forçant le patient à argumenter son amélioration 13 :

⎯ La patiente (confiante) : Je vais bien docteur, je pense que c’est ma dernière séance...

⎯ Le psy (plaintif) : Oh, non... pas vous aussi ! Vous êtes la troisième aujourd’hui ! Après huit séances seulement !? Dites-moi que ce n’est pas vrai !!

⎯ La patiente (assertive) : Mais si. Ca va mieux. Je me sens bien depuis quelques temps...

⎯ Le psy (théâtral) : Ce n’est pas possible. Donnez-moi des preuves !

⎯ La patiente : Eh bien... J’ai repris la salle de sport avec une collègue... ça me fait du bien ! Je dors mieux... Avec mon mari, on a moins de conflits : on refait même des projets de vacances... je gère mieux avec les enfants...

⎯ Le psy (désespéré) : ...et vous allez me laisser tomber ! Je le vois bien ! Et moi je vais perdre une patiente !

⎯ La patiente (surprise, mais affronte le thérapeute) : Mais en même temps, c’est le but, non ? Vous devriez être content de vous : vous avez bien travaillé !

⎯ Le psy (soudain sincère) : Oui, oui, oui... mais c’est un des côtés tristes de mon métier : on est très proche de ses patients, on connaît tous leurs secrets, on s’investit émotionnellement... et puis pouf ! plus de nouvelles dès qu’ils vont mieux. C’est rare quand ils viennent

13 Les noms, âges et autres caractéristiques personnelles ont été modifiés afin de protéger la confidentialité des protagonistes de ce cas clinique entièrement fictif.

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nous dire au revoir. (à nouveau théâtral, renifle comme s’il allait sangloter) : Et je ne sais pas si je vais pouvoir le supporter !

⎯ La patiente (avec un sourire amusé) : Mais si. Vous allez très bien vous en sortir. Je le sais.

Sans aucun doute.

BIBLIOGRAPHIE

1. Andolfi, M., Angelo, C., de Nichilo Andolfi, M. (1987). Temps et mythe en psychothérapie familiale, ESF, Paris (1990, pour la traduction française par Marc Rives), pp. 51-52.

2. Bateson, G., Jackson, Don D., Haley, J., Weakland, J.H. (1956). Toward a theory of schizophrenia, Behavioral Science 1(4).

3. Bateson, G. (1972, 1980 pour la traduction française par F. Drosso, L. Lot, E. Simion et Ch. Cler) Vers une écologie de l’esprit, Seuil, Paris.

4. FERREIRA, A.J. (1960). Double-bind and delinquent behavior. Archives of General Psychiatry 3:359-67, p. 365.

5. ELKAÏM, M. (2001). Si tu m’aimes, ne m’aime pas, édition augmentée, Le Seuil, Paris, p. 27.

6. MARTIN, D.J., GARSKE, J.P., DAVIS, M.K. (2000). Relation of the therapeutic alliance with outcome and other variables: a meta-analytic review. Journal of Consulting and Clinical Psychology 68(3), 438-450, p. 446.

7. PANICHELLI, C. (2013). Humor, joining and reframing in psychotherapy: Resolving the auto-double-bind. The American Journal of Family Therapy, 41(5):437-451.

8. SALAMEH, W.A. (1993). Introduction of Fry WF, Salameh WA, Advances in Humor and Psychotherapy. Edited by Professional Resource Press, Sarasota, Florida, p. xxiv.

9. SCHNARCH, D.M. (1990). Therapeutic uses of humor in psychotherapy. Journal of Family Psychotherapy, 1:75-86, p.77.

10. SPRENKLE, D.H., DAVIS, S.D., & LEBOW, J.L. (2009). Common Factors in Couple and Family Therapy. The Guilford Press, New York & London, p. 102.

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POWERPOINT

Oser une relation transculturelle

Marie-Rose MORO Marie-Rose MORO est psychiatre d'enfants et d'adolescents, psychanalyste, docteur en médecine et en sciences humaines. Elle a appris la psychiatrie du jeune enfant auprès de Serge Lebovici, et les principes de l'ethnopsychiatrie avec Tobie Nathan. Ses recherches l'ont menée à théoriser la vulnérabilité et les besoins spécifiques des enfants de migrants. Elle a créé une unité de soins transculturels destinée aux familles migrantes et leurs enfants en 1987. En 2008, elle a élargi ce dispositif transculturel au cœur de Paris. Dans ces dispositifs, la langue et la culture des patients, celles des thérapeutes et la différence culturelle sont utilisées pour soigner. Ses travaux concernent les forces et vulnérabilités des enfants de migrants, les dispositifs thérapeutiques, les métissages, le bilinguisme et le traumatisme psychique dans ses aspects transculturels. Elle a publié de nombreux livres dont, récemment, Les enfants de l'immigration : une chance pour demain (Bayard ; 2012).

Reconnaître les compétences

Des mères, des pères Des grands-parents, de la famille Savoir de tous, savoirs culturels Diversité de ces savoirs Ne pas renoncer à ce que l’on est Pouvoir s’adapter à chaque enfant Donner du sens à ce qui arrive à l’enfant Tout est possible!

Soutenir les parentalité (s)

Perspectives pour le XXième siècle: la prise en charge de la socialisation par la société ne sera complète qu'avec l'éducation des parents, en vue de la part incompressible

qui leur revient dans le processus. Le soutien à la parentalité ne fait que commencer (Gauchet)

Une folie qu’on cherche à raisonner Se construire parents. On ne naît pas

parents, on le devient. Les ingrédients:

intrapsychiques/intersubjectifs/collectifs Père /mère/famille/groupes Place de l’enfant dans la famille

(puérile/infantile) Une méthode est nécessaire!

Serge Lebovici

Arbre de vie Bébé et interactions parents-bébé Fantasmatique Imaginaire Réel Culturel (M.R. Moro) Présence des bébés et des enfants dans les

consultations thérapeutiques

A qui appartient l’enfant?

Levi-Strauss et Gaudelier

Interdit de l’inceste Différence des générations Toutes les familles que nous pouvons

imaginer, elles existent! Limites de notre imagination... Le complémentarisme

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Filiation Affiliations

Vertical

Horizontales

Unique

Multiples

Etre la fille/fils de

Valeurs des parents et de la société

Inscription dans un lignage

« Nouvelles » valeurs

Transmission transgénérationnelle

A qui je ressemble?Appartenances, religion, identités multiples

Consciente et inconsciente

Explicites et implicites Métissages et créativité

Penser la singularité

L’approche transculturelle Psychanalyse + Anthropologie + Linguistique… Devereux, Nathan, Moro

Universalité psychique et codage culturel Berceau culturel Importance de la langue maternelle et de la

transmission parentale Respect des modes parentaux et des

modèles de sens

Dedans

Structure familiale Langue Rituels Education Relation Savoirs

Dehors

Le monde extérieur Ecole Les amis Les médias L’hôpital, le centre Le racisme La mondialisation

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Passer d’un monde à l’autre

Avoir trois mères

Ama :

adoptée en Inde grandir dans un autre monde grandir dans une autre structure familiale

Une mère on en aurait qu’une!!!

comment passer du 1 au 3 ? en pensant l’interaction et la complexité

Une pédopsychiatrie ouverte

Universalité psychique et variété des

contextes Modifications des structurations familiales,

métissages Parents, les associations, tous ceux qui

portent les enfants et leurs parents+++ Des techniques de psychothérapies évaluées

et transmissibles Un savoir transmissible à tous ceux qui

travaillent avec les enfants

Références

http://www.marierosemoro.fr

http://www.clinique-transculturelle.org/

http://www.mda.aphp.fr/

Moro MR Aimer ses enfants ici et ailleurs. Paris: O Jacob; 2009.

Moro MR Nos enfants demain. Pour une société multiculturelle. Paris: O Jacob; 2010.