Éditorial - collège de france€¦ · personnes travaillant sur le site du collège de france,...

66
3 Hors série - LA LETTRE É DITORIAL La recherche et le Collège de France Pendant ces dernières années, des chercheurs, des personnalités politiques et des journalistes se sont inquiétés de l’écart grandissant entre les niveaux des recherches européenne et américaine ou japonaise. Les prises de position, articles ou rapports sur le déclin de la recherche française se sont aussi multipliés. Insuffisance des moyens, inadaptation des structures, absence de perspectives, difficultés d’adaptation au changement, tels sont les thèmes les plus souvent abordés. La crise était latente, elle a éclaté. La mobilisation des chercheurs et, notamment des plus jeunes, inquiets de leur avenir, a été déterminante. L’opinion publique a compris ce message. Le gouvernement a déjà pris certaines décisions urgentes et s’est engagé à entreprendre une vaste réforme en tenant compte des avis des acteurs de la recherche. Il nous faut maintenant construire, et rapidement, car les enjeux sont importants. Donner une nouvelle dimension à la recherche de notre pays, mais aussi à l’espace de recherche européen, est non seulement un objectif mobilisateur pour la jeunesse, mais aussi un défi pour l’avenir. Fidèle à ses traditions, le Collège de France s’est engagé dans ce combat indispensable pour redresser la situation de la recherche dans notre pays, mais aussi en Europe. Plusieurs actions ont été entreprises. Les difficultés de la recherche ont été évoquées dès 2001 lors de nos rencontres avec le Président de la République, le Premier Ministre, plusieurs Ministres et leurs conseillers. Un accord a été conclu avec trois fondations européennes pour favoriser le développement accéléré de la recherche européenne. Après en avoir informé le Président de la République et avec son accord, cette démarche s’est traduite par l’organisation d’un colloque international “Science et conscience européennes” qui aura lieu au Collège de France du 25 au 27 novembre 2004. L’organisation de ce colloque a été unanimement soutenue par les membres du Comité international d’Orientation Stratégique et Scientifique du Collège de France qui ont adressé une lettre collective au Président de la République. Des colloques et réunions consacrés aux problèmes de la recherche ont été organisés par le Ministère de la Jeunesse de l’Éducation Nationale et de la Recherche, le CNRS et l’INSERM et se sont déroulés dans le centre de conférences du Collège de France. Plusieurs professeurs ont fait part de leurs réflexions et de leurs propositions dans la presse et une série d’interviews de professeurs interrogés sur la crise de la recherche a été publiée dans plusieurs numéros de la Lettre du Collège de France qui est largement diffusée. Enfin, après plusieurs réunions et une assemblée extraordinaire, les professeurs du Collège ont exprimé unanimement les principes généraux des réformes qui leur semblent indispensables dans un texte publié dans Le Monde. C’est pour participer encore plus activement à ce débat sur l’avenir de la recherche, qu’il nous a semblé utile de publier un numéro spécial de la Lettre du Collège de France. Ce numéro regroupe les prises de positions collectives ou individuelles des professeurs qui ont souhaité intervenir dans ce débat, et un article des représentants des très nombreux chercheurs et ITA du Collège de France qui ont très activement participé au mouvement “Sauvons la Recherche” et dont la mobilisation dynamique et efficace se poursuit. Cet important numéro spécial de la “Lettre du Collège de France” contient également le programme préliminaire du Colloque “Science et conscience européennes” qui aura lieu au Collège les 25, 26 et 27 novembre 2004. Jacques Glowinski Administrateur Président de l’Assemblée des Professeurs du Collège de France Professeur titulaire de la chaire de Neuropharmacologie Pr. Jacques Glowinski

Upload: others

Post on 16-Aug-2020

2 views

Category:

Documents


0 download

TRANSCRIPT

Page 1: ÉDITORIAL - Collège de France€¦ · personnes travaillant sur le site du Collège de France, quelle que soit leur tutelle, ont pris une part active à cette mobilisation. Son

3Hors série - LA LETTRE

ÉDITORIAL

La recherche et le Collège de France

Pendant ces dernières années, des chercheurs, despersonnalités politiques et des journalistes se sontinquiétés de l’écart grandissant entre les niveaux desrecherches européenne et américaine ou japonaise. Lesprises de position, articles ou rapports sur le déclin de larecherche française se sont aussi multipliés. Insuffisancedes moyens, inadaptation des structures, absence deperspectives, difficultés d’adaptation au changement, telssont les thèmes les plus souvent abordés. La crise étaitlatente, elle a éclaté. La mobilisation des chercheurs et,notamment des plus jeunes, inquiets de leur avenir, a étédéterminante. L’opinion publique a compris ce message.Le gouvernement a déjà pris certaines décisions urgenteset s’est engagé à entreprendre une vaste réforme en tenantcompte des avis des acteurs de la recherche.

Il nous faut maintenant construire, et rapidement,car les enjeux sont importants. Donner une nouvelledimension à la recherche de notre pays, mais aussi àl’espace de recherche européen, est non seulement unobjectif mobilisateur pour la jeunesse, mais aussi undéfi pour l’avenir.

Fidèle à ses traditions, le Collège de France s’estengagé dans ce combat indispensable pour redresserla situation de la recherche dans notre pays, maisaussi en Europe. Plusieurs actions ont été entreprises.

Les difficultés de la recherche ont été évoquéesdès 2001 lors de nos rencontres avec le Président dela République, le Premier Ministre, plusieursMinistres et leurs conseillers.

Un accord a été conclu avec trois fondationseuropéennes pour favoriser le développement accéléréde la recherche européenne. Après en avoir informé lePrésident de la République et avec son accord, cettedémarche s’est traduite par l’organisation d’uncolloque international “Science et conscienceeuropéennes” qui aura lieu au Collège de France du 25au 27 novembre 2004. L’organisation de ce colloquea été unanimement soutenue par les membres duComité international d’Orientation Stratégique etScientifique du Collège de France qui ont adressé unelettre collective au Président de la République.

Des colloques et réunions consacrés aux problèmesde la recherche ont été organisés par le Ministère de laJeunesse de l’Éducation Nationale et de la Recherche,

le CNRS et l’INSERM et se sont déroulés dans lecentre de conférences du Collège de France.

Plusieurs professeurs ont fait part de leurs réflexionset de leurs propositions dans la presse et une séried’interviews de professeurs interrogés sur la crise de larecherche a été publiée dans plusieurs numéros de laLettre du Collège de France qui est largement diffusée.

Enfin, après plusieurs réunions et une assembléeextraordinaire, les professeurs du Collège ont expriméunanimement les principes généraux des réformes quileur semblent indispensables dans un texte publiédans Le Monde.

C’est pour participer encore plus activement à cedébat sur l’avenir de la recherche, qu’il nous a sembléutile de publier un numéro spécial de la Lettre duCollège de France.

Ce numéro regroupe les prises de positionscollectives ou individuelles des professeurs qui ontsouhaité intervenir dans ce débat, et un article desreprésentants des très nombreux chercheurs et ITAdu Collège de France qui ont très activement participéau mouvement “Sauvons la Recherche” et dont lamobilisation dynamique et efficace se poursuit.

Cet important numéro spécial de la “Lettre duCollège de France” contient également le programmepréliminaire du Colloque “Science et conscienceeuropéennes” qui aura lieu au Collège les 25, 26 et27 novembre 2004. ■

Jacques GlowinskiAdministrateur

Président de l’Assemblée des Professeurs du Collège de FranceProfesseur titulaire de la chaire de Neuropharmacologie

Pr. Jacques Glowinski

Page 2: ÉDITORIAL - Collège de France€¦ · personnes travaillant sur le site du Collège de France, quelle que soit leur tutelle, ont pris une part active à cette mobilisation. Son

La recherche est une activitéstratégique qui concerne la société toutentière. C'est aussi la place de laFrance et de l'Europe dans le mondepour les décennies à venir qui est enjeu dans cette affaire. Alors que lestentations ont récemment été fortesd'envisager ces problèmes à courtterme, les dépenses dans ce domaineallant jusqu'à constituer des variablesd'ajustement budgétaire, il estnécessaire de retrouver le sens d'unegrande ambition collective. Toute unecommunauté s'est mobilisée cesderniers mois, conduisant à l'adoptionde quelques mesures de sauvegarde. Ilfaut maintenant aller plus loin. Unnouvel élan est indispensable. Il estpossible. Le pays a déjà donnél'exemple dans le passé d'un telengagement volontaire.

Les Professeurs du Collège deFrance expriment leur engagementpour que la recherche etl'enseignement supérieur redeviennentune véritable priorité nationale.

Ils ont déjà dans le passé attiré àplusieurs reprises l'attention sur lecaractère vital de cette question. Ilsentendent maintenant prendre touteleur place dans la grande concertationqui va s'ouvrir. Plusieurs d'entre eux sesont d'ailleurs déjà engagés pourcontribuer à l'établissement précis dudiagnostic et formuler des propositionsopérationnelles.

Appartenant à des disciplineslittéraires et scientifiques très variées,les Professeurs du Collège de Franceconsidèrent que l'attention à cesquestions forme un tout. Ils souhaitentici s'impliquer dans la réflexion ensuggérant quelques-uns des grandsprincipes sur lesquels devraients'appuyer les réformes nécessaires.

1. Il ne saurait y avoir de mobilisationaccrue des moyens sans une réformedes modes d'organisation de larecherche et des liens entre recherche etenseignement supérieur.

2. Il est nécessaire à cet égard d'assurerune meilleure continuité et une plusgrande mobilité entre les activités derecherche et l'enseignement supérieur.La recherche est un facteur clef de lavalorisation et du développement dece dernier. Des possibilités d'évolutioncroisées et/ou successives des fonctionsd'enseignement et de recherchedevraient être vigoureusementfavorisées.

3. L'importance des sciences del'homme et de la société doit êtreréaffirmée. Elles ont un rôle clef à jouerpour que la société se comprennemieux et soit plus consciente de sesfondements pour affronter son avenir.

4. L'architecture actuelle des organismesde recherche est complexe. On ne peutpas apporter une réponse unique etglobale aux problèmes qui se posentdans les différents secteurs. Les modes degestion et d'intervention gagnent à resterdiversifiés, accordés aux spécificités dechaque champ scientifique.

5. Une politique active doit avant touts'appuyer sur la créativité des équipes etdes organismes. Il faut donc rejeter touteuniformité et accorder une grandeautonomie de gestion aux structuresd'enseignement et de recherche.

6. Si l'élaboration de grandsprogrammes structurants est nécessaire,il importe aussi de permettre que desprojets autonomes de recherchefondamentale puissent être financés. Lapluri-annualité des engagements devraitêtre dans tous les cas la règle.

7. Dans la gestion des personnels, il fautveiller aux équilibres démographiquesen lissant les recrutements pour éviterles effets d'accordéon qui découragentcertaines générations et créent en mêmetemps pour d'autres des rigiditésdommageables. L'attractivité descarrières d'enseignement et de recherchedoit être de son côté sérieusementrepensée. Il faut aussi veiller au profilde carrière des ingénieurs, destechniciens et des administratifs pourfavoriser leurs possibilités d'évolution.

8. La réforme des structures doits'accompagner d'une profonderéorganisation des modalitésd'évaluation des groupes de rechercheainsi que de la composition des organesd'évaluation. Cette évaluation doit êtreplus ouverte et plus internationale pourêtre effective. Un monde de la recherchereplié sur lui même dans l'hexagone n'aaucun avenir. La poursuite et lareconnaissance nécessaire de l'excellenceordonnent cette exigence.

9. Les questions que nous nous posonsne peuvent seulement trouver deréponse au niveau national. C 'est aussil'Europe de la recherche qui doit faireun bond en avant. Mais cette dernièredoit se réformer pour être moinsbureaucratique. L'Europe doit encoreêtre spécialement attentive à assurer ledéveloppement de la recherchefondamentale, en particulier dans lesdomaines où les investissements lourdsdépassent les possibilités nationales

Dans l'esprit de ces réflexions, lesProfesseurs du Collège de France, pourcontribuer à la mobilisation collective etaux propositions sur ce grand enjeu desociété, organiseront à l'automne uncolloque international “Science etConscience européennes” au Collège deFrance. ■

4 LA LETTRE - Hors série

REFONDER LA RECHERCHE

Texte adopté par l’Assemblée unanime des Professeurs du Collège de France, le 11 mai 2004,et publié dans Le Monde du 14 mai 2004.

Page 3: ÉDITORIAL - Collège de France€¦ · personnes travaillant sur le site du Collège de France, quelle que soit leur tutelle, ont pris une part active à cette mobilisation. Son

5Hors série - LA LETTRE

Le mouvement “Sauvons larecherche” a permis unemobilisation sans précédent desacteurs de la recherche à traverstoute la France. Ce mouvement deprotestation a été déclenché par labaisse continue des crédits alloués àla recherche et la réduction massivedes postes ouverts au recrutement dechercheurs et d’ITA. De nombreusespersonnes travaillant sur le site duCollège de France, quelle que soitleur tutelle, ont pris une part active àcette mobilisation. Son importanceet le soutien massif de la populationvia la signature de la pétition lancéepar “SLR” ont permis d’aboutir àplusieurs succès. Les crédits votés parl’Assemblée Nationale mais “gelés”ces dernières années vont êtrefinalement versés et les 550 postes dechercheurs et d’ITA qui avaient étésupprimés cette année vont êtreouverts au concours, ainsi que 1000postes d’enseignant-chercheurs. Unedemande forte du mouvement étaitla tenue d’États Généraux de laRecherche devant aboutir à la miseen place d’une politiquepluriannuelle. Elle a été prise encompte et devrait conduire au voted’une loi de programmation etd’orientation de la recherche.

Une retombée essentielle de lamobilisation est le regain d’intérêtde la population pour nos travauxet son soutien souvent exprimé lorsde discussions impromptues dans larue. Cet aspect, qui nous a tousencouragés, a permis de replacer larecherche au cœur despréoccupations sociales. Lesdiscussions autour du mouvement

ont conduit à une prise deconscience massive de l’importancede la recherche pour ledéveloppement culturel etéconomique de notre société et dufait qu’elle constitue un bien public.

Au sein de notre communauté,cette prise de conscience estparticulièrement visible lors desdébats qui nourrissent les ÉtatsGénéraux de la Recherche.L’ensemble des signataires de lapétition SLR s’était engagé à mettreen place ces États Généraux et à yparticiper pour trouver dessolutions durables aux multiplesproblèmes qui, au cours des années,ont conduit à la remise en cause denos moyens de travail et de la placede la recherche dans notre société.La crise de ces derniers mois a révéléun immense besoin de réflexion etde débats sur la réforme de notresystème de recherche afin d’aboutirà la proposition d’une loi deprogrammation et d’orientation dela recherche. Ces États Générauxont été lancés à Paris le 25 mars. AuCollège de France, trois ateliers sesont formés. Ils débattent sur lesthèmes “Objectifs de la recherche etlien entre recherche et société”,“Architecture et structures de larecherche publique” et “Acteurs etmétiers de la recherche”. En Ile deFrance, plus de soixante ateliers deréflexion sont actifs et regroupentles acteurs de la recherche, desétudiants aux directeurs delaboratoire, de toutes disciplines.C’est un effort considérable de notrecommunauté qui participe à cesÉtats Généraux tout en poursuivant

ses travaux de recherche. Lespropositions issues des ateliers duCollège sont confrontées auxpositions des autres ateliers locauxau sein de 4 ateliers thématiques“inter sites”. Tous ces travauxferont l’objet d’un texte de synthèsequi sera discuté lors du colloquerégional des États Généraux de laRecherche qui se tiendra les 21, 22et 28 juin. Les premièresconclusions des États Généraux dela recherche menés à Paris serontalors connues et transmises au CIP.

Le travail des États Généraux sefait dans un cadre très ouvert avec laparticipation des représentantsd’associations, de l’industrie, destutelles et du monde politique. Il senourrit des diverses contributions,individuelles ou institutionnelles quise sont ajoutées au cours du temps,et nous ne pouvons que nousféliciter de constater que les enjeuxliés à ces États Généraux aientencore élargi le mouvement instaurépar SLR.

Nous espérons tous que cetravail aboutira à une loi quiprendra la pleine mesure du rôlecentral joué par la recherche dans ledéveloppement économique etculturel et qui tiendra compte desbesoins de la communautéscientifique pour assumer ce rôle.Nous savons déjà que les nouveauxliens qui se sont créés entre lemonde de la recherche et la sociéténe pourront pas être remis encause. ■

LES ÉTATS GÉNÉRAUX DE LA RECHERCHE

Texte écrit en mai 2004, par François Tronche*, Santiago Pita*, Marie-Pierre Junier*, AnnetteKoulakoff, membres des ateliers de réflexion du Collège de France.

* membres du Comité de liaison et de coordination des États Généraux de la recherche de la région Paris centre.

Page 4: ÉDITORIAL - Collège de France€¦ · personnes travaillant sur le site du Collège de France, quelle que soit leur tutelle, ont pris une part active à cette mobilisation. Son

6 LA LETTRE - Hors série

Que pensez-vous de la placedonnée à la recherchescientifique en France ?

J’ai l’impression que la recherchen’a pas du tout été une priorité pourles gouvernements qui se sontsuccédé depuis un certain nombred’années en France. Dans Le Mondedu 14 novembre dernier, on trouveun graphique représentant lacroissance annuelle moyenne entre1995 et 2000 de l’effort derecherche : sur 17 pays (les Quinzeplus les États-Unis et le Japon), laFrance arrive en dernière positionavec une croissance annuellenégative, c’est-à-dire en fait unediminution de l’ordre de 1,5 %. Si leschiffres sont exacts, c’estévidemment consternant. On voitmal comment on atteindraitl’objectif affiché de consacrer 3 % duPNB à la recherche. Nous sommes àvrai dire dans une situation un peucatastrophique par comparaisonavec d’autres pays, comme les États-Unis, qui investissent massivementdans la recherche et l’enseignementsupérieur.

Que la France se classe derrièretous les pays européens du point devue de l’effort de recherche estinquiétant. Et c’est injustifié, dansla mesure où nous avons deschercheurs de très grande qualité,brillants et motivés, quimériteraient un effort plus soutenude la part des gouvernements.

En dehors de ces donnéesbudgétaires, quelle est la placeréelle de la France dansl’Europe de la recherche ?

Nous vivons aujourd’hui surl’acquis des grands effortsd’investissement réalisés dans lesannées 1960. En physique, deséquipes de recherche de grandequalité se sont constituées et ontexercé un fort pouvoir d’attractionsur les jeunes étudiants. Lacréation des enseignements detroisième cycle a eu un effet trèspositif pour la formation de cesétudiants. Ajoutons-y l’ensei-gnement donné au Collège deFrance. Il s’est créé ainsi un viviertrès important de chercheurs de

qualité, de niveau international.Nous continuons sur notre lancéeparce que des équipements existentet que nous avons des chercheursextrêmement motivés, mais à longterme je suis inquiet : si la tendanceactuelle au désengagement sepoursuit, nous décrocheronsnécessairement. Les budgets defonctionnement de mon équipesont aujourd’hui dix fois inférieursà ceux de nos concurrentsaméricains, allemands ou japonais.

Même dans un centred’excellence comme le Collège deFrance, les crédits consacrés à larecherche proprement dite ontdiminué au cours des 10 dernièresannées. Certes, le Collège deFrance a dû consacrer des créditsimportants à la rénovation de seslocaux, et c’est une réussitemagnifique. Mais cela induit desfrais nouveaux, et pour la premièrefois depuis près de 30 ans, unepartie des crédits de recherchescientifique a été prélevée pourfaire face à ces dépensessupplémentaires. J’espère que le

Pr. Claude Cohen-Tannoudji

L’EUROPE DE LA RECHERCHEpar le Professeur Claude Cohen-Tannoudji

Interview réalisée par Marc Kirsch en janvier 2003 pour La Lettre duCollège de France n° 7.

Claude Cohen-Tannoudji est Professeur au Collège de France,titulaire de la chaire de Physique atomique et moléculairedepuis 1973 et membre de l’Académie des Sciences depuis1981.

Le Prix Langevin de la Société française de Physique lui a étédécerné en 1963, ainsi que la Médaille d’Argent du CentreNational de la Recherche Scientifique en 1964, le Grand Prixde Physique de la Société française de Physique en 1971, lePrix Ampère de l’Académie des Sciences en 1981, la Médailled’Or du CNRS en 1996 et le Prix Nobel de Physique en 1997.

JANVIER 2003

Page 5: ÉDITORIAL - Collège de France€¦ · personnes travaillant sur le site du Collège de France, quelle que soit leur tutelle, ont pris une part active à cette mobilisation. Son

7Hors série - LA LETTREPr. Cohen-Tannoudji

ministère de la Recherche sauraremédier très vite à cette situationdésastreuse.

Bien sûr, pour soutenir larecherche, la France disposed’autres institutions qui ont jouéun rôle essentiel. Le CNRS,notamment, a permis à deschercheurs de se consacrer à tempsplein à leur activité. Il a eu un effetextrêmement positif, et grâce à luila recherche française a gardé savitalité. Mais le CNRS est devenutrès gros : près de 80% de sescrédits sont consacrés aux salaires,et il lui reste très peu de latitudepour soutenir les actions derecherche fondamentale. Troplourd à gérer, il n’a pas la souplesseet la réactivité nécessaire poursoutenir, par exemple, une ligne derecherche émergente à laquelle ilfaudrait consacrer rapidement desefforts.

Autre souci : de plus en plus, lescrédits sont attribués à desprogrammes soi-disant prioritaires,mais à court terme. Je trouve qu’onperd de vue, en France commeailleurs, le fait que la recherche estune entreprise de long terme.Qu’elle exige de l’ambition. Lesidées qui feront les technologies dedemain, celles que nous utiliseronsdans 20 ans, naissent de larecherche fondamentale d’au-jourd’hui. C’est donc aujourd’huiqu’il faut prendre l’engagement dela développer en soutenant lescentres d’excellence, sans lesobliger à travailler sur tel ou telthème soi-disant prioritaire.

Il faut donc aussi un effort deformation ?

Bien entendu, et il faut rappeler,à cet égard, l’importance desgrandes écoles, qui jouent un rôleparticulier en France du fait de lasélection qu’elles opèrent à l’issuedes classes préparatoires. Même sila plupart des grandes écolespréparent à des métiers précis

plutôt qu’à la recherche, il seraitbon qu’elle donnent à leursétudiants une culture générale dehaut niveau, qui permetteéventuellement à certains d’entreeux de rejoindre la recherche activeet de contribuer au progrès desconnaissances. En ce qui meconcerne, trois des meilleurschercheurs que j’aie jamais recrutésau cours des 20 dernières annéessont des élèves de l’école Centrale.Cette école prépare à des métiersd’ingénieurs, mais proposaitautrefois une option « physique »qui visait à donner aux étudiantsune vision globale de la physiqueactuelle et des grandes tendancesde son évolution. Les étudiantsintéressés par cette filière, 10 ou 20par an, venaient visiter deslaboratoires et, parmi ceux qui ontfinalement opté pour la recherche,certains ont eu une réussiteremarquable parce qu’ils avaientun grand talent pour l’expérience,un sens concret, une habiletéexpérimentale que n’avaient pasd’autres élèves de grandes écolesplus théoriques. Malheureusement,cette option a été supprimée etremplacée par d’autres, plusspécialisées. C’est une source derecrutement qui disparaît. C’estgrave. En effet, il faut que leslycéens et les élèves de classespréparatoires sachent que, quelleque soit la filière qu’ils ont choisie,ils peuvent toujours s’orienter versune carrière de recherche s’ils enont le désir. C’est très important,parce que les technologies depointe actuelles, s’il fautévidemment les développer et lessoutenir, n’en seront pas moinsobsolètes dans 20 ans – et avecelles les chercheurs qui en sont lesspécialistes. En revanche, c’est derecherches fondamentales effec-tuées aujourd’hui que sortiront lestechnologies qui auront cours dans20 ans. Concentrer tous les effortssur des recherches appliquées auxbesoins et aux techniquesd’aujourd’hui est donc unepolitique à courte vue.

Ajoutons, sur ce point, quel’une des institutions françaises lesplus aptes à réagir et à explorer denouvelles voies est le Collège deFrance, où les professeurs ont touteliberté de choisir des thèmes quileur semblent porteurs etprometteurs, de les explorer et deles présenter à leurs auditeurs, aufur et à mesure de l’avancement deleurs travaux. Il faut absolumentpréserver et favoriser cetteinstitution, qui est un ferment deprogrès. Or je crains que lesmoyens qu’on lui accorde ne soientpas à la mesure de ses ambitions.

Les politiques de rechercheprivilégient des orientationsstratégiques liées aux besoinsimmédiats de l’économie, etnégligent le long terme ?

Je pense qu’il y a place dansnotre pays pour une recherche «dedéveloppement». Quand unetechnologie est bien identifiée, ilfaut la faire passer dans l’industrie.Cela nécessite un effort derecherche et développement qu’ilfaut soutenir. De ce point de vue, jene suis pas opposé à l’affichage decertains secteurs prioritaires. Maisce n’est pas en concentrantl’essentiel de l’effort financier surdes politiques de développementqu’on résoudra tous les problèmes.Si on passe en revue la plupart desinventions qui conditionnent notrevie actuelle, qu’il s’agisse du laser,du transistor, de l’IRM, ou d’autrestechniques omniprésentes, ons’aperçoit qu’elles ne sont pas lerésultat de recherches planifiées :elles sont nées de recherchesfondamentales dont elles n’étaientpas l’objectif initial. L’applicationvient après coup : ce n’est qu’à lasuite de découvertes fondamentales– une fois qu’un phénomènebiologique ou physique est mieuxcompris – qu’on prend consciencedes applications possibles. Ainsi,les chercheurs ont essayé decomprendre comment la lumièrepouvait être amplifiée dans un

Page 6: ÉDITORIAL - Collège de France€¦ · personnes travaillant sur le site du Collège de France, quelle que soit leur tutelle, ont pris une part active à cette mobilisation. Son

8 LA LETTRE - Hors série Pr. Cohen-Tannoudji

milieu atomique, et ce n’estqu’ensuite qu’est venue l’idée dulaser. Autre exemple : c’est enessayant de comprendre commentles électrons se propagent dans lessemi-conducteurs qu’est apparuel’idée du transistor.

Un volontarisme à courte vuene suffit pas. Ce n’est pas endisant : «je vais résoudre leproblème du sida, de l’énergie oude l’environnement», qu’onparvient effectivement à dessolutions. Celles-ci apparaîtrontvraisemblablement à l’occasion dedécouvertes fondamentalesconcernant des mécanismes, desprocessus biologiques, parexemple, dont on s’apercevra qu’ilsjouent un rôle essentiel dans ledéveloppement du sida. À partir dela compréhension de telsphénomènes de base, on trouverale moyen de développer desstratégies de lutte contre cesmaladies. C’est pourquoi il estindispensable de préserver larecherche fondamentale.

Les politiques de la rechercheont du mal à s’adapter à la foisà la politique et à la recherche.

Il y a là deux temporalitésdifficiles à concilier. Mon idéalserait que la recherche et, demanière plus générale, l’éducationet l’enseignement supérieur soientconsidérés comme des prioritésnationales. Il faudrait qu’elleséchappent aux aléas de lapolitique, c’est-à-dire que lesgouvernements s’engagent àprendre des décisions à long termesur ces secteurs prioritaires, avecl’assurance que les orientations neseront pas remises en cause au grédes changements d’alliance ou demajorité. De droite ou de gauche,nous sommes tous concernés parl’éducation et par l’avenir de larecherche parce que la vie de nosenfants en dépendra en grandepartie. Ce sont des objectifs qui nedépendent pas d’une couleur

politique. Il faut dire clairementque la recherche, pour être efficaceet productive, suppose uneplanification à long terme. Il faut10 ou 20 ans pour former uneéquipe de recherche performantesur le plan international. Leshommes politiques ont peud’intérêt pour le long terme, ladurée d’un mandat politiquen’excédant guère 4 ou 5 ans. Cestemporalités sont incompatibles.C’est de cela que nous souffrons.Pour engager des programmesambitieux, il faudrait des hommespolitiques qui aient une visionambitieuse à très longue portée quidépasse leur intérêt propre ou celuide leur propre camp, des hommessoucieux de l’intérêt fondamentaldu pays et même, de manière plusgénérale, de l’humanité.

L’Europe de la rechercheapporte-t-elle des solutionsnouvelles ?

L’Europe de la recherche a desaspects extrêmement positifs. L’undes premiers est le fait que leschercheurs ont l’impressionappartenir à une mêmecommunauté : l’Europe est perçuecomme un ensemble cohérent. Il y aeu des réussites exceptionnelles,comme le CERN. Les contrats derecherche européens et les réseauxqui se sont mis en place ont permisune circulation beaucoup plusgrande des chercheurs. Dans monlaboratoire, plus de la moitié deschercheurs sont des européens (nonfrançais), venus pour une thèse, unpost-doc ou une année sabbatique.Ce brassage favorise les échangesculturels et les contacts personnels, ilrenforce l’impression d’appartenir àune même communauté. Sur le planscientifique, il facilite la transmissionde l’information et l’établissement deliens durables entre les équipes derecherche. C’est très positif.

En revanche, on aurait puespérer que l’Europe permette dedévelopper des centres d’excellence

pour la recherche fondamentale, etlui donne une ambition vigoureuse.Or, selon le graphique publié parLe Monde, la répartition des11,3 milliards d’euros du 6e

programme cadre de recherche etdéveloppement concerneuniquement des problèmes trèsprécis : de l’aéronautique à lagénomique, des écosystèmes auxnanotechnologies, etc. Ce sontautant de secteurs effectivementtrès importants, mais j’auraisvraiment souhaité qu’on donneaussi sa place à la recherchefondamentale, qui semble oubliée.Elle pourrait prendre la formed’une incitation à déposer desprojets non finalisés, qu’onprendrait l’engagement de soutenirpourvu qu’ils soient reconnus dequalité excellente. C’est cetteambition et cette motivation quipermettra de rassembler deschercheurs européens sur des idéesnouvelles, sans les assujettir à desobjectifs à court terme.

L’Europe peut-elle rivaliseravec les États-Unis, en matièrede recherche scientifique ?

L’Europe a beaucoup d’atouts :elle représente une force et unecapacité intellectuelle considérable,tout à fait comparables à celles desÉtats-Unis. Il lui faudraitsimplement un peu plusd’ambition, de dynamisme, desouplesse, pour permettre auxtalents de s’épanouir, auxréflexions de s’exprimer.

Aux États-Unis, la recherche etles grandes universités disposentd’importantes sources definancement provenant dumécénat, des fondations privées,d’héritages, etc. En outre, lesdépartements des universités sontréellement autonomes : ils ont leurpropre budget, gèrent beaucoupmoins de personnel, etc. Celapermet une grande souplesse defonctionnement et des réactionsrapides devant l’apparition de

Page 7: ÉDITORIAL - Collège de France€¦ · personnes travaillant sur le site du Collège de France, quelle que soit leur tutelle, ont pris une part active à cette mobilisation. Son

9Hors série - LA LETTRE

domaines nouveaux. Quand undépartement décide de renforcerson activité dans un domaineprometteur, il lui est plus facile decréer une chaire, de trouver descrédits et des locaux. Il peutchercher les meilleurs spécialistesdans le monde entier et négocier lessalaires.

En France, le statut publicimpose un cadre très rigide : unchercheur étranger ne peut êtrerecruté qu’au niveau le plus bas –ce qui est évidemmentdécourageant. De plus, lesprocédures sont lentes : pour fairevenir un chercheur étranger etdémarrer une nouvelle recherche, ilfaut souvent 4 à 5 ans – même auCollège de France. Aux États-Unis,c’est 4 mois – au moins dans lesuniversités les plus prestigieusescomme Harvard, Stanford etquelques autres centresd’excellence.

Enfin, nous courons le risque devoir nos meilleurs éléments selaisser tenter par l’expatriation : lebrain-drain américain commence àse faire sentir aussi en physique, oùil était resté discret jusqu’ici, à ladifférence de ce qui se passe enbiologie et en médecine.

Ce que je souhaite, en fin decompte, c’est que l’Europeconsacre une partie de son budgetà des recherches non finalisées,pourvu qu’elles soient d’excellentequalité. Qu’elle s’efforce defédérer ces recherchesfondamentales en donnantl’occasion aux chercheurs decoopérer au sein de réseauxd’excellence. Cela existe déjà,mais il faudrait laisser davantageaux chercheurs la possibilitéd’explorer librement les domainesqui leur paraissent intéressants. Jesouhaiterais aussi beaucoup, etc’est probablement un vœu quepartagent tous les chercheurs, queles contraintes administratives etbureaucratiques soient allégées.

Je redoute aussi lesconséquences de l’élargissement del’Europe. On peut certes se réjouirde ce processus à d’autres égards,mais je ne peux pas m’empêcher decraindre que cela ne se traduise parun plus grand saupoudrage descrédits. La recherche est avant toutune question de qualité. Bien sûr, ilfaut donner un support minimalaux différents acteurs de larecherche, mais il est trèsimportant de privilégier les centresd’excellence, c’est-à-dire defavoriser les lieux où de nouvellesidées importantes ont des chancesde voir le jour. ■

Pr. Cohen-Tannoudji

Page 8: ÉDITORIAL - Collège de France€¦ · personnes travaillant sur le site du Collège de France, quelle que soit leur tutelle, ont pris une part active à cette mobilisation. Son

10 LA LETTRE - Hors série

Comment analysez-vous lasituation actuelle de larecherche en France ?

En matière de budget de larecherche, les médias ne cessent denous rappeler que les créditsbaissent. Il n’est pas facile de jugerobjectivement de la situation !Rappelons simplement qu’il nes’agit pas seulement d’une questionde financement, mais aussid’efficacité. Sur la question descrédits, on ne peut nier que desefforts sont faits, que de nombreuxpostes de post-doctorants sontcréés. Mais cela reste insuffisant.Cela dit, l’opinion dominante parmiles chercheurs est que l’Europe engénéral et la France en particulierdoivent augmenter considéra-blement leur effort de recherche.

Les États-Unis sont le standardde référence, qu’on le veuille ounon. Or les États-Unis font un efforténorme en direction de la recherche.Ils ne le font pas simplement paramour de la connaissance, maisparce qu’ils y trouvent un intérêtéconomique : la recherche est un

investissement. Bien sûr, ce n’est pasle seul aspect, et la recherche a aussipour but de comprendre : com-prendre l’origine de l’univers,l’organisation de la matière,l’apparition et le fonctionnement duvivant. Ces questions évidemmentessentielles suffiraient à la justifier.La recherche fondamentale faitpartie, au même titre que l’art, deces activités désintéressées quicaractérisent l’humanité.

Néanmoins, et justement parceque la recherche est une activité trèscoûteuse, il est légitime qu’elleprofite à l’ensemble des citoyens quila paient par leurs impôts : il fautdonc la rendre aussi efficace quepossible, afin qu’elle contribue audéveloppement de notre pays et despays européens.

Je voudrais faire quelquesremarques et avancer quelquessuggestions qui permettraient d’allerdans ce sens.

La science engage des relationsplanétaires : il faut donc considérerl’état de la recherche au niveau

mondial. De ce point de vue, outrela position dominante – sans doutedurablement – des États-Unis, onremarque une importante pousséede l’Asie, avec bien sûr le Japon,mais aussi la Chine et l’Inde, ainsique Taïwan et Singapour, à une pluspetite échelle. À elles deux, la Chineet l’Inde représentent une grandepartie de l’humanité. Leurs activitésde recherche connaissent unecroissance énorme. J’ai pu leconstater en Chine, depuis quelquesannées. Pour l’instant, l’effort derecherche se limite généralementaux meilleures universités, qui sonten petit nombre, par rapport à lataille du pays, mais la situationévolue rapidement. C’est pourquoil’Europe doit prendre position, pouréviter de se trouver prise en tenailleentre la domination américaine etl’émergence rapide des paysd’Extrême Orient. Le moment estfavorable, dans la mesure où lespays d’Asie sont à la recherche d’unéquilibre et ne souhaitent pas setrouver uniquement en face de lapuissance économique et scien-tifique des États-Unis. L’Europe adonc de bons atouts. Or elle ne fait

Pr. Jean-Marie Lehn

LA RECHERCHE EN FRANCE ET EN EUROPEpar le Professeur Jean-Marie Lehn

Interview réalisée par Marc Kirsch en juillet 2003 pour La Lettre du Collègede France n° 8

Jean-Marie Lehn est Professeur au Collège de France, titulairede la chaire de Chimie des interactions moléculaires depuis1979.

La Médaille d’Or du CNRS lui a été décernée en 1981, le Prixdu CEA, Académie des Sciences, en 1984 et le Prix Nobel deChimie en 1987.

JUILLET 2003

Page 9: ÉDITORIAL - Collège de France€¦ · personnes travaillant sur le site du Collège de France, quelle que soit leur tutelle, ont pris une part active à cette mobilisation. Son

11Hors série - LA LETTREPr. Lehn

pas assez d’effort pour attirer leschercheurs asiatiques : nous avonsd’assez bonnes relations avec leJapon, mais nos échanges avec laChine sont très insuffisants.

Quelques remarques à cepropos. Au premier abord, on peutêtre heurté par l’idée de dépouillerde leurs élites intellectuelles des paysqui ont grand besoin de toutes leurscompétences. C’est un scrupulelégitime. Mais il y a une réponsepragmatique. Observons ce qui sepasse aux États-Unis, qui sont trèsactifs pour attirer et intégrer ceschercheurs. Une fois installés, d’unepart, ce sont d’excellentsscientifiques et d’autre part, ilsentretiennent avec leur paysd’origine des relations étroites. Ainsis’établissent des liens très forts, aussibien politiques, qu’économiques etscientifiques, et ces relationsbénéficient aux pays d’origine deschercheurs.

En outre, pour limiter les effetsde la fuite des cerveaux, les paysconcernés – Chine, Taïwan, etc. –mettent au point des politiquesd’aide au retour et accordent desavantages, notamment salariaux, àceux qu’ils veulent inciter à revenir.Paradoxe intéressant : en Chine –un pays qui se dit «communiste» etqui l’est fort peu en réalité –, onrenonce au principe d’égalité dansle but de favoriser ceux qui créentdes richesses qui profitent àl’ensemble de la société. En France,une telle pratique serait malacceptée. Il est vrai que les chosesévoluent : l’Europe a créé les chairesMarie Curie pour réinstaller sur sonsol, en leur offrant une dotationassez confortable, des chercheurspartis par exemple aux États-Unis.

L’Europe doit se montrerpragmatique sur ces questions si ellene veut pas être distancée. Pourrenforcer ses relations avec ces pays,elle devra faciliter l’intégration deschercheurs étrangers. Les étudiantsvont là où il y a le plus d’ouverture,

c’est-à-dire souvent aux États-Unis.En Europe, l’intégration reste plusmalaisée. Qu’un laboratoire soitconstitué principalement dechercheurs étrangers est monnaiecourante aux États-Unis. En France,cela serait moins bien perçu. Or, sila société américaine intègre plusfacilement, ce n’est pas uniquementpar humanisme ou par générosité,mais de façon très pragmatique : oncherche à attirer les meilleurs, d’oùqu’ils viennent, parce que c’est utileet efficace.

L’Europe doit donc s’ouvrirdavantage. Quitte, chez nous, àproposer des cours en anglais,parallèlement au cursus français,pour ces étudiants. Même si on peutle regretter, il est contre-productifde demander à un étudiant chinois,généralement formé à l’anglais,d’apprendre le français avantd’apprendre la chimie.

Pour en venir aux questionsd’organisation, je veux soulignerque la gestion des fonds derecherche en Europe est tropcomplexe et privilégie trop lesgrosses structures. Dans certainscas, c’est entièrement justifié : leCERN, par exemple, est une granderéussite. C’est typiquement le cas oùune grosse structure s’impose : ils’agit de recherches très coûteuses,qui nécessitent des équipes énormeset une organisation très lourde,réunissant beaucoup de pays. À uneautre échelle, le laboratoireeuropéen de biologie moléculaire deHeidelberg est aussi un succès.Quand on a besoin de grosinvestissements, seul le niveaueuropéen offre les ressourcesnécessaires. En revanche, pour desrecherches moins coûteuses, il meparaît inutile de forcer les gens àcréer des structures et des réseaux,avec force bureaucratie. Aucontraire, il faut une recherche surprojets. Les regroupements n’ontd’intérêt que si le contenu desprojets l’impose, comme dans le casdes nanotechnologies où il faut faire

travailler ensemble physiciens,chimistes, ingénieurs, biologistes.Mais il faut aussi pouvoir soutenirdes projets plus souples, plus petits,en mettant en valeur l’originalité dela recherche. Cela suppose de faireporter l’évaluation davantage sur lecontenu scientifique du projet,plutôt que sur l’organisation et leréseau qui vont le mettre en œuvre.Par ailleurs, les collaborationsnaissent d’elles-mêmes, des besoinsdes travaux.

L’autre problème est lié àl’hétérogénéité des pays européens,en matière de développementscientifique. On a eu souventtendance à mélanger aide audéveloppement à évaluation desprojets de recherche. À certainesépoques, pour faire passer un projet,il valait mieux associer à des projetsfrançais, allemands ou anglais, deschercheurs venant d’universitésmoins développées : c’était unefaçon de les soutenir. L’intentionétait louable, mais le procédémaladroit. Ce sont les projets qu’ilfaut évaluer et soutenir. L’aide audéveloppement des universités doitêtre traitée séparément et non segreffer sur les projets.

Pour faire avancer la recherche,il faut bien sûr que les chercheurssoient en nombre suffisant, mais onne peut pas indéfiniment accroîtreleur nombre. Ce qu’il faut accroître,c’est leur efficacité. Cela supposeque la recherche ne devienne pastrop rapidement une activitépermanente. Les chercheurs doiventêtre mobiles physiquement etintellectuellement surtout. Unecertaine proportion de postesstatutaires est bénéfique : noscollègues américains nous envientle fait que nos organismes derecherche puissent garantir unecertaine permanence, notammentdans le cas où des techniques trèslourdes sont mises au point, donton risque de perdre le savoir-fairesi les personnels changent troprapidement.

Page 10: ÉDITORIAL - Collège de France€¦ · personnes travaillant sur le site du Collège de France, quelle que soit leur tutelle, ont pris une part active à cette mobilisation. Son

12 LA LETTRE - Hors série Pr. Lehn

Ensuite, il faut se méfier del’excès d’organisation. La recherchefonctionne comme un organismevivant : trop organisé, il se fige etmeurt. Comme la vie, elle a besoinde diversité, de mouvement, deréarrangements permanents. C’estpourquoi il est important que lefinancement de la recherche se fassesur projets et non par des dotationsaffectées à des structures. Ce quicompte, ce n’est pas la structure,mais le projet scientifique qu’elledoit faire vivre.

Il faut rattacher ce problème àcelui des jeunes chercheurs. Lessystèmes européens donnent accèsplus rapidement à des postesstatutaires. Aux États-Unis, quandun chercheur est nommé dans sonpremier poste d’université, commeassistant professor, il dispose d’uneindépendance totale. Une foisépuisée la dotation allouée lors del’installation dans une université, lejeune assistant professor doit seprocurer lui-même ses fonds, ensoumettant des projets qui sontévalués par divers comités, laNational Science Foundation, etc. Sil’argent est accordé, l’ensemble estévalué après une périodedéterminée. Selon les résultatsobtenus, le financement estmaintenu ou supprimé. Ainsi, dèsqu’on est nommé, on dispose à lafois d’une indépendance totale etd’une responsabilité totale, et ondoit rendre compte de l’emploi desressources dont on a bénéficié.Contrepartie de cette indépendance,l’évaluation peut être brutale : si lesrésultats sont insuffisants, le contratn’est pas reconduit. De même, enAllemagne, dans les Instituts MaxPlanck, quand un thème derecherche n’est plus considérécomme actuel, il peut arriver qu’onferme l’institut ou le laboratoire.

Ma conclusion est qu’il fautviser un système intermédiaire entrele dispositif trop fluide des USA et larigidité excessive de l’Europe, aussibien pour la permanence des postes

que pour les projets. Il faudraitéviter qu’un laboratoire disparaisseimmédiatement lorsque ses projetssont refusés : s’il a réalisé de bonstravaux auparavant, on peut luiaccorder un sursis en maintenant unfinancement pendant une période dedeux ans, par exemple, pour luipermettre de présenter de nouveauxprojets. Si, à l’issue de ce délai, lesprojets soumis ne sont toujours passatisfaisants, alors on doit en tirerles conséquences. Il s’agit donc detrouver un équilibre entre lesquelette – la permanence de lastructure – et le muscle – les projets,à renouveler en permanence. Demême pour les crédits : il faut unfonds de roulement permettant à lastructure de survivre, et par ailleurs,des financements accordés surprojet : à la carte, et non au menu.

Le Collège de France a de cepoint de vue un fonctionnementexemplaire, dans son principe. Unechaire est simplement un emploi deprofesseur : lorsqu’elle se trouvevacante, on a tout loisir de chercher,dans le monde de la science,comment le pourvoir au mieux. J’aimoi-même été nommé sur la chairede Raymond Aron, dont ladiscipline était pourtant assezéloignée de la chimie… Mais c’estun système parfois difficile à gérer.

En règle générale, la question dela formation et du sort des jeuneschercheurs est cruciale, parce que lascience de demain en dépend.L’Europe a développé de très bonsprogrammes d’échange d’étudiantset de chercheurs. Les programmescomme Erasmus contribuent àformer les étudiants et à susciter desrencontres entre européens. Que desjeunes français, grecs, portugais,finlandais, suédois se côtoient dansun laboratoire de chimie àEdimbourg contribue à fairel’Europe. C’est une excellentepolitique.

En France, l’aide aux jeuneschercheurs est une des

préoccupations affichées dugouvernement actuel comme desprécédents. À mes yeux, celasuppose de ne pas leur imposer unsystème trop contraignant. On atrop tendance à regrouper leslaboratoires dans des structures deplus en plus grandes, très organiséeset très hiérarchisées. Pour ma part,je suis partisan de petites unitésflexibles, mobiles, qui ne soient pastrop rigoureusement encadrées parune politique de la science.

Cette idée de politique de lascience prête à confusion : certes, onpeut définir des orientationsprioritaires, mais l’initiative doitrevenir aux chercheurs. Si l’on doitdire à un chercheur ce qu’il doit faire,c’est qu’il ne le sait pas et n’a pas devéritable projet de recherche. Biensûr, on peut – et on doit – définir despolitiques en faveur de certainsdomaines. Prenons l’exemple desnanotechnologies : tout le mondepense que c’est une technologiemajeure de demain et qu’il faut ladévelopper. De toutes façons, debonnes recherches dans cettedirection conduiront à des résultats,fussent-ils différents des objectifs dedépart. Quand le premier signal deRMN (résonance magnétiquenucléaire) a été observé, il étaittotalement impossible de prédirequ’un jour on s’en servirait pour fairede l’imagerie médicale. Au départ,c’était un phénomène physiquenouveau et très intéressant. L’état del’électronique, pour ne rien dire del’informatique encore dans leslimbes, ne permettait pas d’imaginerdes machines comme celles quiexploitent aujourd’hui ce type designaux. Très souvent, au momentoù l’on découvre un phénomènephysiquement intéressant, lesapplications sont imprévisibles. C’estpourquoi il faut investir davantagedans la recherche fondamentale, etnon pas seulement viser lesapplications technologiques. Il fautdes recherches appliquées, mais il estessentiel aussi de préserver tout undomaine de liberté, qui est vital pour

Page 11: ÉDITORIAL - Collège de France€¦ · personnes travaillant sur le site du Collège de France, quelle que soit leur tutelle, ont pris une part active à cette mobilisation. Son

13Hors série - LA LETTREPr. Lehn

la science d’aujourd’hui et pour cellede demain, même si ses retombées nesont pas immédiates.

S’il est difficile de faire desprévisions précises, on peutnéanmoins définir de grandsdomaines à développer. Quelquesexemples : en biologie, les antiviraux,les cellules souches, les OGM ;ailleurs, les nanotechnologies, lesnouveaux matériaux, l’informatique,etc. Autant d’orientationsimportantes qu’il faut encourager.Mais, une fois posé un cadre général,ce sont des projets qu’il faut susciteret financer.

Je conclurai sur un autreproblème, qui concerne les grandespeurs actuelles du monde occidentalvis-à-vis de la technologie, de lamanipulation du vivant (OGM etclonage, etc.). Pourquoi serait-ilinterdit ou tabou de toucher à ce quiest vivant ? Nous sommes le produitd’une évolution de l’univers, nous enavons appris certaines règles defonctionnement : nous avonsdésormais la possibilité d’intervenir.Évidemment, il y a des précautionsà prendre, mais il ne faut pas sefermer l’avenir en interdisant ou enlimitant des recherches prometteuses.

Enfin, la question de la place dela science et de la technologie, et laquestion des risques et desprécautions, doivent être abordéesde façon globale, avec une visionmoins centrée sur l’Europe. Enmatière de pollution, par exemple,il faut une perspective mondiale.Dans les pays dits – par antiphrase“en développement”, les exigenceset les contrôles en matière de puretéde l’eau, de l’air, etc., sontincroyablement faibles. Schéma-tiquement, en termes de niveaux depureté, ce que nous coûte le passagede 99 à 99,5 % leur permettrait depasser de 50 à 90%. En Occident,notre souci de protéger notreenvironnement a un côté trèsnombriliste. Nous devrions accepterle faible risque qui consisterait à

diminuer par exemple de 1% nosexigences de sécurité, si ce 1%permet de gagner de 30 à 40%ailleurs. Une petite concession aufantasme très coûteux de sécuritétotale des uns permet de gagnerbeaucoup pour la sécurité globale.Autre exemple : quand un occidentalse rend dans un pays pauvred’Afrique, il se déplace avec unvéritable arsenal de vaccins et deprécautions diverses, tandis que surplace, il est courant que les gensmanquent même d’aspirine. Ledécalage est immense. Nosconcitoyens des pays développés nedevraient-ils pas accepter de céderun peu de leur très grande sécuritépour permettre à ceux qui en sontpratiquement dépourvus debénéficier d’un progrès proportion-nellement énorme ? Pour ma part, jesuis persuadé que, bien informés, ilsn’y seraient pas opposés. ■

Page 12: ÉDITORIAL - Collège de France€¦ · personnes travaillant sur le site du Collège de France, quelle que soit leur tutelle, ont pris une part active à cette mobilisation. Son

14 LA LETTRE - Hors série

Quand on vit, comme je le fais,une partie de l’année à l’étranger,revenir chaque fois en France est àla fois une promesse de bonheur quime remplit d’impatience et, une foisrapatrié, un recommencementd’angoisse. Je ne crois ni exagéré nichauvin de dire, pourtant, avec tousles “gens du voyage”, et passeulement français, qu’avant l’Italieet l’Espagne, qui la talonnent deprès, la France est encore l’endroitdu monde où l’on vit le mieux.

Cela n’est pas dû à son régimesocial et fiscal, mais à la persistanced’un patrimoine de beauté urbaineet rurale que les pires acides n’ontpas réussi à entièrement entamer.Cela tient aussi et surtout à un fondsancien de mœurs qui, lui non plus,n’a pas encore cédé. Pour peu quel’on ait des antennes pour discerner,sous des apparences parfoisméconnaissables, un fonds familier,c’est ici que l’on peut goûter ladémocratie naturelle, la gentillessequotidienne, la conversation àl’aventure et sans affectation avec

les êtres les plus divers, les plusinattendus, les plus éveillés, lesmoins stéréotypés.

De ce délice impalpable etimprobable, il est difficile de faireun slogan promotionnel ou uneprofession de foi patriotique,d’autant qu’il se parfume de saveursdifférentes dans chaque quartier deParis et dans chacune des provincesde ce pays si divers : ligure à Nice,catalan à Perpignan, quasi toscan enLanguedoc, basque à Saint-Jean-de-Luz, gallois en Bretagne, belge àLille, Mitteleuropa à Nancy etgermanique à Colmar, helvétiquedans le Jura, et partout néanmoinsdistinctement français.

Combien d’autres régions suigeneris, Corse, Bourgogne,Auvergne, Provence, Charentes,Normandie, et j’en passe, dont legénie du lieu suffirait à donner uneâme à tout un continent, et qui sedélectent d’être une couleur duspectre français. Si l’“aménagementdu territoire” avait su prévoir et

prévenir à temps les dépassementslocaux du “seuil critique”, on nevoit pas pourquoi la diversitéfrançaise n’aurait pas réussi une foisde plus à s’enrichir de ses immigrésau lieu d’encourir le risque qu’ils secoagulent en “communautés”extracommunautaires, n’ajoutantrien à la diversité de la nation, ettentées de n’y vivre qu’en paysétranger.

Menace lointaine ? Elle perceaussi, avec beaucoup d’autres, dansl’angoisse qui m’envahit sitôtdébarqué en France à l’aéroport ouà la gare. On parcourt les titres dupremier journal acheté, on converseavec le taxi indigné par lesmanifestations “lui gâchant, dit-il,le métier”, et, au bout des premierscoups de fil, l’on a bientôt larespiration oppressée par la nuéed’irritation, de frustration ou dedécouragement qui émane descafouillages de la vie publique, de lavie morale et de la vie économiquefrançaises.

Pr. Marc Fumaroli

COMMENT VA LA FRANCE ?RÉFORME OU IMPLOSION ?

par le Professeur Marc Fumaroli

Article paru dans Le Monde du 24 septembre 2003.

Marc Fumaroli est Professeur honoraire au Collège de France,titulaire de la chaire de Rhétorique et société en Europe (XVIe etXVIIe siècles) de1986 à 2002.

Il est membre de l’Académie française, de l’Académie des Inscriptionset Belles-Lettres, de l’American philosophical Society of Philadephia etdu Conseil scientifique de l’École normale supérieure.

Il est le Président de l’Association Sauvegarde des EnseignementsLittéraires et de la Société des Amis du Louvre. Il est Officier dansl’ordre de la Légion d’Honneur , Chevalier dans l’Ordre Nationaldu Mérite, Commandeur dans l’ordre du Mérite culturel du Brésilet Grand Croix de la République Italienne.

SEPTEMBRE 2003

Page 13: ÉDITORIAL - Collège de France€¦ · personnes travaillant sur le site du Collège de France, quelle que soit leur tutelle, ont pris une part active à cette mobilisation. Son

15Hors série - LA LETTRE

On me dira qu’unmécontentement aussi âcre estrépandu ailleurs, en Europe et enAmérique. Mon expérience me faitrépondre : non, pas à ce degré. Avecdes rationalisations diverses, lesFrançais me semblent les seuls àavoir mal à leur société tout entière,ils souffrent d’un rhumatisme dulien social d’autant plus péniblequ’il affecte l’ensemble d’unorganisme sain et qui ne demandequ’à se lever et à marcher. Cesélancements plus ou moinsdouloureux ou rageurs se soulagentcomme ils peuvent. Ils ontlongtemps cherché de préférenceune soupape idéologique dansl’extrémisme de droite,protectionniste et nationaliste ;aujourd’hui, ils se tournent plusvolontiers vers une extrême gauche,non moins vociférante et activiste,qui appelle à la croisade contre la“marchandisation” et la “mon-dialisation”. Sous des prescriptionsapparemment différentes, les deuxmédecines relèvent d’une mêmefaculté poujadiste, qui recommandel’isolement à domicile ou, à défaut,la camisole de force pour guérir lerhumatisme.

De surcroît, la vraie “souffrancesociale” n’est pas du tout en Francelà où ça défile, hurle et revendique.On l’a bien vu cet été. Les jeunesintermittents ont crié, mais ce sontles vieux silencieux qui sont morts.Reste que, même déviée etscandaleusement manipulée, cetteagitation fréquente des clients del’État, à bien des égards gâtés, estl’une des formes que prend lesyndrome d’angoisse civique que jepartage avec une grande majorité deFrançais. Ses causes profondes n’ontrien à voir ni avec le Moyen-Orient,ni avec Washington, ni avecHollywood, ni même avecBruxelles.

Depuis le 11 septembre 2001, unpoint de vue français et européensur l’avenir du monde se cherche :cela rend notre malaise national

plus irrité que jamais car,consciemment ou non, il enregistrele contraste regrettable entre unefragilité interne irrésolue du pays etl’éloquence vigoureuse de sesinterprètes sur la scène mondiale...

Vers la fin de la IVe République,Pierre Mendès France allait disant :“Nous sommes en 1787”... Lasaisissante formule revientobstinément en mémoireaujourd’hui. La forme forte de l’Étatvoulue par le général de Gaulle dansles années 1960, usée et abusée dansle sens de l’État-providence par plusde quatorze ans de régime socialo-communiste, est devenueaujourd’hui velléitaire et déphasée.

Le dégraissage et la réforme d’unÉtat devenu éléphantiasique,constamment défié par ses propresbénéficiaires, et affaibli à sonsommet par des intrigues de cour,sont indispensables et urgents, avantl’implosion menaçante de la sociétésur laquelle il est assis. Voilà ce quetout le monde sent ou sait, par-delàles mécontentements égoïstes ouhypocrites des uns et des autres.

Outre-Atlantique, l’évidentecrise française affaiblit lesdémarches de notre diplomatie, etsurtout lorsqu’elle a raison. De cecôté-ci de l’océan, un sentimentgénéral de blocage décourage les unset en excite d’autres à s’exaspérer.Des forces conservatrices troppuissantes travaillent, dansl’administration ou dans lesdifférentes catégories d’un immensesecteur public, à empêcher ou viderde sens toute volonté de réforme, etdonc tout regain, même local,d’énergie et de confiance.

La dyarchie (ou la cohabitation)à la tête du pays peut bien amuseren surface, elle paralyse enprofondeur. Tout fournit prétexte àla cour politico-administrative,attachée à ses privilèges, à seshabitudes et à ses rengaines, pourchercher un répit, reculer et stagner.

Dans les différents secteurs duservice public et de ses dépendances,on est toujours prêt à faire jouer lechantage de la rue et de sesimmanquables réverbérationsmédiatiques pour offrir un alibi enbéton à l’immobilisme de cour.Défaut de volonté ou de vision dela part des Princes de droite, privésd’un Reagan ou d’une Thatcher,absence de courage parmi lesPrinces de gauche, privés d’unRocard ou d’un Blair : la secrètecomplicité des conservateurs de tousrangs et de tous bords s’arrangepour faire efficacement barragechaque fois que surgit dans “laFrance d’en haut” une velléité deréforme arrachée par “la Franced’en bas”.

Suprême paradoxe dedécadence, une pseudo-réformedémagogique, délitant un peu plusgravement un statu quo déjànéfaste, la loi des 35 heures, est laseule qui, depuis des décennies, soitpassée sans difficulté majeure. Lesréformes les plus partielles,modestes et modérées, qui avaientpour seul tort de déranger quelquesmauvaises habitudes, ont rencontréune résistance farouche qui a faitreculer leurs initiateurs.

Comment, dès lors, espérer lesréformes de fond qui pourtants’imposent avec urgence et évidence ?Sommes-nous condamnés à attendrel’implosion pour nous rallier, dansles gravats d’une “fin de partie”,autour d’une improbable Jeanned’Arc ?

Que “le mal français” soit denature morale et qu’il trouve l’un deses principes “malins” dans lemanque de caractère de la classepolitico-administrative, j’en conviens.Pour autant, en dernière analyse, c’estbien la structure et le financement del’État-providence à la française, etl’éteignoir qu’ils imposent aux forcesvives de la nation, qui rendent celle-ci terne, morose, et au fond déçue parl’immobilité timide de ses chefs.

Pr. Fumaroli

Page 14: ÉDITORIAL - Collège de France€¦ · personnes travaillant sur le site du Collège de France, quelle que soit leur tutelle, ont pris une part active à cette mobilisation. Son

16 LA LETTRE - Hors série

La vitalité économique estaujourd’hui le ressort non seulementde l’emploi et de l’équilibrebudgétaire, mais aussi de l’autoritéinternationale d’un pays. Il estpossible que le libéralismeéconomique à l’anglo-saxonnefavorise trop froidement lesgagneurs, mais il est clair que l’excèsde socialisme à la française favorisebeaucoup trop les rentes desituation, tout en multipliant leschômeurs et les losers. Je connaisbeaucoup d’étrangers ravis de leurrésidence secondaire en France, j’enconnais aussi bon nombre qui ontrenoncé à y transporter à demeureleur petite ou moyenne entreprise,tant les ont épouvantés la législationsociale et le fisc français. À plusforte raison, je vois trop de jeunesFrançais découragés d’entreprendreet chercher des voies de garage oud’exil.

“La France est riche”, aimait àdire François Mitterrand, comptantainsi sur la poule aux œufs d’or dupassé bourgeois pour financer lesmagnificences et munificences auprésent du pouvoir socialiste. Le basde laine lui aussi s’est vidé. Aussisuis-je tenté de faire mien lediagnostic courageux de NicolasBaverez (Le Monde du 16septembre). Le redressement que cetobservateur compétent et indé-pendant appelle de ses vœux ne vapas du tout dans le sens du férocedarwinisme social brandi comme unépouvantail “américain” par lechœur conservateur de “France ladoulce”. Au contraire. Mais il invitela providence française d’État, aulieu de proroger des avantagesacquis en des temps anciens etdéfendus avec bec et ongles, àconcentrer ses compétences et sesressources sur les plaies socialesbéantes aujourd’hui et qui, faisantmoins parler d’elles, n’en sont pasmoins dans la société française lesvrais foyers de malheur et de danger.L’angoisse, c’est le prix del’intelligence aux aguets. Je préfèreles aguets de Baverez à l’euphorie de

commande des conseillers enBourse.

L’économie n’est pas tout, jel’accorde aux “altermondialistes”.L’autorité de la France, en Europeet dans le monde, repose sur unetrès longue tradition d’excellenceéducative et de talents rayonnantaussi bien dans les sciences que dansles lettres et les arts. Qu’en reste-t-il,après quarante ans de “culture”dirigée par un ministère de plus enplus envahissant et d’un énormeenseignement public malmené pardes réformettes à répétition,corrompu par l’égoïsme syndical etgangrené depuis 1989 par unecoterie de “didacticiens” régnantsur les programmes et la formationdes maîtres ?

Bien sûr, dans cet ordre aussi,pour faire encore bonne figureinternationale, on peut compter enFrance sur un fonds exceptionnel devraies richesses, transmises quasiclandestinement et à contre courant.Car si l’on en était réduit aux deuxgrandes machines, dissymétriquespar leur taille et par leur tranche debudget, qui ont en charge lesnourritures spirituelles du public etl’éveil des jeunes générations auxarts, aux lettres et aux sciences, il ya longtemps que nous serions à latête des pays amnésiques et en voied’analphabétisation. C’est pourtantau nom de la “culture”, opposéediamétralement au “marché”, quele chauvinisme conservateur, dedroite et de gauche, croit pouvoirproclamer et célébrer une“exceptionnalité” hexagonale sansrivale au monde !

Je porte à l’enseignement publicfrançais, et à ses maîtres formés àl’ancienne école, une immensegratitude ; je crois à mon tourl’avoir bien servi. Rien ne me désoleautant que de le voir, dans ledomaine qui est le mien, la langue etla littérature françaises (et qui n’estpas le moindre de ceux où notreenseignement public a fait

l’admiration du monde), dégradépar un pédagogisme prétentieux,jargonneur et ignorantin quibarbarise les jeunes esprits. AuxÉtats-Unis, la médiocrité del’enseignement élémentaire etsecondaire est souvent effarante.Pour ceux qui veulent s’en sortir parles études, elle se rattrape dans lesuniversités. Nombreuses sont trèsmoyennes, beaucoup sontexcellentes et attrayantes pour lesétudiants du monde entier ; celles-cipeuvent se permettre, par unsystème de sélection attentive étayépar des bourses d’études, decanaliser et limiter avec soin leurpublic. Nul n’y voit une atteinte àla démocratie et à l’égalité deschances.

En France, on a érigé en dogmepseudo-démocratique une sorte deservice universitaire uniforme et gris(comme la “théorie” des linguisteset des didacticiens) : c’est plutôt unmoyen déguisé de dégonfler lesstatistiques du chômage que defavoriser l’initiation sérieuse desjeunes gens à une solide disciplineou leur accès à une vieprofessionnelle qui réponde à leursavoir et à leurs dons. Lediscernement des vocations et lasélection des plus doués, quelle quesoit leur origine, ont cessé d’être leprincipe de l’école et de l’universitérépublicaines. Seuls se tirentd’affaire les enfants des famillesaverties des fondrières del’enseignement public et qui saventles contourner.

Une ancienne tradition attribueen France à l’État la responsabilitéd’assurer l’intégrité et l’accrois-sement d’un patrimoine national debibliothèques, d’archives, demonuments, de musées, de paysagesurbains et ruraux. À l’État aussi deveiller sur un exemplaireConservatoire de musique, sur desécoles non moins exemplaires deformation d’artistes, sur un certainnombre de théâtres, d’opéras, decompagnies de danse, d’orchestres,

Pr. Fumaroli

Page 15: ÉDITORIAL - Collège de France€¦ · personnes travaillant sur le site du Collège de France, quelle que soit leur tutelle, ont pris une part active à cette mobilisation. Son

17Hors série - LA LETTRE

de chaînes de radio et de télévision,répondant tous aux critères dequalité exigibles d’un service public.

Cette responsabilité est grave.Elle a dévié et parfois dégénéré enprétention, depuis qu’elle s’acharneà faire pleuvoir sa manne, souscouleur d’une “démocratisation deschefs-d’œuvre” qui n’a jamais eulieu, aux secteurs les moins boudésdu grand public de laconsommation culturelle. Devenubailleur de fonds d’industries et deflux “culturels”, au sens indistinctque cet adjectif a emprunté àl’ethnologie et à la sociologie, l’État“culturel” a fini par sacrifier etgalvauder les ambitions originellesde l’État cultivé : la sauvegarde dupatrimoine et le service publicexemplaire des choses de l’esprit.Les Archives nationales se délabrenten silence, mais tout le battage“culturel” se concentre sur desaffaires où l’État-providence a eu unjour l’imprudence de mettre le doigt,alors que, pour la plupart, ellesdevraient se régler d’elles-mêmespar le jeu normal de l’offre et de lademande.

On souhaiterait que l’Étatfrançais, au lieu d’invoquer sanscesse et à tout propos une“exception”, pratique plus souventet plus résolument la concertationet la comparaison européennes.Non pour cacher le déficit de son“système éducatif” et de son“modèle culturel” et en exporter lesmérites, mais pour évaluerexactement les forces et lesfaiblesses, les succès et les erreurs dechaque État dans le domaine deschoses de l’esprit et dans celui desindustries culturelles. Uneconversation générale, pragmatiqueet permanente entre Européens, surles divers enseignements publics, surles diverses attitudes des États del’Union envers le patrimoine, lesarts, les lettres et les loisirs,permettrait à chacun de sortir dunarcissisme national et favoriseraitl’éclosion d’un sens commun, en des

matières où la “Vieille Europe” a eneffet à renouer avec son ancienneprééminence. L’éclairage du dehorsfaciliterait, auprès de l’opinionfrançaise, l’évolution et la correctionde cap de formules fatiguées etcoûteuses qui, dans cet ordrecomme dans celui de l’économie,ont fini par protéger trop bien lesuns et clochardiser en sourdinebeaucoup trop d’autres.

L’autorité de la France enEurope et dans le monde supposeque ses propres arrières matériels etspirituels soient résolument etintelligemment révisés et réformés.II n’y a qu’un remède à l’angoisse :l’éclaircie de la confiance. ■

Pr. Fumaroli

Page 16: ÉDITORIAL - Collège de France€¦ · personnes travaillant sur le site du Collège de France, quelle que soit leur tutelle, ont pris une part active à cette mobilisation. Son

18 LA LETTRE - Hors série

Mission impossible

Médecin chercheur, médecinsoignant, médecin enseignant, est-ilpossible au même individud’assumer au même moment cesdifférentes tâches ? Sans doute non.Elles font pourtant toutes partie dela triple fonction du médecinhospitalo-universitaire, un médecintrivalent, en théorie du moins. Enfait, le MCU-PH ou le PU-PHdevrait être polyvalent car à cesfonctions s’ajoutent au long de sacarrière des responsabilitésadministratives incontournables etde plus en plus lourdes, des tâchesd’intérêt public (participationbénévole au fonctionnement de ladizaine d’agences et institutssanitaires, par exemple), un rôled’expert, sans compter les relationsqu’il peut entretenir avec lesindustriels, les fondationscaritatives, les sociétes savantes,voire les média… Le nombre et ladiversité des tâches s’accroissent, ettout autant leur complexité. Hautetechnicité du diagnostic et

complexité croissante du soin despatients, demande accrue du respectdes choix de la personne malade,indispensable mise à jour desconnaissances en biologie et de leursapplications en médecine. Commentdans ces conditions les2 370 chercheurs universitaires ethospitalo-universitaires travaillantdans des structures de recherche del’INSERM assurent-ils unerecherche clinique et fondamentaleexigeant une formation longue etrigoureuse, une grande disponibilitéet un renouvellement permanent destechniques nécessaires à saréalisation ?

Premières réponses :Spécialisation des carrières etdes structures.

Des solutions déjà anciennes ontété proposées pour tenter derésoudre ce problème par la créationde carrières de plus en plusspécifiques et de structures de plusen plus spécialisées.

La première réponse a été deséparer clairement les tâches dumédecin hospitalo-universitaire. Descorps de médecins purementhospitaliers ou purement chercheursont été organisés. Il n’existe pas,toutefois, et c’est heureux, decarrière médicale dont la seule etunique fonction serait celle d’êtreenseignant. L’administration hospi-talière qui souhaite disposer demédecins hospitaliers travaillant àplein temps et exclusivement dansles services ou les plateauxtechniques de ses établissements acréé le corps des praticienshospitaliers (PH). Le médecin ayantchoisi cette filière professionnelledoit pouvoir bénéficier depossibilités de changementd’orientation et notamment deconditions lui permettant d’effectuerune recherche à mi-temps ou à pleintemps pendant une duréedéterminée. C’est ce qu’offreactuellement le CNRS pour un petitnombre de PH et que pourraientproposer les autres EPST et lesagences sanitaires. L’INSERM de

Pr. Pierre Corvol

LE MÉDECIN CHERCHEUR : LES AMBIGUÏTÉS DELA POLYVALENCE ?

par le Professeur Pierre Corvol

Article paru dans La lettre de la recherche clinique, en octobre 2003.

Pierre Corvol est Professeur au Collège de France, titulaire dela chaire de Médecine Expérimentale depuis 1989, et membrede l’Académie des Sciences.

Il est Directeur scientifique de l’INSERM U36, Pathologievasculaire et endocrinologie rénale, depuis 1982 et ex-Présidentdu Conseil scientifique de l’INSERM (1999-2003).

Il est Médecin à l’Hôpital Européen Georges Pompidou.

OCTOBRE 2003

Page 17: ÉDITORIAL - Collège de France€¦ · personnes travaillant sur le site du Collège de France, quelle que soit leur tutelle, ont pris une part active à cette mobilisation. Son

19Hors série - LA LETTREPr. Corvol.

son côté propose des contratsd’interface pour médecinshospitaliers sur des objectifs derecherche, soit un effort importantpuisque 30 positions à mi-temps, etsi besoin est à plein temps, viennentd’être crées pour des durées de 3 à5 ans.

La nécessité de disposer demédecins chercheurs bien formés etconsacrés à la recherche a conduità imaginer des filières de formationen recherche clinique etfondamentale dissociées desformations médicales : année deformation à et par la recherche aucours de l’internat (DEA), postesd’accueil INSERM lors du post-internat pour une formationscientifique aboutissant à laréalisation d’une thèse de sciences.Une carrière plein temps recherchedans les Établissements PublicsScientifiques et Techniques(INSERM, CNRS) est possible pourceux à qui l’attrait pour la recherchel’emporte sur d’autres satisfactionsplus matérielles. Au premier abord,il semble que l’on avait ainsi résolul’impossibilité de concilier au mêmemoment les tâches de soin,d’enseignement et de recherche, enles dissociant une fois pour toute oupresque.

Être dégagé de toute obligationautre que celle de chercher et detrouver est particulièrementattrayant pour un jeune médecin.Cette liberté et cette confiance en soipeuvent persister tout au long d’unecarrière de chercheur médecin. Maisla recherche, clinique oufondamentale, est un métierterriblement exigeant. Il requiertcuriosité et inventivité, disponibilitéet travail acharné, dynamisme etaltruisme, toutes qualités difficiles àmaintenir au long d’une vieprofessionnelle. Il faut pouvoirproposer aux chercheurs dont lacréativité s’émousse des possibilitésqui ne soient pas considéréescomme des solutions de repli. Des“passerelles” entre carrières de

chercheurs d’organisme public etd’enseignant universitaires ouhospitalo-universitaires existent.Elles sont complexes à mettre enœuvre En pratique, elles nefonctionnent qu’au compte goutte.Pourtant, ces passages seraient unesolution raisonnable à l’évolution dela vie professionnelle d’un chercheurmédecin dont le pôle d’intérêt sedéplace d’une recherche pure à destâches d’enseignement, de soin oud’administration. Dans l’exercice desa nouvelle fonction il bénéficie dela rigueur du raisonnement apportéepar la pratique de la recherche.

L’autre réponse à la multiplicitédes fonctions du médecin-chercheur-enseignant est laspécialisation, voir l’hyper-spécialisation des structures danslesquelles il travaille. Il y a unelogique à favoriser la hautetechnicité des soins médicaux et dela recherche clinique dans desstructures conçues à cet effet, tellesque, respectivement, les unitésfonctionnelles à l’hôpital, les centresd’investigation clinique, les équipeset les unités pour ce qui concerne larecherche. Ces structures sont bienadaptées pour dispenser unemédecine sophis-tiquée ou pourréaliser un objectif de recherche bienprécis. Toutefois, prises isolément,si elles ne s’insèrent pas dans uncontexte organisationnel plus large(département ou pôle à l’hopital,grande unité ou institut de recherchedans les EPST), ces structuresmanqueront toujours des moyensfinanciers et du personnelnécessaires pour être efficientes.Elles favorisent la technicité auxdépends de la souplesse.

Deux propositions permettraientde donner un maximum deflexibilité à notre système actuel :un statut unique d’enseignant avecpossibilité d’adjonction de différentstypes de valence et l’insertion desactivités de recherche clinique dansle cadre de départements hospitalo-universitaire de grande taille.

Pour un statut uniqued’enseignant avec valencesévolutives.

C’est sur le statut d’enseignant àla Faculté de Médecine que se greffela valence de soin correspondant austatut de médecin hospitalo-universitaire, élément essentiel de laréforme hospitalo-universitaire deRobert Debré (1958). Les vacationshospitalières rétribuent l’activité desoin assumée par l’enseignant, quibénéficie ainsi du statut de lafonction publique auquel s’ajoutedonc cette rémunération. Le mêmetype de disposition peut êtreappliqué au médecin qui désireconsacrer à la recherche une partieimportante de ses activités : l’activitéuniversitaire est à la fois diffusiondu savoir acquis et production d’unsavoir nouveau. Nommé enseignantuniversitaire, il bénéficierait devacations de recherche, au mêmetitre, et avec la même rémunérationque le médecin hospitalo-universitaire. Ce système debivalence devrait être soumis auxmêmes critères rigoureux desélection que ceux qui président à lanomination des enseignantshospitalo-universitaires ou deschercheurs EPST. Le statut defonctionnaire avec les avantages quilui sont rattachés serait donc acquispour les enseignants chercheurscomme ils le sont pour lesenseignants soignants. Cette valencepourrait évoluer dans le temps : unevalence soin (l’hôpital), une valenceexpertise (les agences sanitaires), ouune valence répondant à une activitéd’intérêt public (l’administration dela santé). Un tel système permettraitde toujours conserver le statutd’enseignant et son profil de carrière– avec bien entendu la nécessitéd’assumer une tâched’enseignement – et de proposerdans le temps différents types devalence complémentaire, sans qu’il yait de diminution salariale, partantdu principe que les organismesfinançant cette valenceproposeraient des rémunérations

Page 18: ÉDITORIAL - Collège de France€¦ · personnes travaillant sur le site du Collège de France, quelle que soit leur tutelle, ont pris une part active à cette mobilisation. Son

20 LA LETTRE - Hors série Pr. Corvol

similaires. Ces valences pourraientfaire l’objet d’un évaluationrégulière et de contratsrenouvelables pour une durée de 3 à6 ans ou de 5 à 10 ans.

Ce système aurait plusieursavantages : il permettrait 1/ deprendre en compte l’évolution dansle temps des intérêts et des capacitésdes personnes à effectuer différentstypes de tâches (typiquement larecherche au début d’une carrière etplus tard l’expertise etl’administration) ; 2/ de permettreaux organismes de rétribuer defaçon transparente les personnels enfonction de leurs tâches réelles, à lasuite d’évaluations périodiques etrigoureuses ; 3/ d’engager unvéritable flux de personnel dans lessecteurs du soin et de la recherche,au sein de l’université.

Pour des départementsd’enseignement, de soin et derecherche, espaces de liberté.

Une telle proposition devrait êtrefortement épaulée par la poursuitehardie de l’évolution des structuresde soin et de recherche vers desespaces suffisamment grands :création de véritables départementsd’enseignement, de soin et derecherche, affiliés à des strutures derecherche des EPST, et comportantdes enseignants médecins et nonmédecins. L’enseignement dans cesdépartements devrait être assumétout au long de sa carrière parl’enseignant, qu’il possède ou nonune valence complémentaire.L’importance de la tâche et la naturede l’enseignement dispensédevraient aussi évoluer durant lecursus de l’enseignant. Une fois lesobjectifs pédagogiques définis, leursrépartitions et leurs mises en œuvreentre les différents enseignantsdevraient pouvoir se faire en tenantcompte des autres tâches de soin, derecherche et d’expertise réparties ausein du département. Un tel partagede l’enseignement, évolutif avec letemps, ne peut pas se concevoir

dans une unité étriquéed’enseignement car il nécessite unespace suffisamment grand deliberté.

Ces suggestions devraient ainsipermettre à chaque médecinintéressé à la recherche de pouvoirs’engager dans cette aventure ensachant qu’il pourra un jour – peut-être l’espèrera-t-il le plus tardpossible – modifier sa trajectoireprofessionnelle, mais ayant assumétout au long de sa carrière unefonction d’enseignant adaptée à sesconnaissances et compétences dumoment. Ces propositions pour-raient contribuer à attirer à larecherche les jeunes médecins. Elless’inscrivent dans des systèmesprofessionnels similaires qui ontmontré leur efficacité tant enEurope qu’outre-Atlantique. ■

Page 19: ÉDITORIAL - Collège de France€¦ · personnes travaillant sur le site du Collège de France, quelle que soit leur tutelle, ont pris une part active à cette mobilisation. Son

21Hors série - LA LETTRE

Pour aborder cette question dela recherche scientifique en France,il me semble important d’insisterd’abord sur l’image de la recherchescientifique. L’image de la science aprofondément évolué depuis leXIXe siècle. L’image de la science estimportante, dans la mesure où elleest présente dans l’opinion : or,l’opinion s’exprime par le vote.Ainsi, en fin de compte, l’image dela science dans l’opinion se reflètedans le pouvoir politique. L’imagede la science a un pouvoir sur lascience. On insiste souvent sur latonalité scientiste de la fin duXIXe siècle : c’est l’époque dupositivisme, de l’école obligatoirepour tous, instaurée par les lois deJules Ferry. C’est aussi l’époque oùfleurissent des auteurs qui rendentla science populaire, tels que JulesVerne, Camille Flammarion, LouisFiguier et ses Merveilles de lascience, etc…

C’est une période de confianceet d’espoir dans le progrèsscientifique, dont on attend unequalité de vie meilleure. Parmi lesscientifiques, on trouve de grands

personnages devenus mythiques,comme Louis Pasteur, figuremajeure de la science de la fin duXIXe siècle, qui incarne l’idée quela science fait le bonheur del’humanité et sert le progrès del’homme. Cette image est toujoursprésente aujourd’hui, mais sous uneforme considérablement atténuée,souvent modifiée, parfois mêmeinversée. Ce changement a plusieurscauses. La première est sans doute ledésastre de la première guerremondiale et l’utilisation destechniques les plus avancées à desfins destructives. Viennent ensuitele nazisme et toutes ces idéologiesqui se référent à la science bienqu’elles soient totalement contrairesà la science. En arrière-plan desidéologies totalitaires et de leurcortège de massacres et degénocides, on trouve des argumentsprétextant que toutes ces exactionsdevaient servir le bien del’humanité, et que la science était làpour appuyer cette démarche. Lepoint culminant, qui achève dediscréditer la science aux yeux del’opinion mondiale, c’est la bombeatomique.

La confiance dans le progrès parla science, incarnée par des grandesfigures, s’est donc trouvée remiseen cause d’abord par lesscientifiques eux-mêmes. Mais lesphilosophes aussi ont joué un rôleimportant. Certains ont beaucoupcontribué à détruire cette imagepositive de la science et de latechnologie. Sur ce point, laphilosophie française s’est montréeétonnamment sensible aux idées deHeidegger, très hostile à la science.De fait, il semble qu’on assisteaujourd’hui à une sorte de retour àJean-Jacques Rousseau. Dans sonDiscours sur les sciences et les arts,il écrivait que “les sciences et lesarts doivent leur naissance à nosvices”. On retrouve dans certainsdiscours contemporains desinspirations de ce genre, avec l’idéeque science et technologie ontfinalement un effet négatif surl’humanité. Même inspiration danscette nostalgie si moderne d’unretour à la vie naturelle, ce goût desmédecines douces, etc., oùréapparaissent certains mythesécologistes déjà présents chezRousseau.

Pr. Jean-Pierre Changeux

LA RECHERCHE SCIENTIFIQUE EN FRANCEpar le Professeur Jean-Pierre Changeux

Interview réalisée par Marc Kirsch en novembre 2003 pour La Lettre duCollège de France n° 9.

Jean-Pierre Changeux est Professeur au Collège de France,titulaire de la chaire de Communications cellulaires, et àl’Institut Pasteur depuis 1975. Il est Président d’Honneur duComité Consultatif National d’Éthique pour les Sciences de laVie et de la Santé.

La Médaille d’Or du CNRS lui a été décernée en 1992 ainsi quele Grand Prix Fondation de la Recherche médicale en 1997.

NOVEMBRE 2003

Page 20: ÉDITORIAL - Collège de France€¦ · personnes travaillant sur le site du Collège de France, quelle que soit leur tutelle, ont pris une part active à cette mobilisation. Son

22 LA LETTRE - Hors série Pr. Changeux

À la première remise en cause dela science entraînée par les désastresdus à certaines applicationstechniques ou aux détournementsde la science, s’ajoute donc uneseconde mise en cause, plusphilosophique, qui s’accompagned’un retour à une espèce denaturalisme primitif qui, de monpoint de vue, est simplementobscurantiste.

Bien évidemment, tous lesphilosophes et les intellectuelsn’ont pas défendu de telles idées : ily a des exceptions notables, commeSimondon, par exemple,injustement méconnu. Néanmoins,sur cette question de l’importancede la science et du progrèstechnologique, nous assistonsaujourd’hui à un débat trèsidéologique, où se trouventconfrontées des sensibilitéspolitiques différentes. La situationde la France est assez particulière.Le mouvement écologiste n’y estpas aussi puissant qu’enAllemagne, mais la popularité d’unpersonnage tel que José Bové, dontle succès s’appuie sur des actes devandalisme très médiatisés,témoigne du renouveau d’unobscurantisme rousseauiste, mêmes’il s’en défend.

À mon sens, la plupart du temps,les critiques fondées sur les grandsdésastres attribués à la sciencereposent sur un contresens : de lavache folle au sang contaminé ou àla dioxine, et jusqu’à la bombeatomique, pour être net, il y acontresens partout, dans les deuxordres de raisons.

Mais les critiques desmouvements alter-mondialistescomme Attac ne s’en prennentpas à la science, mais plutôt àun modèle de société etd’échanges mondiaux.L’opposition aux OGM, parexemple, vise moins unetechnologie qu’un systèmeéconomique.

Attac s’oppose à une sociétéfondée sur un libéralismeéconomique exacerbé, avec unpartage des biens très inégalitaire,point de vue que je partage. Il resteque si on argumente contre lesOGM en visant un type de modèleéconomique plutôt qu’unetechnologie, on crée une confusionfondamentale. En effet, on peut trèsbien utiliser le développement de lascience et de la technologie pourabolir les inégalités et non pas pouren créer. Il y a un contresens majeurà ce propos, en particulier en ce quiconcerne les OGM. Les OGMouvrent la voie à des progrèsconsidérables dans le domaine de larecherche médicale, pour ladétection de germes, de maladieshéréditaires, la création de vaccins,la production de produitschimiques, par exemple d’hormonesde croissance non contaminées parle prion, l’insuline recombinante,pour ne citer que quelquesexemples. Comparées aux risquesou aux difficultés liés aux OGM entant que tels, les retombées positivesde leur utilisation sont immenses.En revanche, que les OGM puissentêtre utilisés de façon discutable, c’estune autre question. Qu’ils soientutilisés par des sociétés commeMonsanto ou d’autres, dontl’éthique et le comportement vis-à-vis des pays en voie dedéveloppement sont pour le moinsdouteux, c’est un problème séparé.Ce n’est pas le développementtechnologique qui doit être mis encause, mais l’exploitation de latechnologie dans des conditionstelles que les bénéfices de la sciencene sont pas répartis de façonéquitable dans le monde. Ce sontdes problèmes de nature différenteet il est essentiel de les distinguerclairement. On ne peut pass’opposer à l’énergie atomique aumotif qu’on s’en est servi pour fairedes bombes atomiques, pas plusqu’on ne peut s’opposer à la chimiedes insecticides parce qu’on a faitdes gaz de combat. De même, ilserait absurde de s’en prendre aux

OGM parce qu’il y aurait un risquede clonage humain.

Le débat actuel est confus : onimpute au progrès scientifique desdifficultés ou des problèmes quirelèvent de l’exploitation industrielled’une technique. Ce ne sont pas lesprincipes scientifiques de latransfusion sanguine ou de latransgenèse qui sont en causelorsqu’on constate des usagescontestables ou une mauvaise gestiondes stocks de sang ou des semencestransgéniques. Si des règles desécurité et de précaution sont omisesou transgressées, c’est souvent dansle but de gagner plus d’argent. Onrenvoie alors à un principe deprécaution qui n’a aucun sens dansdes situations où les règlesélémentaires de protection ne sontpas respectées. Ce n’est pas la scienceou le progrès scientifique qu’il fautmettre en cause, mais le fait que lessociétés, malheureusement, détour-nent quelquefois les progrès de lascience à des fins qui ne sont pascelles du bien commun et du progrèsde l’humanité, comme le voulaitPasteur.

On pourrait objecter que lascience n’a pas de fins propres,qu’elle n’a que les fins qu’elle aréalisées, les fins auxquelles elleest appliquée par les sociétésqui la produisent, et qui sontd’ailleurs souvent militaires.

Mais on peut avoir de la trèsbonne recherche sans l’armée. Biensûr, la recherche militaire a desretombées, notamment en physique,qui en est le plus gros bénéficiaire.Mais la science n’a pas en elle-mêmede vocation militaire ou destructive.

Pour résumer, nous avons donc,d’un côté, les dangers de certainesapplications, en particulier le dangeratomique : ils sont réels et présentsdans l’opinion. De l’autre côté, lefait que l’environnement naturel estmenacé du simple fait dudéveloppement de l’humanité, qui

Page 21: ÉDITORIAL - Collège de France€¦ · personnes travaillant sur le site du Collège de France, quelle que soit leur tutelle, ont pris une part active à cette mobilisation. Son

23Hors série - LA LETTREPr. Changeux

occupe des territoires de plus en plusimportants sur la terre, pose aussiun vrai problème. On ne peut pasnier ces problèmes. Ils ne doiventpas pour autant conduire à un rejetde la science et de la technique : aucontraire, je pense qu’ils nepourront être résolus que par unemeilleure connaissance scientifique.

Sur des questions telles que lagestion des climats, de l’eau, desespèces menacées, les problèmesd’alimentation dans le monde, lesmaladies et les nouvelles épidémiesqu’on voit apparaître, qui peutapporter des réponses, sinon leschercheurs ? Notre monde posequantité de problèmes dont lasolution ne peut être trouvée quepar la science. Et les enjeuxéconomiques sont considérables.Cette idée n’est pas suffisammentdéveloppée dans notre pays : il fautremettre en honneur laconnaissance scientifique. Il nes’agit pas de promouvoir unepropagande scientiste, maissimplement d’expliquer que c’estune des activités les plusimportantes de l’humanité que dechercher à comprendre le monde età comprendre notre proprecerveau, grâce auquel nouscomprenons le monde : cela doitrester un objectif prioritaire,indispensable pour assurer lebonheur de l’humanité dans lesannées qui viennent. Je reste fidèleà cette pensée. On ne résoudra pasles problèmes écologiques enrejetant la science, mais aucontraire en l’utilisant pourcomprendre les problèmes et sedonner les moyens de les résoudre.

Il faut donc mener unecampagne de réhabilitation de laconnaissance scientifique auprès del’opinion et auprès du pouvoirpolitique. Fort heureusement, lesjeunes ont toujours un intérêt réelpour la connaissance scientifique, jele constate à l’occasion derencontres avec des étudiants.L’avenir n’est pas si incertain,

puisqu’il y a des forces vives prêtesà se saisir de ces questions.

Il faut donc se préoccuperparticulièrement du problèmede la formation.

Il faut développer des actions deprésentation de la connaissancescientifique et de sensibilisation à laresponsabilité du chercheur, poursusciter l’intérêt et montrer à quelpoint la science peut contribuer demanière positive à la vie en société.Il est important que les jeunes nesoient pas exposés seulement auxsirènes écologistes ou aux critiquesdéshumanisantes auxquelles lesjeunes sont soumis en permanence,qui exploitent les craintes liées auclonage humain et d’autresexemples de ce genre, et quireposent sur une éthique malcomprise.

Il faut permettre aux jeunesd’avoir des activités concrètes dansce domaine, d’être en contact avecdes laboratoires, des expériences,des travaux sur le terrain, leurproposer des conférences, des visitesde musées scientifiques comme celuides Arts et Métiers, etc. Le plusimportant est sans doute de les faireentrer dans les laboratoires aussitôtque possible, par des stages, afinqu’ils participent directement à larecherche. Dans mon propreparcours scientifique, les stages quej’ai faits à 19 ou 20 ans ont étédécisifs : ils m’ont donné très tôt legoût de la recherche en biologie. Ilfaut ouvrir les laboratoires, fairepartager aux jeunes la vie deschercheurs dans sa richesse et saconvivialité, leur donner, surtout, lapratique de l’expérimentation, quiest décisive. Car la recherche estaussi un travail manuel. Dans lesdisciplines biologiques, les aspectsmanuels, contrairement à ce qu’onpourrait croire, exigent souvent bienplus de temps que le travailintellectuel. La technique estomniprésente. Le jeune chercheurdoit en faire l’expérience, pour

savoir trouver un équilibre entre lathéorie et la pratique expérimentale.Il doit apprendre à maîtriser à la foisla technique et le progrès des idées.

J’ai aussi sur cette question uneidée qui peut sembler curieuse : jepense que l’activité artistique doitaller de pair avec l’activitéscientifique. L’activité artistique faitpartie de la formation intellectuelleet de la formation de la sensibilitéde l’enfant. Or, contrairement à cequ’on pourrait croire, la sciencen’est pas du tout une activitépurement formelle ou abstraite, elledemande beaucoup d’imaginationet d’acuité dans la perception deschoses. L’activité artistique est trèsimportante pour la formation descientifiques créateurs, équilibrés,capables de gérer les multiplesdifficultés que le chercheurrencontre dans son exploration dumonde. L’activité artistique favorisel’équilibre affectif, elle a unedimension conviviale qui incite àune vie sociale coopérante, parexemple au sein d’un orchestre oud’une formation chorale. Cettedimension me paraît trèsimportante : l’art et la science nesont pas du tout contradictoires. Ilne s’agit pas d’opposer les deuxcultures, mais de s’enrichir dechacune. Après tout, lesmathématiciens font souventréférence (sans bien la définir) à labeauté d’une démonstration oud’une théorie...

Pour en revenir à la formationscientifique, je considère qu’il esttrès important d’avoir un magistèrequi ouvre les jeunes à de nouveauxhorizons, laisse apercevoir ladiversité du travail scientifique et lesprogrès extraordinaires queconnaissent actuellement lessciences biologiques en particulier.Une formation qui mette en valeurtous les aspects appliqués, de lamédecine aux différentestechnologies, etc., dès les premièresannées de l’université. Il est crucial,dans ce cadre, d’enraciner le savoir

Page 22: ÉDITORIAL - Collège de France€¦ · personnes travaillant sur le site du Collège de France, quelle que soit leur tutelle, ont pris une part active à cette mobilisation. Son

24 LA LETTRE - Hors série Pr. Changeux

scientifique dans son histoire. On nepeut vraiment bien comprendre lemouvement de la science sans enconnaître – au moins un peu –l’histoire. Il serait donc utile que lapédagogie exploite davantage cettedimension historique pour fairecomprendre la genèse et ledéveloppement des concepts. Cetaspect passionne souvent les jeuneset leur donne envie de devenir desacteurs de ce mouvementscientifique.

Le scientifique doit être“l’honnête homme” d’aujourd’hui,un citoyen responsable, à la foispraticien et théoricien, capable detravailler en commun, éven-tuellement de diriger une équipe.Réussir dans la recherche demandedes compétences multiples, tropsouvent méconnues. Le chercheurdoit non seulement avoir ses propresidées, singulières, originales, maisaussi savoir motiver et former desétudiants et des collaborateurs, lemoment venu. Il faut alorssélectionner les plus talentueux etleur donner rapidement les moyensde créer une équipe. Les jeuneschercheurs doivent y être préparés.Le système est en route, au Collègede France comme à l’Institut Pasteur,avec les “groupes à 5 ans”.

La situation de la recherche etde la formation, en France, est-elle satisfaisante sur ce point ?

En ce qui me concerne, je me suistoujours trouvé dans des situationsrelativement privilégiées, à l’InstitutPasteur et au Collège de France. Mesconditions de travail sont trèsbonnes. Mais au niveau national, cen’est pas toujours le cas. Sur ce point,j’ai une position très simple : laFrance n’a pas eu de politiquescientifique à la hauteur de sesambitions au cours des 20 ou 30dernières années. Paradoxalement,les causes de cet échec sont sansdoute liées à la volonté affichée parFrançois Mitterrand en 1981 dedévelopper la recherche scientifique.

Les décisions prises à l’époque ontbloqué le système au lieu de favoriserson développement. Les années 1980ont apporté un afflux de crédits quis’est rapidement asséché. Larecherche s’est poursuivie, elle nes’est pas développée comme auxÉtats-Unis ou au Japon, ou danscertains pays nordiques comme laSuède ou la Finlande.

Ce problème, comme je l’ai dit,est à la fois un problème d’opinionet un problème politique. Sil’opinion n’est pas sensible auxbienfaits de la science, à sa valeurintrinsèque et à son importancepour l’humanité, alors le politique,qui reflète l’opinion, ne le sera pasnon plus. De ce fait, à de raresexceptions près, la France n’a pasconnu au cours des dernièresdécennies d’homme politique qui aitpris une position aussi ferme quecelle du général de Gaulle à la fin dela guerre. De Gaulle a pris desmesures très importantes, comme lamise en place de la Délégationgénérale à la recherche scientifique,qui a eu des incidences trèspositives. On lui doit aussi lacréation du CEA, du CNES, et unsoutien actif en faveur de labiologie. La biologie a d’ailleurs étéla grande perdante, dans cetteaffaire. En effet, sur la lancée de lapolitique du général de Gaulle, ona poursuivi la mise en place de groséquipements et de programmesmajeurs en physique. Le CERN, leCEA, l’astrophysique, ont bénéficiéde crédits considérables. La part dessciences biologiques s’estprogressivement accrue, mais elleest restée, de mon point de vue, tropmodeste. Par comparaison, auxÉtats-Unis, le budget du NIH a étémultiplié par 5 en 15 ans, et onprévoit de le doubler tous les 5 ans :nous sommes très loin d’une tellecroissance. Il faut noter qu’auxÉtats-Unis, les crédits de larecherche scientifique sont débattusau Congrès et au Sénat. Les lobbiesen faveur des sciences biomédicalesy sont très actifs, notamment pour

des raisons de santé publique etd’assurances contre la maladie.Ainsi, le budget du NIH est débattudevant le Sénat, il est comparé aubudget de la NSF, ou de la NASA,par exemple. En France, leParlement ne s’est pas saisi de cesquestions, il ne débat pas de larépartition des crédits au sein del’enveloppe allouée à la recherche.Le monde politique ne semble passuffisamment concerné. La droitefrançaise n’a pas suivi la position dela droite allemande, très sensibleaux questions technologiques,industrielles et scientifiques. Elle n’apas suffisamment compris que, dansune optique de capitalisme libéral,la recherche est le moteur desdéveloppements technologiques etdonc de l’industrie – ce qui expliquequ’elle soit souvent largementsoutenue et financée par l’État,même aux États-Unis. Quant à lagauche, hormis de notablesexceptions, comme Claude Allègre,elle n’a pas défendu la rechercheavec la véhémence que l’on auraitespérée.

S’il a pu y avoir une politique enfaveur de la recherche, il n’y a doncpas eu de politique de dévelop-pement de la recherche, dans les 20dernières années. Je me réjouis quenotre ministre ait à nouveau insistérécemment sur ces questions, dansun contexte difficile. Reste que nousavons à entreprendre un effortcolossal pour rattraper notre retard.Il faudrait une politique de prioritéabsolue à la recherche et àl’enseignement pour nous sortir decette difficulté. Notre pays n’est plusce qu’il était il y a 50 ans : la Franceavait une image de pays agricole.Nous sommes devenus un petit paysà l’échelle mondiale, dont l’un desatouts est d’avoir une population auniveau d’éducation assez élevé : notrevocation pour l’avenir, c’est la scienceet l’innovation technologique.D’autres pays plus petits que nousl’ont bien compris, comme la Suisse,Israël, la Suède ou la Finlande : ilssavent que leur économie est

Page 23: ÉDITORIAL - Collège de France€¦ · personnes travaillant sur le site du Collège de France, quelle que soit leur tutelle, ont pris une part active à cette mobilisation. Son

25Hors série - LA LETTREPr. Changeux

étroitement liée à leur dévelop-pement technologique, et ils ont uneactivité scientifique de très hautniveau, beaucoup plus active, parhabitant, qu’elle ne l’est en France.

Il faut donc prendre davantageconscience du fait que lascience n’est pas seulementcoûteuse : elle aussi utile, dupoint de vue économique.

Oui, et cela même à court terme,comme dans le cas du médicament.Les procédures de mise sur lemarché sont parfois longues, maiscertaines innovations trèsimportantes peuvent s’imposer trèsrapidement, et les marchés sontconsidérables. L’agriculture pourraitégalement se développer d’unemanière très différente de ce qu’elleest actuellement, si elle faisait appelaux nouvelles technologies.L’amélioration des rendementsaurait probablement un coût, etconduirait peut-être à une réductiondu nombre d’agriculteurs, mais ilfaut considérer aussi les bénéficesprévisibles. L’agriculture de demainsera fondée sur une meilleureconnaissance des animaux et desplantes, et sur les nouvellestechnologies.

Quelle est la place de la Francedans le monde de la recherche ?Et quel est le rôle de l’Europe ?

La France est un pays modestepar rapport aux États-Unis etmaintenant à la Chine, maisl’Europe peut soutenir lacomparaison. C’est pourquoi lacoopération européenne estindispensable. L’expérience montreque si l’on reste en France, on asouvent du mal à trouver unpartenaire qui puisse intervenir defaçon complémentaire pour avoirune action plus percutante sur unproblème donné. En revanche, cepartenaire, on le trouvera en Suisse,en Allemagne, en Suède, à défaut,aux États-Unis. Mais la proximitéest un atout formidable : il est très

facile d’aller réaliser uneexpérimentation dans un payseuropéen et d’en revenir dans lajournée. Cela permet descollaborations très efficaces. D’autrepart, l’Europe permet des économiesd’échelle. Il est inutile de multiplierles gros équipements très onéreuxdans chaque pays. N’est-il pas plusrationnel d’en construire un petitnombre, mais très compétitifs ?C’est la solution que préconisaitClaude Allègre, à juste titre.

L’Europe est un espace decoopération extrêmement enrichis-sant. Les pays de l’Est, comme laHongrie, la Tchéquie et la Slovaquienotamment, perpétuent unetradition d’activité scientifique, avecune solide formation aux sciencesfondamentales. Dès aujourd’hui, lesrelations qu’on peut avoir avec laHongrie sont prometteuses pourl’avenir intellectuel de l’Europe, quiest aussi important que son aveniréconomique ou budgétaire.

Il est essentiel que l’Europe ait lesouci de soutenir la recherchefondamentale. Il me semble que leschoses vont dans le bon sensactuellement. L’Europe ne doit passe contenter de gérer les retombéeséconomiques de la recherche, siimportantes soient-elles : elle doitrenforcer l’activité communautairedans le domaine de la recherche elle-même. Il faut envisager la recherchefondamentale au niveau européen.La vocation de l’Europe n’est passeulement de gérer et deréglementer : la quête de laconnaissance n’est pas réservée auxétats membres, elle fait partie de sesmissions.

Je prends souvent l’exemple deVésale, cet anatomiste duXVIe siècle né à Bruxelles, qui atravaillé à Louvain, à Paris, s’estinstallé à Padoue, a vécu à Madridet voyagé dans toute l’Europe. Pourfinir, condamné par l’Inquisition, iln’a sauvé sa tête qu’en partant faireun pèlerinage à Jérusalem. Il est

mort lors de son voyage de retour, àla suite d’un naufrage en Grèce, sonnavire échoué sur les rivages de l’îlede Zante. C’est le type même duchercheur européen, qui incarnecette quête d’universalisme, cettequête de la connaissance, qui doitêtre le fait de la nouvelle Europe.C’est sans doute, au fond, unerésurgence des racines gréco-romaines de la tradition occidentale,des grandes idées de la philosophiegrecque aux grandes réussitestechnologiques de la Rome antique,auxquelles il faut ajouter l’influencede la tradition arabe. C’est unpatrimoine commun aux peupleseuropéens, qui doit être réactualisé.Si l’on y ajoute la diversité descultures de l’Europe d’aujourd’hui,et les possibilités d’interfécondationentre ces différentes cultures, celaconstitue une richesse extra-ordinaire. Cette traditioneuropéenne du multiculturalismepermet d’éviter les replis identitaireset favorise le partage des cultures etdes savoirs. C’est une situationexceptionnelle pour l’avenir.

Voilà qui tranche avec lamorosité des discours ambiantssur le déclin de la recherche enFrance et en Europe, et surl’hégémonie américaine.

La recherche est en déclin parcequ’elle n’est pas financée : c’est unmouvement qui peut s’inverser.Quant à l’Amérique, il est clair queson économie est fondée sur ledéveloppement scientifique ettechnologique. En général, lescandidats démocrates etrépublicains à la présidence desÉtats-Unis se livrent à unesurenchère sur le financement de larecherche, notamment dans lessciences de la vie et de la santé. Cen’est malheureusement pas un enjeupolitique en France.

Cela dit, les États-Unis ontactuellement un déficit mondialdans la formation des diplômés,comme l’a reconnu Bruce Albert, le

Page 24: ÉDITORIAL - Collège de France€¦ · personnes travaillant sur le site du Collège de France, quelle que soit leur tutelle, ont pris une part active à cette mobilisation. Son

26 LA LETTRE - Hors série Pr. Changeux

président de l’Académie des sciencesaméricaine. L’Europe est en têtepour la formation dans les sciencesde la vie et santé, au niveaumondial. Pour l’ingénierie, lapremière place revient aux paysd’Orient et d’Extrême-Orient. De cefait, les États-Unis sont obligésd’importer des chercheurs depuisl’Europe et les pays orientaux(principalement la Chine, mais aussila Corée et d’autres pays).

L’Europe possède donc unpotentiel qu’elle ne doit pas laisserpartir, qu’elle doit faire fructifier surplace. À condition de veiller à ne pasrelâcher ses efforts de formation dejeunes diplômés, elle est donc dansune situation très favorable. Je suisconvaincu qu’on peut faire aussibien que les États-Unis, et mêmemieux. Il faut respecter quelquesimpératifs assez faciles à définir.D’abord, il faut augmenter lefinancement de la recherche et de laformation. Ensuite, il faut se soucierd’une bonne distribution de cefinancement, permettre l’émergencede jeunes équipes et reconnaître leschercheurs qui réussissent. Il s’agitde mesures de bon sens : éviter lesredondances en matière de groséquipements, rassembler les actionslourdes au niveau européen au lieude les laisser au niveau national. Jesuis plein d’espoir : il existe dessolutions simples, à condition qu’ily ait une volonté politique.Actuellement, le commissaireeuropéen chargé de la recherche aune action très positive. Il a parexemple organisé une réunion dechercheurs européens pour unejournée de confrontation sur lessciences du cerveau. C’est uneinitiative formidable. C’est de cettefaçon que la science peut et doit sefaire en Europe. ■

Page 25: ÉDITORIAL - Collège de France€¦ · personnes travaillant sur le site du Collège de France, quelle que soit leur tutelle, ont pris une part active à cette mobilisation. Son

27Hors série - LA LETTRE

La science française est en péril :on ne cesse de nous le répéter.Depuis quelque temps, la rechercheest vouée à la vindicte desindicateurs et des indices, reléguéeau dernier rang de l’Europe. C’esttotalement excessif. On ne peut nierqu’il y ait des difficultés, mais cediscours catastrophiste n’a pas lieud’être. Pourtant, le succès de cettevague de catastrophisme mérited’être interprété : il signifie que leterrain était prêt. Le simple fait quel’idée du déclin se soit répandue sifacilement traduit l’existence d’unmalaise latent dans lacommunication générale et dansl’opinion, mais aussi sans doutedans la conscience collective deschercheurs. D’où vient ce malaise ?

À un niveau très général, on peutdire d’abord que l’image de lascience évolue. Ses applications ontconduit, assez directement danscertains cas, à la remise en questionde cette image et de la place de lascience dans la société. Je partagesur ce point les idées expriméesrécemment dans ces colonnes par

Jean-Pierre Changeux (voir La lettredu Collège de France n° 9, p. 14).Bien sûr, cette image se construit etévolue dans un équilibre complexeentre plusieurs partenaires : leschercheurs eux-mêmes, le public, lepolitique et les médias.

Pour ma part, je voudraisinsister sur la question du rapportentre la science et le politique.Depuis des années – depuis mesdébuts dans la recherche – de Bercyà Matignon, de ministre en premierministre, j’entends dire que larecherche, c’est bien sûr trèsimportant, mais qu’on ne veut pas“arroser le sable”. De cetteobservation récurrente, je tire deuxconclusions. La première, c’est qu’àl’évidence, les scientifiques n’ont pasréussi à convaincre le politique, oupas suffisamment. La pression del’opinion publique pourrait oudevrait peut-être relayer lesarguments des scientifiques, mais onentre alors dans une logiquehasardeuse de rapports de force.Cette première analyse fait écho àune idée convenue, qui veut que le

monde politique soit peu intéresséaux questions scientifiques. Ce n’estpas totalement faux : dans d’autrespays, comme les États-Unis et leJapon, l’importance de la science estmieux ancrée dans la consciencepolitique. Et cependant, dansl’ensemble, notre personnelpolitique est de grande qualité,plutôt ouvert aux préoccupationsdes chercheurs – même s’il nemontre pas la proximité oul’empathie directe dont on rêverait.

Ma deuxième conclusion, c’estque les politiques ont en partieraison. Peut-être le mondescientifique devrait-il s’interroger surce point. En tout cas, la question quenous devons nous poser est lasuivante : nous, scientifiques, avons-nous joué notre rôle, avons-nous sudévelopper un discours convaincant,avancer des propositionsconstructives ? N’y a-t-il pas dans ledispositif de la recherche des plagesentières qui restent incompré-hensibles, peut-être inefficaces, et quijustifient les réserves ou l’inquiétudedu pouvoir politique ? Quand la

Pr. Philippe Kourilsky

LA RECHERCHE SCIENTIFIQUE EN FRANCEpar le Professeur Philippe Kourilsky

Interview réalisée par Marc Kirsch en février 2004 pour La Lettre duCollège de France n° 10.

Philippe Kourilsky est Professeur au Collège de France, titulairede la chaire d’Immunologie moléculaire depuis 1998 et membrede l’Académie des Sciences.

Il a été nommé Directeur général de l’Institut Pasteur en 2000.

Le Prix international d’Immunopathologie lui a été décerné en1986 ainsi que le Prix international de la recherche en sciencesmédicales en 2000.

FÉVRIER 2004

Page 26: ÉDITORIAL - Collège de France€¦ · personnes travaillant sur le site du Collège de France, quelle que soit leur tutelle, ont pris une part active à cette mobilisation. Son

28 LA LETTRE - Hors série Pr. Kourilsky

question est ainsi formulée, à monsens la réponse est oui.

Le monde des chercheurs doitdonc se remettre en question ?

Ne retombons pas dans lecatastrophisme : globalement, larecherche française est de bonnequalité. Bien sûr, elle manque demoyens. Dans les sciences de la vie,par exemple, la comparaison avecles États-Unis et bientôt avec l’Asie,est plus qu’alarmante. La différencede financement est telle qu’on nepeut que s’inquiéter de la manièrede réduire cet écart, ou même de lapossibilité d’y parvenir. Mais ceci nedoit pas nous dispenser d’uneanalyse critique sur le fonc-tionnement de notre recherche.

Un exemple : depuis la créationdu CNRS, on n’a toujours pastrouvé de système qui fasseparticiper les chercheurs àl’enseignement. On n’a pas réussi àmettre en place un mécanisme quipermette aux chercheurs d’assurerdes charges d’enseignementmodestes, dont on sait pourtantcombien elles sont stimulantes à lafois pour les chercheurs et pour lesétudiants et les universités. De façongénérale, le milieu de la recherchesouffre de son conservatisme : il neme paraît pas moins conservateur,en réalité, que le milieu médical, quia du mal à évoluer. Les propositionsdes chercheurs se résument souventà des demandes de créditssupplémentaires. Si légitime soit-elle,cette revendication ne donne pas auxpolitiques des éléments suffisantspour définir un plan d’action. Je suisconvaincu que le discours deschercheurs ne pourra susciter uneréponse politique adaptée quelorsqu’il sera parvenu à définirclairement les évolutions quipermettront d’adapter la rechercheau contexte d’aujourd’hui,évolutions que le public comme lepolitique sentent confusémentnécessaires.

Lorsqu’un corps social ne formulepas lui-même de propositiond’évolution, les propositions finissentpar arriver de l’extérieur, bien souventsous une forme technocratique et peusatisfaisante. Les chercheurs ont doncune part de responsabilité – une partseulement – dans la crise actuelle,dans la mesure où ils n’ont pasélaboré de propositions suffisammentconvaincantes.

Mais n’y a-t-il pas urgence, enmatière de financement de larecherche ? Avez-vous d’autrespropositions ?

Le point de départ d’uneréflexion constructive, c’est de nepas prendre pour prémisse que laseule chose à faire est de trouverplus d’argent. Il en faut, mais il y aaussi d’autres choses à faire. Aussi,plutôt que de reprendre les analysesou les critiques habituelles, jevoudrais m’efforcer de comprendreoù se situent réellement lesproblèmes, pour proposer dessolutions.

On sait qu’en matière derecherche, le système universitaire ad’énormes difficultés. Il est enconcurrence avec un système élitistequi s’est développé parallèlement.Amoindri du côté de l’enseignementpar le système des grandes écoles, ilest affaibli du côté de la recherchepar les grands organismes derecherche. En conséquence, nousavons des universités trop faibles.Bien entendu, on cherche à pallierces difficultés : les grandes écolesfont des efforts en ouvrant des voiesde recrutement parallèles, ons’efforce de développer les rapportsentre les organismes de recherche etles universités. Mais le résultat n’estpas suffisant : notre système derecherche doit évoluer vers plus desouplesse et de réactivité. De fait,dans la plupart des secteurs de lascience, la concentration d’effortsnécessaires pour obtenir desrésultats est aujourd’hui de plus enplus importante. Il y a bien sûr des

différences selon les domaines :quand les physiciens se mettent àmille pour réaliser une manipulationà grande échelle au CERN, lesbiologistes travaillent à des échelleshabituellement différentes. Mais onconstate que le phénomène deconcentration est assez général danspresque tous les secteurs de l’activitéscientifique. Étant donné lefractionnement des financements etla nécessité de rassembler desmoyens de plus en plus importantsavant d’entreprendre n’importequelle opération de recherchesignificative, il faut réunir denombreux acteurs et engager delongues discussions pour parvenir àun accord. La lourdeur du dispositifentraîne une perte de réactivitémajeure.

Globalement, le tableau est lesuivant : nous avons aujourd’huides organismes en nombre tropélevé – avec pour corollaire desmécanismes de coordinationcompliqués –, un ministère souventtenté de devenir une agence demoyens pour mieux contrôler lesorganismes de recherche en tenantles cordons de la bourse.

Ces défauts sont connus.Quelle en est la cause ?

Mon diagnostic, c’est qu’ilmanque l’unité de base adaptée auxexigences de la recherche moderne.Nous sommes dans un systèmecentralisé à l’extrême. Malgré lesvelléités de décentralisation, du côtédes universités – mais les débatsrécents sur la délégation de personnelen ont montré les limites –, nousavons conservé un systèmenapoléonien extraordinairementconcentré : les moyens des organismesde recherche sont gérés de façoncentralisée, le ministère de larecherche a un rôle centralisateur– mais en quelque sorte par définitionet par vocation. Finalement, il n’existepas d’unité locale suffisammentautonome et capable de développerdes projets de façon réactive.

Page 27: ÉDITORIAL - Collège de France€¦ · personnes travaillant sur le site du Collège de France, quelle que soit leur tutelle, ont pris une part active à cette mobilisation. Son

29Hors série - LA LETTRE

À mes yeux, la tâche essentielle,aujourd’hui, est de redéfinir ce quedoit être l’unité de base de laproduction des savoirs et des savoir-faire. Il faut revoir la dimension desbriques avec lesquelles on veut bâtirl’édifice de la science. C’est là queréside le fondement du malaise.

Ma conviction s’est forgéenotamment à la suite d’une réunionau ministère de la Recherche, il y aun an ou deux. On présentait à uneaudience d’au moins 70 ou80 personnes les résultats d’uneétude, au demeurant remarquable,analysant les plateaux techniques etles grands instruments nécessaires àla recherche en sciences de la vie. Ilétait devenu évident que pour fairequoi que ce soit où que ce soit, ilfallait mettre d’accord un grandnombre de personnes etd’organismes – CNRS, INSERM,INRA, etc. Si j’exagère un peu, laconclusion logique du mécanismeétait de bâtir un vaste plan de laFrance en installant un microscopeà deux photons dans chacune desgrandes régions, sans savoir si celacorrespondait à un besoin réel. C’esten somme une caricature de ladémarche totale, alors que lepragmatisme et l’efficacitéexigeraient un système autonome,où l’on attribue les moyens selon lesbesoins, et en fonction desdemandes, où les équipements et lesdotations sont attribués au vu desprojets et de leur évaluation.

Le système français doit doncêtre entièrement repensé ?

Pour trouver des solutions,inutile de réinventer la roue : il suffitde s’inspirer des systèmes quimarchent. Dans beaucoup de pays,ce qui marche, ce sont les campusde recherche. Ces campus sontgénéralement universitaires, auto-nomes, indépendants, ils disposentde moyens techniques et financiers,et se trouvent dans unenvironnement de concurrence,dans la mesure où ils sont tenus

d’élaborer des projets, dont lefinancement est soumis àévaluation. Je ne propose pasd’importer un modèle anglais ouaméricain, mais de nous en inspirerpour l’incorporer à notre propresystème et en tirer le meilleur parti.La France a une traditionscientifique qu’il faut respecter. Ellea développé une manière spécifiquede faire de la recherche, et desinstitutions dont la réputation n’estplus à faire. Mais des évolutionssont nécessaires. C’est pourquoinous devons concevoir des campus“à la française”. J’y vois uneoccasion en quelque sorte historiquede redonner aux universités la placequi leur revient dans le dispositif dela recherche, dans la mesure où cescampus doivent être, dans beaucoupde cas, appuyés et articulés sur lesuniversités.

Je propose donc de créer unenouvelle entité juridique qui soit unpoint de jonction entre lesuniversités, les grandes écoles et lesorganismes de recherche, associésau sein d’une même structure, avecun périmètre thématique etgéographique à définir, et unedimension adaptée à des objectifsdéterminés.

Bien entendu, il y a déjà destentatives pour aller dans ce sens,par exemple, avec les IFR, lesinstituts fédératifs de recherche. UnIFR réunit, en un lieu donné, desUMR du CNRS, des unitésINSERM, etc. Il constitueformellement la structure d’uneentreprise collégiale, mais ce n’esten réalité qu’une avancée trèstimide. Les IFR n’ont pas du toutles moyens de définir leurs plateauxtechniques. Ils n’ont ni les moyens,ni l’autorité nécessaire à laréalisation d’une stratégie derecherche efficace. Rien ne peut sefaire sans que le pouvoir centralabonde le dispositif. On est trèsloin de ce que devrait être uncampus. Il ne peut pas être unsimple agrégat de moyens : pour

être autonome, il faut qu’une telleentité soit dirigée localement. Celasignifie que les organismes derecherche doivent devenir desagences de moyens pour cescampus. Avec les moyens, ilsdélèguent l’autorité. Le campusdoit être auto-gouverné etautonome, pouvoir mettre enœuvre une politique scientifique etdes projets spécifiques, avec lamaîtrise de son budget et unvéritable pouvoir de décision etd’autorité, y compris vis-à-vis deson personnel.

Dans un système où la rechercheserait réalisée par les campus, lesorganismes de recherche, qui leurdélèguent des moyens, auraientpour mission d’impulser des projetstransversaux, d’en vérifier lacoordination, tandis que leministère serait chargé de distribuerles grandes enveloppes auxorganismes et de coordonner lesgrands objectifs nationaux. Unetelle structure remplaceraitavantageusement notre système,manifestement inadapté. Enintroduisant l’unité de base deproduction et de distribution dusavoir qui fait défaut actuellement,elle permettrait de remédier à l’unedes perversités du dispositif actuel :pour corriger les défaillances etintroduire un peu de souplesse et detransversalité dans un dispositif quise résume à une juxtaposition demonolithes, on n’arrête pas derajouter des couches decoordination au niveau central. Onmultiplie les efforts pourcoordonner les organismes entreeux, créer des grands programmesnationaux, des instituts hors murs,etc. Mais rien ne sert de multiplierles instruments de coordination sil’on ne dispose pas de l’entité debase qu’il faut coordonner. C’estsous cet angle qu’il faut revoir lesystème actuel.

J’ajoute que le statut defonctionnaire, souvent critiqué, meparaît néanmoins propice pour

Pr. Kourilsky

Page 28: ÉDITORIAL - Collège de France€¦ · personnes travaillant sur le site du Collège de France, quelle que soit leur tutelle, ont pris une part active à cette mobilisation. Son

30 LA LETTRE - Hors série Pr. Kourilsky

démarrer ce genre d’opération,parce que les fonctionnaires ont unstatut assez homogène : ils peuventêtre mis en détachement, il existedes systèmes de délégationd’autorité au sein de la fonctionpublique, etc. Au départ, il n’y adonc pas d’obstacle technique pourcréer ces entités.

Quel serait l’intérêt de cescampus pour les chercheurs ?

La question essentielle, qui doitguider la définition d’un campus,c’est de savoir comment optimiserle processus de recherche, et aussi leprocessus d’éducation, qui estaujourd’hui trop distinct de larecherche, à l’université. Plusieursparamètres doivent être pris encompte.

Les paramètres decommunication ont une grandeimportance. On sait que lescommunautés trop nombreuses ontbeaucoup de mal à communiquer.Mais des communautés comprenantentre 500 et 5000 personnespeuvent parfaitement communiquer,à condition qu’il y ait une certaineunité de lieu. Bien entendu, j’ai àl’esprit la structure de l’InstitutPasteur, dont je suis aujourd’hui leDirecteur, qui est en réalité un desseuls campus de recherche organisésen France. Cela représente environ2600 personnes sur un site de7 hectares à Paris. Sur ce campus secôtoient des membres du CNRS, del’INSERM, de l’INRA, del’université etc., travaillant au milieude personnes employées en grandemajorité par l’Institut Pasteur, selondes modalités contractuelles, ce quiconduit à une certaine délégationd’autorité. Ces conditions sontfavorables à la communication, quiest un élément vital pour larecherche. C’est dans l’échange,dans le rapprochement desintelligences que jaillissent les petitesétincelles qui conduisent auxgrandes idées. Cela exige unecommunauté, avec une dimension,

des lieux, un mode d’organisationadapté. Il y faut aussi uneconvivialité, une chaleur, tout ce quipermet de composer un lieu vivantet animé. On le voit bien à traversles exemples de campus àl’étranger : un campus développeune histoire et un sentimentd’appartenance, une image interne,une fierté, qui sont les ciments d’unecommunauté vivante.

Autre paramètre : la mutua-lisation, la mise en commun d’uncertain nombre de moyens. Bien sûr,les besoins varient avec lesdisciplines. Les mathématiciens seservent surtout de crayons etd’ordinateurs : en général, ils n’ontpas besoin de beaucoup deressources mutualisées. Ce n’est pasle cas des physiciens qui utilisent deséquipements lourds, ou desbiologistes, qui ont besoinaujourd’hui de beaucoup deressources mutualisées. Les historiensont besoin de bibliothèques, etc.Chaque secteur a besoin d’unecertaine mutualisation de moyens, etl’ensemble du dispositif doit êtreréglé pour satisfaire ces besoins.

La mutualisation ne concernepas seulement les plateauxtechniques : elle s’étend évidemmentaussi aux ressources humaines. Enoutre, en matière de gestion desressources humaines, dans le senspositif du terme, c’est-à-dire le suivipersonnalisé des individus et descarrières, un système localisécomme un campus devraitfonctionner de façon plussatisfaisante que le dispositif trèscentralisé que nous connaissons. Or,si l’on veut un minimum de bien-être, dans une certaine mobilité, ilfaut un suivi plus attentif.

Comment envisagez-vous lesrapports avec le secteur privé ?

La mutualisation des ressourcesengage également la question desrapports entre le public et le privé.Or, ces rapports ne sont réellement

possibles que dans un rapport deconfiance mutuelle. Bien sûr, le privéest ce qu’il est : l’industrie, lecapitalisme, le diable, etc. Mais àl’inverse, il faut bien reconnaîtrequ’un pays sans entreprise n’estrien. Il faut donc travailler à uneconfiance mutuelle, qui passe par laconnaissance mutuelle. Celarequiert un effort des deux côtés. Etl’établissement de relationsorganisées requiert un certainprofessionnalisme. Là encore, lanotion de campus pourrait semontrer efficace : c’est le lieu où l’onpeut développer des relationsprofessionnalisées avec le monde duprivé. Il n’y aura pas beaucoup debons contrats, de bonnes relationsavec le privé s’il n’y a pas de bonsservices capables de gérerl’interaction en faisant respecter lesintérêts du public. Pour éviter quele public soit bradé au privé, commeon le lui reproche parfois, il faut queles interactions soient gérées par desprofessionnels qui soient en mesurede discuter à armes égales. L’InstitutPasteur a une grande expérience deces questions. Louis Pasteur prenaitdes brevets : c’est donc une traditionbien ancrée. Aujourd’hui, pourgérer les aspects industriels descontrats, les start-up, etc, l’Institutemploie une équipe de 50 personnesà temps plein. En conséquence, sesintérêts sont préservés. Bien sûr,l’Institut Pasteur est un exempleparadoxal, puisqu’il s’agit d’uninstitut de droit privé auquel sontassignées des missions de servicepublic. Reste que les missions deservice public sont parfaitementrespectées dans ces relations avec leprivé, parce qu’on a pris soin deconfier cet aspect à desprofessionnels.

Pour faciliter ces rapports, ilreste aussi à résoudre un point deculture ou de mentalité, aussi bienchez les scientifiques que dans lemonde de l’entreprise. J’ai participérécemment à un débat sur l’école àla mairie du XVe arrondissementdeParis. L’une des questions posées

Page 29: ÉDITORIAL - Collège de France€¦ · personnes travaillant sur le site du Collège de France, quelle que soit leur tutelle, ont pris une part active à cette mobilisation. Son

31Hors série - LA LETTRE

concernait les rapports entre l’écoleet l’entreprise ? C’est une bonnequestion. Le tissu vivant du payscomprend l’entreprise. On ne peutpas vouloir que l’école soitimperméable à l’entreprise, alorsqu’il y a des métiers dans lesquelson manque de bras, etc. Il fautmieux aménager cette interface.Cela suppose de dépasser lesréticences traditionnelles du corpsenseignant sur ce sujet. Une dessolutions suggérées lors de ce débatétait que les enseignants pourraientfaire des stages en entreprise. Ceserait une bonne manière de faire serencontrer des mondes quis’ignorent trop souvent. Pour mapart, le souvenir le plus marquantde mes études, à Polytechnique, aété le stage ouvrier que l’on faisait àl’époque (qui existe aujourd’huisous une autre forme) : j’ai passétrois semaines dans les mines de ferà faire les trois huit. Ce fut pour moiune expérience essentielle.

Pour construire ces différentesinterfaces, le pragmatisme s’impose.Il faut trouver la bonne dimension,la dimension de l’entité de base quipermettra d’organiser toutel’architecture de la formation et dela recherche. Dans cette perspective,sachant qu’il y a aujourd’hui enFrance plus de 100 000 chercheurs,on peut imaginer un systèmestructuré en une centaine decampus, de 200 ou 300 personnespour les uns, de 3000 pour d’autres.Il peut y en avoir plusieurs paruniversité.

Ajoutons qu’un campus n’estpas nécessairement focalisé sur desthèmes précis : l’idéal est qu’ilpermette des travaux multidisci-plinaires ou transdisciplinaires. Pourillustrer ce point, je reprendsl’exemple de l’Institut Pasteur, oùnous nous sommes livrés à uneexpérience dont le succès m’a moi-même étonné. Il y a deux ans, nousavons entrepris une réforme destructure devenue nécessaire parceque les 7 ou 8 départements

existants avaient perdu leur identité: tout était dans tout. Un exercicede prospective, avec uneconsultation des personnels àgrande échelle, a conduit à changertous les départements en mêmetemps, le 1er janvier 2002. Lanouvelle structure s’appuyait sur lesaxes thématiques qui avaient étédiscutés, et qui représentent despriorités. Nous avons mis en placeun système matriciel. Les 12départements sont les colonnes dela matrice. Les lignes sont desprogrammes transversaux derecherche, organisés selon une règle: un programme doit réunir desparticipants provenant d’au moinstrois unités de recherche, et sonpilote ne peut pas être un chefd’unité. Cela évite de renforcerl’establishment et permet de faireémerger de nouveaux talents.

Nous disposons aujourd’hui destatistiques sur les trois annéesécoulées. Elles montrent que cesprojets impliquent en moyenne7 personnes pour une duréemoyenne de 2 à 3 ans – même sicertains projets transversaux plusimportants impliquent unecinquantaine de personnes. Autotal, environ 20 % des ressourcessont affectées aux lignes et 80% auxcolonnes, qui sont les piliersindispensables du système. Lerésultat, inattendu et inespéré, estque plus de 80 % des unités dePasteur sont interconnectées par aumoins un programme. Leschercheurs se parlent, ils travaillentensemble, les immunologistes avecles neuro-biologistes, etc.

Ces données indiquentégalement qu’il y a proportion-nellement deux fois plus dedemandes d’invention (préalables àla demande de brevet) dans leslignes que dans les colonnes. Bienentendu, ces résultats demandent àêtre confirmés sur une plus longuedurée, mais ils signifient au moinsune chose : le système n’est pasnocif. Bien au contraire, il donne

naissance à des idées très inventiveset inattendues. C’est tout l’intérêtd’un campus, et c’est l’ambition quedoit avoir cette réforme.

Comment un tel projets’inscrit-il dans le contexteeuropéen ?

Une évolution de ce genre meparaît indispensable pour entrerharmonieusement dans ladimension européenne. Si l’on veutéviter que s’imposent des solutionstechnocratiques, il devientindispensable de construire undispositif de ce genre, suffisammentsouple et autonome pour interagiravec des projets et des équipes derecherche au niveau européen. Ilserait utile de se repencher sur le6e programme-cadre européen, avecses “méga-clusters”, et songigantisme, pour analyser lamanière dont la recherche françaisea réagi. L’Institut Pasteur estparvenu, au prix de grands débats,à s’organiser de façon suffisammentefficace pour apparaître comme unpartenaire dans un assez grandnombre de projets. La réactivité estici un aspect fondamental del’appareil de la recherche.

Pour revenir à mon point dedépart, je suis convaincu que si l’onexpliquait aux hôtes de Bercy et deMatignon, de droite ou de gauche,que les chercheurs sont mobilisés,qu’ils s’organisent pour proposerune réforme, le politique reprendraitconfiance.

Cette réforme sera peut-êtredifférente de celle que je propose,mais la mobilisation desscientifiques est indispensable. C’estune grande inconséquence de restersans force de proposition. Le mondede la recherche doit réagir etmontrer sa vitalité. Dans le systèmeactuel, les intelligences sontmuselées, ne s’expriment pas assez,ou seulement de façon individuelle.Je suis frappé par le succès deschercheurs français à l’étranger et

Pr. Kourilsky

Page 30: ÉDITORIAL - Collège de France€¦ · personnes travaillant sur le site du Collège de France, quelle que soit leur tutelle, ont pris une part active à cette mobilisation. Son

32 LA LETTRE - Hors série Pr. Kourilsky

par les difficultés qu’ont les jeunes àexprimer leur talent en France. Cen’est pas seulement une questiond’argent. Les jeunes collègues quiont choisi de rester aux États-Unis,soulignent, bien sûr la question desmoyens, mais ils ajoutent qu’ils ontsurtout l’impression d’une meilleurecommunication, d’échanges plusriches et d’une plus grandeouverture. Mon interprétation estqu’ils ne se sentent plus une libertésuffisante dans un système aussicentralisé que le nôtre.

Il est donc urgent de le changer.Si l’on veut être constructif, il faudrase départir de la tentation, sifréquente dans notre pays,d’attendre pour agir d’avoir achevéles plans d’une révolution totale etparfaite, ne négligeant aucun détail.On risque alors de définir un projetgrandiose, mais irréalisable. Onrisque surtout d’attendre. Je suggèreune approche différente : trouver laplus petite réforme nécessaire etsuffisante pour faire bougerl’ensemble du dispositif. Il fautengager une dynamique detransformation, enclencher unprocessus en cascade qui conduirale système à s’ajuster de proche enproche, de façon quasi nécessaire. Ilne s’agit pas de tout résoudre toutde suite, mais de proposer unedirection. Plutôt que de changertout le système d’un coup, on peutessayer de lancer desexpérimentations et faire en sortequ’elles réussissent. Tentons aumoins l’expérience de créer uncertain nombre de ces campus. Ilvaut mieux apprendre en faisant, etaméliorer à l’usage ces idéesnouvelles. ■

Page 31: ÉDITORIAL - Collège de France€¦ · personnes travaillant sur le site du Collège de France, quelle que soit leur tutelle, ont pris une part active à cette mobilisation. Son

33Hors série - LA LETTRE

Notre continent a environ700 millions d’habitants, quelque70 langues dont plus de 30 sontutilisées par plus d’un million depersonnes. L’Union Européenne seulecompte à partir du 1er mai 2004 plusde 450 millions d’habitants en25 États. C’est dans cet ensemblegéographique que s’est développéeune extraordinaire dynamiquepolitique et intellectuelle. De toustemps l’Europe a été animée d’unesoif de curiosité, d’un besoin d’actionet d’un goût de l’aventure. Elle aconquis et exporté ces conceptionsde l’homme, sa vision de l’État, sesconvictions religieuses, sesinstitutions ainsi que sa science et satechnique. Elle a assimilé, adapté ettransformé ce qu’il y avait àapprendre des autres. De grandsbouleversements ne l’ont pasépargnée tout au long de sonhistoire, entre autres deux grandesguerres au 20e siècle. Le jour où lesarmées des deux grandes puissances,l’Amérique et l’U.R.S.S., ont fait leurjonction sur l’Elbe, l’Europe semblait

définitivement condamnée àl’insignifiance. Mais elle s’est viterelevée du désastre, grâce aussi àl’aide américaine à l’ouest. Il mesemble important de retenir que pourla reconstruction de l’Europeoccidentale après la deuxième guerremondiale, la réconciliation etfinalement l’amitié entre la France etl’Allemagne ont joué un rôle capitalet ont servi de catalyseur déjà à partirde 1951 (CECA). Ce qui a suivi estune conséquence logique déjà inclusedans ces premiers pas, même si l’ondoit reconnaître que la tâche étaitgigantesque et uniquement faisableparce qu’il y avait de tout temps et entout lieu de grandes personnalitésavec suffisamment de visions et deténacité. Vu les obstacles, le résultatest grandiose.

Il est vrai que l’UnionEuropéenne a été dès sa création parle traité de Rome en 1957 (CEE)surtout orientée vers les questionséconomiques avec bon nombre deproblèmes. Jean Monnet, premier

président de la CECA, écrivit enguise de résumé dans ses mémoiresune phrase souvent citée depuis : “Sic’était à refaire, il faudraitcommencer par la culture !”.

C’est ce que l’on tente derattraper aujourd’hui, commel’indique la décision du Conseileuropéen lors du sommet deLisbonne en 2000 : l’Europe doitdevenir, d’ici l’an 2010, l’économiede la connaissance la pluscompétitive et la plus dynamique dumonde. L’objectif concret etmesurable est d’augmenter lesinvestissements européens dans larecherche, actuellement de 1,9 pourcent du PIB, à 3 %. On espèrenotamment rattraper ainsi l’avancedes États-Unis.

La mise en œuvre des objectifs deLisbonne est liée à deux stratégies :créer un espace européen del’enseignement et un espace européende la recherche. Concrétiser cesstratégies entraînera des consé-

Pr. Theodor Berchem

L’EUROPE DES UNIVERSITÉSET DE LA RECHERCHE

par le Professeur Theodor Berchem

Texte prononcé à l’Académie des Sciences morales et politiques, le 8 mars2004.

Theodor Berchem est Professeur au Collège de France, titulairede la chaire européenne pour l’année académique 2003-2004.

Professeur associé, professeur émérite et ancien Président del’Université de Wurzbourg.

Président de l’Office Allemand d’Échanges Universitaires.

MARS 2004

Page 32: ÉDITORIAL - Collège de France€¦ · personnes travaillant sur le site du Collège de France, quelle que soit leur tutelle, ont pris une part active à cette mobilisation. Son

34 LA LETTRE - Hors série Pr. Berchem

quences visibles dans les4 000 établissements d’enseignementsupérieur que compte l’Europeélargie à vingt-cinq membres, ainsique dans les centres de recherche,surtout en termes de concurrence. Lacréation du marché intérieur asoumis les entreprises dans les Étatsmembres à une concurrence plusforte. Une nette différenciation entreinstitutions est tout aussi prévisible,et ce à moyen terme, dans la scienceet la recherche. Nos pays sont-ilsprêts à relever le défi ? Où noussituons-nous par rapport auxautres ? Pour répondre à cesquestions, il nous faut d’abordaccepter deux évidences :

Premièrement : Les performances dela recherche européenne sontglobalement loin de pouvoir semesurer à celles des États-Unis.

Les faits en matière deproduction de résultats scientifiquesde pointe le prouvent, par exempleles indices de citations dans lesdiverses disciplines, ou encore lenombre de récents lauréats du prixNobel qui travaillent aux États-Unis, sans oublier les excellentsproduits provenant de recherchesaussi excellentes. Un exempled’actualité : le super-ordinateur leplus rapide d’Europe – au sixièmerang mondial dans la catégoriecivile – fonctionne depuis la mi-février dans le laboratoire de Jülich,en Rhénanie-du-Nord-Westphalie.Son constructeur, néanmoins, estaméricain : c’est IBM. En déplorantce bilan globalement peusatisfaisant, je n’oublie pas lesrésultats individuels souventbrillants de nos chercheurseuropéens mais – faute de moyenset de crédits suffisants – nousn’arrivons en général pas à atteindrela masse critique nécessaire pourrécolter tous les fruits de cesdécouvertes et innovations.

Deuxième fait indéniable : pour lesmeilleurs étudiants et chercheurs dumonde, l’Europe n’est pas toujours

le premier choix, même pour ceuxqui sont nés en Europe.

Il est clair que pour les étudiantsmobiles du monde entier l’adressede loin la plus séduisante sont lesÉtats-Unis. Des comparaisonsmondiales entre universitésdémontrent également desdifférences de qualité tangibles : unrécent classement de l’université deShanghai des 500 meilleuresuniversités de la planète – avec unepriorité pour les résultats derecherches en sciences exactes – necite parmi les 100 premiers quedeux établissements français et cinqallemands, dont l’Université deMunich (LMU) et Paris 6. Ce n’estqu’une petite consolation deconstater que 55% des résultats dela recherche pratiquée aux États-Unis est à mettre au compte dechercheurs étrangers.

Voici, une partie de la réalité – lapartie la plus fâcheuse. J’ai choisi dela placer au début de monintervention parce que l’avenir de larecherche et de l’enseignementuniversitaire en Europe dépend ausside notre capacité à porter un regardcritique sur notre positionnement au-delà de nos frontières nationales eteuropéennes. L’autre aspect de notremission – et il est au moins aussiimportant – est d’apprendre àdévelopper nos points forts et àaméliorer la communicationmutuelle. Je souhaite me concentrersur cet aspect, car l’essentiel est deregarder vers l’avenir en se posant laquestion suivante : comment laFrance et l’Allemagne en tant quepuissances européennes de premierrang peuvent-elles encourager uneévolution bénéfique pour laformation et la recherche, et parconséquent pour le développementculturel de notre continent ? Je vaistenter de répondre à cette questionpar trois propositions.

Le premier pas vers unchangement positif se résume en uneseule phrase :

1. Nous devons investirdavantage dans nos universitéset notre recherche

Les innovations coûtent del’argent – améliorer la situation denos établissements d’enseignementsupérieur et de notre recherche n’estpas réaliste sans augmenter lesmoyens. L’Union européennes’impose ces mêmes investis-sements : le programme decoopération et de mobilité“Erasmus Mundus” prévoit pour lapériode de 2004 à 2008 un budgetde 230 millions d’euros. Le sixièmeprogramme cadre de l’UE est dotéd’un budget total de près de20 milliards d’euros de 2003 à2006, ce qui en fait le plusimportant programme definancement de la recherche aumonde. Malheureusement, onobserve la tendance inverse auniveau national dans de nombreuxpays européens en ces temps defaible conjoncture : c’est l’heure deséconomies à grande échelle. EnFrance, les gels et coupures dans cedomaine ont beaucoup fait parler etles débats actuels, notammentautour du collectif “Sauvons larecherche”, continuent à attirerl’attention sur ces questionsessentielles.

Pour permettre à la Franced’atteindre les 3 % du PIBd’investissements dans la recherched’ici 2010, décidés à Lisbonne, ilfaudrait que le budget augmente de10 % par an. Même situation enAllemagne : depuis des décennies, lesuniversités y sont soumises à desimpératifs de rigueur qui dépassentde loin le seuil de tolérance. L’État,qui en 1980 dépensait encore près de13 000 euros de financement de basepar étudiant, dépensait en 2002moins de 10 000 euros, soit uneréduction de près d’un quart.Parallèlement, le nombre d’étudiantsne cessa d’augmenter : en 1990,l’Allemagne fraîchement réunifiée necomptait encore que 1,71 milliond’inscrits contre 2,03 millions au

Page 33: ÉDITORIAL - Collège de France€¦ · personnes travaillant sur le site du Collège de France, quelle que soit leur tutelle, ont pris une part active à cette mobilisation. Son

35Hors série - LA LETTRE

semestre d’hiver 2003. La situationen France est tout à fait similaire.Cette progression est souhaitée auniveau politique – néanmoins lesétablissements d’enseignementsupérieur ne peuvent faire face à unedemande aussi énorme qu’ensacrifiant la qualité de l’enseignementet surtout de la recherche. Bien sûr,l’argent seul ne suffit pas à engendrerune hausse de la qualité. Il estimpératif d’y ajouter une situation deconcurrence nationale et européennepour les fonds disponibles, dans tousles domaines qui ne relèvent pas d’unfinancement de base.

Cela m’amène à ma deuxièmeproposition :

2. La concurrence est riched’enseignements !

La valeur de notre recherche etde nos universités se définit dans unenvironnement international par laqualité qu’offrent ces universités etles institutions de la recherche parrapport à d’autres. En conséquence,plus d’autres sites investissent dansla recherche et la formation, plus laformation universitaire et lesperformances de la recherche de nospays sont désavantagées. Même sidans de nombreux secteurs lechamp d’action dans nos pays estaujourd’hui influencé par le cadreeuropéen, les défis auxquels noussommes confrontés restentmajoritairement déterminés par lestraditions nationales. Nouspossédons bon nombre de traditionsdont nous pouvons être fiers : l’idéehumboldtienne de l’unité de larecherche et de l’enseignement enAllemagne, la promotion ciblée dejeunes élites nationales dans despays tels que la France et la Grande-Bretagne, par exemple. Nous vivonsde la substance de ces traditions. Or,cela ne suffit pas à long terme pouraffronter la concurrenceinternationale. Nous devons plutôtnous demander comment laconcurrence parvient à un tel succès.Quels facteurs rendent leurs

universités si attirantes, leurrecherche si excellente ? D’autrespays se posent la même question -avec succès : le Japon et le Canadaprésentent par exemple desperformances impressionnantes etessayent d’attirer les meilleursétudiants internationaux ; et si lesavoir acquis par les excellentscandidats au doctorat et chercheurschinois aux États-Unis profite, neserait-ce qu’en partie, à leur paysd’origine, nous devrons bientôtcompter aussi avec la Chine commesite scientifique de premier rang.

Que peut donc nous enseigner laconcurrence – notamment laconcurrence américaine ? Quatremots clés résument les aspects que jeconsidère primordiaux : autonomie,capacité de direction, diversificationet qualité de vie.

Commençons par l’autonomie,mot qui a fait tant de bruit en Francel’année dernière au moment desdébats sur la réforme universitaire.Aux États-Unis, les établissementsd’enseignement supérieur et centresde recherche sont soumis à unnombre relativement restreint decontraintes extérieures – qu’il s’agissede l’utilisation des moyensbudgétaires ou de la sélection desétudiants. Ils assument de hautsrisques, mais sont également pluslibres dans leur prise de décision.Leurs ressources proviennent (qu’ils’agisse d’universités publiques ouprivées) en moyenne pour moitié desources privées, dont les frais descolarité et les donations d’anciensétudiants. Ceci leur permet d’avoirune marge de manœuvre biensupérieure à celle des universitéseuropéennes. Stanford bénéficie d’unvolume de donations de huitmilliards de dollars et d’un budgetannuel de deux milliards et demi dedollars.

Non seulement les établissementsd’enseignement supérieur européensdisposent de moins de fonds, mais ilssubissent aussi une bureaucratie bien

plus lourde et des interventions del’État nettement plus importantes. Leprofesseur Gerhard Casper deHambourg, longtemps président del’université de Stanford, a récemmentrequis, dans le cadre du débatallemand sur la promotion des élites,une plus grande autonomie enexigeant qu’on retire auxgouvernements des États Fédérauxla gérance de l’enseignementsupérieur. Je n’irais pas aussi loin. EnGrande-Bretagne, les universités seplaignent actuellement de larestriction imposée par legouvernement sur les frais descolarité, limités à un maximum de3 000 £ (environ 4 500 euros). EnFrance, le projet d’augmenter lesfrais de scolarité à l’Institut d’étudespolitiques de Paris jusqu’à4 000 euros a provoqué beaucoup deprotestations, mais aussi desympathie auprès de nombreuxprésidents d’université.

D’un autre côté, lesétablissements d’enseignementsupérieur européens sont forcésd’admettre qu’ils ne profitent passuffisamment d’une autonomie dontils disposent de facto. Ainsi, seuleune minorité d’universitésallemandes mettent entièrement àprofit le quota dont elles disposentpour sélectionner elles-mêmes leursnouveaux étudiants, et rares sont lesétablissements qui font preuved’assez de hardiesse pour soumettreleurs propres concepts au ministèrede tutelle. On en viendrait parfois àpenser qu’il est plus agréable de seplaindre d’un État fort que desupporter soi-même le poids de laresponsabilité.

Mon deuxième point concernantce que l’on peut apprendre duconcurrent est la capacité dedirection : dans le cadre d’unecompétition toujours plusprononcée, voire agressive, lesuniversités et centres de recherchequi sont dirigés par des personnalitésde poids semblent jouir d’un réelavantage. Aux États-Unis

Pr. Berchem

Page 34: ÉDITORIAL - Collège de France€¦ · personnes travaillant sur le site du Collège de France, quelle que soit leur tutelle, ont pris une part active à cette mobilisation. Son

36 LA LETTRE - Hors série Pr. Berchem

l’attribution des postes de directiondes universités d’élite fait l’objetd’un large débat public. En Europeau contraire, l’élection d’unprésident d’université découleuniquement d’une décision prise ausein d’un petit cercle intra-universitaire, et parfois à la suited’un compromis. L’autorité duprésident doit devenir un critèreessentiel, dans l’intérêt de toutétablissement d’enseignement, carune direction compétente, volontaireet énergique est toujours bénéfique.Permettez-moi d’ajouter un mot pluspersonnel : comme ancien présidentd’une université pendant de longuesannées, vous comprenez que je suistout à fait favorable à la possibilitéde réélection des Présidentsd’université en France...

Mon prochain point est ladiversification. Aux États-Unis,personne n’attend d’une mêmeuniversité qu’elle excelle autant dansl’enseignement que dans larecherche, et ce, a fortiori danstoutes les disciplines. Les étudiantsreçoivent en général le meilleurenseignement au niveau despremiers cycles, où la recherche joueplutôt un rôle mineur.

La question n’est donc pas dechoisir entre l’enseignement et larecherche, mais de trouver unmoyen viable d’exceller dans lesdeux domaines et cela enaccentuant, différemment selon lescycles d’études, ces deux faces de lamême médaille. Dans le souci derenforcer l’interdisciplinarité, il estimportant de garder des disciplinesdifférentes sous le toit d’une mêmeuniversité : je plaide notammentpour le dialogue entre les sciencesdites exactes et les scienceshumaines et sociales, car les critèresqui décident de l’application d’unedécouverte en sciences dures nepeuvent naître que des scienceshumaines et sociales. En ce sens ilfaudrait peut-être repenser larépartition des disciplines dans lesuniversités françaises.

Le dernier mot clé qui démontreles avantages de la concurrence estun “facteur secondaire” à ne passous-estimer. Il s’agit de la qualité devie durant les études et lesrecherches. Les étudiants etchercheurs européens qui vivent ettravaillent aux États-Unis sontparticulièrement enthousiasmés parle dialogue d’égal à égal qui remplacelà-bas les obligations et dépendanceshiérarchiques. C’est la performancequi compte, et non pas le statut,voire la nationalité. Les meilleurséléments sont courtisés et pris encharge individuellement – sur notrecontinent, c’est l’ETH de Zurich quia obtenu le plus grand succès selon cemodèle : elle a réussi à attirer unelarge proportion des meilleursscientifiques internationaux. Ailleursen Europe, il reste encore nettementmatière à améliorations, autant dansles structures parfois sclérosées desuniversités que dans les rapportshumains au quotidien.

Quelle est donc notre mission ?Ma réponse à cette question estégalement ma troisième propositionpour une amélioration du siteeuropéen

3. Nous devons développer etmettre en valeur notre identitéeuropéenne

Le grand penseur européenOrtega y Gasset l’a formulé ainsi :“si nous faisions aujourd’hui lebilan de notre patrimoineintellectuel, il s’avèrerait que la plusgrande partie ne provient pas denotre patrie respective, mais d’unfonds commun européen. En noustous l’Européen l’emporte de loinsur l’Allemand, l’Espagnol, leFrançais. Quatre cinquièmes denotre patrimoine européencommun sont identiques”. Lessystèmes d’éducation de nos payssont le fruit d’une évolution deplusieurs siècles et reflètent – sousforme condensée en quelque sorte –l’état de nos sociétés et l’héritageculturel spécifique de nos nations.

Au delà des facteurs économiquestels que la Banque centraleeuropéenne et la monnaiecommune, ou encore la politiqueagricole, il y a peu d’unité visible enEurope : pas de politique extérieureeuropéenne cohérente, pas depolitique de sécurité commune, pasde politique européenne en matièred’aide au développement. Jusqu’ànouvel ordre il n’y a pas non plusde constitution européenne. Cettehétérogénéité devient évidente lorsde divergences d’opinion entre lesÉtats membres – la guerre en Iraken est un exemple. En conséquence,vue de l’extérieur l’Europe n’est pasperçue comme une unité. Lapolitique européenne de l’éducationest une excellente opportunitéd’arriver à cette orientationcommune qui semble actuellementirréalisable dans d’autres domaines.Le processus dit de Bolognepoursuit sans cesse la création d’unespace européen de l’enseignementsupérieur d’ici l’an 2010, toutcomme les décisions de Lisbonneœuvrent à la mise en place d’unespace européen de la recherche quicoopérera selon des critèrescommuns. L’une des principaleschances des programmes-cadreseuropéens de la recherche résidedans le rassemblement et lastructuration de l’effort et descapacités de la recherche en Europe.Nos établissements ne peuventguère espérer se mesurer auxmeilleures institutions américaines– notre avantage européenspécifique réside plutôt dans lacréation d’un réseau décentraliséreliant nos ressources et noscapacités. Des institutions d’avant-garde reconnues dans le mondeentier, telles que l’Agence spatialeeuropéenne ESA ou l’Organisationeuropéenne pour la recherchenucléaire CERN, symbolisentl’efficacité et les effets synergiquespositifs de cette stratégie de valeurajoutée européenne. Une étapeimportante vers une meilleureorganisation de la rechercheeuropéenne serait la création d’un

Page 35: ÉDITORIAL - Collège de France€¦ · personnes travaillant sur le site du Collège de France, quelle que soit leur tutelle, ont pris une part active à cette mobilisation. Son

37Hors série - LA LETTRE

Conseil européen de la recherche– une institution supranationale quisaurait mieux coordonner larecherche fondamentale etaugmenter les interactions avec larecherche appliquée. Ceci estactuellement en cours de discussion.Dans le domaine des cursus, lafuture structure standardeuropéenne “3-5-8” avecbachelor/licence, master etdoctorat, le LMD, aura desconséquences positives surl’attractivité de nos sitesuniversitaires. D’autres domainesconcernés par les objectifs duprocessus de Bologne sont àorganiser ensemble, avec du bonsens et avec un jugement équilibré– je pense à l’assurance destandards de qualité, auxcurriculums communs et auxconditions de l’apprentissage toutau long de la vie. Autant dedomaines auxquels nous pouvonscontribuer soit en apportant lesavantages de nos systèmesnationaux respectifs soit enapprenant de nos voisins. Lesystème allemand pourrait ainsiapporter l’orientation desuniversités vers la recherche, oubien les phases pratiques quicaractérisent les universités desciences appliquées – mais enaccordant plus d’importance à unesélection qualitative et un meilleuraccompagnement des étudiants. Lesystème français pourraitnotamment apporter sonexpérience de la promotion cibléedes élites dans les Grandes écoles– mais en trouvant un moyen defaire participer davantage lesmeilleurs cerveaux de la nation à larecherche. Le doctorat sera doncune piste importante à explorer.

La France et l’Allemagnepourraient devenir l’avant-garded’un espace européen de l’éducationoù la mobilité transnationale seraitnaturelle, et servir d’exemple pourl’intégration en matière de politiqueéducative des nouveaux Étatsmembres d’Europe centrale et

orientale, notamment avec lemodèle de la co-tutelle de thèse etles programmes de double diplôme,qui sont déjà plus d’une centaine.

Si nous voulons davantageélargir cette coopération franco-allemande à d’autres partenaires, ilest important à cet égardd’envisager une approchepragmatique de la questionlinguistique et de proposer descursus qui conviennent : l’anglais estdevenu, comme jadis le français ausiècle des Lumières, la nouvellelingua franca. Il faut enfinapprendre à présenter avec succès,à l’intérieur comme à l’extérieur denos frontières, les offresd’enseignement et de recherchesdont nous disposons. Après lesÉtats-Unis et la GrandeBretagne,l’Allemagne et la France atteignenttout de même le troisième et lequatrième rang mondial en terme dedestinations favorites des étudiants.Lors des salons de l’éducation dumonde entier, les Français et lesAllemands se présentent désormaisensemble – un autre exemple réusside création d’un réseau.

Nous pourrions aller plus loinencore sur ce chemin etcommercialiser nos cursusensemble. Le nouveau programme“Erasmus Mundus”, qui financel’échange avec les pays tiers,comporte en effet une tranchemarketing, qu’il convient de mettreà profit. En guise de conclusionlaissez-moi citer un aphorisme deGeorg Christoph Lichtenberg,grand esprit allemand du siècle desLumières, plein de sarcasme etd’humour, qui nota dans ses“Sudelbücher” (brouillons) : [“Ichkann freilich nicht sagen, ob esbesser werden wird, wenn es anderswird ; aber so viel kann ich sagen, esmuss anders werden, wenn es gutwerden soll.”] – “Il est vrai que je nesaurais dire si cela ira mieux quandcela aura changé ; mais je puis direavec certitude qu’il faut que celachange pour devenir bon”. Je serai

plus optimiste : l’Europe présentebeaucoup d’avantages qui rendentses établissements d’enseignementsupérieur et ses centres de rechercheattrayants pour les meilleurschercheurs et les élitesinternationales. Je nous souhaite ladétermination d’œuvrer pour cetteattractivité, de l’améliorer et del’accroître, avec l’objectif ultime devoir les meilleurs chercheurs dumonde entier nous donner lapréférence pour venir travailler cheznous à leur prix Nobel.

Voilà le cadre de références. Leplan d’action pour améliorer lesconditions pour la recherche qui endécoule pourrait être le suivant :

1. Fixer des objectifs stratégiques :a. les domaines d’actionb. les prioritésc. la durée prévued. l’argent nécessaire.

2. Viser très haut : entrer encompétition avec les meilleurs,prendre modèle sur eux et relever ledéfi.

3. Ne pas s’arrêter aux frontièresnationales, encore moins à celles desa propre université.

4. Chercher partout la coopérationen vue d’une synergie plus efficace.C’est valable pour les institutions,les groupes de travail et pour lesindividus.

5. Mobiliser toutes les forces dansun effort européen commun parceque c’est la seule possibilité de faireface aux États-Unis.

6. Analyser sobrement ses propresforces et faiblesses et se positionnerpar rapport aux concurrents(benchmarking).

7. Détecter dans un premier tempsles noyaux ou centres d’excellencedéjà existants et les soutenir, dansun deuxième temps, de toutes lesmanières.

Pr. Berchem

Page 36: ÉDITORIAL - Collège de France€¦ · personnes travaillant sur le site du Collège de France, quelle que soit leur tutelle, ont pris une part active à cette mobilisation. Son

38 LA LETTRE - Hors série

8. Créer des centres de recherchenouveaux hauts de gamme, bienéquipés, avec des conditions detravail excellentes et des salairescompétitifs.

9. Attirer enfin les meilleures têtesvers soi. C’est la condition sine quanon du succès !

10. Concentrer le potentiel de larecherche, si besoin en est par unenouvelle structure, par desregroupements, par l’intégrationd’autres institutions dans lesuniversités.

11. Ne pas faire tout à la fois.Commencer là où les chances deréussite sont les meilleures. Pourarriver à l’excellence il faut unelongue haleine. Qui trop embrasse,mal étreint.

12. Créer un système de com-pétition où tout un chacun a unechance réelle de réussir.

13. Établir un réseau de la rechercheeuropéenne et un centred’information sur la recherche.

14. Encourager et enthousiasmer lesjeunes pour la recherche dès l’école,les guider, aider, pousser, leurdonner le sentiment et la convictionque la recherche vaut la peine pourle bien propre, pour la nation, pourl’Europe et que pour ceux qui sontbons ou excellents, ce n’est pas uneimpasse, du temps perdu avec despertes personnelles de toute sorte :familiale, sociale, matérielle,psychologique.

15. Mettre en place un système debourses, d’allocations de recherche,de prix d’excellence, de congéssabbatiques, etc.

16. Regagner l’estime et le respectde la politique et de la société pourla recherche, sans laquelle nousmarchons à reculons, vers lamédiocrité ou même pire.

17. Réduire les mesures admi-nistratives, réfréner la bureaucratieet en décharger au maximum leschercheurs.

18. Ne pas mettre notre lampe sousle boisseau ou dénigrer nos propresproduits.

19. Savoir se vendre. Si l’on est bonou excellent, il faut le dire. Lemarketing et la publicité font partieintégrante de la vie scientifiqueactuelle.

20. Secouer cette “vieille Europe”et se montrer toujours plus bravequ’aucun autre (Iliade). Le vent selève ; il faut tenter de vivre, desurvivre et d’être en tête du peloton(d’après Paul Valéry). ■

Pr. Berchem

Page 37: ÉDITORIAL - Collège de France€¦ · personnes travaillant sur le site du Collège de France, quelle que soit leur tutelle, ont pris une part active à cette mobilisation. Son

39Hors série - LA LETTRE

Protestation massive des jeuneschercheurs contre le sort qui leur estfait, action des plus anciens quitentent d’analyser les causesprofondes de la crise et de proposerdes remèdes : cela est bien.J’approuve l’esprit du collectif“Sauvons la recherche”, dont j’aisigné l’appel, et je partage la plupartdes conclusions de mes collèguesJacob, Kourilsky, Lehn et Lions,partiellement publiées dans LeMonde.

Il y a cependant un point surlequel il me semble que l’on n’a pasassez insisté : les différences entreles motivations et les moyens de larecherche fondamentale, d’une part,et, d’autre part, de la rechercheappliquée à des problèmes précis,dont la solution peut apparaîtrecomme une urgence, notammentdans les domaines de la recherchemédicale.

En France, les industries (jedevrais dire les industriels, lesadministrateurs, les dirigeantspolitiques) ont vis-à-vis de la

recherche fondamentale uneattitude ambiguë. Elles affirmentvouloir soutenir la recherchefondamentale, mais elles ne le fontque lorsqu’elle leur paraîtprometteuse de résultats rapides,voire immédiats, et rentables, derésultats qui vont aider non pas tantla recherche elle-même que cesindustries. Les fondations privéesont un rôle minime en France et,l’Institut Pasteur mis à part,financent peu la recherchefondamentale. Lorsque desdirigeants politiques posent desquestions aux scientifiques, àl’Académie des sciences parexemple, ce sont des questionsciblées, et ciblées vers des intérêts leplus souvent privés.

Autre aspect : le “grand public”,qui soutient, dit-on, à plus de 80 %les revendications des chercheurs, lefait sans doute en confondant larecherche fondamentale et lesapplications qu’il perçoit vers leconfort ou la santé. Le grand publicignore ce qu’est véritablement lequotidien du métier de chercheur. Il

ignore qu’une recherche fonda-mentale n’est pas pilotée par l’avald’une application rentable pourl’économie du pays, mais parl’amont d’une recherche antérieurequi a posé une question nouvelle. Larecherche fondamentale peut avoirde telles applications, bien entendu.Peut-être demain ; peut-être danstrente ans, peut-être dans deuxsiècles.

Il est de fait – est-ce encore làune spécificité française ? – que lemonde de l’industrie, celui del’administration, celui de lapolitique semblent à cet égard aussiignorants que le grand public, aussipeu conscients des conséquences àlongue échéance d’une politique àcourte vue de la recherche, cadréedans son petit budget, avec desobjectifs étroits de rentabilité, deperformances, de résultats, quesais-je ?

J’en viens à ce que je crois lacause essentielle de cet état de fait.Et mon opinion s’est trouvéemaintes fois renforcée de

Pr. Jean-Claude Pecker

LE GRAND HIATUSpar le Professeur Jean-Claude Pecker

Article paru dans Le Monde du 20 mars 2004.

Jean-Claude Pecker est Professeur honoraire au Collège deFrance, titulaire de la chaire d’Astrophysique théorique de 1963à 1988.

Il fut Président du Comité National (interministériel) de laRecherche Scientifique et Technique (1985-1987) et Vice-Président de l’Academia Europaea (1989-1992). Il a étéSecrétaire Général de l’Union Astronomique Internationale(1967-1967), Directeur de l’Observatoire de Nice (1962-1969)et de l’Institut d’Astrophysique de Paris (1972-1979).

Il est membre de l’Académie des Sciences depuis 1977.

MARS 2004

Page 38: ÉDITORIAL - Collège de France€¦ · personnes travaillant sur le site du Collège de France, quelle que soit leur tutelle, ont pris une part active à cette mobilisation. Son

40 LA LETTRE - Hors série

l’étonnement de mes collèguesjaponais ou américains devant notresystème d’enseignement supérieur.

Regardons l’évolution des jeunesgens qui viennent juste de passer unbaccalauréat littéraire ouscientifique. Les meilleurs d’entreeux entrent dans une classepréparatoire aux grandes écoles– les “khâgnes” ou les “taupes” denos grands lycées. De ce jour, cette“élite” reste, en vase bien clos,séparée de ceux, moins chanceux,ou différemment motivés, qui ontsuivi la filière universitaire, DEUG,licence, maîtrise. Les deux groupesvont évoluer séparément sans seconnaître, sans influence ni“fertilisation” réciproque.

Les universitaires deviennentenseignants, chercheurs, ingénieursde base... Les taupins ou leskhâgneux vont entrer à l’Écolepolytechnique, à l’École normalesupérieure, à l’École nationaled’administration, après auminimum deux ans de travailintense. Ceux-là deviendrontadministrateurs, patrons d’indus-trie. Peu feront de la recherche delaboratoire avant d’être professeurd’université. Sait-on qu’en physiqueou en chimie une proportionimportante de Prix Nobel françaisne sont pas passés par une“taupe” ?

Entre 18 et 22 ans : c’est à cemoment-là pourtant que, partoutsauf en France, s’amorcent desamitiés durables, confiantes, desrelations solides, préliminaire à descontacts ultérieurs fructueux entreadministrateurs, chercheurs, ingé-nieurs de grande responsabilité. Cemelting-pot existe partout. On s’estconnu sur les bancs de la faculté, surle campus ; on se retrouvera ensuitedans les débats qui doivent assurerune meilleure compréhensionréciproque des chercheurs et de ceuxqui se préoccupent en priorité del’économie et des applications.

Si je devais suggérer une réforme(en plus, voire en amont de cellessuggérées par les auteurs “duNERF !”), ce serait la suppressiondes classes préparatoires auxgrandes écoles, ferment de stérilitéet d’incompréhension. On pourraitgarder les grandes écoles, àcondition qu’elles soient ouvertesaux contacts avec l’extérieur,notamment avec la recherche entrain de se faire ; ce sontd’excellentes formations, sans aucundoute, complémentaires de laformation universitaire (et nonrivales). Mais on se préparerait plustard à y entrer par des voiesdifférentes, et à l’âge adulte.

Cette réforme, je l’ai réclamée enmai 1968, en 1982, et en d’autresoccasions. Je la réclame encore. Iln’est jamais trop tard pour s’yatteler. Et l’on peut faire plusieursfois le tour de Jéricho. “A laseptième fois, les muraillestombèrent.” ■

Pr. Pecker

Page 39: ÉDITORIAL - Collège de France€¦ · personnes travaillant sur le site du Collège de France, quelle que soit leur tutelle, ont pris une part active à cette mobilisation. Son

41Hors série - LA LETTRE

La crise que traverse la recherchefrançaise offre l’opportunitéd’engager une réforme profonde etréaliste, qui inscrive la recherche dansla dynamique économique du paystout en réaffirmant l’importance dela recherche fondamentale.

Le diagnostic

1. Un dispositif excessivementcentralisé, au lieu d’être largementcentré sur les universités.

2. Une confusion des rôlesnotamment entre les chercheurs etles pourvoyeurs de moyens, et ceci àtous les niveaux.

3. Un système d’emploi scientifiqueinadapté, trop rigide, avec desrémunérations insuffisantesconduisant à la fuite des cerveaux.

4. Une reconnaissance insuffisantede l’excellence et de la performance,

d’où un déficit de moyens dans lescentres d’excellence.

Les solutions proposées

1. Rapprochement des universités etdes organismes de recherche par lacréation de campus de recherchegénéralement centrés sur desuniversités, dotés d’une réelleautonomie, et auxquels lesuniversités et les organismes derecherche délèguent les moyenshumains et financiers.

2.Transformation des organismes derecherche en agences de moyens,chargées de fournir des ressources auxcampus de recherche et d’assurer lesactions transversales entre campus.

3.Transformation du Ministère dela Recherche en une instance allégéeà fonction essentiellementstratégique, type DGRST, auprès duPremier Ministre.

4. Restructuration de la politique del’emploi scientifique :

● par l’amélioration des dispositifsd’évaluation et de promotion aumérite ;● par la recherche du bon équilibreentre emplois stables et emplois àdurée déterminée ;● par la décentralisation progressivedu recrutement et le suivi descarrières au niveau des campus derecherche, où doivent s’équilibrerles relations entre enseignants,chercheurs et enseignants-chercheurs.

La mise en œuvre

1. Conforter d’urgence les ressourcesdes pôles d’excellence existants.

2. Engager une réflexion nationaleorientée vers les indispensablesréformes.

Pr. Philippe Kourilsky

DU NERF !DONNER UN NOUVEL ESSOR À LA RECHERCHE FRANÇAISE

Texte diffusé sur le site internet de l’Institut Pasteur et publié en partie dansLe Monde du 10 mars 2004.

Ces idées et propositions ont été formulées par :- François JACOB, professeur honoraire au Collège de France,titulaire de la chaire de Génétique cellulaire de 1964 à 1991,et Prix Nobel de Médecine.- Philippe KOURILSKY, professeur au Collège de France,titulaire de la chaire d’Immunologie moléculaire depuis 1998et directeur général de l’Institut Pasteur.- Jean-Marie LEHN, professeur au Collège de France, titulairede la chaire de Chimie des interactions moléculaires depuis1979 et Prix Nobel de Chimie.- Pierre-Louis LIONS, professeur au Collège de France, titulairede la chaire d’Équations aux dérivées partielles et applicationsdepuis 2003, Médaille Fields.

Ces professeurs sont membres de l’Académie des sciences.

Pr. François Jacob

Pr. Jean-Marie Lehn Pr. Pierre-Louis Lions

MARS 2004

Page 40: ÉDITORIAL - Collège de France€¦ · personnes travaillant sur le site du Collège de France, quelle que soit leur tutelle, ont pris une part active à cette mobilisation. Son

42 LA LETTRE - Hors série Du NERF !

3. Réformer progressivement etdisposer d’une réserve financièrepour éviter les à-coups.

4. Diminuer les strates admi-nistratives plutôt que de lesaugmenter.

PRÉAMBULE

Ce document est unecontribution au débat qui s’engagesur la recherche scientifiquefrançaise et sur sa nécessaireévolution. Il rassemble des idées etdes propositions, dont certainessont sans doute difficiles à mettre enœuvre. Il ne prétend pas fournir LAsolution au problème de larecherche française. Il est axé sur lessecteurs de la recherche que sesauteurs connaissent le mieux – cequi implique qu’il n’est pasnécessairement approprié auxautres. Bref, ce texte a pourambition d’agiter les idées, sanstabous, avec des propositionsexpérimentales, qui n’ont pasvocation à être immédiatementgénéralisées, mais qui intègrent uneexpérience profonde de larecherche, et le désir sincère de lavoir se développer de façon adaptéeaux besoins de la nation.

LA CRISE DE LARECHERCHEACADÉMIQUE : UNEOPPORTUNITE DECHANGEMENT

La recherche scientifiquefrançaise est en crise, mais elle n’apas démérité. Dans nombre desecteurs, elle est en pointe dans lemonde. Pourtant, elle est en crise.En crise de financement. En crise dereconnaissance. En crise d’identité.Les chercheurs n’acceptent plus lamédiocrité de leurs conditions detravail et de moins en moins celle deleurs salaires. Ils n’ont plus lesmoyens de participer à armes égalesà la compétition internationale. Ilsenragent de voir toujours plus dejeunes collègues brillants s’établir à

l’étranger. Champions du mondedans plusieurs secteurs, desmathématiques, de la physique, dela chimie, de la biologie, ils nesupportent pas la vindicte destatistiques de tous ordres qui lesdésignent comme la lanterne rougede l’Europe. Ils sont stupéfaits de lanon reconnaissance du rôle moteurde la recherche dans ledéveloppement économique etculturel de la nation.

Les chercheurs se révoltent. Ilsont raison – ce qui n’implique pasqu’ils ont raison sur tout. La criseest ouverte. Elle a le mérite defournir l’opportunité historique demettre à jour les vrais problèmes etde résoudre des difficultés qui nesont pas que financières. Il faut enprofiter pour réformer enprofondeur. Il faut un plan desauvegarde et de rénovation, auterme duquel la recherche françaisesera assurée de sa compétitivité,fière d’elle-même. Ceci implique defaire des choix, et d’en assumer lesconséquences financières.

D’emblée, il faut réaffirmerl’importance de la recherchefondamentale, souligner qu’elle estbeaucoup trop absente despréoccupations de l’Union Euro-péenne, et tordre le cou à l’idéeque, très rapidement, elle seralargement soutenue par des fondsprivés. La recherche fondamentalefrançaise, pour beaucoup d’annéesencore, sera majoritairementsoutenue par des fonds publicsfrançais et non par un afflux massifde fonds privés ou européens. Lesalut ne peut venir que de nous-mêmes et d’une réorganisationintelligente de notre système. Lesscientifiques français sont cons-cients de leurs responsabilités, dufait qu’ils ont des comptes à rendreà la nation et qu’ils doiventexpliquer leurs objectifs et le sensde leur démarche. Ils le prouventaujourd’hui en mettant en avantdes propositions de réformecourageuses.

SORTIR DE LA CRISE PARLE HAUT

La crise est profonde et couvedepuis longtemps. Le succès de lavague de catastrophisme qui feraitde la recherche française une desplus mauvaises d’Europe en fournitl’indication. Or la situation estautre. La recherche française brille,dans beaucoup de domaines, pardes pôles d’excellence interna-tionalement reconnus. Mais ceux-cisont insuffisants en nombre. Leurdensité au sein du dispositif nationalest trop faible et risque d’être plusaffaiblie encore par l’hémorragie descerveaux. Ceci reflète des problèmesstructurels qui ne se résument pasuniquement à des problèmesd’argent, et qu’il convientd’identifier si on veut véritablementsortir de la crise, et par le haut. Cesproblèmes sont de deux ordresprincipaux :

1. L’architecture du dispositif derecherche publique est bancalepour trois raisons majeures :

● La centralisation du système estexcessive et prive de réactivité lesinitiatives locales ;● Les universités n’ont pas lapossibilité de jouer un rôle suffisantdans le tissu local et régional derecherche ;● Il existe une confusion généraliséedes rôles entre les opérateurs et lesagences de moyens, confusioninhérente aux grands organismes derecherches, auxquels ces rôles ontété dévolus.

En bref, la situation est lasuivante :

En dépit d’énormes efforts,toutes les universités françaisesn’ont pas encore absorbé le choc dela massification de l’enseignementsupérieur. La situation varie, bienévidemment, selon les universités.Mais, trop souvent, les conditionsde travail des enseignants,surchargés non seulement de cours,

Page 41: ÉDITORIAL - Collège de France€¦ · personnes travaillant sur le site du Collège de France, quelle que soit leur tutelle, ont pris une part active à cette mobilisation. Son

43Hors série - LA LETTRE

mais de tâches ancillaires de tousordres, sont pénibles et dissuasivesvis-à-vis des jeunes qui voudraiententrer dans la carrière scientifique.De plus, les universités sontdoublement affaiblies par lesGrandes Écoles – autorisées, elles, àsélectionner à l’entrée – quiprélèvent une partie des meilleurscerveaux étudiants, et les grandsorganismes de recherche quicontrôlent de façon centralisée lamajeure partie des moyens derecherche.

Opérateurs de terrain, maisinsuffisamment dotés pour avoirune réelle liberté de manœuvre, lesorganismes centraux et les acteurslocaux (universités, régions, etc.)sont sommés de se coordonner pourréunir les moyens nécessaires, avecune perte de réactivité notable. Pourcompenser les dysfonctionnementsde plus en plus perceptibles etfréquents, la puissance publiquerajoute toujours plus de couches decoordination centralisées (nouvellesagences, programmes nationaux,instituts sans murs, fondationsnationales, plan cancer, etc.). Lesgrands organismes pourraient yperdent leur âme. Quant auMinistère de la Recherche, il risquede s’épuiser à inciter, convaincre,coordonner, impulser – le tout sansune continuité suffisante – au lieude concentrer son action sur ladéfinition des grands objectifsnationaux et sur l’évaluation de leurdegré de réalisation et desperformances du système.

Il est indispensable de remettred’équerre l’ensemble du dispositifet cette démarche requiert :● de redéfinir les unités locales oùs’élaborent les savoirs et les savoir-faire, et ce en y impliquant lesuniversités ;● de recadrer le rôle des grandsorganismes de recherche etparticulièrement celui du CNRS etde les orienter délibérément vers desagences de moyens ; ● de rééquilibrer l’ensemble sous

l’impulsion d’un Ministèreconcentré sur la définition desobjectifs nationaux et surl’évaluation des réalisations et desperformances.

2. Le système de l’emploiscientifique est caduc pour troisraisons majeures intimementliées :● Les salaires des chercheurs sonttrès insuffisants et d’autant moinsattractifs que les carencesfinancières et organisationnellesévoquées plus haut limitent trèssérieusement leur liberté d’action etleur créativité ;● La rigidité du système estexcessive, et ceci résulte en partie,mais en partie seulement, de lafonctionnarisation du monde deschercheurs ;● Les systèmes d’évaluation sont àrevoir :- trop de promotions à l’ancienneté,pas assez de promotions au mérite(d’où une reconnaissance beaucouptrop tardive des jeunes talents, cequi étouffe les individus et asphyxiel’ensemble du système) ;- trop de conflits d’intérêt nondéclarés et, par conséquent,occultes ;- trop de mécanismes électifs qui,dans l’évaluation par les pairs,n’offrent pas de garantied’optimisation des compétences etintroduisent à l’inverse une certaineforme de consanguinité, tout endonnant un poids important(excessif ?) aux syndicats dontcertains sont devenus tropcorporatistes ;- pas assez d’évaluation inter-nationale.

En résumé, le milieu deschercheurs est devenu un monded’individus trop souvent sous-payés,pas toujours correctement évalués,où l’on est promu tard mêmelorsqu’on est brillant tôt, et où lesuivi des carrières – en raison del’excessive centralisation – est trèsinsuffisant. Ceci contribue àentretenir une rigidité par ailleurs

confortée par diverses règlesafférentes à la fonction publique(recrutements par concoursnationaux à tous les niveaux decompétence, etc.). On peut craindreque, globalement, le système enarrive à dissuader l’excellence pourpérenniser le nivellement par lamoyenne.

Il faut ici éviter deux écueils :● Le premier est de confondre lapolitique de l’emploi scientifiqueavec la politique de l’emploi toutcourt, c’est-à-dire la lutte contre lechômage. Créer des milliers depostes mal payés pour la recherchen’offre aucune garantie de recruterles meilleurs ;● Le second est de charger lefonctionnariat des chercheurs detous les maux et de promouvoir àl’inverse un dispositif principa-lement construit sur de l’emploi àcourt terme (contrats à duréedéterminée), dont les excès sontaujourd’hui analysés de façon trèscritique en Grande-Bretagne.

Il est devenu indispensable derevoir en profondeur la question del’emploi scientifique dans larecherche publique avec pourobjectifs :● de recruter, de promouvoir et deconserver les meilleurs ;● d’injecter beaucoup plus desouplesse dans le dispositif ;● tout en introduisant un suivi decarrière plus attentif et en respectantun équilibre convenable entreemplois à durée déterminée etindéterminée.

3. Il faut sortir de la crise par lehaut, et de façon constructive etréaliste :

On ne sortira de la crise présenteni par un habile déploiement delangue de bois par chacune desparties en présence, ni par larecherche d’un consensus total surun plan de réforme détaillé,cristallin, et approuvé par tous danstous ses détails et forcément

Du NERF !

Page 42: ÉDITORIAL - Collège de France€¦ · personnes travaillant sur le site du Collège de France, quelle que soit leur tutelle, ont pris une part active à cette mobilisation. Son

44 LA LETTRE - Hors série

démagogique. Il ne s’agit pas debâtir des édifices théoriques siparfaits qu’ils en deviennentirréalisables au point de ne servirque l’immobilisme et de consoliderle conservatisme.

Ce qui doit être fait, c’est des’inspirer de ce qui marche enFrance et ailleurs pour tracer lesgrandes lignes de réforme. C’est dedéfinir un processus d’actionsréalisables en s’appuyant sur ce quimarche le mieux, tout en conservantune certaine marge d’expéri-mentation, de corrections possibles,de façon à améliorer le système paritérations successives. Ceci supposela bonne foi de tous les acteurs, etleur bonne volonté, même s’ils nesont pas d’accord avec tous leséléments de l’indispensable réforme.Ce contrat de réforme est légitimépar l’ampleur de la crise et parl’urgence de traiter non seulementles symptômes, mais les causesprofondes. Il en va de l’avenir de larecherche en France, qui ne sera pasgaranti par de simples replâtrageset, dans la mesure où la recherchejoue un rôle moteur, il en va del’avenir de la nation elle-même.Chacun devra y mettre du sien : leschercheurs, les enseignants-chercheurs et les personnels ITA : dela compréhension et de la bonnevolonté ; les pouvoirs publics : ducourage politique et des moyenssuffisants.

UN PLAN POUR LARECHERCHESCIENTIFIQUE FRANÇAISE

Puisque l’on va remettredirectement ou indirectement encause le fonctionnement et le statutd’institutions publiques comme leCNRS ou l’INSERM, l’INRA,l’IRD, le CIRAD et d’autres, ainsique celui des Universités, il convientd’emblée de souligner que, sanselles, il n’y aurait pas de recherche,ou presque, en France ; qu’elles ontdonc rendu d’immenses services aupays ; que globalement elles

continuent de le faire ; que réformern’est pas annuler le passé ; maisqu’une évolution est indispensable,parce que tout évolue, dans lessciences elles-mêmes, dans lecontexte national et sans doute plusencore dans le contexteinternational. Il est noble dereconnaître cette nécessitéd’évolution et il est indispensable dela mettre en œuvre.

Ce qui suit concerneprincipalement la recherchescientifique dans le mondeacadémique. On entendra par là : larecherche non finalisée, comprisecomme distincte – même s’il existeun continuum – de la recherchefinalisée telle qu’elle est pratiquéedans les entreprises privées et danscertains établissements publics(ayant généralement un statutd’EPIC plutôt que d’EPST). Lepérimètre concerné comprend doncl’ensemble constitué par lesuniversités, les grands EPST (leCNRS, l’INSERM, etc.), les grandesécoles qui ont une activité derecherche, (Normale Supérieure,Polytechnique, Physique et Chimie,etc.), les grandes fondations privéesqui ont une activité de recherche(l’Institut Pasteur à Paris, l’InstitutCurie, l’Institut Pasteur de Lille). Cepérimètre n’est ni totalement défini,ni totalement clos : une partie desactivités d’EPIC comme le CEA ytrouve place, et la question desinterfaces entre ce mondeacadémique, le monde del’innovation et celui des entreprisessera discutée plus bas. Au moins50 000 personnes se trouvent àl’intérieur du périmètre considéré,où sont concentrées les forces vivesde la recherche fondamentalefrançaise.

I - Les pôles d’excellence

1. Tendre vers l’excellence

Tout ce qui suit est guidé par lavolonté de tendre vers l’excellencedans la recherche française. Tendre

vers l’excellence repose sur leprocessus dynamique par lequel lesmeilleurs projets et résultatsscientifiques, de même que lesmeilleurs chercheurs, sont sanscesse reconnus. Cette vision élitaireest indispensable et incontour-nable. Tout comme la notion de“mérite” pour les promotions, celled’excellence irrite une fraction dela population des scientifiques– surtout lorsqu’elle touche à leursintérêts catégoriels et personnels. Ilfaut ici rappeler deux pointsessentiels. Le premier est que, enchoisissant la voie de la recherche,les chercheurs sont tous conscientsd’entrer dans un système dont lesrègles du jeu sont particulières.Notamment, la grande libertélaissée aux chercheurs a pourcontrepartie inaliénable uneévaluation rigoureuse. Le secondest que la gestion de l’excellence,qui implique des choix et engendredes laissés pour compte, requiertdes modalités particulières (parexemple la mobilité) qui, à ce jour,ne sont que maigrement prises encompte dans les systèmes sociauxde la recherche et de l’enseignement– et dans les dispositifs deressources humaines qui devrait enaccompagner la trajectoire dechaque individu, ce dont on estbien loin aujourd’hui. Il estimpossible, et il serait injuste, depromouvoir l’excellence sans desdispositifs d’accompagnement quisont, au demeurant, indispensablespour l’acceptabilité sociale d’uneréforme en profondeur telle quecelle proposée ici.

Pour tendre vers l’excellence, ilconvient tout d’abord de préserverle meilleur et de bâtir en s’appuyantsur ce qui est excellent. Telle serabien la démarche proposée. Maisl’excellence est-elle le faitd’individus ? d’équipes ? d’Instituts ?de pôles d’excellence ? Cecirepose, de façon aiguë, la questionde la définition de l’unité oùs’élaborent les savoirs et/ou lessavoir-faire.

Du NERF !

Page 43: ÉDITORIAL - Collège de France€¦ · personnes travaillant sur le site du Collège de France, quelle que soit leur tutelle, ont pris une part active à cette mobilisation. Son

45Hors série - LA LETTRE

Aujourd’hui, il s’agit un peu detout cela. Cependant les chercheurssavent bien que, dans la plupart dessecteurs, l’excellence résulterarement d’une action strictementindividuelle. Tout d’abord, laformation et la traditionscientifique jouent un rôle essentieldans l’émergence des jeunes talentscomme dans la formulation et larésolution des problèmesscientifiques. De plus, les échanges,la discussion, la critiquescientifique sont déterminants et ilest reconnu, même à l’heure de lacommunication électronique, queles contacts directs sont d’uneextrême utilité. Enfin, dansbeaucoup de disciplines scien-tifiques, la mise en commund’équipements et d’instrumentsdans des plateaux techniquestoujours plus sophistiqués estdevenue incontournable. Au total,tout milite pour confirmerl’évidence, à savoir que la penséescientifique bouillonne mieux dansdes lieux définis où la mise encommun des ressources techniqueset les capacités d’échanges intra-et trans-disciplinaires sont facilitéespar la proximité.

Une grande faiblesse du systèmefrançais est que ces lieux sont à lafois trop peu nombreux, trop peuorganisés et largement coupés del’enseignement et des universités.Ils sont dotés de systèmes degouvernance inopérants, parce quefondés sur des autorités multipleset excessivement centralisées, etsouvent paralysés par des Conseilset Comités de toutes sortes. Unepart essentielle de la réforme doitviser à résoudre cette situation enexploitant les atouts du système

français, mais en les redistribuantde façon qu’ils concourent àl’évolution voulue.

2. Des pôles d’excellence, adaptésaux structures françaises, de typecampus

S’il est indispensable deconserver les acquis – trèsimportants – du système français,s’il est absurde de vouloir calquer cedernier sur un autre système, anglo-saxon par exemple, il n’est pas nonplus nécessaire de réinventer la roue.Un regard sur les dispositifsperformants à l’étranger confirmece que la logique impose : ce qu’ilfaut développer, ce sont des campusde recherche, souvent, mais pasexclusivement, centrés si possiblesur les universités, mais aussi lesgrandes écoles, à la manière descampus universitaires qui existentdans de nombreux pays. Cemouvement s’inscrit, bienévidemment, dans une démarche dedécentralisation, y compris dedécentralisation d’emplois (recru-tement local plutôt que national).Pour réussir, cette démarcheimplique notamment qu’en matièrede recherche la politique des régionsprenne en compte les critèresd’excellence qui doivent prévaloirsur des considérations trop locales.Ce serait se fourvoyer lourdementque d’imaginer que de tels campussont largement répandus sur leterritoire français. Il en existe bienquelques-uns, liés soit à desconcentrations particulières delaboratoires de recherche émargeantà un même organisme, soit audynamisme local d’universités ayantune forte tradition de recherche, soità des statuts particuliers (comme

l’Institut Pasteur ou l’Institut Curie).Mais les relations avec lesuniversités, même si elles ont été iciet là développées de façonintelligente et efficace, sontrarement organiques, et ne peuventle devenir pleinement sans unerévision de la gouvernance.(1)

Telle est donc la briquefondamentale qui doit servir àrecomposer le dispositif derecherche français : le campus derecherche, doté d’une véritableautonomie. Il dispose donc demoyens financiers et humains quilui ont été clairement délégués parl’université, par les organismes derecherche et tout autre acteurnational (ministères) ou régional.Cette délégation est permise par unsystème de gouvernance clair, où lespouvoirs sont effectivement exercés.Dès lors le campus peut définir unestratégie, faire des propositions,recueilir des financements de façoncompétitive, voir son activitéévaluée de façon précise et efficace,être sanctionné – positivement encas de succès, négativement en casd’échec – en termes d’apports deressources, aux unités et équipes derecherche, comme au campus prisdans sa totalité.

3. Des pôles d’excellence bienfinancés

Il ne servira pas à grand chosede constituer ces pôles d’excellenceorganisés en campus s’ils ne sontpas convenablement financés. Il fautprendre la mesure du sous-financement actuel de secteursentiers de la recherche française,tant en équipement qu’enfonctionnement. Il faudra donc

Du NERF !

1. Les Instituts Fédératifs de Recherche (IFR) mis en place dans de nombreux endroits ne sont qu’une pâle image de ce que devraientêtre des campus de recherche bien organisés, pour deux raisons convergentes : ils ne disposent que de maigres ressources, destinées àstimuler les contacts entre les acteurs locaux, mais insuffisantes pour les cimenter. De plus, et surtout, ils n’ont aucune autonomie réelle.Tous les moyens humains et financiers sont aux mains d’autorités diverses, généralement centralisées (CNRS, INSERM, Ministère,etc.). Les IFR sont trop souvent des clubs qui tentent de pérenniser l’existant. On y discute de projets communs, de mise en communvolontaire d’une petite fraction des ressources, mais pas assez de stratégie globale ni de projets vraiment ambitieux. Ils montrent labonne direction. Il faut aller beaucoup plus loin tout en intégrant les universités, mais en prenant en compte le fait qu’en général celles-ci ne sont pas en mesure de prendre la direction des opérations de recherche.

Page 44: ÉDITORIAL - Collège de France€¦ · personnes travaillant sur le site du Collège de France, quelle que soit leur tutelle, ont pris une part active à cette mobilisation. Son

46 LA LETTRE - Hors série Du NERF !

augmenter fortement, bien que defaçon différenciée selon les secteurs,les crédits d’équipement et defonctionnement.

4. Quelques caractéristiquesimportantes des campus derecherche

Il importe de bien utiliser lesopportunités ouvertes par la mixitéavec les universités et ladéconcentration vis-à-vis dessystèmes centralisés.

a) Un lieu de formulation de projetsémanant de la base

Il faut rompre résolument avecune politique venant trop souventdu haut, correspondant à uneorganisation centralisée – sicentralisée que bien souvent laconscience même de cettecentralisation est perdue. Lescampus doivent être des lieux oùsont formulés plus abondamment etplus librement, des projets émanantde la base, et notamment de jeuneschercheurs et de jeunes équipes dechercheurs.

b) La gestion des ressourceshumaines

Un campus est un lieu où unvéritable système d’accompagnementdes carrières de chaque individu doitêtre mis en place. En particulier, ildoit mettre en place les fameusespasserelles entre enseignement etrecherche qui, gérées de façon tropthéorique ou à un niveau tropcentralisé, n’ont jamais bienfonctionné.

Cette fluidité est essentielle.Une manière de faire serait dedétacher des enseignants-chercheurs des universités sur despostes de chercheurs des campus,selon des modalités quiétendraient – avec d’autresmécanismes – la politiqueexemplaire de l’I.U.F. (InstitutUniversitaire de France).

c) La valorisation de la recherche

Un campus est aussi le lieu oùpeut se développer une activité devalorisation de la recherche (prisedes brevets, négociation des contratsindustriels, création d’entreprises).Il ne faut pas sous-estimer le fait quecette activité de valorisation esthautement compétitive, requiert unprofessionnalisme élevé et, commela recherche elle-même, se situegénéralement au niveau inter-national. Pour être exercéeefficacement, elle requiert, elle aussi,beaucoup de relations de proximitéet fonctionne plus difficilement dansun dispositif centralisé.

d) L’explication et le dialogue avecle public

Un campus est aussi le lieunaturel de dialogue avec le public,d’explication de la recherche, etc.,avec un impact logique sur lamobilisation du mécénat en soutiendes activités du campus.

e) La gestion des finances etl’administration

Les campus constituent uninstrument de décentralisationadministrative – déjà bien engagéepar beaucoup d’EPST avec lesadministrations déléguées. Ilsoffrent une capacité de négociationdes achats – pour autant que soitréformé encore plus avant unsystème de marchés publics qui resteinadapté à la recherche, et s’avèreconsommateur de temps et d’énergieet trop souvent source d’un gâchisinutile.

Toutes ces fonctions, outre lesfonctions majeures d’animationscientifique et la liaison entrerecherche et enseignement, sont plusfacilement réalisables dans desespaces de communication à taille“humaine” ayant : ● une certaine unité de lieu● une dimension de quelques centainesà quelques milliers de personnes.

Pour résumer, au terme d’unprocessus qui en généraliserait lacréation, il pourrait donc y avoir del’ordre d’une cinquantaine ou d’unecentaine de campus sur le territoirenational, toutes disciplinesconfondues. Plusieurs campuspourraient, bien entendu, êtreassociés à une même université, avecdes périmètres thématiquesdistincts, chacun pouvant êtremono-, pluri- ou transdisciplinaire.Les campus d’une même universitépourraient d’ailleurs, à terme, sefédérer sous la bannière de cettedernière.

5. La recomposition du dispositifnational : une redéfinitionrationnelle des rôles

La délégation de ressources etd’autorité aux campus de recherchea évidemment pour conséquence demodifier le rôle des organismes derecherche et a un impact sur larecherche au sein des universités.

● Par hypothèse, un campus derecherche possède une personnalitéjuridique. Par exemple, il est dotéd’un Conseil d’Administration oùsiègent l’université, le CNRS, larégion, etc., la direction étantassurée par un Directeur Généralnommé par le Conseild’Administration. Imaginons uncampus calqué sur une IFRexistante. La différence capitale estque le CNRS, l’INSERM, etc. ontalloué au campus les ressourcesprécédemment allouées, y comprisles personnels, et ne les gèrent plus.C’est évidemment par cettedisposition que le campus acquiertson autonomie. A contrario, lesgrands organismes, commel’université, deviennent des agencesde moyens qui allouent desressources en fonction de projetsélaborés par le campus et dans seslaboratoires, et de résultats quipeuvent être évalués de façoncorrecte (en raison de la dimensionrelativement modeste du campus– alors qu’il n’existe aucun moyen

Page 45: ÉDITORIAL - Collège de France€¦ · personnes travaillant sur le site du Collège de France, quelle que soit leur tutelle, ont pris une part active à cette mobilisation. Son

47Hors série - LA LETTRE

évident d’évaluer, par exemple, leCNRS dans son ensemble).

● Les grands organismes derecherche nationaux, contrairementaux universités qui n’ont pas ce rôle,ont aussi vocation à organiser lesprogrammes transversaux au seindu territoire national. Ils ontmission de mettre en œuvre degrands programmes nationaux enrassemblant les compétencesdisponibles dans divers campus.Mais, à terme, ils n’ont plus missiond’être des opérateurs directs de larecherche.

● Le Ministère de la Recherche,quant à lui, trace les grandsobjectifs nationaux et distribue lesgrandes enveloppes aux agences demoyens que sont les organismesnationaux. Il ne fait guère de doutequ’à terme une meilleuredistribution des rôles et des champsd’intervention entre les agences demoyen – et peut-être unediminution de leur nombre –apportera une bien meilleurelisibilité d’un ensemble d’orga-nismes, de plans nationaux, etc.aujourd’hui compliqué, parfoisredondant et peu compréhensible.

Ainsi allégé, le Ministère de laRecherche pourrait reprendre,comme le souhaitent de nombreuxscientifiques, la place qu’occupaitl’ancienne DGRST, et êtretransformé en un organe influent etréactif, placé auprès du Premierministre.

6. L’intégration dans le dispositifeuropéen

Ce dispositif offre une bienmeilleure compatibilité avec ledéveloppement de l’espace européende la recherche que le systèmeactuel. Les “briques” qui permettentde recomposer l’édifice nationalsont en effet aptes à entrerfacilement dans l’espace européenqui se construit aujourd’hui, et ce àdeux niveaux :

a) la dimension des campus derecherche (les “briques”), leurpermet de constituer uninterlocuteur de poids suffisant,non seulement pour établir desinteractions avec d’autres campuseuropéens, mais aussi pour gérerde telles interactions ou desréseaux européens, si l’UnionEuropéenne poursuit sa politiqueen ce sens ;

b) l’intégration de préoccupationsd’enseignement aux activités derecherche constitue aussi une pisteimportante d’amélioration deséchanges européens.

II - L’emploi scientifique

Le système de l’emploiscientifique en France est devenucaduc. Il a, comme l’ont fait lesgrands organismes de recherche,joué son rôle de façon très efficacependant plusieurs décennies. Maisle monde a changé et il est devenuobsolète. On a, tout un temps,recruté les meilleurs cerveaux àbas prix au CNRS, à l’INSERM etdans les universités, en partiegrâce à la stabilité de l’emploi.Ces dispositions sont devenuesinsuffisantes, comme le montre lafuite des cerveaux, qui témoignede trois problèmes cumulés :● l’insuffisance des salaires, lalourdeur des processus derecrutement et l’excessive rigiditéqui obère les capacités de promotionrapide des meilleurs éléments ;● l’absence de moyens dans leslaboratoires, liée à un sous-financement chronique, àl’éparpillement des moyens et à lamultiplicité quasi ingérable desources de financement toutesinsuffisantes ;● le sentiment d’un manque deliberté et de difficulté d’entreprendrequi dérive de l’excès decentralisation et de la mauvaiseorganisation du système, dusaupoudrage des moyens et de lalenteur de réaction de dispositifs definancement mal organisés.

Réformer le système de l’emploiscientifique est une œuvre de longuehaleine. Les chercheurs, lespartenaires sociaux et la puissancepublique devront faire preuve deréalisme sur de nombreux points. Àl’évidence, il ne sera pas possibled’augmenter significativement lessalaires sans maintenir constant,voire diminuer, transitoirement, lenombre des chercheurs. La questionest déplaisante, mais ne peut êtreéludée : voulons-vous un systèmediffus constitué d’une pléiade dechercheurs mal payés, ou undispositif plus concentré, forcémentplus élitaire, dans lequel leschercheurs sont mieux payés et plusperformants ? La réponse à cettequestion doit être claire. C’est ladeuxième option qui doit êtrechoisie, car c’est elle qui permettradans un deuxième temps deredéployer quantitativement l’emploiscientifique lorsque le gain qualitatifaura été manifeste.

1. Augmenter les salaires

Qu’il s’agisse des bourses desdoctorants, des contrats à duréedéterminée, des postes stables quelleque soit leur nature, les salaires dumonde académique français sonttrop faibles. A bac + 15, trop dechercheurs ne touchent que2 000 euros par mois ou à peineplus. Comment s’étonner qu’ilssoient tentés par d’autres voies quela recherche ou d’autres pays ?

2. Augmenter particulièrement lessalaires des meilleurs chercheurs

Si dans leur ensemble, les salairessont trop bas, c’est bien le salairedes chercheurs les plus reconnusqu’il faut pouvoir augmenter le plus.Ceci implique de déplafonnercertaines échelles et d’ouvrir despossibilités de véritablesnégociations avec les individus quel’on souhaite attirer. Dans lesrecrutements menés à l’échelleinternationale, il est patent que lesoffres salariales sont inférieures d’au

Du NERF !

Page 46: ÉDITORIAL - Collège de France€¦ · personnes travaillant sur le site du Collège de France, quelle que soit leur tutelle, ont pris une part active à cette mobilisation. Son

48 LA LETTRE - Hors série Du NERF !

moins 40 à 50 %, et parfoisbeaucoup plus, par rapport au“marché” international – marchéd’autant plus ouvert que lesmeilleurs chercheurs ont plus demobilité géographique que par lepassé et n’hésitent plus guère àanalyser des offres faites aux États-Unis, au Canada, à Singapour oudans d’autres pays d’Europe.

Quelque hétérodoxe que celapuisse paraître à certains, il estaujourd’hui indispensable d’introduiredeux changements profonds : ● le premier consiste à accroîtrefortement la part des augmentationsde salaire au mérite, ce qui impliquesans doute de diminuer la part desaugmentations effectuées de façonautomatique, à l’ancienneté. Cettepart atteint jusqu’à 80 % des sommesdisponibles pour l’ensemble despromotions. Il est ironique que lesystème d’évaluation par les pairs quiprononcent les promotions deschercheurs, dispose d’une marge demanœuvre à ce point réduite parl’avancement à l’ancienneté, qui opèrede façon indépendante de l’excellence ;● le second consiste à introduire unepart de rémunération variable liée àl’exercice de certaines fonctions.Cette part de rémunération doit êtrevariable parce qu’elle devrait êtreliée au bon exercice de certainesresponsabilités, mais aussi parcequ’elle doit être arrêtée lorsque lafonction n’est plus exercée.

3. Modifier les systèmesd’évaluation scientifique

Une réflexion doit être engagéesur l’évolution souhaitable dessystèmes d’évaluation scientifiqueen France. Ici encore, le fait qu’ilsaient bien fonctionné et rendud’immenses services ne dispense pasd’une réflexion sur leur nécessaireamélioration. Ainsi :● beaucoup de réflexions ont eu lieu,de par le monde, sur les vertus et leslimites du jugement par les pairs,qui n’est pas exempt d’erreurs. Ilserait opportun d’analyser ces

réflexions, d’en faire la synthèse etde chercher des pistesd’amélioration, en évitant detomber dans le piège de labibliométrie aveugle, et en prenanten considération toute la productionscientifique, y compris les brevets ; ● ceci est d’autant plus importantque les champs scientifiquesévoluent, se différencient ou serapprochent. Il n’y a aucune raisonque les systèmes d’évaluation soientidentiques dans toutes lesdisciplines. Par ailleurs, desévolutions, telles que lamultiplication des travauxscientifiques collectifs, posentproblème quant à l’évaluation desperformances individuelles ;● il faut aussi pouvoir évaluercertaines tâches d’intérêt collectifautres que la recherche “pure”, ausein desquelles devraient figurer descharges généralement légèresd’enseignement ; ● il est impossible de ne pas se poser laquestion du rôle des élus dans lesdispositifs d’évaluation des pairs.Même si dans les commissions duCNRS, de l’INSERM, des Universités,etc. les élus jouent un rôle positif etreconnu comme tel dans l’examen decertains aspects des dossiers, il fautreconnaître que leur intervention dansle jugement par les pairs est, au niveauinternational, l’exception plutôt quela règle. En bonne logique, un systèmeélectif n’offre aucune garantie dans lapoursuite de l’excellence. Il pourraitexister des solutions créatives pourbénéficier des interventions d’élus defaçon distincte du jugement par lespairs proprement dit ;● enfin, il faut internationaliserbeaucoup plus avant l’évaluation.

4. Trouver le bon équilibre entreemplois stables et contrats à duréedéterminée

Les chercheurs comme d’autresont droit à un traitement socialconvenable, qui honore leurcontribution à la vie nationale. Lastabilité de l’emploi en fait partie, etil n’y a aucune raison de déstabiliser

la profession à un point tel que, sauffaute grave, un chercheur moinsperformant soit licencié de son posteà 50 ou 60 ans au motif qu’il estmoins performant.

Dans la plupart des pays, mêmeles plus libéraux, la stabilité del’emploi est acquise à partir d’uncertain stade, mais la baisse de laperformance est sanctionnée par ladiminution, parfois radicale, desmoyens de recherche.

À la limite, l’individu neconserve que son salaire et unbureau. Souvent, il anticipe, chercheun autre emploi ou propose sesservices à l’administration del’université ou à d’autres actions quila servent.

La critique généralement, etparfois injustement adressée au statutde fonctionnaire, doit être dirigéecontre l’échelle des salaires, trop basseet trop limitée, et contre son excessiverigidité, non contre la stabilité del’emploi qu’il procure, pour autantqu’il ne soit pas obtenu trop tôt.

Un certain consensus existeautour du fait qu’un emploiscientifique stable doit êtrenormalement attribué lorsqu’unindividu a fait ses preuves d’unefaçon quasi-irréfutable et qui rendesa probabilité de succès dans unsystème compétitif visant àl’excellence, suffisamment élevée.Ce stade varie selon les individus etselon les disciplines : alors quecertains pourront attendre laquarantaine pour obtenir un postestable, il serait absurde de ne pasl’offrir plus tôt à un mathématicienqui se voit décerner la médailleFields à 30 ans ! La gestion desrecrutements stables requiert dessystèmes d’évaluation particulièrementsolides, ce qui renforce lequestionnement formulé plus haut.

La mesure d’accompagnementindispensable, à défaut de quoi toutl’appareil scientifique s’écroule, est

Page 47: ÉDITORIAL - Collège de France€¦ · personnes travaillant sur le site du Collège de France, quelle que soit leur tutelle, ont pris une part active à cette mobilisation. Son

49Hors série - LA LETTRE

de garantir un nombre suffisant debourses de longue durée et d’unmontant suffisant pour lesdoctorants (trois ans) et les post-post-doctorants (qui reviennentd’un stage de 2 ou 3 ans àl’étranger). Pour ces derniers, descontrats à durée déterminée de cinqans, bien rémunérés, sont lepréalable habituel à l’accession à unposte stable. Un accompagnementpar cotisation à des caisses deretraite doit être mis en place àdéfaut de quoi le système estpénalisant.

Faillir à ces mesures, en réduirel’ampleur par suite de contraintesbudgétaires – alors qu’on ne touchepas aux postes “stables” –constituerait une erreur fatale, quiéquivaut à tarir le robinet d’entrée desjeunes dans la recherche et à trahirceux qui s’y seraient déjà engagés.

Une garantie formelle doit êtrefournie par l’État sur ce point, fautede quoi aucune confiance ne peutêtre établie, et aucun redressementde l’appétence des jeunes pour lescarrières scientifiques n’estenvisageable. De ce point de vue uneloi de programmation sur larecherche, en lieu et place de la loid’orientation demandée par lePrésident de la République, seraithautement souhaitable.

III - Adapter l’emploi scientifiqueaux pôles d’excellence et auxcampus de recherche

Si les principes ci-dessus sontadoptés, ils doivent être transposésdans la perspective de création descampus de recherche. Il s’agit à termed’une évolution profonde, puisque lalogique voudrait que la politique del’emploi scientifique soit menée, infine, au niveau local et non plusnational. Bien entendu, cettedévolution de l’emploi scientifiqueaux campus de recherche supposedes systèmes d’évaluation locauxparticulièrement sérieux et fiables.Ainsi, à terme, les organismes

nationaux ne seraient plus en chargedes recrutements, même s’ils restentceux qui allouent les ressources,possiblement les postes – avec lacapacité, en cas d’évaluationdéfavorable, d’en diminuer lemontant et le nombre.

1. Le statut de fonctionnaire estpropice, plutôt que défavorable, àla création des campus derecherche

L’homogénéité des statuts de lafonction publique, et les régimesd’autorité qui y sont attachés sont,en pratique, favorables auxdétachements de fonctionnairesdans les campus de recherche, siceux-ci sont dotés d’une structurejuridique appropriée.

2. Les campus de recherchepourront recruter sur des postesattribués par les agences demoyens

En fait, ce dispositif est déjà enplace pour les universités. Il estpossible de s’en inspirer pour lescampus de recherche. Ceci supposeque ces derniers soient dotés desystèmes d’évaluation appropriés.On peut imaginer, dans unepremière phase tout au moins,qu’un contrôle national soitmaintenu.

3. Les politiques salarialespourront varier selon les campusde recherche

Les campus de recherche serontplacés, de facto, dans une situationde compétition pour recruter etpour garder les meilleurs éléments,ce qui est déjà le cas à l’heureactuelle. Ils disposeront toutefois deplus de flexibilité et il n’y a aucuneraison que cette flexibilité joue de lamême manière en tous lieux et pourtoutes les disciplines. Et il fautprévoir que les politiques salarialespourront se différencier. Elles leseront probablement d’autant plusque les campus se ménageront un

accès à des fonds régionaux, ainsiqu’à de l’argent privé, issu dumécénat ou de l’industrie.

4. L’accompagnement des carrièreset les transitions recherche –enseignement seront menés au seindes campus de recherche

La faiblesse de la fonction“Ressources Humaines” dansl’appareil de recherche a déjà étésoulignée. Cette fonction sera uneattribution importante des futurscampus, avec une spécificitéimportante : la gestion de l’interfacerecherche/enseignement. Des transi-tions réciproques de l’un vers l’autrepourront être organisées dans uncadre général où les chercheursauront, en général, une chargemodeste, mais régulière,d’enseignement.

Du NERF !

Page 48: ÉDITORIAL - Collège de France€¦ · personnes travaillant sur le site du Collège de France, quelle que soit leur tutelle, ont pris une part active à cette mobilisation. Son

50 LA LETTRE - Hors série Du NERF !

CONFORTERLES RESSOURCES DESPÔLES D’EXCELLENCEEXISTANTS

Il est indispensable aujourd’huinon seulement de sauver, mais derenforcer ce qui marche. Ceciimpose de faire des choix, précis etefficaces, centrés sur l’excellence. Ilne s’agit pas d’augmenter de x % lebudget de tous les organismes derecherche sans discrimination. Ils’agit d’injecter de façon directe eturgente des ressources dans les pôlesd’excellence.

L’exercice est à la fois simple etcompliqué. Simple parce que cespôles d’excellence sont en fait bienidentifiés et faciles à repérer pardivers paramètres. Leur notoriétéest mesurable par leur productionscientifique, mais aussi parl’attribution de prix et dedistinctions académiques nationaleset internationales (médailles duCNRS, Grands Prix, etc.) qui, sansambiguïté aucune, désignentcertains pôles plutôt que d’autres.

La complication est double.Outre le fait que l’opération créerades mécontentements et de lacontestation chez ceux qui n’enbénéficieront pas, la notion mêmede pôle d’excellence est si peudéveloppée en France qu’il faudratracer les périmètres avecdiscernement. L’analyse des IFRperformants pourra y contribuer.

Cette mesure, qui devrait êtreréalisée avant la fin du 1er semestre2004, et la garantie globale, déjàdonnée, du maintien des ressourcesdes organismes de recherche pour2004 sont indispensables pour sortirde la crise.

INCITERÀ LA CRÉATION DEQUELQUES CAMPUS“TYPES”

Il n’est pas question de convertirdu jour au lendemain la Franceentière en un champ de campus derecherche, au risque d’engendrer undésordre inutile. Il faut en revancheengager une démarche “expéri-mentale” progressive qui permetted’identifier les problèmes et de lesrésoudre.

La première étape serait destimuler, dans quelques universitésfrançaises qui accepteraient de s’yengager, des “expériences depensée”. Celles-ci se traduiraient parla production de documents quiexpliciteraient, d’une part, lesprojets et, d’autre part, lesproblèmes à résoudre.

Ces expériences de penséemenées au sein de groupes de travailcomprenant des représentants detous les acteurs impliqués(Universités, organismes, régions…)pourraient déboucher à l’été, et lesréflexions menées dans plusieursgroupes locaux consolidées àl’automne 2004.

Des décisions pourraient alorsêtre prises pour mettre sur pied un ouplusieurs campus “expérimentaux”opérationnels dès 2005.

Une réflexion sur la structurejuridique que pourraient prendre cescampus devrait être menée au seindu Ministère de l’EnseignementSupérieur et de la Recherche aucours de l’année 2004.

ENGAGER UNE RÉFLEXIONNATIONALE SUR LARÉFORME DE LARECHERCHE FRANÇAISEET SUR L’EMPLOISCIENTIFIQUE

Cette démarche, demandée parbeaucoup, est très souhaitable. Elledevra toutefois être encadrée par deslignes de réflexion structurantes quiévitent aux débats de sombrer dans lastricte défense d’intérêts personnels oucorporatistes, ou dans despropositions théoriques et irréalistesdont un spécilège peut être trouvédans de nombreux rapports déjàexistants. Si, comme il est prévu, uncolloque national est tenu à l’été 2004,les résultats des réflexions sur lastructuration de quelques campustypes devraient y être présentés.

DÉBOUCHERSUR UNE LOI DEPROGRAMMATION ETNON SUR UNE LOID’ORIENTATION

Ni les objectifs affichés enmatière de recherche par lePrésident de la République encohérence avec le 3 % du PIBsouhaité par l’Union Européenne, niles impératifs techniques d’unenécessaire évolution du système derecherche ne peuvent se satisfaired’une simple loi d’orientation. Lesà-coups produits par une politiqueen dents de scie ont des effetsinfiniment plus délétères quel’ampleur des variations qui lesproduisent. Enfin, les chercheursont besoin d’une vision de longterme qui leur redonne confiance, etqui leur fournisse l’assurance quel’échelle budgétaire ne sera pas tiréealors que les réformes sont en cours.

C’est pourquoi une loi deprogrammation pluriannuelle estindispensable.

QUATRE MESURES IMMÉDIATES

Page 49: ÉDITORIAL - Collège de France€¦ · personnes travaillant sur le site du Collège de France, quelle que soit leur tutelle, ont pris une part active à cette mobilisation. Son

51Hors série - LA LETTRE

Que les propositions faites ci-dessus soient, ou non, retenues,quatre points méritent encore d’êtresoulignés :

1. Quels que soient leschangements structurels introduits,il faudra veiller à ce qu’ils ne seréduisent pas à l’addition d’unecouche administrative supplémen-taire sans élimination de couchesprécédentes. Ainsi, l’introduction decampus de recherche ne ferait passens si elle n’est pas accompagnéepar la disparition des IFR et unchangement profond desorganismes de recherche ;

2. Tout changement comporte desdifficultés. Il induit nécessairement despertes de repères transitoires etsuppose un accompagnement précis,qui est très délicat à gérer sans un

minimum de souplesse financière. Ilsera difficile d’aménager l’évolution dela recherche française sans uneenveloppe de moyens supplé-mentaires, y compris une réserve nonaffectée permettant de résoudre desurgences imprévues ;

3. Ce qui est vrai de toutchangement l’est encore plus pourla recherche. Le milieu de larecherche est un milieu fragile, où ilfaut une décennie pour former unchercheur, plusieurs décennies pourcréer une tradition de recherche,mais où il suffit de quelques moispour décapiter l’édifice par la fuitedes cerveaux. Les politiques endents de scie et les à-coupsbudgétaires provoquent des dégâtsmajeurs dans les dispositifs derecherche et sont pour partieresponsables de la crise actuelle ;

4. Il faut, en conséquence, vérifiertrès soigneusement que leschangements introduits sont “lissés”correctement. Par exemple, l’intro-duction des contrats à duréedéterminée de cinq ans – pourautant qu’ils soient bien rémunéréset en nombres suffisants – est en soiune mesure positive. Il vaudraitmieux que le nombre de postespermanents ne soit pas, ou pas trop,diminué, de manière modulée selonles secteurs concernés, et qu’ilssoient complémentés par la créationd’un nombre significatif de postesnon permanents bien rémunérés,injectés de façon prioritaire dans lescentres d’excellence. ■

REMARQUES FINALES

Du NERF !

Page 50: ÉDITORIAL - Collège de France€¦ · personnes travaillant sur le site du Collège de France, quelle que soit leur tutelle, ont pris une part active à cette mobilisation. Son

52 LA LETTRE - Hors série

Depuis le mois de janvier, laRecherche française prendconscience d’elle-même à travers unecrise sans précédent. Les problèmesde crédits maladroitement bloqués,annoncés sans autre garantie quel’évidence d’une réponse improvisée,l’insuffisance des débouchés offertsaux jeunes générations de docteurs,apparaissent au grand jour. Depuisdes années pourtant les rapportsmultipliés annonçaient la nécessitéd’une réflexion en profondeur(Fauroux, Attali, Supiot, Godelier,etc.). Tous plaidaient, à partir deconceptions différentes, pourl’obligation de lancer des réformesconjointes pour le système éducatifsupérieur et pour l’ensemble desdispositifs de recherche. Lemouvement actuel fait sortir dusilence et les laboratoires et leschercheurs de base, plus encore lesélites scientifiques les plus reconnuesparfois responsables des difficultésactuelles. Apparaissent aussi deuxéléments nouveaux produits parl’ouverture européenne etinternationale accrue de l’Universitéet de la Recherche.

Élément neuf et inquiétantd’abord, l’incapacité d’ungouvernement de droite àcomprendre la nature même dumouvement des chercheurs. Lesannonces de déblocage de crédits nemasquent pas l’incompréhensionque révèle l’échec partiel de laconcertation entamée. Le recours àla formule toute faite de l’appel à larecherche privée souligne le manqued’imagination : chaque directeurd’équipe qui joue depuis longtempsce jeu sait ce qu’il en est en cedomaine et ce qu’il en coûted’efforts pour des résultats toujoursprécaires et presque toujoursdifficiles à conserver. En effet, leslogiques du privé et du publics’affrontent ici quant à la rentabilitéet à l’horizon temporel.

Neuve aussi, et certainementplus inquiétante encore pourl’avenir, est la rupture assumée entreles sciences dures et les scienceshumaines et sociales, entre lesrecherches utiles et nécessaires pourla Nation et celles moins rentables etsurtout plus gênantes dont elle

pense pouvoir se passer. Or, plusque jamais, la République a besoinde tous ses savants. Il estparticulièrement dommageable,dans les projets déjà publiés, de nevoir jamais apparaître ou presqueles représentants des scienceshumaines et sociales.

Au moment où beaucoup sepréoccupent de faire naître unevéritable interdisciplinarité, cettecoupure profonde entre les deuxcultures révèle une tragiqueincompréhension des enjeuxgénéraux de la crise. Que, dans lecomité des 26 membres constituépour renouer le dialogue entre leschercheurs et l’administration, onn’ait fait appel qu’à troisreprésentants d’autres secteurs queceux des sciences de la nature et dela vie relève de l’inconscience aumieux, au pire de la provocation !Les sciences sociales, porteusesd’esprit critique, ont été mises àl’écart comme tous les empêcheursde penser en rond. Leurs effetssociaux et culturels indéniables sontune fois de plus occultés dans la

Pr. Daniel Roche

REBÂTIR LA CITÉ DES SCIENCES AVEC LESSCIENCES HUMAINES ET SOCIALES

par le Professeur Daniel Roche

Article paru dans Le Monde du 2 avril 2004.

Daniel Roche est Professeur au Collège de France, titulaire dela chaire d’Histoire de la France des Lumières depuis 1998.

Membre de l’Academia Europea, Officier des Arts et Lettreset Chevalier de l’Ordre du Mérite, il fut lauréat en 2001 duGrand Prix d’Histoire de la ville de Paris et du Prix Pégase.

Il est le Président de l’ARESER (Association de réflexion sur lesenseignements supérieurs et la recherche).

AVRIL 2004

Page 51: ÉDITORIAL - Collège de France€¦ · personnes travaillant sur le site du Collège de France, quelle que soit leur tutelle, ont pris une part active à cette mobilisation. Son

53Hors série - LA LETTRE

vision économiste et technocratiquedominante.

Au total, ce que l’on constate ici,c’est l’absence totale de dialoguevéritable et surtout l’échec patentd’une politique ancienne et le plussouvent dirigée par des hommes dessciences dures qui a consisté àaligner l’ensemble des sciencessociales et humaines sur le modèlescientifique. On a tenté d’évaluerleurs résultats avec des critèresidentiques en ce qui concerne lesmoyens engagés, les équipementslourds, la coopération interna-tionale, le volume des équipes, leséconomies d’échelle. Malgré lesefforts, les discussions, l’enga-gement, la multiplication deséquipes et des publicationsreconnues bien au delà de la France,aux yeux des grands scientifiques,les sciences sociales n’existent pasou si peu.

Nous sommes de ceux quicroient toujours à la force du travailcollectif, à la nécessité d’unorganisme comme le CNRS pourmener à bien les recherches et lestravaux impossibles avec les moyenssolitaires et isolés de l’enseignementsupérieur traditionnel. Or force estde constater que la doubleapplication des logiques mana-gériales, qui assimilent sans nuanceles organismes de recherche à desentreprises, et des logiquesscientifiques, qui placent l’espoir desrésultats dans des équipes contrôléesd’en haut et pourvues de moyenslourds, n’a pas atteint son butauprès de ceux qui en jugent niauprès des intéressés, chercheurs etenseignants.

La communauté scientifiquetout entière doit accepter de jeter unregard historique et critique sur lespratiques qu’elle a cautionnéespassivement ou activement. Elle doitinterroger des notions présentéescomme évidentes, mais jamaisdéfinies, ni explicitées : l’excellence(définie par qui ?), la rentabilité des

formations (pour qui et pourquoi ?), la clarté de l’évaluation desindividus et des résultats auxmoments différents des carrières,l’interdisciplinarité, contredite parles principes d’organisation etd’évaluation des universités et desorganismes de recherche.L’organisation de la recherche ensciences humaines et sociales doit seredéfinir en dehors des schémashérités ou importés d’ailleurs. Il enva du renouvellement desgénérations et du lien nécessaire àmaintenir entre tous les savoirs et lasociété.

Or ici apparaît un surprenantsilence à peine interrompu par unepétition lancée et une présencetimide dans les dernièresmanifestations : celui des universitéset celui des enseignants chercheurs,même s’ils sont nombreux à avoirsoutenu Sauvons la Recherche. Lesprojets de réformes qui pèsent surleur avenir peuvent l’expliquer. Faceà la réorganisation d’ensemble desétudes – Licence, Maîtrise,Doctorat – la mobilisation étudianteet enseignante s’est fixée en prioritésur la défense des ensemblesdisciplinaires, des intérêts localisés,et sur la possibilité de rester présentau troisième étage, dans larecherche. La réforme proposée àl’heure actuelle, sans moyensnouveaux, aboutit à unereconfiguration globale desuniversités qui remet en question lacapacité démocratique à assurer laliberté des choix, l’autonomieintellectuelle et la promotionsociale. L’effort de démocratisationsans précédent des années 1980-90et, quoiqu’on en pense, en partieréussi, risque de s’arrêter net avec lanouvelle hiérarchisation desenseignants-chercheurs et desétablissements qu’on annonce.

En sciences humaines et sociales,la recherche intégrée à la formationn’est pas un luxe pour happy few,c’est le moyen de relier les différentséléments du système et d’en

comprendre les exigences. C’estl’assurance de faire passer les uns etles autres d’un cycle à l’autre. Nul nepeut prédire où s’instruiront lesfuturs Pasteur ou les futurs Bourdieu.Enseigner la recherche par larecherche est un slogan toujoursvalable à condition de jouer le jeu etde préserver l’existence d’un corpsd’universitaires-chercheurs forméspour cela et capables de travaillerensemble. La professionnalisation nedoit donc intervenir qu’au termed’une spécialisation réfléchie. Ni laconjoncture toujours plus chan-geante, ni les besoins sectorielsimmédiats ne peuvent servir dethermomètre sur ce plan. Ils nepeuvent surtout pas justifier d’unefaçon quelconque la coupure del’enseignement et de la recherche.C’est pourquoi il faut souhaiterrapidement une mobilisation largedes sciences humaines et socialespour qu’on leur accorde toute leurplace dans les recompositionsactuelles. C’est pourquoi aussi il nefaut pas s’enfermer dans la logiquedes oppositions trop vite considéréescomme insurmontables : CNRSversus universités, universités versusgrands établissements ou grandesécoles. Les chercheurs enseignants,les enseignants-chercheurs seront lespremiers à admettre que les échangesd’un organisme à l’autre etl’approfondissement descoopérations sont plus propres àl’amélioration que les querellesstériles de corps.

Pour sortir de sa crise, larecherche française dans sonensemble doit non seulement obtenirles moyens qui permettront le travailde tous, mais surtout qui serviront àretisser le fil du recrutement et de laformation, ainsi, par exemple,aligner les cycles de formation initialesur les principes d’encadrement,d’attractivité et de pédagogie, déjàefficaces dans les filières les plussélectives et les plus prisées. Elle amoins besoin d’un ajout destructures nouvelles (la France n’en adéjà que trop empilé sans

Pr. Roche

Page 52: ÉDITORIAL - Collège de France€¦ · personnes travaillant sur le site du Collège de France, quelle que soit leur tutelle, ont pris une part active à cette mobilisation. Son

54 LA LETTRE - Hors série

recomposer l’ensemble) que d’unsursaut civique. Et c’est là que lessciences humaines et sociales ont unefonction essentielle pour identifier lesblocages, retrouver leur origine, tirerdes expériences antérieures ouétrangères les solutions les plusproductives, renouer les fils entre desmondes qui s’ignorent ou ne secomprennent plus, rebâtir une Citédes Sciences qui soit aussi une citéhumaine. ■

Pr. Roche

Page 53: ÉDITORIAL - Collège de France€¦ · personnes travaillant sur le site du Collège de France, quelle que soit leur tutelle, ont pris une part active à cette mobilisation. Son

55Hors série - LA LETTRE

Quelles sont, selon vous, lesraisons du mouvement derévolte des chercheurs etpensez-vous que la satisfactionde leurs principalesrevendications affichées(rétablissement des crédits defacto supprimés et des postesstables transformés en CDD,création de 1000 postes demaîtres de conférences dans lesUniversités) suffira à régler leproblème ?

Le mouvement est parti delaboratoires travaillant dans undomaine où le progrès desconnaissances est très rapide, trèsvisible, et laisse espérer desapplications pratiques trèsimportantes. Leurs chercheursvoyaient s’effondrer le montanteffectivement versé des crédits defonctionnement. Ils étaient parfoisplacés dans l’impossibilité d’achetertous les produits et matérielsnécessaires au développement deleur recherche. Leurs jeuneschercheurs, qui ne trouvent pasd’emploi dans l’industrie privée

contrairement à ce qui se passe dansd’autres pays, voyaient s’éloigner lapossibilité d’obtenir un poste stable.De très bons chercheurs prenaientla route des États-Unis ou de laGrande-Bretagne. Ces paysorganisent systématiquementl’immigration des meilleurscerveaux asiatiques et européenspour développer leur recherche etmaintenir leur avance scientifique.Or les chercheurs français avaientreçu des promesses fermes : leslaboratoires ont des programmes derecherche approuvés par leurs pairssiégeant dans les comités directeursdes organismes dont ils relèvent. Lesuniversités et grands établissements(Collège de France, Muséum etc.)ont passé avec leur ministère detutelle un contrat durement négociéqui leur garantit un certain montantde ressources et de postes pendant ladurée du contrat, généralementquadriennal. Le gel et la diminutiondes crédits mettaient en cause lestermes de ces contrats. Les mesuresannoncées par le nouveaugouvernement consistent essentiel-lement à tenir les engagements, déjà

insuffisants, pris par lui en 2002.Elles ne résolvent pas la crise de larecherche.

Il faut souligner qu’il s’agit d’unecrise de la recherche, pas deschercheurs. Dans beaucoup dedomaines, les chercheurs etlaboratoires français, grâce auxinvestissements en personnels et encrédits d’équipement réalisés dansle passé, sont aujourd’hui parmi lesmeilleurs du monde. Mais l’avenirest sombre. On laissera de côté, sivous le voulez bien, le problème desfinancements, publics et privés, etles parts respectives qu’il fautdonner à la recherche fondamentaleet à la recherche appliquée. Ce sontdes éléments essentiels du problème,mais en discuter nous emmèneraittrop loin.

Il y a d’abord un problème dedémographie. La pyramide des âgesfait que le prochain départ à laretraite de nombreux chercheursdevrait imposer un recrutementimportant. Le gouvernement actuelne semble pas prêt à le faire et

Pr. Gérard Fussman

L’ENSEIGNEMENT, LA RECHERCHE ETLES BUREAUCRATIES

par le Professeur Gérard Fussman

Interview radiodiffusée sur France-Culture, le 25 avril 2004, à 9h40 etpubliée dans les Cahiers rationalistes n° 570, mai 2004, pp. 36-42.

Gérard Fussman est Professeur au Collège de France, titulairede la chaire d’Histoire du monde indien depuis 1984.

Il fut de 1972 à 1984, professeur de sanskrit à l’Université deStrasbourg.

MAI 2004

Page 54: ÉDITORIAL - Collège de France€¦ · personnes travaillant sur le site du Collège de France, quelle que soit leur tutelle, ont pris une part active à cette mobilisation. Son

56 LA LETTRE - Hors série Pr. Fussman

préférerait nettement remplacer lesemplois permanents, qui sont loind’avoir tous les défauts qu’on leurprête et dont ont bénéficié la plupartdes grands noms de la recherche,souvent entrés à 20 ans dans lafonction publique, par des contratsà durée limitée assez brève ou desgrants à l’anglo-saxonne (l’équi-valent de très fortes bourses) dontl’efficacité est loin d’être démontrée.Or il faudrait non seulementremplacer les chercheurs qui vontpartir à la retraite, mais réfléchir àleur répartition entre les diversesdisciplines et dans certainsdomaines accroître leur nombre. Lespromesses non tenues ont engendréune telle méfiance vis-à-vis despropos du gouvernement que ledialogue n’est pas facile.

Par ailleurs, les chercheurs enposte sont contraints à passerbeaucoup de leur temps à faire lachasse aux crédits et à remplir desdossiers. En trente ans on est passéd’une autonomie relative desgroupes de recherche, libres de gérerleur budget comme ils l’entendaientsous réserve de contrôle a posteriori,à une politique de contrats et deressources diversifiées qui obligentles chercheurs à fournir des dossiersde plus en plus complexes et demoins en moins jugés sur le fond.Les évaluateurs, en particuliereuropéens, sont des bureaucratesqui jugent presque uniquement surla forme. On en est à payer desconsultants pour remplir lesdossiers, en particulier européens !

Si une fois le contrat signé, onétait sûr d’obtenir les fonds promis,il y aurait moindre mal. Pas du tout.Les fonds d’origine gouvernementalefrançaise, même notifiés par écrit,arrivent avec retard. Ils sont tropsouvent partiellement gelés, avecpromesse d’un dégel qui ne se faitpas. Les directeurs d’équipes passentleur temps à téléphoner aux servicesconcernés pour savoir quand viendral’argent annoncé et souventn’obtiennent pas de réponse car celle-

ci dépend du contrôleur financier,donc du Ministère des Finances. Ona donc d’un côté un Ministre de larecherche ou des universités quiannonce des budgets maintenus etsouvent en hausse, et de l’autre deschercheurs qui dans les faitssubissent de fortes réductions debudgets et de personnels. La perte detemps et d’énergie, et l’exaspérationqui s’en suivent, sont constantes.

Si l’on ajoute que nosgouvernants, souvent issus degrandes écoles qui ne pratiquent pasla recherche comme Sciences Po,l’ENA ou les écoles de gestion,ignorent tout de la recherche etmanifestent leur mépris pour celle-cien accordant aux restaurateurs etmarchands de tabac des sommesimportantes au moment même oùils réduisent les budgets derecherche, on comprend que leschercheurs, qui sont des passionnésde leur métier – autrement ils ne leferaient pas car il s’agit d’un métierdur où l’on ne compte pas sesheures de travail et où souvent l’onnéglige sa santé, sa famille et sesamis – soient exaspérés. Il faudraitpour commencer à résoudre leproblème de la recherche unereconnaissance nationale du rôle dela recherche, comme celle qui apermis la renaissance de larecherche française en 1945 et sondéveloppement après 1958…

Le mouvement “Sauvons larecherche” a eu pour origine larévolte de chercheurs enbiologie appartenant au CNRSet à l’INSERM. Lesrevendications se sont ensuiteétendues à la rechercheuniversitaire, puis aux sciencessociales et humaines et il a étéfort peu question des ingénieurset techniciens. Que pensez-vousde cette évolution desrevendications ?

C’est un mouvement parti de labase. Il est normal que les premièresrevendications exprimées aient été

celles des groupes de chercheurs lesplus exaspérés parce que pratiquantune recherche de pointe, auxrésultats immédiatement visibles etspectaculaires. Ils avaient étérelativement épargnés jusqu’alorspar les restrictions de crédits et depostes auxquelles d’autrescatégories de chercheurs avaient finipar plus ou moins s’habituer. Maisce mouvement a servi de détonateuret au fur et à mesure que d’autresgroupes de chercheurs lerejoignaient, d’autres revendicationsse faisaient jour jusqu’au momentoù il est devenu clair que c’est toutle système de recherche françaisqu’il faudrait, si c’est politiquementet financièrement possible, remettreen place. Ce devrait être le rôle desÉtats généraux de la recherche siceux-ci se déroulent conformémentaux promesses.

Ceci dit, il ne faudrait pas que lalégitime compétition entreorganismes de recherche et entredisciplines, ni la plus ou moinsgrande visibilité de certains sujets derecherche fissent passer au secondplan des principes tellementessentiels qu’on oublie parfois de lesrappeler.

Le premier de ces principes estqu’il ne saurait y avoir de bonschercheurs sans qu’ils aient étéformés. Or on constate unediminution très préoccupante dunombre des étudiants dans lespremiers cycles universitairesscientifiques. C’est un problèmed’organisation mais aussid’idéologie. Notre société exalteplus l’argent rapidement gagné quela recherche désintéressée ou non.

Le second de ces principes estque si les disciplines sont diverses,la connaissance est un tout. Biensûr, les profils de carrière, c’est-à-dire la courbe de l’âge auquel unchercheur devient productif, ne sontpas du tout les mêmes selon qu’onest mathématicien, physicien oupaléontologue. Un physicien qui

Page 55: ÉDITORIAL - Collège de France€¦ · personnes travaillant sur le site du Collège de France, quelle que soit leur tutelle, ont pris une part active à cette mobilisation. Son

57Hors série - LA LETTRE

participe à une expérience duCERN mobilisant des centaines dechercheurs et de labos dans lemonde entier ne travaille pascomme un spécialiste d’histoire dela philosophie ou de la littérature.Et pourtant tous sontindispensables. Je trouve que lessciences humaines et sociales ont unpeu été le parent pauvre de cemouvement. Le progrès dans cesdomaines est pourtant aussi crucial.Songeons à ce que représentel’éthique, c’est-à-dire la philo-sophie, pour les biologistes et lesmédecins. Le développement desneurosciences s’appuie sur desdisciplines comme la philosophie,la psychologie, la logique, lalinguistique. La méconnaissance desenseignements de la sociologie oude l’histoire compromet les essaisde réforme politique ouéconomique, que ce soit à l’échellenationale ou internationale. EnFrance les sciences humaines etsociales sont d’ailleurs à untournant de leur histoire. Il faudrapeu à peu penser en termesd’Europe, et même de monde, plusseulement en termes franco-français. Dans quelques années lesguerres européennes des sièclespassés seront considérées commedes guerres civiles. Si nous voulonsque l’Europe se fasse et nousapporte une paix que neconnaissent ni les Balkans ni leMoyen-Orient, il faudra prendretrès vite le tournant et cela supposeun effort de recherche et deconceptualisation considérable.C’est moins spectaculaire – etmoins coûteux – que l’essor de labiologie, mais tout aussiindispensable.

Le troisième principe est que,contrairement à ce qu’affirment lesgouvernements successifs depuistrente ans, la recherche manque detechniciens et ne peut se faire sanseux. Que ferait un médecin-chercheur sans laborantins niinfirmiers, un démographe sansinformaticiens ? La proliférante

bureaucratie exige des effortsconsidérables des personnelsadministratifs. Si le nombre de cesderniers diminue et si leurqualification n’est pas reconnue, aulieu de chercher et trouver, leschercheurs passeront leur temps àmal remplir des formulaires et àfaire des soustractions.

Quels seraient selon vous lesconditions permettant unsuccès des États Généraux de laRecherche ?

Il faut bien sûr une volontépolitique et des ressourcesfinancières. Mais le temps est aussivenu de réformer la machine entenant compte de la diversiténécessaire et souhaitable desconditions de recherche. En mêmetemps il y a nécessité de coordonnerles recherches, de faire des choixscientifiques et de tenir compte del’unification de la recherche auniveau européen, à la fois pourmodifier les pratiques sclérosanteset la vision à très court terme de labureaucratie européenne et pourrenforcer – car elles existent déjà –les indispensables synergies etcoopérations au niveau européen.

Ceci exige que les décideurspolitiques aient en face d’eux desscientifiques représentatifs capablesde les éclairer sur les prioritésscientifiques. Il en existe fort peuaujourd’hui. D’abord parce que larecherche est fragmentée. Tous lesministères ont leurs organismes derecherche, et toutes les disciplinessont sont sous la tutelle de plusieursministères et grands organismes.Pour donner un exemple simple,l’archéologie dépend des universités,du CNRS, du Ministère de laCulture, des régions et du Ministèredes Affaires Étrangères. Cettefragmentation n’est pasnécessairement un mal, elle peutéviter le monolithisme de pensée etde financement. Mais lesinstitutions françaises ont tropsouvent tendance à se constituer en

forteresses jalouses de leurindépendance, ce qui ne facilite pasles nécessaires coopérations.

Ensuite parce que lesscientifiques occupant des postes deresponsabilité à un très haut niveausont maintenant débordés par lagestion du quotidien, les procéduresbureaucratiques et la nécessité derelancer sans cesse l’administrationdes Finances pour obtenir que lespromesses faites – y compris parécrit – soient tenues. Ils n’ont plusle temps de se consacrer à l’avenir. Ilen est de même pour les Conseilsscientifiques des Universités et pourla Conférence des Présidentsd’Université dont les membres n’ontpas vraiment le temps ni lapossibilité matérielle de coordonnerles actions de recherche d’universitésen partie autonomes. La gestion defait de la recherche se fait tropsouvent au niveau des ministères pardes bureaucrates issus de l’ENA, descomptables ou des scientifiquesdepuis longtemps coupés de larecherche qui se fait. Les rapportsd’évaluation du CNRS auxquels ondonne le plus de publicité sont ceuxde la Cour des Comptes et del’Inspection Générale des Finances !Il est indispensable que les Conseilsscientifiques jouent pleinement leurrôle d’évaluation et de prospective,c’est-à-dire aient la disponibilitéd’esprit et le temps nécessaire pource faire.

Dans le monde et en Europe, larecherche se fait essentiellement dansles universités. Le CNRS, l’INSERM,le Collège de France sont desexceptions françaises en partiedestinées à compenser les faiblessestraditionnelles de l’Universitéfrançaise. Nous tenons à cesinstitutions. Elles ont beaucoup plusde qualités que de défauts, mais nousne pouvons espérer les généraliser àl’Europe. Il faudra donc trouver unmoyen de résoudre la contradictionentre la mission d’enseignement demasse donnée aux Universités,particulièrement de sciences

Pr. Fussman

Page 56: ÉDITORIAL - Collège de France€¦ · personnes travaillant sur le site du Collège de France, quelle que soit leur tutelle, ont pris une part active à cette mobilisation. Son

58 LA LETTRE - Hors série

humaines et sociales – pas seulementen France, la tendance est généraleen Europe –, et leur fonction derecherche, nécessairement élitiste. Unchercheur doit trouver, et trouveravant les autres. C’est le sens du mot“découvrir”. Aujourd’hui cettecontradiction mine à la fois lacapacité d’enseignement desuniversités et leur capacité derecherche. Dans les domaines que jeconnais le mieux, au niveau national,les enseignants-chercheurs sont jugésessentiellement en fonction de leurproduction scientifique. Certainstendent inévitablement à lui donnerpriorité sur leur fonctionpédagogique. Les enseignants-chercheurs qui se dévouent surtout àleur enseignement sont donccondamnés à rester dans leuruniversité d’origine, qui a tendanceà compenser en leur attribuant lespostes disponibles : c’est la seulefaçon de les récompenser de leurtravail d’enseignement, sans compterque cela arrange les collègues qui,pour diverses raisons, familiales ouautres, ne tiennent pas à quitterl’université où ils enseignent.Malheureusement ces recrutementsdits locaux sont souvent stérilisantspour la recherche et parfois mêmepour l’enseignement.

Rares aussi sont lesétablissements et les disciplines oùla recherche de pointe puisse êtreimmédiatement utilisée dansl’enseignement, en particulier despremiers cycles. Le lien entreenseignement supérieur et rechercheest absolument nécessaire, mais samise en pratique ne va pas toujoursde soi. Il faut donc remettre lesystème à plat. Cela exige lerétablissement de la confiance entrepolitiques et scientifiques et unepriorité nationale donnée à larecherche autrement qu’enparoles. ■

Pr. Fussman

Page 57: ÉDITORIAL - Collège de France€¦ · personnes travaillant sur le site du Collège de France, quelle que soit leur tutelle, ont pris une part active à cette mobilisation. Son

59Hors série - LA LETTRE

Pr. Françoise Héritier

LA RECHERCHEvue par le Professeur Françoise Héritier

Interview réalisée par Marc Kirsch en juin 2004 pour La Lettre du Collègede France n° 11.

Françoise Héritier est Professeur honoraire au Collège deFrance, titulaire de la chaire d’Étude comparée des sociétésafricaines de 1982 à 1999. Elle est membre du Comité nationald’initiative et de proposition pour la recherche scientifique.

Elle fut Directeur d’études à l’École des hautes études ensciences sociales de 1980 à 1999 et Directeur du Laboratoired’anthropologie sociale du Collège de France de 1982 à 1999.

Elle est Grand officier de l’ordre national du mérite et membrecorrespondant de l’Académie des Sciences de Buenos Aires. Leprix Joliot-Curie 2003 lui a été décerné.

Vous êtes la première femmeinterviewée dans cette séried’entretiens – il faut ajouterque du côté des sciences dures,il n’y a eu que des hommes.Faut-il y voir une indication surla place des femmes dans larecherche ?

Au Collège de France commedans tous les organismes liés à larecherche – et donc aussi au comitédit Baulieu-Brézin, le CIP (Comiténational d’initiative et deproposition pour la recherchescientifique) – on trouve les femmesplutôt du côté des sciences del’homme et de la société. Selonl’image courante, cela correspondmieux à leurs talents, à leur nature.Les femmes seraient plus intuitives,plus douces, plus généreuses. Si onles mettait aux affaires, ellesferaient moins la guerre, etc. Cetteimagerie correspond à unereprésentation des sexes fondée surl’idée d’une prédestinationnaturelle : tandis que les hommesseraient par nature du côté de laraison, de l’intellect, elles seraient

par nature plus proches de ce quiporte à la gestion des sentiments,donc de la vie sociale, des affects,de la famille, davantageprédisposées à élever des enfants, às’occuper des malades, etc. Elless’orienteraient tout aussi natu-rellement vers les sciences del’homme et de la société.

Si l’on va plus loin, cettecatégorisation soi-disant naturelle seretrouve dans celle des sciences :leur simple intitulé en sciences“dures” vs “molles”, “exactes” vs“humaines”, etc., est uneclassification sexuée. Il semble allerde soi que la physique est unescience masculine, alors que lasociologie ou l’ethnologie – lapsychologie a fortiori – seraient dessciences féminines. Il y a donc déjà,à travers la façon dont on conçoitles différentes sciences, uneorientation sexuée. Car ce ne sontplus les acteurs de ces sciences quisont sexués – ils le sont, bienentendu – mais les sciences elles-mêmes. C’est la raison pour laquelleon va plutôt trouver les femmes du

côté des sciences de l’humain et leshommes du côté de la physique etdes sciences de l’univers et de lanature. En soi, cela n’a pas delégitimité, mais cela correspond àune représentation globale trèsenracinée.

Est-ce aux femmes detransformer la vision masculinede la science ?

Ce n’est pas seulement auxfemmes qu’il revient de le faire :hommes et femmes doiventensemble transformer la visionmasculine de la science. C’est plusdifficile pour les hommes, parce quela valorisation accordée à la visionmasculine s’appuie sur l’idée deraison, par opposition à l’intuition.Or cette valorisation est essentielledans la constitution de lamasculinité. C’est donc plutôt auxhommes de travailler à changer leurvision de la science – aujourd’huiécornée par les conceptionsféministes. Mais c’est un travail àfaire à deux, hommes et femmesensemble.

JUIN 2004

Page 58: ÉDITORIAL - Collège de France€¦ · personnes travaillant sur le site du Collège de France, quelle que soit leur tutelle, ont pris une part active à cette mobilisation. Son

60 LA LETTRE - Hors série Pr. Héritier

Comment analysez-vous lasituation de la recherchefrançaise en Europe et dans lemonde ?

Les comparaisons sont parfoisinquiétantes, notamment avec lesÉtats-Unis, où avec le budget dedeux grandes universités, on dépasselargement le budget de recherche dela France. Je remarque simplementqu’il y a actuellement unmouvement de revalorisation de laplace de la recherche et de sonfinancement, dans les paysindustrialisés. On l’a vu récemmentau Japon. L’Espagne elle aussi vientde faire de la recherche une prioritébudgétaire nationale et on assiste àdes évolutions semblables enAngleterre, en Allemagne, etc. Danstous ces pays, on assiste à une prisede conscience de la nécessitéd’investir davantage dans larecherche. Il s’agit donc en réalitéd’un mouvement mondial, et nonsimplement local ou national. Jepense que le processus en cours dansnotre pays s’inscrit dans cemouvement global de prise deconscience croissante del’importance de la recherchescientifique et du fait qu’on ne peutpas se contenter du court terme dansce domaine. L’idée s’impose qu’ilfaut mieux financer la recherchepour l’avenir, et en particulier larecherche fondamentale. Il est plusque vraisemblable que cemouvement soit aiguillonné par lesuperbe développement de larecherche dans certains paysémergents comme la Chine : lesvieux pays ne tiennent pas à setrouver distancés. Mais peu importeles raisons : il se trouve que cemouvement est général.

Quant à dire si la France est enretard, on peut bien sûr chiffrer uncertain nombre d’indicateursobjectifs. En sciences humaines,nous avons pris un retard structurelen postes, en moyens éditoriaux, enmoyens de recherche. Mais desretards de cette sorte n’impliquent

pas forcément des retards enmatière d’intelligence et decréativité. Pour ce qui est desdomaines ouverts dans nosdisciplines, je ne pense pas que noussoyons en retard. En anthropologie,nous avons ouvert ces dernièreannées de nouveaux champs derecherche : l’anthro-pologie ducorps, celle des affects,l’anthropologie cognitive, ou encorecelle du monde contemporain, parexemple. Je ne dis pas que noussoyons les seuls à explorer cesquestions ; il y a, comme souventdes phénomènes de convergence ;mais nous ne sommes pas pourautant en retard, me semble-t-il.

La situation n’est pas la mêmedans les sciences de la matière oude la vie, où il peut y avoircompétition pour les brevets et oùla recherche se double d’unecourse au profit, notamment dansle domaine du vivant, pour toutce qui touche au génome ou auxcellules. Il faut prendre enconsidération une difficultésupplémentaire lorsque les Étatset les comités d’éthiqueinterviennent pour interdire ouréglementer certains types derecherche, comme dans le cas descellules souches embryonnaires etdu clonage thérapeutique. Il estévident que si l’on interdit ici cequi est autorisé ailleurs, on seraen retard dans le domaine enquestion. Pour ma part, jeconsidère que toute recherche estlégitime. On n’a pas à émettred’interdiction a priori. Ce sont lesapplications de la recherche quiensuite doivent être considéréesavec précaution. Mon point devue n’est évidemment pas partagépar tout le monde, notamment auComité national d’éthique, dontj’ai été membre. Je conçois qu’enbiologie des contraintes de cetordre imposent des retards : cesont des contraintes de typeéthique et politique, qui s’ajoutentaux difficultés budgétaires etstructurelles.

Comment analysez-vous lesrapports entre l’université et lemonde de la recherche ?

On dit que la majeure partie dela recherche est conduite àl’université.

Cela explique qu’il y ait certaineslimitations dues notamment austatut des maîtres de conférences,qui sont écrasés par leursobligations d’enseignement, ce quilaisse peu de temps aux activités derecherche. Je pense qu’il serait bonque des chercheurs quiappartiennent à des organismes derecherche comme le CNRS aientaussi une activité d’enseignement, etqu’il y ait davantage de passerellesentre le monde de l’enseignement etde la recherche. Il est très importantque les chercheurs aient unauditoire. C’est toujours très fécondaussi bien pour les étudiants quepour les enseignants eux-mêmes.Non pas qu’il faille considérer quel’enseignant a tout à apprendre desenseignés, mais il comprend mieux,à travers les réactions de l’auditoire,les éléments importants et les pointsde tension de sa propre recherche.Il serait bon également que lesenseignants universitaires puissentdisposer de temps en temps depériodes sabbatiques de 3 ou 4 ans,en étant mis à la disposition d’unorganisme de recherche. Un teldispositif a été amorcé avec lacréation de l’Institut Universitairede France, qui permet auxuniversitaires d’être déchargés enpartie de leurs charges d’ensei-gnement et de se consacrerdavantage à la recherche. Peut-êtrefaudrait-il développer cette idée ?

Quelle est la place des scienceshumaines dans la criseactuelle ?

À vrai dire, pour nous,chercheurs en Sciences de l’hommeet de la société – puisque tel est letitre exact de la section du CNRS –,la pénurie est un leitmotiv constant,

Page 59: ÉDITORIAL - Collège de France€¦ · personnes travaillant sur le site du Collège de France, quelle que soit leur tutelle, ont pris une part active à cette mobilisation. Son

61Hors série - LA LETTRE

pénurie de postes, pénurie demoyens. Même si, en apparence, cessecteurs se sont considérablementdéveloppés, l’afflux des demandes atoujours été considérable, et lenombre de candidats par posteoffert a toujours été très supérieurà ce qu’on pouvait trouver dansd’autres disciplines. En physique,par exemple, lorsque quelqu’un afait une recherche, effectué untravail de laboratoire et soutenu sondoctorat, il s’écoule généralementassez peu de temps entre la sortiedes études et l’obtention d’un poste.C’est toujours vrai actuellementpour beaucoup de disciplines :sciences de l’ingénieur, physique,sciences de la terre, etc. C’est moinsvrai pour la biologie qui est un peuen perte de vitesse. En tout cas,même s’il peut y avoir unralentissement, le rapport entre lenombre de postulants à des carrièresdans ces domaines et le nombre depostes offerts est sans comparaisonavec la situation qui prévaut dansles sciences de l’homme et de lasociété.

Dans ces domaines, nous avonsdonc une habitude, presque uneculture, de la pénurie. Cela expliquepeut-être que les sciences del’homme et de la société ne se soientengagées qu’avec un temps deretard dans un mouvement comme“Sauvons la recherche”. D’unepart, en effet, nos expériencesantérieures laissaient présager unéchec de ce mouvement : beaucoupd’autres avaient avorté dans lepassé. D’autre part, nous vivionsdans la pénurie et nous nous étionsen quelque sorte adaptés à cettesituation. Non que nous ayonsmanqué d’audace dans nosrevendications, mais ayant toujoursété mis en situation de devoirquémander budgets, postes etdotations, tout succès en la matière,si insuffisant fût-il, avait fini pardevenir un motif de satisfaction.Lorsque vous n’avez rien et qu’onvous octroie quelque chose, c’estdéjà un succès.

Cette situation est-elle due austatut des sciences de l’hommeet de la société par rapport auxsciences dures ?

À leur statut, mais surtout à unevision utilitariste de la science.Personne ne s’interroge sur l’utilitéde la recherche biologique ouagronomique, par exemple. Maisdans le cas des études sur l’araméenou d’autres recherches historiques,ethnologiques et sociologiques,l’utilité est beaucoup moins visible !Circonstance aggravante, cessciences peuvent parfois même êtreconsidérées comme des sciencesdangereuses, parce qu’elles mettenten évidence des éléments que lepouvoir n’a pas nécessairementintérêt à voir portés sur la placepublique. Chercher à comprendreles arcanes du social est en soi unacte qui peut être considéré commeperturbateur pour le pouvoir enplace, quel qu’il soit. Pas seulementpour le gouvernement : pour toutesles instances qui agissent dans lasociété. Beaucoup de ces acteurs netiennent pas à savoir comment leschoses fonctionnent : ils se soucientsurtout d’en tirer parti sans avoir àse poser des questions quipourraient devenir gênantes.

La différence tient donc à cedouble aspect : d’une part, lessciences de l’homme et de la sociéténe présentent pas toujours un intérêtvisible car quantifiable, et il est plusdifficile, prétend-on, de justifierl’investissement de la collectivitédans cette direction ; d’autre part,elles peuvent représenter un dangerpotentiel que l’on peut qualifier, enun mot, de révolutionnaire.

Elles ont toujours été considéréescomme des parentes pauvres quel’on tient quelque peu en lisière.Pourtant, si l’on adopte une visionutilitariste de ces disciplines – quin’est pas du tout la mienne –, onobserve qu’à l’occasion des déboiresrécents de la communautéinternationale avec les mouvements

terroristes, l’administration améri-caine, par exemple, s’est renducompte qu’elle était dansl’incapacité de recruter les 1600 ou1800 personnes parlant des languestelles que l’ourdou, le farsi, lepachtoun, etc., dont elle avaitbesoin. On avait considéré en effetqu’il n’y avait guère de sens àentretenir ce genre de disciplines. Enconséquence, on ne trouve plusassez de personnes capables deparler ces langues et de les traduire.Même sans entrer dans cesconsidérations politiques bienparticulières – et sans vouloir faire lejeu des services secrets américains –,il reste que pour comprendre lewahhabisme, il vaut mieux financerdes études en sciences religieusesqu’envoyer des sondes sur Mars, enfinançant des programmes auxcoûts astronomiques et dont l’utilitéimmédiate n’est guère plus visible.Comprendre la réalité humaine n’estpas une activité moins importanteou moins utile que percer les secretsde l’univers. Ainsi, même d’un pointde vue politique, on peut avoirintérêt à former des spécialistescapables d’expliquer commentfonctionnent d’autres cultures,d’autres systèmes religieux, d’autresrégimes politiques que les nôtres,dans un monde où les sociétés sontsouvent très ignorantes les unes desautres, en définitive. Et pourtant, lessciences de l’homme et de la sociétéont toujours vécu dans une situationde pénurie.

Il y a sans doute aussi desaspects structurels.

Bien sûr, il y a d’autres obstacles,partagés par les autres domaines dela recherche. Je pense à des pointstechniques, qui pourraient paraîtreanodins à première vue. Ilsconcernent notamment lefonctionnement administratif de labureaucratie de l’État – cettebureaucratie essentielle aufonctionnement de l’ État, dès lorsqu’on dépasse le stade de l’Étatdespotique et reposant sur des

Pr. Héritier

Page 60: ÉDITORIAL - Collège de France€¦ · personnes travaillant sur le site du Collège de France, quelle que soit leur tutelle, ont pris une part active à cette mobilisation. Son

62 LA LETTRE - Hors série Pr. Héritier

relations personnelles. Labureaucratie a parfois des exigencescontraires aux intérêts de larecherche. Cela vaut pourl’ensemble des disciplines. J’ai ététrès frappée, quand j’étais membredu conseil d’administration duCNRS, par les nombreusesrevendications demandant que leschercheurs ne soient pas tributairesdes règlements édictés par leministère des Finances. Dans ledétail, les problèmes soulevésn’étaient pas forcément pertinentspour les sciences de l’homme et de lasociété. C’est le cas des achats defourniture. En pratique, quand ils’agit d’acheter des ordinateurs etdu matériel de bureau, être obligéde passer par les fournisseurs agrééspar l’État est une contrainte sansdoute gênante, mais acceptable.Cela pose beaucoup plus deproblèmes quand il s’agit d’acheterdes fournitures de chimie ou deproduits biologiques : dans ce cas,l’agrément de l’État ne correspondpas forcément aux besoins de larecherche menée dans leslaboratoires. C’est un exemple trèssimple qui montre comment labureaucratie peut compliquer letravail des chercheurs.

Ainsi, un certain nombre destraits d’immobilisme que l’onreproche à la recherche n’ont rien àvoir avec la nature de la recherche,mais sont dus bien plutôt à desrègles bureaucratiques qui lui sontimposées du dehors. Et ce qui estvrai pour les achats est vrai aussipour le statut des personnes et pourcelui des organismes. Nous sommesenferrés dans des règlesbureaucratiques et administrativesdont il serait bon de pouvoirdesserrer le carcan. À l’heureactuelle, les chercheurs se débattentpour sortir des rets bureaucratiquesqui les enserrent. Si la recherche estimmobile, comme on le lui reprochesouvent, ce n’est pas uniquementpour des raisons internes : c’estparce qu’elle est immobilisée par lesrets qui lui sont imposés par

l’appareil bureaucratique. C’est unfrein considérable.

Cette vision est peut-être assezdifférente de celle qui estcouramment admise, mais ellereflète mon expérience dechercheuse et de directrice delaboratoire.

Avez-vous des solutions àproposer ?

L’une des revendications quej’essaie de faire valoir notammentau travers de la réflexion et destravaux du CIP, c’est d’obtenir quedans le budget que l’État consacreà la recherche, on marque bien ladistinction entre le peu qui estvraiment accordé à la recherchefondamentale et la part énorme quiest affectée à la recherche militaireet aux grands projets finalisés. C’estun point qui peut sembler mineur :il ne l’est pas à mes yeux.Actuellement, le budget de l’État nementionne qu’une dotation globale :il ne distingue pas les crédits derecherche selon leur affectation. Or,il serait bon, au minimum, dedistinguer clairement, à l’intérieurde ces crédits, la part attribuée à larecherche militaire et celle quirevient à la recherche civile, et àl’intérieur de celle-ci, de mettre enévidence la part affectée en propre àla recherche dite fondamentale. Sion faisait ces distinctions, ons’apercevrait combien la dotation dela recherche fondamentale estminime par rapport au budgetglobal.

Par ailleurs, il serait salutaireégalement d’obtenir que l’usage descrédits alloués à la recherche, auniveau des organismes et deslaboratoires, ne soit plus soumis auxrègles de la comptabilité de l’État,c’est-à-dire aux lignes budgétairesqui interdisent aux organismes ouaux laboratoires d’utiliser les créditsen fonction des besoins propres dela recherche qu’ils mènent et leurimposent des impératifs étrangers à

la recherche et qui privilégientd’autres intérêts que les siens.

Un exemple ? Très longtemps,pour le travail sur le terrain, lescrédits de mission qu’on attribuaitaux chercheurs ont été consommésen presque totalité par l’obligationde prendre son billet au prix fortauprès de la compagnie aériennenationale. En somme, l’Étataccordait des crédits de recherchequi retournaient aux entreprisesnationales. Ce n’est plus vraiaujourd’hui en ce qui concerne lestransports. Mais c’est toujours le casen ce qui concerne la prioritédonnée aux crédits d’équipement :il est facile d’obtenir des créditsd’équipement, parce que, comptetenu notamment des marchésd’État, ils alimentent l’économienationale. Mais ce dont on a le plusbesoin, c’est-à-dire les crédits defonctionnement au jour le jour– pour acheter des livres, partir enmission, mener des expériences avecle matériel adéquat, etc.–, ceux-làmanquent cruellement, parce qu’ilssont considérés comme perdus.Selon l’expression que PhilippeKourilsky prête à un ministre, lesgouvernements ne veulent pas“arroser le sable”. Étrangeconception de la recherche, envérité. Les crédits defonctionnement, qui sontabsolument nécessaires pour faireune véritable recherche, seraientdonc, dans l’esprit des gouvernants,du législateur ou du ministère desFinances, des crédits perdus,improductifs. La raison en est qu’oncherche une productivité à courtterme et non à long terme. Ce quinous amène à tous les problèmes dela recherche fondamentale et de saproductivité à long terme : c’est cellesur laquelle on devrait miser, et c’estjustement celle que l’on comprometà l’heure actuelle, parce qu’on al’œil rivé sur la productivité à courtterme.

Or, c’est la productivité à longterme qui est la plus importante,

Page 61: ÉDITORIAL - Collège de France€¦ · personnes travaillant sur le site du Collège de France, quelle que soit leur tutelle, ont pris une part active à cette mobilisation. Son

63Hors série - LA LETTRE

dans ce domaine. Prenons l’exemplede la physique. Claude Cohen-Tannoudji explique que le laser estun cas typique d’une techniqueaujourd’hui omniprésente dans lemonde industriel et dans la viequotidienne, mais qui, lorsqu’elle aété inventée, était apparue d’abordcomme un gadget sans grand intérêtet sans application. Cela vaut aussipour le transistor, pour lapénicilline, etc. : autant de résultatsde la recherche fondamentale quiont porté leurs fruits après uncertain temps, et qui, au long cours,ont débouché sur des procédésindustriels extrêmement profitables.Une découverte apparemmentanodine peut, au fil du temps,prendre de l’importance, jusqu’àdevenir absolument centrale dans ledevenir industriel d’une société. Oril a bien fallu, au départ, financercette recherche : c’est le type mêmedu financement " gratuit ", si l’onpeut dire : un financement dont onne peut pas savoir à l’avance à quoiil va servir. Or malheureusement, àl’heure actuelle, sur le modèle desstock-options ou des fonds depension, on s’attend à ce qu’il y aitun retour rapide sur investissement,et non pas un retour au long cours.Mais il est évident que pour faire unspécialiste de langues orientales, oude certaines religions ou cultures, ilfaut beaucoup de temps. Et lebénéfice qu’on retire de cetinvestissement – si bénéfice il y a, ence sens – n’est pas forcémentimmédiat, et n’est pas forcémentcelui qu’on attendait. J’en veux pourpreuve le cas d’une collègue,orientaliste renommée, qui pratiqueune de ces sciences érudites, dont onne voit guère quel profit on peut entirer. En réalité, cette collègue estextrêmement sollicitée. En effet, lemonde s’ouvre de plus en plus autourisme, et ce tourisme est souventgrand consommateur de connais-sances. De ce point de vue techniqueet marchand, ces connaissances quisont le fruit de longues années derecherches érudites sont l’objetd’une demande. Il y a donc un profit

économique, en plus du profitd’ordre intellectuel ou politique.

Il est vrai que si l’on imagineassez bien le profit qu’on peutretirer de la recherche fondamentaleen physique, on a beaucoup plus demal à l’imaginer pour les scienceshumaines. C’est probablement undes handicaps des scienceshumaines : on pense qu’elles sontdifficiles à défendre du point de vuebudgétaire.

Elles ne sont difficiles à défendre,budgétairement, que dans uneperspective de profit monétaire etde retour sur investissement à courtterme. Mais à partir du moment oùl’on admet qu’il puisse y avoir desretours à long terme, et que lesretours ne sont pas nécessairementmonétaires, mais qu’ils constituentnéanmoins un bénéfice pour lasociété, alors les sciences humainesne sont pas difficiles à défendre – aumoins face à des interlocuteurs debonne foi capables de reconnaîtrequ’il y a des bénéfices d’ordreimmatériel qui sont tout aussiimportants que les profits matériels.

Les profits d’ordre immatériel,c’est le plaisir de la connaissance,tout simplement. Bien sûr, il ne peutpas s’agir uniquement du plaisir dela connaissance du chercheur : lasociété n’aurait aucun intérêt àvouloir financer le plaisir d’unindividu. Mais le plaisir de laconnaissance est un plaisir partagé.Le plaisir du chercheur est bien sûrde comprendre, mais c’est aussi defaire comprendre aux gens ce qu’il acompris lui-même.

Parmi les interlocuteurs que j’airencontrés au sein du groupeRecherche et société du CIP, mêmeceux qui tiennent le discours le plusdur et qui sont les plus soucieux derentabilité finissent par admettrequ’il n’y a pas de rentabilité sansrecherche fondamentale. Et ilsdoivent reconnaître, par exemple,qu’il serait difficile de nos jours de

gérer une grande entreprise sansavoir une certaine connaissance desressorts affectifs et des ressortshumains dont dépend en partie sonbon fonctionnement. Ils sont doncamenés à admettre qu’il peut êtrenécessaire de recourir à desspécialistes de sciences sociales et desciences humaines, pour com-prendre comment fonctionne uneentreprise du point de vue desrapports humains et des rapportssociaux. Un certain nombred’entreprises l’ont compris, et ontelles-mêmes financé des recherchespour mieux comprendre leur propremode de fonctionnement. Cela peutêtre à double tranchant, mais il y aprobablement peu de spécialistes desciences humaines et sociales quitrouveraient normal de mettre toutleur savoir au service d’entreprisesdont le seul objectif serait de fairepasser la pilule…

Avec l’étude du coût social duchômage, ou de la mise àl’écart d’une frange de lasociété, on produit un savoirpresque immédiatement utile –si l’on veut bien le prendre enconsidération.

…ce qui implique de changercertaines règles du jeu. On peutpenser à des exemples d’actualité.On a lu dans les journaux qu’àpartir du 15 mars, les expulsionsavaient repris. Si l’on se soucie dusort des gens qui ne peuvent paspayer un loyer – je laisse de côté leproblème des mauvais payeurs etdes gens de mauvaise foi – on estpris dans un conflit entre deux typesde droits : d’un côté le droit aulogement, même s’il n’est pasreconnu actuellement comme undroit de l’homme en tant que tel, etde l’autre côté, le droit légitime despropriétaires à tirer parti de leurbien. Généralement, on choisit dedonner droit aux propriétaires, eton expulse les gens qui ne peuventpas payer. Or, les gens non solvablesqu’on expulse, souvent des familles,des femmes seules avec enfants, vont

Pr. Héritier

Page 62: ÉDITORIAL - Collège de France€¦ · personnes travaillant sur le site du Collège de France, quelle que soit leur tutelle, ont pris une part active à cette mobilisation. Son

64 LA LETTRE - Hors série Pr. Héritier

être relogées dans des hôtels, avantde retrouver un travail ou unlogement. Il est clair que le coût durelogement à l’hôtel est biensupérieur au coût du loyer. Or, cecoût est pris en charge par lacollectivité. L’expulsion a doncbeaucoup d’inconvénients : nonseulement elle crée une situationtraumatisante pour les familles elles-mêmes, notamment pour lesenfants, mais elle entraîne desdifficultés pour les services sociauxqui sont chargés de retrouver unlogement et elle condamne lesfamilles à perdre l’essentiel de leursfaibles biens. Ne serait-il pas plussimple que la collectivité prenne encharge le prix du loyer, plutôt quede s’astreindre elle-même à payer lesconséquences de l’expulsion,souvent bien plus coûteuses ? Ceserait possible au moins pendant untemps, dans le cas de familles endifficulté qui ont besoin d’êtreaidées temporairement, le temps dereprendre pied, de retrouver dutravail, etc., et de retrouver leurautonomie.

Ce type de dysfonctionnementsocial est très coûteux pour lacollectivité, sauf à imaginer que cecoût financier, payé par l’impôt,n’est pas uniquement un coût parceque cette situation alimente touteune série d’activités intermédiaires– des services sociaux à l’hôtellerie,qui trouve ainsi une clientèlecaptive. Ce qui serait une situationtrès viciée. Le travail du sociologueest sans doute de montrer où est levice. Le travail, ensuite, despouvoirs publics est d’accepter cettelecture et de trouver une solutionmoins destructrice pour lespersonnes et moins coûteuse pourla collectivité, même si elle peut êtremoins rentable pour certainesparties, comme ici le régime hôtelierqui en bénéficie.

Je ne dis pas que les problèmessoient toujours faciles à régler, maisil est du ressort des sciences socialesde mettre le doigt sur ce genre de

dysfonctionnements. C’est en cesens qu’elles peuvent êtreconsidérées comme perturbatrices,sinon révolutionnaires. Ce n’est làqu’un petit exemple parmi ceux quisautent aux yeux quand on ouvre lejournal, mais on rencontre tous lesjours des cas de ce genre, quirévèlent à la fois les barragesbureaucratiques, les empêchementsliés à deux lectures du droit, et lesconflits d’intérêt dans des situationsqui sont parfois profitables à unecertaine fraction de la société, ettotalement négatives pour d’autres.Quand elles sont trop négatives,elles font le terreau des frustrations,des insatisfactions et des révoltes,qui entraînent des confrontationsdommageables entre différentesfractions de la société – une menacepour la paix civile.

Comment analysez-vousaujourd’hui l’évolution dessciences de l’homme et de lasociété ?

Il me semble qu’il y a unenrichissement constant, même sitous mes collègues ne sont pasnécessairement du même avis. Despistes nouvelles s’ouvrent dans nosdisciplines, et je ne pense pas quenous soyons à la traîne, comme onle dit souvent. J’ai une visionoptimiste de notre capacité àdévelopper des sciences de l’hommeet de la société originales en France.Je note en revanche une tendancetrès négative pour le devenir de nosdisciplines, depuis quelquesdécennies. Elle se traduit par unevolonté de pilotage de la part despouvoirs publics et d’institutionscomme le CNRS qui répercutent lavolonté des pouvoirs publics. Cetencadrement, ce pilotage, consiste àdécider quels secteurs de larecherche doivent être privilégiés :les sciences cognitives, l’habitat, letransport, etc. Les budgets et lespostes sont alors affectésprioritairement à ces secteurs. Oncrée des postes fléchés, pour recruterdes personnes à partir de profils

plus ou moins précisément définis.C’est très nocif. On a besoin,certainement, d’une orientationglobale, mais déterminer de façontrop détaillée que l’argent et lespostes doivent aller à tel ou telsecteur, c’est tuer à petit feu tous lesautres pans de la recherche, parceque, dans ces domaines aussi, leschercheurs ont besoin de ce qui faitune vie normale : des postes, desconditions de travail acceptables, unrevenu décent. S’ils en sont privés,ce sont des secteurs entiers quis’étiolent et finissent par disparaître.On perd ainsi tout l’investissementqui avait été consacré par l’État àdes formations longues, on gaspillel’énergie que des gens avaientconsacrés à se former, dans desconditions parfois difficiles. Onsacrifie des enthousiasmes sanslesquels il n’y a pas de recherchefondamentale au long cours. Nonseulement la démarche est contre-productive, mais elle repose surl’idée fausse qui consiste à croireque parce qu’on met l’accent sur undomaine de recherche, on va y fairedes découvertes et résoudre lesproblèmes spécifiques à ce domaine.Toute l’expérience antérieuremontre que c’est faux. Un exemple :les présidents et les gouvernementsaméricains successifs ont voulutordre le cou au cancer eninvestissant de grandes massesfinancières sur un certain nombred’années, se disant qu’on finiraitainsi par en venir à bout. On n’enest pas venu à bout. Si l’onprogresse aujourd’hui, c’est grâce àune série de travaux qui n’ont rien àvoir avec ces financements forcés.

Les financements forcés n’ontjamais fait le lit des grandesdécouvertes. On pense obtenir desrésultats en canalisant les dons et lesénergies vers des domaines que l’oncroit productifs a priori, et qui ne lesont pas nécessairement. C’est unegrossière erreur de jugement. Larecherche ne fonctionne pas de cettefaçon. On ne peut jamais garantirla rentabilité à court terme de ce

Page 63: ÉDITORIAL - Collège de France€¦ · personnes travaillant sur le site du Collège de France, quelle que soit leur tutelle, ont pris une part active à cette mobilisation. Son

65Hors série - LA LETTRE

type d’investissement. Il est doncillusoire de se donner des objectifsaussi étroitement définis et aussivolontaristes. Ce n’est pas ainsi quese font les découvertes ni même lesinventions. Elles ne peuvent pas êtreprogrammées et surtout pas à courtterme. Et pourtant, nous répétonsles mêmes erreurs en France àquelques années d’intervalle. Et celase fait également dans les sciencesde la vie et dans les autresdisciplines. Cela conduit à étoufferl’imagination, à sacrifier laformation de chercheurs dansd’autres disciplines, condamnées àse contenter de survivre, ou àdépérir.

Pour sortir de ce conflit entre lavolonté de contrôle et depilotage des pouvoirs publics etle désir d’autonomie deschercheurs, peut-on imaginerdes structures qui permettraientde réaliser un équilibre ?

L’idée des campus exposée parPhilippe Kourilsky me paraîtintéressante. Elle est déjà réaliséepartiellement dans nos disciplinespar l’intermédiaire des Maisons dessciences de l’homme et de la société.Il y en a sans doute plus d’unetrentaine en France. Elles n’ont pastoujours les moyens de fonctionnerde manière conviviale, mais c’estune bonne piste. Il faut créer deslieux de convivialité, au sens strictdu mot. L’un des grands avantages

d’une Maison des sciences del’homme, comme celle de Paris, estde permettre des discussions decouloir entre gens de disciplinesvoisines. Cela permet des échangesnon seulement agréables, maissurtout très enrichissants sur le planprofessionnel. Pouvoir discuter avecdes anthropologues, des sociologueset d’autres spécialistes de scienceshumaines, est très précieux. Cesconversations de rencontre ne sontpas toutes professionnelles, maiselles permettent de s’ouvrir l’esprit,elles créent des opportunités demettre sur pied des projetscommuns. C’est très fécond.Campus, Maisons : il faut des lieuxde passage. C’est là que se trouventsans doute les solutions de l’avenir.

Pour autant, il ne faut pasoublier que la recherche est au fondun travail solitaire.

Mais les sciences ne sont-ellespas de plus en plus desentreprises collectives, commeen physique, où l’on s’organiseen équipes travaillant sur degros projets avec des budgetsénormes, etc.

C’est vrai, mais il n’en reste pasmoins que chaque investissementintellectuel est un investissementsolitaire. Chacun, de son côté,défriche son secteur, explore saterre. Ma métaphore est celle de lataupe : le chercheur fouille dans son

coin, remonte à la lumière de tempsen temps, croise d’autreschercheurs, discute, puis repartfouiller dans son coin. C’est untravail solitaire. Bien sûr, il y a lapaillasse, les grands projets collectifsqui impliquent d’aller dans le mêmesens sur un projet, mais chacun, deson côté, mène son travail solitaire.Ce travail de l’esprit, que chacundoit faire de son côté, est un travaildu soi, et aussi un travail sur soi.C’est une chose qu’on ne peut passéparer du travail de la recherche : ilconduit, par la connaissance, à unapprofondissement de la connais-sance de soi. ■

Les interviews de Mme Héritier et MM. Changeux, Cohen-Tannoudji,Kourilsky et Lehn ont été réalisées par Marc Kirsch, Maître de conférences auCollège de France, associé à la chaire de Philosophie et histoire des conceptsscientifiques.

Marc Kirsch, né en 1963, est un ancien élève de l’École normale supérieureUlm. Il est agrégé de philosophie, et sa thèse, dirigée par le Professeur AnneFagot-Largeault, s’intitule : L’âme et le corps : dualisme, monisme,matérialisme. ■

Pr. Héritier

Page 64: ÉDITORIAL - Collège de France€¦ · personnes travaillant sur le site du Collège de France, quelle que soit leur tutelle, ont pris une part active à cette mobilisation. Son

25 novembre

PROLOGUE : IDENTITÉ EUROPÉENNE ET POLITIQUE SCIENTIFIQUE

16h00 Jacques Glowinski, Administrateur du Collège de France

Participation de personnalités politiques de l'union européenne et notamment le présidentde la commission européenne et le commissaire européen pour la recherche et la technologie

26 novembre

L'EUROPE DE L'ENSEIGNEMENT ET DE LA RECHERCHEPrésident : Pierre-Gilles de Gennes, Professeur au Collège de France

● LE CONTEXTE HISTORIQUE

9h00 Bronislav Geremek, Professeur de civilisation européenne au Collège européen de Natolin (Pologne),titulaire de la Chaire internationale au Collège de France (1992-1993)“Le devenir européen et le défi prométhéen”

● DE NOUVELLES MISSIONS POUR LES UNIVERSITÉS

9h30 Theodor Berchem, titulaire de la Chaire européenne au Collège de France,ancien Recteur de l'Université de Würzburg (Allemagne)“L'Europe des Universités et de la Recherche”

10h00 Douwe Breimer, Recteur de l'Université de Leyden (Pays-Bas), Président de la Liguedes Universités de recherches européennes“Fundamental research and the role of european universities”

● LES SUCCÈS STRATÉGIQUES DE LA SCIENCE ET DE LA TECHNOLOGIE EUROPÉENNES

11h00 Gabriele Veneziano, Professeur au Collège de France, CERN Genève (Suisse)“Le CERN : un exemple que même les États-Unis nous envient”

11h30 Catherine Cesarsky, Directrice ESO, Munich (Allemagne)“A new age of discoveries : frontline astrophysics made in Europe”

12h00 Frank Gannon, EMBO, Heidelberg (Allemagne)“The Example of the Life Sciences : Europe working to maintain a strong position”

L'EUROPE DES HUMANITÉS ET DES SCIENCES SOCIALESPrésident : Claude Cohen-Tannoudji, Professeur au Collège de France

● FORMATION DE L'ESPRIT ET ESPRIT DE L'EUROPE

14h00 Marc Fumaroli, de l'Académie Française, Professeur honoraire au Collège de France“La République des Lettres”

14h30 Roberto de Mattei, Professeur à l'Université Cassino (Italie), Représentant du CNR“Les sciences humaines comme facteur d'intégration européenne”

15h00 Francisco Jarauta, Université de Murcia, Fondation Botín (Espagne)“L'Europe face à un monde globalisé”

15h30 Eduardo Vesentini, Academia Nazionale dei Lincei (Italie)“Science et responsabilité individuelle”

● L'EUROPE EST-ELLE PORTEUSE DE VALEURS ÉTHIQUES UNIVERSELLES ?

16h30 Gilbert Hottois, Professeur à l'Université Libre de Bruxelles (Belgique)“La science européenne : entre valeurs modernes et postmodernité”

17h00 Dame Julia Higgins, Foreign Secretary of the Royal Society, Londres, (Grande-Bretagne)“Using science to make the best policies in Europe”

S C I E N C E E T C O N S C IC O L L O Q U E D U C O

25-26-27 no

P r o g r

Page 65: ÉDITORIAL - Collège de France€¦ · personnes travaillant sur le site du Collège de France, quelle que soit leur tutelle, ont pris une part active à cette mobilisation. Son

27 novembre

DE GRANDES AMBITIONS POUR L'EUROPEPrésident : François Jacob, Professeur honoraire au Collège de France

● LES DÉFIS DE LA RECHERCHE EN SANTÉ DANS UN MONDE GLOBALISÉ

9h00 Philippe Kourilsky, Directeur de l'Institut Pasteur, Professeur au Collège de France“Les maladies négligées : problèmes de recherche, de réglementation et d'éthique”

9h30 Louise Gunning-Schepers, Dean and chairman of the executive board of the AcademicMedical Centre, Amsterdam (Pays-Bas)“Academic medicine, meeting the challenge of future health needs”

10h00 Marcel Tanner, Directeur de l'Institut Tropical Suisse“Les défis pour les institutions et les chercheurs au nord et au sud dans le domaine desmaladies de pauvreté”

10h30 Jean-François Dehecq, Président Directeur Général Sanofi-Synthelabo

● L'INDUSTRIE EUROPÉENNE ET LES DÉFIS DE LA HAUTE TECHNOLOGIE

11h30 Noël Forgeard, Directeur d'Airbus Industries

12h00 Juhani Kuusi, Senior Vice-President, Technology Strategy, Nokia - retired - (Finlande)“Interaction between Research and Business-Basis for competitiveness”

QUELLE RECHERCHE POUR L'EUROPE DE DEMAIN ?Président : Jean-Marie Lehn, Professeur au Collège de France

● ADAPTER LA RECHERCHE À L'INNOVATION

14h00 Helga Nowotny, École Polytechnique fédérale, Zürich (Suisse)“The Quest for Innovation and european Cultures of Research”

14h30 Rolf Tarrach, ancien président du CSIC, Madrid (Espagne)“Research training for a knowledge-driven european economy”

● CULTURE SCIENTIFIQUE ET IDENTITÉ EUROPÉENNE

15h00 Federico Mayor-Zaragoza, ancien Directeur général de l'Unesco, Madrid (Espagne)“Science et culture, avenir de l'Europe”

● POUR UN NOUVEL ESSOR DE LA RECHERCHE EN EUROPE

15h30 Jean-Patrick Connerade, Président d'Euroscience, Professeur à l'Imperial College, Londres (Grande-Bretagne)“L'Europe qu'il est urgent de construire est celle des sciences”

16h00 Detlev Ganten, Président de la Charité à Berlin (Allemagne)“Les racines et le futur des structures scientifiques en Europe : quelques réflexions anthropogénétiques, historiques et politiques”

16h30 Pierre Rosanvallon, Professeur au Collège de France“La recherche et le souci du long terme dans les démocraties”

CONCLUSIONS

17h00 Étienne-Émile Baulieu, Président de l'Académie des Sciences, Professeur honoraireau Collège de France“La science européenne, le futur de l'Europe sont menacés : comment le prévenir ?”

E N C E E U R O P É E N N E SL L È G E D E F R A N C Evembre 2004

a m m e

Page 66: ÉDITORIAL - Collège de France€¦ · personnes travaillant sur le site du Collège de France, quelle que soit leur tutelle, ont pris une part active à cette mobilisation. Son

La Lettre du Collège de France “Hors série”envoyée sur demande avec contribution aux frais de gestion : 5 €

Conception générale, rédaction et coordination : Florence TERRASSE-RIOU, Directrice des Affaires culturelles, Patricia LLEGOU.Conception graphique : Patricia LLEGOU. Crédits photos : © Collège de France,PATRICK IMBERT - Reproduction autorisée avec mention d’origine.

ISSN 1628-2329 - Impression : CAPNORD

11 place Marcelin-Berthelot – 75231 Paris cedex 05

TOUTETOUTE LL’’ ACTUALITÉACTUALITÉ SURSUR WWWWWW.. COLLEGECOLLEGE -- DEDE -- FRANCEFRANCE .. FRFR

L'écart entre les moyens accordés audéveloppement de la recherche aux États-Unis (ou au Japon) et dans les divers paysde la Communauté Européenne se creusedepuis plusieurs années. De nouvellesdispositions ont été prises récemment par laCommunauté Européenne pour tenter decombler en partie ce retard. Toutefois, celles-ci semblent nettement insuffisantes et lesmodalités d'organisation de l'Espace deRecherche Européen sont trop complexespour une mobilisation et une réactionefficaces. Les prises de position alarmantesde personnalités scientifiques ou deresponsables de la recherche, qui semultiplient, en sont le témoignage.

Donner une nouvelle dimension à l'Espacede Recherche Européen est non seulement unobjectif mobilisateur pour la jeunesse, maisaussi un défi pour l'avenir. Les enjeux d'unetelle démarche sont nombreux :ralentissement de la fuite des cerveaux,attraction pour l'Europe des chercheurs denombreux pays ; impacts sur l'éducation oula formation continue, la qualité del'enseignement, le développement desuniversités et l'information scientifique ;retombées socio-économiques, créationd'entreprises et emploi et enfin, plus grandeindépendance et identité de l'Europe. Unetelle initiative, qui nécessite une vision, unedétermination et une grande autorité poursensibiliser l'opinion et mobiliser tous lesacteurs, ne peut être prise que par lesdécideurs politiques au plus haut niveau.

C'est pour contribuer à cette évolutionque le Collège de France, en partenariat avecdes Fondations européennes, a pris ladécision d'organiser le Colloque Science etconscience européennes. En faisant unhistorique de l'état des lieux, évaluant lesréussites mais aussi les faiblesses de larecherche européenne, le colloque se proposede présenter quelques grandes ambitionspour la recherche européenne. Il ensoulignera la dimension culturelle, quireprésentait naguère une spécificité de notrecontinent et contribuait à mieux intégrer lascience et l'enseignement supérieur dans lasociété. Il esquissera ensuite les pistes d'unprojet susceptible de rendre à l'Europe uneplace qu'elle est en train de perdre sur lascène mondiale, tant du point de vue de latechnologie que de l'économie.

Le colloque se propose d'attirerl'attention des responsables politiques surles nouvelles stratégies qui pourraient êtremises en œuvre pour donner un nouveausouffle à la science et à la technologie enEurope. La visibilité des personnalitéspolitiques qui seront invitées à se prononcersur les objectifs des organisateurs seranotamment assurée par l'organisation d'unesoirée publique qui précédera les deuxjournées du colloque. Une conférence depresse sera organisée en particulier pour lesresponsables de la page scientifiquecommune réalisée par quelques grandsquotidiens européens. ■

SCIENCE ET CONSCIENCE EUROPÉENNES

COLLOQUE DU COLLÈGE DE FRANCE

25-26-27 novembre 2004