discours jaurès manuscrit

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Page 1 sur 6 Discours de présentation du manuscrit de Jean Jaurès acquis par l’Assemblée nationale « L’anarchisme » Mercredi 17 décembre 2014 à 12 heures Hôtel de Lassay Mesdames, Messieurs les Députés, chers collègues, Monsieur le Président du Conseil général du Tarn, cher Thierry Carcenac, Madame la Secrétaire générale, chère Corinne, Mesdames, Messieurs, Je suis très heureux de vous accueillir aujourd’hui pour nous féliciter d’une acquisition précieuse. Précieuse et émouvante. Un manuscrit de Jaurès qui intègre le fonds de l’Assemblée nationale, le moment est d’importance. Mais, quand on voit, quand on touche de près, la qualité du texte, la qualité matérielle bien sûr mais aussi la profondeur intellectuelle du document, alors, on se dit que l’on a réussi quelque chose. Bravo, bravo à tous les services, bravo à toutes les personnes qui ont œuvré à cette acquisition, grâce, bien entendu, au droit de préemption de l’Etat, qui demeure un instrument juridique de sauvegarde et de transmission irremplaçable. Bravo à Patrick Montambault, directeur de la Bibliothèque, à qui l’on confie ce joyau et qui saura, comme un délicat et précautionneux bijoutier, en prendre le plus grand soin. De voir, de toucher ce manuscrit nous renvoie au caractère vivant de l’Histoire. On croit voir Jaurès. Ce monstre sacré, transfiguré par la légende, redescend pour quelques instants parmi les siens. C’est son encre, son papier, ses ratures,

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Page 1: Discours Jaurès manuscrit

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Discours de présentation du manuscrit de Jean Jaurès acquis par

l’Assemblée nationale « L’anarchisme »

Mercredi 17 décembre 2014 à 12 heures

Hôtel de Lassay

Mesdames, Messieurs les Députés, chers collègues,

Monsieur le Président du Conseil général du Tarn, cher Thierry Carcenac,

Madame la Secrétaire générale, chère Corinne,

Mesdames, Messieurs,

Je suis très heureux de vous accueillir aujourd’hui pour nous féliciter d’une

acquisition précieuse. Précieuse et émouvante. Un manuscrit de Jaurès qui

intègre le fonds de l’Assemblée nationale, le moment est d’importance. Mais,

quand on voit, quand on touche de près, la qualité du texte, la qualité matérielle

bien sûr mais aussi la profondeur intellectuelle du document, alors, on se dit que

l’on a réussi quelque chose.

Bravo, bravo à tous les services, bravo à toutes les personnes qui ont œuvré à

cette acquisition, grâce, bien entendu, au droit de préemption de l’Etat, qui

demeure un instrument juridique de sauvegarde et de transmission

irremplaçable.

Bravo à Patrick Montambault, directeur de la Bibliothèque, à qui l’on confie ce

joyau et qui saura, comme un délicat et précautionneux bijoutier, en prendre le

plus grand soin.

De voir, de toucher ce manuscrit nous renvoie au caractère vivant de l’Histoire.

On croit voir Jaurès. Ce monstre sacré, transfiguré par la légende, redescend

pour quelques instants parmi les siens. C’est son encre, son papier, ses ratures,

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ses idées, ses espoirs, pour continuer, encore et toujours, ce qu’il appelait

humblement sa « besogne parlementaire ».

Que nous reste-t-il de Jaurès, de ce qu’il fut, de ce qu’il transmit aux autres, de

ce qui fit son succès ?

Jaurès, c’était d’abord une voix, bien sûr. Il y a un peu plus d’un an, le 25 mai

2013, j’ai eu le plaisir de commémorer avec la population de ma ville, le Pré-

Saint-Gervais en Seine-Saint-Denis, le centième anniversaire d’un discours

magnifique de Jaurès contre l’allongement du service militaire de deux à trois

ans. Une photo le montre ce jour-là, le poing serré, le buste penché vers la foule,

le drapeau rouge, derrière, qui flotte au vent et qui semble scander ses envolées.

Une autre photo le montre à la fenêtre de l’Hôtel de Ville du Pré. Juste en-

dessous, on voit une petite fille de cinq ans.

Plus tard, Lucienne Noublanche, c’était son nom, remarquable militante, elle

nous a quittés il y a quelques années, témoigna tout le long de son existence du

timbre de la voix du tribun tarnais, de sa force d’entraînement et, surtout, de

l’impression de vérité qui se mettait à faire frémir l’air. Jaurès, c’était un peu le

Socrate du temps démocratique. Par ses questions, par sa douce insistance, par

son intelligence, il remuait le fonds de chaque conscience pour que l’homme y

puise l’Idée bonne, l’Idée juste, et qu’il la ramène à la surface. Jaurès avait cela,

cette capacité de retrouver au plus profond du cœur des humbles le reflet de

l’harmonie du monde.

Jaurès, et c’est cela que l’on célèbre aujourd’hui, c’était aussi une plume.

Admirez cette écriture claire.

Jaurès avait des mains épaisses de paysan mais une écriture élégante de

seigneur. Il y a quelques ratures et reprises, si émouvantes d’ailleurs, mais qui

n’altèrent en rien le caractère aéré, cristallin, quasiment musical de cette

écriture. Qu’est-ce que ce texte ?

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Dans ce texte, Jaurès réagit à l’attentat d’Auguste Vaillant qui, le 9 décembre

1893, balance, depuis les deuxièmes tribunes du public dans l’hémicycle de

l’Assemblée nationale, une bombe.

La bombe atterrit au milieu des travées de la droite, fait une cinquantaine de

blessés. Heureusement aucun mort. Vaillant protestait contre les lois de

répression qui avaient suivi les attentats de Ravachol. L’anarchisme tuera

encore, notamment un Président de la République, Sadi Carnot, en juin 1894.

Ce texte deviendra discours. En effet, le 30 avril 1894, quelques mois après son

écriture, Jaurès prononce dans l’hémicycle un discours retentissant contre ces

lois répressives, très vite surnommées Lois scélérates.

Ce grand amoureux de la Révolution française avait compris ce qu’il se passe

sous couvert de maintien de l’ordre public, quand tout est permis pour

discipliner les foules.

La tranquillité publique, elle doit être assurée bien sûr. Mais utiliser cet objectif

pour légitimer les lois d’exception, non, Jaurès ne peut l’accepter. Et il sait, ce

grand connaisseur de l’Histoire, il sait, cet ami des cafetiers, des paysans, des

ouvriers, il sait que les pauvres sont les premières victimes des troubles, et il sait

les ravages contre la liberté quand, de corps de citoyens, la nation devient ce

qu’on appelle une opinion publique, ce qu’il appelle dans ce texte « je ne sais

quelle lâche concession à la conscience commune ».

Il sait, ce grand connaisseur de l’Etat, cet expert des couloirs ministériels,

comment on assure l’ordre quand on a des objectifs à atteindre qui ne sont pas

toujours l’intérêt du peuple. C’est pourquoi il s’exclame à la tribune : « c’est

ainsi que vous êtes obligés de recruter dans le crime de quoi surveiller le crime,

dans la misère de quoi surveiller la misère et dans l’anarchie de quoi surveiller

l’anarchie ».

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Ce manuscrit réagit donc à chaud à l’attentat de Vaillant.

Il pressent que la droite voudra tenir l’anarchisme et le socialisme responsables

des troubles qui agitent le pays. Jaurès, dans ce texte, répond par l’intelligence.

Il distingue les objectifs communs des révolutionnaires, dont il est, de moyens

d’action dont certains lui font horreur, car ils sont promis à l’échec puisqu’ils

nient la liberté individuelle. Que trouverez-vous dans ce texte ? Tant de choses,

mais, j’en trouve, surtout trois : une pensée, une langue, un idéal.

1- Une pensée d’abord. Ce manuscrit montre l’extrême souci de la précision

chez Jaurès. La lecture de ses ouvrages et de ses discours le confirment : Jaurès

considérait son action politique comme un processus dont l’avènement de la

vérité était le fruit.

Toute sa vie, Jaurès, patiemment, comme un enlumineur médiéval, comme un

orfèvre de la Renaissance, comme une dentellière de Versailles, sculpte la vérité.

Et il enlève, sans relâche, tous les voiles, tous les filtres, qui empêchent les

peuples de la distinguer.

Il comprend notamment que le fait de trouver une source intellectuelle commune

à l’anarchisme et au socialisme est une calomnie dont toute la gauche sera

victime puisqu’une source commune sera réputée inspirer et l’anarchisme

terroriste, et le socialisme transformateur. Nous avons bien connu cela depuis.

Jaurès cite Bakounine et Elysée Reclus, des grandes figures de la gauche au

XIXème siècle. Il écrit d’abord, une pensée qui « va de Bakounine » puis, rature,

corrige en « qui va ou que l’on dit aller de Bakounine ». C’est émouvant cela.

La main de Jaurès ne veut pas laisser au terrorisme de l’anarchisme les penseurs

qu’il aime.

Ce souci de précision fait de ce texte un merveilleux médicament, c’est une

potion apaisante. Potion contre les calomniateurs de la pensée socialiste qui y

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voient toujours des violences imaginaires, on l’a vu. Potion contre les théories

qui veulent opposer individualisme à étatisme.

Jaurès montre que sa pensée, que d’aucuns qualifiaient, en la calomniant, d’anti-

individuelle (et on sait que Clemenceau se rendit coupable de cette calomnie),

est une pensée au contraire soucieuse de l’émancipation individuelle.

Et il attaque le grand Jean, il attaque dur ! Il attaque les conservateurs et leur

renvoie leur calomnie. Il est savoureux de lire par exemple sa condamnation de,

je cite, « l’anarchie bourgeoise, telle qu’elle se pratique dans nos sociétés, sous

la loi suprême du laisser-faire ».

2- Après la pensée, la langue. Le manuscrit oppose, et que c’est beau cette

langue, la « faculté » des pauvres à la « fantaisie » des riches. L’individualisme

de gauche selon Jaurès, c’est l’assurance pour les humbles de pouvoir exercer

leurs facultés personnelles, c’est-à-dire de ne pas mourir à survivre. Quelle

liberté individuelle peut-on exalter pour celui qui travaille jour et nuit, pour celui

qui tremble de soumission devant son patron, de peur pour son enfant, de froid

pour

lui-même ? Et, plus tard, on saura ce qu’il faut entendre par liberté individuelle

de la part du régime de Poincaré qui enverra des millions d’individus à une mort

certaine en 1914.

Car si on chante, on glorifie, on fait la guerre collectivement, c’est encore

individuellement que l’on meurt.

Quand il parle de ce « bonheur commun », il prévient que, je cite, « il n’y aura

de bonheur vrai, profond, intime que pour ceux qui sauront assimiler à leur

nature individuelle les éléments de joie collective », il ne soumet pas le bonheur

à des indicateurs, il le provoque par un défi. Allez peuple de France, sachez

parler avec votre semblable, échanger des phrases, sachez comprendre ce qui

peut le mettre en joie, et vous serez capable d’une pensée sociale. « Joie », voilà

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un mot que trop de modernes ont laissé aux prêtres des religions ou aux parcs

d’attractions, alors qu’il devrait être au centre de notre action.

3- Après la pensée, après la langue, l’idéal. Le texte montre en effet que le mot

utopie n’est pas un gros mot. Il n’aime pas les anarchistes car ils refusent

l’organisation collective, la discipline du parti, qui est, selon les socialistes, la

dignité de la révolution. Mais attention, l’idéal est le même. Pas d’attentat, pas

de meurtre, pas de geste personnel, jamais ! Mais ne lâchons pas l’idéal !

Comme il aurait détesté l’usage, aujourd’hui, du mot pragmatisme, du mot

complexité, du mot externalité.

Jaurès ne cherchait pas des excuses à la résignation sociale. Il cherchait au

contraire des stimulations à l’action.

Vous connaissez ces mots, bien sûr, extraits du discours de Toulouse :

« précisément parce qu’il est un parti essentiellement révolutionnaire, il est le

parti le plus activement et le plus réellement réformateur ».

Voilà Jaurès. Merci Thierry Carcenac, merci à tous les tarnais ici présents, merci

au Tarn de nous avoir offert l’existence de ce tribun de la liberté.

Merci à cette pensée qu’aucune puissance n’a su réduire, si ce n’est celle du

peuple lui-même, de ne jamais avoir perdu l’infini de vue pour qu’il irrigue, ici

et maintenant, le chemin de l’homme vers le bonheur. Jaurès écrit comme il

vécut, à la fois solide et délicat, chaleureux et concentré, populaire et raffiné.

Continuons, continuons son combat, je laisse la conclusion au grand Jean,

continuons à « organiser la solidarité grandissante des travailleurs qui aboutira

à la plus noble et la plus humaine des révolutions ».

Merci à tous.