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Discours de présentation du manuscrit de Jean Jaurès acquis par
l’Assemblée nationale « L’anarchisme »
Mercredi 17 décembre 2014 à 12 heures
Hôtel de Lassay
Mesdames, Messieurs les Députés, chers collègues,
Monsieur le Président du Conseil général du Tarn, cher Thierry Carcenac,
Madame la Secrétaire générale, chère Corinne,
Mesdames, Messieurs,
Je suis très heureux de vous accueillir aujourd’hui pour nous féliciter d’une
acquisition précieuse. Précieuse et émouvante. Un manuscrit de Jaurès qui
intègre le fonds de l’Assemblée nationale, le moment est d’importance. Mais,
quand on voit, quand on touche de près, la qualité du texte, la qualité matérielle
bien sûr mais aussi la profondeur intellectuelle du document, alors, on se dit que
l’on a réussi quelque chose.
Bravo, bravo à tous les services, bravo à toutes les personnes qui ont œuvré à
cette acquisition, grâce, bien entendu, au droit de préemption de l’Etat, qui
demeure un instrument juridique de sauvegarde et de transmission
irremplaçable.
Bravo à Patrick Montambault, directeur de la Bibliothèque, à qui l’on confie ce
joyau et qui saura, comme un délicat et précautionneux bijoutier, en prendre le
plus grand soin.
De voir, de toucher ce manuscrit nous renvoie au caractère vivant de l’Histoire.
On croit voir Jaurès. Ce monstre sacré, transfiguré par la légende, redescend
pour quelques instants parmi les siens. C’est son encre, son papier, ses ratures,
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ses idées, ses espoirs, pour continuer, encore et toujours, ce qu’il appelait
humblement sa « besogne parlementaire ».
Que nous reste-t-il de Jaurès, de ce qu’il fut, de ce qu’il transmit aux autres, de
ce qui fit son succès ?
Jaurès, c’était d’abord une voix, bien sûr. Il y a un peu plus d’un an, le 25 mai
2013, j’ai eu le plaisir de commémorer avec la population de ma ville, le Pré-
Saint-Gervais en Seine-Saint-Denis, le centième anniversaire d’un discours
magnifique de Jaurès contre l’allongement du service militaire de deux à trois
ans. Une photo le montre ce jour-là, le poing serré, le buste penché vers la foule,
le drapeau rouge, derrière, qui flotte au vent et qui semble scander ses envolées.
Une autre photo le montre à la fenêtre de l’Hôtel de Ville du Pré. Juste en-
dessous, on voit une petite fille de cinq ans.
Plus tard, Lucienne Noublanche, c’était son nom, remarquable militante, elle
nous a quittés il y a quelques années, témoigna tout le long de son existence du
timbre de la voix du tribun tarnais, de sa force d’entraînement et, surtout, de
l’impression de vérité qui se mettait à faire frémir l’air. Jaurès, c’était un peu le
Socrate du temps démocratique. Par ses questions, par sa douce insistance, par
son intelligence, il remuait le fonds de chaque conscience pour que l’homme y
puise l’Idée bonne, l’Idée juste, et qu’il la ramène à la surface. Jaurès avait cela,
cette capacité de retrouver au plus profond du cœur des humbles le reflet de
l’harmonie du monde.
Jaurès, et c’est cela que l’on célèbre aujourd’hui, c’était aussi une plume.
Admirez cette écriture claire.
Jaurès avait des mains épaisses de paysan mais une écriture élégante de
seigneur. Il y a quelques ratures et reprises, si émouvantes d’ailleurs, mais qui
n’altèrent en rien le caractère aéré, cristallin, quasiment musical de cette
écriture. Qu’est-ce que ce texte ?
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Dans ce texte, Jaurès réagit à l’attentat d’Auguste Vaillant qui, le 9 décembre
1893, balance, depuis les deuxièmes tribunes du public dans l’hémicycle de
l’Assemblée nationale, une bombe.
La bombe atterrit au milieu des travées de la droite, fait une cinquantaine de
blessés. Heureusement aucun mort. Vaillant protestait contre les lois de
répression qui avaient suivi les attentats de Ravachol. L’anarchisme tuera
encore, notamment un Président de la République, Sadi Carnot, en juin 1894.
Ce texte deviendra discours. En effet, le 30 avril 1894, quelques mois après son
écriture, Jaurès prononce dans l’hémicycle un discours retentissant contre ces
lois répressives, très vite surnommées Lois scélérates.
Ce grand amoureux de la Révolution française avait compris ce qu’il se passe
sous couvert de maintien de l’ordre public, quand tout est permis pour
discipliner les foules.
La tranquillité publique, elle doit être assurée bien sûr. Mais utiliser cet objectif
pour légitimer les lois d’exception, non, Jaurès ne peut l’accepter. Et il sait, ce
grand connaisseur de l’Histoire, il sait, cet ami des cafetiers, des paysans, des
ouvriers, il sait que les pauvres sont les premières victimes des troubles, et il sait
les ravages contre la liberté quand, de corps de citoyens, la nation devient ce
qu’on appelle une opinion publique, ce qu’il appelle dans ce texte « je ne sais
quelle lâche concession à la conscience commune ».
Il sait, ce grand connaisseur de l’Etat, cet expert des couloirs ministériels,
comment on assure l’ordre quand on a des objectifs à atteindre qui ne sont pas
toujours l’intérêt du peuple. C’est pourquoi il s’exclame à la tribune : « c’est
ainsi que vous êtes obligés de recruter dans le crime de quoi surveiller le crime,
dans la misère de quoi surveiller la misère et dans l’anarchie de quoi surveiller
l’anarchie ».
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Ce manuscrit réagit donc à chaud à l’attentat de Vaillant.
Il pressent que la droite voudra tenir l’anarchisme et le socialisme responsables
des troubles qui agitent le pays. Jaurès, dans ce texte, répond par l’intelligence.
Il distingue les objectifs communs des révolutionnaires, dont il est, de moyens
d’action dont certains lui font horreur, car ils sont promis à l’échec puisqu’ils
nient la liberté individuelle. Que trouverez-vous dans ce texte ? Tant de choses,
mais, j’en trouve, surtout trois : une pensée, une langue, un idéal.
1- Une pensée d’abord. Ce manuscrit montre l’extrême souci de la précision
chez Jaurès. La lecture de ses ouvrages et de ses discours le confirment : Jaurès
considérait son action politique comme un processus dont l’avènement de la
vérité était le fruit.
Toute sa vie, Jaurès, patiemment, comme un enlumineur médiéval, comme un
orfèvre de la Renaissance, comme une dentellière de Versailles, sculpte la vérité.
Et il enlève, sans relâche, tous les voiles, tous les filtres, qui empêchent les
peuples de la distinguer.
Il comprend notamment que le fait de trouver une source intellectuelle commune
à l’anarchisme et au socialisme est une calomnie dont toute la gauche sera
victime puisqu’une source commune sera réputée inspirer et l’anarchisme
terroriste, et le socialisme transformateur. Nous avons bien connu cela depuis.
Jaurès cite Bakounine et Elysée Reclus, des grandes figures de la gauche au
XIXème siècle. Il écrit d’abord, une pensée qui « va de Bakounine » puis, rature,
corrige en « qui va ou que l’on dit aller de Bakounine ». C’est émouvant cela.
La main de Jaurès ne veut pas laisser au terrorisme de l’anarchisme les penseurs
qu’il aime.
Ce souci de précision fait de ce texte un merveilleux médicament, c’est une
potion apaisante. Potion contre les calomniateurs de la pensée socialiste qui y
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voient toujours des violences imaginaires, on l’a vu. Potion contre les théories
qui veulent opposer individualisme à étatisme.
Jaurès montre que sa pensée, que d’aucuns qualifiaient, en la calomniant, d’anti-
individuelle (et on sait que Clemenceau se rendit coupable de cette calomnie),
est une pensée au contraire soucieuse de l’émancipation individuelle.
Et il attaque le grand Jean, il attaque dur ! Il attaque les conservateurs et leur
renvoie leur calomnie. Il est savoureux de lire par exemple sa condamnation de,
je cite, « l’anarchie bourgeoise, telle qu’elle se pratique dans nos sociétés, sous
la loi suprême du laisser-faire ».
2- Après la pensée, la langue. Le manuscrit oppose, et que c’est beau cette
langue, la « faculté » des pauvres à la « fantaisie » des riches. L’individualisme
de gauche selon Jaurès, c’est l’assurance pour les humbles de pouvoir exercer
leurs facultés personnelles, c’est-à-dire de ne pas mourir à survivre. Quelle
liberté individuelle peut-on exalter pour celui qui travaille jour et nuit, pour celui
qui tremble de soumission devant son patron, de peur pour son enfant, de froid
pour
lui-même ? Et, plus tard, on saura ce qu’il faut entendre par liberté individuelle
de la part du régime de Poincaré qui enverra des millions d’individus à une mort
certaine en 1914.
Car si on chante, on glorifie, on fait la guerre collectivement, c’est encore
individuellement que l’on meurt.
Quand il parle de ce « bonheur commun », il prévient que, je cite, « il n’y aura
de bonheur vrai, profond, intime que pour ceux qui sauront assimiler à leur
nature individuelle les éléments de joie collective », il ne soumet pas le bonheur
à des indicateurs, il le provoque par un défi. Allez peuple de France, sachez
parler avec votre semblable, échanger des phrases, sachez comprendre ce qui
peut le mettre en joie, et vous serez capable d’une pensée sociale. « Joie », voilà
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un mot que trop de modernes ont laissé aux prêtres des religions ou aux parcs
d’attractions, alors qu’il devrait être au centre de notre action.
3- Après la pensée, après la langue, l’idéal. Le texte montre en effet que le mot
utopie n’est pas un gros mot. Il n’aime pas les anarchistes car ils refusent
l’organisation collective, la discipline du parti, qui est, selon les socialistes, la
dignité de la révolution. Mais attention, l’idéal est le même. Pas d’attentat, pas
de meurtre, pas de geste personnel, jamais ! Mais ne lâchons pas l’idéal !
Comme il aurait détesté l’usage, aujourd’hui, du mot pragmatisme, du mot
complexité, du mot externalité.
Jaurès ne cherchait pas des excuses à la résignation sociale. Il cherchait au
contraire des stimulations à l’action.
Vous connaissez ces mots, bien sûr, extraits du discours de Toulouse :
« précisément parce qu’il est un parti essentiellement révolutionnaire, il est le
parti le plus activement et le plus réellement réformateur ».
Voilà Jaurès. Merci Thierry Carcenac, merci à tous les tarnais ici présents, merci
au Tarn de nous avoir offert l’existence de ce tribun de la liberté.
Merci à cette pensée qu’aucune puissance n’a su réduire, si ce n’est celle du
peuple lui-même, de ne jamais avoir perdu l’infini de vue pour qu’il irrigue, ici
et maintenant, le chemin de l’homme vers le bonheur. Jaurès écrit comme il
vécut, à la fois solide et délicat, chaleureux et concentré, populaire et raffiné.
Continuons, continuons son combat, je laisse la conclusion au grand Jean,
continuons à « organiser la solidarité grandissante des travailleurs qui aboutira
à la plus noble et la plus humaine des révolutions ».
Merci à tous.