discours et contre-discours dans la fabrique de la stratégie

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AUGUSTIN COURNOT DOCTORAL SCHOOL THÈSE Pour l’obtention du titre de docteur en Sciences de Gestion Présentée et soutenue publiquement par Pascal KOEBERLÉ DISCOURS ET CONTRE-DISCOURS DANS LA FABRIQUE DE LA STRATÉGIE Qui pilote l’organisation polyphonique ? 29 septembre 2011 JURY Directeur de thèse : Monsieur Michel KALIKA Professeur à l’Université Paris-Dauphine Rapporteurs : Madame Sandra CHARREIRE PETIT Professeur à l’Université Paris Sud Monsieur Emmanuel JOSSERAND Professeur à HEC Genève, Université de Genève Suffragants : Monsieur Benoît JOURNÉ Professeur à l’Université de Nantes Monsieur Jean DESMAZES Professeur à l’Université de La Rochelle

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Thèse de doctorat.

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AUGUSTIN COURNOT DOCTORAL SCHOOL

THÈSE Pour l’obtention du titre de docteur en Sciences de Gestion

Présentée et soutenue publiquement par

Pascal KOEBERLÉ

DISCOURS ET CONTRE-DISCOURS DANS LA FABRIQUE DE LA STRATÉGIE

Qui pilote l’organisation polyphonique ?

29 septembre 2011

JURY

Directeur de thèse : Monsieur Michel KALIKA Professeur à l’Université Paris-Dauphine

Rapporteurs : Madame Sandra CHARREIRE PETIT Professeur à l’Université Paris Sud

Monsieur Emmanuel JOSSERAND Professeur à HEC Genève, Université de Genève

Suffragants : Monsieur Benoît JOURNÉ Professeur à l’Université de Nantes

Monsieur Jean DESMAZES Professeur à l’Université de La Rochelle

| i

L'université n'entend donner aucune approbation ni improbation

aux opinions émises dans les thèses ; ces opinions doivent être

considérées comme propres à leurs auteurs.

Remerciements

Quelle expérience ! Quatre années se sont écoulées depuis que ce travail doctoral

a vu le jour. S'il aboutit aujourd'hui, c'est en partie grâce à des personnes qui

ont su, chacun à leur manière, me soutenir dans les réjouissances, mais aussi dans

le moments de doutes. C'est avec une grande reconnaissance que je voudrais leur

adresser ici quelques mots.

Chacun pourra comprendre que j'adresse mes premiers remerciements au Pro-

fesseur Michel Kalika, mon directeur de thèse. Si je le remercie, c'est bien entendu

pour son travail, ses conseils et ses encouragements constants pour la réussite de ce

projet ; mais c'est aussi et surtout parce qu'il a accepté de reprendre la direction

de ma thèse au moment où les circonstances ont voulu que je me tourne vers lui.

J'espère que ce travail est à la hauteur de la chance qu'il m'a donnée. Merci de

m'avoir fait con�ance.

Cette thèse a en e�et été démarrée sous la direction du Professeur Jacques Lewko-

wicz. Je voudrais ici lui faire part de ma reconnaissance pour son soutien indéfectible

pendant près de trois années de thèse, et tout particulièrement pour son soutien à

ma candidature au poste de moniteur à l'issue de mon master recherche. J'ai égale-

ment beaucoup appris à son contact. Je lui souhaite une longue et heureuse retraite.

J'adresse également mes sincères remerciements à l'ensemble des personnes qui

m'ont soutenu à HuManiS, à l'Ecole de Management Strasbourg, à la Faculté des

Sciences Economiques et de Gestion de Strasbourg et à l'Ecole Doctorale Augustin

Cournot. J'ai une pensée toute particulière pour Karine Bouvier et Danielle Gé-

nevé grâce à qui les démarches administratives ne m'ont jamais paru aussi simples.

J'adresse des remerciements chaleureux à Yves Moulin pour son soutien, ses conseils

et son amitié depuis mon arrivée à Strasbourg.

Je tiens à remercier les Professeurs Sandra Charreire Petit et Emmanuel Josse-

rand d'avoir accepté de la lourde tâche de rapporteur. Je me sens honoré de pouvoir

soumettre mon travail à leur analyse avisée. Merci également aux Professeurs Jean

Desmazes et Benoît Journé de me témoigner leur intérêt pour mon travail en parti-

cipant au jury de cette thèse.

Merci aux Professeurs Isabelle Huault, Florence Allard-Poesi et Florence Pal-

pacuer pour leurs précieux conseils lors du séminaire doctoral de l'AIMS à Luxem-

bourg. Nous ne saurions trop recommandé aux doctorants qui liraient cette thèse, de

iv |

participer aux activités doctorales proposées par l'Association Internationale de Ma-

nagement Stratégique. Merci par ailleurs au Professeur Alain Noël pour nos échanges

informels et pour la qualité du sémaire de méthodes qualitatives qu'il a assuré dans

le cadre de l'ED Augustin Cournot. Merci encore au Professeur Eero Vaara d'avoir

répondu rapidement à mes sollicitations spontanées.

Il y a également une vie autour de la thèse. Merci à Edmond, Hassan, Mialisoa,

Alya, Francis, Jean-Philippe, Stéphane et René pour leur bonne humeur et pour les

moments que nous avons partagés. Dans un autre contexte, merci à mes amis du

Vélo Club Altkirch, à qui je promets de les voir désormais plus souvent que mon

livreur de pizzas.

Merci à René Muller pour sa contribution à la réussite de cette thèse.

Mais de tous les remerciements que je voudrais faire ici, ce sont ceux que j'adresse

à ma famille qui sont les plus profonds. Cette thèse n'aurait pas été possible sans le

soutien constant de mes parents. Mention spéciale à mon père, qui a relu, plusieurs

fois, la totalité de cette thèse et m'a permis de l'améliorer. Merci à mon frère Eric

et ma soeur Marie, ainsi qu'à Aline et Sixtine.

Et merci à Claire-Ange. Merci à elle pour sa compréhension, sa patience, son

soutien. Alors que cette thèse se termine, la sienne pourra désormais compter sur

mon soutien renforcé. Et c'est avec plaisir que je continuerai de l'accompagner sur

de nombreuses routes ensemble.

Sommaire

Introduction générale . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 1

I PROJET DE RECHERCHE.Qui fait la stratégie ? Une perspective à base de discours. 17

1 L'approche pratique de la stratégie : qui pilote l'organisation ? . . . . . . . . . . . . . 21

1.1 L'approche pratique de la stratégie : positionnements et implications . . . . . . . . . . . . 23

1.2 L'approche pratique de la stratégie : diversités et points communs . . . . . . . . . . . . . 37

2 Le discours dans la construction de la stratégie : une approche critique . . . . . . . . 55

2.1 Le discours : une pratique de construction collective de la stratégie . . . . . . . . . . . . . 57

2.2 L'analyse critique de discours : un cadre pour appréhender la construction de la stratégie . 74

II TERRAIN ET METHODES DE RECHERCHE.Qui fait la stratégie ? Le cas de la commune de Saint-Pré-le-Paisible. 109

3 Présentation du terrain de la recherche : la commune de Saint-Pré-le-Paisible . . . . . 113

3.1 Vue d'ensemble : le cadre général de la commune . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 116

3.2 Histoire récente : le climat au moment des événements étudiés . . . . . . . . . . . . . . . 127

3.3 Actualité : les événements étudiés et leurs circonstances . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 150

4 Une démarche d'analyse critique de discours pour découvrir qui fait la stratégie . . . 183

4.1 Justi�cation des méthodes de recherche . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 184

4.2 Exposé des méthodes de recherche . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 205

III RESULTATS ET INTERPRETATIONS.Qui fait la stratégie ? Figures stratégiques et coalitions de discours. 249

5 Les praticiens impliqués dans la fabrique de la stratégie : les �gures stratégiques . . . 253

5.1 Le camp des � contre � : sept �gures . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 256

5.2 Le camp des � autres � : six �gures . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 284

6 Les praticiens in�uents dans la fabrique de la stratégie : les coalitions de discours . . . 317

6.1 L'émergence des coalitions de discours : deux mécanismes générateurs . . . . . . . . . . . 319

6.2 La domination d'une coalition de discours : deux mécanismes catalyseurs . . . . . . . . . . 366

Conclusion générale . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 399

Bibliographie . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 423

Table des matières . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 448

Table des illustrations . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 449

Liste des tableaux . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 451

vi | Sommaire

ANNEXES. 453

Extraits du Plan Local d'Urbanisme 2007 . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 455

.1 Résumé du diagnostic interne � Extrait du rapport de présentation du PLU . . . . . . . . . . 456

.2 Orientations stratégiques du PLU-2007 � Extrait du Projet d'Aménagement et de Développe-ment Durable (PADD) du PLU . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 460

Décisions o�cielles (délibérations, arrêtés,...) . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 463

.3 Délibération du conseil municipal de Saint-Pré-le-Paisible � Prescription de la révision du POSen vue de sa transformation en PLU . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 464

.4 Délibération du conseil municipal de Saint-Pré-le-Paisible � Bilan de la concertation et arrêtdu projet de PLU . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 467

.5 Délibération du conseil municipal de Saint-Pré-le-Paisible � PLU approuvé . . . . . . . . . 470

.6 Délibération du conseil de la communauté de communes du secteur d'Illfurth (CCSI) du30/09/2009 � extrait de compte-rendu de réunion . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 473

.7 Arrêté préfectoral du 4 décembre 2009 � portant approbation des statuts modi�és du SIPAS . 478

Dossier de presse . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 485

.8 � Santé, nature, tourisme � : ambitieux � Article de PQR du 17/11/2005 . . . . . . . . . . 486

.9 La voie est ouverte � Article de PQR du 03/02/2007 . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 488

.10 Un référendum... � Article de PQR du 28/06/2007 . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 491

.11 Consultera, consultera pas ? � Article de PQR du 29/07/2007 . . . . . . . . . . . . . . . . 493

.12 Pas de référendum � Article de PQR du 02/08/2007 . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 495

.13 PLU : � Oui mais... � � Article de PQR du 30/09/2007 . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 497

.14 Défrichage autorisé ! � Article de PQR du 15/11/2007 . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 499

.15 Une super-agglomération ? � Article de PQR du 16/11/2007 . . . . . . . . . . . . . . . . . 501

.16 Urbanisme : au tribunal � Article de PQR du 24/11/2007 . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 503

.17 Urbanisme : le débat est clos ! � Article de PQR du 28/11/2007 . . . . . . . . . . . . . . . 505

.18 Le PLU au tribunal � Article de PQR du 06/01/2008 . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 507

.19 Annulation du PLU : urgence ou pas ? � Article de PQR du 13/02/2008 . . . . . . . . . . . 510

.20 PLU : référé rejeté � Article de PQR du 16/02/2008 . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 512

.21 Le � séisme �... � Article de PQR du 11/03/2008 . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 514

.22 Constance et détermination � Article de PQR du 10/05/2008 . . . . . . . . . . . . . . . . . 517

.23 � Le respect des engagements � � Article de PQR du 28/05/2008 . . . . . . . . . . . . . . 520

.24 Tourisme contre urbanisme ? � Article de PQR du 05/07/2008 . . . . . . . . . . . . . . . . 523

.25 L'armistice est signé... � Article de PQR du 07/11/2008 . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 525

.26 Retour sur un armistice... � Article de PQR du 13/01/2009 . . . . . . . . . . . . . . . . . . 527

.27 Feu vert pour le projet ! � Article de PQR du 05/07/2009 . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 529

.28 � Le �ou et les incertitudes � � Article de PQR du 30/07/2009 . . . . . . . . . . . . . . . 531

Textes di�usés par les détracteurs . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 533

.29 Aux citoyens de Saint-Pré-le-Paisible et d'ailleurs � Tract di�usé par les opposants le 18/02/2008534

Autres annexes . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 537

.30 Liste des maires de Saint-Pré-le-Paisible . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 538

.31 � Un projet équilibré et réaliste �� Article de PQR du 19/06/2006 . . . . . . . . . . . . . . 540

.32 Disparition de terres agricoles � L'Alsace dans le peloton de tête . . . . . . . . . . . . . . . 543

Introduction générale

� What any particular group believes is �reality�, �truth� or �the ways thingsare�, is at least partially a social construct that is created, conveyed, and rein-forced through discourse. [...] Often however, there is a considerable struggleamong di�erent actors and interests to establish a dominant meaning, such thatdiscursive �closure� is rarely complete. This leaves space for the production of�counter� discourses that may in turn come to dominate. �� David Grand et Robert J. Marshak (2009).

La question du pilotage de l'organisation appelle à l'évidence celle de ses diri-

geants. Mais qu'entendons-nous au juste par dirigeant ? Ce terme est un incon-

tournable en sciences de gestion, et tout particulièrement en stratégie. Cependant,

malgré cette centralité, sa signi�cation semble être tenue pour acquise, de sorte que

le terme ne suscite guère de conversations, ni dans la pratique, ni dans la littérature.

Le sens commun, c'est-à-dire l'idée généralement admise et souvent implicite, que

nous avons du dirigeant, fait de lui le pilote de l'organisation. Animée d'une atti-

tude ré�exive (Huault & Perret, 2009), cette thèse met en questions cette idée reçue.

Nous invitons le lecteur, tout au long de notre ré�exion, à douter avec nous : est-il

possible que les dirigeants ne soient pas les pilotes de l'organisation ? A�rmer que

le dirigeant dirige l'organisation, n'est-ce pas d'ailleurs en un sens une tautologie ?

La conception classique du dirigeant semble admettre notamment deux idées :

1) `dirigeant', c'est un statut formel � �on l'est ou on ne l'est pas� �, et 2) être

dirigeant, c'est être formellement positionné non loin du sommet de l'organigramme

hiérarchique. Ainsi, cette conception statique exclut systématiquement certains ac-

teurs de la dé�nition du dirigeant. Il ne viendrait pas à l'idée, par exemple, de

considérer les individus situés formellement à la base opérationnelle comme des `di-

rigeants'.

Cette exclusion d'o�ce est discutée par les auteurs se réclamant d'un courant

pratique de la stratégie 1 (Whittington, 1996; Seidl et al., 2006; Golsorkhi et al.,

1. Connu sous le nom de strategy-as-practice, dans la littérature anglo-saxonne.

2 | Introduction générale

2010). Ce courant reconnaît que d'autres acteurs que les seuls `dirigeants' exercent

une in�uence sur la stratégie. Mais les acteurs qui ont été le plus souvent envisagés

par les chercheurs sont les managers intermédiaires, les consultants ou encore les

chercheurs 2 (Jarzabkowski & Spee, 2009). Il y a donc lieu d'approfondir la ré�exion

dans ce sens.

De même, en a�rmant que � di�érentes approches de la formation de la stratégie

assimilent souvent dirigeants et stratèges �, Dameron & Torset (2011) reconnaissent

que le dirigeant n'a pas automatiquement le contrôle sur le pilotage stratégique de

l'organisation. Il nous semble intéressant d'examiner dans quel sens le dirigeant peut

ne pas être le pilote.

Dans quel sens peut-on a�rmer que le `dirigeant' n'est pas le

pilote de l'organisation ?

La conception classique du `dirigeant' comporte une limite essentielle qui la rend

insatisfaisante. Selon la situation de gestion envisagée et le point de vue adopté, le

`dirigeant' peut être représenté tantôt comme un donneur d'ordres, et tantôt comme

un exécutant. En e�et, s'il paraît di�cile à première vue de contester qu'il pilote l'or-

ganisation, d'un autre point de vue il est au service des intérêts des propriétaires de

l'organisation et ne peut ignorer les besoins et attentes de diverses parties prenantes

(y compris les consommateurs). Ainsi, bien qu'il soit formellement aux commandes

de l'organisation, le `dirigeant' fait face à des contraintes qui in�uent à des degrés

divers sur le pilotage de l'organisation. Est-ce alors e�ectivement le `dirigeant' qui

dirige ?

Supposons un cas d'école. Le dirigeant d'une PME envisage de fermer un éta-

blissement jugé insu�samment rentable. Un collectif de parties prenantes s'opposent

vivement à ce projet. Finalement, le dirigeant revient sur sa décision. La question

se pose de savoir s'il s'agit à proprement parler de sa décision.

Une façon classique de comprendre ce cas revient à a�rmer que la décision ultime

2. En tant que producteurs de connaissances et d'outils qui in�uencent la manière de `faire dela stratégie'.

Introduction générale | 3

appartient, de droit, au `dirigeant'. Ce privilège lui revient statutairement. Certes,

il lui arrive de se raviser. Mais cette in�exion est le résultat d'une reconsidération

optimisée de la situation, suite à laquelle le `dirigeant' choisit de `mieux' tenir compte

des exigences des parties prenantes, et des contraintes de l'environnement en général.

En somme, le projet était `mauvais' et la décision �nalement retenue est `bonne'.

Cette compréhension est marquée du sceau de la raison et de la méthode. Elle

présente le `dirigeant' comme un décideur rationnel, qui en toute hypothèse conserve

le contrôle sur la décision.

Pourtant, si le `dirigeant' est parfaitement rationnel, comment expliquer qu'il

puisse `mal' interpréter l'environnement, et se retrouver ainsi en situation de devoir

in�échir sa position ? C'est que sa rationalité est limitée (March & Simon, 1958) : le

`dirigeant' ne détient pas toute l'information pour déterminer `la' bonne décision et,

même s'il la détenait, il se heurterait au problème du traitement de cette information.

Les parties prenantes le savent, ou du moins elles agissent de plus en plus souvent

comme si elles le savaient. Elles peuvent ainsi estimer que la décision proposée par le

`dirigeant' néglige une information importante et que, de ce fait, c'est une `mauvaise'

décision (d'où leur résistance). Cependant, comment pourraient-elles être sûres de

ne pas faire erreur ? Elles ne sont pas plus omniscientes que ne l'est le `dirigeant'.

Le fait est qu'au moment de décider, c'est-à-dire dans l'action, aucun acteur

(humain) ne sait avec certitude si la décision prise est la `bonne' ou la `mauvaise'

décision. Ainsi, comme le soulignent Weick et al. (2005, p.409), lorsqu'il s'agit de

comprendre l'action, le phénomène-clé est l'interprétation � le discours à propos

de la décision �, et non la décision.

Reprenons notre cas d'école à la lumière de ces développements. Dans l'action,

ni le dirigeant, ni les parties prenantes, ne savent si la `bonne' décision est de fermer

l'établissement ou de ne pas le fermer. Il n'est donc pas possible de dire que le

projet du `dirigeant' était `mauvais', même s'il est convaincu de prendre la `bonne'

décision en allant �nalement dans le sens des parties prenantes. La question à se poser

n'est pas celle de savoir qui a tort et qui a raison. Il s'agit plutôt de comprendre

4 | Introduction générale

comment une interprétation de l'environnement a pris le dessus sur les autres, pour

aboutir à la décision �nale. Que le processus menant à une interprétation dominante

soit coopératif ou con�ictuel, le pilote de l'organisation est l'acteur qui détient la

plus grande in�uence sur la construction de cette interprétation ou, pour le dire

autrement, sur la fabrique de la décision.

Ainsi, cette thèse s'inscrit dans une perspective à base de discours et de communi-

cation �l'activité de production, de di�usion et de consommation d'interprétations

�, selon laquelle le pilote de l'organisation peut parfaitement ne pas être l'acteur

qui arrête les décisions une fois celles-ci construites.

Nous savons mieux à présent dans quel sens les dirigeants `classiques' peuvent

ne pas être les pilotes de l'organisation.

Allons plus loin. Si le `dirigeant' n'est pas toujours le pilote de l'organisation, cela

ne lui ôte pas son statut de `dirigeant' (dont le rôle n'est pas uniquement de piloter

l'organisation). En d'autres termes, il doit y avoir deux dirigeants dans l'organisa-

tion. Pour le comprendre, il faut dépasser une autre limite de la conception classique

du dirigeant : celle-ci n'établit pas de distinction entre structures et action (Giddens,

1984) 3. De ce fait, elle ne peut pas concevoir que deux dirigeants coexistent dans

toute situation particulière : d'une part, celui désigné par les structures 4 (le diri-

geant au sens classique) et, d'autre part, celui qui s'avère être le plus in�uent sur la

fabrique de la décision via le processus de production d'interprétations (qui peut ne

pas être le dirigeant au sens classique).

Ainsi, cette thèse soutient qu'il existe un autre dirigeant, que celui qui évoque une

position dominante dans un organigramme. Dans l'action, le dirigeant `classique' est

3. Nous citons ici Giddens (1984) parce que la distinction entre structures et action est aucoeur de sa théorie de la structuration. Mais cette distinction n'est pas spéci�que à cette théorie(Whittington, 2010).

4. Giddens (1984) dé�nit les structures comme un ensemble de règles et de ressources engagéesdans l'articulation institutionnelle des systèmes sociaux. Le fait que les organisations disposentd'une structure hiérarchique avec un `dirigeant' (ou une équipe dirigeante) à son � sommet straté-gique � (Mintzberg, 1979) correspond à notre avis à une � propriété structurelle � (Giddens, 1984)qui s'étend largement dans le temps et dans l'espace. Les propriétés structurelles se dé�nissent ene�et comme les traits structurés des systèmes sociaux qui s'étendent à travers le temps et l'es-pace (Giddens, 1984). Pour le dire autrement, la présence d'un dirigeant `classique' correspond àune règle caractéristique des structures des organisations. Suivant cette règle, il faut s'attendre àtrouver un dirigeant `o�ciel' dans chaque nouvelle organisation observée.

Introduction générale | 5

un acteur (presque) comme les autres. Au minimum, on peut admettre l'idée qu'il

n'est peut-être pas si di�érent des autres acteurs. Il n'y a pas d'un côté les acteurs

ordinaires et, d'un autre côté, les `dirigeants' extra-ordinaires. Les auteurs adoptant

une approche pratique de la stratégie défendent l'idée que l'action ordinaire de tous

les acteurs, peut avoir des conséquences stratégiques (Jarzabkowski et al., 2007).

Cette approche, qui s'accorde bien avec nos développements précédents, est celle

que nous adoptons. Une compréhension de la fabrique de la stratégie (Whittington,

1996; Golsorkhi, 2006; Golsorkhi et al., 2010) pourrait permettre d'identi�er qui,

dans la pratique ordinaire, pilote e�ectivement l'organisation. A cette �n, il ne peut

s'agir d'observer les activités d'un acteur désigné a priori comme dirigeant (Mintz-

berg, 2002). Il s'agit plutôt d'observer un épisode de la vie d'une organisation, pour

examiner quel acteur doit être considéré comme étant le pilote de l'organisation. Cet

examen vise à mettre en évidence un acteur jusqu'ici méconnu.

Par ailleurs, soulignons une implication immédiate de l'existence d'un tel ac-

teur. S'il existe un `dirigeant-dans-l'action', di�érent du `dirigeant-par-structure',

ces deux dirigeants partagent les responsabilités que la pensée classique attribue en

général exclusivement au second. En d'autres termes, le dirigeant o�ciel n'est pas

l'auteur, mais le co-auteur, des décisions. De ce fait, doit-il être le seul à répondre

de l'organisation devant les parties prenantes ?

A ce stade, il est important de préciser en quoi une approche par le discours et la

communication est pertinente pour appréhender le pilotage de l'organisation. Ceci

permet de présenter ensuite le travail e�ectué.

Pourquoi appréhender le pilote sous l'angle du discours et de

la communication ?

Certes, les approches à base de discours sont d'émergence récente en sciences de

gestion (Girin, 1990; Knights & Morgan, 1991; Boje, 1991; Barry & Elmes, 1997) et

leur développement prend un tournant décisif avec le nouveau millénaire (Alvesson

& Kärreman, 2000a,b). Malgré une prolifération de travaux, le rôle du discours dans

la construction, la reproduction et la transformation de l'organisation en général, et

6 | Introduction générale

de la stratégie en particulier, reste aujourd'hui à approfondir (Vaara, 2010b; Gray

et al., 2010). Mais nous voudrions introduire ici une autre raison de porter notre

attention sur le discours et l'usage qu'en font les acteurs pour tenter d'exercer une

in�uence sur la stratégie et, ainsi, sur le pilotage de l'organisation.

Nous avons avancé plus haut que, dans la pratique, le dirigeant `classique' est un

acteur presque comme les autres. Au contact du terrain, il nous a toutefois semblé

qu'il se distingue en un point qui implique notamment le discours. Bien que la

rationalité du dirigeant `classique' soit limitée au même titre que celle des autres

acteurs, celui-ci conserve le plus souvent un accès privilégié à des informations que les

autres ignorent. Cette asymétrie d'information pourrait persuader les autres acteurs

que les interprétations du `dirigeant' sont plus rationnelles, mieux informées, que les

leurs. Pourtant, dans de nombreux cas cela ne semble pas se véri�er empiriquement.

Qu'est-ce que cela signi�e ?

A notre avis, cela signi�e que les acteurs sont conscients du caractère politique

des interprétations du `dirigeant', de sa communication et de ses discours. Cela les

conduit à adapter leur propre comportement pour défendre leurs intérêts (Habermas,

1999). Dès lors, la pluralité des interprétations dans l'organisation se présente comme

une polyphonie con�ictuelle.

Le discours comme voie d'accès au pouvoir

Le dirigeant `classique' connaît, mieux que beaucoup d'autres acteurs, l'histoire de

l'organisation 5. Il détient les informations et connaît les éléments matériels qui per-

mettent d'évaluer l'objectivité des di�érentes versions de cette histoire, véhiculées

dans des discours concurrents. Il existe en e�et des limites à l'interprétation, et

celles-ci sont posées par la matérialité 6 de l'objet de l'interprétation (Fleetwood,

2005, p.201). Nous adhérons à cette idée. Mais il n'en reste pas moins que de nom-

5. Ainsi que le présent et, dans une certaine mesure, l'avenir tel qu'il est projeté ou simplementpensé.

6. Par exemple, à l'évidence une fenêtre est soit fermée, soit pas fermée. Si elle est fermée,cette réalité matérielle permet à ceux qui l'ont constatée de réfuter les propositions qui a�rmentle contraire. Du fait de sa position, le dirigeant `classique' est souvent bien placé pour faire cesconstats de ses propres yeux (et de façon générale, par ses propres sens).

Introduction générale | 7

breux acteurs n'ont qu'une connaissance limitée de ces réalités matérielles, y compris

parce qu'ils sont rarement impliqués dans la vie de l'organisation avec une constance

comparable à celle du dirigeant. Cette asymétrie d'information implique que certains

acteurs ne sont pas en mesure de distinguer immédiatement le vrai du faux, dans

ce qui leur est dit : de leur point de vue, plusieurs discours se valent, et celui qui

retient �nalement leur préférence peut ne pas être le plus objectif d'entre eux. Ainsi,

le crédit accordé à un discours par un acteur dépend certes, en partie, du contenu

de ce discours ; mais il dépend également en partie de la con�ance que cet acteur

accorde à l'auteur de ce discours (Bourdieu, 1975).

Pour le dire autrement, il est possible pour un acteur d'exploiter l'incomplétude

de l'information des autres acteurs et/ou leur con�ance, pour tenter de les in�uencer

et d'obtenir leur adhésion 7. Les acteurs sont susceptibles d'adhérer à une interpréta-

tion erronée, avec tout ce que cela implique pour l'action (Weick et al., 2005), et sans

être nécessairement conscients de leur erreur au moment de l'action. Par ailleurs,

certains acteurs, animés par la poursuite de leurs intérêts individuels, adhèrent et/ou

produisent eux-mêmes des interprétations qui les arrangent (Crozier & Friedberg,

1977). Par exemple, si le dirigeant défend un projet qu'ils estiment contraire à leurs

intérêts, il faut s'attendre à ce qu'ils construisent un discours visant à délégitimer ce

projet (Heracleous & Barrett, 2001; Maguire & Hardy, 2009). Dans le même temps,

il faut également s'attendre à ce qu'ils mettent en oeuvre une communication d'in-

�uence visant à obtenir le soutien d'autres acteurs, y compris l'opinion publique.

En somme, l'organisation se présente comme un espace toujours polyphonique

(Boje et al., 2004), dans lequel des voix multiples se disputent sur le sens à donner

aux projets organisationnels et, plus généralement, à l'action quotidienne. Com-

7. A�rmer que les acteurs soient `in�uençables' à un certain degré, n'a pas d'emblée une conno-tation négative. Au contraire, nous pensons que cette souplesse, cette �exibilité des interprétationset des croyances, est une condition essentielle à la formation d'accords entre les acteurs. Cela per-met également de donner du (des) sens à l'action, pour des acteurs qui peuvent avoir besoin deraisons di�érentes pour parvenir à adhérer pleinement à un projet d'action collective. Ainsi, le faitque nous soyons susceptibles d'adhérer à des interprétations erronées est essentiel à l'action collec-tive organisée. Nous laissons de côté la question de savoir où se situe la frontière entre in�uence etmanipulation. A ce sujet, le lecteur intéressé pourra se référer par exemple à Chalvin (2001).

8 | Introduction générale

prendre qui pilote l'organisation polyphonique implique d'explorer le processus me-

nant de l'émergence d'un discours (une interprétation) à son hégémonie dans l'orga-

nisation, et d'examiner plus particulièrement les acteurs impliqués dans ce processus

(Fairclough, 2005b). Pour légitimer un projet, le `dirigeant' s'engage naturellement

dans cette dispute pour le discours dominant. Mais il faut souligner qu'il n'est pas

le seul.

Le dirigeant n'est qu'un des acteurs à (ab)user du discours

Nous avons choisi ce sujet en réaction à ce que nous percevons comme un problème

social contemporain : en ces temps de crise, il n'est pas rare que les `dirigeants' 8

fassent o�ce de boucs émissaires. Ce constat transparaît aussi bien dans la presse

spécialisée que dans une partie de l'opinion publique, ainsi que dans certains travaux

académiques relevant d'une branche radicale de la théorie critique (voir Huault &

Perret, 2009). Les établissements proposant des formations en management peuvent

participer à la fabrique de ce problème social lorsqu'ils communiquent sur leurs va-

leurs. Par exemple, l'ambition de � former des managers responsables �, évidemment

louable, contribue du même coup à la construction de l'idée de `manager irrespon-

sable'. Dans une certaine mesure, parler d'un objet, c'est le créer.

Dans le même ordre d'idées, le management en tant qu'idéologie, déjà présenté

comme un mal social à travers l'ouvrage célèbre de Vincent de Gaulejac, La so-

ciété malade de la gestion (2005), fait l'objet de critiques récurrentes (Vaara, 2006).

Cette mise au ban est particulièrement explicite dans l'ouvrage de Florence Noi-

ville, J'ai fait HEC et je m'en excuse (2009). Un problème relatif à cette critique est

qu'en attribuant arti�ciellement une responsabilité au `management comme corps

de connaissances', elle perd de vue la diversité des acteurs qui font le management.

Nous soutenons que les pratiques dites managériales ne sont pas monopolisées par

les `dirigeants', si bien que le management est autant façonné par la société qu'il ne

la façonne réciproquement.

8. Indi�éremment, voire jusqu'à l'amalgame � patrons de PME, dirigeants de multinationales,banquiers, mais aussi hommes politiques, médias, lobbies,... �, ce qui renforce notre argumentprécédent que le concept de `dirigeant' est mal délimité.

Introduction générale | 9

Cette thèse se veut modérément critique. Il s'agit en quelque sorte d'une critique

de la critique. Avant de prendre les dirigeants pour boucs émissaires, encore faut-il

s'assurer qu'ils sont bien à l'origine des décisions qui leurs sont parfois reprochées. De

même, si certaines pratiques dites managériales (et notamment, pour ce qui nous in-

téresse ici, certaines pratiques discursives) sont certainement discutables d'un point

de vue éthique, ces pratiques ne sont-elles pas avant tout des pratiques humaines

reproduites dans le contexte des organisations ? Quoi qu'il en soit, à notre avis les

questionnements éthiques sont toujours relatifs aux applications d'une connaissance,

et non à la connaissance elle-même, si bien que les discours critiquant le `manage-

ment' sans préciser si la critique porte sur la pratique ou sur la connaissance, nous

paraissent abusifs.

Notre intention n'est pas de nous faire les avocats des dirigeants, pas plus que de

nier l'existence de problèmes sociaux et organisationnels soulevées par la pensée et la

pratique de la stratégie. Notre ambition est de contribuer à une analyse impartiale,

critique et (donc) nuancée du fonctionnement des organisations. A notre avis, la

recherche de cette impartialité implique de ne pas centrer l'analyse a priori sur

un acteur en particulier : l'étude du management ne se réduit pas à l'étude des

managers, ni même à l'étude de la pratique des managers dans leurs interactions

avec les autres acteurs.

Notre approche vise à comprendre le pilotage de l'organisation � la fabrique de

sa stratégie (Golsorkhi, 2006) �, à travers l'analyse des pratiques discursives qui s'y

invitent et des multiples acteurs qui (ab)usent de ces pratiques (Chia & MacKay,

2007).

Présentation du travail e�ectué

Nous avons choisi d'examiner les acteurs de la fabrique discursive de la stratégie

(désormais, les � praticiens � pour se conformer à l'usage dans ce champ de lit-

térature) dans le cadre d'une commune rurale alsacienne de 500 habitants. Cette

commune s'est engagée en juin 2004 dans l'élaboration d'un nouveau Plan Local

d'Urbanisme (PLU). Le PLU est un ensemble de documents administratifs, prévus

10 | Introduction générale

et encadrés par le code de l'urbanisme, à travers lesquels le conseil municipal �

l'organe formel dont la fonction consiste à diriger une commune � détermine la

destination des di�érentes parcelles composant le territoire de cette commune 9. Le

PLU remplace les anciens POS (Plans d'Occupation des Sols) 10. Les choix de zonage

e�ectués à travers le PLU doivent être en cohérence avec un `Plan d'Aménagement

et de Développement Durable' (PADD) 11, qui peut se dé�nir en première approche

comme l'expression d'une intention stratégique donnant au PLU une `coloration'.

La commune est ensuite liée à cette `coloration' : toute volonté de modi�er cette

intention stratégique de manière signi�cative, implique la mise en révision du PLU,

ce qui signi�e l'engagement d'une nouvelle procédure administrative, complexe et

coûteuse. Il faut comprendre à l'essentiel que l'approbation d'un PLU constitue l'un

des événements stratégiques majeurs dans une commune.

Nous nous intéressons moins à l'approbation du PLU, qu'à l'ensemble des évé-

nements quotidiens qui jalonnent l'épisode de la fabrique du PLU. L'épisode que

nous étudions inclut non seulement l'élaboration controversée du PLU jusqu'à son

approbation, mais également le prolongement de cette controverse jusqu'aux élec-

tions municipales de mars 2008 et la remise en cause du PLU par les nouveaux élus.

Cet épisode débute dès juin 2004. En janvier 2007, au terme de deux ans et demi

de conception d'une stratégie, un projet de PLU est arrêté par le conseil municipal

en vue d'être présenté au public. Ce projet donne lieu à une controverse exception-

nelle dans le village. De nombreux praticiens expriment ainsi leur point de vue, le

plus souvent par textes écrits interposés (tracts, lettres ouvertes,...) mais également

à l'occasion de réunions publiques. Le contenu de ces prises de parole révèle claire-

ment l'intention de plusieurs praticiens d'amener le conseil municipal à `in�échir sa

position' bien au-delà de ce que celui-ci est disposé à concéder. Con�ant dans l'idée

9. L'usage dominant est en e�et celui du PLU communal. Le code de l'urbanisme prévoit, certes,la possibilité de PLU intercommunaux, c'est-à-dire couvrant simultanément plusieurs communes.Mais l'application de cette possibilité demeure marginale à l'heure actuelle. Nous y reviendrons.10. Depuis la loi relative à la solidarité et au renouvellement urbain du 13 décembre 2000, dite

loi SRU.11. Le PADD est l'un des documents fondamentaux constitutifs d'un PLU.

Introduction générale | 11

que son intention stratégique découle d'une analyse objective de la situation de la

commune, le conseil municipal maintient les grandes lignes de son projet de PLU.

Celui-ci est dé�nitivement approuvé en novembre 2007. Mais les élections munici-

pales de mars 2008 se soldent par la victoire des détracteurs de ce PLU, lesquels

annoncent immédiatement sa mise en révision.

En apparence, l'approbation du PLU précède la prise de pouvoir par ses dé-

tracteurs. Il semble ainsi que le conseil municipal a fait la stratégie (le dirigeant

`classique' dirigerait donc bel et bien), avant de s'incliner aux élections (le dirigeant

a échoué à tenir compte des attentes d'une partie prenante critique : les électeurs

inscrits). Mais notre analyse se veut moins binaire.

Moins `binaire', cela signi�e que le pouvoir ne s'acquiert, ni ne se perd, en un jour.

Certes, la victoire des détracteurs se constate au soir des élections municipales, mais

elle se construit antérieurement, à travers une campagne électorale. Cette campagne

électorale particulière se caractérise par le débat relatif au PLU et par l'exception-

nelle production de textes auquel ce débat donne lieu. De ce fait, notre postulat de

départ est celui-ci : c'est à travers leur communication d'in�uence que les détrac-

teurs ont pris � au prix d'e�orts quotidiens � le pouvoir dans la commune. Cette

prise de pouvoir est antérieure aux élections municipales. Déjà avant les élections,

le conseil municipal ne faisait plus la stratégie qu'en apparence.

Dès lors, la question se pose de savoir qui faisait e�ectivement la stratégie dans les

mois précédents les élections municipales. Si l'on pense intuitivement aux détracteurs

du PLU, il nous est apparu di�cile et inapproprié de les envisager comme un tout

homogène. Par ailleurs, il ne su�t pas de connaître le nom ou la position politique

d'un praticien, pour répondre convenablement à la question de son identité : `qui

est-il ?'

En somme, il nous est apparu que ce terrain convient particulièrement bien à

un examen des stratégies discursives des praticiens dans l'action quotidienne, à la

recherche de l'identité du pilote de l'organisation polyphonique.

Ce terrain se distingue, par ailleurs, par son originalité dans le champ de la

12 | Introduction générale

recherche en stratégie. Il nous semble important que les sciences de gestion s'in-

téressent davantage aux territoires � au-delà des questions relatives aux pôles de

compétitivité (clusters) et aux partenariats public-privé. Les mutations territoriales

qui s'annoncent sont susceptibles d'alimenter des travaux portant sur de nombreux

objets intéressant les chercheurs en sciences de gestion, sans pour autant que la por-

tée de ces travaux soit nécessairement restreinte au champ du management public

et/ou des territoires (dès lors que ces objets ne sont pas propres à ce champ, comme

c'est le cas de la fabrique discursive de la stratégie).

Dans le même ordre d'idées, bien que nous nous intéressions à la dimension poli-

tique des organisations, cette thèse ne relève pas des sciences politiques. Certes, il est

possible d'utiliser l'organisation comme terrain pour alimenter la ré�exion relative

aux processus politiques et aux rapports de pouvoir entre acteurs. Mais il est égale-

ment possible de se pencher sur les rapports de pouvoir comme un moyen de mieux

comprendre le fonctionnement des organisations en général, et la fabrique discursive

de la stratégie en particulier. Nous nous inscrivons dans la seconde approche.

Suivant un raisonnement analogue, notre intérêt pour le discours des praticiens

ne nous situe pas d'emblée dans les sciences du langage : rejoignant Boje et al. (2004),

notre intention première est d'apporter un éclairage sur la fabrique de la stratégie

en observant comment le discours et la communication peuvent y contribuer, et non

de découvrir de nouvelles pratiques.

Pour le dire autrement, notre objet de recherche � la fabrique de la stratégie �

relève sans équivoque des sciences de gestion. Au demeurant, nous sommes persuadés

des vertus que peuvent avoir des travaux associant des disciplines complémentaires.

La question centrale que nous posons, rappelons-le, consiste à se demander qui

pilote l'organisation polyphonique. En d'autres termes, il s'agit de découvrir

qui fait e�ectivement la stratégie, en adoptant une approche à base de discours

(Fairclough, 2005b, 2009). Nous avons décomposé cette question centrale en trois

questions de recherche.

Introduction générale | 13

La première question examine qui produit des textes. Elle s'intéresse ainsi

aux conditions de l'émergence d'un discours dans l'organisation.

La deuxième question se concentre sur les stratégies discursives que les pra-

ticiens mettent en oeuvre pour tenter d'in�uencer la stratégie. Il s'agit de rendre

compte de la manière dont les textes qui émergent dans l'organisation sont sélec-

tionnés et intégrés dans des manoeuvres de communication d'in�uence.

En�n, la troisième question tente de mettre en évidence les conditions qui

favorisent la domination d'un discours sur les autres. L'objectif ici est d'examiner

dans quelle mesure la fabrique de la stratégie répond à l'action intentionnelle des

praticiens (condition essentielle pour qu'une recherche sur le pouvoir relatif des

praticiens ait un sens).

En ligne avec une posture réaliste critique, nous privilégions un travail de nature

qualitative. Notre intérêt pour le discours et pour les textes produits dans l'action

par les praticiens, suggère l'utilisation de méthodes linguistiques. Toutefois, notre

adhésion à une conception critique du discours implique d'accorder une attention

particulière non seulement aux textes, mais aussi au contexte dans lequel ceux-ci

sont produits (Bourdieu, 1975). Par conséquent, nous développons une méthode

d'analyse critique de discours qui combine des outils linguistiques (pour les données

discursives) avec des techniques classiques relevant de l'étude longitudinale d'un cas

unique (Yin, 2003) (pour les données contextuelles).

Deux niveaux de résultats peuvent être distingués.

Un premier niveau entreprend la construction d'un `jeu d'acteurs' (littéra-

lement) à partir de l'identi�cation de �gures stratégiques génériques susceptibles à

notre avis d'être rencontrées au-delà du terrain spéci�que de cette recherche. Chaque

�gure stratégique se caractérise par un genre (Fairclough, 2005b), c'est-à-dire une

façon d'agir, duquel elle tire son pouvoir.

Un deuxième niveau met en évidence quatre mécanismes de la fabrique de

la stratégie : l'e�et de prétexte, les coalitions de discours, la dénaturation organisa-

tionnelle et la disposition à la lecture. Nous montrons comment l'e�et combiné de

14 | Introduction générale

ces mécanismes rend compte de la fabrique `spontanée' de la stratégie, c'est-à-dire

indépendamment de la volonté des praticiens. Nous envisageons les manoeuvres dis-

cursives que les praticiens peuvent mettre en oeuvre pour tenter d'interférer avec ces

mécanismes et, ainsi, exercer un contrôle sur la fabrique de la stratégie. En pratique,

les praticiens se regroupent en coalitions de discours qui se recomposent à chaque

nouvel `épisode stratégique' (Hendry & Seidl, 2003). L'une d'entre elles, pas néces-

sairement celle impliquant le dirigeant `classique', parvient à imposer son point de

vue à l'épisode stratégique du moment et en détermine ainsi l'issue. Il arrive qu'une

coalition de discours renverse le groupe dominant dans l'organisation.

La �gure 1 représente l'articulation d'ensemble de la thèse.

Introduction générale | 15

INTRODUCTION• Remise en cause de la conception classique du dirigeant• Pertinence et enjeu d’une approche du pilote à base de

discours

PREMIERE PARTIE : PROJET DE RECHERCHEQui fait la stratégie ? Une perspective à base de discours

Chapitre 1L’approche pratique de la stratégie : qui pilote l’organisation ?

Chapitre 2Le discours dans la fabrique de la stratégie : une approche critique

DEUXIEME PARTIE : TERRAIN ET METHODES DE RECHERCHEQui fait la stratégie ? Le cas de la commune de Saint-Pré-le-Paisible

Chapitre 3Terrain de la recherche : la commune de Saint-Pré-le-Paisible

Chapitre 4Une analyse critique de discours pour découvrir le ‘pilote-en-pratique’

TROISIEME PARTIE : RESULTATS ET INTERPRETATIONSQui fait la stratégie ? Figures stratégiques et coalitions de discours

Chapitre 5Les figures stratégiques : les praticiens impliqués

Chapitre 6Les coalitions de discours : les praticiens influents

CONCLUSION

Figure 1 � Articulation de la thèse.

Première partie

PROJET DE RECHERCHE.

Qui fait la stratégie ?Une perspective à base de discours.

INTRODUCTION• Remise en cause de la conception classique du dirigeant• Pertinence et enjeu d’une approche du pilote à base de

discours

PREMIERE PARTIE : PROJET DE RECHERCHEQui fait la stratégie ? Une perspective à base de discours

Chapitre 1L’approche pratique de la stratégie : qui pilote l’organisation ?

Chapitre 2Le discours dans la fabrique de la stratégie : une approche critique

DEUXIEME PARTIE : TERRAIN ET METHODES DE RECHERCHEQui fait la stratégie ? Le cas de la commune de Saint-Pré-le-Paisible

Chapitre 3Terrain de la recherche : la commune de Saint-Pré-le-Paisible

Chapitre 4Une analyse critique de discours pour découvrir le ‘pilote-en-pratique’

TROISIEME PARTIE : RESULTATS ET INTERPRETATIONSQui fait la stratégie ? Figures stratégiques et coalitions de discours

Chapitre 5Les figures stratégiques : les praticiens impliqués

Chapitre 6Les coalitions de discours : les praticiens influents

CONCLUSION

Chapitre 1

L'approche pratique de lastratégie : qui pilote

l'organisation ?

Ce chapitre montre en quoi l'approche pratique de lastratégie justi�e de se demander qui fait la stratégie.

1.1 L'approche pratique de la stratégie : positionnements et implications . 23

1.1.1 Le positionnement de l'approche pratique dans le champ de la stratégie 24

1.1.2 Les implications de l'approche pratique pour la recherche en stratégie . 30

1.2 L'approche pratique de la stratégie : diversités et points communs . . 37

1.2.1 Une diversité de courants théoriques . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 38

1.2.2 Un modèle uni�é . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 44

� Recently, concern over the gap between the theory ofwhat people do and what people actually do has givenrise to the `practice' approach in the management lite-rature. �� Paula Jarzabkowski (2004).

La littérature en stratégie a classiquement été divisée en deux courants. D'une

part, une � école du contenu � identi�e des stratégies types (ou � génériques �

pour reprendre les termes de Porter), tandis qu'une � école du processus � s'intéresse

à la manière dont ces stratégies se développent et sont e�ectivement mises en oeuvre

dans les organisations (par exemple Bourgeois, 1980; Noël, 1992). Cette dichotomie,

bien ancrée, tend à marginaliser toute approche de la stratégie qui se positionnerait

en dehors du cadre posé par l'une ou l'autre de ces écoles (Whittington, 2007).

22 | Chapitre 1. L'approche pratique de la stratégie : qui pilote l'organisation ?

C'est néanmoins le projet du courant de la stratégie comme pratique 1 (� strategy-

as-practice �).

Cette thèse contribue à l'approche pratique de la stratégie en examinant quels

praticiens sont des stratèges, ou comment ils peuvent le devenir, de telle sorte qu'ils

soient en position d'in�uer de manière signi�cative sur la stratégie. Cette contri-

bution vise ainsi à mieux comprendre quel acteur est à l'origine de la stratégie.

Quel est le `vrai' visage du pilote de l'organisation ? S'agit-il d'un individu ou

d'un groupe ? Interne ou externe à l'organisation ? S'il s'agit d'un groupe � c'est

vraisemblable �, celui-ci parle-t-il comme un seul homme ?

Notre objectif dans ce premier chapitre est de montrer en quoi l'approche pra-

tique justi�e de se demander qui pilote l'organisation. Cette question de recherche

� � Qui fait la stratégie ? � � s'est lentement forgée au contact (direct ou rap-

porté) du terrain. En entendant tel élu local se révolter, ici, de se voir dicter son

plan d'actions par son budget contrôlé ailleurs ; en observant tel directeur général,

là, con�er le choix du périmètre de son organisation à un expert-ès-plans-sociaux ;

en lisant, encore ailleurs, que les organisations auraient parfois tendance à s'imiter

plutôt qu'à se di�érencier... l'a�rmation, généralement tenue pour acquise, selon

laquelle les organisations sont pilotées par leurs dirigeants, est discutable.

Ce premier chapitre s'organise en deux temps. Dans un première partie, nous dé-

�nissons l'approche pratique de la stratégie. Nous envisageons son positionnement

dans le champ de la stratégie, ainsi que les implications pour la recherche qui en dé-

coulent. Dans une seconde partie, nous nous intéressons aux propriétés de l'approche

pratique. La notion de pratique à la particularité d'être appréhendée par le biais de

multiples courants théoriques. Pour la dé�nir dans cette hétérogénéité, un modèle

uni�é est apparue récemment ; nous exposons ce modèle et les concepts qu'il articule.

Nous concluons le chapitre en indiquant comment, à partir de cette trame générale,

nous allons appréhender l'identité des praticiens qui contribuent e�ectivement à la

1. Par la suite, nous parlons d'approche pratique de la stratégie, comme le propose Allard-Poesi(2006).

1.1. L'approche pratique de la stratégie : positionnements et implications | 23

formation de la stratégie.

1.1 L'approche pratique de la stratégie : position-

nements et implications

Une façon d'introduire l'approche pratique de la stratégie peut consister à souligner,

d'emblée, ce qu'elle n'est pas.

L'approche pratique de la stratégie n'est pas une théorie. La diversité des cou-

rants théoriques mobilisés par les auteurs adoptant cette approche est source de

confusion. La perspective pratique est centrée sur un problème, celui de la pra-

tique de la stratégie. Dès lors, elle est compatible avec plusieurs théories. Pour

explorer comment les individus font la stratégie, les chercheurs peuvent mobiliser

une large gamme de cadres conceptuels (Jarzabkowski et al., 2007).

Cet intérêt pour la pratique naît d'une réaction à la tendance de la recherche en

stratégie, d'adopter une démarche micro-économique. Cette approche traditionnelle

limite la stratégie au niveau macro des �rmes et des marchés. Cette conception

de la stratégie relègue l'humain et l'action collective au second plan (Jarzabkowski

et al., 2007, p.6). Par opposition, l'approche pratique souhaite réa�rmer la place de

l'Homme dans le champ du management stratégique.

Ainsi, une manière d'insister sur la place de l'individu dans la stratégie, consiste

à se focaliser sur le niveau micro, c'est-à-dire sur les pratiques et processus microsco-

piques qui constituent les activités quotidiennes de la vie des organisations (Johnson

et al., 2003). Ces auteurs élaborent ainsi une approche à base d'activités (� activity-

based view �), consistant à observer ce qui est fait � et par qui � en pratique (2003,

p.5).

De manière générale, l'approche pratique de la stratégie doit être positionnée

dans le champ de la stratégie, a�n qu'elle soit dé�nit par ce qu'elle est, plutôt que

par ce qu'elle n'est pas. Ce positionnement s'accompagne d'implications pour la

recherche en stratégie.

24 | Chapitre 1. L'approche pratique de la stratégie : qui pilote l'organisation ?

1.1.1 Le positionnement de l'approche pratique dans le champ

de la stratégie

L'approche pratique de la stratégie est récente. La première pierre fut posée par

Richard Whittington (1996), dans un article publié dans la revue Long Range Plan-

ning. Depuis lors, une communauté de plus de 2000 chercheurs 2 s'est développée

autour d'une idée fondamentale : la stratégie ne doit pas être pensée comme

une propriété des organisations (les organisations ont une stratégie), mais

comme une activité des individus (les individus font la statégie). Malgré le

consensus autour de cette idée, Whittington (2007, p.1576) admet que les premiers

textes traitant de l'approche pratique étaient ambigus, mobilisant des concepts qui

manquaient d'une dé�nition claire. En fait, l'ambiguïté porte sur le positionnement

de l'approche pratique dans le champ de la stratégie.

Le champ de la stratégie est marqué par une dichotomie entre deux écoles, celle

dite � du contenu � et celle dite � du processus � (Bourgeois, 1980).

Les processus stratégiques décrivent la manière dont les stratégies se développent

dans les organisations (Johnson et al., 2005). Un débat central dans l'école du proces-

sus est celui opposant une compréhension de la stratégie comme processus délibéré

d'une part, et comme processus émergent, d'autre part. Dans ce débat, Mintzberg &

Waters (1985) sont célèbres pour avoir introduit l'idée selon laquelle la dialectique

entre stratégie délibérée et stratégie émergente, rend compte de l'écart entre l'in-

tention des � leaders de l'organisation � (p.258) et la stratégie telle qu'elle se réalise

e�ectivement.

L'école du contenu s'intéresse quant à elle au fond de la stratégie. Elle est large-

ment marquée par les travaux de Porter (1980, 1985). Celui-ci met en évidence des

stratégies � génériques � d'où provient un vocable bien connu : domination par les

coûts, di�érenciation,....

Whittington (1996) suggère que ces deux écoles n'épuisent pas les problématiques

qui intéressent les chercheurs en stratégie. C'est ainsi qu'il propose de développer

2. En janvier 2011, voir www.sap-in.org.

1.1. L'approche pratique de la stratégie : positionnements et implications | 25

une approche pratique de la stratégie.

Nous commençons par exposer les idées-forces de l'approche pratique. Ensuite,

nous considérons quelques ambiguïtés de cette approche. Compte tenu de notre

question de recherche, nous accordons une attention particulière à montrer quels

acteurs, dans cette approche, sont reconnus comme des stratèges potentiels.

1.1.1.1 Les idées-forces de l'approche pratique

a. Le niveau individuel d'analyse a été négligé... Introduire une nouvelle pers-

pective dans quelque domaine que ce soit, suppose de justi�er au préalable des

limites et/ou de l'incomplétude des approches existantes. Ainsi, dès le départ en

1996, Whittington perçoit la nécessité de cartographier le champ de la stratégie.

Cette cartographie, représentée ici dans la �gure 1.1, structure ce champ selon deux

dimensions et fait émerger une zone insu�samment explorée par les travaux anté-

rieurs. Cette zone constituera le domaine revendiqué par l'approche pratique de la

stratégie.

Traduit de Whittington (1996).

Figure 1.1 � Quatre perspectives de la stratégie.

Les deux dimensions retenues sont relatives au centre d'intérêt des auteurs (ver-

ticalement, sur la �gure 1.1) et au niveau d'analyse qu'ils privilégient (horizontale-

ment). Ainsi, d'une part, certains chercheurs se concentrent sur la `destination' de

26 | Chapitre 1. L'approche pratique de la stratégie : qui pilote l'organisation ?

la stratégie (où la stratégie doit-elle conduire ?), tandis que d'autres se focalisent

sur le `chemin' parcouru pour se rendre à cette destination (comment la stratégie se

réalise-t-elle e�ectivement ?). D'autre part, les travaux se distinguent selon le niveau

d'analyse adopté : tantôt celui de l'organisation vue comme un ensemble homogène,

tantôt celui de l'individu stratège.

Le croisement de ces deux dimensions établit trois perspectives de la stratégie

et révèle un espace peu exploré qui indique l'existence d'une quatrième perspective,

celle de la pratique de la stratégie.

La perspective de la plani�cation, la plus ancienne, se propose de développer

des outils, destinés aux managers et aux consultants, pour dé�nir des stratégies

mieux informées. L'approche des politiques générales observe la relation entre dif-

férentes stratégies et la performance organisationnelle. La perspective du processus

examine comment les organisations reconnaissent le besoin de changer de stratégie

et comment ce changement se produit e�ectivement (Whittington, 1996).

Pour Whittington (1996, p.732), l'approche pratique de la stratégie emprunte

beaucoup à la perspective du processus, mais s'en di�érencie en se focalisant sur le

niveau individuel d'analyse. Ainsi, l'approche pratique se concentre sur les stratèges

et sur le � faire stratégique � (strategizing, dans la littérature anglo-saxonne).

Cependant, remarquons que dans ce texte fondateur, seuls le top management,

les directeurs de �liales et les consultants sont mentionnés explicitement en tant que

stratèges. Le faire stratégique inclut leur participation à des réunions (Jarzabkowski

& Seidl, 2008) et à des ateliers et séminaires stratégiques, qui sont autant d'épi-

sodes stratégiques (Hendry & Seidl, 2003), ainsi que l'utilisation e�ective des outils

stratégiques, y compris le recours au discours (Hendry, 2000).

En somme, à ce stade, l'approche pratique plutôt que de s'intéresser aux orga-

nisations et aux stratégies, entend se pencher sur les stratèges et leurs pratiques

stratégiques concrètes.

Mais ce positionnement reste ambigu, notamment vis-à-vis de la perspective du

processus. En e�et, si le niveau individuel d'analyse se concentre sur les managers et

1.1. L'approche pratique de la stratégie : positionnements et implications | 27

les consultants à l'exclusion de tout autre acteur, alors à notre avis l'intérêt d'éta-

blir une distinction avec le niveau organisationnel est fortement atténué. Il n'est pas

évident d'a�rmer que les travaux dans l'école du processus négligent nécessairement

les pratiques des managers (voir par exemple Tushman & O'Reilly, 1996). Une ap-

proche pratique de la stratégie est-elle alors vraiment nécessaire pour comprendre

la formation de la stratégie ?

Telle qu'elle a été initialement introduite par Whittington (1996), l'approche

pratique de la stratégie reste donc imparfaitement positionnée dans le champ de la

stratégie. En l'état, elle semble vouée à une alternative insatisfaisante : évoluer en

marge des approches traditionnelles dominantes ou être assimilée à l'école du pro-

cessus. Pour échapper à ce destin, les partisans de l'approche pratique ont travaillé

au renforcement de son positionnement, notamment en spéci�ant plus précisément

son objet. Un consensus s'est progressivement établi autour de caractéristiques qui

dé�nissent, désormais plus précisément, � ce que faire de la stratégie veut dire �

(Allard-Poesi, 2006).

b. ... or, la valeur se créée aujourd'hui dans l'in�niment petit. Le dévelop-

pement d'une approche pratique se justi�e également de façon positive, plutôt que

par opposition aux perspectives traditionnelles comme l'a fait (Whittington, 1996).

Johnson et al. (2003) soulignent ainsi les facteurs qui justi�ent que les chercheurs

portent leur attention sur les pratiques locales et ordinaires des individus. Ces fac-

teurs sont de deux ordres : une mutation de l'environnement économique et une

attente des acteurs.

D'une part, l'explication de l'échec ou de la pérennité des organisations se trouve-

rait dans les micro-activités. En e�et, les organisations font face à une mutation déjà

prononcée de leur environnement économique. Dans ce nouveau contexte, les sources

traditionnelles de l'avantage concurrentiel que sont les ressources, les compétences

et l'information, sont de plus en plus accessibles, mobiles et transparentes respecti-

vement. Les protections contre l'imitation s'a�aiblissent. Par conséquent, la source

de la création de valeur réside de façon croissante dans des atouts microscopiques,

28 | Chapitre 1. L'approche pratique de la stratégie : qui pilote l'organisation ?

di�ciles à discerner et à imiter (Johnson et al., 2003). En outre, l'environnement

peut être quali�é d'hypercompétitif (D'Aveni, 1994; Brown & Eisenhardt, 1997).

L'hypercompétition implique une décentralisation de la décision pour permettre une

meilleure adaptabilité de l'organisation (Weick & Quinn, 1999), ce qui signi�e que

l'activité stratégique se déplace vers le niveau local, à la périphérie des organisations

(Regnér, 2003). De même, de nombreux auteurs ont souligné que l'environnement

est en changement permanent (par exemple, Tsoukas & Chia, 2002). Cette insta-

bilité rend inopérante la dissociation classique entre conception et mise en oeuvre

de la stratégie, dès lors que les informations qui soutiennent le plan ne sont plus

à jour au moment de l'exécuter. Dans ce contexte dynamique, la formation de la

stratégie intervient dans le processus de son exécution, au quotidien ; elle implique

de nouveaux acteurs qui en étaient éloignés auparavant.

D'autre part, une approche pratique peut mieux répondre aux nouveaux besoins

des acteurs qui font la stratégie. Ceux-ci ont en e�et des attentes que les approches

traditionnelles ne satisfont pas tout à fait (Johnson et al., 2003). La tendance (déjà

évoquée) des travaux orthodoxes à privilégier un niveau macro d'analyse, a �ni

par générer un décalage entre l'aboutissement des recherches académiques et les

problèmes concrets auxquels les managers souhaiteraient réellement entrevoir des

solutions. Au niveau microscopique, une attente récurrente porte par exemple sur

le fameux `savoir-être'. Comparativement, les savoirs et savoir-faire sont relative-

ment abondants. Dès lors, les compétences sociales individuelles peuvent faire une

di�érence sur la performance des organisations. Ces compétences sont di�cilement

perceptibles, sauf à s'intéresser aux micro-activités quotidiennes, comme l'approche

pratique de la stratégie se propose de le faire.

Ainsi, le développement d'une approche à base d'activités (Johnson et al., 2003)

se justi�e aussi bien par les limites des approches existantes, que par des raisons

importantes d'y remédier. Mais l'intérêt pour les pratiques quotidiennes et le `faire

stratégique', tel que nous l'avons présenté jusqu'ici, pose au moins deux problèmes.

1.1. L'approche pratique de la stratégie : positionnements et implications | 29

1.1.1.2 Les ambiguïtés dans les idées-forces

a. Quid de la frontière entre le stratégique et l'opérationnel ? Une première

ambiguïté est relative à la nature des pratiques à examiner. Dans l'approche pra-

tique, � le `faire stratégique' comprend les actions, interactions et négociations d'ac-

teurs multiples et les pratiques situées sur lesquelles ils s'appuient pour accomplir

leurs activités � (Jarzabkowski et al., 2007, p.7-8). Si les pratiques quotidiennes,

ordinaires, routinières... ont une dimension stratégique 3, alors le lecteur peut s'in-

terroger : quelle activité n'est pas stratégique ? Cette ambiguïté gêne l'approche

empirique � le chercheur se perd dans l'observation non hiérarchisée de l'ordinaire

� et pose ainsi un problème méthodologique (Hendry & Seidl, 2003, p.176).

Jarzabkowski et al. (2007) envisagent deux types de réponse. D'un côté, seraient

stratégiques les activités qui impliquent des pratiques propres à la stratégie, telles

que la plani�cation, l'élaboration des budgets, les ateliers stratégiques et les dis-

cours associés. D'un autre côté, une activité peut également être considérée comme

stratégique si elle porte à conséquences sur les résultats stratégiques � performance

organisationnelle, orientation stratégique, survie et pérennité, avantage concurren-

tiel �, quand bien même ces conséquences n'auraient pas été recherchées ou an-

ticipées. Conformément aux auteurs (2007, p.8), nous rejetons la première option,

trop exclusive. A l'inverse, la seconde option présente l'avantage d'être inclusive : de

nombreux praticiens, dirigeants ou non, peuvent être impliqués dans des activités

portant à conséquences sur les résultats stratégiques (par exemple, une négociation

avec un client important, la résolution d'un con�it entre individus jugé préjudiciable

à l'ambiance générale de travail, le calcul pertinent d'un coût,...).

b. Quid des relations entre action et structures ? Une seconde ambiguïté rap-

pelle qu'à trop bien se distinguer des approches existantes, l'on risque de se fourvoyer

dans les travers inverses de ceux que l'on voulait éviter. L'accent mis sur le niveau

micro d'analyse tend à occulter les interdépendances existant entre les niveaux. L'ap-

proche pratique court ainsi le risque, en négligeant le niveau macro, de développer

3. Cette a�rmation serait paradoxale dans la pensée traditionnelle.

30 | Chapitre 1. L'approche pratique de la stratégie : qui pilote l'organisation ?

une vision partielle du `faire stratégique'.

Ainsi, Whittington (2006) souligne que les pratiques particulières et les micro-

activités mises en oeuvre par les acteurs dans leur pratique quotidienne, ne sont pas

déconnectées du contexte sociétal plus vaste dans lequel toute organisation est en-

castrée. Whittington s'inscrit en cela dans le `tournant pratique' pris par les sciences

sociales, sous l'impulsion d'auteurs comme Bourdieu, de Certeau, Foucauld, Giddens

et Schatzki parmi ceux qui sont les plus généralement cités (Chia & MacKay, 2007;

Whittington, 2006; Allard-Poesi, 2006; Hendry & Seidl, 2003). Ces auteurs ont pour

projet commun de dépasser l'antagonisme classique entre l'individualisme méthodo-

logique et le déterminisme social (Whittington, 2006), c'est-à-dire entre d'un côté

l'idée que le système social est le résultat de l'action intentionnelle des individus et,

d'un autre côté, l'a�rmation que les individus agissent conformément aux pressions

sociétales qui s'imposent à eux.

Chia & MacKay (2007) insistent sur cette nécessité de dépasser la dualité clas-

sique entre action et structures, entre niveaux micro et macro, pour véritablement

di�érencier la perspective pratique de l'école du processus. Pour eux, les acteurs et les

processus sont subordonnés à des pratiques, et non l'inverse (Chia & MacKay, 2007,

tableau p.229). Les pratiques servent de cadre dans lequel l'intentionnalité des ac-

teurs peut s'exprimer. Par ailleurs, l'action intentionnelle des acteurs peut avoir des

conséquences non intentionnelles non négligeables (Giddens, 1984; Merton, 1936),

c'est-à-dire susceptibles de porter à conséquences sur les résultats stratégiques.

Après avoir examiné le positionnement de l'approche stratégique dans le champ

de la stratégie, nous envisageons à présent les implications de ce positionnement

pour la recherche en stratégie.

1.1.2 Les implications de l'approche pratique pour la recherche

en stratégie

Le positionnement de l'approche pratique de la stratégie met l'accent sur les pra-

tiques des individus en situation. Même les acteurs dont ce n'est pas le rôle formel

1.1. L'approche pratique de la stratégie : positionnements et implications | 31

de faire la stratégie, peuvent jouer un rôle stratégique et sont donc reconnus comme

des stratèges potentiels.

Ce positionnement original s'accompagne d'implications pratiques que nous en-

visageons maintenant.

1.1.2.1 Adopter le `regard sociologique'

Whittington (2007) a poussé plus loin le développement de l'approche pratique. Il

soutient que les chercheurs adoptant l'approche pratique devraient se reconnaître

dans les caractéristiques du � regard sociologique 4 � (Hughes, 1971, d'après Whit-

tington (2007)). S'inspirant de Snow (1999), Whittington (2007) dé�nit cinq carac-

téristiques de cette approche sociologique, qu'il pose comme des standards pour la

recherche sur la pratique de la stratégie. Chacune d'entre elles appelle un rapide

commentaire, a�n de les lier à notre question de recherche.

a. Explorer les relations. Ce premier aspect du regard sociologique insiste sur la

nécessité de prendre en considération les éléments qui lient les organisations entre

elles. Au-delà de leurs di�érences, elles ont des points communs qui méritent d'être

explorés. Il existe ainsi des façons institutionnalisées d'organiser les entreprises, si

bien que les organisations tendant à partager certaines caractéristiques : certains

individus occupent les mêmes postes, telles pratiques et tels outils de gestion sont

utilisés par plusieurs organisations, etc. Cet aspect s'avère peu pertinent dans notre

recherche, qui se concentre sur l'étude approfondie d'une seule organisation.

b. Tenir compte de l'encastrement. Adopter le regard sociologique, c'est aussi

reconnaître que l'activité des acteurs est encastrée dans un contexte. Pour Whitting-

ton (2007), dans une approche pratique de la stratégie, le chercheur ne doit pas se

limiter au contexte organisationnel de cette activité. Il doit aussi se montrer atten-

tif au contexte sociétal, qui peut également avoir des répercussions sur la pratique

quotidienne dans l'organisation.

4. Sociological eye, dans la littérature anglo-saxonne.

32 | Chapitre 1. L'approche pratique de la stratégie : qui pilote l'organisation ?

Par exemple, le discours du développement durable s'est largement di�usé dans

l'environnement. Cette di�usion n'a pas eu pour seule conséquence de contraindre

de nombreuses organisations à repenser leur responsabilité sociale. Elle a également

donné voix au chapitre à des acteurs internes et externes à l'organisation, dont le

point de vue, auparavant, était marginalisé. Cette évolution peut donc avoir une

répercussion considérable sur les rapports de pouvoir et sur la stratégie.

c. Déranger les certitudes. Ou remettre en question les allant-de-soi.

Snow (1999), référant notamment aux travaux de Davis (1971), de Berger (1963),

de Schneider (1975) et de Brown (1977), soutient qu'un travail sociologique est

intéressant, non pas tellement s'il révèle une réalité jusqu'ici ignorée du public auquel

il s'adresse, mais plutôt s'il montre à ce public qu'une idée tenue pour vraie n'est

peut-être pas si certaine (Snow, 1999, p.14, citant Davis (1971)). Les travaux sur la

rationalité limitée (March & Simon, 1958) sont une bonne illustration : l'individu

ne serait pas un être tout à fait rationnel et optimisateur, mais le plus souvent il

n'est pour autant ni fou, ni idiot.

L'idée générale est de s'intéresser aux détails et à tout ce que les approches

traditionnelles ont négligé dans l'explication des phénomènes étudiés (Whittington,

2007). Il s'agit notamment de remettre en question les idées toutes faites, largement

répandues et admises. Le chercheur est invité à faire preuve d'esprit critique, c'est-à-

dire à veiller à ne pas naturaliser les catégories conceptuelles en se rappelant qu'elles

sont socialement construites. Aussi institutionnalisées qu'elles soient, elles ne `vont

pas de soi' et ne sont pas triviales.

Pour s'en convaincre, supposons un doctorant (ou, de façon encore plus neutre,

une personne inscrite dans un programme doctoral) ; aussi anodin que cela puisse

paraître, le fait de désigner cette personne par l'une ou l'autre des expressions `étu-

diant en thèse' ou `jeune chercheur', peut être révélateur de la nature des relations

interpersonnelles dans les lieux où elles sont prononcées. Chacune de ces expres-

sions contribue à construire l'identité de doctorant (Phillips & Hardy, 1997). Ceci

peut bien entendu être lourd de conséquences, ceteris paribus, en matière de mo-

1.1. L'approche pratique de la stratégie : positionnements et implications | 33

tivation, de présentation de soi et, en �n de compte, de disposition à l'e�ort et

de performance. Le choix d'une formulation plutôt qu'une autre est stratégique et

doit correspondre aux objectifs poursuivis (développement du professionnalisme des

doctorants ou autre). Dans l'approche pratique, se tromper de formulation constitue

une forme de contre-performance 5 stratégique mal reconnue, alors qu'elle relève à

notre avis des réalités quotidiennes. Il faut remarquer, en lien avec notre question

de recherche, que cette erreur peut être commise par n'importe qui, pas uniquement

par les managers.

d. S'attaquer aux problèmes sociaux. Le regard sociologique s'intéresse aux

problèmes sociaux, de façon plus systématique que toute autre discipline en sciences

sociales (Snow, 1999, p.13). Cet auteur a�rme qu'un des projets de la sociologie est

d'améliorer la société en s'attaquant à ces problèmes et, donc, en examinant puis en

critiquant les structures sociales qui génèrent ces problèmes en même temps qu'elles

en résolvent d'autres (par exemple Crozier & Friedberg, 1977).

Ce projet peut se transposer aux sciences de gestion et, plus particulièrement,

au management stratégique. La stratégie en elle-même peut être considérée comme

problématique (Knights & Morgan, 1991). La stratégie, en tant que discours insti-

tutionnalisé, attribue par exemple des privilèges à certains groupes d'individus (les

stratèges, généralement les managers) au détriment d'autres. De même, la di�u-

sion de pratiques stratégiques dans de nouveaux champs, comme celui du secteur

public, peuvent générer des transformations surprenantes du fonctionnement des or-

ganisations publiques (Oakes et al., 1996, d'après Whittington (2007)). Il est alors

souhaitable de s'interroger sur la pertinence et les conséquences de telles mutations.

De façon générale, les pratiques stratégiques ne sont ni naturelles, ni inévitables

(Knights & Morgan, 1991) ; elles doivent donc être questionnées lorsqu'elles posent

problème. En s'attaquant aux problèmes sociaux créés par la pensée stratégique, et

en s'adressant à ceux qui ont le pouvoir d'agir concrètement pour y remédier, les

5. En considérant que cette erreur provoque des e�ets qui vont à l'encontre de la performance.

34 | Chapitre 1. L'approche pratique de la stratégie : qui pilote l'organisation ?

chercheurs en management stratégique peuvent contribuer au changement organisa-

tionnel et social.

Identi�er qui fait la stratégie, comme nous tentons de le découvrir, permet aux

chercheurs de savoir à qui s'adresser � aux seuls managers ? � pour jouer ce rôle

d'agents de changement.

e. Respecter la continuité. Whittington (2007) ajoute un dernier standard pour

une approche pratique de la stratégie. Pour lui, les chercheurs adoptant cette ap-

proche ont jusqu'ici souligné le caractère changeant de la pratique. Certes, ceci per-

met de rendre compte de l'innovation et du changement dans les organisations, qui

sont des problématiques actuelles importantes. Mais la stratégie comporte son lot

d'invariants et de pratiques persistantes. Dans cette veine, Mignon (2001, 2009) dé-

�nit la pérennité organisationnelle comme � la capacité pour une entreprise d'initier

ou de faire face au cours de son histoire à des bouleversement externes ou internes

tout en préservant l'essentiel de son identité � (Mignon, 2009). Ainsi :

L'étude d'entreprises pérennes révèle qu'un certain nombre d'invariants (savoir-

faire, traditions, gestion �nancière prudente, valeurs, �délité du personnel, in-

vestissement à long terme) jouent le rôle de �ltre des initiatives stratégiques

et permettent de modeler ces dernières dans le sens de la pérennité. Le pro-

cessus de sélection interne, conduisant soit à l'abandon soit à la rétention,

d'un certain nombre d'initiatives stratégiques permet à l'entreprise de ne pas

se fourvoyer dans des voies irréalistes et de se maintenir sur le long terme

(Mignon, 2009, p.76).

Pour Mignon, la stratégie se construit au travers de �ltres constitués par la

pratique établie. Les éléments de continuité sont donc essentiels à la compréhension

de la formation de la stratégie, et doivent par conséquent être pris en considération.

La �gure 1.2 récapitule les caractéristiques du regard sociologique. Pour Whit-

tington, les chercheurs sont en conformité avec l'inclinaison sociologique de la pers-

pective pratique dès lors qu'ils adhèrent à certains (au moins) des grands principes du

regard sociologique, et qu'ils reconnaissent le potentiel des principes qu'ils peuvent

1.1. L'approche pratique de la stratégie : positionnements et implications | 35

négliger dans leurs travaux (2007, p.1583). L'auteur reconnaît qu'en fonction des

questions de recherche posées, ces grands principes peuvent ne pas être toujours

respectés simultanément.

D'après Whittington (2007) et Snow (1999).

Figure 1.2 � Les caractéristiques du regard sociologique comme grands principes pourune approche pratique de la stratégie.

1.1.2.2 Produire une connaissance � du � management

La recherche dans le champ du management stratégique, gagne à se rapprocher de

l'action (Martinet, 2008, par exemple) et à se concentrer sur les pratiques concrètes.

Cette a�rmation est d'autant plus évidente dans le cadre de l'approche pratique de

la stratégie. Ce rapprochement constitue le prix à payer pour produire une connais-

sance su�samment actionnable pour guider les acteurs dans leur pratique.

Mais ce rapprochement porte en premier lieu sur les méthodes d'accès au terrain.

Les travaux adoptant l'approche pratique abordent les micro-activités de manière

plus intime que ceux qui s'inscrivent dans l'école du processus (Whittington, 2007).

36 | Chapitre 1. L'approche pratique de la stratégie : qui pilote l'organisation ?

D'un point de vue méthodologique, des approches ethnographiques sont préférées

(voir par exemple Samra-Fredericks, 2003), par opposition aux études de cas à base

d'entrevues et focalisées sur le niveau organisationnel, privilégiées par l'école du

processus.

Quant à la �nalité de notre recherche, nous rejoignons Golsorkhi (2006) : la re-

cherche dans le champ du management stratégique doit avant tout produire une

connaissance du management, plutôt qu'une connaissance pour le management.

Cette � explicitation de la pratique des acteurs et de leurs réalités quotidiennes sans

projection de notre propre rationalité ou d'une idéologie quelconque � (2006, p.15)

n'exclut en aucune façon la production de connaissances actionnables. Au contraire,

nous pensons que si les connaissances émergent de la pratique e�ective des acteurs,

ceux-ci parviennent plus facilement à s'en apercevoir, à ré�échir eux-mêmes sur leur

pratique et à en tirer habilement un enseignement qui serve leur intérêt. Notre objec-

tif prioritaire est de comprendre l'objet étudié, et non de chercher à le transformer.

L'objectif de produire une connaissance du management reste compatible avec

l'analyse critique voulue par le regard sociologique. Il est possible, par exemple, de

comprendre les raisons qui poussent un manager à adopter un style tyrannique, sans

pour autant que cette compréhension ne cautionne ce style. Cependant, la critique ne

doit pas consister à défendre une idée préconçue, que le travail empirique aurait pour

but d'illustrer au mépris des données (Snow, 1999, p.13-14). Ainsi, une bonne critique

s'interdit de considérer a priori qu'un style de management, aussi peu éthique qu'il

puisse paraître, soit à proscrire toujours et partout. Il s'agit en dé�nitive d'éviter

une forme d'ethnocentrisme, ce qui ne signi�e pas qu'il faille rester sourd à sa faculté

de jugement.

En dé�nitive, nous avons mis en évidence l'existence d'une approche pratique de

la stratégie. Celle-ci se positionne en complément des perspectives traditionnelles,

en s'intéressant aux pratiques microscopiques des acteurs et en se concentrant sur

le niveau individuel d'analyse. Nous avons montré que ces pratiques sont encastrées

dans un contexte plus vaste. De façon générale, la pratique de la stratégie en tant

1.2. L'approche pratique de la stratégie : diversités et points communs | 37

qu'objet de recherche, se prête au regard sociologique. D'un point de vue métho-

dologique, l'approche pratique implique le recours à des méthodes d'investigation

favorisant l'observation de la pratique des acteurs, en situation. Nous avons mis en

évidence que l'approche pratique permet d'élargir le cercle des acteurs impliqués

dans la formation de la stratégie. Tandis que les approches traditionnelles ont large-

ment tourné leur regard vers les managers et les consultants, la perspective pratique

se veut très inclusive. Une pluralité d'acteurs, internes et externes à l'organisation

envisagée, peuvent in�uencer la stratégie par leur pratique. En somme, cette plura-

lité pose la question de savoir � qui � fait la stratégie, c'est-à-dire qui en décide et

de quelle façon ou par quels moyens ?

La pratique de la stratégie a été envisagée par les chercheurs sous l'angle de plu-

sieurs théories. Cette pluralité est liée en partie à l'ambiguïté de la notion de pra-

tique. Cette ambiguïté implique de dé�nir les principaux concepts qui font consensus

au sein de l'approche. A ce titre, un modèle général a émergé dans le champ, autour

de ces concepts-clés. Dans la section suivante, nous proposons un aperçu de cette plu-

ralité théorique et nous exposons ce modèle et ses concepts. Dans la logique de notre

question de recherche, le concept de praticiens retiendra notre attention. Si ce sont

eux les acteurs, quels sont ceux qui font la stratégie et comment s'y prennent-ils ?

1.2 L'approche pratique de la stratégie : diversités

et points communs

Nous avons souligné précédemment que l'approche pratique se concentre sur un ob-

jet � la pratique de la stratégie �, laissant ainsi la possibilité d'appréhender celui-ci

sous des angles théoriques multiples. Cette diversité o�re toutefois un éclairage hé-

térogène sur la notion de pratique, ce qui demande que notre recherche se positionne

par rapport à cette diversité. C'est pourquoi, dans une première sous-section, nous

proposons un bref aperçu des principaux courants théoriques qui envisagent la no-

tion de pratique. Dans une seconde sous-section, nous présentons un modèle du faire

stratégique qui a émergé récemment dans la littérature (Jarzabkowski et al., 2007;

38 | Chapitre 1. L'approche pratique de la stratégie : qui pilote l'organisation ?

Seidl et al., 2006). Ce modèle dote l'approche pratique d'une structure uni�ée, bâtie

sur les trois concepts de pratique, de pratiques (au pluriel) et de praticiens.

1.2.1 Une diversité de courants théoriques

Plusieurs courants théoriques o�rent une place à la notion de pratique. Suivant la

perspective envisagée, cette place peut toutefois varier sensiblement (tableau 1.1).

Nous tentons, pour chacun des courants que nous présentons brièvement, de mettre

en évidence la place occupée par les acteurs dans cette pratique.

1.2.1.1 Exposé de la diversité théorique

La pratique occupe tout d'abord une place évidente dans les théories des rou-

tines. Le terme de routine s'inscrit en e�et dans un e�ort de conceptualisation de la

pratique quotidienne dans les organisations. Les routines peuvent se dé�nir comme

des pratiques, des manières de faire, spéci�ques à une organisation qui perdurent et

orientent le comportement des individus (Johnson et al., 2005). Ainsi, elles ont tradi-

tionnellement été perçues comme une source d'inertie et de rigidité de l'organisation

dans la mesure où elles prescrivent et déterminent l'action des membres de l'organi-

sation. Cependant, Feldman & Pentland (2003) revisitent le concept de routine. Pour

eux, bien que les routines aient un aspect prescriptif (ou ostensif ), elles renferment

également la capacité de générer le changement, à travers leur mise en application

dans la pratique (aspect performatif ). Les routines peuvent être comparées à une

partition musicale : certes, la partition guide la reproduction d'un morceau, mais

à partir de cette base commune les musiciens font preuve d'un savoir-faire d'im-

provisation ; ils font de l'encodage écrit un arrangement chaque fois unique, fait de

variations qui alimentent un processus continu d'évolution (Van de Ven & Poole,

1995).

Il en va de même des principes et des règles en entreprise. Dans l'action, les

acteurs peuvent exploiter des zones d'incertitude (Crozier & Friedberg, 1977) dans

l'application des principes. C'est le cas lorsque deux règles entrent en contradiction

(par exemple, un arbitrage est parfois nécessaire entre respect du protocole et respect

1.2. L'approche pratique de la stratégie : diversités et points communs | 39

Tableau 1.1 � Transversalité de la notion de pratique

Courants théoriques et auteurs Place occupée par la notion de pratique

Théories des routines

Feldman & Pentland (2003)

La réalisation d'une routine dans la pratique fait appel àl'improvisation des acteurs. Cet aspect performatif desroutines est une source essentielle de pouvoir pour lesacteurs non-managers.

Apprentissage organisationnel

Brown & Duguid (1991)Lave & Wenger (1991)Contu & Willmott (2003)Nooteboom (2006)

Apprentissage situé : les processus de formation et departage des connaissances font partie intégrante de lapratique quotidienne au travail (learning-in-working).Les communautés de pratique regroupent les acteursde cet apprentissage.

Théorie néo-institutionnelle

Meyer & Rowan (1977)Maguire & Hardy (2009)Canato (2007)Hargrave & Van de Ven (2006)

La recherche de légitimité pousse les organisations àadopter des pratiques similaires (isomorphisme). Le dé-couplage permet aux organisations de maintenir desstructures formelles qui les rendent légitimes, tandisque leurs activités s'adaptent à des considérations pra-tiques. Désinstitutionnalisation : processus par lequelles pratiques auparavant institutionnalisées sont aban-données. Acteurs du changement institutionnel (y com-pris intra-organisationnel) : insider-driven vs. outsider-driven change.

Théorie de la structuration

Jarzabkowski (2008)Giddens (1984)Barley & Tolbert (1997)

Dualité du structurel : le top-management façonne lastratégie à travers ses interactions avec les autres ac-teurs dans l'organisation et les pratiques qu'il met enplace ; mais ces actions sont elles-mêmes conditionnéespar les structures de signi�cation, de légitimation et dedomination héritées du passé.

Théorie du discours organisationnel

Phillips et al. (2004)Fairclough (2005b)Laine & Vaara (2007)

L'action (re)produit et transforme les institutions parl'intermédiaire de textes qui composent des discours.La stratégie en tant que pratique institutionnalisée estdonc construite par l'intermédiaire des pratiques discur-sives. Les acteurs tentent de faire évoluer la pratique àleur avantage, en partie en ayant recours à la produc-tion d'un discours. A travers ces discours, les acteursconstruisent également leur identité.

40 | Chapitre 1. L'approche pratique de la stratégie : qui pilote l'organisation ?

des délais), ou lorsque des circonstances nouvelles rendent un principe caduc. Il

n'existe pas toujours une règle pour traiter les con�its de règles, ou l'absence de

règle applicable, liés à ces situations originales : les acteurs doivent faire appel à leur

capacité de jugement (Kant, 1990). Par conséquent, les acteurs ont la possibilité de

choisir comment ils vont agir pour résoudre le problème rencontré, en fonction des

circonstances particulières du moment. En somme, l'aspect performatif des routines

est une source essentielle de pouvoir pour les acteurs non-managers, qui peuvent

ainsi peser sur la pratique de la stratégie (Feldman & Pentland, 2003, référant à

Crozier (1963)).

Le courant de l'apprentissage organisationnel rend compte des processus de

création/destruction, réplication/protection et intégration/absorption de connais-

sances, qui expliqueraient l'existence, les frontières, la structure, le comportement et

la performance des organisations (Kaplan et al., 2001; Nonaka, 1994; Aoki, 1990; Co-

hen & Levinthal, 1990). Issu de ce courant, le concept de communautés-de-pratique

s'est largement di�usé, tant dans la littérature (Brown & Duguid, 1991; Cohendet

et al., 2003; Nooteboom, 2006; Dameron & Josserand, 2007) que dans les entreprises

pour lesquelles la constitution délibérée et le pilotage de ces communautés forment

un idéal, dans un objectif de création de connaissance et d'innovation. Dans leur

théorie de l'apprentissage situé, Lave & Wenger (1991) soutiennent que l'apprentis-

sage se produit dans la pratique quotidienne à travers l'interaction. Leur approche

met l'accent sur l'importance des connaissances tacites, incorporées (embodied) par

leurs détenteurs du fait de leur expérience vécue, et collectives, encastrées (em-

bedded) dans des routines, des représentations et des valeurs partagées (Spender,

1996a,b). Cependant, la littérature a plutôt insisté sur la notion de communauté, au

détriment de celle de pratique (Brown & Duguid, 2001; Contu & Willmott, 2003).

La tendance consistant à représenter les communautés de pratique comme un réseau

intra-organisationnel (Probst & Borzillo, 2007) harmonieux et consensuel, margina-

lise la question des relations de pouvoir qui interviennent pourtant dans la formation

de ces représentations et valeurs partagées dominantes (Contu & Willmott, 2003).

A nouveau, l'intérêt pour la pratique attire l'attention vers les rapports politiques

1.2. L'approche pratique de la stratégie : diversités et points communs | 41

entre acteurs. Leur pouvoir est d'autant plus important que les connaissances ta-

cites qu'ils détiennent sont spéci�ques et di�ciles à transférer et à retenir au sein

de l'organisation.

Le courant néo-institutionnel a largement mis l'accent sur les forces insti-

tutionnelles qui incitent les organisations à adopter des pratiques similaires. L'ob-

jectif des organisations serait moins celui d'être compétitives que celui d'apparaître

légitimes, d'où leur tendance à s'imiter plutôt qu'à se di�érencier (DiMaggio & Po-

well, 1983). Mais ces pressions isomorphiques laissent peu de place à la possibilité

d'un choix stratégique (Child, 1972), ce qui se heurte à l'esprit entrepreneurial des

managers-visionnaires et à l'idée volontariste de main visible (Chandler, 1989) chère

au champ du management stratégique. Meyer & Rowan (1977) introduisent alors

le concept de découplage, qui permet d'articuler la quête de légitimité et celle d'ef-

�cience. Pour ces auteurs, les organisations s'imitent dans l'adoption de structures

formelles qui répondent aux exigences institutionnelles, mais elles se di�érencient

dans leur pratique e�ective qui s'ajuste à des considérations pratiques (1977, p.357).

Ainsi, ce courant établit une distinction entre une récurrence des pratiques straté-

giques et une singularité de la pratique stratégique dans son contexte (Allard-Poesi,

2006).

Il faut noter, par ailleurs, que la littérature néo-institutionnelle s'est plus large-

ment concentrée sur le niveau sociétal d'analyse, celui des champs organisationnels.

Néanmoins, une lecture institutionnaliste est également envisageable au niveau intra-

organisationnel (Canato, 2007). Ainsi, des pratiques peuvent s'institutionnaliser (ou

à l'inverse, se désinstitutionnaliser) dans une organisation (ou dans un champ), sous

l'in�uence d'acteurs internes ou externes à l'organisation (ou au champ). Cette vi-

sion est intéressante, dans la mesure où elle admet qu'une grande diversité d'acteurs

puissent in�uencer la stratégie des organisations. Maguire & Hardy (2009) soulignent

que la compréhension de la désinstitutionnalisation des pratiques requiert d'exami-

ner non seulement le rôle des acteurs internes (insider-driven deinstitutionalization),

mais également celui des acteurs externes (outsider-driven) qui peuvent insu�er un

changement plus radical. Pour Hargrave & Van de Ven (2006), le con�it, le pouvoir et

42 | Chapitre 1. L'approche pratique de la stratégie : qui pilote l'organisation ?

le comportement politique des acteurs sont essentiels au processus de transformation

des institutions.

Dans la théorie de la structuration de Giddens (1984), le concept de struc-

turation désigne le processus par lequel les institutions sont produites, reproduites

et transformées. Cette théorie comporte ainsi des similitudes avec le cadre néo-

institutionnel � Barley & Tolbert (1997) utilisent d'ailleurs indi�éremment les

termes de structuration et d'institutionnalisation. Giddens o�re une articulation

complexe des deux concepts de structures et d'action. Les structures sont un en-

semble de règles et de ressources qui sont à la fois le moyen et le résultat de l'action

collective (le sociologue parle de dualité du structurel). Elles se manifestent sous

la forme d'un ensemble de pratiques sociales reproduites et persistantes (Rojot,

2000) et d'une agglomération de compréhensions héritées du passé. Ces pratiques

et ces compréhensions acquièrent le statut moral et ontologique de `réalités admi-

ses' (� taken-for-granted facts �) (Barley & Tolbert, 1997). Malgré ce statut, les

structures ne sont pas totalement déterministes : les actions peuvent reproduire

les pratiques institutionnalisées, mais dans leur pratique les acteurs ont toujours la

possibilité d'agir autrement (Rojot, 2000). Cette aptitude d'un acteur à exercer un

pouvoir sur les structures de l'organisation (Whittington, 2004) confère à cet acteur

le statut d'agent social. Un acteur cesse d'être un agent s'il perd cette capacité à

� faire une di�érence � (Giddens, 1984). Jarzabkowski (2008) examine la manipula-

tion délibérée de l'action et des structures par les cadres dirigeants. Il nous semble

intéressant de prolonger cet e�ort, en s'intéressant également aux autres catégories

d'acteurs potentiellement agents :

Future strategy research might thus undertake structurational analysis of how

actors work within an organizational system in order to shape its strategy over

time (Jarzabkowski, 2008, p.641-642).

Phillips et al. (2004) développent une théorie du discours organisationnel,

dans un e�ort visant à compléter la théorie néo-institutionnelle. Pour ces auteurs,

cette théorie peine en e�et à expliquer le processus d'institutionnalisation. Ils pro-

posent un modèle selon lequel les institutions sont produites, reproduites et trans-

1.2. L'approche pratique de la stratégie : diversités et points communs | 43

formées par l'action, ce qui rejoint la théorie de la structuration. Mais ils insistent

sur le rôle du langage : la structuration se fait par l'intermédiaire de la production

de discours. Le discours peut être considéré comme une forme de pratique sociale

(Fairclough & Wodak, 1997, d'après Wodak & Meyer (2009a)), d'où l'intérêt de

l'approche pratique de la stratégie pour l'analyse de discours (Vaara et al., 2004;

Vaara, 2006; Laine & Vaara, 2007; Detchessahar & Journé, 2007; Pälli et al., 2009).

Un débat récent dans le champ de l'approche pratique de la stratégie, a appelé à

e�ectuer des analyses discursives critiques (Vaara et al., 2010; Carter et al., 2008;

Jarzabkowski & Whittington, 2008). En particulier, le champ de la stratégie pourrait

gagner à s'intéresser à la formation de coalitions et à l'action des parties prenantes

qui résistent aux cadres dirigeants, tels que les militants écologistes ou d'autres (Car-

ter et al., 2008). Pour ces auteurs, c'est de ces activistes que l'innovation en matière

de stratégie peut émerger (2008, p.94). Cela signi�e que les acteurs non-managers

jouent un rôle important dans la formation de la stratégie, même si ce rôle est le plus

souvent masqué par le discours stratégique institutionnalisé, selon lequel la straté-

gie est réservée aux managers, aux consultants et, éventuellement, au management

intermédiaire (Vogler & Rouzies, 2006).

D'autres courants complètent la gamme des nombreuses prises de positions théo-

riques qui caractérisent l'approche pratique de la stratégie (Rouleau, 2006). Parmi

ces courants �gurent notamment la théorie de l'activité d'Engestrom et la théo-

rie des systèmes sociaux de Luhmann 6. Nous retiendrons ici l'apport de Hendry

& Seidl (2003). Ces auteurs exploitent le concept d'épisode, issu de la théorie des

systèmes sociaux. Ils parlent ainsi d'épisode stratégique pour désigner toute pratique

stratégique marquée par un début et une �n, isolée de l'action opérationnelle ordi-

naire, et permettant une ré�exion sur la stratégie. L'épisode stratégique constitue

une unité d'analyse opportune, si bien que l'intérêt de repérer ce concept est d'abord

méthodologique.

6. Pour plus de détails sur ces théories, voir notamment � et respectivement � Jarzabkowski(2003) et Seidl (2007).

44 | Chapitre 1. L'approche pratique de la stratégie : qui pilote l'organisation ?

1.2.1.2 Analyse de la diversité théorique

Cette diversité théorique sur la notion de pratique constitue une ressource intéres-

sante. Elle o�re en e�et une forme de triangulation sur l'objet qu'est la pratique.

Qu'en ressort-il ?

A notre avis, malgré leurs di�érences, ces approches s'accordent sur un point

essentiel : la prise en compte de la pratique invite à élargir le cercle des acteurs im-

pliqués dans la formation de la stratégie. L'approche pratique accorde ainsi une place

centrale aux praticiens. Plus particulièrement, les théories présentées précédemment

convergent toutes sur la notion de pouvoir. Tout en adoptant des pratiques géné-

riques qui s'imposent, les acteurs à di�érents niveaux ont le pouvoir de les adapter

pour façonner une pratique locale singulière (Allard-Poesi, 2006). Nous débouchons

ici sur les trois concepts-clés de l'approche pratique de la stratégie : pratique, pra-

tiques (au pluriel) et praticiens. A présent, nous présentons un modèle récent, uni�é,

du faire stratégique qui intègre, dé�nit et articule ces trois concepts (Jarzabkowski

et al., 2007; Seidl et al., 2006).

1.2.2 Un modèle uni�é

Dans l'approche pratique de la stratégie, la littérature aborde des thèmes tels

que les routines, la pratique, les acteurs, les (micro-)activités, l'action ordinaire, les

discours, les épisodes stratégiques, et d'autres. Pour traiter ces thèmes, les auteurs

utilisent parfois les mêmes mots sans s'accorder systématiquement sur leurs dé�-

nitions (Whittington, 2006). Ainsi, après que de nombreux termes ont émergé, un

e�ort d'intégration était nécessaire. La `communauté de la pratique' a entrepris de

baliser le champ pour permettre un développement cohérent des recherches futures.

Trois concepts majeurs ressortent de cet e�ort de cohérence : la pratique, les

pratiques et les praticiens (�gure 1.3). Comme la �gure le représente bien, les trois

sphères sont interdépendantes. Ainsi, bien que notre question de recherche nous

conduise à nous intéresser plus particulièrement aux praticiens, nous ne saurions

nous désintéresser totalement des deux autres sphères. Par conséquent, cette sous-

1.2. L'approche pratique de la stratégie : diversités et points communs | 45

section vise à dé�nir ces trois concepts.

Source : Jarzabkowski et al. (2007); Seidl et al. (2006).

Figure 1.3 � Modèle conceptuel pour appréhender la pratique de la stratégie.

1.2.2.1 � Pratiques préemballées, pratique plastique �

Reckwitz (2002) établit la distinction entre la pratique et les pratiques. Pour

cet auteur, la pratique (au singulier) � n'est qu'un terme emphatique pour décrire

l'action humaine comprise dans sa globalité 7 � (2002, p.249-250).

Seidl et al. (2006, p.2-3) donnent une seule et même dé�nition de la pratique

et de la stratégie : il s'agit d'un �ux d'activité en situation et accompli sociale-

ment, ayant des conséquences sur les orientations et la survie de l'organisation. Les

pratiques (au pluriel) sont quant à elles des ressources de nature cognitive, compor-

tementale, procédurale, discursive, motivationnelle et physique qui sont combinées,

coordonnées et adaptées pour construire la pratique.

Les tentatives répétées de dé�nir le concept de pratique (voir Whittington, 2006;

Seidl et al., 2006; Jarzabkowski et al., 2007; Jarzabkowski & Spee, 2009) révèlent la

di�culté de le faire de façon à la fois intelligible et néanmoins assez précise. Malgré

7. � `Practice' (Praxis) in the singular represents merely an emphatic term to describe the wholeof human action �.

46 | Chapitre 1. L'approche pratique de la stratégie : qui pilote l'organisation ?

la richesse des dé�nitions élaborées par ces auteurs autour des travaux de Reckwitz

(2002), nous retiendrons dans cette thèse la terminologie proposée par Allard-Poesi

(2006) :

Conçu comme une pratique sociale, [le] faire stratégique est animé d'une ten-

sion dialectique entre la singularité d'un ici et maintenant propre à toute acti-

vité, et la récurrence et la généralité des routines, normes, règles, techniques et

outils sur lesquels toute pratique s'appuie ; entre l'unicité de l'activité réalisée

en situation (ce que l'on appelle la pratique [...]) et la répétition des artefacts

socioculturels par lesquels l'activité stratégique est réalisée (artefacts que l'on

appelle les pratiques [...]) (Allard-Poesi, 2006, p.28, gras et italiques d'ori-

gine).

Cette conceptualisation des notions de pratique et de pratiques s'inspire, comme

nous l'avons souligné plus haut, du courant néo-institutionnel (dont nous avons

rappelé la proximité avec la théorie de la structuration (Barley & Tolbert, 1997)) et,

en particulier, de la notion de découplage (Meyer & Rowan, 1977). Elle rejoint l'idée

selon laquelle les acteurs interagissent avec, adoptent et modi�ent les pratiques selon

leurs propres intérêts et interprétations (Jarzabkowski, 2004; Jarzabkowski et al.,

2007; Stensaker & Falkenberg, 2007).

Ainsi établie, la distinction entre des pratiques génériques � préemballées � et

une pratique locale � plastique � � pour reprendre les expressions pédagogues de

Allard-Poesi (2006) � est compatible avec le projet de l'approche pratique de lier

les niveaux micro et macro d'analyse (Whittington, 2006). Les pressions institution-

nelles poussent les organisations à adopter des pratiques � apparemment similaires �

(2006, p.29) qui sont particulièrement en vogue au niveau macro ; mais les acteurs

adaptent ces ressources génériques pour construire une pratique singulière qui tienne

compte de leurs intentions. Par exemple, peu d'entreprises n'ont pas tenté un jour

ou l'autre d'obtenir la certi�cation ISO 9001 (une des pratiques d'assurance qualité

les plus institutionnalisées) ; mais la manière e�ective de mettre en oeuvre la norme

peut varier sensiblement d'une organisation à une autre, et avoir des conséquences

très importantes sur la pérennité de l'organisation (Lambert & Ouedraogo, 2010).

1.2. L'approche pratique de la stratégie : diversités et points communs | 47

1.2.2.2 Les praticiens

Jusqu'ici, nous n'avons fait qu'e�eurer la question des praticiens. En exami-

nant le positionnement de l'approche pratique dans le champ de la stratégie, nous

avons souligné une évolution dans la littérature. Tandis qu'initialement les cadres

dirigeants et les consultants retenaient l'essentiel de l'attention, à présent l'approche

pratique se veut plus inclusive. Les praticiens de la stratégie � c'est-à-dire les stra-

tèges � ne se dé�nissent pas par un statut ou un rôle qui leur aurait été attribué

de façon formelle. Par la suite, en consultant les principaux courants théoriques qui

appréhendent la notion de pratique, nous avons relevé leur convergence sur l'idée

que d'autres acteurs ont le pouvoir d'in�uencer la formation de la pratique.

Selon la �gure 1.3, le concept de praticiens désigne l'ensemble des acteurs qui

in�uencent la construction de la pratique à travers qui ils sont, comment ils agissent

et les ressources (c'est-à-dire les pratiques) qu'ils utilisent.

Il est donc intéressant de savoir qui sont ces acteurs qui font la stratégie. L'ap-

proche pratique de la stratégie constitue un cadre conceptuel pertinent pour se po-

ser cette question et tenter d'y répondre. En e�et, en examinant les micro-activités,

l'approche pratique perçoit l'importance des interactions entre de nombreux acteurs

dans la construction de la stratégie.

Toutefois, la littérature fournit peu d'indications pour dé�nir qui peut être

considéré comme un stratège (Jarzabkowski & Spee, 2009, p.71). Quelques lacunes

peuvent être pointées dans la littérature existante.

D'une part, même si le rôle stratégique joué par l'encadrement intermédiaire si-

tué à la périphérie de l'organisation est de mieux en mieux reconnu (Regnér, 2003;

Vogler & Rouzies, 2006), les travaux continuent de s'intéresser principalement aux

managers (Jarzabkowski et al., 2007). Pourtant, les individus situés à la base opé-

rationnelle de l'organisation peuvent être des stratèges essentiels, par exemple du

fait de leur contribution à l'apprentissage organisationnel. C'est ce que nous avons

évoqué précédemment en soulignant le rôle essentiel des communautés de pratique

dans le phénomène de création de connaissances collectives. Mais le concept de com-

48 | Chapitre 1. L'approche pratique de la stratégie : qui pilote l'organisation ?

munautés de pratique ne rend pas compte de la totalité de l'activité stratégique des

acteurs non-managers. Des questions subsistent. Pourquoi ces communautés sont-

elles apparues ? Si elles produisent e�ectivement des connaissances et représentent

une forme de mémoire organisationnelle, l'apprentissage constitue-t-il la motivation

première de leur existence ? En outre, que se passe-t-il lorsque deux communautés

entrent en contact ? Et comment expliquer la disparition d'une communauté-de-

pratique ? Toutes ces questions incitent à approfondir la question des dynamiques

de groupe, qui ne sont pas réductibles à une logique consensuelle d'apprentissage et

d'innovation (Contu & Willmott, 2003).

D'autre part, peu de travaux envisagent comment des acteurs extérieurs à l'or-

ganisation étudiée in�uencent � eux aussi � la stratégie de cette organisation :

� les consultants, les régulateurs, les actionnaires et les consommateurs façonnent la

stratégie � (Jarzabkowski et al., 2007, p.21).

En somme, les praticiens sont non seulement ceux qui conçoivent la stratégie,

ceux qui l'exécutent et ceux qui en pilotent la mise en oeuvre (Whittington, 2006),

mais également tous ceux qui exercent une in�uence sur cette conception, cette

exécution et ce pilotage.

Les praticiens peuvent être des individus (la directrice générale, le stagiaire, le

préfet, le remplaçant de Virginie,...) ; ils peuvent également être envisagés en tant

que collectifs (syndicats, communautés, lobbies, associations de riverains,...) (Jar-

zabkowski & Spee, 2009). Ces auteurs notent que les acteurs extérieurs ont toujours

été envisagés comme des collectifs : la littérature parle des analystes, des consul-

tants, des pouvoirs publics,... plutôt que de Emma l'analyste, de Sam le consultant

ou de Norbert le propriétaire du troupeau qui risquerait d'être désorienté par le

futur contournement autoroutier prévu en périphérie d'une commune moyenne de

la Beauce 8.

Plusieurs auteurs ont contribué à la connaissance des praticiens ; toutefois, des

limites peuvent être relevées et des zones d'ombre restent à explorer.

8. Toute ressemblance avec des personnes ou des situations existantes ou ayant existé ne sauraitêtre que fortuite.

1.2. L'approche pratique de la stratégie : diversités et points communs | 49

Dans leur analyse du lien entre la subjectivité des acteurs et le développement

stratégique d'une organisation, Laine & Vaara (2007) envisagent trois groupes de

praticiens (uniquement internes) : le top management, les managers intermédiaires

et les ingénieurs de projets. Chaque groupe produit un discours qui lui est propre,

par lequel il cherche à préserver son identité et son pouvoir d'in�échir la stratégie

selon son intérêt. Ces acteurs peuvent ainsi, tous les trois, être quali�és de stratèges.

Dans cette perspective, le développement stratégique répond à un processus alimenté

par la confrontation de di�érents discours. L'analyse de Laine & Vaara (2007) o�re

plusieurs éclairages stimulants sur le faire stratégique. Par exemple, ils avancent

que les acteurs veulent se présenter comme des stratèges et que toute entrave à ce

désir s'expose à une résistance acharnée (2007, p.54). Mais cette analyse présente

également des limites. En particulier, elle restitue une vision extrêmement tradi-

tionnelle des acteurs, qui n'est pas sans rappeler la confrontation classique entre,

dans le coin bleu, un en-haut autoritaire (ab)usant de sa position sociale privilégiée

et, dans le coin rouge, un en-bas victime de cette domination et épris de liberté.

Par ailleurs, chacun des trois groupes se caractériserait par un discours unique et

fédérateur, comme si ce discours remportait l'adhésion inébranlable des individus

ou des sous-groupes qui le composent. Cette vision nous paraît faire abstraction

d'une large gamme de manoeuvres politiques auxquelles les individus peuvent re-

courir pour arriver à leurs �ns, comme la trahison, la divulgation d'informations

stratégiques, l'in�ltration, ou d'autres encore. Notre propos n'est pas d'a�rmer que

Laine & Vaara (2007) ont manqué de détecter ce type de manoeuvres : elles ne

sont pas nécessairement présentes dans toute situation. Mais nous questionnons la

validité externe � ils la discutent eux-mêmes, avec une tendance à l'a�rmer � de

leurs résultats : la possibilité d'analyser des � dynamiques socio-politiques � (2007,

p.53) selon des catégories d'acteurs formelles, facilement repérables, pourrait n'être

que contingente au cas examiné. En�n, une dernière limite, qui découle peut-être

de la précédente, peut être notée : en �n de compte, les auteurs ne révèlent pas

comment la stratégie poursuit son évolution, suivant quel discours. Autrement dit,

ils ne disent pas qui a le dernier mot dans la constitution de la stratégie.

50 | Chapitre 1. L'approche pratique de la stratégie : qui pilote l'organisation ?

D'autres auteurs ont appréhendé les praticiens en proposant des concepts qui les

distinguent selon le rôle stratégique qu'ils jouent. Nordqvist & Melin (2008) identi-

�ent des `champions de la plani�cation stratégique' (strategic planning champions)

dont ils analysent le rôle dans la formation de la stratégie. Ces champions sont des

praticiens qui initient, promeuvent et guident le processus de plani�cation straté-

gique sur une longue période. Les auteurs a�rment que le champion ne peut pas

se contenter de sa maîtrise des outils classiques de diagnostic stratégique. Pour être

e�cace, il doit disposer de trois compétences relationnelles. Ce doit être un `ar-

tisan social' (social craftsperson), un `maître-interprète' (artful interpreter) et un

`étranger connu' (known stranger) (voir Nordqvist & Melin, 2008). Cependant, si

l'archétype du champion peut réconcilier les intérêts les plus contradictoires, dans la

pratique même les plus grands champions ont leurs faiblesses et leurs limites qu'ils

ne peuvent repousser que dans une certaine mesure. Par conséquent, ils ne peuvent

contrôler à eux seuls la constitution de la stratégie.

Mantere (2005) propose également de s'intéresser aux champions de la stratégie.

Pour lui, un champion se dé�nit comme un individu qui outrepasse ses responsabili-

tés opérationnelles immédiates et tente de peser sur le contenu de la stratégie, ainsi

que sur la mise en oeuvre de ce contenu. Tout individu peut se percevoir comme tel,

quelle que soit sa position formelle dans l'organigramme hiérarchique et fonction-

nel (2005, p.158). L'auteur identi�e comment certaines pratiques peuvent motiver

les individus à se comporter en champions, tandis que d'autres pratiques les dé-

couragent. Ses résultats soulèvent une objection et une question. L'objection : un

résultat d'ensemble consiste à a�rmer qu'un individu tenu à l'écart de la pratique

de la stratégie (ou qui se perçoit comme tel), choisirait � à l'usure � de se dés-

impliquer. C'est mal connaître l'esprit champion (Sled, 1997), fait de ténacité, de

persévérance et d'une culture du challenge. L'objection est donc méthodologique :

n'est peut-être pas champion qui a�rme l'être. Elle est aussi théorique : certains

contextes peuvent encourager un champion à persévérer. Nous pensons en particu-

lier au cas des structures associatives et municipales de taille petite à moyenne. Dans

ce type de contexte, un champion agacé par la pratique stratégique en vigueur peut

1.2. L'approche pratique de la stratégie : diversités et points communs | 51

se mettre en tête de briguer le pouvoir formel. La question : que se passe-t-il lorsque

plusieurs champions se �xent des objectifs incompatibles ? L'un d'entre eux doit-il

nécessairement l'emporter ? Ou peuvent-ils constituer des alliances de circonstance

plus ou moins durables ? Bref, qui va peser de la façon la plus signi�cative sur la

formation de la stratégie ?

Dans sa thèse de doctorat, Mantere (2003) examine de quelles manières un ac-

teur individuel peut se positionner dans le cadre du processus stratégique. Il identi�e

trois grandes catégories de positions. Aux champions � déjà évoqués précédemment

� s'ajoutent les citoyens et les cyniques. Dans le processus stratégique, un citoyen

est un individu qui fait preuve de loyauté envers l'organisation dont il est membre,

en se laissant guider par la stratégie pour dé�nir sa façon d'agir (Mantere, 2003,

p.121). A la di�érence du champion, le citoyen ne tente pas d'in�uencer la stratégie

ou les autres membres de l'organisation. Il s'en tient à jouer le rôle qui lui a été

attribué. Pour sa part, le cynique considère que la stratégie n'est pas digne d'in-

térêt et que rien d'utile ne peut en ressortir. Il n'est pas nécessairement en accord,

ni d'ailleurs en désaccord, avec l'orientation stratégique de l'organisation ; mais il

n'entend ni participer à la promotion de la stratégie, ni à résister contre elle. Il est

résigné. Mantere (2003) entrevoit la possibilité que dans nombre d'organisations, les

cyniques soient considérés comme des `dissidents stratégiques', alors que ce n'est pas

nécessairement le cas. Ces catégories sont intéressantes dans la mesure où elles per-

mettent de classi�er les acteurs individuels impliqués dans (ou au moins a�ectés par)

le faire stratégique. Elles contribuent au courant pratique de la stratégie en caracté-

risant la diversité des praticiens. Mais une limite subsiste. Ces catégories désignent

explicitement des acteurs individuels ; elles ne rendent pas compte de l'émergence de

groupes. Pourtant, peu d'individus disposent de la capacité d'in�uencer la pratique

par leurs seules actions personnelles. Un champion a besoin de citoyens autour de

lui ou, autrement dit, les citoyens ont besoin d'un champion pour les guider. Si c'est

le cas, alors le pouvoir d'in�uencer la pratique appartient plus souvent à un groupe

qu'à un individu. Notre recherche se concentre ainsi sur le niveau du groupe, comme

lien entre le niveau individuel et le niveau organisationnel. Paroutis & Pettigrew

52 | Chapitre 1. L'approche pratique de la stratégie : qui pilote l'organisation ?

(2007) positionnent leur analyse au niveau du groupe, mais ils étudient ce que les

groupes font (leurs pratiques) et ne problématisent pas l'émergence et l'identité de

ces groupes.

Synthèse : qui pilote l'organisation ?

Ce premier chapitre nous a permis de présenter l'approche pratique de la stra-

tégie. Celle-ci se distingue des perspectives traditionnelles en stratégie, celles du

contenu et du processus, en se focalisant sur ce que les acteurs font dans leur acti-

vité quotidienne.

Cette notion d'acteurs peut toutefois recouvrir des ensembles très di�érents. En

matière de stratégie, les cadres dirigeants (et les consultants qui gravitent autour

d'eux) ont traditionnellement tenu les rôles principaux dans les narrations des cher-

cheurs. Cette façon de représenter le fonctionnement des organisations relègue les

autres acteurs au rang de simples �gurants.

Nous avons montré que l'approche pratique élargit sensiblement le cercle des ac-

teurs impliqués dans la pratique de la stratégie. Les praticiens dont ce n'est pas le

rôle formel de faire la stratégie, participent néanmoins à sa constitution. En réalité,

tous les membres de l'organisation sont concernés par la stratégie. Les champions

veulent l'in�uencer, les citoyens l'appliquent �dèlement et les cyniques révèlent et

contribuent à leur façon à l'ambiance générale de travail. Par ailleurs, ces positions

sociales sont un re�et statique de l'attitude des individus dans le processus straté-

gique. Leur attitude peut évoluer, si bien que chacun participe à la stratégie, même

de façon occasionnelle et insigni�ante au premier abord.

De même, l'organisation et les praticiens qui la composent, sont encastrés dans un

contexte socio-historique. La pratique n'émerge donc pas seulement de l'interaction

entre des acteurs internes à l'organisation, avec leur identité. Elle se forge également

au contact d'acteurs externes et de pratiques institutionnalisées que les organisations

doivent adopter et peuvent adapter à leur situation particulière.

1.2. L'approche pratique de la stratégie : diversités et points communs | 53

A l'issue de ce premier chapitre, nous avons démontré la pertinence

de se demander qui fait e�ectivement la stratégie des organisations. Si

les managers jouent un rôle indiscutable, d'autres acteurs internes et

externes ont un pouvoir d'in�uence qui reste à expliciter. Ces acteurs

in�uents peuvent être des individus ou des groupes, ce qui doit également

être examiné avec attention.

Adoptant un regard sociologique, l'étude du faire stratégique implique d'explo-

rer les relations entre la pratique locale, les pratiques génériques et les praticiens

internes et externes à l'organisation. Ainsi, identi�er qui fait la stratégie passe par

l'observation des praticiens et de la manière dont ils utilisent les pratiques à leur

disposition pour construire la stratégie.

Dans cette thèse, nous avons choisi d'observer les praticiens au regard d'une

pratique particulière : le discours (plus exactement, la production de textes). Le

chapitre 2 examine la pertinence de se focaliser sur cette pratique particulière.

INTRODUCTION• Remise en cause de la conception classique du dirigeant• Pertinence et enjeu d’une approche du pilote à base de

discours

PREMIERE PARTIE : PROJET DE RECHERCHEQui fait la stratégie ? Une perspective à base de discours

Chapitre 1L’approche pratique de la stratégie : qui pilote l’organisation ?

Chapitre 2Le discours dans la fabrique de la stratégie : une approche critique

DEUXIEME PARTIE : TERRAIN ET METHODES DE RECHERCHEQui fait la stratégie ? Le cas de la commune de Saint-Pré-le-Paisible

Chapitre 3Terrain de la recherche : la commune de Saint-Pré-le-Paisible

Chapitre 4Une analyse critique de discours pour découvrir le ‘pilote-en-pratique’

TROISIEME PARTIE : RESULTATS ET INTERPRETATIONSQui fait la stratégie ? Figures stratégiques et coalitions de discours

Chapitre 5Les figures stratégiques : les praticiens impliqués

Chapitre 6Les coalitions de discours : les praticiens influents

CONCLUSION

Chapitre 2

Le discours dans la construction dela stratégie : une approche critique

Ce chapitre montre comment une approche à base dediscours permet d'appréhender notre question centrale : qui

fait la stratégie ?

2.1 Le discours : une pratique de construction collective de la stratégie . . 57

2.1.1 Qui est l'auteur du discours organisationnel ? . . . . . . . . . . . . . . . 59

2.1.2 Qui fait la stratégie ? . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 66

2.2 L'analyse critique de discours : un cadre pour appréhender la construc-tion de la stratégie . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 74

2.2.1 L'analyse de discours : trois concepts incontournables . . . . . . . . . . 75

2.2.2 Le choix d'une perspective critique : l'approche dialectique-relationnelle 85

� First and foremost, we �nd discourse analysis to bea compelling theoretical frame for observing social rea-lity. ��Nelson Phillips & Cynthia Hardy (2002, p.2).

Le chapitre 1 a montré qu'une lecture pratique de la stratégie justi�e de se deman-

der qui fait la stratégie. A l'évidence, les individus 1 et les groupes 2 observés

par les approches orthodoxes sont des praticiens importants, dans la mesure où ils

détiennent le pouvoir formel dans l'organisation (directement ou par mandat). Ce-

pendant, le discours orthodoxe exclut du cercle des stratèges, à la hâte, les praticiens

qui n'ont pas le statut formel de stratèges. Pourtant, l'écart souvent observé entre la

1. Managers, consultants, entrepreneurs,....2. Top management, équipes de projet,....

56 | Chapitre 2. Le discours dans la construction de la stratégie : une approche critique

stratégie délibérée et celle qui se réalise e�ectivement (Mintzberg & Waters, 1985)

pourrait s'expliquer en partie par la présence active de ces praticiens.

A l'intérieur du cadre de l'approche pratique de la stratégie, ce nouveau chapitre

révèle notre intérêt pour une pratique sociale particulière : le discours 3. Au stade

de cette introduction, le discours peut se dé�nir comme l'utilisation du langage

oralement 4 ou par écrit (Fairclough & Wodak, 1997, p.258, d'après Wodak & Meyer

(2009a)).

Cet intérêt pour le discours signi�e que notre regard sur la stratégie se concen-

trera délibérément sur le discours et, plus spéci�quement, sur le rôle du discours

dans la constitution, la reproduction et la transformation de la stratégie d'une or-

ganisation. Cette posture se heurte à la célèbre critique selon laquelle une façon de

voir est aussi une façon de ne pas voir (Poggi, 1965). Notre propos n'est pas de dire

que la stratégie se résume à des questions relatives au discours. La (re)production

de la stratégie est un phénomène complexe sous l'in�uence de nombreux facteurs.

Cependant, cette thèse met en évidence que le discours joue un rôle central dans la

formation de la stratégie. Pour Mumby & Stohl (1996), la communication a cessé

d'être considérée comme un sujet relativement périphérique de la vie des organisa-

tions (au pro�t d'un intérêt pour les structures). La communication 5 est désormais

un phénomène de première importance, d'autant plus que les structures comportent

une dimension discursive de mieux en mieux reconnue (Phillips et al., 2004; Fair-

clough, 2005b; Maguire & Hardy, 2009).

L'objectif de ce chapitre est d'expliciter comment une perspective discursive de

la stratégie peut nous aider à appréhender notre question de recherche : qui fait la

stratégie ? Concrètement, à la �n de ce chapitre, nous proposons une décomposition

de cette question centrale en sous-questions, lesquelles structureront l'exposé de nos

résultats. Cette décomposition s'appuie sur les concepts retenus et dé�nis dans ce

3. Il est plus exact de dire que la pratique qui nous intéresse est celle de la production de textespar les praticiens. Nous serons plus précis à mesure que nous avancerons dans le chapitre.

4. L'anglais fait une distinction utile entre `discourse' et `speech'. Le dictionnaire CambridgeAdvanced Learner dé�nit discourse comme suit : communication in speech and writing.

5. La communication n'est qu'une des fonctions du langage � et pas la plus importante (voirGirin (1990)). Pour cet auteur, la principale fonction du langage est de nature cognitive.

2.1. Le discours : une pratique de construction collective de la stratégie | 57

chapitre ; elle opère ainsi une construction théorique de notre question centrale et

de notre objet de recherche.

Ce chapitre s'organise en deux temps.

Dans un premier temps, nous réalisons une revue de la littérature relative aux

approches discursives de l'organisation en général, et de la stratégie en particulier.

A travers cette synthèse, nous envisageons à quelles conditions une approche à base

de discours peut être cohérente avec la perspective pratique de la stratégie.

Dans un second temps, nous développons notre préférence pour une approche cri-

tique du discours. Après avoir présenté les concepts fédérateurs qui font de l'analyse

de discours une école de pensée repérable, nous introduisons les courants théoriques

qui proposent des conceptions complémentaires du discours. Nous justi�ons alors

notre préférence pour l'analyse critique de discours (ACD) et, plus spéci�quement

encore, pour une approche dite dialectique-relationnelle de l'ACD 6.

2.1 Le discours : une pratique de construction col-

lective de la stratégie

Cette première section a pour but d'identi�er les conditions d'une cohérence entre,

d'une part, l'approche pratique de la stratégie et, d'autre part, une approche à base

de discours qui nous permettra d'appréhender la constitution de la stratégie.

Les approches discursives de l'organisation se sont institutionnalisées. Pour cette

raison, les débats épistémologiques qui rendent ces approches légitimes n'ont pas

besoin d'être rappelés (Oswick et al., 2010, p.12). Cependant, la reconnaissance

acquise par les approches à base de discours ne permet pas d'a�rmer qu'elles sont

compatibles avec le courant pratique de la stratégie.

6. L'hétérogénéité de l'école de l'analyse de discours est ici particulièrement nette. Cette écolese compose de plusieurs ensembles d'approches plus ou moins positionnées les unes par rapportsaux autres. Chacun de ces ensembles contient lui-même de multiples perspectives théoriques juxta-posées, qui se développent parfois en parallèle les unes des autres. Ainsi, lorsqu'un auteur s'inscritdans l'école de l'analyse de discours, une façon de se positionner est de spéci�er l'auteur de l'ap-proche particulière qui sera mobilisée. En ce qui nous concerne, ce sont les travaux récents deFairclough (2005b, 2009) qui nous servent de point de référence.

58 | Chapitre 2. Le discours dans la construction de la stratégie : une approche critique

Le fait que le discours soit une pratique sociale (Wodak & Meyer, 2009a) est

également un argument insatisfaisant pour a�rmer cette compatibilité. En e�et,

encore faut-il s'assurer que cette pratique ne soit pas monopolisée par les managers,

conduisant à un certain silence organisationnel (Morrison & Milliken, 2000; Perlow

& Williams, 2003). Or, nous savons que les managers sont des agents de liaison,

des di�useurs d'informations et des porte-parole (Mintzberg, 2002). L'� aptitude à

communiquer et à interagir avec les gens � arriverait en tête des attributs que les

candidats à un poste de manager doivent posséder (Koegel, 2008, p.28) 7. Ainsi, les

managers sont des professionnels du discours. Il n'est donc pas improbable qu'ils

tentent d'exercer un contrôle étroit sur les activités discursives de la stratégie. Si

c'est le cas, si les managers dominent les pratiques discursives des organisations, en

quoi une approche à base de discours permettrait-elle de remettre en cause l'idée que

ce sont les managers qui font la stratégie (du moins dans certaines organisations) ?

En somme, retenir une approche discursive est un choix discutable et nous devons

démontrer la pertinence de le faire. C'est l'objectif que nous nous �xons dans un

premier temps.

Une perspective à base de discours peut être cohérente avec l'approche pratique

de la stratégie, à condition qu'elle respecte quelques résultats importants de re-

cherches antérieures. C'est ce que nous voulons montrer dans cette première section

et c'est pourquoi nous l'organisons sous la forme d'une revue de littérature, à deux

temps. Premièrement, nous examinons les approches discursives de l'organisation

en général ; nous retenons notamment l'importance de la polyphonie et de l'encas-

trement des niveaux de discours. Deuxièmement, nous examinons les travaux du

courant strategy-as-discourse ; ce courant supporte notre argument : les praticiens

qui ne sont pas considérés comme des stratèges par le discours orthodoxe sur la

stratégie doivent néanmoins être pris au sérieux, dans la mesure où leurs actions

peuvent avoir des conséquences sur la stratégie.

7. Koegel (2008) réfère au Corporate Recruiters Survey, un sondage réalisé annuellement par leWall Street Journal.

2.1. Le discours : une pratique de construction collective de la stratégie | 59

2.1.1 Qui est l'auteur du discours organisationnel ?

De nombreux auteurs ont contribué au développement d'approches des organisa-

tions à base de discours. Ces travaux traitent d'objets divers, souvent proches (mais

néanmoins di�érents) de l'objet de cette thèse. Il peut s'agir du changement organi-

sationnel (par exemple Ford & Ford, 1995; Ford, 1999; Ford et al., 2002; Marshak &

Grant, 2008), de la construction de l'identité par le discours (par exemple Phillips

& Hardy, 1997; Hardy & Phillips, 1999), ou encore de la désinstitutionnalisation

(Maguire & Hardy, 2009), pour ne citer que quelques exemples.

Dans cette première sous-section, nous souhaitons souligner deux résultats cru-

ciaux des travaux existants que les recherches futures ne peuvent pas ignorer. (1)

D'abord et avant tout, l'organisation doit être pensée comme un espace polyphonique

dans lequel plusieurs discours coexistent et se cristallisent dans un consensus tout

relatif. Ce consensus ne parvient pas, toutefois, à empêcher l'émergence de discours

alternatifs : des voix dissidentes, des comportements dissonants et des réorientations

stratégiques, parmi d'autres facteurs (Amblard, 2003), peuvent contester l'ordre éta-

bli. (2) Malgré cette coexistence de discours, les organisations parviennent à tenir un

discours o�ciel. Ceci se produit à travers un processus d'intégration des discours et

d'institutionnalisation d'un discours dominant. Ainsi, le discours est un phénomène

multi-niveaux et le discours organisationnel ne peut pas se comprendre sans tenir

compte de la diversité des discours des individus et des groupes. Dès lors, une ques-

tion épineuse est de savoir qui est l'auteur du discours de l'organisation. Epineuse,

parce qu'en e�et cette question pointe en direction des con�its d'acteurs dans et au-

tour de l'organisation : contrôler le discours organisationnel, c'est contrôler

une ressource essentielle à la formation de la stratégie.

2.1.1.1 Le discours dans l'organisation : beaucoup s'expriment...

Parmi les travaux précurseurs en sciences de gestion, ceux de Boje (1991, 1995)

sont essentiels. Cet auteur développe une théorie de l'organisation narrative (sto-

rytelling organization) qui conçoit l'organisation comme un système de narration

collective. Dans cette conception, l'organisation est un espace polyphonique.

60 | Chapitre 2. Le discours dans la construction de la stratégie : une approche critique

Nous devons nous arrêter sur la notion de polyphonie. Nous adhérons à la

dé�nition proposée par Belova et al. (2008) :

[Polyphony is] a tool for analysing organizations as discursive spaces where

heterogeneous and multiple voices engage in a contest for audibility and power.

(Belova et al., 2008, p.493).

Cette façon de concevoir l'organisation comme un espace polyphonique explique,

dans une large mesure, notre préférence pour une approche critique du discours

organisationnel (voir plus loin).

Boje et al. (2004) sont particulièrement catégoriques sur ce qu'ils appellent le

`mode d'engagement' du chercheur qui s'intéresse aux phénomènes impliquant le

discours :

a mode of engagement that treats organizations as sites of monological co-

herence and univocal harmony is, in our view, an unrealistic and untenable

position. In short, there is always more than one possible reading of any orga-

nizational event or situation. (Boje et al., 2004, p.571-572).

Nous adhérons à cette conviction. Ainsi, nous admettons, sans qu'il soit néces-

saire d'en faire la démonstration, un a priori important : même si les organisations

tiennent un discours o�ciel, elles n'en sont pas moins le lieu d'une diversité multi-

facettes. Une des facettes de la diversité dans l'organisation est relative au discours.

Pour s'en convaincre, rien de tel que de souligner l'aspect discursif d'une évidence

en théorie des organisations : chaque unité fonctionnelle de l'organisation parle son

langage. Il existe par exemple, en schématisant, un discours du commercial sur le

crédit-client, qui peut contredire le discours du �nancier sur cette question. Ainsi,

l'organisation est une Tour de Babel (Czarniawska, 2005) :

L'étude des organisations a�ronte un univers qui est et restera polyphonique,

où de multiples langages ou dialectes s'élèvent, s'a�rontent et se confrontent.

La di�cile tâche de ceux qui étudient les organisations est de rendre compte

de cet état de fait dans leurs textes : ceci requiert beaucoup d'adresse pour

composer dans le texte un équilibre fragile entre les mouvements centripètes

2.1. Le discours : une pratique de construction collective de la stratégie | 61

nécessaires à la cohésion et les mouvements centrifuges qui rendent compte de

la diversité. (Czarniawska, 2005, p.370).

Le cadre de l'approche pratique de la stratégie, qui encourage les tra-

vaux adoptant un niveau micro d'analyse, implique de reconnaître la

polyphonie dans les organisations. De même, l'idée de polyphonie signi�e

que toutes les voix sont susceptibles de jouer un rôle dans la constitution

de la stratégie.

La métaphore de la Tour de Babel rappelle que l'action collective organisée

est fortement compromise lorsque les Hommes peinent à se comprendre. Pourtant,

l'organisation est un e�ort pour permettre l'action collective. Comment, alors, un

discours organisationnel o�ciel se dégage-t-il de cette polyphonie ? Nous montrons

que le discours est un phénomène multi-niveaux qui parvient ainsi à éviter que l'in-

teraction ne se solde par une gigantesque cacophonie improductive (Rivière, 2006).

Néanmoins, cela ne signi�e pas que le discours o�ciel fasse consensus.

2.1.1.2 Le discours de l'organisation : ...mais peu sont entendus

Les approches discursives de l'organisation se sont plus largement développées après

le tournant des années 2000, sous l'impulsion notable de l'article d'Alvesson & Kär-

reman (2000a). De nombreux numéros spéciaux ont été consacrés au discours or-

ganisationnel et/ou stratégique dans des revues prestigieuses de sciences de gestion

(Keenoy et al., 2000; Oswick et al., 2000c,b; Grant & Hardy, 2003; Putnam & Co-

oren, 2004; Boje et al., 2004; Chanal, 2005; Grant et al., 2005; Gray et al., 2010;

Balogun et al., 2010).

Cette prolifération de contributions forme un ensemble complexe. Les auteurs

mobilisent de nombreux concepts issus de la (socio)linguistique : conversation, dia-

logue, métaphore, narration, récit, rhétorique, texte, discours,.... Ces multiples formes

d'utilisation du langage sont déroutantes, d'autant plus que les auteurs ne s'ac-

cordent pas systématiquement sur la dé�nition de ces concepts. En somme, la façon

dont les chercheurs rendent compte des relations entre le discours et l'organisation

est elle-même polyphonique.

62 | Chapitre 2. Le discours dans la construction de la stratégie : une approche critique

Alvesson & Kärreman (2000b) rendent cette prolifération intelligible. Ils pro-

posent de cartographier la littérature en la structurant selon le niveau d'analyse

adopté par les auteurs. En e�et, les approches du discours varient d'un niveau micro

impliquant un examen approfondi de l'utilisation du langage dans le contexte local

où ces discours sont produits, à un niveau macro qui conçoit le discours comme un

système idéologique caractéristique d'une société (Vaara, 2006). Dans le premier cas,

le discours est compris comme un phénomène contingent à une situation particulière.

Le matériel empirique est traité avec un a priori d'unicité. Dans le second cas, un

Discours � avec un grand � D � � possède un caractère d'universalité. Les auteurs

qui étudient ce niveau macro du Discours considèrent généralement que les discours

locaux � avec un petit � d � � portent les marques d'un ou plusieurs Discours (Al-

vesson & Kärreman, 2000b, p.1134). Les deux approches admettent l'existence de

tendances globales et de variations locales en matière de discours mais, tandis que le

niveau micro se concentre sur les variations, le niveau macro pointe les récurrences.

Cette distinction entre les approches micro et macro du discours laisse un espace

pour des perspectives intégratives qui perçoivent ces approches comme les deux pales

d'une même hélice. C'est le cas de l'approche de Fairclough (2005b, 2009) que nous

détaillerons dans la seconde section de ce chapitre. A l'essentiel, ce type d'approches

qui tentent de combiner les regards microscopique et macroscopique sur le discours,

suggèrent que les niveaux de discours sont encastrés les uns dans les autres. Les

discours produits localement sont conditionnés par les Discours institutionnalisés,

mais ce conditionnement n'est jamais total si bien que les discours locaux peuvent

réussir à transformer les Discours globaux (Heracleous & Barrett, 2001; Phillips

et al., 2004; Maguire & Hardy, 2009).

Si l'idée d'encastrement se di�use dans le champ du discours organisationnel,

elle est également présente dans d'autres champs théoriques, tels que la théorie

de la structuration (Giddens, 1984), la théorie des routines (Feldman & Pentland,

2003), la théorie de la créativité organisationnelle (Woodman et al., 1993) ou encore

la théorie de l'apprentissage organisationnel (Nonaka, 1994; Crossan et al., 1999;

Lam, 2000).

2.1. Le discours : une pratique de construction collective de la stratégie | 63

C'est sur le système conceptuel de Crossan et al. (1999) que nous souhaitons nous

arrêter un instant. Ces auteurs proposent un modèle d'apprentissage multi-niveaux

(individu, groupe, organisation). Ces trois niveaux sont reliés entre eux par quatre

processus : intuition, interprétation, intégration et institutionnalisation. Bien que

Crossan et al. cadrent leur contribution dans le courant de l'apprentissage organi-

sationnel, leur propos met largement en valeur l'omniprésence du discours dans le

processus de renouvellement stratégique, à tous les niveaux d'analyse (tableau 2.1).

Niveau Processus Intrants Produits

Individu Intuition Expériences Images Métaphores

Interprétation Langage Carte cognitive Conversation/dialogue Groupe Intégration Compréhensions partagées Ajustement mutuel Systèmes interactifs

Organisation Institutionnalisation Routines Systèmes de diagnostic Règles et procédures

Source : Crossan et al. (1999, notre traduction)

Tableau 2.1 � L'apprentissage dans l'organisation : quatre processus, trois niveaux,une diversité de formes d'utilisation du langage.

A chaque niveau d'analyse semble correspondre certaines formes d'utilisation du

langage. Ainsi, ce modèle fournit une manière de mettre de l'ordre dans la prolifé-

ration des concepts évoquée plus haut.

L'intuition se situe au niveau micro de l'individu. Celui-ci se sert de ses expé-

riences et d'images pour produire des métaphores (Marshak, 1993; Gherardi, 2000;

Mantere & Vaara, 2004; Jacobs & Heracleous, 2006).

Le processus d'interprétation utilise le langage (Fiol, 2002; Tsoukas, 2005), les

cartes cognitives (Oliver & Jacobs, 2007) et plus généralement des textes (Putnam

& Cooren, 2004), qui alimentent des conversations (Mengis & Eppler, 2008; Iedema

et al., 2003; Taylor & Robichaud, 2004) et des dialogues (Jacobs & Heracleous,

64 | Chapitre 2. Le discours dans la construction de la stratégie : une approche critique

2005; Isaacs, 1993; Oswick et al., 2000a), d'où se dégagent des compréhensions com-

munes (Robichaud et al., 2004). L'idée de conversation situe clairement le processus

d'interprétation à l'intersection des niveaux de l'individu et du groupe.

La notion d'intégration est l'une des plus fondamentales en théorie des organi-

sations (Lawrence & Lorsch, 1967). Elle désigne la nécessaire coordination de la di-

versité dans l'organisation, laquelle génère une coexistence d'interprétations parfois

contradictoires. Cette pluralité doit être canalisée pour permettre l'action collective

organisée. L'e�ort de canalisation vise à faire émerger une compréhension partagée

(Weick, 1979; Tsoukas & Chia, 2002; Jacobs & Coghlan, 2005) � ou un ensemble

de compréhensions équivalentes (Weick et al., 2005, p.418) � capable de fédérer

les membres de l'organisation. L'intégration se situe à l'intersection des niveaux du

groupe et de l'organisation : il s'agit de réduire les dissonances entre les groupes et

d'établir le discours de l'organisation (l'organisation parle comme un seul homme).

En�n, le processus d'institutionnalisation se situe au niveau macro (Crossan

et al., 1999). Si ces auteurs envisagent l'institutionnalisation intra-organisationnelle

(Canato, 2007), ce processus s'étend au-delà des frontières de l'organisation 8. Les

discours gagnent leur indépendance vis-à-vis des individus et des groupes qui les

ont produits (Giddens, 1984). Le recours au langage écrit (règles, codes, procédures,

systèmes d'information, etc.) participe à la constitution d'une mémoire organisa-

tionnelle et d'un système d'idées, qui cadrent l'action collective.

L'institutionnalisation des compréhensions partagées implique la mise en oeuvre

des discours (Barley & Tolbert, 1997; Phillips et al., 2004) : les praticiens mettent

le discours en pratique. Pour Fairclough (2005b), l'opérationnalisation des discours

peut prendre trois formes : la mise en actes (au sens d'enactment), l'inculcation et

la matérialisation. La mise en actes désigne le développement de nouvelles façons

d'agir ou d'interagir (nouveaux genres) ; l'inculcation désigne le développement de

nouvelles façons d'être, de nouvelles identités (nouveaux styles) ; la matérialisation

désigne l'apparition de nouvelles pratiques en matière de choix d'investissement, d'al-

location des ressources, d'occupation de l'espace, etc. Un point essentiel, ici, porte

8. Voir aussi chapitre 1

2.1. Le discours : une pratique de construction collective de la stratégie | 65

sur la nécessité de reconnaître cette opérationnalisation. Pour des raisons épistémo-

logiques sur lesquelles nous reviendrons (cf. chapitre 4), les travaux dans l'approche

discursive ont souvent négligé les réalités matérielles et sociales (Volko� et al., 2007).

Pourtant, nous montrerons l'importance de les prendre au sérieux, dans la mesure où

elles forment le contexte dans lequel les discours sont produits, di�usés et consom-

més. A notre avis, les approches discursives qui rendent compte de l'aspect matériel

sont plus compatibles avec l'approche pratique de la stratégie que celles qui le né-

gligent : le discours n'est qu'une facette de la pratique, et se focaliser sur cette facette

ne doit pas conduire à perdre de vue les autres aspects de la pratique.

Nous pensons qu'en veillant à respecter la polyphonie et le caractère

multi-niveaux du discours dans l'organisation, une approche discursive de

l'organisation est compatible avec la perspective pratique de la stratégie.

L'idée de polyphonie supporte l'élargissement du cercle des acteurs im-

pliqués dans la pratique de la stratégie ; la présence du discours à tous les

niveaux d'analyse rejoint la notion d'encastrement chère à Whittington

(2006, 2007).

La question demeure de savoir dans quelle mesure le discours qui s'institution-

nalise dans l'organisation fait consensus. Nous verrons par la suite, en adoptant

un point de vue critique, que le discours organisationnel a toujours pour propriété

d'exclure ou de marginaliser certaines voix, par le seul fait d'en instituer d'autres.

Au préalable, nous envisageons une autre question. Dans l'approche discursive

des organisations, les auteurs s'accordent le plus souvent sur l'idée que les objets

`sont socialement construits par le discours' 9 (par exemple Phillips & Hardy, 2002).

Ils a�rment que les discours ne se bornent pas à dire des choses, mais qu'ils font

des choses (Cooren, 2004; Hall, 2001). Ces a�rmations nous gênent, parce que les

discours y apparaissent comme des sujets. Notre propos n'est pas de nier que les

discours jouent un rôle actif dans la construction des objets : ils sont l'un des ins-

truments du pouvoir des praticiens qui permettent à ceux-ci d'exercer une in�uence

sur la fabrique de la stratégie, et d'être ainsi des agents au sens de Giddens (1984).

9. A des degrés divers. Voir aussi plus loin.

66 | Chapitre 2. Le discours dans la construction de la stratégie : une approche critique

Mais présenter les discours comme des sujets désincite arti�ciellement à poser des

questions de recherche en � qui ? � (par exemple, qui fait la stratégie ? ), au pro-

�t de questions connexes en � comment ? � (comment le discours contribue-t-il à

la construction de la stratégie ? ). Ainsi, dans la sous-section suivante, nous rendons

compte de la littérature sur l'approche discursive de la stratégie. Nous montrons que

le discours joue un rôle essentiel dans la fabrique de la stratégie, mais nous insistons

sur le fait que le discours est un prolongement de l'identité des praticiens :

existing work demonstrates the important, but often overlooked, impact of

strategist's identity on their strategizing activity [...] : understanding of how

strategists shape strategizing activity through who they are. (Johnson

et al., 2010, p.243, italiques d'origine, gras ajoutés).

Ainsi, la relation entre le discours et les praticiens est complexe. D'un côté, un

discours façonne l'identité des praticiens (par exemple, le discours sur les seniors en

entreprise construit certains praticiens en tant que seniors). Mais d'un autre côté, les

praticiens peuvent choisir de rejeter cette identité et ce qu'elle implique, en militant

pour un discours alternatif (préféreriez-vous être � usé � ou � expérimenté � ?).

Donc, certes, la stratégie est construite par le discours ; mais elle est aussi construite

par des praticiens qui s'a�rontent pour dé�nir le discours qui scellera leur destin.

2.1.2 Qui fait la stratégie ?

Dans la vaste littérature traitant du discours dans l'organisation, certains auteurs se

sont intéressés plus particulièrement à la stratégie. Ils explorent les relations entre la

stratégie et le discours. Cette sous-section se divise en deux parties. Nous résumons

quatre grandes approches de la relation entre stratégie et discours (1). Puis nous

montrons comment toutes ces approches, en cohérence avec la perspective pratique

de la stratégie, suggèrent que les managers n'ont pas le monopole de la stratégie (2).

2.1. Le discours : une pratique de construction collective de la stratégie | 67

2.1.2.1 Le discours construit la stratégie...

Vaara (2006) a montré que cette littérature de la stratégie comme discours peut

se subdiviser en quatre approches (tableau 2.2). Ainsi, la stratégie peut être conçue

comme un corps de connaissances, comme une narration, comme un projet ou comme

une conversation.

La conception de la stratégie comme corps de connaissances correspond

à une analyse sociétale de l'esprit stratégique. Elle réfère au Discours stratégique,

adossé au capitalisme américain d'après-guerre, dont les concepts se sont d'autant

mieux propagés que le principal contre-Discours de l'époque s'est essou�é avec l'ef-

fondrement du bloc socialiste. Le Discours stratégique est � chargé d'idéologie �

(Vaara, 2006), au sens où il assure l'hégémonie des stratèges, qui sont avant tout les

cadres dirigeants (des organisations, des Etats, des institutions,...). En tant qu'idéo-

logie, ce Discours contribuerait à la construction et à la reproduction d'inégalités

sociales. Il poserait ainsi un problème moral en soi (Knights & Morgan, 1991) 10.

Si c'est le cas, ces inégalités ne peuvent pas être résolues sans remettre en cause

le Discours sur la stratégie, qui les alimente. Dans cette conception macroscopique,

le Discours stratégique constitue la base d'un modèle de société, dont une valeur

essentielle est la performance.

La conception de la stratégie comme narration se situe au niveau organisa-

tionnel d'analyse. Nous retrouvons ici l'approche narrative des organisations, appli-

quée à la stratégie en particulier (Boje, 1991; Barry & Elmes, 1997; De La Ville

& Mounoud, 2010, voir aussi Czarniawska (1998) et Gabriel (2000), d'après Vaara

10. Nous utilisons le conditionnel, parce qu'à notre avis il s'agit d'a�rmations partielles : nouspensons qu'une idéologie n'est pas avant tout un système de construction d'inégalités. Une idéologiesert de fondement à des structures qui visent la résolution de problèmes. Mais ces structures créentd'autres problèmes (dans l'introduction de leur ouvrage L'acteur et le système, Crozier & Friedberg(1977) soutiennent ce point de vue). Ainsi se succèderaient les systèmes sociaux. Bien que cesa�rmations soient partielles � et sans jamais oublier qu'elles le sont �, nous y adhérons. A traversla posture critique que nous adoptons dans cette thèse, nous nous concentrons non seulement surles problèmes sociaux créés par le système, mais aussi sur les problèmes relatifs à certaines réactionsà ces problèmes sociaux. Nous pensons que certains problèmes suscitent parfois des réactions elles-mêmes problématiques. Certaines réactions peuvent être autant problématiques, sinon davantage,que les problèmes qui les ont suscités... d'autant plus que le lien entre certaines réactions et leproblème invoqué reste souvent à démontrer, ce qui n'est pas le moindre des problèmes lorsquel'on s'intéresse au discours et aux stratégies d'acteurs.

68 | Chapitre 2. Le discours dans la construction de la stratégie : une approche critique

(2006)). Il est possible de décrire la trajectoire stratégique d'une organisation (Lew-

kowicz, 1992) comme une succession de séquences et d'événements constituant une

histoire. Cette histoire peut être mise en récit, de telle sorte qu'elle semble se dérou-

ler de façon cohérente, selon un scénario plausible, et que chaque nouvelle séquence

stratégique envisagée soit perçue, par les parties prenantes, comme une péripétie qui

s'inscrit dans la continuité d'une intrigue plus vaste. La mise en récit, parfois appelée

storytelling, est une pratique controversée (Salmon, 2007). Dans cette approche, le

management stratégique ressemble davantage à un art � consistant à fabriquer de

bonnes histoires en jouant sur les émotions et l'imaginaire � qu'à une science dotée

d'un arsenal de méthodes rationnelles de pilotage et de contrôle.

La conception de la stratégie comme projet se situe au niveau infra-organisationnel

du groupe ou de l'unité concerné(e) par un projet. Dans cette approche, le discours

est avant tout un levier visant à construire une légitimité à un projet stratégique

donné. A ce titre, des auteurs ont entrepris de mettre à jour les pratiques discur-

sives utilisées par les praticiens pour légitimer (ou rendre illégitimes) des projets (van

Leeuwen & Wodak, 1999; Vaara et al., 2004; Vaara & Tienari, 2008). Une stratégie

de légitimation gagnante aboutit à une compréhension partagée : en donnant du

sens, elle suscite l'adhésion, plutôt que la résistance, de la part des membres de l'or-

ganisation. Le tableau 2.3 rend compte de quelques stratégies discursives possibles

pour légitimer un projet. Phillips et al. (2004) ont souligné le rôle de la légitimité

dans le processus d'institutionnalisation. Maguire & Hardy (2009) ont montré com-

ment la perte de légitimité d'une pratique auparavant institutionnalisée, a conduit à

son abandon ; un projet qui ne serait pas perçu comme étant su�samment légitime

serait très vraisemblablement voué au même échec.

En�n, la conception de la stratégie comme conversation se situe au niveau

microscopique de l'interaction ordinaire. Quotidiennement, les praticiens commu-

niquent dans l'action collective. A ce niveau d'observation, l'analyse de discours

examine les dispositifs rhétoriques utilisés par les acteurs (Vaara, 2006). Jusqu'ici,

peu de travaux ont véritablement exploré comment les activités de tous les jours

des praticiens �nissent par in�uencer la stratégie (De La Ville & Mounoud, 2010).

2.1. Le discours : une pratique de construction collective de la stratégie | 69

Tableau 2.2 � Quatre approches discursives de la stratégie

Conception de lastratégie

Conception dudiscours sous-jacent

Niveau de discourset type

Centre d'intérêt del'analyse

La stratégie commecorps deconnaissances

Corps de connaissances Eléments idéologiquesde niveaumacroscopique

Eléments idéologiquesd'origine historique de� métaniveau �

La stratégie commenarration

Narration Discours de niveaumésoscopique sur desorganisationsparticulières

Diverses sortes denarrations en tant que(re)constructionsrétrospectives ouprospectives desobjectifs et de l'identitéorganisationnelle

La stratégie commeprojet

Discours mobilisé Discours de niveaumésoscopique sur desprojets particuliers

Diverses sortes depratiques discursives etde discours utiliséspour expliciter le sensde projetsorganisationnelsspéci�ques et lesjusti�er

La stratégie commeconversation

Acte de discoursrhétorique

Niveau microscopique Rhétoriqueconversationnelle dansl'interaction sociale

Source : Vaara (2006)

70 | Chapitre 2. Le discours dans la construction de la stratégie : une approche critique

En e�et, les chercheurs se sont plus souvent focalisés sur des épisodes stratégiques

(Hendry & Seidl, 2003) relativement disticts de l'activité ordinaire. Toutefois, Robi-

chaud et al. (2004) ont proposé un modèle selon lequel l'organisation se construirait

à travers une � métaconversation �, un processus par lequel les conversations locales

sont absorbées dans un récit organisationnel englobant. Ce processus continu fa-

çonne l'identité de l'organisation qui émergent ainsi des conversations locales. Ainsi,

les auteurs rendent compte du rôle essentiel joué par les récits ordinaires dans le

processus organisant (organizing). Baron-Gay (2006) a appliqué le modèle de Ro-

bichaud et al. (2004) à la formation de la stratégie (strategizing). Dans son travail,

elle développe les procédés discursifs qui peuvent être utilisés pour conduire cette

métaconversation, comme autant de dispositifs rhétoriques.

Tableau 2.3 � Cinq stratégies discursives de légitimation

Stratégies Dé�nitions

Autorisation Légitimation par référence à l'autorité de la tradition, des us etcoutûmes, du droit et de personnes investies d'une autorité insti-tutionnelle quelconque.

Rationalisation Légitimation par référence au bien-fondé d'actions spéci�ques ap-puyées par des connaissances considérées comme pertinentes dansun contexte donné.

Moralisation Légitimation par référence à des systèmes de valeurs particuliers,qui fournissent les fondements moraux de la légitimation.

Narrativisation(ou mythopoièse)

Légitimation véhiculée par des narrations. Il s'agit de raconter unehistoire qui montre comment la décision à légitimer est liée aupassé et/ou à l'avenir de l'organisation.

Normalisation(naturalisation)

Légitimation par naturalisation des actions menées. Il s'agit de pré-senter la décision à légitimer comme une décision normale, natu-relle, neutre, objective et donc évidente.

D'après Vaara & Tienari (2008)

2.1. Le discours : une pratique de construction collective de la stratégie | 71

2.1.2.2 ... mais le discours est produit par les praticiens

Dans une approche discursive de la stratégie (ou de l'organisation de façon générale),

les auteurs tendent à a�rmer que les discours font des choses :

Discourses � do not just describe things ; they do things �. (Phillips et al.,

2004, p.636, citant Potter & Wetherell (1987)).

De même, Cooren (2004) intitule son article : � Textual Agency : How Texts Do

Things in Organizational Settings ? �.

De notre point de vue, les discours n'exercent un pouvoir qu'à travers les pra-

ticiens qui les ont produits. La capacité d'un discours à in�uencer la stratégie est

conditionnée par la capacité de praticiens à donner durablement du pouvoir à ce

discours.

Dans ce sens, les quatre conceptions de la stratégie que nous avons présentées

� comme corps de connaissances, narration, projet ou conversation � s'accordent

à notre avis sur une idée commune : les praticiens qui ne sont pas considérés

comme des stratèges par le Discours orthodoxe sur la stratégie doivent

néanmoins être pris au sérieux, dans la mesure où leurs actions peuvent

avoir des conséquences sur la stratégie.

En e�et, au niveau macroscopique, on peut se demander � pourquoi les décisions

et les actions des organisations devraient être guidées par la `stratégie' plutôt que

par autre chose et pourquoi les cadres dirigeants devraient être considérés comme

les acteurs privilégiés de la stratégie � (Vaara, 2006, p.52). Ils ne sont pas stratèges

sur une base objective, mais parce qu'un discours dominant à l'échelle sociétale leur

construit une position subjective de stratèges. Or, d'un point de vue objectif, les

stratèges sont ceux dont les pratiques ont une in�uence sur la stratégie, et non pas

ceux qui sont dé�nis a priori (par un discours) comme étant des stratèges. Ainsi,

pour répondre à notre question de recherche, nous ne pouvons nous contenter de la

réponse donnée par le discours orthodoxe sur la stratégie. Nous devons dénaturaliser

les catégories sociales et organisationnelles admises et en rechercher de nouvelles qui

ne dépendent pas d'un discours particulier.

72 | Chapitre 2. Le discours dans la construction de la stratégie : une approche critique

Au niveau de la stratégie comme narration, les travaux de Boje (1991, 1995) ont

nettement démontré que l'organisation est un espace polyphonique et qu'une même

histoire peut être racontée de nombreuses façons di�érentes (voir également plus

haut).

Au niveau de la stratégie comme projet à légitimer, on pourrait penser de prime

abord que l'activité de légitimer incombe aux seuls managers. Mais Maguire &

Hardy (2009) prennent cette idée à contre-pied : ils mettent en avant comment

de nombreux autres acteurs, non seulement internes mais également externes à l'or-

ganisation, peuvent agir discursivement de façon à saper la légitimité d'une pratique

institutionnalisée. Cette perspective est donc particulièrement intéressante à relever,

même si ces auteurs n'ont pas spéci�quement envisagé la question de la stratégie.

Au niveau conversationnel en�n, De La Ville & Mounoud (2005) soulignent que

les narrations conçues par les dirigeants, une fois produites et di�usées, ne sont pas

inertes. Elles sont � consommées � par les membres de l'organisation, dans leurs récits

ordinaires qui émergent de leurs interactions quotidiennes. Ces récits quotidiens

révèlent comment les narrations stratégiques sont `décodées' à travers l'organisation

(De La Ville & Mounoud, 2005). Chaque nouveau décodage comporte des variations

qui peuvent progressivement modi�er les narrations stratégiques en en altérant le

sens initial � une propriété du langage appelée récursivité (Robichaud et al., 2004;

Grant & Marshak, 2009). De même, observant la réaction des destinataires des

narrations stratégiques, leurs auteurs ont également la possibilité d'ajuster le tir

en adaptant leur langage aux destinataires, pour limiter les risques de décodage

indésirable � une compétence appelée ré�exivité (Grant & Marshak, 2009). En

somme, à travers la ré�exivité et la récursivité, les acteurs non-managers in�uencent

la narration stratégique sur laquelle la stratégie se construit.

En introduisant une approche narrative de la pratique de la stratégie, De La Ville

& Mounoud (2010) ont récemment fait ce constat :

while social practice theory advocates `agency' for everyone in everyday life,

Strategy as Practice research pays attention mainly to [...] top management

personnel. (De La Ville & Mounoud, 2010, p.183).

2.1. Le discours : une pratique de construction collective de la stratégie | 73

Ainsi, au sein même de l'approche pratique de la stratégie, il semble

que les travaux existants continuent d'examiner les micro-activités des

managers (par exemple Chanal & Tannery, 2007). Le rôle stratégique

que les acteurs non-managers parviennent à jouer a fait l'objet d'un

nombre insu�sant de recherches. Comprendre ce rôle est pourtant es-

sentiel pour déterminer qui fait e�ectivement la stratégie. Dans cette

thèse, nous souhaitons combler en partie cette insu�sance. Nous avons

montré, dans cette première section, qu'une approche discursive de la

stratégie est susceptible de nous aider dans cette direction. Cela signi-

�e également qu'une approche discursive peut contribuer à l'approche

pratique de la stratégie, en permettant d'élargir le cercle des praticiens

considérés comme des stratèges, aux acteurs non-managers.

Nous avons établi à quelles conditions une approche à base de discours peut être

compatible avec la perspective pratique de la stratégie. Il importe notamment de

respecter la nature polyphonique des organisations, et de reconnaître que le discours

est un phénomène multi-niveaux, capable d'intégrer la diversité liée à la polyphonie

dans un discours o�ciel institutionnalisé. En�n, nous avons montré qu'une façon

de contribuer à l'approche pratique de la stratégie consiste à mieux prendre en

considération les acteurs non-managers (ce que jusqu'ici, l'approche pratique a eu

de la di�culté à mettre en oeuvre, en dépit de son projet).

Cette compatibilité étant établie, nous pouvons dans une seconde section es-

quisser l'arrière-plan théorique de notre approche discursive de la stratégie. Nous

procédons en deux temps. Premièrement, nous retenons et dé�nissons trois concepts

qui doivent �gurer dans notre approche, parce qu'ils sont communs à toutes les

approches d'analyse de discours. Deuxièmement, au-delà de ces trois concepts né-

cessaires mais insu�sants, nous adoptons une approche critique du discours. Nous

justi�ons ce choix qui complète la gamme des concepts que nous articulons comme

toile de fond de notre ré�exion.

74 | Chapitre 2. Le discours dans la construction de la stratégie : une approche critique

2.2 L'analyse critique de discours : un cadre pour

appréhender la construction de la stratégie

Nous venons de montrer que le discours peut être appréhendé de façons multiples

et complémentaires. Nous avons exposé la distinction entre les perspectives micro-

scopique (discours avec un petit � d �) et macroscopique (Discours avec un grand

� D �). Nous avons souligné qu'une approche multi-niveaux du discours serait en

plus forte adéquation avec l'approche pratique de la stratégie. En�n, nous avons

évoqué l'importance de tenir compte du contexte matériel et social dans lequel les

discours sont produits 11.

Mais cette diversité d'approches pose un problème auquel nous nous attelons à

présent : selon le niveau d'analyse adopté, la dé�nition du concept de discours varie.

Au niveau micro, il peut se dé�nir comme l'utilisation située du langage par les

acteurs. Au niveau macro, il s'agit plutôt d'une façon de penser propre à une société

(ou un groupe dans une société), ayant un caractère d'universalité. Il nous faut dé-

sormais être plus rigoureux dans le choix des termes que nous allons utiliser, et dans

leur dé�nition. Cette rigueur vise à limiter les di�cultés liées à l'opérationnalisation

des concepts, sur laquelle nous reviendrons nécessairement.

En nous appuyant en particulier sur les travaux de Phillips & Hardy (2002, voir

aussi Phillips et al. (2004)), nous considérons que trois concepts sont incontour-

nables pour décrire la philosophie de l'analyse de discours. Il s'agit des concepts de

discours (dé�nition étroite), de texte et de contexte. Une caractéristique distinctive

de l'analyse de discours consiste à explorer les relations entre ces trois concepts (ou

plus exactement entre les éléments empiriques recouverts par ces trois concepts).

Avant de présenter ces concepts, nous devons insister sur un point : l'analyse

de discours n'est pas seulement un ensemble de méthodes de traitement

de données. La confusion est facile entre analyse de discours et analyse de données

11. Nous laissons provisoirement en suspens les questions épistémologiques soulevées par cettedernière a�rmation. Une question est notamment de savoir si les discours ne sont qu'un miroirdu contexte matériel et social ou si, au contraire, ils construisent cet environnement. Ces aspectsseront abordés dans le chapitre 4.

2.2. L'analyse critique de discours : un cadre pour appréhender la construction de la stratégie | 75

textuelles (lexicale, sémantique, thématique, grammaticale, syntaxique, logique, rhé-

torique, graphologique, de contenu,...). L'analyse de discours est une école de pensée

regroupant des approches qui di�èrent aussi bien du point de vue théorique et métho-

dologique, que de celui des questions de recherche qu'elles privilégient (Fairclough,

2005a) 12. Chacune de ces approches fournit ainsi un cadre théorique, au sens d'un

ensemble articulé de concepts permettant d'appréhender le réel (Phillips & Hardy,

2002). Ces considérations importantes expliquent que certains auteurs, dans la lit-

térature anglophone, préfèrent le terme de (Critical) Discourse Studies à celui de

(Critical) Discourse Analysis (van Dijk, 2009, par exemple).

Cette précision explique toute l'importance de prendre le temps, comme nous

allons le faire à présent, de dé�nir les trois concepts incontournables de discours, de

texte et de contexte. Ces concepts sont présents dans une pluralité d'approches du

discours, que nous présentons brièvement avant de justi�er notre préférence pour

une approche critique.

2.2.1 L'analyse de discours : trois concepts incontournables

Phillips & Hardy (2002) suggèrent que les trois concepts de discours, de texte et

de contexte sont des incontournables en matière d'analyse de discours, quelle que

soit l'approche particulière adoptée par le chercheur. Nous dé�nissons ces concepts

dans cette première sous-section. Ceci nous permettra de mieux positionner, dans

une seconde sous-section, notre propre approche.

2.2.1.1 Le discours : système d'a�rmations qui construit un objet

Commençons par dé�nir ce que nous entendrons désormais par discours :

Un discours est un système d'a�rmations qui construit un objet 13.

(Parker, 1992, p.5, voir également (Phillips et al., 2004)).

12. Dans son article paru dans la revue Marges Linguistiques, c'est en réalité l'analyse critiquede discours que Fairclough (2005a) dé�nit comme une variété d'approches hétérogènes formantune école de pensée (voir aussi Wodak & Meyer, 2009a, p.5). Nous pensons que cette dé�nition estvalable pour l'analyse de discours a fortiori.13. En version originale : � a system of statements which constructs an object � (Parker, 1992).

76 | Chapitre 2. Le discours dans la construction de la stratégie : une approche critique

Un discours est une façon de représenter un objet (Fairclough, 2005b) : il donne

un sens particulier à cet objet.

Chacun sait qu'une même succession de faits et d'événements � c'est-à-dire

une histoire � peut être racontée de di�érentes manières, correspondant à di�é-

rents points de vue. Ainsi, chaque narration o�re une représentation de l'histoire ; et

toute narration se compose par conséquent de deux éléments : une histoire � objec-

tive � (indépendante de la manière dont elle est perçue et racontée) et un discours

(Porter Abbott, 2002). Le discours correspond au point de vue particulier sur l'his-

toire.

Cette dé�nition importante mérite une illustration concrète. Supposons que le

conseil municipal d'une petite commune rurale décide, un beau jour, de faire abattre

quelques arbres situés non loin de la propriété du Maire. Plusieurs narrations peuvent

construire cette décision (le fait de décider d'abattre les arbres), en lui attribuant

un sens (le discours à propos du fait de décider d'abattre les arbres). D'un côté, le

conseil municipal motive sa décision par le fait que ces arbres étaient malades, et que

l'abattage était inévitable pour éviter la propagation de la maladie aux arbres sains

avoisinants. Un document remis par l'O�ce National des Forêts atteste l'existence

de cette maladie et appuie cette décision. Mais d'un autre côté, les détracteurs du

conseil municipal peuvent a�rmer, sans se tromper, que les arbres abattus limitaient

l'ensoleillement des panneaux photovoltaïques récemment installés sur le toit de la

maison du Maire. L'observation su�t à valider cette a�rmation.

Cette illustration (tirée d'une expérience vécue) livre deux discours, qui donnent

un sens très di�érent à la décision d'abattre les arbres. Le discours du conseil mu-

nicipal pourrait être quali�é de rationnel, dans la mesure où il mobilise des preuves

scienti�ques appuyées par des tests e�ectués sur les arbres par un organisme a priori

indépendant du pouvoir. Le discours des détracteurs pourrait, quant à lui, être quali-

�é de civique (Boltanski & Thévenot, 1991; Livian & Herreros, 1994), dans la mesure

où il évoque la possibilité que la décision d'abattre les arbres ait pu être prise dans

l'intérêt particulier du Maire, au mépris du bien collectif.

2.2. L'analyse critique de discours : un cadre pour appréhender la construction de la stratégie | 77

Ainsi, chaque discours peut être quali�é � au moyen d'un ou plu-

sieurs adjectifs quali�catifs � selon le sens qu'il attribue à une décision,

à une histoire, à un projet stratégique, ou à tout autre objet. En schéma-

tisant, le discours rationnel du conseil municipal construit la décision d'abattre les

arbres comme une décision responsable ; tandis que le discours citoyen des détrac-

teurs construit cette décision comme un acte abusif relevant à leurs yeux de l'excès

de pouvoir.

Pour établir la pertinence de la dé�nition proposée par Parker (1992), il est

utile d'aller un peu plus loin dans l'analyse de notre illustration. Le discours des

détracteurs peut certes être quali�é de citoyen. Mais d'autres adjectifs pourraient

le quali�er également. Par exemple, certains verront un lien, vraisemblable, entre

ce discours local contre l'abattage des arbres (niveau micro) et le discours envi-

ronnementaliste, ou écologiste, qui se développe sensiblement dans l'environnement

sociétal (niveau macro). D'autres peuvent estimer qu'il s'agit d'un discours avant

tout polémique : à partir de cette décision isolée d'abattre des arbres, dont l'im-

portance est relative, ce discours viserait à déclencher une tempête dans un verre

d'eau.

Ainsi, l'a�rmation des détracteurs � `les arbres abattus faisait de l'ombre aux

panneaux photovoltaïques du Maire' � ne su�t pas à elle seule pour quali�er le dis-

cours qu'elle invoque. C'est en cela que la dé�nition de Parker (1992) est pertinente :

pour comprendre le sens du propos des détracteurs, c'est-à-dire pour identi�er leur

discours, nous avons besoin d'une série (ou d'un système) d'a�rmations. En e�et,

une a�rmation isolée est généralement ambivalente, si bien qu'il est di�cile de dire

quel discours elle invoque. Les implications méthodologiques de cette dé�nition du

discours en tant que système d'a�rmations seront discutées au chapitre 4.

Il est intéressant de relever comment Fairclough (2009) (un auteur dont nous

mobiliserons largement les travaux par la suite) dé�nit le discours :

Discourses are semiotic ways of construing aspects of the world (physical,

social or mental) which can generally be identi�ed with di�erent positions or

perspectives of di�erent groups of social actors. (Fairclough, 2009, p.164,

78 | Chapitre 2. Le discours dans la construction de la stratégie : une approche critique

italiques d'origine, gras ajoutés).

Cette dé�nition est compatible avec celle de Parker en ce qu'elle soutient que les

objets (ou aspects du monde) sont socialement construits par le discours. Lorsqu'il

a�rme qu'un discours correspond généralement à une perspective propre à un groupe

d'acteurs (ce qui rend bien compte de notre illustration opposant le discours du

conseil municipal à celui de leurs détracteurs), Fairclough fournit une piste pour

identi�er qui sont ces acteurs.

En�n, si le discours construit l'objet discuté, une conséquence essentielle est qu'il

prescrit la conduite à adopter en pratique, tandis qu'il en interdit d'autres (Phillips

et al., 2004). Par exemple à l'hôpital, un chef de service et le directeur d'établissement

ne sont généralement pas `formatés' 14 pour penser de la même manière la notion de

`performance organisationnelle'. Selon que c'est le discours de l'un ou de l'autre qui

prime dans l'établissement, les priorités de l'action collective ne sont pas les mêmes.

En ce sens, la distinction souvent faite intuitivement entre `discours' et `pratique'

doit être fortement nuancée : � discourses `do not just describe things ; they do

things' � (Phillips et al., 2004, p.636, citant Potter & Wetherell (1987). Italiques

d'origine).

2.2.1.2 Le texte : manifestation observable d'un discours

La perspective que nous développons dans cette thèse considère que les discours

sont tous présents simultanément dans l'environnement. Tout comme nous pouvons

choisir d'utiliser (ou non) un vélo qui serait rangé dans un coin de notre garage

(Brown et al., 2001), nous pouvons aussi choisir d'utiliser (ou non) un discours que

nous aurions stocké dans un coin de notre mémoire.

Tous les discours sont théoriquement accessibles aux individus à un instant

donné. Toutefois, selon l'époque, le lieu et les événements qui se produisent, cer-

tains discours sont très prisés, tandis que d'autres le sont moins. On admettra sans

di�culté que le discours du développement durable n'a pas toujours été à l'honneur

14. Ce terme a été utilisé par un ingénieur organisation-méthode, que nous avons rencontré enmarge de cette thèse dans un centre hospitalier de Franche-Comté.

2.2. L'analyse critique de discours : un cadre pour appréhender la construction de la stratégie | 79

comme il l'est, et de façon croissante, depuis quelques années. C'est ainsi que des

observateurs ont pu se demander, au moins dans un premier temps, si ce discours

avait une véritable portée stratégique ou s'il s'agissait plutôt d'une mode passagère.

C'est en examinant les textes, produits par les acteurs à l'occasion de leurs in-

teractions quotidiennes (Fairclough, 2005b), que l'on peut juger de la prégnance

relative de di�érents discours.

Un texte peut se dé�nir comme étant une manifestation matérielle,

donc observable, d'un ou plusieurs discours (Phillips & Hardy, 2002, p.4).

Les textes peuvent prendre de multiples formes concrètes. Ils peuvent notamment

être oraux, aussi bien qu'écrits. Par ailleurs, un texte peut exister dans un langage

di�érent de celui des mots, le critère important étant qu'un texte véhicule un sens

qu'il emprunte à un ou plusieurs discours. Une représentation, quelle qu'elle soit

(une image, un dessin, un pictogramme, un pin's, un logo, un smiley, une expression

de visage, une tenue vestimentaire,...), constitue un texte. Ainsi, le concept de texte

ne réfère pas nécessairement à une réalité verbale.

Plus concrètement, un texte est une représentation, énoncée oralement (inter-

views, réunions,...), par écrit (rapports, correspondances, tracts politiques,...) ou

encore par l'intermédiaire de tout autre langage que celui des mots (dessins, sym-

boles,...) (Grant & Hardy, 2003). Cette matérialisation dans un langage permet le

stockage du texte, qui est ainsi accessible aux autres acteurs (Maguire & Hardy,

2009).

Une tâche qui incombe à l'analyste de discours consiste à explorer les relations

qui lient les textes à des discours (rejoignant en cela un principe du regard socio-

logique préconisé par l'approche pratique de la stratégie (Whittington, 2007, voir

chapitre 1)). Ainsi, un texte ne contient jamais un discours dans sa totalité et dans

toutes ses nuances. Chaque texte renferme un nombre limité de fragments d'un ou

plusieurs discours. L'analyse de discours � dans sa dimension technique � vise à

reconnaître les discours que les praticiens cachent, parfois inconsciemment, dans les

textes qu'ils produisent, en repérant ces fragments qui servent d'indices. A ce titre,

il est essentiel de multiplier les textes collectés et analysés : le sens d'un texte indi-

80 | Chapitre 2. Le discours dans la construction de la stratégie : une approche critique

viduel se révèle à mesure que d'autres textes fournissent de nouveaux fragments de

discours à l'analyste.

2.2.1.3 Le contexte : ensemble des ingrédients non langagiers permettant

de comprendre un texte

Le contenu littéral d'un texte ne se su�t pas à lui-même. Girin (1990) exprimait cet

état de fait par cette métaphore qui sonne très juste :

A l'édi�ce du sens, l'auditeur doit apporter sa pierre, en complétant ce que le

message ne contient pas. (1990, p.57).

Cette a�rmation anéantit la théorie mathématique de la communication 15. Cette

théorie, également connue sous l'appellation de � modèle du code � ou encore celle

de � modèle de Shannon et Weaver �, se résume selon une formule célèbre : � un

émetteur, grâce à un codage, envoie un message à un récepteur qui e�ectue le dé-

codage dans un contexte perturbé de bruit �. Un problème essentiel de ce modèle

tient à un sous-entendu : la littéralité du texte serait su�sante à sa compréhension,

si l'émetteur et le(s) récepteur(s) veulent bien s'appliquer à leurs tâches respectives

d'emballer et de déballer le message, et dès lors que ce message arrive à ce(s) récep-

teur(s) dans des conditions pas trop dégradées.

Mais supposons un homme qui, rentrant de sa journée de travail, trouverait ce

petit mot, non signé, en arrivant chez lui : � Je suis allée faire du sport, ma journée

m'a mis sur les rotules �. Le contenu littéral de ce message pose plusieurs problèmes

à la compréhension :

� Qui est � je � ? Il pourrait s'agir d'une femme, peut-être l'épouse de l'homme

en question, vu l'accord du verbe `aller' au féminin (� allée �). Mais le verbe

`mettre' accordé au masculin (� m'a mis �) nous plonge dans le doute. Littéra-

lement, il est impossible de savoir sur lequel des deux participes passés porte

l'erreur d'accord. � Je � est peut-être le colocataire de l'homme en question.

15. Si cette théorie est très critiquée par les linguistes, nous l'avons rencontrée à plusieurs reprisesdans notre formation initiale en sciences de gestion. Ceci peut vouloir dire que de nombreux jeunesmanagers conçoivent la communication selon le modèle du code.

2.2. L'analyse critique de discours : un cadre pour appréhender la construction de la stratégie | 81

Notons que ce type d'erreur n'est pas rare... a fortiori après une longue journée

de travail.

� La proposition � ma journée m'a mis sur les rotules � est littéralement juxtapo-

sée à la proposition � je suis allée faire du sport �. Pourtant, nous comprenons

que la proposition juxtaposée désigne la cause de la décision d'aller faire du

sport. Cette compréhension n'est pas livrée par le contenu littéral du message.

� En lisant ce message, l'homme en question comprend que le fait d'aller faire

du sport aidera � je � à se ressourcer. D'une part, littéralement, rien n'est

moins sûr. La pratique sportive ne provoque pas les mêmes e�ets sur tous les

pratiquants. D'autre part, tout dépend du type de sport que � je � est allé(e)

faire. Nul doute que l'homme en question saura précisément de quel sport il

s'agit (footing, musculation, natation, cyclisme,...) � ce dont l'observateur

neutre extérieur n'a objectivement aucune idée.

� L'homme en question aura peut-être le ré�exe, comme conséquence du mes-

sage, de ne pas attendre le retour de � je � pour dîner. A nouveau, le message

ne prescrit pas littéralement ce comportement mais, néanmoins, l'homme l'in-

terprète comme une invitation à dîner seul.

Ainsi, le composant littéral d'un texte n'est pas su�sant pour permettre une

bonne interprétation de ce texte. Une bonne interprétation passe par la connaissance

de la situation (composant indexical du texte) et du contexte (composant contextuel

ou énigmatique) (Girin, 1990, 2001). A�n de simpli�er notre propos, nous regroupons

l'ensemble de ces ingrédients non langagiers dans une même catégorie, que nous

appelerons le contexte 16.

Le message que l'homme de notre exemple a découvert en arrivant chez lui,

comporte des `trous'. C'est ainsi qu'il doit � apporter sa pierre �, en tant que lecteur,

pour comprendre ce que le texte ne dit pas explicitement. Sa `pierre' désigne sa

connaissance du contexte dans lequel ce texte est produit.

16. Dans son article paru en 2001, Girin introduit une distinction entre situation, cadre etcontexte. Dans cette thèse, nous confondons ces trois éléments. En particulier, la distinction sub-tile (mais conceptuellement pertinente) entre cadre et contexte introduirait à notre avis plus delourdeur que de puissance dans notre analyse.

82 | Chapitre 2. Le discours dans la construction de la stratégie : une approche critique

Le contexte inclut l'ensemble de ce qui constitue la situation. La situation se

dé�nit par des participants (les praticiens), un ou plusieurs lieu(x) et une période

avec un début, une �n et un déroulement (un épisode stratégique [Hendry & Seidl

2003]). Si l'homme de notre exemple comprend le message , c'est d'abord parce

qu'il connaît la situation ; ses connaissances lui permettent de répondre à quelques

questions simples : qui est � je � ? où � je � est-il (elle) allé(e) faire du sport ? quand

� je � va-t-il (elle) rentrer, etc..

Mais le contexte ne se limite pas à la situation. La connaissance de la situa-

tion ne résoud pas tous les problèmes de compréhension. Il ressort d'un exemple

précédent (celui de la décision du conseil d'abattre des arbres) qu'une situation est

toujours confuse : même lorsque l'on connaît les acteurs impliqués, les lieux et la

période concernés, une large incertitude demeure. Ainsi, si le conseil municipal et

ses détracteurs ne s'entendent pas sur le sens à donner à la décision, c'est en raison

de la confusion de la situation.

� Dans la confusion de la situation, [les praticiens] ont besoin d'analyse, en par-

ticulier pour comprendre ce qui est dit, et savoir ce qu'ils vont, eux-mêmes, dire

et faire � (Girin, 1990). Girin précise que, pour e�ectuer cette analyse, les prati-

ciens mobilisent un autre élément du contexte : leurs propres schémas cognitifs.

Ces � structures d'interprétation � ne doivent pas être considérées comme étant pu-

rement individuelles 17 : les praticiens les construisent et les partagent dans leurs

interactions quotidiennes ; plus généralement, ils acquièrent des schémas cognitifs

propres à la société et/ou au(x) groupe(s) social(-aux) auquel(s) ils appartiennent,

à travers les divers agents de socialisation (famille, école, pairs, médias, religion,

entreprise,...).

En pratique, le plus souvent il existe non pas un, mais plusieurs contextes. Pour

le conseil municipal, la décision se situe dans le contexte de la gestion opérationnelle

courante de la commune ; les élus ne voient pas en cette décision un important sujet

de controverse. Mais les détracteurs recontextualisent cette décision : pour eux,

17. Ceci rejoint le modèle de Crossan et al. (1999) que nous avons décrit plus haut, dans lequelle processus d'interprétation fait le lien entre l'individu et le groupe.

2.2. L'analyse critique de discours : un cadre pour appréhender la construction de la stratégie | 83

celle-ci est loin d'être anodine et re�ète la position éthique (Johnson et al., 2005,

p.227-229) globale adoptée par le conseil municipal ; le conseil municipal abuserait de

son pouvoir pour servir des intérêts privés, et cette décision ne serait qu'un exemple

parmi d'autres de cette logique d'action.

Girin (1990) propose encore le concept de communauté langagière : à l'essentiel,

les membres d'une même communauté langagière disposent des mêmes schémas

cognitifs pour interpréter le composant contextuel d'un texte. Dans notre exemple,

il y aurait d'un côté la communauté langagière du conseil municipal et, de l'autre

côté, celle des détracteurs.

Dans une approche discursive de la constitution de la stratégie, le concept de

communauté langagière est intéressant pour examiner qui fait la stratégie. Toutefois,

le principal inconvénient de ce concept est qu'il se situe au niveau du groupe. Il ne

permet pas de comprendre pourquoi les individus décident parfois de redé�nir les

priorités entre leurs propres schémas individuels contradictoires, redé�nition qui

peut les faire basculer dans une autre communauté langagière. En d'autres termes,

avant d'imaginer que la stratégie puisse être le fruit d'une confrontation entre des

communautés langagières pré-existantes, la question se pose de savoir comment ces

communautés émergent et comment elles parviennent (ou non) à se maintenir dans

la durée.

En dé�nitive, une di�culté récurrente dans l'analyse du discours organisation-

nel, provient de la nécessité d'interpréter les textes, qui invoquent des discours, en

relation avec leurs contextes (O'Connor, 2000). Comme le disait Bourdieu (1975) :

Dès que l'on traite le langage comme un objet autonome, acceptant la sépa-

ration radicale que faisait Saussure entre la linguistique interne et la linguis-

tique externe, entre la science de la langue et la science des usages sociaux

de la langue, on se condamne à chercher le pouvoir des mots dans les mots,

c'est-à-dire là où il n'est pas. (Bourdieu, 1975, p.183).

En tant que pratique sociale, l'activité consistant à produire, à di�user et à

consommer des textes doit, à notre avis, être examinée sous un angle sociolinguis-

84 | Chapitre 2. Le discours dans la construction de la stratégie : une approche critique

tique. Ainsi, sans bien entendu négliger l'analyse des textes et de leurs relations

avec des discours, la perspective que nous adoptons pour appréhender la constitu-

tion discursive de la stratégie, met fortement l'accent sur les � conditions sociales

d'utilisation des mots � (Bourdieu, 1975), c'est-à-dire sur le contexte.

Concepts Définitions Références Supérieur Langage (langue et parole)

Désigne à la fois l’ensemble des signes et des règles permettant de parler et d’écrire (langue), et l’ensemble des applications sociales de ces signes et de ces règles (parole) qui sont autant de façons de parler (jargons,…).

De Saussure (d’après Girin, 1990)

Centraux Discours Système d’affirmations qui construit un objet. Façon de (se) représenter un objet. Façon de

penser qui transparaît dans une façon de parler. Parker (1992) Fairclough (2005, 2009)

Texte Manifestation observable – écrite ou orale – d’un ou plusieurs discours qui se produit dans l’interaction. Méthodologiquement, le chercheur ne peut analyser le discours d’un acteur ou d’une organisation qu’à travers la collecte et l’analyse de textes produits par cet acteur ou cette organisation.

Phillips et Hardy (2002) Fairclough (2005)

Contexte Ensemble des ingrédients non langagiers permettant de comprendre un texte. Conditions sociales d’utilisations des mots.

Girin (1990) Bourdieu (1975)

Périphériques Histoire Séquence chronologique de faits et d’événements impliquant des praticiens. Elle est

indépendante de la façon dont les praticiens la racontent. Potter Abbott (2002)

Narration (récit, conte)

L’histoire telle que racontée par un praticien, c’est-à-dire sa version de l’histoire, son discours sur cette histoire, sa façon de (se) représenter cette histoire. Toute narration se compose de deux éléments : une histoire et un discours.

Potter Abbott (2002)

Communication Dimension langagière de l’interaction, consistant notamment en la production de textes. La communication n’est pas uniquement une activité de partage d’informations, mais aussi un instrument de (re)production et de contestation d’interprétations et d’un ordre social.

Heracleous et Barrett (2001) Girin (1990)

Conversation Le cadre dans lequel des textes sont produits par les praticiens. Taylor et Robichaud (2004)

Tableau 2.4 � Les principaux concepts constitutifs de l'analyse de discours : dé�nitionschoisies.

Le tableau 2.4 récapitule les principaux concepts constitutifs de l'analyse de

discours en tant qu'école de pensée. Outre les trois concepts centraux que nous ve-

nons de détailler, cette �gure ajoute, d'une part, celui de langage et, d'autre part,

ceux d'histoire, de narration, de communication et de conversation. Il est évident

que les discours, les textes et le contexte permettant d'interpréter ces derniers, ap-

partiennent au domaine du langage. La pratique de production de textes, qui nous

intéresse en particulier dans cette thèse, est une activité quotidienne de langage. Par

ailleurs, pour rendre compte de cette activité, les chercheurs utilisent des concepts

2.2. L'analyse critique de discours : un cadre pour appréhender la construction de la stratégie | 85

périphériques dont nous proposons une dé�nition. Nous avons retenu ici les princi-

paux concepts que nous mobiliserons par la suite, et qui nous permettront de décrire

et d'analyser nos données empiriques.

Comme nous l'avons mentionné, l'analyse de discours est une école de pensée

constituée d'approches hétérogènes. Après avoir présenté les concepts communs à

ces approches, nous nous concentrons à présent sur les éléments d'hétérogénéité.

A la lumière de cette confrontation des di�érents courants, nous justi�ons notre

préférence pour une perspective critique du discours.

2.2.2 Le choix d'une perspective critique : l'approche dialectique-

relationnelle

Les concepts de discours, de texte et de contexte sont communs à toutes les approches

relevant de l'analyse de discours (Phillips & Hardy, 2002). C'est à ce titre qu'ils

doivent nécessairement trouver leur place dans notre propre approche.

Mais au-delà de leurs points communs, ces approches se distinguent par les pré-

supposés théoriques qui les supportent. Plus spéci�quement, ces perspectives se dif-

férencient selon deux dimensions : d'une part, selon leur conception du discours

et, d'autre part, selon qu'elles privilégient l'analyse des textes ou celle du contexte

(Phillips & Hardy, 2002).

Dans cette sous-section, nous justi�ons tout d'abord notre préférence générale

pour une approche critique du discours. Nous présentons les principales concep-

tions alternatives du discours qui s'o�raient à nous, avant de révéler en quoi l'ob-

servation de notre terrain devait nous mener naturellement à l'approche critique.

Dans un second temps, nous présentons plus spéci�quement l'approche � dialectique-

relationnelle � � une approche critique très particulière. Celle-ci permet d'intégrer

les points saillants de notre argumentation jusqu'à ce stade : une pluralité de prati-

ciens sont impliqués dans la formation de la stratégie ; le discours étant une pratique

de construction collective de la stratégie, l'organisation est polyphonique ; cette po-

lyphonie s'intègre et s'institutionnalise dans un discours organisationnel qui autorise

86 | Chapitre 2. Le discours dans la construction de la stratégie : une approche critique

et ampli�e certaines voix, tandis qu'il en marginalise et en atténue d'autres.

2.2.2.1 La perspective critique : pour une lecture politique de la production

de textes

Plusieurs auteurs ont mis en évidence l'hétérogénité des approches des organisations

à base de discours (voir Alvesson & Kärreman, 2000b; Heracleous & Barrett, 2001;

Giroux & Marroquin, 2005; Vaara, 2006; Phillips & Hardy, 2002, pour quelques

exemples notables).

La typologie proposée par Heracleous & Barrett (2001) retient trois principaux

courants qui ont le discours pour objet central d'étude 18. A ces trois courants �

fonctionnaliste, interprétatif et critique �, ces auteurs proposent d'ajouter un qua-

trième, qu'ils développent sous le nom d'approche structurationniste du discours (en

référence à la théorie de la structuration de Giddens (1984)).

La perspective fonctionnaliste est sans doute la plus ancienne. Elle renvoie aux

idées intuitives concernant la fonction du langage. Le discours, entendu ici au sens

le plus commun de la prise de parole, est conçu comme un outil de communication

à la disposition des praticiens � typiquement les managers en tant que décideurs

rationnels � pour atteindre leurs objectifs. La communication est comprise comme

la transmission d'informations (Giroux & Marroquin, 2005). Elle peut être utilisée,

par exemple, pour favoriser la mise en oeuvre du changement organisationnel (Ford

& Ford, 1995). On peut remarquer que cette perspective porte un regard téléologique

sur le changement dans les organisations (Heracleous & Barrett, 2001), selon lequel

les processus sont délibérés, sous contrôle, et orientés par des buts clairement dé�nis

(Van de Ven & Poole, 1995).

Parmi ses principales limites, l'approche fonctionnaliste néglige notamment l'im-

portante fonction cognitive du langage (Girin, 1990) : il est très problématique de

réduire la communication à la di�usion d'informations. Ainsi, si des praticiens ré-

sistent à un projet annoncé par les managers, est-ce automatiquement parce qu'ils

18. Dans leur article traitant plus spéci�quement de l'approche narrative des organisations, Gi-roux & Marroquin (2005) identi�ent cinq courants. Leur typologie converge largement avec celled'Heracleous & Barrett (2001) sur l'approche discursive.

2.2. L'analyse critique de discours : un cadre pour appréhender la construction de la stratégie | 87

ont mal compris ce projet en dépit des explications fournies ? Ford et al. (2008)

contestent cette conception de la résistance. En e�et, cette analyse de la résistance

revient à considérer comme �xée la représentation sociale de ce projet (Girin, 1990).

En réponse à cette limite, la perspective interprétative se fonde sur l'idée que

le sens d'un projet n'est pas donné a priori, mais qu'il se construit dans l'interaction.

La communication des managers véhicule un point de vue particulier sur leur pro-

jet. Leurs interlocuteurs peuvent parfaitement comprendre ce point de vue, sans que

cette compréhension garantisse pour autant leur adhésion au projet. Il est possible

également qu'ils appartiennent à une communauté langagière (Girin, 1990) dont les

façons de penser sont trop di�érenciées (Lawrence & Lorsch, 1989) de celles des ma-

nagers pour qu'une compréhension soit véritablement possible. Ainsi, les managers

adoptant une approche fonctionnaliste multiplieront les tentatives d'explications en

vain, s'ils restent sourds aux points de vue alternatifs en présence (jugés irration-

nels). Il nous semble que les parties prenantes à un projet, de façon de plus en plus

systématique, sont dans l'attente d'une conversation, d'un dialogue, destiné à trou-

ver le juste sens à donner au projet. Cette attente peut s'inscrire dans celle, plus

vaste, d'un management `participatif'.

Les dé�nitions retenues des concepts-clés exposés précédemment, sont compa-

tibles avec cette perspective interprétative. En e�et, celle-ci conçoit le discours, non

plus comme un banal outil de transmission d'informations, mais comme un en-

semble cohérent de textes qui donnent un sens à ces informations (Parker, 1992;

Phillips et al., 2004). L'attention des auteurs adoptant cette perspective porte, en

tout premier lieu, sur le rôle du langage et de la communication dans la création

de connaissances pour l'action. Il peut s'agir, par exemple, d'examiner comment les

multiples textes produits par les praticiens (polyphonie) s'articulent les uns avec les

autres pour former un discours organisationnel. Ainsi, cette perspective reconnaît la

nature polyphonique des organisations.

Mais l'approche interprétative comporte une limite que nous avons soulignée

dès notre introduction générale. A notre avis, elle ne rompt pas totalement avec

la conception fonctionnaliste de l'organisation : la fonction de `chef d'orchestre' de

88 | Chapitre 2. Le discours dans la construction de la stratégie : une approche critique

l'organisation n'est pas mise en question ; elle est ainsi implicitement attribuée aux

dirigeants `classiques', conformément à la pensée traditionnelle. Pour le dire autre-

ment, en mettant l'accent sur le concept de sens, l'approche interprétative néglige

celui de pouvoir 19. Cette perspective est celle des auteurs qui a�rment que `les

discours construisent la réalité', perdant ainsi de vue la question de l'identité des

auteurs de ces discours.

Tout en s'appuyant largement sur les apports de l'approche interprétative, la

perspective critique est celle des auteurs qui veillent à garder à l'esprit que les dis-

cours sont (re)produits par des praticiens. Or, ceux-ci ont généralement des intérêts

contradictoires, qu'ils défendent au moyen de stratégies (Crozier & Friedberg, 1977).

Fairclough (2005b) souligne que ces stratégies comportent une dimension discursive,

incluant par exemple le recours à des procédés argumentatifs et rhétoriques. Dans

cette veine, il est acquis que � la vérité objective d'une proposition et la validité de

celle-ci au plan de l'approbation des opposants et des auditeurs sont deux choses bien

distinctes � (Schopenhauer, 1998). Pour cet auteur, les participants à une conversa-

tion ne sont pas nécessairement animés par une honnête coopération pour trouver

le juste sens, si tant est qu'il leur est possible d'évaluer l'objectivité des di�érents

discours en présence.

Ainsi, la perspective critique met un accent particulier sur les jeux d'acteurs et

sur la dimension politique du discours. La polyphonie est une hétérogénéité prin-

cipalement con�ictuelle 20, qui s'organise sous la forme d'une conversation, d'une

controverse, opposant un discours (et un groupe) dominant à un ou plusieurs contre-

discours (et un ou plusieurs groupe(s)) marginalisé(s) (Robichaud et al., 2004; He-

racleous, 2006; Grant & Marshak, 2009). Le discours dominant autorise et célèbre

certaines façons de penser et d'agir, tandis qu'il interdit et sanctionne d'autres pro-

pos et comportements (Phillips et al., 2004). Par ailleurs, il construit non seulement

les objets, mais également les sujets ; c'est-à-dire que les praticiens perdent en partie

19. Cette critique a par ailleurs également été formulée par Contu & Willmott (2003) à l'égardd'une branche de la théorie de l'apprentissage organisationnel, elle aussi largement adossée auconcept de sens (par exemple Nonaka, 1994).20. Le con�it n'est pas un inconvénient a priori. Il peut être nécessaire et fécond.

2.2. L'analyse critique de discours : un cadre pour appréhender la construction de la stratégie | 89

le contrôle de leur propre identité 21 (Phillips & Hardy, 2002). En somme, le dis-

cours dominant � ou `ordre de discours' 22 (Fairclough, 2005b) � re�ète et asseoit

un ordre social, que les praticiens créént et peuvent transformer à travers la com-

munication. Ceci débouche naturellement sur des disputes entre praticiens, visant

à faire évoluer le discours organisationnel à leur avantage (par exemple Welcomer

et al., 2000).

Le principal apport de la perspective structurationniste du discours organi-

sationnel (Heracleous & Hendry, 2000; Heracleous & Barrett, 2001) consiste en un

e�ort d'intégration des trois perspectives antérieures, comme en rend compte l'ex-

trait suivant :

A structurational view of discourse portrays the subject as both constrained

and enabled by existing structures of signi�cation, legitimation and domina-

tion. Giddens's discussions of agency emphasize that an individual could have

acted otherwise, that the world does not hold a pre-determined future, and

that agents' purposive conduct (such as communicative action) involves the

application of knowledge to achieve certain outcomes [...]. Agents's choices

may be constrained by existing structures, but are not determined by them.

From a structurational perspective, therefore, agents can, through

purposive communicative action, achieve functional outcomes (ma-

nagerialist view 23) within a socially constructed reality (interpre-

tive view), and, in so doing, potentially challenge und ultimately

transform entrenched societal structures (critical view). (Heracleous

21. Par exemple, lors du Tour de France 2011, le discours dominant parmi les medias persistaità `construire' Thomas Voeckler comme un coureur de niveau inférieur à Alberto Contador, CadelEvans, et aux frères Schleck, présentés comme les `cadors'. Dans un premier temps, le Françaisapparaissait agacé par les questions des journalistes qui référaient systématiquement à son passésur un ton paternaliste, mettant en échec sa stratégie de communication pour se présenter commeun coureur d'expérience aux ambitions sérieuses. Mais par la suite, il a su exploiter à son avantagecette identité de `maillot jaune qu'on ne prend pas au sérieux', pour éviter notamment d'attirersur lui l'attention des prétendus `cadors'. Remarquons que ce discours dominant comporte unepart d'objectivité, puisqu'il découle en particulier d'une analyse comparative des palmarès avérésdes coureurs intéressés. Mais il comporte également une part de subjectivité, dans la mesure où ilaccorde à l'ordre établi un caractère de permanence, alors qu'en réalité il est sujet à une remise enquestion permanente.22. Voir aussi plus loin.23. Entre l'article de Heracleous & Hendry (2000) et celui de Heracleous & Barrett (2001), la

désignation de l'approche qui conçoit le discours comme un instrument de communication évolued'approche managériale à approche fonctionnaliste. Ces désignations recouvrent la même réalité.

90 | Chapitre 2. Le discours dans la construction de la stratégie : une approche critique

& Hendry, 2000, p.1273, gras ajoutés).

Mais dans cette perspective structurationniste, les stratégies discursives des ac-

teurs pour transformer les rapports de domination dans l'organisation � c'est-à-dire

pour redé�nir qui pilote l'organisation polyphonique � ne sont qu'un élément parmi

d'autres. C'est pourquoi nous lui préférons la perspective critique, dans laquelles ces

stratégies sont au centre de l'attention. Par ailleurs, nous verrons que nous adop-

tons une perspective critique particulière (Fairclough, 2005b, 2009), construite sur

les principes du réalisme critique et que Whittington (2010) considère comme une

� alternative relativement proche � de la perspective structurationniste.

Notre préférence pour la perspective critique étant justi�ée, nous nous proposons

à présent d'en clari�er les caractéristiques essentielles. Il est notamment essentiel

d'expliciter ce que `critique' veut dire.

Comme pour nous permettre de synthétiser ce que nous avons présenté jusqu'ici,

Mumby (2004, p.238) retient trois idées fondamentales à la conception critique du

discours :

1. La communication et le discours construisent (et sont construits par) des pra-

tiques sociales porteuses de sens ;

2. L'analyse critique des relations de pouvoir est centrale à la compréhension de

ces pratiques sociales ;

3. Une approche critique souligne la possibilité d'une transformation sociale et

organisationnelle, impulsée par les acteurs.

Mais dans quel sens l'analyse critique de discours est-elle critique ?

Pour Reisigl & Wodak (2009), adopter une posture critique passe par l'adhé-

sion à quatre principes de travail. Tout d'abord, le chercheur doit s'employer

à prendre du recul vis-à-vis des données. Il doit veiller, cependant, à ne pas sortir

les données de leur contexte ; comme nous l'avons vu, ce dernier est indispensable

pour construire une compréhension valide des phénomènes observés. En outre, le

chercheur doit rendre explicite le positionnement politique des praticiens impliqués

2.2. L'analyse critique de discours : un cadre pour appréhender la construction de la stratégie | 91

dans les situations qu'il étudie. En�n, il doit avoir une attitude ré�exive consistant

à faire son auto-critique.

Concernant cette ré�exivité, le chercheur doit être conscient qu'il est lui-même un

producteur de textes. Il est lui-même un praticien susceptible de jouer un rôle dans

la construction des phénomènes qu'il étudie. Or, le principe de prise de distance

implique à notre avis un e�ort pour éviter d'interférer avec le cours naturel des

événements constitutifs du cas étudié 24. En toute hypothèse, le chercheur critique

doit attacher un soin tout particulier au choix des termes qu'il utilise pour rendre

compte des situations.

Adoptant un point de vue qui n'enlève rien à celui de Reisigl & Wodak (2009),

Fairclough (2009) estime que la recherche critique se donne pour objectif de contri-

buer à la résolution des problèmes sociaux (et organisationnels) contemporains. L'ad-

jectif critique renvoie pour lui à deux �nalités de recherche.

D'une part, l'analyse critique de discours est une analyse qui examine, en pre-

mière approche, comment la communication et le discours interviennent dans la

constitution, la reproduction et la transformation de relations asymétriques de pou-

voir. Celles-ci se traduisent par la domination, la marginalisation et l'exclusion de

certains praticiens par d'autres praticiens. Les pratiques discursives a�ectent ainsi

le bien-être des individus dans la société (et dans l'organisation) ; il convient de

mieux comprendre comment. En résumé, le chercheur doit rendre apparents les phé-

nomènes discursifs impliqués dans la formation et le maintien des inégalités sociales

(Fairclough, 2009; Vaara, 2010a). Ces phénomènes peuvent en e�et passer inaperçus

aux yeux de certains praticiens, qui ont le droit d'en être informés.

D'autre part, l'analyste critique tente d'expliciter comment certains praticiens

s'y prennent pour tester, dé�er et perturber l'ordre établi (Fairclough, 2009). Une

manière générale de procéder consiste à montrer que les rapports de domination éta-

blis et les discours dominants ne sont pas naturels et immuables, mais socialement

construits et réversibles. Cet e�ort d'explicitation permet au chercheur d'identi�er

des solutions pour contribuer à la résolution des problèmes contemporains, dont cer-

24. Les implications méthodologiques sont discutées ultérieurement

92 | Chapitre 2. Le discours dans la construction de la stratégie : une approche critique

tains sont inhérents aux structures institutionnalisées (Crozier & Friedberg, 1977).

Nous nous sommes e�orcés de respecter ces principes de travail. De même, nous

estimons que notre démarche s'inscrit bien dans ces �nalités de recherche. Mais nous

soulignons une di�culté, qui a attiré notre attention en particulier, et qui porte sur

la détermination de ce qui constitue l'ordre établi. En e�et, si l'analyse critique se

propose d'examiner (entre autres) les pratiques discursives des � acteurs au pouvoir �

(Reisigl & Wodak, 2009, p.88), la question reste entière de savoir qui sont les acteurs

au pouvoir. Cette question, de même que celle qui consiste à se demander ce qui

constitue un `problème organisationnel contemporain', est sujette à controverse.

Ainsi, à bien des égards, les `dirigeants' sont en position de domination dans l'or-

ganisation et dans la société. C'est pourquoi le regard critique se focalise souvent sur

les actions orientées vers la contestation de cette domination. Pourtant, notre thèse

remet en cause cette conviction selon laquelle les dirigeants détiendraient le pou-

voir. Si cette conviction est e�ectivement erronée, la critique `classique' fait fausse

route, comme si elle était victime d'une diversion. En somme, les analyses critiques

peuvent (et doivent) elles-mêmes faire l'objet d'une analyse critique. C'est préci-

sément ce que nous pensons mettre en oeuvre, en prenant au sérieux l'idée selon

laquelle les `dirigeants' ne sont pas les pilotes de l'organisation.

Si jusqu'ici nous avons défendu cette idée au moyen d'arguments théoriques,

celle-ci nous est néanmoins apparue au contact du terrain, alors que nous cherchions

à comprendre ce que les données `voulaient nous dire' 25. De même, notre préfé-

rence pour une approche critique du discours s'est construite au gré de notre terrain

empirique.

A ce stade, Phillips & Hardy (2002) proposent un représentation schématique

(�gure 2.1) qui nous semble intéressante pour faire apparaître la distinction, no-

tamment, entre l'approche critique et l'approche interprétative. En e�et, l'approche

fonctionnaliste est plus nettement di�érienciée. Quant à l'approche structuration-

25. Nous reprenons à notre compte cette expression, chère au Professeur Alain Noël, et qui nousa aidés dans notre e�ort pour respecter le principe de distanciation.

2.2. L'analyse critique de discours : un cadre pour appréhender la construction de la stratégie | 93

niste, elle pourrait se ramener à l'approche interprétative sur la �gure 2.1 que nous

présentons à présent.

Constructiviste Critique

Contexte

Texte

Analyse critique de discours

D'après Phillips & Hardy (2002, p.20).

Figure 2.1 � Le positionnement de l'analyse critique de discours

Il apparaît, conformément à nos développements précédents, que l'analyse cri-

tique de discours accorde une grande importance au contexte de la communication,

plutôt qu'à l'analyse détaillée de textes sortis de leur contexte. Mais la principale

di�érence entre une approche critique et une approche interprétative se distingue

à notre avis sur l'axe horizontal. Une analyse critique met l'accent plus particuliè-

rement sur la dimension politique du discours, par exemple sur les tentatives des

acteurs d'améliorer leurs conditions d'existence à travers la production de textes.

Une approche interprétative tente plutôt de comprendre �nement le rôle que joue

le discours dans la construction sociale de la réalité (Berger & Luckmann, 1996;

Phillips & Hardy, 2002). Bien entendu, ces axes représentent des continuums et une

`bonne' analyse de discours tend toujours à se positionner vers l'intersection des

axes. Mais pour accentuer les di�érences, dans la perspective interprétative le dis-

cours est analysé pour lui-même, tandis que dans la perspective critique le centre

d'intérêt est la stratégie d'acteurs (dans sa dimension discursive).

Il reste que l'école de l'analyse critique de discours (ACD) regroupe elle-même

des perspectives théoriques hétérogènes (Wodak & Meyer, 2009b). Ces auteurs re-

commandent aux chercheurs adoptant l'approche critique de spéci�er sur quelle

perspective particulière de l'ACD ils s'appuient. Nous nous appuyons sur l'approche

94 | Chapitre 2. Le discours dans la construction de la stratégie : une approche critique

dialectique-relationnelle de l'ACD, développée par Fairclough (2005b, 2009). Deux

raisons motivent ce choix. D'une part, l'approche de cet auteur n'a été que récem-

ment introduite dans la littérature en sciences de gestion (voir Fairclough, 2005b).

A notre connaissance, l'approche dialectique-relationnelle n'a pas fait l'objet d'ap-

plication empirique, à ce jour, dans notre discipline. D'autre part, cette approche

se démarque par sa posture réaliste critique, alors que l'essentiel de la littérature

sur le discours se réclame d'un constructivisme plus ou moins radical (Phillips &

Hardy, 2002). Nous nous identi�ons mieux à une approche réaliste critique. En

particulier, l'hypothèse relativiste qui accompagne le constructivisme (Fairclough,

2005b) � l'idée que toutes les représentations d'un objet, c'est-à-dire tous les dis-

cours à propos de cet objet, se valent � nous a paru poser problème, au regard de

nos observations empiriques. Nous complèterons ces considérations ontologiques et

épistémologiques au chapitre 4.

La présentation de l'approche � dialectique-relationnelle � fournit les éléments

qui justi�ent une décomposition de notre question centrale, en trois sous-questions.

2.2.2.2 L'approche dialectique-relationnelle : pour une compréhension de

la relation discours-stratégie

L'approche dialectique-relationnelle o�re une perspective théorique et constitue une

façon d'envisager l'analyse critique de discours. Le principal artisan de cette ap-

proche est le linguiste Norman Fairclough. Cette perspective est critique dans la

mesure où elle examine l'origine des problèmes sociaux (organisationnels a fortiori),

les conséquences induites (résistance, absentéisme,...) et les moyens de le surmonter

(Fairclough, 2009). Comme le souligne Wodak & Meyer (2009a) :

Social theory should be oriented towards critiquing and changing society, in

contrast to traditional theory oriented solely to understanding or explaining

it. (Wodak & Meyer, 2009a, p.6).

Pour réaliser la synthèse de l'approche de Fairclough, nous nous basons sur deux

de ses publications parmi les plus récentes (Fairclough, 2005b, 2009). La première

référence (2005b) est fondamentale à nos yeux, parce que l'auteur y développe une

2.2. L'analyse critique de discours : un cadre pour appréhender la construction de la stratégie | 95

version récente de son approche, adaptée spéci�quement à l'étude des organisations

et, en particulier, du changement organisationnel. Quant à la seconde référence (Fair-

clough, 2009), nous l'avons étudiée en première intention pour tester notre compré-

hension de l'article de 2005 et renforcer ainsi notre degré de con�ance quant à notre

interprétation de l'approche dialectique-relationnelle.

Bien entendu, l'approche dialectique-relationnelle ne saurait être comprise dans

tous ses ra�nements sans une étude approfondie des nombreux autres travaux de

Fairclough, de ses coauteurs et de ceux qui les critiquent et préfèrent adopter une

posture di�érente. Toutefois, dans une démarche abductive, nous nous satisfaisons

d'un arrière-plan conceptuel réduit au nécessaire, dès lors qu'il nous permet de mieux

appréhender nos observations empiriques.

a. Du vocabulaire : la stratégie, une structure. Concernant l'article paru dans

la revue Organization Studies (Fairclough, 2005b), un point de vocabulaire doit tout

d'abord être tiré au clair. L'auteur montre comment son approche peut contribuer à

la recherche sur le changement organisationnel. Cette notion est extrêmement am-

bigüe et appelle un éclaircissement. Nous montrons qu'au sens où Fairclough (2005b)

l'entend, le terme de changement organisationnel peut tout à fait désigner une ré-

orientation stratégique (comprise comme une transformation durable de l'activité

routinière des praticiens).

Pour cet auteur, le `changement organisationnel' réfère à la transformation des

structures institutionnalisées qui caractérisent l'organisation. Ces `structures' sont

dé�nies d'une manière qui s'accorde avec la dé�nition que Giddens (1984) en donne :

Organizational structures are hegemonic structures, structures which are based

in and reproduce particular power relations between groups of social agents,

which constitute `�xes' with enduring capacity to manage the contradictions

of organizations [...]. (Fairclough, 2005b, p.931).

Remarquons que cette dé�nition s'écarte sensiblement des nombreuses dé�ni-

tions relevant d'une conception `classique', fonctionnaliste, des structures organisa-

tionelles. Certes, toutes ces conceptions s'accordent sur l'idée que les structures ont

96 | Chapitre 2. Le discours dans la construction de la stratégie : une approche critique

un caractère stable (Kalika, 1988). Mais il n'est pas évident, en revanche, que les

tenants de l'approche fonctionnaliste considèrent la façon dominante de penser dans

l'organisation comme une composante des structures. C'est en revanche une idée

centrale chez Giddens (1984) et chez Fairclough (2005b).

Ainsi, le changement organisationnel dont parle Fairclough peut à notre avis dé-

signer la transformation de toute structure au sens de la théorie de la structuration.

A ce titre, une facette de la stratégie peut être vue comme une structure. La

distinction célèbre entre organization et organizing renvoie, en simpli�ant, à la dif-

férence entre la structure organisée et l'action d'organiser. D'une façon analogue, les

tenants de l'approche pratique ont introduit une distinction entre strategy et strate-

gizing. Cette distinction renvoie à la di�érence entre stratégie et `faire stratégique' :

entre, d'une part, un � �ux d'activité [...] ayant des conséquences sur les orientations

[...] de l'organisation � en partie routinier et, d'autre part, la fabrique de la stratégie

c'est-à-dire la construction de ce �ux d'activité (Seidl et al., 2006).

En somme, la stratégie est une structure. Celle-ci contraint en partie l'action

quotidienne des praticiens, mais à travers cette action ces derniers peuvent également

parvenir à la transformer.

Cette précision est essentielle pour comprendre que l'approche dialectique-relationnelle

peut servir de point de départ à une théorie du lien discours-stratégie. Pour cela, il

est également nécessaire de présenter quelques concepts-clés.

b. Des concepts : textes, circonstances, ordre de discours, climat. L'approche

de Fairclough (2005b) se conçoit selon deux distinctions qui se résument bien de la

façon suivante :

two central principles for such research have emerged : (1) while change in dis-

course is a part of organizational change, and organizational change can often

be understood in terms of the constructive e�ects of discourse on organizations,

organizational change is not simply change in discourse, and relations between

change in discourse, and change in other elements of organizations are matters

2.2. L'analyse critique de discours : un cadre pour appréhender la construction de la stratégie | 97

for investigation ; which entails a clear and consistent analytical distinction

between discourse and other social elements ; (2) while ongoing change

in social process, in social interaction, can contribute to organizational change,

the relationship between change in social interaction and change in organiza-

tional structures is complex and subject to conditions of possibility which need

to be investigated, which entails a clear and consistent distinction between

social process (including texts), social practices (including orders of

discourse) and social structures. (Fairclough, 2005b, p.930-931).

Commençons par la seconde distinction. Fairclough distingue trois niveaux dans

le réel social : celui du processus social, celui des pratiques sociales et celui des struc-

tures sociales. Dans une approche ajustée à notre objet de recherche, nous adaptons

cette distinction dans les niveaux de réel. Nous ne retenons que deux niveaux : d'une

part, le niveau du �ux quotidien des événements et des interactions entre praticiens

dans et autour de l'organisation et, d'autre part, le niveau des structures institution-

nalisées de l'organisation (y compris sa stratégie héritée). Dans cette approche, les

structures institutionnalisées sont produites, puis reproduites et/ou transformées,

par les événements et les interactions. Toutefois, une fois produites et reconnues, les

structures constituent un cadre qui limite les possibilités d'action ultérieures : dans

l'absolu, l'action quotienne pourrait varier sans limite mais, en pratique, la variation

e�ective est délimitée socialement par les structures. Cette première distinction, cen-

trale chez Fairclough, rejoint (dans les grandes lignes) la théorie de la structuration.

Par ailleurs, c'est au sens de cette distinction que notre approche peut être quali�ée

de multi-niveaux.

A l'intérieur de chacun de ces niveaux, Fairclough insiste sur la nécessité d'opé-

rer une nouvelle distinction. L'auteur distingue deux modes de réalité (Fleetwood,

2005) : le réel discursif et le réel non-discursif.

Ainsi, les événements peuvent faire l'objet d'un tri, entre ceux qui sont

relatifs au discours et ceux qui ne le sont pas. Par exemple, tenir une conférence de

presse ou rédiger, di�user et/ou lire un document quelconque,... sont des activités

dont la composante discursive est centrale ; a contrario, investir dans de nouveaux

98 | Chapitre 2. Le discours dans la construction de la stratégie : une approche critique

locaux ou de nouveaux équipements, renouveler le parc automobile ou informatique

de l'entreprise, jouer une partie de golf, choisir d'abandonner les bureaux cloisonnés

pour adopter le modèle open space,... sont des activités/événements dont la compo-

sante centrale n'est pas avant tout discursive. Bien entendu, ces activités peuvent

être la concrétisation matérielle ou sociale d'un discours. Par ailleurs, Journé (1996)

a souligné que des événements non-discursifs (en particulier la réorganisation de

l'espace de travail) peuvent néanmoins avoir des conséquences discursives (un bou-

leversement du système de communications).

Fairclough appelle � textes � les éléments discursifs de l'action.

Cet usage du terme texte est compatible avec la dé�nition que nous en donnions

plus haut � une manifestation matérielle, observable, d'un ou plusieurs discours. Il

s'agit d'une manifestation dans l'action.

Fairclough (2005a, 2009) n'attribue pas un terme dédié pour désigner les élé-

ments non-discursifs de l'action. Nous pensons qu'il est pourtant utile de le faire. A

ce titre, nous avions introduit le concept de contexte. Celui-ci désigne, rappelons-

le, l'ensemble des ingrédients non langagiers (ou non-discursifs) qui permettent de

comprendre un texte. Mais le concept de contexte, ainsi dé�nit, ne distingue pas

le niveau de l'action de celui des structures. Nous pensons qu'il est utile de scin-

der le concept de contexte en deux concepts, pour désigner des sous-ensembles à

l'intérieur du `contexte'. Nous parlerons de circonstances pour désigner les

ingrédients non-discursifs qui se situent au niveau de l'action. Nous parle-

rons de climat, pour désigner les ingrédients non-discursifs qui se situent

au niveau des structures institutionnalisées. Pour ce qui concerne le niveau

de l'action, la notion de circonstances réfère aux réalités matérielles et sociales du

moment, entourant immédiatement les textes. Les pratiques mises en oeuvre par

les praticiens pour construire la pratique de la stratégie 26 sont quelques unes des

composantes des circonstances.

26. Rappelons que la pratique de la stratégie se dé�nit comme un �ux d'activité en situation etaccompli socialement (Seidl et al., 2006). Cette dé�nition situe bien la pratique de la stratégie auniveau des événements et de l'action quotidienne.

2.2. L'analyse critique de discours : un cadre pour appréhender la construction de la stratégie | 99

Après avoir discuté du niveau de l'action, envisageons à présent celui des struc-

tures. En cohérence avec une approche pratique de la stratégie, nous adhérons à

l'idée que les structures d'une organisation se manifestent sous la forme d'un en-

semble de pratiques organisationnelles reproduites et persistantes : � les institutions

sont les traits les plus persistants de la vie [organisationnelle] � (Rojot, 2000). Les

structures sont un ensemble de processus et de schémas d'interaction relativement

stables, largement implicites et répétitifs, qui orientent l'action (Heracleous & Bar-

rett, 2001). Par exemple, le fait que chaque nouveau directeur général d'une entre-

prise soit le descendant du précédent, et ce depuis plusieurs générations, correspond

à une pratique institutionnalisée dans cette entreprise en matière de transmission,

laquelle traduit la présence d'une structure. Cette pratique ne correspond à aucune

obligation légale mais, en revanche, beaucoup seraient surpris, bouleversés et parfois

même révoltés si cette pratique était soudain remise en cause.

Suivant Giddens (1984), nous dirions qu'ils peuvent être révoltés pour des rai-

sons de trois natures di�érentes. Premièrement, le fait que l'entreprise reste sous la

direction de la famille du fondateur constitue un gage (relatif) de continuité dans

l'identité, la culture, les valeurs de l'organisation. En e�et, bien souvent l'héritier

familial continu d'être in�uencé, même indirectement, par ses ascendants, leur avis,

leur façon d'agir et de penser (leur discours). Deuxièmement, la transmission par

héritage o�re une certaine assurance que les rapports de domination resteront in-

changés entre les groupes à l'intérieur de l'entreprise. Dans le cas contraire, un nou-

veau dirigeant qui ne serait pas le descendant du précédent pourrait, par exemple,

rompre avec la culture de production dominante jusqu'alors, et introduire sa culture

commerciale, avec les conséquences sociales et `politiques' (liées à un changement

probable dans l'allocation des ressources entre les fonctions) que cela peut com-

porter. En�n, la troisième source de révolte en cas d'`e�ondrement' de la structure

institutionnalisée, renvoie à une problématique de légitimité du dirigeant. Compte

tenu de l'usage institutionnalisé, il est vraisemblable qu'un nouveau dirigeant qui

serait le �ls du précédent ait moins besoin de forger sa légitimité qu'une personne

inconnue de tous.

100 | Chapitre 2. Le discours dans la construction de la stratégie : une approche critique

De façon générale, Giddens (1984) avance que les structures réfèrent notamment

à des systèmes de signi�cation, de domination et de légitimation (voir aussi Barley

& Tolbert, 1997).

Ces trois facettes des structures institutionnalisées sont en cohérence forte avec

une approche critique du discours. En e�et, les systèmes de signi�cation, de do-

mination et de légitimation in�uencent respectivement la communication, l'exercice

du pouvoir et les comportements autorisés (recompensés) et interdits (sanctionnés)

(Barley & Tolbert, 1997, p.97-98).

Les systèmes de signi�cation, en particulier, suggèrent que les structures ont un

caractère en partie discursif. C'est ce que soutient Fairclough (2005a). Pour lui, les

structures � comme les événements � peuvent faire l'objet d'un tri, entre

celles qui sont relatives au discours et celles qui ne le sont pas.

Fairclough appelle � ordre de discours � les éléments discursifs des

structures.

Ainsi, les structures d'une organisation sont non seulement de nature matérielle

(tendance durable à travailler avec un constructeur automobile donné, à allouer

davantage de ressources à certaines activités jugées plus stratégiques,...) et sociale

(con�guration durable des rapports de pouvoir dans l'organisation 27), mais aussi de

nature discursive. Une organisation se caractérise par un discours o�ciel � l'ordre

de discours � qui a un caractère structurel et qui se manifeste sous la forme de

textes, produits par l'organisation (plus exactement, dans notre approche critique,

par le groupe dominant à l'intérieur de l'organisation), dont les contenus sont récur-

rents.

L'ordre de discours consiste en une articulation de di�érents discours (au sens

de Parker (1992, voir plus haut)), parfois contradictoires, qui créée la base d'une

stabilité relative de l'organisation, autour de compromis trouvés entre les intérêts

contradictoires des praticiens. Ces compromis sont continuellement rappelés dans

27. L'usage que nous faisons de la notion de structures n'est ainsi pas totalement déconnecté del'usage qui en est souvent fait en théorie des organisations, par exemple dans les célèbres travauxde Mintzberg (1979).

2.2. L'analyse critique de discours : un cadre pour appréhender la construction de la stratégie | 101

des textes (en utilisant certains mots plutôt que d'autres 28, en exploitant les possi-

bilités o�ertes par les raisonnements par concession, etc.), mais ils peuvent aussi être

remis en cause à travers d'autres textes, intentionnellement ou par maladresse dans

la communication. L'ordre de discours peut se comprendre comme une manière ins-

titutionnalisée de parler qui oriente et contraint l'action dans un sens donné (Jäger

& Maier, 2009; Hall, 2001).

En�n, comme nous l'avons déjà évoqué, nous proposons le concept de climat

pour désigner les éléments non-discursifs des structures et dont la fonction est de

permettre une meilleure compréhension des textes. Par contraste avec la notion de

circonstances que nous utilisons pour désigner les réalités matérielles et sociales du

moment, celle de climat renvoie aux réalités matérielles et sociales passées (ou histo-

riques) mais dont les e�ets peuvent perdurer au présent en in�uençant la perception

qu'ont les praticiens des circonstances du moment. La stratégie héritée, en tant que

structure contraignant l'activité quotidienne (voir plus haut), est une composante

du climat.

La �gure 2.2 se propose de récapituler l'articulation conceptuelle de l'approche

dialectique-relationnelle, que nous venons de développer.

Nous reviendrons sur la question de l'opérationnalisation de ces concepts cen-

traux � textes, ordre de discours, circonstances et climat � dans le chapitre 4.

A présent, il nous est possible d'expliquer pourquoi Fairclough nomme son ap-

proche � dialectique-relationnelle �. L'analyste de discours qui adopte cette approche

doit explorer les relations dialectiques entre ces concepts. Ces relations sont dialec-

tiques, au sens où elles ne sont pas unidirectionnelles, mais réciproques (l'ordre de

discours in�uence les textes, mais les textes agissent réciproquement sur l'ordre de

discours).

Plus précisément, Fairclough indique deux relations à explorer :

28. Certains gouvernements paient parfois lourdement le fait de parler � ne serait-ce qu'uneseule fois � d'identité nationale plutôt que d'unité nationale ou de cohésion nationale qui sontdes idées moins sensibles pouvant �gurer dans des textes relatifs à des réalités sociales voisines.Des situations comparables se rencontrent dans les organisations plus classiques.

102 | Chapitre 2. Le discours dans la construction de la stratégie : une approche critique

Figure 2.2 � Une lecture adaptée de l'approche dialectique-relationnelle

discourse analysis has a doubly relational character : it is concerned with

relations between discourse and other social elements, and relations between

texts as discoursal elements of events and `orders of discourse' as discoursal

elements of [structures] �. (Fairclough, 2005a, p.924).

Ainsi, dans l'approche dialectique-relationnelle, l'analyse critique de discours

consiste à examiner, d'une part, la relation entre les éléments discursifs (textes et

ordre de discours) et les éléments non-discursifs (circonstances et climat) et, d'autre

part, la relation spéci�que entre les textes et l'ordre de discours. La première relation

permet par exemple d'envisager à quelles conditions un changement dans le discours

aboutit à un changement du climat général dans l'organisation, par l'intermédiaire

d'un changement dans les circonstances (y compris dans la pratique de la stratégie).

La seconde relation permet d'observer si un texte individuel (ou un ensemble de

textes liés entre eux) tend plutôt à reproduire l'ordre de discours, ou au contraire à

le remettre en question et à le transformer.

Nous venons d'introduire les concepts-clés de l'approche dialectique-relationnelle,

que nous avons adaptée à notre objet de recherche : la fabrique de la stratégie. Nous

avons montré comment ces concepts s'articulent pour constituer la trame de ce qui

pourrait devenir une théorie du lien discours-stratégie. Plus spéci�quement, notre

recherche empirique s'appuie sur cette trame conceptuelle pour tenter d'élaborer

2.2. L'analyse critique de discours : un cadre pour appréhender la construction de la stratégie | 103

une compréhension critique de la fabrique discursive de la stratégie. A travers cette

compréhension, nous pourrons notamment découvrir qui pilote e�ectivement l'orga-

nisation polyphonique.

Cet objectif peut se décomposer selon une démarche analytique, en trois sous-

questions de recherche. Ces trois sous-questions font le lien entre l'émergence d'un

discours dans l'organisation et son institutionnalisation dans l'organisation en tant

que discours dominant. Elles incluent l'idée que la fabrique du discours dominant

passe par une controverse opposant le discours initialement dominant à un ou plu-

sieurs contre-discours initialement marginaux (et leurs auteurs). Elles postulent que

la stratégie s'aligne sur le discours dominant, et qu'ainsi le contrôle sur le discours

dominant équivaut au contrôle sur la stratégie. L'idée directrice est que le pilote

de l'organisation est en réalité, non pas le dirigeant `classique' prévue par l'organi-

gramme, mais l'auteur du discours dominant dans l'organisation.

Pour qu'un discours devienne dominant, encore faut-il qu'il soit produit. La

question à se poser est par conséquent celle de savoir qui produit des textes.

L'organisation étant un espace polyphonique, plusieurs discours s'a�rontent pour

devenir le discours dominant. La question à se poser est ici celle de savoir comment les

praticiens se servent de la production de textes pour tenter d'exercer une in�uence,

voire de prendre le contrôle, sur le pilotage de l'organisation.

Si le contexte est un concept incontournable, c'est parce que les praticiens ne sont

pas les seuls à exercer un pouvoir sur le pilotage de l'organisation. Chacun sait qu'en

matière de stratégie, l'inaction de ceux qui pourraient faire une di�érence est déjà une

manière d'agir. En fait, cela traduit le fait que le contexte renferme des pouvoirs qui

exercent une in�uence autonome sur la stratégie, à la manière d'une force d'inertie :

même si les praticiens restent inactifs, l'organisation évolue, aspirée par sa propre

dynamique (Nelson & Winter, 1982; Lewkowicz, 1992; Brown et al., 2001). De fait,

cette inertie joue en faveur de certains praticiens et de certains discours. La question

qui se pose est alors celle qui vise à mieux connaître ces conditions qui favorisent

l'institutionnalisation d'un (contre-)discours et son hégémonie dans l'organisation.

104 | Chapitre 2. Le discours dans la construction de la stratégie : une approche critique

c. Des questions : qui produit des textes ? que disent-ils ? pourquoi sont-ils

in�uents ? Qui fait la stratégie, alors ? Dans une approche à base de discours, une

première sous-question qui se pose spontanément est :

Qui produit des textes ?

Nous estimons que les praticiens qui restent silencieux ne peuvent pas être consi-

dérés comme des stratèges. A notre avis, le propre du stratège est de s'employer

activement à se défaire des contraintes structurelles qui le gênent et, en particu-

lier, à transformer l'ordre de discours en produisant des textes qui en contestent les

aspects gênants. Cependant, bien que n'étant pas des stratèges, les praticiens silen-

cieux jouent un rôle stratégique : ils consomment les textes. Ainsi, en choisissant

d'adhérer à certains discours plutôt qu'à d'autres (même silencieusement, tacite-

ment, à travers leurs actes), ils participent à la formation du rapport de force entre

les di�érents discours qui leur sont proposés. Ainsi, les praticiens silencieux repré-

sentent une composante importante des circonstances : la capacité d'un discours à

in�uencer la stratégie ne dépend pas seulement de celui (ceux) qui le produi(sen)t,

mais aussi de ceux qui le � consomment � (De La Ville & Mounoud, 2005, p.351).

Dans notre approche, seuls les praticiens produisant des textes sont considérés

comme des stratèges. La première sous-question invite ainsi à découvrir l'identité des

producteurs de textes. Compte tenu de la nature politique du discours, il serait peu

cohérent de penser que leur identité re�ète les catégories formelles de l'organisation :

il n'y a pas d'un côté les managers unanimes et, de l'autre côté, les opérationnels

unanimes qui leur font face (Cyert & March, 1963). L'identité des stratèges (les

producteurs de textes) se trouve dans la composante informelle de l'organisation.

Par ailleurs, les stratèges ont tendance à chercher du soutien et à former des alliances

(souvent informelles), plutôt qu'à s'isoler. � Qui fréquente qui ? � ou � qui trouve qui

fréquentable dans telles circonstances et dans tel climat ? � sont des questions à se

poser pour cerner l'identité des stratèges. Rappelons également, en cohérence avec

la notion d'encastrement (cf. chapitre 1), que des textes in�uents peuvent aussi être

produits par des praticiens externes à l'organisation.

2.2. L'analyse critique de discours : un cadre pour appréhender la construction de la stratégie | 105

Etre stratège, ce n'est pas encore faire la stratégie. Pour faire la stratégie, il ne

su�t pas de produire des textes : encore faut-il que ces textes in�uencent la stratégie.

La première sous-question n'est donc qu'une première étape pour appréhender qui

fait la stratégie. Sachant qui produit des textes, il est nécessaire ensuite d'analyser

la stratégie des praticiens (ici au sens de Crozier & Friedberg (1977)), c'est-à-dire

d'examiner sur quelles ressources ils s'appuient pour espérer donner de l'in�uence à

leurs textes 29. C'est ici en particulier qu'il convient d'examiner la relation entre les

textes et les discours, et notamment quel(s) discours les praticiens invoquent dans

leurs textes. Plus généralement, une seconde sous-question est :

Comment les praticiens utilisent-ils la production de textes pour

tenter d'in�uencer la stratégie ?

Les praticiens peuvent échouer dans leur tentative de produire des textes in-

�uents. Un texte (ou une salve de textes cohérents formant un discours) n'est in-

�uent que s'il parvient à modi�er l'ordre de discours (la manière institutionnalisée de

parler). En e�et, si l'ordre de discours change, alors la stratégie qu'il soutient chan-

gera. Dans cette thèse, nous admettrons que lorsqu'un nouveau discours devient

hégémonique, il tend à s'opérationnaliser en modi�ant les circonstances de l'action

quotidienne puis, à la longue, en générant un changement structurel de climat 30.

Ainsi, une quantité de textes est produite quotidiennement dans une organi-

sation, et nombre de ces textes restent sans e�et signi�catif sur la stratégie. On

peut supposer que les stratèges opèrent une sélection, parmi ces textes, dans leur

tentative d'in�uencer la stratégie. Mais entre plusieurs sélections, certaines seront

�nalement retenues pour composer l'ordre de discours et d'autres pas. Parmi celles

qui sont retenues, une hiérarchie se met en place : même lorsque l'ordre de discours

29. La stratégie des acteurs n'est pas seulement de nature discursive (Fairclough, 2005b), maisnotre approche met en avant cet aspect discursif des stratégies d'acteurs.30. En faisant le choix d'admettre qu'un discours devenu hégémonique s'opérationnalise, nous

négligeons la possibilité que ce discours ne se concrétise jamais dans la pratique. Ceci peut pourtantse produire pour diverses raisons. Fairclough (2005b) (de même que Barley & Tolbert (1997)) estimeque l'hégémonie d'un discours et son opérationnalisation sont des problématiques distinctes, et noussommes totalement d'accord avec lui : il peut y avoir un décalage durable entre le discours et lapratique. Néanmoins, une thèse ne peut pas tout envisager : nous nous concentrons ici sur le lienentre l'émergence et l'hégémonie d'un discours dans l'organisation, plutôt que sur le lien entrel'hégémonie et l'opérationnalisation d'un discours.

106 | Chapitre 2. Le discours dans la construction de la stratégie : une approche critique

se compose de plusieurs discours (éventuellement contradictoires, assurant ainsi une

cohésion dans l'organisation), l'un de ces discours domine les autres et �xe l'orien-

tation stratégique de l'organisation. Un discours est dit hégémonique (Fairclough,

2005b) lorsqu'il détermine ainsi la stratégie. Une troisième et ultime sous-question

est alors :

Quelles conditions favorisent l'hégémonie d'un discours (alterna-

tif 31) ?

Cette dernière sous-question suggère notamment que les conditions de l'hégémo-

nie d'un discours peuvent être extérieures au discours, et se trouver plutôt dans les

circonstances et/ou le climat. Ce qu'il convient d'examiner.

Dans une perspective à base de discours, identi�er qui fait la stratégie suppose

à notre avis de répondre à ces trois sous-questions.

Synthèse : vers un examen critique des praticiens

impliqués dans la fabrique discursive de la stratégie

Ce chapitre montre comment une approche à base de discours peut nous aider à

appréhender notre question centrale : qui fait la stratégie ?

Dans une première partie, nous avons souligné que le discours représente une

pratique essentielle dans la fabrique de la stratégie. Cette pratique est démocratisée.

Les managers n'ont ni le monopole, ni le contrôle, de la production de textes dans

l'organisation. Ils contrôlent encore moins la consommation qui est faite de ces textes,

c'est-à-dire les réactions d'adhésion ou de rejet qu'ils suscitent. Cependant, bien

que l'organisation soit un espace polyphonique, un discours o�ciel se dégage. Celui-

ci se construit à travers un processus d'institutionnalisation : parmi la diversité

des textes produits, certains sont sélectionnés, acceptés et reproduits, tandis que

31. Par discours alternatif, nous entendons un discours qui s'oppose et se substitue au discourshégémonique existant.

2.2. L'analyse critique de discours : un cadre pour appréhender la construction de la stratégie | 107

d'autres disparaissent. Mais comment cette sélection s'opère-t-elle ? Le discours de

l'organisation est-il le résultat d'un dialogue collaboratif, ou d'une controverse entre

des praticiens en désaccord quant à la question de savoir si l'intention stratégique

du moment est ou non conforme à la mission de l'organisation ?

Cette question nous a conduit, dans une seconde partie, à présenter quatre ap-

proches du discours et de la façon dont celui-ci est impliqué dans la fabrique de la

stratégie. L'approche critique, que nous retenons, souligne que les praticiens peuvent

utiliser le discours dans des manoeuvres pour exercer un contrôle sur le pilotage de

l'organisation. Ainsi, certes, les discours construisent la stratégie, mais cette for-

mulation ne doit pas faire oublier le fait que cette construction est la conséquence

(éventuellement non intentionnelle) de l'action intentionnelle des praticiens.

Cette idée est au coeur de l'approche � dialectique-relationnelle �, qui repré-

sente une des variantes constitutives du courant des études critiques du discours.

En adaptant légèrement cette approche pour l'ajuster à notre objet de recherche,

nous avons proposé un ensemble articulé de concepts � textes, ordre de discours,

circonstances, climat � qui précisent les trois concepts fondamentaux que sont le

discours, le texte et le contexte. Cet arrière-plan conceptuel nous a permis de décom-

poser notre question centrale en trois sous-questions : (1) qui produit des textes ? (2)

Comment les praticiens utilisent-ils la production de textes pour tenter d'in�uencer

la stratégie de l'organisation ? (3) Quelles conditions favorisent l'hégémonie d'un

discours (alternatif) ?

Dans notre approche, la fabrique de la stratégie est envisagée comme une contro-

verse continuelle opposant un discours dominant et un ou plusieurs contre-discours

marginalisés. Le véritable pilote de l'organisation serait alors le praticien qui par-

vient à prendre l'ascendant sur cette controverse. Ceci doit nous conduire à examiner

qui sont les praticiens impliqués dans la controverse, comment ils tentent de gagner

l'ascendant à travers la production de textes, et quelles conditions extérieures in-

�uencent la lutte pour l'ascendant.

En résumé, nous disposons d'un cadre théorique qui nous éclaire sur les données

à recueillir et sur une stratégie pour les analyser. Dans les chapitres 3 et 4, nous

108 | Chapitre 2. Le discours dans la construction de la stratégie : une approche critique

présentons respectivement notre terrain et le design de notre recherche.

Deuxième partie

TERRAIN ET METHODES DE RECHERCHE.

Qui fait la stratégie ?Le cas de la commune de

Saint-Pré-le-Paisible.

INTRODUCTION• Remise en cause de la conception classique du dirigeant• Pertinence et enjeu d’une approche du pilote à base de

discours

PREMIERE PARTIE : PROJET DE RECHERCHEQui fait la stratégie ? Une perspective à base de discours

Chapitre 1L’approche pratique de la stratégie : qui pilote l’organisation ?

Chapitre 2Le discours dans la fabrique de la stratégie : une approche critique

DEUXIEME PARTIE : TERRAIN ET METHODES DE RECHERCHEQui fait la stratégie ? Le cas de la commune de Saint-Pré-le-Paisible

Chapitre 3Terrain de la recherche : la commune de Saint-Pré-le-Paisible

Chapitre 4Une analyse critique de discours pour découvrir le ‘pilote-en-pratique’

TROISIEME PARTIE : RESULTATS ET INTERPRETATIONSQui fait la stratégie ? Figures stratégiques et coalitions de discours

Chapitre 5Les figures stratégiques : les praticiens impliqués

Chapitre 6Les coalitions de discours : les praticiens influents

CONCLUSION

Chapitre 3

Présentation du terrain de larecherche : la commune de

Saint-Pré-le-Paisible

Ce chapitre présente notre terrain de recherche et établit lelien entre le choix de ce terrain et nos questions de recherche.

3.1 Vue d'ensemble : le cadre général de la commune . . . . . . . . . . . 116

3.1.1 Population : quelle attractivité démographique ? . . . . . . . . . . . . . 116

3.1.2 Activités : quelle structure socio-professionnelle ? . . . . . . . . . . . . . 120

3.1.3 Territoire : quelle occupation des sols ? . . . . . . . . . . . . . . . . . . 124

3.2 Histoire récente : le climat au moment des événements étudiés . . . . 127

3.2.1 Histoire économique : le choix de la modernisation... . . . . . . . . . . . 128

3.2.2 Histoire politique : ... jusqu'à l'alternance . . . . . . . . . . . . . . . . 136

3.3 Actualité : les événements étudiés et leurs circonstances . . . . . . . . 150

3.3.1 Actualité économique : le Plan Local d'Urbanisme... . . . . . . . . . . . 151

3.3.2 Actualité politique : ... sera-t-il jamais mis en oeuvre ? . . . . . . . . . . 164

� Comme la plupart des citoyens qui ont assez de suf-�sance pour élire n'en ont pas assez pour être élus ; demême le peuple, qui a assez de capacité pour se fairerendre compte de la gestion des autres, n'est pas propreà gérer par lui-même. �� Montesquieu, De l'esprit des lois, 1748.

Atravers le chapitre 1, nous avons montré la pertinence de se demander qui fait

la stratégie d'une organisation. L'approche pratique de la stratégie remet

en cause la centralité des managers dans le faire stratégique. Elle conçoit la stratégie

114 | Chapitre 3. Présentation du terrain de la recherche : la commune de Saint-Pré-le-Paisible

comme étant le fait ordinaire 1 de tous les praticiens, à la fois dans et autour de

l'organisation. En d'autres termes, cette approche distingue le faire stratégique (ou

strategizing) de la stratégie (strategy, la cristallisation du faire stratégique). Ainsi,

de nombreux acteurs sont supposés être en mesure d'exercer une in�uence sur la

stratégie de l'organisation, à travers leur pratique quotidienne.

Certes, les managers prennent o�ciellement les décisions. Mais la question se pose

de savoir qui exerce l'in�uence déterminante à l'origine de ces décisions particulières.

Nous avons choisi d'appréhender cette question centrale en nous concentrant sur une

pratique particulière : la production/di�usion de textes (chapitre 2).

La production de textes, qui s'est démocratisée, donne tout son sens à notre

problématique. En e�et, il est d'usage aujourd'hui qu'un projet organisationnel 2

soit annoncé, qu'il en soit rendu compte à un public plus ou moins large de parties

prenantes. En revanche, ce qui est moins conventionnel et qui débouche sur notre

problématique, c'est que cette annonce soit de plus en plus systématiquement com-

mentée, par diverses parties prenantes, parfois avec violence et/ou à l'insu de l'or-

ganisation (comme ce peut être le cas, par exemple, de propos tenus sur les réseaux

sociaux). Ainsi, il n'est pas rare qu'un projet soit publiquement contesté, au-delà

même des frontières de l'organisation (procès, polémiques médiatisées, crises,...).

Ce constat justi�e notre recours à une approche dite `dialectique-relationnelle'

de l'analyse critique de discours (Fairclough, 2005b). Cette approche met l'accent

sur la dimension politique de la production de textes. Ainsi, nous considérons la

stratégie comme le résultat de con�its et de jeux d'acteurs, qui ont recours à la

production de textes pour défendre leurs intérêts.

A présent, dans ce troisième chapitre, nous présentons le terrain de notre re-

cherche. Nous dressons un état des lieux de la commune française de Saint-Pré-le-

Paisible. L'objectif de cet état des lieux est double.

1. Même si des événements plus signi�catifs peuvent se concentrer à l'occasion d'épisodes stra-tégiques (Hendry & Seidl, 2003).

2. Dans un sens très large : une décision à prendre, un plan de redressement, une orientationstratégique, un changement,... mais aussi l'organisation toute entière comprise comme un projet.

| 115

D'une part, il s'agit d'introduire le lecteur dans � le cadre adéquat pour com-

prendre ce qui se dit, ce qui se fait et ce qui se passe � dans la commune (Girin,

2001). Nous attachons de l'importance à décrire ce cadre de façon neutre, en nous

appuyant sur des faits qu'aucun acteur ne conteste (à notre connaissance).

D'autre part, l'objectif de ce chapitre est également de faire le lien entre nos

questions de recherche et le choix de ce terrain.

Ces deux objectifs répondent en fait à une même question : que s'est-il passé

dans la commune de Saint-Pré-le-Paisible, qui permette d'y étudier 1) l'identité

des producteurs de textes, 2) comment ceux-ci utilisent-ils cette production pour

tenter d'in�uencer la stratégie, et 3) quelles conditions favorisent l'in�uence, voire

l'hégémonie, d'un discours alternatif aux dépens du discours établi ?

Cet état des lieux est organisé en trois parties. D'abord, nous proposons une vue

d'ensemble de la commune. Celle-ci nous permet de rendre compte d'indicateurs-clés

relatifs à la démographie, à la composition socio-professionnelle et au territoire de

la commune. Ensuite, nous rendons compte de l'histoire économique et politique

contemporaine du village. En�n, nous dévoilons l'actualité économique et politique,

que nous faisons démarrer arbitrairement le 1er juin 2004. A cette date, le conseil

municipal s'engage dans une phase de formulation d'une nouvelle stratégie, à tra-

vers l'élaboration d'un Plan Local d'Urbanisme (PLU). Chemin faisant, le conseil

municipal dévoile son projet stratégique pour le soumettre à une concertation avec

le public. Le PLU fait alors l'objet d'une controverse d'une exceptionnelle intensité,

largement relayée par la presse quotidienne régionale, sur fond d'élections muni-

cipales. Il est malgré tout adopté par le conseil municipal, lequel est sévèrement

renversé trois mois plus tard, lors de ces élections.

De notre point de vue, l'épisode stratégique du PLU de Saint-Pré-le-Paisible s'in-

terprète comme l'établissement progressif d'un nouvel ordre de discours (Fairclough,

2005b) : le nouveau conseil municipal a acquis sa légitimité grâce à son discours,

devenu dominant. Notre démarche consiste à décrypter comment � à travers quelles

pratiques de production de textes et dans quelles conditions contingentes � les op-

posants au PLU ont réussi à acquérir cette in�uence dominante à l'intérieur de la

116 | Chapitre 3. Présentation du terrain de la recherche : la commune de Saint-Pré-le-Paisible

commune. Ce sont eux désormais qui, certes sous la contrainte de l'environnement

dans lequel la commune est encastrée, font la stratégie de Saint-Pré-le-Paisible. Nous

objectif est de mettre au jour l'identité de ces `praticiens opposants au PLU et nou-

veaux élus de Saint-Pré-le-Paisible'.

3.1 Vue d'ensemble : le cadre général de la com-

mune

Une première étape permettant de se familiariser avec une commune, consiste à s'in-

téresser aux caractéristiques socio-démographiques de sa population et au territoire

qui la délimite. Nous dressons cette �che signalétique de Saint-Pré-le-Paisible autour

de trois dimensions : (1) population, (2) activités, (3) territoire.

Nous retenons ces dimensions parce qu'elles renferment des points-clés qui nous

permettent d'apporter ici une première justi�cation du choix de ce terrain pour notre

travail empirique. La population de Saint-Pré-le-Paisible a fortement augmenté en

peu de temps au cours de l'histoire récente. Ce changement est propice à l'émergence

de discours alternatifs, véhiculés par les nouveaux habitants. L'activité des habitants

peut expliquer en partie à quel type de discours ils sont sensibles. Il est clair que les

intérêts catégoriels des exploitants agricoles (par exemple) sont di�érents de ceux

d'autres catégories socioprofessionnelles, tout particulièrement peut-être lorsqu'un

projet de PLU provoque une disparition de terres cultivables. De façon analogue, un

premier aperçu du territoire de la commune permet de prendre connaissance de son

cadre naturel. Ceci permet d'apprécier l'importance que les (nouveaux) habitants

peuvent accorder à ce cadre et adhérer aux discours visant sa préservation.

3.1.1 Population : quelle attractivité démographique ?

La �gure 3.1 montre qu'après une longue période de stabilité relative du nombre

d'habitants, la population de Saint-Pré-le-Paisible a augmenté de plus de 50% entre

les recensements 1990 et 1999. Cette augmentation est directement liée à la création

d'un lotissement au début des années 1990. Ainsi, cette hausse de population est es-

3.1. Vue d'ensemble : le cadre général de la commune | 117

sentiellement due au solde migratoire : sur 173 nouveaux habitants, 149 proviennent

du solde migratoire, 24 du solde naturel.

Source des données : rapport de présentation du PLU (1962-2007), la valeur pour 2008 est tirée du bulletin communalpublié par le conseil municipal (numéro novembre-décembre 2008).Remarque : les intervalles de temps séparant les points de collecte de données sont irréguliers. Cette construction permetde visualiser deux palliers, séparés par une hausse soudaine de la population entre les recensements 1990 et 1999.

Figure 3.1 � Evolution démographique de Saint-Pré-le-Paisible.

Cette forte évolution qui contraste avec la réalité de nombreuses autres communes

comparables � à commencer par celles du même canton (tableau 3.1) � a renforcé

notre curiosité vis-à-vis de la commune de Saint-Pré-le-Paisible.

Tableau 3.1 � Evolution de la population en %

1968-75 1975-82 1982-90 1990-99Saint-Pré-le-Paisible + 9,9 + 7,1 � 2,9 + 51,6Canton + 4,2 + 5,5 + 7,8 + 7,8

Communes rurales du canton + 4,2 + 6,7 + 7,9 + 8,9

Source : rapport de présentation du PLU.

Sur la période 1990-1999, Saint-Pré-le-Paisible apparaît nettement plus dyna-

mique que les communes de son environnement immédiat. Ainsi :

Contrairement à de nombreuses autres petites communes rurales [de sonenvironnement immédiat, Saint-Pré-le-Paisible] n'a pas connu de vieillis-sement continu et prononcé de sa population.(Extrait du rapport de présentation du PLU).

Le rajeunissement de la population constaté dans la commune sur cette période

118 | Chapitre 3. Présentation du terrain de la recherche : la commune de Saint-Pré-le-Paisible

se traduit notamment par une augmentation des e�ectifs âgés de 20 à 59 ans : le

�ux de population concerne majoritairement des actifs. Ainsi, sur la période 1990-

1999, Saint-Pré-le-Paisible a davantage capté la périurbanisation que la plupart de

ses voisins immédiats 3. En revanche, sur la période 1999-2006, le solde migratoire

de Saint-Pré-le-Paisible est moins élevé que celui de la plupart des communes en-

vironnantes, alors même que le phénomène de périurbanisation semble s'intensi�er

(�gure 3.2).

L'arrêt de la croissance démographique depuis 1999 invite à s'interroger : la

commune est-elle toujours attractive ? Sur ce point, les praticiens se contredisent.

Plus objectivement, le phénomène de périurbanisation semble s'être intensi�é après

1999 (�gure 3.2). Il n'y a guère de raison de penser que Saint-Pré-le-Paisible puisse

échapper à cette règle : les communes rurales attirent les citadins. En particulier,

Saint-Pré-le-Paisible est une commune multipolarisée 4, située à équidistance des

agglomérations de Bâle, Mulhouse et Belfort-Sochaux-Montbéliard. Cette situation

géographique, associée à un cadre de vie agréable, peut être attractive dans un

contexte de mobilité professionnelle et, malheureusement, d'instabilité de l'emploi.

L'observation des destinations de travail des habitants de la commune 5, con�rme

que la multipolarité de la commune favorise son attractivité.

Par ailleurs, la démographie a pu se stabiliser en raison d'une raréfaction de

l'o�re de logements vacants. Si l'o�re augmente quantativement (7 en 1999, 18 en

2007 6), il se peut que ces logements ne correspondent pas à la demande des rurbains.

En e�et, il s'agit plutôt d'une o�re en collectif qu'en résidence individuelle.

Après une période de forte croissance démographique, le niveau de

population s'est stabilisé depuis l'an 2000. Ceci s'explique plutôt par un

3. Rappelons que la périurbanisation � ou rurbanisation � désigne le processus par lequelles citadins, mobiles, choisissent tendanciellement de s'installer dans des communes rurales. Il enrésulte un a�ux de population active en milieu rural.

4. Source : http://www.region-alsace.eu/medias/publications/amenagement_du_

territoire/Stats-Regionales-n01-juin09.pdf.5. Source : rapport de présentation du PLU. Les travailleurs frontaliers (Suisse) sont majoritaires

(36%), mais les bassins franc-comtois et mulhousien emploient également une part importante desactifs. La proximité de ces trois bassins d'emploi multiplie les chances de retrouver rapidementun emploi, en cas de licenciement en ces temps de crise (l'évolution de l'économie suisse inquiètecertains frontaliers).

6. Source : rapport de présentation du PLU.

3.1. Vue d'ensemble : le cadre général de la commune | 119

1990-1999 1999-2006

Source : INSEE.Remarque : Saint-Pré-le-Paisible se situe au centre du cercle et correspond au territoire marqué d'un petit carré blanc.

Figure 3.2 � Phénomène de périurbanisation dans un rayon de 30 km autour de Saint-Pré-le-Paisible.

120 | Chapitre 3. Présentation du terrain de la recherche : la commune de Saint-Pré-le-Paisible

épuisement (quantitatif et qualitatif) de l'o�re de logements, que par une

perte d'attractivité intrinsèque de la commune. En d'autres termes, cet

équilibre démographique ne semble pas être causé par une évolution de

l'environnement socio-économique, mais par une allocation insu�sante

de ressources à l'habitat résidentiel. Avant les élections municipales de

mars 2008, une controverse portait sur la question de savoir si une dé-

mographie `seulement' équilibrée est un problème, et si le phénomène de

périurbanisation est (ou non) une opportunité de développement à saisir.

Par ailleurs, nous devrons analyser dans quelle mesure l'accroissement

démographique mis en évidence, a pu exercer une in�uence sur le discours

dominant à Saint-Pré-le-Paisible. Par exemple, les nouveaux habitants étaient-

ils porteurs de schémas cognitifs di�érents de ceux qui composaient les routines du

village avant leur arrivée ? Véhiculaient-ils d'autres façons de penser, éventuellement

liées à un autre pro�l socio-professionnel ? Autant de questions que notre étude de

cas soulève.

3.1.2 Activités : quelle structure socio-professionnelle ?

Dans les communes de moins de 3500 habitants, les listes candidates aux élections

municipales sont généralement `sans étiquette' : elles n'endossent pas le discours

d'un parti ou d'un homme politique. Les candidats sont néanmoins positionnés,

sur la base de leur appartenance à des groupes sociaux plus traditionnels (familles,

associations, amis,...).

Dans cette sous-section, nous nous concentrons sur des groupes particuliers : les

catégories socio-professionnelles (CSP). Les électeurs ruraux semblent s'intéresser

aux professions des candidats et à la composition socio-professionnelle des listes. En

e�et, curieusement, les listes communiquent non seulement le nom des colistiers, mais

aussi leur âge et leur profession. Or, la pratique de communiquer ces informations

identitaires résulte d'un choix : le code électoral ne le prescrit pas 7.

7. Dans les communes de moins de 3500 habitants, les listes n'ont pas à déclarer leur candida-

3.1. Vue d'ensemble : le cadre général de la commune | 121

Certes, la communication de la profession des colistiers répond à un souci de

transparence. Une liste, même si elle est fondée sur des a�nités nécessaires à sa

cohésion, doit montrer dans quelle mesure elle est représentative de la population.

Cette pratique reproduit également celle des communes plus grandes, sans nécessai-

rement que l'on s'interroge sur cette reproduction.

Mais cette communication identitaire est également un moyen pour une liste de

se construire une position sociale, d'où elle exprime un point de vue, en sachant

parfaitement que ce point de vue doit susciter l'adhésion. Il est donc essentiel, dans

une analyse critique de discours, de comparer la composition socio-professionnelle de

la population de Saint-Pré-le-Paisible avec celle des listes candidates aux élections.

Cette analyse apporte de premiers éléments de réponses à la question `qui produit

des textes ?' (quelle est la position sociale des auteurs ?). Elle envisage également la

question de savoir `qui consomment les textes ?' (quelle est la position sociale des

destinataires des textes ?).

C'est pourquoi nous présentons, ici, la répartition de la population entre CSP en

2007 8 (�gure 3.3).

La �gure 3.3 suggère que les intérêts agricoles et des employés/ouvriers sont très

présents à Saint-Pré-le-Paisible. Par contraste, les entrepreneurs (hors agricoles) sont

rares et leurs projets courent le risque de ne pas trouver le soutien nécessaire auprès

des services municipaux. En e�et, ce soutien sollicite le domaine de prédilection des

CSP des cadres et professions intellectuelles : un savoir-faire d'administration et de

suivi de dossiers parfois techniques. Si ces compétences sont rares dans les communes

rurales de façon générale (elles ne sont guère en mesure d'attirer les professionnels de

ture. Ainsi, le fait de se porter candidat n'implique pas d'indiquer sa profession (comme c'est le caspour les candidats dans les communes de plus de 3500 habitants [art. L265 du code électoral]). Demême, dans ces petites communes aucune disposition ne contraint les colistiers à communiquer leurprofession dans le cadre de la propagande de leur liste. S'ils décident de leur faire néanmoins, ils ontalors toute lattitude dans le choix de l'intitulé exact de leur profession (par exemple, un secrétairese présente comme secrétaire général). En un sens, ils ne communiquent pas leur profession, maissur leur profession.

8. Les données de l'INSEE sont di�cilement comparables dans le temps, en raison de modi�-cations intervenues dans la nomenclature des professions et catégories socio-professionnelles. Selonle maire en exercice entre 1995 et 2008 (également adjoint entre 1982 et 1995), l'accroissement dela population relevé précédemment n'a pas modi�é la composition professionnelle de la communede façon signi�cative.

122 | Chapitre 3. Présentation du terrain de la recherche : la commune de Saint-Pré-le-Paisible

Sources : INSEE (http://www.statistiques-locales.insee.fr/).Une zone d'emploi est un espace géographique à l'intérieur duquel la plupart des actifs résident et travaillent. E�ectuéconjointement par l'INSEE et les services statistiques du Ministère en charge du travail, le découpage en zones d'emploiconstitue une partition du territoire adaptée aux études locales sur l'emploi et son environnement. Les déplacementsdomicile constituent la variable de base pour la détermination de ce zonage (http://www.region-alsace.eu/medias/publications/amenagement_du_territoire/Stats-Regionales-n01-juin09.pdf).La commune haut-rhinoise d'Eguisheim (1572 hab.) est prise comme point de comparaison parce qu'elle peut êtreconsidérée comme le `négatif' de Saint-Pré-le-Paisible en termes de dynamisme économique, tout en restant dans lecadre des communes de moins de 2500 habitants. NB : Eguisheim est une commune viticole, ce qui explique la partanormalement élevée de la CSP `agriculteurs' ; ils s'agit plutôt de viticulteurs, qui forment une communauté di�érenciéepeu comparable aux agriculteurs `ordinaires'.

Figure 3.3 � CSP des actifs de Saint-Pré-le-Paisible et du Haut-Rhin en 2007.

3.1. Vue d'ensemble : le cadre général de la commune | 123

l'administration territoriale), à Saint-Pré-le-Paisible en particulier il est également

di�cile de trouver des cadres motivés par l'idée de mettre leurs compétences au

service de la commune en tant qu'élus.

La comparaison que nous proposons (�gure 3.3) montre également que la com-

position socio-professionnelle de Saint-Pré-le-Paisible est tendanciellement la symé-

trique de celle de la commune d'Eguisheim, par rapport à la moyenne départemen-

tale. Pourquoi cette comparaison ? Parce qu'Eguisheim, commune de 1572 habitants

du vignoble haut-rhinois, se distingue par son dynamisme économique 9, sa vitalité

associative, et sa capacité à concilier tradition et modernisme dans une continuité

politique.

Dans le cas de Saint-Pré-le-Paisible, tout s'est passé comme si tradition et mo-

dernisme étaient incompatibles. Comme nous le verrons par la suite, les e�orts de

modernisation se sont heurtées à plusieurs formes de conservatisme 10. L'objet de

notre étude de cas est de rendre compte de cette confrontation, qui évoque de façon

particulière une problématique générique : la recherche d'un équilibre entre change-

ment et continuité, nécessaire à la pérennité de la commune (Mignon, 2001, 2009).

En l'occurrence, cette confrontation peut-elle se réduire à une opposition de nature

socio-professionnelle ? La question se pose, en e�et, parce que tous les nouveaux ha-

bitants arrivés entre 1990 et 1999 (voir plus haut), ne se sont peut-être pas installés

à Saint-Pré-le-Paisible pour les mêmes raisons. Comme ailleurs, certains périurbains

aisés s'o�rent le confort de la campagne en espérant, tout de même, y trouver des

services comparables à ceux de la ville ; tandis que d'autres, plus modestes, s'o�rent

ce qu'ils peuvent, là où le prix des terrains les conduit. Si cette analyse de la péri-

urbanisation est correcte 11, alors les premiers sont plutôt favorables aux e�orts de

modernisation, tandis que les seconds, craignant de payer à nouveau le prix de la

9. Basé sur une synergie touristique entre patrimoine historique et viticole. Nous avons réa-lisé quelques entretiens semi-directifs à Eguisheim, notamment avec le maire, le responsable del'O�ce du Tourisme, le président de l'Association des Partenaires Economiques, le président dusyndicat viticole et quelques autres acteurs locaux (nous avions envisagé l'éventualité d'une étudecomparative de Saint-Pré-le-Paisible et Eguisheim).10. Il ne faut voir ici aucun jugement de valeur de notre part.11. Cette analyse est ressortie d'une conférence-débat organisée le 3 novembre 2010 par l'Associa-

tion de Prospective Rhénane (http://www.apr-strasbourg.org/agenda-0-427.html). L'APRs'est engagée ces dernières années dans un programme de recherche sur la périurbanisation.

124 | Chapitre 3. Présentation du terrain de la recherche : la commune de Saint-Pré-le-Paisible

modernité, souhaitent peut-être un certain immobilisme.

3.1.3 Territoire : quelle occupation des sols ?

Le territoire de Saint-Pré-le-Paisible représente une super�cie de 627 hectares. La

�gure 3.4 montre l'occupation de ce territoire en 2007.

Diagramme construit d'après les données du rapport de présentation du PLU.

Figure 3.4 � Occupation du sol communal en 2007.

Ce diagramme, complété par les indications fournies par le rapport de présenta-

tion du PLU, rend compte du cadre de Saint-Pré-le-Paisible.

La part urbanisée est limitée (ce qui ne signi�e pas qu'il faille nécessairement

chercher à l'augmenter). Le village se présente selon une structure de `village-rue'.

Les bâtiments institutionnels � église, école, mairie et salle des fêtes � sont regrou-

pées dans un centre-village historique. Le noyau villageois ancien 12 est relativement

peu dense, en comparaison des caractéristiques habituelles du bâti des communes ru-

rales environnantes. Le développement urbain récent inclut notamment la construc-

tion d'un lotissement de 36 parcelles au début des années 1990 et de quelques im-

meubles collectifs. Ainsi, le bâti s'est développé à la fois par extension (lotissement)

12. Le village ayant été détruit pratiquement à 100% durant la première guerre mondiale, lequali�catif `ancien' est relatif.

3.1. Vue d'ensemble : le cadre général de la commune | 125

et par densi�cation (immeubles).

Les forêts représentent environ un quart du ban communal. Malgré l'extension

urbaine et d'autres opérations d'urbanisation � notamment l'implantation d'un

golf, également au début des années 1990 13 �, cette proportion forestière a aug-

menté en l'espace d'un siècle 14. A notre avis, il est important de noter que certaines

forêts entretiennent directement la mémoire des deux guerres mondiales : on y trouve

encore des tranchées, bunkers et trous d'obus qui rappellent, incomparablement

mieux que les stèles, les monuments aux morts ou les livres, pourquoi Saint-Pré-le-

Paisible est titulaire de la croix de guerre de 1914-1918 15. Ainsi, le paysage a une

valeur historique.

En�n, l'espace agricole occupe plus de la moitié du territoire, ce qui re�ète le

modèle économique historique de la commune. La culture agricole héritée se devine

à travers deux types d'informations au moins. D'une part, en observant la présence

de grandes propriétés accompagnées de granges, dans le noyau villageois. D'autre

part, en s'intéressant à l'esprit de la traditionnelle `Fête d'été'. Cette fête des rues,

organisée annuellement depuis 1996, valorise l'héritage culturel : l'espace d'un week-

end, les associations locales transforment les granges en guinguettes où l'on peut

déguster les produits du terroir et mets traditionnels. Dans les premières éditions,

un ancien charron proposait 16 également une exposition de l'outillage et du savoir-

faire artisanal et agricole d'un autre temps.

La �gure 3.5 permet au lecteur de compléter l'image qu'il se fait du territoire de

Saint-Pré-le-Paisible. La vue aérienne des communes environnantes donnerait une

image comparable : Saint-Pré-le-Paisible est une commune dont le cadre est typi-

quement rural, entourée d'autres communes dont le cadre est typiquement rural 17.

A titre de complément notable, la commune a désigné un secteur à préserver (10

13. Ce golf 27 trous s'étend en majeure partie sur deux communes limitrophes. Seule une petitepartie concerne en réalité Saint-Pré-le-Paisible.14. Source : rapport de présentation du PLU.15. J.O. du 6 novembre 1921, d'après l'ouvrage Nos villages autrefois (1991), édité par l'associa-

tion Alliance Larga (préface du Conseiller Général).16. Il a cessé de proposer cette animation quelques années avant son décès.17. Cela ne signi�e pas que Saint-Pré-le-Paisible et les communes voisines soient parfaitement

identiques. De l'extérieur, elles se ressemblent.

126 | Chapitre 3. Présentation du terrain de la recherche : la commune de Saint-Pré-le-Paisible

Source :Vue aérienne : Google Maps (maps.google.fr).Contour communal et sections : service du cadastre (www.cadastre.gouv.fr).La superposition du document cadastral sur la vue aérienne fournit un aperçu du cadre naturel de Saint-Pré-le-Paisible.

Figure 3.5 � Vue aérienne de Saint-Pré-le-Paisible.

3.2. Histoire récente : le climat au moment des événements étudiés | 127

à 15 ha) désormais incrit à l'inventaire Natura 2000 18.

Les revers de la médaille sont de deux types. Premièrement, la rivière qui traverse

la commune de Saint-Pré-le-Paisible expose certains secteurs à un risque d'inonda-

tion, dûment cartographié dans le cadre d'un Plan de Prévention du Risque naturel

(PPR). Deuxièmement, la capacité de stockage en eau potable a atteint ses limites

actuelles (2007), compte tenu de la croissance démographique. Par ailleurs, il n'existe

pas à ce jour de système d'assainissement collectif de l'eau. Comme nous le verrons,

ces points faibles servent d'arguments à ceux qui s'opposent à certains projets de

développement que nous détaillons plus loin (nouvelles extensions urbaines, défri-

chements inhérents,...).

L'annexe .1 récapitule ces informations générales (démographie, acti-

vité, environnement) sous la forme d'un tableau résumant le diagnostic

interne 19 réalisé par l'ADAURH pour le compte de Saint-Pré-le-Paisible.

Après avoir présenté le cadre général de Saint-Pré-le-Paisible, nous proposons à

présent un historique récent de la commune en matière d'économie et de tendance

politique.

3.2 Histoire récente : le climat au moment des évé-

nements étudiés

Nous poursuivons notre rapport de prise de connaissance, destiné à permettre au

lecteur de se familiariser avec quelques données-clés qui interviendront par la suite,

dans nos analyses. Nous retraçons l'histoire récente de la commune de Saint-Pré-le-

Paisible, en deux dimensions : (1) économique et (2) politique.

18. Au titre de la directive européenne Habitat, en tant que Zone Spéciale de Conservation.Natura 2000 est un réseau européen de sites naturels ou semi-naturels ayant une grande valeurpatrimoniale, dont l'objectif est la préservation de la bio-diversité, dans un perspective de déve-loppement durable. Cette zone est totalement protégée : aucune construction n'y est possible.19. Nous indiquons qu'il s'agit d'un diagnostic interne, pour souligner qu'à notre avis les évo-

lutions externes sont peu (insu�samment ?) prises en compte dans le rapport de présentation duPLU. Son rôle est pourtant de motiver les choix stratégiques de la commune.

128 | Chapitre 3. Présentation du terrain de la recherche : la commune de Saint-Pré-le-Paisible

3.2.1 Histoire économique : le choix de la modernisation...

Retracer l'histoire économique de Saint-Pré-le-Paisible consiste, ici, à proposer une

matrice chronologique restituant les manoeuvres stratégiques de la commune. Cette

matrice constitue un outil de traitement préalable des données (Miles & Huberman,

2003; Forgues & Vandangeon-Derumez, 2003).

L'histoire récente de la commune se résume dans l'idée qu'une stra-

tégie de revitalisation a été mise en oeuvre, avec un certain succès, à

partir de 1988 et jusqu'à 2008. Cette stratégie de revitalisation est basée sur la

recherche d'une taille critique en termes de population résidente. Toutefois, l'aug-

mentation du nombre d'habitants n'est qu'un levier au service d'un objectif plus

global : béné�cier des retombées socio-économiques de l'atteinte de cette taille cri-

tique. Pour une petite commune, l'atteinte d'un seuil critique de population peut,

par exemple, susciter l'intérêt des enseignes de la grande distribution à dominante

alimentaire. Sur le plan social, les béné�ces attendus incluent le maintien des e�ec-

tifs scolarisés, contribuant à la pérennité de l'école communale. De façon générale,

ces retombées s'expriment en termes de vitalité à long terme de la commune.

Cette période (1988�2008) n'est pas homogène. Nous nous proposons de la

décrire plus �nement. Auparavant, il est nécessaire d'introduire quelques éléments

du cadre juridique régulant la pratique de la stratégie dans les communes.

3.2.1.1 a. Cadre juridique de la modernisation : le PLU et le SCoT.

La première ressource d'une commune est son territoire. Dans un esprit de décen-

tralisation, chaque commune décide de l'utilisation de son territoire, c'est-à-dire de

la répartition de l'espace entre di�érentes activités ou fonctions. Plus exactement,

chaque commune est tenue de se doter d'un document d'urbanisme, qui explicite

cette répartition en proposant un découpage du territoire en secteurs.

Le document d'urbanisme le plus courant au niveau d'une commune est le Plan

Local d'Urbanisme (PLU). La notion de PLU remplace celle de Plan d'Occu-

pation des Sols (POS) depuis la loi relative à la solidarité et au renouvellement

3.2. Histoire récente : le climat au moment des événements étudiés | 129

urbains du 13 décembre 2000, dite loi SRU. Si le PLU est donc un document récent,

sa fonction est identique à celle des anciens POS.

Le PLU est le document stratégique fondamental d'une commune : il

arrête un découpage du territoire de la commune en secteurs et détermine

ce qui peut (et ne peut pas) être entrepris sur chaque secteur. Il faut insister

sur un point : le PLU ne détermine pas le contenu exact de ce qui sera entrepris sur

un secteur donné. Il rend certains projets possibles et d'autres impossibles, selon le

secteur. En d'autres termes, tout projet qui respecte le règlement élaboré pour un

secteur donné, peut se réaliser sur ce secteur. Par ailleurs, une commune peut décider

de réserver un secteur à un type particulier de projet (par exemple, la création

d'une zone commerciale), même si elle n'est pas elle-même porteuse d'un projet

pour ce secteur, et même si aucun porteur de projet privé n'a encore manifesté

d'intérêt pour ce secteur. Ce faisant, la commune traduit sa vision stratégique dans

le PLU, mais la réalisation e�ective de cette vision dépend de l'arrivée (ou non) de

promoteurs et d'investisseurs. En toute hypothèse, l'implantation d'entreprises sur

le territoire d'une commune est subordonnée à l'existence, dans le PLU, de zones

prévues à cet e�et. A notre avis, cette facette du management des territoires, et

notamment ses implications en matière de con�its d'intérêts et de jeux d'in�uence,

restent insu�samment explorés.

Chaque secteur peut être classé dans une catégorie, parmi quatre possibles. Ces

catégories sont désignées par des codes lettrés. Les secteurs classés U sont les zones

urbaines, c'est-à-dire déjà construites, de la commune. Les secteurs classés AU sont

des zones naturelles destinées à l'urbanisation ; toutefois, cette urbanisation peut,

selon le cas, être réalisée immédiatement ou être soumise à des aménagements préa-

lables 20. Les secteurs classés A concernent les terres dédiées à l'agriculture. En�n,

les secteurs classés N sont des espaces naturels : il peut s'agir de zones forestières ou

de tout autre espace que la commune souhaite préserver pour leur valeur esthétique,

historique, écologique, de cadre de vie, etc.

20. Nous précisons ce point ultérieurement. Nous faisons référence aux dispositions de l'art.R*123-6 du code de l'urbanisme.

130 | Chapitre 3. Présentation du terrain de la recherche : la commune de Saint-Pré-le-Paisible

L'élaboration du PLU est une pratique stratégique qui peut être hau-

tement con�ictuelle. En e�et, les acteurs peuvent avoir un intérêt, tantôt à inciter,

tantôt à s'opposer, au classement de certains secteurs dans telle ou telle catégorie.

Un exemple typique est celui des exploitants agricoles : les terres cultivables étant

leur premier outil de production, leur intérêt � évident � est de faire obstacle

au déclassement de terres agricoles en zones constructibles. De façon générale, les

acteurs qui y ont intérêt vont tenter d'in�uencer le zonage établi par le PLU. Ce

point renforce la justi�cation du choix du terrain de notre thèse : à Saint-

Pré-le-Paisible, les pratiques d'in�uence autour de l'élaboration du PLU

ont très largement consisté en une production et une di�usion de textes,

par des acteurs qui avaient un intérêt objectif à agir.

Ces con�its s'expliquent d'autant mieux que la durée d'application d'un PLU/POS

est généralement longue : 10, 15 voire 20 ans. Ainsi, les con�its éclatent au moment

de la révision du plan d'urbanisme, lorsque des changements risquent de remettre en

cause le classement de certaines parcelles. A Saint-Pré-le-Paisible, le POS adopté en

1988 n'a été mis en révision qu'en juin 2004, en vue de sa transformation en PLU.

Le PLU ainsi élaboré n'est entré en vigueur qu'en novembre 2007. Le POS-1988

est donc resté en vigueur près de 20 ans (il reste applicable pendant toute la durée

d'élaboration du PLU-2007).

On aura constaté que la durée d'élaboration du PLU est longue (plus de 3 ans

dans le cas du PLU de Saint-Pré-le-Paisible 21). Cette durée est à mettre en relation

avec la durée d'application du PLU. Elle s'explique par l'obligation de respecter

une procédure stricte, prescrite par le code de l'urbanisme, qui prévoit notamment

plusieurs étapes de concertation avec la population. A Saint-Pré-le-Paisible, ce

dispositif de participation citoyenne, prévu par la loi, a favorisé l'émer-

gence d'un débat, par textes interposés, à propos du PLU.

Un PLU se compose d'un ensemble de documents sur lesquels nous reviendrons.

Dans un esprit de décentralisation, le PLU s'élabore le plus souvent au niveau

21. Rappelons qu'un mandat municipal a une durée de six ans.

3.2. Histoire récente : le climat au moment des événements étudiés | 131

d'une commune 22. Toutefois, cette décentralisation est encadrée. Pour éviter une

juxtaposition incohérente de Plans Locaux d'Urbanisme, chaque PLU doit être mis

en compatibilité avec un ensemble de documents d'urbanisme élaborés à un niveau

plus centralisé. Dans le cas de Saint-Pré-le-Paisible, l'un de ces documents supra-

communaux joue un rôle important et nous devons donc en rendre compte. Il s'agit

du Schéma de Cohérence Territoriale (SCoT).

La notion de SCoT est aussi récente que celle de PLU : depuis la loi SRU,

elle remplace celle de Schéma Directeur d'Aménagement et d'Urbanisme, SDAU.

Comme les anciens SDAU, les SCoT �xent les orientations en matière d'aménage-

ment du territoire, à l'échelle de plusieurs Etablissements Publiques de Coopération

Intercommunale 23 (EPCI).

Lorsque la commune de Saint-Pré-le-Paisible décide d'élaborer son PLU (en juin

2004), le document d'urbanisme supracommunal en vigueur est, en fait, un SDAU.

Ce dernier, approuvé le 10 février 2001, n'a pas encore été transformé en SCoT.

Or, les SDAU avaient la particularité de �xer la destination générale des sols. Ce

SDAU a été élaboré en tenant compte des POS/PLU en vigueur dans les di�érentes

communes concernées. Ainsi, il délimite notamment un site d'activités touristiques

concernant en partie le ban communal de Saint-Pré-le-Paisible, parce qu'une zone

d'activité avait déjà été envisagée par la commune dans son POS-1988, comme

une possibilité de développement. Désormais, dès lors que cette zone est reprise au

SDAU, elle s'impose à Saint-Pré-le-Paisible comme une obligation : le PLU doit in-

tégrer cette zone touristique. En fait, la décision de la commune de transformer le

POS-1988 en PLU est motivée, en partie, par cette obligation de mise en compati-

bilité avec le SDAU (cf. annexe .3).

Ainsi, en posant la question `qui fait la stratégie de la commune ?', il

22. La loi prévoit la possibilité d'un PLU intercommunal, c'est-à-dire élaboré à l'échelle d'un Eta-blissement Public de Coopération Intercommunale. La pratique du PLU communal reste toutefoislargement dominante à l'heure actuelle.23. Le territoire couvert par un SCoT/SDAU est en général d'une étendue comparable à celle

d'un arrondissement, en partie pour des raisons historiques. Avant les premières lois de décen-tralisation, les SDAU étaient élaborés par les services centraux de l'Etat et avaient instituéun découpage du territoire qui évolue lentement. Le lecteur intéressé peut consulter ce lien :http://www.caen-metropole.fr/web/menuHistorique.do.

132 | Chapitre 3. Présentation du terrain de la recherche : la commune de Saint-Pré-le-Paisible

faut tenir compte de cette relation hiérarchique entre documents d'urba-

nisme communaux et supracommunaux. La stratégie d'une commune est

contrainte, en partie, par la stratégie intercommunale 24.

Après avoir rappelé ces éléments du cadre juridique, nous pouvons exposer le

contenu de l'histoire économique récente de Saint-Pré-le-Paisible.

3.2.1.2 b. Contenu de la modernisation : les choix stratégiques.

Les grandes manoeuvres stratégiques d'une commune sont liées à ses documents

d'urbanisme. Pour comprendre ce qui se passe entre 2004 et 2007 lors de l'élaboration

du PLU, il nous a semblé nécessaire de dresser un aperçu de la période stratégique

immédiatement antérieure. Cette période débute en 1988, date d'entrée en vigueur

du POS qui le restera jusqu'à l'approbation du PLU en 2007.

La matrice chronologique suivante (�gure 3.6) restitue et ordonne les phases-

clés de la période 1988 à aujourd'hui. Dans cette section, nous proposons une vue

d'ensemble des faits stratégiques jusqu'en 2007. Le contenu du PLU-2007 et les faits

survenus depuis son adoption, sont exposés par la suite.

24. En partie seulement, parce que la stratégie intercommunale (SCoT/SDAU) est élaborée enconcertation avec les communes. Il y a donc une in�uence réciproque entre les niveaux communalet intercommunal.

3.2. Histoire récente : le climat au moment des événements étudiés | 133

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134 | Chapitre 3. Présentation du terrain de la recherche : la commune de Saint-Pré-le-Paisible

En 1988, Saint-Pré-le-Paisible est une commune dont l'activité agricole, histori-

quement dominante, est sur le déclin. Alors que le village compte 24 exploitations

(et 100 familles agricoles) en 1970, il n'en reste que 15 (et 49 familles) en 1980 et 6

en 1988 (25 familles) 25. L'enjeu essentiel de l'élaboration du POS (1988) est donc la

revitalisation de la commune, qui implique sa modernisation, permettant de relancer

le développement.

Deux choix stratégiques majeurs 26 sont organisés dans le POS.

D'une part, le POS organise l'extension, sur le ban communal de Saint-Pré-le-

Paisible, d'un golf créé en 1987 dont le siège social est situé dans une commune

limitrophe 27. Pour réaliser ce premier projet, une zone de 28 hectares a été distraite

du régime forestier, et cédée en 1990 par la commune à une société immobilière

attachée au golf voisin. La présence du golf, à l'écart du réseau routier, ne se devine

pas au premier abord 28. Mais le fait demeure : les espaces autrefois accessibles aux

promeneurs, joggeurs,... sont devenus propriété privée. Cette privation fait encore

parler d'elle au moment d'élaborer le PLU (2004 à 2007).

D'autre part, un lotissement de 36 parcelles est construit. Cet investissement

fournit la principale explication à la croissance de la population, soulignée plus

haut (+ 50% entre 1990 et 1999). Il marque la volonté de la commune de pro�ter

du phénomène de périurbanisation, pour croître. Pour réaliser ce second projet,

la commune a procédé à quelques expropriations, ce qui peut avoir fait naître un

ressentiment durable des expropriés, à l'encontre des élus de cette époque.

A une phase de croissance de la population (1990-1999), suit une période marquée

par un développement des services aux habitants.

Dès 1999, un supermarché s'implante. Il s'agrandit de 319 m2 en 2002 29. Par

25. Source : rapport de présentation du PLU.26. Nous les quali�ons de majeurs, parce que ces deux choix font encore parler d'eux dans

l'actualité de la commune : ils motivent en partie les discours et les comportements de certainsacteurs, observés depuis 2004 et l'élaboration du PLU.27. Sources : www.societe.com.28. Source : observation directe.29. Suite à l'avis favorable de la Commission Nationale d'Equipement Commercial (CNEC),

obtenu le 10 septembre en 2002. La CNEC est la commission agissant dans le cadre des Loisdites Royer, Sapin et Ra�arin sur la réglementation de l'urbanisme commercial. En 2009, la Loi

3.2. Histoire récente : le climat au moment des événements étudiés | 135

ailleurs, à la surface de distribution alimentaire s'ajoute une station-service, ouverte

24h/24.

Au même moment, une agence bancaire de détail ouvre dans la commune. En

réalité, cette agence a choisi Saint-Pré-le-Paisible pour s'installer dans un bâtiment

neuf. Ses anciens locaux se trouvaient dans une commune limitrophe de plus de 1000

habitants.

Toujours dans le domaine des services privés, un commerce d'informatique s'ins-

talle en 2006. Comme pour l'agence bancaire, il s'agit d'une relocalisation d'une

boutique créée en 2003 dans une commune limitrophe. Le commerçant, qui exerçait

d'abord à son domicile, retient Saint-Pré-le-Paisible pour son projet d'agrandisse-

ment.

En�n, dans un tout autre domaine, une classe maternelle voit le jour en 1993.

L'école communale ne comptait jusqu'ici que les classes du CP au CM2. Cette ou-

verture est à mettre en relation avec l'arrivée, dans le lotissement, de périurbains

souvent jeunes ayant des enfants à scolariser. En 2010, cette école maternelle existe

toujours, malgré la baisse des e�ectifs scolarisés qui menace l'établissement. Nous y

reviendrons.

Ces trois implantations privées � dont deux relocalisations d'établissements exis-

tants �, ainsi que ce développement de l'o�re scolaire publique, mettent en évidence

la dynamique de développement acquise par Saint-Pré-le-Paisible au début des an-

nées 2000. En e�et, peu de communes de 500 habitants disposent de ces services, qui

répondent en partie à une demande sociale contradictoire : habiter à la campagne

avec les mêmes services qu'en ville.

En somme, la reconstitution de l'histoire économique de Saint-Pré-le-Paisible ré-

vèle, a posteriori, comment une stratégie de revitalisation a émergé, en l'espace d'une

quinzaine d'années. Cette stratégie consiste à capter la périurbanisation, de sorte à

atteindre une masse critique de population, nécessaire pour attirer les investisseurs

de modernisation de l'économie (dite Loi LME) a remplacé la CNEC par la Commission Na-tional d'Aménagement Commercial (pour plus d'informations, voir http://www.pme.gouv.fr/

chantiers/equip/equip01.htm. La décision de la CNEC est accessible en ligne. Nous ne commu-niquons pas le lien pour préserver l'anonymat de la commune.

136 | Chapitre 3. Présentation du terrain de la recherche : la commune de Saint-Pré-le-Paisible

privés sur le territoire de la commune.

Mais cette stratégie atteint peu à peu ses limites :

Le scénario tendanciel pour cette commune pourrait conduire à un

essou�ement voire à une perte de vitalité sociale et économique du

fait de la rareté de l'o�re foncière et d'autre part de l'absence de

concrétisation de projets liés au pôle de loisirs tout proche.

Source : rapport de présentation du PLU (voir aussi Annexe .1).

Le conseil municipal, percevant ces limites, engage dès juin 2004 l'élaboration

d'une nouvelle stratégie devant succéder au POS-1988. Cette mise en révision du

POS, en vue de sa transformation en PLU (voir annexe .3), est également motivée

par l'entrée en vigueur, en 2001, du nouveau SDAU (voir plus haut et �gure 3.6).

C'est ainsi qu'un PLU est adopté en novembre 2007.

La période d'élaboration du PLU-2007 est l'épisode stratégique sur lequel nous

nous focalisons dans cette thèse. C'est pourquoi nous considérons, de façon arbi-

traire, que juin 2004 marque l'entrée dans la séquence stratégique actuelle de la

commune. Nous rendons compte en détails de cette actualité par la suite. Aupa-

ravant, nous complétons l'exposé de l'histoire récente de Saint-Pré-le-Paisible, en

l'examinant dans sa dimension politique.

3.2.2 Histoire politique : ... jusqu'à l'alternance

Pour préparer les analyses de la troisième partie de cette thèse, nous résumons à

présent l'histoire politique de Saint-Pré-le-Paisible. Nous organisons cette synthèse

en deux thèmes complémentaires. Nous nous penchons, d'abord, sur la politique

intérieure de la commune, en montrant comment les équipes municipales se sont

succédées au pouvoir. Ensuite, nous rendons compte de l'environnement politique de

la commune, c'est-à-dire des réalités nationales et plus régionales/locales auxquelles

Saint-Pré-le-Paisible n'échappe pas (encastrement).

3.2.2.1 Politique intérieure : succès et défaite d'une famille politique.

La �gure 3.6 (plus haut) rend compte des familles politiques au pouvoir, en

fonction des périodes stratégiques décrites précédemment. Elle révèle qu'une équipe

3.2. Histoire récente : le climat au moment des événements étudiés | 137

municipale dite � d'entente communale � a marqué l'histoire de Saint-Pré-le-Paisible,

avant de subir une défaite aux élections municipales 2008. Du fait de la longévité de

l'équipe d'entente communale, l'arrivée au pouvoir de l'équipe dite � pour un village

authentique � prend localement une valeur d'événement historique 30.

Une remarque s'impose avant de poursuivre. A Saint-Pré-le-Paisible, les élections

municipales se soldent généralement par l'élection d'une liste complète, dont tous

les membres obtiennent la majorité absolue dès le premier tour, alors même que les

électeurs ont la possibilité de panacher les listes 31. Ainsi, lorsqu'une famille politique

est au pouvoir, il n'y a généralement pas lieu de relativiser sa responsabilité quant

aux choix stratégiques e�ectués : le conseil municipal adopte, souvent à l'unanimité,

les projets de délibération élaborés par le Maire.

a. 1965�2008 : des succès... L'équipe municipale en place lors de l'élaboration

du PLU-2007 peut être considérée comme l'héritière d'une famille politique, au pou-

voir depuis 1965 (au moins) 32. Cependant, quelques évolutions doivent être relevées.

Celles-ci sont liées, en partie, aux manoeuvres stratégiques exposées précédemment.

Le maire élu en 1965 est le second de l'après-guerre 33. Il est réélu à quatre reprises

et ne se retire qu'en 1995. Cette longévité témoigne d'une grande stabilité politique.

Cependant, son dernier mandat (1988�1995) est marqué par la mise en oeuvre du

30. Les noms des équipes municipales/familles politiques sont ceux que les acteurs locaux leur ontdonné au moment des campagnes électorales. En 2008, la campagne opposait la � liste pour [Saint-Pré-le-Paisible], village authentique au développement raisonné � à la � liste d'entente communale �sortante.31. Rappelons que dans les communes de moins de 3500 habitants, l'élection des conseillers mu-

nicipaux s'e�ectue selon un scrutin majoritaire plurinominal à deux tours, avec panachage. Si dansces petites communes, le mode de scrutin était le même que celui prévu pour les communes plusgrandes (scrutin proportionnel de liste avec prime majoritaire), alors la composition du conseilmunicipal de Saint-Pré-le-Paisible serait souvent di�érente. Du moins, la situation typique danslaquelle tous les membres d'une même liste sont élus, serait très invraisemblable. Le scrutin pro-portionnel permettrait une représentation o�cielle des voix minoritaires, ce qui peut sembler plusdémocratique (mais pose aussi des problèmes pratiques).32. Nos données ne nous permettent pas de savoir si l'équipe municipale élue en 1965 s'inscrivait

(ou non) dans la continuité des équipes de l'après-guerre. Quelques anciens nous ont témoigné nepas se rappeler d'une rupture comparable à celle vécue en 2008.33. Source : liste des maires de Saint-Pré-le-Paisible, obtenue en ligne auprès du service des

Archives Départementales du Haut-Rhin (voir annexe .30).

138 | Chapitre 3. Présentation du terrain de la recherche : la commune de Saint-Pré-le-Paisible

POS-1988 : création du lotissement et implantation du golf. Aux élections muni-

cipales de 1995, la liste � d'entente communale �, conduite par l'un de ses anciens

adjoints, fait face à une liste d'opposition. Mais la campagne des opposants se solde

par un échec et la liste d'entente communale conserve la totalité des 11 sièges, dès

le premier tour. En somme, pour le mandat 1995�2001, le conseil municipal s'ins-

crit dans la continuité des mandats précédents : le nouveau maire était auparavant

adjoint durant deux mandats et les nouveaux adjoints sont également des conseillers

sortants. Tous les membres de la nouvelle équipe municipale, quoique de

générations di�érentes, sont des natifs de Saint-Pré-le-Paisible.

Le mandat 1995�2001 est marqué par l'augmentation de la population. En

particulier, c'est durant cette période que le village franchit le seuil des 500 habitants.

Ce seuil a une incidence importante en matière de politique interne : il impose

légalement l'agrandissement du conseil municipal, qui dès le mandant 2001�2008

comptera non plus 11, mais 15 sièges.

C'est dans ce contexte élargi que se déroulent les élections municipales de 2001.

On peut retenir de ces élections l'absence de liste d'opposition. La liste d'entente

communale, seule en lice, est donc réélue. Le maire sortant est reconduit dans ses

fonctions pour un second mandat. Bien que le mandat 2001�2008 s'inscrive clai-

rement dans la continuité stratégique des mandats antérieurs, sur le plan politique

des nouveautés sont à relever. Notamment, l'élargissement à 15 sièges débouche sur

l'entrée au conseil municipal de conseillers non-natifs de Saint-Pré-le-Paisible. Ainsi,

le nouveau conseil se compose de neuf natifs et six périurbains. Parmi les

neuf natifs, huit sont des conseillers sortants. Seuls trois conseillers sortants ne s'en-

gagent pas pour un nouveau mandat, pour des raisons non politiques : l'un d'entre

eux est décédé en 1998, un autre n'habite plus la commune suite à un divorce, un

troisième souhaite s'arrêter et céder sa place à plus jeune que lui 34. Le neuvième

natif au conseil municipal 2001�2008 est le �ls du conseiller décédé en 1998.

34. Le troisième, bien que retraité, reste en très bons termes avec ses anciens amis du conseilmunicipal. Il continue de contribuer à la vie associative locale, jusqu'à son décès récent en 2010. Ilavait explicitement soutenu le PLU-2007 lors de diverses réunions publiques, critiquant vertementceux qui s'y opposaient. Son retrait de la vie politique en 2001, n'est donc pas lié à un désaccordpolitique.

3.2. Histoire récente : le climat au moment des événements étudiés | 139

Cette évolution politique, celle de la composition du conseil municipal, est im-

portante. Elle découle du choix stratégique d'ouverture à la périurbanisation. Ce-

pendant, au moment de l'élection en 2001, cette évolution ne semble pas porter à

conséquences, y compris parce que le noyau historique de l'équipe � d'entente com-

munale � reste bien représenté. L'absence d'opposition déclarée dénote une relative

sérénité dans la vie politique de la commune, au début du mandat 2001�2008. Cette

sérénité disparaît peu à peu après juin 2004, avec la mise en révision du POS-1988,

en vue de sa transformation en PLU... jusqu'à la rupture de 2008.

b. 2008 : ... à la défaite historique. Lors des élections municipales de 2008,

les circonstances sont défavorables à l'équipe d'entente communale. En s'engageant

dans l'élaboration du PLU en juin 2004, les élus n'imaginaient pas que l'adoption

du PLU n'interviendrait qu'en novembre 2007, soit quelques mois à peine avant les

élections municipales. Ils ne se doutaient pas, non plus, que les élections municipales

initialement prévues en mars 2007, seraient exceptionnellement reportées à mars

2008 (à l'échelle nationale) 35.

Par le jeu des circonstances, les élections municipales ont lieu dans le contexte

d'un PLU déjà approuvé. Une liste d'opposition baptisée � liste pour [Saint-Pré-

le-Paisible], village authentique au développement raisonné � fait de l'opposition au

PLU-2007 son cheval de bataille. Elle le présente comme une porte ouverte à une ur-

banisation incontrôlée, � déraisonnable � et de nature à remettre en cause l'identité

villageoise. C'est pourquoi la promesse-clé de la liste d'opposition est de réviser le

PLU approuvé en 2007. Ainsi, la campagne électorale est centrée presqu'exclusive-

ment sur le PLU-2007. Cela n'aurait peut-être pas été le cas si les élections s'étaient

tenues selon le calendrier normal, en mars 2007, avant que le PLU ne soit adopté.

Pour le maire sortant battu en 2008 :

� Si l'élection avait eu lieu en mars 2007, comme prévu initialement avant que lecalendrier ne soit modi�é pour des raisons dont je ne me souviens pas exactement,l'issue des élections auraient peut-être été di�érente. Nous n'aurions peut-être pasété battus �.

35. Voir http://www.legifrance.gouv.fr/affichTexte.do?cidTexte=

JORFTEXT000000634268&dateTexte=.

140 | Chapitre 3. Présentation du terrain de la recherche : la commune de Saint-Pré-le-Paisible

Nous approfondissons plus loin les arguments qui peuvent appuyer cette analyse

du maire sortant. Au préalable, nous souhaitons insister sur une nouvelle évolution

de l'équipe d'entente communale (�gure 3.7).

Hémicycles construits d'après la composition des listes successives de l'équipe d'entente communale, candidates auxélections municipales de 1995, 2001 et 2008. Notre ventilation des colistiers (natifs ou périurbains) a été validée par latête de liste (il s'agit de la même personne pour les trois élections).Remarque importante : à partir de 2001, le conseil municipal comporte 15 sièges à pourvoir (la commune a franchi leseuil des 500 habitants durant le mandat 1995�2001).En 2001, la liste d'entente communale est seule en lice.Les couleurs n'ont aucune signi�cation particulière. Notamment, elles ne suggèrent aucune tendance politique.

Figure 3.7 � Un regard sociocentré sur la liste d'entente communale en 1995 (élue),2001 (élue), 2008 (battue).

Pour les élections de 2008, la liste d'entente communale s'ouvre à nouveau aux

périurbains. Comme le montre la �gure 3.7, cette liste ne se compose plus désormais

que de sept membres natifs de Saint-Pré-le-Paisible, contre huit périurbains.

Parmi les sept natifs, seulement cinq sont des conseillers sortants. Les deux

autres, qui apparaissent pour la première fois sur la liste d'entente communale,

incarnent la jeune génération des natifs de la commune.

Parmi les huit périurbains, seulement deux sont des conseillers sortants. Parmi les

six nouveaux colistiers périurbains, �gurent notamment le directeur du supermarché

et le gérant du magasin d'informatique (rappelons que ces deux commerces se sont

respectivement installés à Saint-Pré-le-Paisible en 1999 et 2006, voir plus haut).

En somme, la liste d'entente communale candidate en 2008 est profondément

3.2. Histoire récente : le climat au moment des événements étudiés | 141

transformée, par rapport à celle de 2001. Concrètement, moins de la moitié des

colistiers (soit sept membres) sont des conseillers sortants, ce qui signi�e que huit

conseillers sortants se sont retirés en 2008. Contrairement à la situation de 2001, où

les retraits n'étaient pas motivés par des raisons politiques, en 2008 plusieurs des

huit retraits sont explicitement le résultat de désaccords politiques. Les conseillers

de l'entente communale historique sont divisés à propos d'un dossier : le PLU-2007.

C'est ce que nous détaillerons ultérieurement : cette division fragilise le discours

modernisateur, historiquement dominant, de l'équipe d'entente communale.

Les élections municipales de 2008, dont nous avons indiqué les circonstances, dé-

bouchent sur un changement politique radical. Pour la première fois depuis (au

moins) 1965, la liste d'entente communale est battue. Cette défaite est totale,

puisque les 15 sièges à pourvoir, sans exception, sont remportés par la liste d'op-

position � pour un village authentique �, dès le premier tour du scrutin. Comme le

résume un journaliste :

Pour faire simple, les élections municipales de [Saint-Pré-le-Paisible] sesont jouées sur trois lettres : PLU.Voir annexe .23.

Les nombreuses expressions superlatives qui ont suivi cette défaite, témoignent

du caractère historique de cet événement. La presse quotidienne régionale parle

de � séisme �, ou encore de � divorce de la population du village � avec l'équipe

d'entente communale (voir annexe .21). Un journaliste va jusqu'à écrire que � l'état

major sortant [...] vivait le... Chemin des dames ! Forcé de capituler devant l'o�ensive

d'une opposition a�ûtée par l'a�aire du [PLU] � 36 (voir annexe .25).

La surprise de la situation transparaît aussi dans les déclarations faites à la presse

par les deux têtes de liste, après l'élection :

� Je pensais bien que ça serait di�cile, mais sans imaginer que ça sepasserait aussi mal �. (Battu)� A vrai dire on ne s'y attendait pas. C'est une surprise pour nous que depasser au premier tour �. (Elu)

D'une certaine manière, les choix stratégiques de l'équipe d'entente communale

36. Cette métaphore apparaît dans le contexte d'un article sur la commémoration de l'Armisticede 1918. Si nous la trouvons exagérée, déplacée peut-être, elle a toutefois le mérite de donner unebonne idée de la tension qui règne à Saint-Pré-le-Paisible au moment des élections de 2008.

142 | Chapitre 3. Présentation du terrain de la recherche : la commune de Saint-Pré-le-Paisible

portaient en eux les germes de la défaite de 2008. D'une part, ces choix ont nourri

une controverse née dès le POS-1988, et ravivée avec le PLU-2007. D'autre part,

ils ont débouché sur l'élargissement du conseil municipal de 11 à 15 sièges, puis

sur l'apparition d'élus périurbains. Cette dilution progressive des périurbains dans

la population communale, aboutit nécessairement à une évolution des façons de

penser. D'où le risque d'une friction entre tradition et modernisme. Nous analyserons

comment à Saint-Pré-le-Paisible, un discours à la mode a curieusement favorisé

l'équipe � pour un village authentique �, pourtant distinctement conservatrice.

3.2.2.2 Environnement politique : écologie, écologisme.

L'analyse du cas de Saint-Pré-le-Paisible doit prendre en compte l'encastrement

de la commune dans son environnement. Nous nous intéressons ici à la dimension

politique de cet environnement, au niveau national et, surtout, à une échelle plus

locale. Nous insistons sur la montée en puissance des valeurs environnementales en

général, et sur l'activisme écologiste local en particulier.

a. Niveau national : l'enjeu environnemental de l'urbanisme. Des probléma-

tiques telles que celles du réchau�ement climatique, de l'e�et de serre, de la dispa-

rition de la couche d'ozone, et du naufrage des pétroliers Erika (1999) et Prestige

(2002), parmi d'autres facteurs, ont contribué à une sensibilisation de l'opinion pu-

blique vis-à-vis des enjeux liés au respect de l'environnement et de la Nature.

Cette sensibilité n'est pas étrangère à la montée en visibilité et en envergure, en

France, du ministère de l'environnement. Au �l des gouvernements, celui-ci est pro-

gressivement devenu ministère de l'écologie et du développement durable, intègrant

des dossiers autrefois autonomes : énergie, transports, logement et � pour ce qui

nous intéresse au premier chef dans cette thèse � aménagement du territoire.

A ce titre, (le droit de) l'urbanisme connaît, depuis quelques années, des trans-

formations liées à la prise en compte des enjeux environnementaux. En particulier,

trois textes ont modi�é les dispositions du code de l'urbanisme relatives aux PLU :

� la loi � relative à la solidarité et au renouvellement urbains � (loi SRU, 2000),

3.2. Histoire récente : le climat au moment des événements étudiés | 143

� la loi � de programmation relative à la mise en oeuvre du Grenelle de l'envi-

ronnement � (loi Grenelle I, 2009) et

� la loi � portant engagement national pour l'environnement � (loi Grenelle II,

2010) 37.

Ces textes �xent des orientations pour une meilleure prise en compte de l'envi-

ronnement, dont certaines trouvent des applications concrètes dans les documents

d'urbanisme. Au niveau du PLU d'une commune, il s'agit avant tout de mieux in-

tégrer la notion de � trame verte et bleue � (espaces boisés et cours d'eau) :

La Trame verte et bleue est une démarche qui porte une ambition forte et struc-turante : celle d'inscrire la préservation de la biodiversité dans les décisions d'amé-nagement du territoire, notamment dans les schémas de cohérence territoriale(SCoT) et dans les plans locaux d'urbanisme (PLU).Source : site du ministère de l'écologie, du développement durable, des transports et du lo-gement. http://www.developpement-durable.gouv.fr/IMG/pdf/Trame_verte_et_bleue.pdf.

Deux dispositions nous semblent particulièrement signi�catives. D'une part, l'ar-

ticle 16 de la loi Grenelle II renforce le cadre prévoyant que les PLU � notamment

ceux � qui sont susceptibles d'avoir des e�ets notables sur l'environnement � �

doivent faire l'objet d'une évaluation environnementale. D'autre part, la loi SRU

prévoit que les PLU se composent d'un ensemble de documents dont, en particulier,

un Plan d'Aménagement et de Développement Durable (PADD) qui n'existait pas

dans le cadre des anciens plans d'occupation des sols (POS). La loi Grenelle II in-

troduit, dans le code de l'urbanisme, un article L.123-1-3 qui précise que le PADD

� �xe des objectifs de modération de la consommation de l'espace et de lutte contre

l'étalement urbain �. Cette disposition encourage le développement urbain (habitat,

zones industrielles et commerciales,...) par densi�cation et renouvellement.

Le PLU de Saint-Pré-le-Paisible, élaboré entre 2004 et 2007, n'est pas concerné

par les modi�cations du code de l'urbanisme introduites par les lois Grenelle. Tou-

tefois, il est adopté en novembre 2007, soit à la période durant laquelle se tient

le Grenelle de l'environnement, lequel a abouti à ces lois. Ainsi, le PLU de Saint-

37. La loi Grenelle II a été modi�ée par une proposition de loi adoptée par le Sénat le 17 novembre2010. Ce texte recule notamment, de trois ans, la date au plus tard de mise en conformité des PLUavec la loi Grenelle II (article 17, voir http://www.senat.fr/petite-loi-ameli/2010-2011/86.html).

144 | Chapitre 3. Présentation du terrain de la recherche : la commune de Saint-Pré-le-Paisible

Pré-le-Paisible est adopté dans le contexte d'une évolution prévisible du code de

l'urbanisme et d'une sensibilité environnementale exacerbée par l'omniprésence mé-

diatique des questions écologiques.

La médiatisation du Grenelle de l'environnement s'ajoute à celle des prises de

positions et des actions de José Bové contre les OGM, ainsi qu'aux diverses im-

plications du reporter Nicolas Hulot. Ce dernier attire l'attention sur les questions

écologiques en lançant, en novembre 2006, une charte environnementale baptisée

� Pacte écologique �, que les principaux 38 candidats aux élections présidentielles de

2007 ont signé. A nouveau, le PLU-2007 de Saint-Pré-le-Paisible prévoit la création

d'un lotissement, alors que la charte de la Fondation Nicolas Hulot propose comme

objectif de � contenir l'extension périurbaine � 39.

En dé�nitive, l'élaboration du PLU de Saint-Pré-le-Paisible s'e�ectue dans une

période de sensibilité croissante à la question écologique. Cette sensibilité se tra-

duit au niveau national par une évolution du cadre juridique de l'urbanisme. En

outre, à ces considérations nationales s'ajoutent des spéci�cités locales en matière

de protection de l'environnement, que nous envisageons à présent.

b. Niveau local : l'activisme écologiste ambiant. L'environnement politique

local de Saint-Pré-le-Paisible est marqué de longue date par un activisme écologiste

qu'il faut évoquer brièvement. Cet activisme se résume en deux arguments : l'in-

�uence locale de l'homme politique Antoine Waechter et la vigilance de l'association

Paysages d'Alsace.

Antoine Waechter, président-fondateur du Mouvement Ecologiste Indépendant

(MEI), est l'un des signataires du Pacte écologique de la Fondation Nicolas Hulot 40.

Au plan national, il est notamment connu pour avoir été le candidat des Verts aux

élections présidentielles de 1988. Il fut également député européen de 1989 à 1991.

En 2009, il est le candidat tête de liste de l'Alliance Ecologiste Indépendante pour

38. En pourcentage des su�rages obtenus au premier tour. Notamment, Nicolas Sarkozy, SégolèneRoyal et François Bayrou, les trois premiers classés du premier tour, ont signé cette charte.39. Source : http://www.fondation-nicolas-hulot.org/extras/archives-pacte/contenu.

php.40. Voir http://www.fondation-nicolas-hulot.org/lengagement-solennel-des-10-candidats.

3.2. Histoire récente : le climat au moment des événements étudiés | 145

l'Est de la France, aux élections européennes. Toutefois, c'est au niveau local que

sa visibilité est la plus grande. En e�et, il est conseiller municipal d'une commune

appartenant au même canton que Saint-Pré-le-Paisible. Il est ainsi bien connu des

électeurs locaux qui retrouvent des bulletins de vote portant son nom, aux élections

cantonales, régionales et législatives.

On peut remarquer que certaines élections ne réussissent pas à Antoine Waech-

ter : les cantonales et les législatives, dont les points communs sont (1) de porter

sur des circonscriptions de proximité et (2) de fonctionner selon un scrutin unino-

minal majoritaire. Ainsi, il arrive troisième aux élections cantonales de 2008. Il se

classe quatrième aux élections législatives de 2007, où le candidat UMP, qui ob-

tient la majorité absolue dès le premier tour, lui est largement préféré, y compris à

Saint-Pré-le-Paisible. A l'inverse, les élections régionales (scrutin de liste à la pro-

portionnelle avec prime majoritaire) lui ont permis de devenir conseiller régional en

2010 (sur une liste minoritaire).

Toutefois, à Saint-Pré-le-Paisible la situation est sensiblement di�érente. Si le

score d'Antoine Waechter y est comparable à la moyenne de la circonscription en ce

qui concerne les élections législatives, aux élections cantonales en revanche il arrive

en tête (aux deux tours). Remarquons que le premier tour des cantonales a lieu

le même jour que les élections municipales de Saint-Pré-le-Paisible : nous verrons

en quoi cette simultanéité explique en partie le résultat local d'Antoine Waechter

aux cantonales. Aux élections régionales de 2010, la liste d'Europe Ecologie 41 (sur

laquelle il �gure au premier tour) et la liste de rassemblement 42 (sur laquelle il �gure

au second tour) arrivent localement en tête.

Ainsi, il semble que les électeurs de Saint-Pré-le-Paisible aient une sensibilité,

plus forte que la moyenne cantonale, aux idées portées par Antoine Waechter, et

pour l'écologie de façon générale. En dépit des apparences, cette hypothèse ne se

véri�e pas historiquement, comme le montrent les �gures 3.8 et 3.9.

41. La liste s'intitule o�ciellement � Europe Ecologie Alsace, liste de rassemblement des écolo-gistes soutenue par les Verts, Régions et Peuples Solidaires et le Mouvement Ecologiste Indépen-dant �.42. � Liste de Rassemblement soutenue par le Parti Socialiste et Europe Ecologie Alsace �.

146 | Chapitre 3. Présentation du terrain de la recherche : la commune de Saint-Pré-le-Paisible

Légende.

Envertfoncé

:scoreobtenupar

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Verts.

Envertclair

:scoreobtenupar

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autres

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àtitreindicatifs.

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Verts

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EI).Auxélectionsrégionalesde2010,A.Waechters'allie

àla

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Eco

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mais,n'étantpastête

deliste,

nousreprésentonslescoreen

vert

foncé.Pourtouteslesautres

électionsoùilapparaîtuniquem

entduvert

foncé

(ouuniquem

entduvert

clair),cela

signi�equ'A.Waechter(oule

partides

Verts)nes'estpasporté

candidat.

Figure

3.8�Résultats

desélectionsàSaint-Pré-le-Paisibledepuis2002

(premiers

tours).

3.2. Histoire récente : le climat au moment des événements étudiés | 147

0

10

20

30

40

50

60

70

80

90

100

Prés.2002

Rég.2004

Euro.2004

Législ.2007

Prés.2007

Cant.2008

Euro.2009

Rég.2010

% votes écologistes

% participation

Figure 3.9 � Observation comparée du taux de participation et du vote écologiste àSaint-Pré-le-Paisible (premiers tours).

La �gure 3.8 révèle les résultats, à Saint-Pré-le-Paisible, des di�érentes élections

depuis les présidentielles de 2002 jusqu'aux régionales de 2010. Notamment, elle

permet de découvrir le score obtenu par les Verts (en vert foncé) et par Antoine

Waechter (en vert clair). Historiquement � à l'exception des européennes où le

vote écologiste est généralement fort au niveau national �, les électeurs de Saint-

Pré-le-Paisible ne votent pas majoritairement pour les candidats écologistes. Lors

des présidentielles de 2007, dernières élections avant les municipales de 2008 (non

représentées sur la �gure 43.), le score des Verts 44 est particulièrement faible (3,4%).

Ce score ne témoigne pas d'une forte sensibilité des électeurs de Saint-Pré-le-Paisible

43. Parce que les listes sont sans étiquette. Bien que la liste � village authentique � soit expli-citement plus proche d'Antoine Waechter, il est loin d'être évident d'a�rmer que les électeurs,qui ont voté pour cette liste, l'ont fait par conviction écologique. De nombreuses autres hypo-thèses pourraient expliquer leur préférence (l'envie de changement, la sensibilité à des critiquesautres qu'écologiques formulées à l'encontre de l'équipe d'entente communale durant la campagneélectorale, etc.).44. La candidate des Verts est Dominique Voynet. Nous n'avons pas considéré José Bové comme

un candidat écologiste : son ralliement à Europe Ecologie intervient ultérieurement (pour informa-tion, son score à Saint-Pré-le-Paisible est de 0,34%).

148 | Chapitre 3. Présentation du terrain de la recherche : la commune de Saint-Pré-le-Paisible

à l'écologie, à l'approche des élections municipales.

Dans le même sens, la �gure 3.9 révèle une autre information. Plus le taux de

participation est faible et plus la part des votes écologistes (tous confondus) est

élevée et ce, avec une régularité frappante. Deux remarques peuvent être formulées.

D'une part, lorsque la participation est maximale, comme c'est typiquement le cas

des présidentielles, le score des écologistes est faible. Cela peut vouloir dire que, dans

l'ensemble, les électeurs de Saint-Pré-le-Paisible ne sont pas éco-sensibles. D'autre

part, et si l'interprétation qui précède est vraie, alors le score élevé des écologistes,

lorsque la participation est faible, signi�e que les électeurs écologistes exerce leur

droit de vote avec une plus grande assiduité que la moyenne des électeurs.

Mais la question se pose de savoir si ces di�érentes élections sont comparables. Les

électeurs ont-ils le même comportement lorsqu'il s'agit de désigner le Président de la

République, que lorsqu'il s'agit de choisir un élu local, tel que le conseiller général ?

On peut penser, par exemple, que le résultat des élections locales a une incidence

forte sur le quotidien, sur le cadre de vie, à travers le contrôle sur les décisions d'ur-

banisme. Si c'est le cas, cela explique la plus forte sensibilité à l'écologie, observable

lors des élections cantonales de 2008 (et, avec des précautions, lors des élections mu-

nicipales cette même année). En e�et, lors du premier tour des cantonales de 2008,

le score des écologistes est élevé alors que la participation l'est également, ce qui

échappe à la règle identi�ée précédemment. On peut donc rechercher ce qui explique

cet écart à la règle : la campagne électorale des municipales de 2008, qui suit

immédiatement l'adoption controversée du PLU-2007, a-t-elle sensibilisé

les électeurs aux idées écologistes ? Les résultats des européennes de 2009, et

surtout ceux des régionales de 2010, alimentent cette hypothèse.

En somme, la présence locale d'Antoine Waechter justi�e de se de-

mander `ce qui s'est dit' durant la campagne des municipales, qui pour-

rait expliquer cette soudaine éco-sensibilité. Cette interrogation justi�e

particulièrement bien le recours à l'analyse critique de discours comme

méthode d'investigation.

La présence d'Antoine Waechter est complétée par celle de l'Association Paysages

3.2. Histoire récente : le climat au moment des événements étudiés | 149

d'Alsace. Cette association agréée au titre de la protection de l'environnement dans

le cadre régional, créée en 2003, s'oppose activement à de nombreux projets qu'elle

estime être une menace pour les paysages de la Région Alsace. Cette association

qui s'annonce indépendante � toutefois, sa présidente est secrétaire nationale ad-

jointe du Mouvement Ecologiste Indépendant d'Antoine Waechter 45 � n'hésite pas

à solliciter le préfet, et même à ester en justice dans certains cas. Les interventions

de cette association sont nombreuses 46 et, parfois, ces interventions sont critiquées

par les élus locaux qui les subissent 47. Les élus locaux, qui dénoncent une certaine

désinformation de la part de l'association, sont souvent soutenus par le Tribunal

Administratif, comme ce fut le cas, en l'occurrence, à Saint-Pré-le-Paisible 48 (nous

y revenons par la suite).

En 2008, l'Association Paysage d'Alsace choisit Saint-Pré-le-Paisible pour tenir

son Assemblée Générale Ordinaire (annexe .22). La presse locale rapporte le discours

tenu par l'association pour expliquer ce choix :

La reconnaissance des action[s] de Paysages d'Alsace s'est traduite parles urnes dans certaines communes comme [Saint-Pré-le-Paisible] où lapopulation a fait le choix de défendre son cadre de vie et de préserver sonenvironnement naturel.Source : presse quotidienne régionale, 10 mai 2008 (voir annexe .22).

Ainsi, `ce qui s'est passé' à Saint-Pré-le-Paisible justi�e qu'une association y

tienne son Assemblée Générale. Ceci nous conforte dans l'idée que cette commune

constitue un terrain pertinent pour notre recherche.

Mais que s'est-il réellement passé ? Certes, au vu des projets contenus dans le

PLU-2007, il est tentant d'attribuer la défaite de l'équipe � d'entente communale �

en mars 2008 à la montée en puissance de l'éco-sensibilité. Ainsi, de façon générale,

cette défaite serait la conséquence de l'histoire récente de la commune, que nous

venons d'exposer.

45. Antoine Waechter fut par ailleurs l'initiateur de la création de l'association (annexe .22).46. Un bon aperçu s'obtient en consultant le site internet de l'association : http://www.

paysagesdalsace-asso.com.47. Pour un exemple, voir annexe .31.48. Voir par exemple annexe .28.

150 | Chapitre 3. Présentation du terrain de la recherche : la commune de Saint-Pré-le-Paisible

N'est-ce pas céder à un déterminisme réducteur ?

Nous n'ignorons pas l'existence d'e�ets de trajectoire (Van de Ven & Poole,

1995; Nelson & Winter, 1982). Mais nous pensons que l'explication de cette défaite

doit également prendre en compte les manoeuvres entreprises par les opposants

(y compris l'association Paysages d'Alsace), pour saisir l'opportunité politique que

cette éco-sensibilité leur o�rait 49. Parmi ces manoeuvres, nous nous concentrons sur

celle qui a été la plus visible et la plus constante : la production de textes.

Connaissant le contexte historique et politique de Saint-Pré-le-Paisible, nous en-

trons à présent dans le vif de l'actualité de Saint-Pré-le-Paisible, que nous avons ob-

servée plus particulièrement. Nous exposons les contenus du Plan Local d'Urbanisme-

2007 de Saint-Pré-le-Paisible, en particulier ceux qui ont fait l'objet de la controverse

à l'origine d'une intense production de textes.

3.3 Actualité 50 : les événements étudiés et leurs

circonstances

L'histoire récente de Saint-Pré-le-Paisible rend compte du climat dans lequel les déci-

sions stratégiques actuelles sont prises. A présent, nous nous intéressons au principal

événement stratégique de notre période d'observation : l'élaboration du PLU à par-

tir de juin 2004, en passant par son adoption en novembre 2007, et jusqu'à la défaite

électorale de ses partisans en mars 2008. Nous exposons le contenu du PLU-2007,

et notamment les projets encadrés par ce PLU qui ont fait l'objet d'une importante

controverse. Celle-ci s'est intensi�ée avec la campagne électorale et jusqu'au renver-

sement politique de mars 2008. Depuis, le débat est certes plus intériorisé, mais il

n'en cristallise que davantage les interactions et les con�its dans la commune.

49. Ainsi, nous pensons que si les opposants étaient restés inactifs, ou si leur action avait étémaladroite, une éco-sensibilité passive n'aurait pas su�t à renverser l'équipe d'� entente commu-nale �. Cette dernière a�rme d'ailleurs, avec de bons arguments, que le PLU-2007 est respectueuxde l'environnement. En 2009, le Tribunal Administratif a estimé que les opposants n'avaient pasapporté la preuve du contraire (voir plus loin).50. Rappelons que nous faisons démarrer � l'actualité �, arbitrairement, à la date du 1er juin

2004, c'est-à-dire le jour où le conseil municipal de Saint-Pré-le-Paisible prescrit la révision duPOS-1988, en vue de sa transformation en PLU.

3.3. Actualité : les événements étudiés et leurs circonstances | 151

Cette actualité économique s'accompagne de nouveaux rebondissements poli-

tiques. Ces rebondissements ont leur importance dans notre ré�exion. Notamment,

ils serviront de base pour mieux justi�er l'orientation générale de nos recommanda-

tions pour la pratique.

3.3.1 Actualité économique : le Plan Local d'Urbanisme...

Dans cette première sous-section, nous exposons les principaux choix stratégiques

que l'équipe � d'entente communale � a transcrit dans le PLU-2007. Ces choix dé-

coulent de la perception, par les élus, des forces et faiblesses de la commune, ainsi

que des opportunités et menaces en provenance de l'environnement. Cette percep-

tion est construite sur la base du diagnostic stratégique réalisé par l'ADAUHR �

un organisme indépendant �, et formalisé dans le rapport de présentation du PLU,

que nous avons résumé dans l'ensemble de ce qui précède 51.

Avant d'exposer ces choix stratégiques, il est utile de rappeler, à nouveau, quelques

éléments du cadre juridique du Plan Local d'Urbanisme.

3.3.1.1 Cadre juridique : autour du PLU.

L'élaboration d'un PLU est généralement un travail de longue haleine (du 1er

juin 2004 au 23 novembre 2007, dans le cas du PLU de Saint-Pré-le-Paisible, soit

plus de 3 années). Cette durée s'explique par l'obligation de respecter une procédure

stricte, prescrite par le code de l'urbanisme. Nous développons, ici, les principaux

points de règlement, à savoir ceux qui sont nécessaires à notre démonstration.

Les Plan Locaux d'Urbanisme sont régis par les art. L123-1 et suivants

et R*123-1 et suivants du code de l'urbanisme 52. Nous résumons successive-

ment les principaux éléments constitutifs et le processus d'élaboration d'un PLU.

51. Rappelons ce constat de l'agence d'urbanisme ADAURH, inscrit au rapport de présentationdu PLU, qui résume ce diagnostic : risque de � perte de vitalité sociale et économique du fait d'unepart d'une rareté de l'o�re foncière et d'autre part de l'absence de concrétisation de projets liés aupôle de loisir tout proche � (voir annexe .1).52. Dans nos analyses, nous nous référons à la version du code de l'urbanisme en vigueur au

moment de l'élaboration du PLU de Saint-Pré-le-Paisible. Les évolutions récentes et à venir, liéesnotamment à la Loi Grenelle II, sont ignorées.

152 | Chapitre 3. Présentation du terrain de la recherche : la commune de Saint-Pré-le-Paisible

a. Principaux éléments constitutifs d'un PLU. Les éléments constitutifs d'un

PLU sont prescrits aux art. R*123-1 à R*123-14-1 du code de l'urbanisme. Nous

faisons ici mention des documents que nous évoquons par la suite, notamment en

tant que source de données.

Quatre documents composent notamment tout PLU : le rapport de présentation,

le projet d'aménagement et de développement durable (PADD), un règlement, et un

ou plusieurs documents graphiques. Ces documents sont accompagnés d'annexes.

Le rapport de présentation 53 expose un diagnostic de la commune (économie,

démographie,...), qui rend compte notamment de l'état initial de l'environnement. Il

justi�e les choix retenus pour établir le PADD, explicite les choix de zonage e�ectués

et explique les di�érents points du règlement. En�n, il développe une évaluation des

incidences du PLU sur l'environnement et indique comment ce PLU prend en compte

le souci de la préservation et de la mise en valeur de l'environnement. Il s'agit du

document le plus volumineux, pour la simple raison qu'il présente tous les autres,

en apportant des précisions complémentaires à leur sujet. Un extrait du rapport

de présentation du PLU-2007 de Saint-Pré-le-Paisible (synthèse du diagnostic) est

fourni en annexe .1.

On peut remarquer que ce document impose à la commune d'intégrer largement

la dimension environnementale dans le choix d'une stratégie de développement.

Le Projet d'Aménagement de de Développement Durable (PADD) 54

a été introduit par la loi SRU, qui remplace les POS par les PLU. Le PADD dé�nit

les orientations d'urbanisme et d'aménagement retenues pour la commune. Concrè-

tement, ce document �xe la politique générale de la commune en matière de déve-

loppement économique et social, d'environnement et d'aménagement du territoire.

Compte tenu de la durée d'application usuelle des documents d'urbanisme, cette

politique porte sur un horizon temporelle de l'ordre de 10 à 20 ans. Tout projet

portant atteinte à cette politique générale ne pourrait se réaliser qu'à la condition

d'une révision du PLU. L'annexe .2 fournit le tableau de synthèse �gurant dans le

53. Le contenu du rapport de présentation est précisé aux art. R*123-2 et suivants du code del'urbanisme.54. Le contenu du PADD est précisé aux art. R*123-3 et suivants du code de l'urbanisme.

3.3. Actualité : les événements étudiés et leurs circonstances | 153

PADD du PLU-2007 de Saint-Pré-le-Paisible, ainsi que le document graphique qui

rend compte visuellement des orientations retenues par la commune.

On peut remarquer � ce n'est pas ici un détail � que ce document invoque

explicitement, dans son intitulé, la notion de développement durable.

Le règlement 55 �xe les règles applicables à l'intérieur de chacune des zones ur-

baines (U), à urbaniser (AU), agricoles (A) et naturelles/forestières (N) délimitées

par le PLU 56. A travers ce document, la commune peut stipuler avec précision ce qui,

dans chaque zone, est interdit ou soumis à conditions particulières. En particulier,

pour ce qui nous concernera de façon récurrente par la suite, le règlement �xe (ou

non), par secteur, le coe�cient d'occupation des sols (COS 57), l'emprise au

sol des constructions et la hauteur maximale de celles-ci. Ces points de règlement

sont importants, dans la mesure où ils conditionnent l'état des sites à l'achève-

ment des opérations d'aménagement. A l'évidence, plus le règlement est restrictif

et contraignant, plus le site conserve son caractère naturel. Ce règlement sert de

base à la délivrance, par le maire, des permis de construire. Par conséquent, c'est

la lecture du règlement qui permet d'évaluer dans quelle mesure le PLU protège

l'environnement ou, au contraire, laisse la porte ouverte à des projets moins écolo-

giques. L'esprit du code de l'urbanisme est d'éviter les excès de l'urbanisation, pour

préserver notamment le cadre de vie, protéger la biodiversité et les trames vertes et

bleues, etc.. Un risque est alors de tomber dans des excès inverses, c'est-à-dire un

règlement trop contraignant qui découragerait les investisseurs.

Le(s) document(s) graphique(s) 58 est une représentation cartographique de

la commune, permettant de visualiser le découpage opéré du territoire en plusieurs

zones (U, AU, A, N). Il s'agit d'un outil avant tout visuel, qui fournit un aperçu

rapide du zonage communal. D'une part, il aide les élus à passer en revue l'éventail

des possibles, dans leur ré�exion stratégique. D'autre part, il permet à ceux qui

55. Le contenu du règlement est précisé aux art. R*123-4 et suivants du code de l'urbanisme.56. Les di�érents types de zones ont été présentés plus haut.57. Le COS est le principal outil de gestion de la densité de l'espace urbanisé dans un secteur

donné.58. Le contenu des documents graphiques est précisé aux art. R*123-11 et suivants du code de

l'urbanisme.

154 | Chapitre 3. Présentation du terrain de la recherche : la commune de Saint-Pré-le-Paisible

le désirent de se renseigner sur le classement de tel terrain et, si nécessaire, de se

reporter rapidement aux bonnes rubriques des autres documents, en vue d'obtenir

davantage de précisions sur les motifs justi�ant ce classement, sur le règlement ap-

plicable à telle parcelle de terrain, etc. En somme, le document graphique o�re à la

fois un point de repère et une base pour apprécier la cohérence globale du PLU.

A ces documents généraux peuvent s'ajouter des annexes. Dans la mesure où

celles-ci n'ont joué qu'un rôle secondaire à Saint-Pré-le-Paisible, nous n'en faisons

pas mention dans cette synthèse juridique. Par exception, signalons que la commune

a commandité une analyse d'impact environnemental du PLU-2007, auprès d'un

cabinet spécialisé indépendant, lequel a conclu à l'absence notable d'impact du PLU

sur l'environnement.

Rapport de présentation, PADD, règlement et document(s) graphique(s) sont les

principaux éléments d'un PLU. A présent, nous exposons brièvement la procédure

d'élaboration d'un PLU. Celle-ci permet de comprendre, en partie, pourquoi cette

pratique stratégique favorise la production de textes.

b. Processus d'élaboration d'un PLU. L'élaboration d'un PLU obéit à une pro-

cédure contraignante, en plusieurs étapes, décrite aux art. L123-6 et suivants du code

de l'urbanisme. Ce procédure se caractérise par la volonté du législateur d'imposer

une importante concertation entre les élus chargés de l'élaboration du PLU, leurs

administrés et les partenaires institutionnels de la commune. Cette volonté concré-

tise le premier article du code de l'urbanisme, selon lequel � le territoire français est

le patrimoine commun de la nation � (art. L110).

Le coup d'envoi du projet est donné par le conseil municipal, qui prescrit

l'élaboration du PLU. D'emblée, la délibération correspondante doit prévoir les mo-

dalités de la concertation avec les habitants, les associations locales et les repré-

sentants de la profession agricole (art. L300-2, voir également l'annexe .3). Cette

délibération doit être noti�ée à la préfecture, de même qu'à un ensemble de parte-

naires institutionnels. Notamment, soulignons ici que la chambre d'agriculture doit

être avisée de la décision du conseil municipal. Ces partenaires sont consultés à leur

3.3. Actualité : les événements étudiés et leurs circonstances | 155

demande au cours de l'élaboration du PLU. L'article L123-8 précise encore que le

maire peut recueillir l'avis d'organismes et d'associations compétents dans divers

domaines dont, notamment, celui de l'environnement.

Une première étape consiste en la réalisation d'études préalables. Les orga-

nismes et associations éventuellement consultées, en matière d'urbanisme, d'environ-

nement,... collectent les informations dont ils ont besoin et élaborent leurs conclu-

sions, qui nourrissent les ré�exions du conseil municipal. La concertation avec les

parties prenantes se déroule, selon les modalités prévues.

Remarquons que la notion de concertation est ambigüe. Contrairement à ce

qu'elle peut laisser penser, la décision n'est pas prise conjointement. Le conseil muni-

cipal recueille di�érents avis et décide ensuite seul. En e�et, cette première étape

se conclue par une seconde délibération, par laquelle les élus arrêtent le projet de

PLU. Ainsi, le terme de consultation nous semble plus approprié. A Saint-Pré-le-

Paisible, cette délibération a été votée le 19 janvier 2007, par 14 voix `pour' et une

abstention 59 (voir annexe .4).

Une seconde étape soumet le projet de PLU à une enquête publique. Di-

vers partenaires institutionnels sont consultés pour avis concernant le projet de

PLU arrêté. Ces avis sont annexés au projet. Le tribunal administratif désigne un

commissaire-enquêteur, chargé de conduire l'enquête publique, pour une durée d'un

mois (du 22 mai au 22 juin 2007, à Saint-Pré-le-Paisible). A l'occasion de cette en-

quête, les habitants ont à nouveau la possibilité d'exprimer leur avis, éventuellement

leurs inquiétudes, au commissaire-enquêteur. Celui-ci peut alors émettre des réserves

et/ou des recommandations quant au projet de PLU.

Cette seconde étape se conclue par une troisième délibération du conseil

municipal, qui approuve le PLU. Dans sa version approuvée, le PLU doit obligatoi-

rement tenir compte des réserves émises par le commissaire-enquêteur ; il peut tenir

59. Nous reviendrons sur cette abstention, qui selon nos données est pleine de sens. Il ne s'agitpas, en e�et, d'un conseiller qui s'abstient pour éviter d'être à la fois juge et partie, comme cela sepratique pour certains votes. Au contraire, dans ce cas le conseiller qui s'abstient le fait justementparce qu'il est juge et partie, et qu'il compte bien montrer qu'il n'est pas totalement satisfait duprojet de PLU (nous savons quel conseiller municipal s'est abstenu, ce vote ayant eu lieu au scrutinpublic).

156 | Chapitre 3. Présentation du terrain de la recherche : la commune de Saint-Pré-le-Paisible

compte de ses recommandations. A Saint-Pré-le-Paisible, le PLU a été approuvé le

23 novembre 2007 (voir annexe .5).

En résumé, dans le cadre de l'élaboration du PLU de nombreux praticiens sont

vivement incités à s'exprimer, ne serait-ce qu'en raison des dispositions du code

de l'urbanisme. Les textes qu'ils produisent sont d'autant plus audibles qu'ils sont

retranscrits dans la presse quotidienne régionale (PQR), ce qui les rends également

plus accessibles au chercheur. Dans le cas de Saint-Pré-le-Paisible, la PQR s'est

révélée particulièrement assidue à rendre compte de l'évolution du dossier PLU.

Mais une question importante est de savoir qui s'exprime. Comment les élus

doivent-ils comprendre ceux qui n'expriment pas leur avis ? Faut-il considérer que

ceux qui s'expriment durant les phases de concertation et d'enquête publique, repré-

sentent l'ensemble de la population ? Peut-on concevoir un outil permettant d'évaluer

cette représentativité ? Un chapitre est consacré par la suite à cet aspect de notre

problématique : qui produit des textes ?

Après avoir résumé le cadre juridique de l'élaboration d'un PLU, nous envisa-

geons le contenu particulier du PLU de Saint-Pré-le-Paisible.

3.3.1.2 Contenu : dans le PLU.

Nous avons indiqué en �ligrane que l'élaboration du PLU de Saint-Pré-le-Paisible

a été à l'origine d'une importante production de textes. Nous présentons à présent les

principaux contenus de ce PLU, c'est-à-dire ceux qui sont au coeur de la controverse

que nous analyserons par la suite. Nous montrons que le PLU-2007 marque une

évolution signi�cative de l'occupation des sols.

a. Deux projets controversés. Deux projets de développement encadrés par le

PLU-2007, retiennent l'attention. D'une part, l'équipe d'entente communale envi-

sage la création d'un nouveau lotissement. D'autre part, le PLU prévoit une zone

d'activités touristiques et de loisirs (que nous avons déjà évoquée). Ces deux projets

� et tout particulièrement le second � sont les principales sources de la controverse

relative au PLU. Le document graphique du PLU (�gure 3.10) facilite la description

3.3. Actualité : les événements étudiés et leurs circonstances | 157

de ces projets.

Avant d'exposer les grandes lignes de ces projets, il nous semble important d'insis-

ter sur un point. Ces projets, et de manière générale le PLU, constituent l'intention

stratégique du conseil municipal, c'est-à-dire l'état futur souhaité pour la commune.

C'est cette intention qui suscite la controverse que nous étudions.

Comme on le sait, il convient de distinguer l'intention stratégique de la mis-

sion plus générale de la commune, comprise comme l'a�rmation de sa vocation

primordiale établissant une ligne de conduite à respecter au moment de prendre

une décision. On admettra sans di�culté que la mission d'une municipalité est de

satisfaire aux besoins de la population locale 60. Soulignons que cette dé�nition de

la mission est partagée par l'ensemble des praticiens à Saint-Pré-le-Paisible.

Si le PLU est controversé, c'est parce que ses détracteurs estiment qu'il contre-

vient à cette mission. Mais réciproquement, les partisans du PLU estiment que les

détracteurs agissent pour défendre des intérêts personnels qui, selon eux, ne sont

pas représentatifs de l'ensemble de la population locale. On peut penser que cette

représentativité aurait pu être évaluée, par exemple par le biais d'un référendum

local. Les détracteurs ont d'ailleurs demandé à ce qu'un référendum soit organisé,

mais pour des raisons de calendrier, la demande est restée sans suite (voir plus loin).

Ce sur quoi nous voulons insister, et que nous avons souligné dès notre intro-

duction générale, c'est qu'il serait inapproprié d'appréhender la controverse en se

posant la question : `le conseil municipal a-t-il pris la bonne décision ?' (sous en-

tendu : la défaite de la municipalité historique en mars 2008 suggère que ce PLU

était une `mauvaise' stratégie, qui n'allait pas dans le sens de la satisfaction des

besoins de la population). En e�et, à travers la production de textes, les partisans et

le détracteurs livrent chacun leur point de vue à la population locale. Les asymétries

d'information sont telles que la population peut di�cilement évaluer l'objectivité de

ces di�érents points de vue : elle est donc in�uençable 61. Pour cette raison, le ré-

60. Voir par exemple : http://www.ville-echirolles.fr/vie_municipale/missions.html.61. Répétons que notre propos n'est pas connoté.

158 | Chapitre 3. Présentation du terrain de la recherche : la commune de Saint-Pré-le-Paisible

sultat d'un référendum n'aurait pas constitué une évaluation �able de la conformité

du PLU avec la mission de la commune. Ce résultat aurait indiqué si le discours do-

minant dans la commune (c'est-à-dire l'opinion publique) plébiscite ou non le PLU.

Mais un PLU impopulaire n'est pas nécessairement un `mauvais' PLU (au regard de

la mission de la commune) (Boudon, 2001), non seulement en raison des asymétries

d'information, mais aussi, dans le cas qui nous intéresse, parce que la portée du PLU

dépasse le cadre communal, si bien que la question se pose de savoir si la population

communale est bien la population de référence appropriée.

En somme, bien qu'il n'existe qu'un seul et unique PLU, chacun se le

représente à sa façon, selon ce qu'il sait et/ou ce qu'il croit à propos de ce

PLU, si bien que la décision du conseil municipal peut être `bonne' aux

yeux de certains praticiens, et parfaitement inacceptable pour d'autres,

alors même que tous s'accordent sur ce qu'est la mission de la commune,

c'est-à-dire sur ce qu'est une `bonne' décision. Dans ces conditions, la question

à se poser est celle de savoir comment � et par qui � la décision (le PLU) est

construite comme une `bonne' ou une `mauvaise' décision, à travers la controverse.

Le projet de lotissement découle du diagnostic de la démographie et de l'ha-

bitat (voir section 3.1.1, et annexe .1). Le lotissement construit suite au POS-1988

est à saturation et les logements vacants (par exemple, des appartements en loge-

ments collectifs) peuvent ne pas correspondre à la demande des périurbains. Ceci se

traduit par l'incapacité de capter la périurbanisation.

Mais pourquoi faudrait-il la capter ? Ne doit-on pas au contraire limiter la péri-

urbanisation ? Le débat est âpre. D'un côté, l'équipe d'entente communale perçoit

plutôt la périurbanisation comme une opportunité, notamment en vue de maintenir

les e�ectifs scolarisés (80 à 90 élèves selon le rapport de présentation du PLU, pu-

blié en novembre 2007) et, donc, d'éviter la fermeture de classes. D'un autre côté,

l'équipe � village authentique � relativise l'attractivité démographique de Saint-Pré-

le-Paisible et craint que l'extension villageoise n'ampli�e certains problèmes émer-

gents (alimentation en eau potable, par exemple) : elle interprète plutôt la périur-

3.3. Actualité : les événements étudiés et leurs circonstances | 159

Les choix de zonage les plus controversés sont colorisés.La zone bleue représente le secteur urbanisé (U). Il s'agit du village au sens étroit.La zone rouge correspond au secteur d'extension du bâti villageois (nouveau lotissement), prévu au PLU-2007 (AUa).La zone verte se compose des secteurs relatifs à la zone touristique et de loisirs (AUt1, AUt2, AUt3, AU et Nt).

Figure 3.10 � Document graphique du PLU-2007

160 | Chapitre 3. Présentation du terrain de la recherche : la commune de Saint-Pré-le-Paisible

banisation comme une menace 62.

Elue en mars 2008, l'équipe � village authentique � abandonne le projet de lo-

tissement. En octobre 2009, elle publie un bulletin municipal qui indique l'évolution

des e�ectifs scolarisés : 45 élèves en 2008, 34 en 2009, et 25 en 2010. Le menace d'une

fermeture de classes est donc réelle. Certes, des innovations sont possibles en matière

de regroupements pédagogiques. Mais l'école demeure un symbole important � elle

est l'âme, la vie et la vitrine du village (Jean, 2008). Si l'école communale disparaît,

dans les représentations c'est souvent une partie essentielle du village qui s'éteint.

Or, une commune sans école peut devenir moins attractive. Certes, la création d'un

lotissement n'o�re aucune garantie d'inverser cette tendance à la diminution des ef-

fectifs. Mais l'expérience de la création du premier lotissement au début des années

1990, suivie par l'ouverture d'une école maternelle en 1993, permet de poursuivre le

débat.

Le projet de pôle touristique attise la controverse, en partie en raison de sa

large emprise. Comme on le visualise bien sur la �gure 3.10, la zone verte représente

près du quart de la super�cie totale de la commune (627 ha), soit environ 150 ha.

Ces 150 ha comprennent plusieurs secteurs, classés di�éremment : 25 ha sont classés

en AUt, 40 ha sont classés en AU et 85 ha sont classés en Nt 63.

De ces trois secteurs, seul le secteur classé AUt est urbanisable dans le cadre

du PLU-2007. Si un projet touristique devait e�ectivement se réaliser, les bâtiments

nécessaires se construiraient obligatoirement sur ce secteur. De plus, ce secteur AUt

se subdivise lui-même en trois sous-secteurs AUt1, AUt2 et AUt3, lesquels font l'ob-

jet d'un règlement di�érent. Sans entrer dans le détail, le sous-secteur AUt3 pré�-

gure une `place centrale' à forte densité de constructions, tandis que les sous-secteurs

AUt1 (zone boisée) et AUt2 (zone de champs ouverts) font l'objet de mesures de

protection de l'environnement, sous diverses formes (préservation des boisements,

plantations nouvelles imposées, COS limités à 0.35,...). La zone AUt3, centrale, re-

présente environ 2.5 ha. Les zones AUt1 et AUt2 représentent respectivement 12.6

62. Par une restitution de ce débat, voir annexe .15.63. Ces super�cies sont approximatives.

3.3. Actualité : les événements étudiés et leurs circonstances | 161

et 9.9 ha. Ainsi, contrairement à l'équipe � village authentique �, l'équipe d'entente

communale estime que le PLU-2007 est muni de su�samment de garde-fous : l'ur-

banisation n'est pas permise sur un quart du ban communal (150 ha), mais sur 25

ha (4% du ban communal) sous contraintes 64.

Bien que les lettres AU signi�ent `à urbaniser', le secteur AU ne l'est pas

immédiatement, en application de l'alinéa 3 de l'article R*123-6 du code de l'urba-

nisme 65. Ainsi, aucune construction n'est possible sur le secteur AU, à moins d'une

modi�cation/révision du PLU-2007.

Sur le secteur Nt (naturel à vocation touristique), les possibilités de construc-

tion sont limitées : le PLU-2007 prévoit spéci�quement la possibilité d'implanter une

ferme pédagogique et/ou d'un centre équestre. Ces installations, tout en étant de

nature à la préservation des sols agricoles, forestiers et des paysages (art. R*123-8

du code de l'urbanisme), apporteraient des activités complémentaires à proximité

immédiates de celles situées sur la zone AUt. Un classement en A (agricole), comme

le souhaite l'équipe � village authentique �, restreindrait encore davantage les possi-

bilités de constructions, à celles nécessaires à l'exploitation agricole (art. R*123-7).

Ceci limiterait le potentiel touristique du secteur, alors que cette vocation touristique

lui est a�ectée par le SDAU 66.

Les secteurs AU et Nt sont controversés pour une même raison : l'équipe � village

authentique � a�rme vouloir les reclasser en A (agricole), a�n de préserver l'activité

agricole historique de la commune. Ces opposants au PLU-2007 craignent en e�et

un débordement du projet touristique sur les secteurs AU et Nt, un risque qui serait

éliminé si ces secteurs étaient classés en A.

Ainsi, la controverse relative au pôle touristique porte avant tout sur les contours

du projet, c'est-à-dire sur le zonage qui apparaît dans le PLU. En e�et, nous n'avons

pas parlé du contenu de ce projet touristique. Le PLU expose ce projet comme suit :

64. Voir par exemple l'annexe .23.65. L'alinéa 3 de l'article R*123-6 du code de l'urbanisme est ainsi rédigé : � Lorsque les voies

publiques et les réseaux d'eau, d'électricité et, le cas échéant, d'assainissement existant à la péri-phérie immédiate d'une zone AU n'ont pas une capacité su�sante pour desservir les constructionsà implanter dans l'ensemble de cette zone, son ouverture à l'urbanisation peut être subordonnée àune modi�cation ou à une révision du plan local d'urbanisme. �66. Source : rapport de présentation du PLU, p.93.

162 | Chapitre 3. Présentation du terrain de la recherche : la commune de Saint-Pré-le-Paisible

Source : Orientations d'aménagement relatives au secteur AUt (document intégré au PLU), p.7.

Figure 3.11 � Contexte du projet touristique.

Comme on le constate, le projet est dé�ni en des termes vagues. En fait, plutôt

que de projet touristique, il serait plus exact de parler d'idée. Au moment d'approu-

ver le PLU, le � promoteur privé local � n'a pas présenté de proposition dé�nitive.

Depuis �n 2005, il a été question d'un centre de soins pour adolescents obèses, au-

quel s'ajouterait un complexe touristique comprenant des résidences de vacances, une

salle de sport, une piscine, une ferme pédagogique,... (voir annexes .8 et .9). Ainsi,

les craintes de l'équipe � village authentique � paraissent d'autant plus légitimes que

l'état du site à l'achèvement des travaux d'urbanisation est �ou et incertain (voir

annexe .28). Cette incertitude peut expliquer, en partie, pourquoi ce projet a généré

une forte production de textes.

En somme, comme l'écrit un journaliste :

Ce sont donc bel et bien ces deux projets [le lotissement et le pôle touris-tique] qui sont la cause de la spectaculaire défaite de [l'équipe d'ententecommunale aux élections de mars 2008]Voir annexe .21.

Le PLU-2007 ne se limite pas à ces deux projets, mais couvre la totalité du

ban communal de Saint-Pré-le-Paisible. D'autres choix de zonage sont controversés,

quoique dans une moindre mesure. Il est moins essentiel de les connaître pour bien

interpréter les textes que nous présenterons ultérieurement. Ainsi, sans les négliger,

nous en rendrons compte chemin faisant, lorsque cela nous semblera nécessaire.

3.3. Actualité : les événements étudiés et leurs circonstances | 163

b. Une évolution signi�cative de l'occupation des sols. Le PLU-2007 marque

une évoluation signi�cative de l'occupation des sols, par rapport au POS-1988. La

�gure 3.12 appuie cette a�rmation.

Situation initiale Intention stratégique (PLU 2007)

La partie gauche reprend le diagramme présenté plus haut (section 3.1.3). Le diagramme de la partie droite est construitd'après les données fournies par le PLU-2007.NB : les super�cies indiquées dans le PLU-2007 sont approximatives. Ainsi, par exemple, la surface urbanisée n'a pasdiminué, mais est restée constante pour environ 4,5 à 5% du ban communal. Malgré ces approximations, les �guresretournent une information signi�cative de l'évolution de l'occupation des sols.

Figure 3.12 � Evolution de l'occupation des sols liée au PLU-2007.

Sur cette �gure, l'information importante est qu'une part importante de terres

autrefois agricoles est reclassée, tantôt en terrain constructible, tantôt en zone natu-

relle. Cette évolution marque le déclin déjà mentionné de l'activité agricole, histori-

quement dominante. La stratégie de développement poursuivie par l'équipe d'entente

communale, au regard du zonage prévu par le PLU-2007, semble miser sur le ca-

ractère naturel du site, à en juger par l'augmentation sensible de la zone naturelle

et forestière. Cette stratégie se manifeste également par l'ouverture d'une part non

négligeable du ban communal à l'urbanisation.

En proposant cette stratégie, l'équipe d'entente communale devait s'attendre

à ce que ses projets soient discutés, critiqués, mis en doute. Nous avons vu que le

processus d'élaboration du PLU impose cette concertation. Mais sa défaite historique

aux élections municipales de mars 2008 témoigne du rejet de cette stratégie, par une

majorité de la population. Ainsi, une question est prégnante à Saint-Pré-le-Paisible :

164 | Chapitre 3. Présentation du terrain de la recherche : la commune de Saint-Pré-le-Paisible

le PLU approuvé en novembre 2007 sera-t-il jamais mis en oeuvre ?

3.3.2 Actualité politique : ... sera-t-il jamais mis en oeuvre ?

L'élaboration du PLU-2007 a donné lieu à d'importants con�its à l'échelle lo-

cale. Comme nous l'avons mentionné précédemment, ces con�its ont abouti à un

paradoxe : une nouvelle municipalité, ouvertement opposée au PLU, est élue en

mars 2008, alors que le PLU venait tout juste d'être approuvé (novembre 2007) par

l'équipe battue. Ce paradoxe � un `dirigeant' en désaccord avec la stratégie � s'ac-

compagne d'une période de �ottement stratégique dont la commune n'est toujours

pas sortie : à ce jour (juillet 2011), le PLU-2007 est toujours en vigueur, bien que le

nouveau conseil municipal s'y oppose et ait initié une procédure de révision. Nous

retraçons les principaux rebondissements relatifs à la fabrique du PLU, dont il est

ressorti indemne jusqu'ici.

Par ailleurs, il nous semble important d'envisager le cas de Saint-Pré-le-Paisible

en relation avec l'actualité de son environnement local et national. Localement, cette

actualité est marquée par l'élaboration du SCoT (en cours) lequel se substituera au

SDAU-2001 qui avait guidé l'élaboration du PLU-2007. Au plan national, l'étude

d'une commune ne peut ignorer les enjeux de la récente réforme des collectivités

territoriales.

3.3.2.1 Politique intérieure : événements-clés de la fabrique du PLU...

a. Les opposants échouent à faire annuler le PLU. Les attentes contradictoires

des parties prenantes sont se révélées très tôt dans le processus d'élaboration du

PLU, dès la phase de concertation. Mais la situation évolue progressivement jusqu'au

con�it ouvert, après l'arrêt du projet de PLU par le conseil municipal, le 19 janvier

2007 (annexe .4).

En juin 2007, Antoine Waechter annonce en réunion publique : � si la commune

adopte le PLU en l'état, nous saisirons le tribunal administratif �. A l'issue de

cette réunion, les opposants lancent une pétition ainsi formulée : � souhaitez-vous

l'urbanisation [du secteur prévu pour le lotissement] ? Souhaitez-vous l'urbanisation

3.3. Actualité : les événements étudiés et leurs circonstances | 165

[du secteur prévu pour le projet touristique] ? � (annexe .10).

Le 27 juillet 2007, les opposants déposent la pétition, par laquelle ils exigent

l'organisation d'un référendum local. La pétition compte 177 signatures selon les

opposants, 148 selon le conseil municipal (seules les signatures des électeurs inscrits

sur la liste électorale de Saint-Pré-le-Paisible sont valables). La commune compte

335 électeurs inscrits en 2007. La pétition est donc signée par près de la moitié des

électeurs inscrits (annexe .11).

Finalement, le PLU n'est pas soumis à un référendum. Ceci appelle deux re-

marques. D'une part, la décision d'organiser (ou non) un référendum local appartient

au conseil municipal (art. LO1112-1 du code général des collectivités territoriales) :

le référendum `d'initiative populaire' n'existe pas en droit français, de sorte que la

pétition déposée par les opposants n'impose pas l'organisation d'un scrutin. D'autre

part, en application des articles LO1112-3 et LO1112-6, il n'était plus possible lé-

galement d'organiser un référendum après la date du 22 juin 2007, en raison de

la tenue des élections municipales en mars 2008. C'est ce dernier argument que le

conseil municipal met en avant, pour justi�er l'absence de suite donnée à la pétition

(annexe .12).

Le 28 septembre 2007, le commissaire-enquêteur, rend ses conclusions après

un mois d'enquête publique (qui s'est déroulée du 22 mai au 22 juin 2007). Certes, il

émet des réserves et des recommandations, portant notamment sur le volet environ-

nemental du projet de PLU. Malgré ces réserves qui demeurent secondaires, il valide

globalement le projet de PLU. Dès le 30 septembre, un journaliste prédit que les

opposants saisiront le tribunal administratif, pour poursuivre � la contestation par

tous les moyens de ce PLU � (annexe .13).

Après intégration des réserves et recommandations du commissaire-enquêteur, le

PLU est �nalement adopté par délibération du conseil municipal le 23 novembre

2007 (voir plus haut). Suite à cette adoption, les opposants intentent une série

d'actions en justice, qui tiennent le village en haleine pendant plusieurs mois.

Un premier procès en référé est engagé, visant la suspension du PLU. Le recours

166 | Chapitre 3. Présentation du terrain de la recherche : la commune de Saint-Pré-le-Paisible

à une procédure d'urgence est motivé par une autorisation de défrichement accordée

par le préfet à la société du promoteur du projet touristique (voir annexes .14, .16,

.17, .18 et .19). Cette autorisation permet au promoteur de commencer les travaux,

alors que les opposants contestent la validité du PLU. Le Tribunal Administratif

rejette le référé le 15 février 2008 (voir annexe .20).

Suite à cette décision de justice, l'association Paysage d'Alsace, Antoine Waechter

et un collectif d'habitants de Saint-Pré-le-Paisible cosignent un tract, di�usé dans

la commune le 18 février 2008, dans lequel ils révèlent la �nalité de leur action en

référé :

La tentative d'obtenir un référé au tribunal ne se justi�ait que pour retarderl'avancement du projet jusqu'au procès sur le fond, et jusqu'aux élections[municipales de mars 2008], a�n de laisser les citoyens libres de choisir l'avenir deleur village.(gras d'origine, voir annexe .29).

Ainsi, en parallèle au référé, les opposants ont présenté plusieurs requêtes � sur

le fond � au Tribunal Administratif. Nous ne citons ici que deux des principaux

recours engagés. D'une part, une requête du 11 janvier 2008 vise l'annulation de la

délibération du 23 novembre 2007 (approbation du PLU). D'autre part, un recours

pour excès de pouvoir daté du 21/02/2008 vise l'annulation d'une autorisation de

lotir accordée par le conseil municipal à la société du promoteur du projet touristique

(délibération datée du 22 décembre 2007).

Notre propos n'est pas de rentrer dans le détail des argumentaires présentés par

les uns et les autres. Trois remarques complémentaires s'avèrent essentielles à notre

raisonnement :

1. Les noti�cations de jugement (con�dentielles) rejettent l'ensemble des arguments

avancés par les réquérants (pour un condensé, voir annexe .27) 67.

2. Le Tribunal Administratif a rejeté l'ensemble des recours, si bien que le PLU a été

dé�nitivement validé le 30 juin 2009, soit plus de 15 mois après l'élection de l'équipe

� village authentique � (annexe .27).

3. L'équipe � village authentique � s'était ouvertement rangée du côté des requérants.

67. Nous avons pu obtenir une copie du recours pour excès de pouvoir et de la noti�cation dejugement correspondante.

3.3. Actualité : les événements étudiés et leurs circonstances | 167

E�ectuant notre recherche a posteriori, le fait de connaître la position du Tribu-

nal Administratif sur les arguments des parties en présence nous permet de conserver

une position d'observateur neutre. Cette neutralité nous semble essentielle pour por-

ter un regard critique sur les textes produits par les acteurs.

Ainsi, lorsque nous a�rmons que les arguments ayant permis à l'équipe � village

authentique � de remporter les élections municipales n'étaient pas fondés, nous ne

prenons aucunement partie pour l'équipe d'entente communale. Nous ne faisons que

reprendre, à notre compte, les faits établis par le Tribunal Administratif � une

institution indépendante.

Ce faisant, nous n'érigeons en aucune façon le droit en arbitre ultime de la situa-

tion. Le Tribunal Administratif ne fait qu'a�rmer que le PLU est conforme au droit.

A l'évidence, ce n'est pas parce qu'une décision est légale qu'elle est nécessairement

`bonne', ni que ses détracteurs ont tort d'a�rmer qu'il s'agit d'une `mauvaise' dé-

cision. Mais tel n'est pas notre propos. Notre propos est tout juste de prendre acte

du fait que les détracteurs ont tort d'a�rmer que le PLU est illégal (ce qu'ils font

de façon récurrente). Dans l'attente du jugement � qui intervient plusieurs mois

après les élections de mars 2008 �, la population peut très di�cilement évaluer si le

PLU est e�ectivement illégal. Nous savons aujourd'hui qu'il est légal. En revanche,

nous estimons possible qu'au moment de la fabrique du PLU, certains électeurs ont

accordé le béné�ce du doute aux détracteurs du PLU. Si c'est le cas, ceci a favorisé

le discours des détracteurs dans la lutte pour le discours dominant. Or, puisque les

praticiens se savent en train de lutter pour le discours dominant, il est possible que

cette situation � s'attirer le béné�ce du doute � ait été sciemment recherchée par

les détracteurs, comme élément de leur stratégie discursive.

Il nous semble essentiel d'être conscients de cette éventualité. En e�et, nous y

voyons une problème managérial : la croyance erronée des détracteurs que

le PLU était illégal, a pour conséquence (non intentionnelle) de conduire

une partie de l'opinion à s'opposer au PLU, alors qu'elle y aurait peut-

être été favorable si elle n'avait pas douté de cette légalité, c'est-à-dire

si les détracteurs n'avaient pas produit de textes. Le problème est qu'il

168 | Chapitre 3. Présentation du terrain de la recherche : la commune de Saint-Pré-le-Paisible

su�rait alors parfois de critiquer un projet pour réussir à le faire échouer

(par exemple, parce qu'il nous déplait), alors même qu'il s'agissait peut-

être d'un `bon' projet. Il nous semble que les organisations sont démunies

face à ce problème.

De façon générale, cette situation incite à se demander comment des arguments

faux (et que l'on peut, sans se tromper, savoir faux) peuvent néanmoins favoriser

ceux qui les avancent. C'est une autre manière de formuler notre troisième question

de recherche : quelles conditions favorisent l'hégémonie d'un (contre-)discours ?

b. La nouvelle municipalité engage la révision du PLU-2007. Bien que le re-

cours en référé des opposants soit rejeté en février 2008, la liste d'opposition (� vil-

lage authentique �) remporte néanmoins les élections municipales un mois plus tard.

Malgré cette nouvelle donne politique, les opposants ne retirent pas leurs recours

sur le fond. La nouvelle municipalité demande au Tribunal Administratif (TA) de

dire si le PLU-2007 est valide ou non. Comme nous l'avons évoqué, le TA a jugé ce

document valide.

Ce jugement signigie que le PLU-2007 demeure la stratégie o�cielle de la com-

mune. Mais � c'est logique � celle-ci n'est pas mise en oeuvre par la nouvelle

municipalité... élue sur la base de son opposition à cette stratégie. Le projet de

lotissement est abandonné et le conseil municipal reste opposé au projet de pôle

touristique (annexe .26). Pour l'équipe d'entente communale mise en minorité, bien

que le PLU-2007 autorise formellement le développement du projet touristique, l'at-

titude des nouveaux élus découragerait les investisseurs et, de fait, bloque le projet

(annexe .20).

De surcroît, pour respecter ses engagements de campagne, le nouveau conseil

municipal prescrit la révision du PLU-2007 (annexe .23). Il a donc fallu attendre la

décision du TA, pendant 16 mois (de mars 2008 à juin 2009), pour que la commune

s'engage �nalement dans l'élaboration d'une nouvelle stratégie, laquelle formalisera

la position des nouveaux élus. La réalisation du nouveau PLU est con�ée au cabinet

Antoine Waechter.

3.3. Actualité : les événements étudiés et leurs circonstances | 169

Au 31 décembre 2010, le PLU-2007 est toujours en vigueur. A ce jour, aucune

concertation avec le public n'a eu lieu à ce sujet. Par conséquent, le projet est loin

d'être achevé. En somme, près de trois ans après l'élection de la liste d'opposition

au PLU, il reste impossible d'identi�er sa stratégie en termes positifs 68.

En dé�nitive, l'actualité politique à l'intérieur de la commune tient dans le fait

que le PLU-2007 est s'applique en droit, mais pas en fait. A mi-mandat, le projet

stratégique des nouveaux élus ne transparaît pas. Ont-il un projet stratégique ? Si

ce n'est pas le cas, sur quelles autres bases ont-ils été élus ? Nous pensons que

le succès électoral des opposants est lié, de façon importante, à l'identité

qu'ils se sont créée à travers les textes qu'ils ont produits. Conformément

à notre cadre théorique, il conviendra d'examiner dans quelle mesure

cette identité est adaptée au contexte particulier de la commune (climat

et circonstances) qui donne du pouvoir au(x) discours contenu(s) dans ces

textes. Ces éléments renvoient aux trois sous-questions que nous avons identi�ées

au chapitre 2. Ils impliquent une analyse critique de discours.

Cette analyse critique suppose de prendre en compte l'actualité politique aux

échelons intercommunal et national, qui composent le contexte dans lequel la com-

mune de Saint-Pré-le-Paisible est encastrée.

3.3.2.2 Contexte politique : ... à l'heure de la réforme des collectivités ter-

ritoriales.

a. Local : les jours du SDAU-2001 sont comptés. L'environnement politique

local se caractérise notamment par la mise en révision du SDAU-2001, en vue de sa

transformation en SCoT. Nous mettons en évidence ce que cela signi�e vis-à-vis du

PLU-2007 de Saint-Pré-le-Paisible. Par ailleurs, nous présentons (dans les grandes

lignes) de quelle façon le SCoT est actuellement élaboré : ce point, qui porte sur le

mode de gouvernance au niveau supra-communal, révèle une controverse intéressante

dans la perspective de recommandations pratiques.

68. Nous ne connaissons cette stratégie qu'en termes négatifs : � nous ne voulons pas de lastratégie inscrite au PLU-2007 �.

170 | Chapitre 3. Présentation du terrain de la recherche : la commune de Saint-Pré-le-Paisible

Le SDAU-2001 en révision : un SCoT en cours d'élaboration. Rappelons

que le SDAU-2001 était l'un des principaux facteurs qui avait motivé le conseil muni-

cipal de Saint-Pré-le-Paisible à prescrire la révision du POS-1988, pour le transformer

en PLU (annexe .3). Ce document supra-communal prévoyait, en particulier, qu'une

zone d'activités touristiques soit développée sur le territoire de trois communes, dont

Saint-Pré-le-Paisible. C'est pourquoi cette zone a été plani�ée, et précisée, dans le

PLU-2007.

Concrètement, lors de l'élaboration d'un SDAU/SCoT, le syndicat intercommu-

nal chargé de l'élaborer tient compte des POS/PLU en vigueur. En e�et, ceux-ci

permettent d'identi�er les communes qui envisagent spontanément d'accueillir des

projets sur leur territoire. Ainsi, l'urbanisme n'est pas décrété selon une logique

strictement top-down : les organisations supra-communales considèrent également

les possibilités o�ertes par les di�érents PLU, dans un esprit bottom-up.

Mais comment le syndicat intercommunal chargé de l'élaboration du SCoT im-

pliquant Saint-Pré-le-Paisible, va-t-il considérer la situation de cette commune ?

D'un côté, les pouvoirs supra-communaux connaissent l'actualité de la commune.

Ils savent que le PLU-2007 est certes en vigueur, mais qu'il a été mis en révision

suite à la défaite électorale de ses partisans. D'un autre côté, ils peuvent porter un

regard critique sur les circonstances de cette défaite. Ils peuvent se demander qui

sont, au juste, les opposants aux di�érents projets : sur quels critères fondent-ils leur

opposition ? Tiennent-ils su�samment compte du fait que les retombées du projet

touristique béné�cieraient à l'ensemble des (112) communes couvertes par le futur

SCoT? Quels intérêts servent-ils ? Ainsi, comprendre qui sont les opposants peut

éclairer les décisions prises au niveau supra-communal.

Une autre question est également épineuse : quel document sera �nalisé le pre-

mier, le SCoT ou le nouveau PLU? Cela a-t-il un sens, pour la nouvelle munici-

palité de Saint-Pré-le-Paisible, d'adopter un PLU sur la base du SDAU-2001, alors

que celui-ci est en révision ? Mais attendre de connaître la stratégie exprimée dans le

SCoT, n'est-ce pas accroître le risque que la stratégie de la commune soit déterminée

par le niveau supra-communal ? Ainsi, l'adoption d'un nouveau PLU, avant l'adop-

3.3. Actualité : les événements étudiés et leurs circonstances | 171

tion du SCoT, peut être une façon d'exploiter la pratique du bottom-up, pour tenter

d'in�uencer la stratégie supra-communale à travers le nouveau PLU. L'incertitude

relative à cette question conduit à se demander qui fait la stratégie de la commune

de Saint-Pré-le-Paisible.

Le SCoT en cours d'élaboration : des modalités anachroniques ? L'élabo-

ration du SCoT intervient dans le cadre d'un syndicat intercommunal, en l'occur-

rence dénommé le SMS. Le mode de gouvernance du SMS, prévu par ses statuts,

fait débat parmi les élus locaux concernés. Le compte-rendu de ce débat exige un

bref historique 69.

En 1994, 112 communes se regroupent pour former un syndicat intercommunal,

le SIPAS. Son objet consiste à élaborer le Schéma Directeur d'Aménagement et

d'Urbanisme (le fameux SDAU, adopté en 2001). Initialement, les 112 communes

détiennent individuellement la compétence SCoT : chacune d'entre elles participe

directement aux délibérations du SIPAS.

Les années suivantes (1995�2009) sont marquées par le développement des Eta-

blissements Publics de Coopération Intercommunale (EPCI). Localement, plusieurs

communautés de communes (CC) sont créées. Durant cette période (1995�2009),

la tendance est à la centralisation de la compétence SCoT vers les CC : entre 1995 et

mai 2009, 68 communes (sur 112) ont transféré la compétence SCoT à leur CC (44

exercent encore cette compétence directement). Ces 68 communes se font représenter

au SIPAS par les délégués des 3 CC concernées.

En juin 2009, le comité directeur du SIPAS approuve ses statuts modi�és. Outre

un changement de dénomination (le SIPAS devient le SMS) et d'objet (il s'agit à

présent, entre autres choses, d'élaborer le SCoT), les nouveaux statuts prévoient

que les communes exerceront à nouveau directement la compétence SCoT. Ainsi,

le président du SMS sollicite les 3 CC qui ont béné�cié du transfert de la compé-

tence SCoT. Il leur demande d'approuver les statuts du SMS et, en conséquence,

de restituer la compétence SCoT à leurs communes membres. Ces 3 CC acceptent

69. Ce paragraphe s'appuie sur les sources reproduites en annexes .6 et .7.

172 | Chapitre 3. Présentation du terrain de la recherche : la commune de Saint-Pré-le-Paisible

ces statuts et restituent la compétence SCoT aux 68 communes, lesquelles adhèrent

simultanément au SMS (à trois exceptions près).

On peut remarquer que cette évolution statutaire prend à contre-pied 15 années

de tendance modérément centralisatrice. Un événement qui mérite l'attention se pro-

duit alors : une communauté de communes refuse d'adhérer aux nouveaux statuts,

suivie dans cette démarche par la majorité de ses communes membres. Cette CC a

la particularité, extrêmement rare, d'exercer la compétence POS/PLU. En d'autres

termes, par exception à la pratique dominante qui veut que chaque commune dispose

de son PLU, cette CC dispose d'un PLU intercommunal. Pour le président de cette

CC, l'idée que la compétence SCoT soit obligatoirement exercée par les communes

est un � anachronisme certain � et � constitue une régression �.

Certes, cette CC dissidente n'a pas eu le poids su�sant pour empêcher les nou-

veaux statuts d'entrer en vigueur (au regard des conditions de majorité quali�ée

requises par l'article L5211-5 du code général des collectivités territoriales). Mais le

débat qu'elle soulève n'en est pas moins intéressant. La mise en oeuvre d'un PLU

intercommunal est une pratique de gestion du territoire qui peut s'avérer utile pour

faire face à certaines problématiques décisionnelles.

Prenons l'exemple de Saint-Pré-le-Paisible. Dans l'hypothèse actuelle d'un PLU

communal, la part des opposants au PLU-2007, dans l'ensemble des électeurs inscrits

de la commune, est importante. Les élections municipales de 2008 ont permis de

mesurer que les opposants étaient majoritaires à la période du vote. Mais cette

opposition pourrait s'expliquer par l'existence de con�its d'intérêts. En e�et, les

risques liés à la mise en oeuvre du PLU-2007 sont encourus principalement par

les habitants de la commune. En particulier, les riverains des zones concernées par

les di�érents projets peuvent redoubler d'inquiétude et de mé�ance. En fait, dans

une commune de la taille de Saint-Pré-le-Paisible, tous les habitants peuvent être

considérés comme des riverains. Par conséquent, compte tenu des projets prévus au

PLU, une résistance était prévisible. Le degré de cette résistance l'était moins, dans

la mesure où celui-ci dépend, notamment, des stratégies discursives des acteurs pour

façonner la perception collective du PLU. Nous reviendrons sur cet aspect essentiel.

3.3. Actualité : les événements étudiés et leurs circonstances | 173

A contrario, dans l'hypothèse d'un PLU intercommunal, les opposants seraient

dilués dans une masse d'électeurs moins concernés par les risques inhérents aux

projets, et qui en apprécieraient plus facilement les opportunités. En somme, il

apparaît indispensable d'examiner l'identité des opposants : qui sont-ils ?

Par ailleurs, les nouveaux statuts du SMS nous semblent en contradiction avec

l'esprit de la récente réforme des collectivités territoriales. Ce point est relatif au

contexte politique national.

b. National : quel avenir pour les PLU communaux ? Le contexte politique

national, en matière d'administration du territoire et donc d'aménagement et d'ur-

banisme, est marqué par la récente réforme des collectivités territoriales. Pour ce

qui nous intéresse ici, cette réforme ouvre la voie à une évolution importante tou-

chant les collectivités territoriales. Elle pourrait aboutir à une remise en cause des

compétences des communes et, donc, des PLU communaux.

Deux dispositions de cette réforme nous paraissent intéressantes à relever, dans

le cadre de notre ré�exion.

D'une part, une mesure-phare de cette réforme est la création d'un conseiller ter-

ritorial, élu dès 2014 au scrutin uninominal majoritaire à deux tours. 3500 conseillers

territoriaux succéderont aux 6000 conseillers généraux et régionaux actuels. Bien

que les circonscriptions électorales restent inconnues à ce jour (janvier 2011), celles-

ci devraient avoir une étendue de l'ordre d'un � canton élargi � 70. Les conseillers

territoriaux seront donc des élus de proximité, par ailleurs investis d'une mission

stratégique, du fait qu'ils siégeront à la fois au Conseil Général et au Conseil Régio-

nal.

D'autre part, le mode de désignation des délégués des communes auprès des

établissements publics de coopération intercommunale (EPCI) 71 est modi�é. Plutôt

70. Voir http://www.interieur.gouv.fr/sections/reforme-collectivites/

conseiller-territorial.71. Les EPCI incluent les communautés de communes, les communautés d'agglomération et les

communautés urbaines. Par ailleurs, la réforme des collectivités territoriales a créé les métropoles.

174 | Chapitre 3. Présentation du terrain de la recherche : la commune de Saint-Pré-le-Paisible

que d'être désignés par les conseillers municipaux élus (c'est-à-dire, sur le mode

du su�rage universel indirect), ces délégués communautaires seront désormais élus

directement par les citoyens dans le cadre des élections municipales 72. Cette seconde

disposition pourrait aboutir à ce que les EPCI béné�cient d'une meilleurs visibilité

aux yeux des citoyens, voire à ce que ceux-ci s'identi�ent peut-être, un jour, à leur

intercommunalité, plutôt qu'à leur commune. Ceci donnerait une forte légitimité à

la mise en place croissante de PLU intercommunaux, plutôt que communaux.

Par ailleurs, on observera que ces deux dispositions de la réforme font coexister

deux subdivisions administratives à des niveaux d'analyse peu di�érenciés (c'est vrai

en particulier en milieu rural) : les cantons et les EPCI. Il n'est pas rare, en e�et,

qu'une communauté de communes choisisse de s'appeler `CC du canton de ...', sans

pour autant que le périmètre de la CC ne coïncide tout à fait avec celui dudit canton

(les querelles locales n'étant pas étrangères à ces réalités). Cette situation porte à

s'interroger sur les compétences respectives des présidents d'EPCI et des conseillers

territoriaux, en ce qui concerne la gestion des a�aires de proximité. Il nous semble

di�cile que les citoyens développent un sentiment d'appartenance fort vis-à-vis d'un

canton et d'un EPCI simultanément. Il semble ainsi que des choix clairs restent à

réaliser, même s'ils seront sans doute vivement critiqués.

Ainsi, la réforme des collectivités soulève la question de savoir si les communes,

les départements et/ou (dans une moindre mesure) les Régions sont appelés à dis-

paraître. En e�et, le système actuel (communes - cantons et EPCI - départements -

régions) pourrait, par exemple, évoluer vers un système simpli�é (cantons ou EPCI -

régions). Cette simpli�cation favoriserait l'e�ort entrepris par le gouvernement pour

tenter de clari�er les compétences des di�érents niveaux de territoires.

L'habitude française est plutôt à la superposition des niveaux de décision (on

parle de millefeuille territorial). Mais avec plus de 36000 communes, cette France

morcellée se di�érencie des autres Etats européens, qui en comptent considérable-

ment moins (si tant est qu'ils disposent d'un niveau comparable de division de leur

territoire). Sans minimiser les origines et la dimension symbolique de ce morcel-

72. Cette disposition ne concerne que les communes de plus de 500 habitants.

3.3. Actualité : les événements étudiés et leurs circonstances | 175

lement, les problématiques actuelles justi�ent qu'une réforme destinée à mettre la

France en conformité avec les standards européens, soit mise en débat.

Par exemple, la coopération transfrontalière, qui s'organise sous la forme ad-

ministrative d'Eurodistricts, peut gagner à ce que les interlocuteurs des di�érents

Etats soient des homologues. Ainsi, l'hypothèse d'une convergence progressive des

organisations administatives des Etats membres de l'UE nous paraît crédible.

En somme, à notre avis, l'esprit de la réforme des collectivités territoriales est

de concentrer les compétences dites de proximité sur un premier échelon � celui

correspondant aux cantons/EPCI � et les compétences dites stratégiques sur un

second niveau � celui des Régions éventuellement agrandies (fusions de départe-

ments/régions). Cela ne signi�e pas que les communes et les départements dispa-

raissent, mais que certaines de leurs compétences seront modérément centralisées.

Cette tendance recentralisatrice s'interprète, non pas nécessairement comme un re-

cul de la démocratie, mais comme la recherche d'une organisation du territoire plus

e�ciente.

Ainsi, en particulier, il nous semble vraisemblable que la compétence PLU soit

transférée par défaut à l'échelon intercommunal. Nous verrons à travers l'analyse du

cas de Saint-Pré-le-Paisible, que ce transfert correspondrait également à un recours

justi�é au principe de suppléance.

En dé�nitive, la réforme donne une plus grande importance à l'échelon intercom-

munal. Pourtant, dans le cas de Saint-Pré-le-Paisible, les acteurs de l'intercommu-

nalité (conseiller général et président de la communauté de communes, notamment)

ne semblent pas avoir pris toute la mesure des enjeux du PLU-2007 pour le terri-

toire intercommunal. Ils ont été notablement absents des débats relatifs à ce PLU,

laissant les intérêts qu'ils représentent sans porte-parole. Est-ce lié au fait qu'en

2008, à Saint-Pré-le-Paisible, on élisait le même jour les conseillers municipaux et le

conseiller général ? L'identité du conseiller général sortant et des candidats à cette

fonction peut-elle expliquer ce silence relatif ?

176 | Chapitre 3. Présentation du terrain de la recherche : la commune de Saint-Pré-le-Paisible

Synthèse : quelle cohérence entre le projet de re-

cherche et le choix du terrain ?

Nous avons présenté des facettes complémentaires de notre terrain de recherche.

D'abord, quelques indicateurs généraux relatifs à la population et au territoire de

Saint-Pré-le-Paisible nous ont permis de dresser une vue d'ensemble de la commune.

Puis, nous avons retracé l'histoire récente du village, au plan économique et politique.

En�n, nous nous sommes penchés sur les événements économiques et politiques

actuels : l'élaboration controversée du Plan Local d'Urbanisme entre juin 2004 et

novembre 2007, suivi des élections municipales de mars 2008 qui ont consacré les

opposants au PLU.

A travers ce chapitre, il ressort que de nombreux acteurs exercent une in�uence

sur l'élaboration et la mise en oeuvre du PLU de Saint-Pré-le-Paisible, à di�érents

niveaux d'analyse.

Au niveau individuel, certains conseillers municipaux sortants, certains candidats

aux élections municipales de 2008 et de façon générale certains habitants de la

commune, ont joué un rôle central en tant qu'individus. Notamment, ils se sont

livrés à une bataille d'opinion, à propos du projet de PLU, par textes interposés

largement di�usés aux habitants. Qui sont ces individus et quel est leur intérêt à

s'impliquer dans cette bataille ?

Ces individus d'abord isolés ont progressivement formé des groupes. Vu de l'ex-

térieur, on peut distinguer deux ensembles de protagonistes : les partisans du PLU

d'un côté, ses détracteurs de l'autre. Vu de l'intérieur, la situation nous est appa-

rue plus complexe. Quelle est au juste l'identité du bloc des détracteurs ? Comment

ont-il réussi ce coup paradoxal : imposer un discours conservateur, pour renverser

l'équipe sortante qui incarnait pourtant la continuité depuis 1965 73 ?

Malgré ce renversement, la stratégie de la commune n'est pas tout à fait celle

annoncée par les détracteurs nouvellement élus. La commune en tant que niveau

73. Nous n'attachons aucune connotation au terme `conservateur'.

3.3. Actualité : les événements étudiés et leurs circonstances | 177

d'analyse n'est pas réductible au groupe majoritaire. L'échec des opposants à faire

annuler le PLU-2007 et la di�culté des nouveaux élus à le réviser en témoignent :

pour que le discours des détracteurs se matérialise sous la forme d'une nouvelle stra-

tégie, le fait que ce discours soit dominant à l'intérieur de la commune n'est qu'une

condition nécessaire, mais insu�sante. Quelle est l'identité de cette commune ? Cette

identité favorise-t-elle e�ectivemment le discours des opposants, plutôt que celui des

partisans du PLU?

En�n, nous avons vu la place occupée par des acteurs situées à l'extérieur de la

commune. Au niveau intercommunal d'abord. D'une part, à travers le SDAU/SCoT,

les acteurs intercommunaux exercent une in�uence importante sur l'élaboration du

PLU et, donc, sur la stratégie de Saint-Pré-le-Paisible. D'autre part, l'activisme

écologiste mené par Antoine Waechter et l'association Paysages d'Alsace, apporte

un appui aux discours sur la protection de l'environnement. Cet appui favorise cer-

taines orientations stratégiques et en pénalise d'autres. Au niveau national ensuite.

Notamment, les Lois � Grenelle � renforcent les contraintes environnementales pe-

sant sur l'élaboration des PLU. Bien que le PLU-2007 de Saint-Pré-le-Paisible ait été

jugé conforme à la législation en vigueur (plus d'un an après la défaite électorale de

ses partisans), ce contexte évolutif crédite a priori les discours pro-actifs en matière

d'Environnement.

En somme, la stratégie de la commune de Saint-Pré-le-Paisible est le fait d'une

pluralité d'acteurs. Ce terrain semble ainsi tout indiqué pour examiner, plus en

profondeur, qui fait la stratégie.

De même, ce terrain est pertinent pour approcher cette question sous l'angle

de l'analyse critique de discours. Nous avons évoqué en �ligrane que l'élaboration

du PLU-2007 a généré une controverse par textes interposés. La bataille d'in�uence

s'est soldée par la victoire électorale des opposants au PLU. Il est donc intéressant

d'examiner les textes des opposants, de découvrir les discours qu'ils mobilisent et

de comprendre le processus expliquant non seulement pourquoi ces textes particu-

liers ont émergé, mais également comment ces discours ont pu devenir dominants à

l'échelle de la commune.

178 | Chapitre 3. Présentation du terrain de la recherche : la commune de Saint-Pré-le-Paisible

Le tableau 3.2 récapitule les principaux constats établis dans ce chapitre. Ces

constats ont fait émerger des propositions, que nous avons dégagées par abduction.

Ces propositions vont guider nos analyses puis, en sens inverse, nos analyses abou-

tiront à structurer ce corps de propositions, livrées ici en vrac.

3.3. Actualité : les événements étudiés et leurs circonstances | 179

Tableau 3.2 � Présentation de Saint-Pré-le-Paisible : une synthèse.

CONSTATS PROPOSITIONS INDUITES (par abduction)

Vu

e d

’en

sem

ble

Une croissance démographique inhabituelle sur la période intercensitaire 1990-1999. La commune attire les périurbains.

L’accroissement démographique favorise l’émergence d’un discours alternatif.

Les CSP ouvriers, employés et agriculteurs sur-représentées. Les CSP cadres/professions intellectuelles et artisans, commerçants et chefs d’entreprise sous-représentées.

Les listes communiquent sur l’identité des candidats (âge et, surtout, profession), bien que cette pratique soit facultative.

La composition socioprofessionnelle des listes candidates aux élections municipales (mars 2008) favorise le discours des opposants au PLU-2007, et pénalise le discours de ses partisans.

Les listes se construisent une identité/une position sociale, à travers leur discours.

Le paysage de Saint-Pré-le-Paisible est marqué par un héritage agricole (champs, maisons avec granges, fête du village) et historique (forêts avec tranchées, bunkers, trous d’obus, stèles, monuments aux morts,…).

L’héritage agricole et historique favorise le discours des opposants au PLU-2007.

His

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cen

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ECONOMIE

En 1988, la fonction agricole, historiquement dominante, est sur le déclin (100 familles en 1970, 25 en 1988).

Le POS-1988 prévoit l’extension d’un golf sur le ban communal. La commune cède 28 hectares à une société immobilière (privatisation du territoire).

Le POS-1988 prévoit la construction d’un lotissement visant l’augmentation de la population par attraction des périurbains. La commune procède à quelques expropriations.

Implantation d’un supermarché, d’une agence bancaire, d’un revendeur informatique ; ouverture d’une classe maternelle.

Stratégie de revitalisation. Le POS-1988 vise à pérenniser la commune, en ouvrant la porte à de nécessaires relais de développement (« l’après-agriculture »).

La privatisation en 1988 de ces 28 hectares forestiers, favorise le discours des opposants au PLU-2007.

La construction du lotissement à partir de 1988 favorise le discours des opposants au PLU-2007.

La commune atteint son objectif de revitalisation grâce

au POS-1988.

POLITIQUE

Grande stabilité politique de 1965 à 2008 : longévité notable de l’équipe « d’entente communale » ; rupture historique lors des élections municipales 2008.

Jusqu’au mandat 1995-2001 inclus, les 11 sièges du conseil municipal étaient occupés par des natifs de la commune. A partir du mandat 2001-2008, le conseil municipal comporte 15 sièges (la population a atteint 500 habitants). Dès lors, des non-natifs (périurbains) apparaissent parmi les élus.

Historiquement, les électeurs de Saint-Pré-le-Paisible n’ont pas porté un fort soutien aux candidats écologistes.

La rupture observée en 2008 est extra-ordinaire. Il y a lieu de penser que quelque chose d’inhabituel s’est produit pour expliquer cette rupture.

La dilution progressive du noyau historique de l’équipe « d’entente communale » fragilise l’ordre de discours établi.

Ces statistiques politiques abaissent la vigilance des

partisans du PLU-2007 à l’égard de comportements électoraux spécifiques aux élections municipales.

A l’échelle nationale, sensibilisation de l’opinion publique vis-à-vis des problématiques environnementales (Erika et Prestige, réchauffement climatique, effet de serre, trou dans la couche d’ozone,…).

A l’échelle locale, activisme écologiste entretenu notamment par Antoine Waechter et l’association Paysages d’Alsace.

Cette sensibilité environnementale favorise le discours des opposants au PLU-2007.

Cet activisme ambiant favorise le discours des opposants

au PLU-2007.

180 | Chapitre 3. Présentation du terrain de la recherche : la commune de Saint-Pré-le-Paisible

Act

ual

ité

ECONOMIE

En juin 2004, alors que le POS-1988 atteint ses limites, le conseil municipal prescrit la révision de ce POS en vue de sa transformation en PLU.

La concertation avec le public, prévue par le code de l’urbanisme, a favorisé l’émergence d’un débat entre partisans et détracteurs du PLU, par textes interposés.

L’élaboration du PLU-2007 est extrêmement conflictuelle.

Début d’un épisode stratégique potentiellement intéressant pour notre recherche.

L’élaboration d’un PLU encourage la production de textes

et constitue un contexte idéal pour notre recherche. La concertation avec le public permet à plusieurs acteurs,

et pas uniquement au conseil municipal, de se déclarer porte-parole des citoyens.

Les acteurs qui y ont intérêt tentent d’influencer le zonage établi par le PLU.

Les deux principaux projets encadrés par le PLU-2007 sont la création d’un lotissement et l’implantation d’une zone touristique et de loisirs (piscines, terrains de sport, centres de soins, etc.). Ces projets concernent des espaces agricoles et forestiers, représentant près du quart du ban communal.

Le contenu exact de la zone touristique n’est pas connu. Le promoteur livre des idées vagues et ne présente aucun investisseur. Les opposants estiment être dans le flou quant à l’état du site à l’achèvement des travaux.

Une part importante de terres agricoles est reclassée par le PLU, tantôt en terrain constructible et tantôt en zone naturelle.

Ces projets stratégiques font naître des inquiétudes et suscitent des résistances à l’origine d’une opposition plus formelle.

Le flou à propos du contenu de la zone touristique, en

stimulant les pires imaginations, alimente un climat de suspicion, qui favorise le discours des opposants au PLU.

L’exploitation agricole a un intérêt objectif à s’opposer au PLU.

POLITIQUE

Pour les élections 2008, la liste sortante (entente communale) compte davantage de périurbains que de natifs du village ; elle compte moins de conseillers sortants que de nouveaux visages.

Les électeurs de Saint-Pré-le-Paisible deviennent soudainement plus éco-sensibles, à partir de 2008 (cantonales et municipales) qu’ils ne l’étaient auparavant.

Les opposants mettent tout en œuvre pour faire annuler le PLU. Le Tribunal Administratif rejette l’ensemble de leurs recours.

La nouvelle municipalité (« village authentique ») engage la révision du PLU-2007. Les données, malgré une triangulation que nous estimons satisfaisante, ne permettent pas d’entrevoir une stratégie exprimée en termes positifs.

La dilution du noyau historique de l’équipe « d’entente communale » se poursuit.

Des désaccords entre les conseillers sortants fragilisent le discours modernisateur des partisans du PLU-2007.

« Ce qui s’est dit » durant la campagne électorale des municipales 2008 a généré cette éco-sensibilité.

Le discours des opposants au PLU, bien qu’il soit devenu

dominant dans la commune, s’appuie sur de nombreux arguments infondés.

Le discours des opposants au PLU est un discours d’opposition ; il ne porte pas de véritable projet stratégique pour la commune.

Les opposants n’ont pas été élus sur la base d’un projet stratégique, mais sur celle de l’identité qu’ils se sont créée à travers les textes qu’ils ont produits.

Les élections municipales sont déplacées d’une année, de mars 2007 initialement à mars 2008 (portée nationale). Le PLU, dont l’élaboration débute en juin 2004, n’est adopté qu’en novembre 2007.

Le PLU est approuvé en novembre 2007, alors que se tient le Grenelle de l’Environnement (octobre 2007) ; instabilité du code de l’urbanisme, modifié par les Lois « Grenelle » ; phénomènes « Bové » et « Hulot ».

Le SDAU-2001 est en révision, en vue de sa transformation en SCoT.

La réforme des collectivités locales renforce le rôle des intercommunalités (EPCI), en créant le conseiller territorial élu au suffrage universel direct.

La modification nationale du calendrier des élections municipales concourt à la rupture observée en mars 2008.

L’omniprésence médiatique des questions écologiques favorise le discours des opposants au PLU-2007.

Les élus chargés de l’élaboration du SCoT ont besoin de mieux comprendre ce qui s’est passé à Saint-Pré-le-Paisible, en vue de prendre une décision concernant le maintien ou non du projet de zone touristique dans ce secteur.

A l’avenir, les PLU intercommunaux se substitueront aux PLU communaux. Si les opposants au PLU-2007 sont d’abord motivés par des intérêts privés, alors cette évolution nous semble recommandable.

INTRODUCTION• Remise en cause de la conception classique du dirigeant• Pertinence et enjeu d’une approche du pilote à base de

discours

PREMIERE PARTIE : PROJET DE RECHERCHEQui fait la stratégie ? Une perspective à base de discours

Chapitre 1L’approche pratique de la stratégie : qui pilote l’organisation ?

Chapitre 2Le discours dans la fabrique de la stratégie : une approche critique

DEUXIEME PARTIE : TERRAIN ET METHODES DE RECHERCHEQui fait la stratégie ? Le cas de la commune de Saint-Pré-le-Paisible

Chapitre 3Terrain de la recherche : la commune de Saint-Pré-le-Paisible

Chapitre 4Une analyse critique de discours pour découvrir le ‘pilote-en-pratique’

TROISIEME PARTIE : RESULTATS ET INTERPRETATIONSQui fait la stratégie ? Figures stratégiques et coalitions de discours

Chapitre 5Les figures stratégiques : les praticiens impliqués

Chapitre 6Les coalitions de discours : les praticiens influents

CONCLUSION

Chapitre 4

Une démarche d'analyse critiquede discours pour découvrir qui fait

la stratégie

Ce chapitre justi�e nos choix méthodologiques et expose lesméthodes et techniques d'analyse critique de discours misesen oeuvre pour découvrir qui fait (e�ectivement) la stratégie.

4.1 Justi�cation des méthodes de recherche . . . . . . . . . . . . . . . . . 184

4.1.1 Une posture réaliste critique... . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 184

4.1.2 ... vers une étude de cas unique . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 189

4.2 Exposé des méthodes de recherche . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 205

4.2.1 Accès aux données . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 205

4.2.2 Exploitation des données . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 231

� Unlike some other linguistic methods, [Critical Dis-course Analysis] underscores the linkage between dis-cursive and other social practices, thus not reducingeverything to discourse, as is the danger with some re-lativist forms of discourse analysis. �� Eero Vaara (2010a, p.217).

Le chapitre 3 nous a permis de présenter le terrain de notre recherche : la commune

de Saint-Pré-le-Paisible. A présent, l'objectif de ce nouveau chapitre est de

décrire comment nous abordons ce terrain : avec quelle stratégie de recherche d'une

part, et par le biais de quelles techniques ou moyens d'observation et d'analyse

d'autre part ? Suivant cet objectif, cette description s'articule en deux temps.

Dans un premier temps, nous rendons compte et justi�ons notreméthodologie.

Nous restituons notre ré�exion sur le choix d'une méthode appropriée à notre ques-

tion de recherche (Zalan & Lewis, 2005). Cette ré�exion nous a mené jusqu'au choix

184 | Chapitre 4. Une démarche d'analyse critique de discours pour découvrir qui fait la stratégie

d'une posture réaliste critique, en cohérence avec l'approche dialectique-relationnelle

de l'analyse critique de discours présentée au chapitre 2 (Fairclough, 2005b, 2009).

Cette version de l'analyse critique de discours nous pousse à retenir l'étude longitu-

dinale d'un cas unique, comme stratégie de recherche. Celle-ci vise à appréhender les

praticiens, tels que nous les avons dé�nis au chapitre 1 : les acteurs qui in�uencent

la construction de la stratégie à travers qui ils sont, comment ils agissent et les res-

sources qu'ils utilisent. Ainsi, conformément à notre question centrale, nous conce-

vons une démarche, adaptée spéci�quement pour notre recherche, pour examiner qui

� quel(s) praticien(s) � fait (font) la stratégie.

Dans un second temps, nous présentons nos méthodes et techniques de re-

cherche. Il s'agit de décrire notre démarche, en termes opérationnels. Après avoir

clari�é notre positionnement vis-à-vis de notre terrain de recherche (et discuté de

la neutralité de notre point de vue), nous détaillons le processus de collecte et les

techniques d'analyse des données, que nous avons mis en oeuvre. Notre analyse cri-

tique de discours nous pousse à combiner des techniques générales de la méthode

des cas (voir notamment Yin, 2003), avec des techniques plus spéci�ques d'analyse

de textes, adaptées aux questions de recherche particulières que nous posons dans

cette thèse.

4.1 Justi�cation des méthodes de recherche

`Organisation' (donc `stratégie'), `discours' et `épistémologie' s'impliquent mutuel-

lement (Oswick et al., 2000c), comme le suggère l'argument central exposé au cha-

pitre 2 : la stratégie est socialement construite par le discours. Cette a�rmation

est ambigüe et soulève une question : quelle est notre posture ontologique et épis-

témologique ? Dans une première sous-section, nous répondons à cette question en

expliquant en quoi notre posture nous semble pouvoir être quali�ée de réaliste cri-

tique. Dans la mesure où le réalisme critique s'accorde mieux avec les méthodes

qualitatives (Fleetwood, non publié), nous justi�ons, dans une seconde sous-section,

notre choix de nous concentrer sur l'étude longitudinale d'un cas unique, comme

cadre général pour notre analyse critique de discours.

4.1.1 Une posture réaliste critique...

The need for a section which outlines the ontological, epistemological andmethodological tenets of the research project goes well beyond impressing the

4.1. Justi�cation des méthodes de recherche | 185

examiner and fellow researchers with the usage of complex terms : it justi�esthe choice of methodology and research methods that underpin subsequentanalysis and interpretation of the data. (Zalan & Lewis, 2005, p.509).

D'après Zalan & Lewis (2005), très peu de thèses optant pour une stratégie de

recherche qualitative expliquent pourquoi le choix des méthodes quantitatives, au-

trement institutionnalisées, a été écarté. De même, en di�érentes occasions durant

nos quatre années de thèse, nous avons douté de notre travail presque à chaque fois

que nous entendions, tantôt un Professeur, tantôt un doctorant, a�rmer qu'un tra-

vail qualitatif gagne à être validé au moyen d'une étude con�rmatoire quantitative.

Notre intention dans cette sous-section n'est pas d'entrer dans ce débat. Notre thèse

met en oeuvre une stratégie de recherche exclusivement qualitative.

Notre intention n'est pas non plus de contribuer à la ré�exion en épistémologie.

Plus simplement, nous explicitons notre posture ontologique et épistémologique.

Cette posture est celle du réalisme critique, tel que nous l'avons compris et parce que

celui-ci nous semble compatible avec notre projet de recherche, avec nos observations

de terrain et avec notre façon personnelle de penser.

Accorder une place su�sante à cet e�ort d'explicitation nous semble être un

investissement utile. La pensée explicitement réaliste critique reste marginale, du

moins à en juger par les travaux français en sciences de gestion, où les catégories du

positivisme, de l'interprétativisme et du constructivisme sont plus communément

usitées (par exemple Thiétart, 2007; Gavard-Perret et al., 2008). Il est donc utile

d'exposer notre lecture du réalisme critique, ce qui � nous l'espérons � renforcera

l'intérêt croissant pour ce courant. Mais, avant tout, notre exposé devrait permettre

au lecteur de mieux évaluer la cohérence globale de notre démarche.

4.1.1.1 Rejet du constructivisme

Une controverse oppose les partisans du constructivisme, à ceux du réalisme 1. L'ap-

plication de l'analyse de discours à l'étude des organisations attise ce débat. En e�et,

l'a�rmation selon laquelle la stratégie est socialement construite par le discours (à

laquelle nous adhérons) est un argument souvent utilisé pour défendre une posture

constructiviste. Par exemple, pour Phillips & Hardy (2002) :

At its most fundamental, the choice of discourse analysis itself re�ects a par-

ticular philosophy, in this case, a strong social constructivist epistemology.

(Phillips & Hardy, 2002, p.61).

1. Le lecteur intéréssé pourra notamment se reporter au dossier paru dans la revue Organization(2000, 7(3)).

186 | Chapitre 4. Une démarche d'analyse critique de discours pour découvrir qui fait la stratégie

Certes, à la di�érence du réel matériel, le réel social a besoin des interactions

humaines pour exister (Fleetwood, 2005). Pour autant, cela ne signi�e pas que le réel

social n'ait pas d'existence objective, indépendante des sujets : certains construits

sociaux s'institutionnalisent et deviennent des contraintes (bien réelles), non seule-

ment pour ceux qui entrent dans une société (ou une organisation) postérieure-

ment à cette institutionnalisation et qui doivent donc les reconnaître et s'y adapter,

mais aussi pour ceux qui sont à l'origine de leur construction et qui se découvrent

contraints de les respecter, même lorsque cela pourrait les arranger de ne pas le

faire. De même, l'existence d'un réel social n'exclut pas celle d'un réel matériel (ou

physique), si bien que l'on peut ressentir de l'inconfort vis-à-vis d'un courant qui

tend à a�rmer que tout n'est que langage.

Nous ressentons cet inconfort. C'est pourquoi nous adhérons à l'idée que les

chercheurs étudiant les construits sociaux, résultant des interactions humaines, ne

sont pas contraints d'adopter une posture constructiviste :

De manière générale, il apparaît clairement que des confusions sont constam-

ment opérées entre les construits sociaux étudiés dans toute science sociale et

l'ancrage constructiviste présenté comme une nécessité. Ces constats invitent

sans doute à une relecture moins caricaturale des positivismes qui n'inter-

disent pas, bien au contraire, l'étude des constructions sociales. (Charreire &

Huault, 2001, p.55, gras ajoutés).

De même, dans le cadre de l'approche dialectique-relationnelle de l'analyse de

discours que nous adoptons dans cette thèse (chapitre 2), Fairclough (2005b) inscrit

explicitement sa pensée dans le courant réaliste critique :

My position is that commitment to [postmodernist and extreme social construc-

tivist] positions does not in any way follow from a commitment to giving

discourse analysis its proper place within organization studies. I shall argue

instead for a critical realist position which is moderately socially construc-

tivist but rejects the tendency for the study of organization to be reduced to

the study of discourse, locating the analysis of discourse instead within an

analytically dualist epistemology which gives primacy to researching relations

between agency and structure on the basis of a realist social ontology.

(Fairclough, 2005b, p.916, gras ajoutés).

4.1. Justi�cation des méthodes de recherche | 187

En somme, si le constructivisme est approprié à l'étude des construits sociaux,

d'autres positionnements en matière d'ontologie et d'épistémologie le sont égale-

ment. En particulier, l'approche dialectique-relationnelle développée par Fairclough

(2005b) s'appuie explicitement sur les postulats du réalisme critique. Par consé-

quent, en adoptant l'approche dialectique-relationnelle, nous adoptons du même

coup le réalisme critique. L'ancrage réaliste critique explicite dans l'approche de

Fairclough est un gage de cohérence dans notre propre travail.

Mais notre adhésion au réalisme critique n'est pas subie. Nous y adhérons, non

pas parce qu'il est � livré avec � l'approche dialectique-relationnelle, mais parce qu'il

correspond à notre façon de penser et à ce que nous croyons avoir observé sur le

terrain. C'est ce que nous développons à présent.

4.1.1.2 Acceptation au réalisme critique

Notre préférence pour l'approche dialectique-relationnelle du discours prescrit le

choix d'une posture réaliste critique (Fairclough, 2005b). Toutefois, si les postulats

du réalisme critique avaient été en contradiction avec notre démarche intellectuelle,

nous aurions adopté une autre approche. Ainsi, c'est en accord avec les postulats

du réalisme critique d'une part, de même qu'avec un recul su�sant sur notre travail

empirique permettant d'aboutir à cet accord d'autre part, que cette préférence pour

l'approche dialectique-relationnelle s'est construite. Notons que le choix du réalisme

critique est le résultat d'une évolution ré�échie : initialement, nous avions adopté

une posture constructiviste (sans vraiment savoir pourquoi) 2.

a. Ontologie et épistémologie : théorie critique, postpositivisme. Guba &

Lincoln (1994) associent le réalisme critique au paradigme postpositiviste. Les au-

teurs adoptant ce paradigme insistent sur la distinction entre la nature supposée du

réel (ontologie) et la connaissance que l'on croit possible d'en avoir (épistémologie)

(Fleetwood, 2005; Reed, 2005). Du point de vue ontologique, le réalisme critique

a�rme qu'une réalité objective existe, indépendamment d'un quelconque sujet. En

revanche, du point de vue épistémologique, la connaissance à propos de cette réalité

est au mieux une approximation imparfaite (elle peut être erronée). Cette imperfec-

tion est liée à la rationalité limitée (March & Simon, 1958) et au fait que l'observation

du réel ne se réalise jamais directement, mais au travers de théories, de catégories

2. Nous avons été incités à nous interroger sur ces questions. Pour un aperçu de ce question-nement et de l'évolution de notre posture épistémologique, voir Lewkowicz & Koeberlé (2008);Koeberlé & Lewkowicz (2009).

188 | Chapitre 4. Une démarche d'analyse critique de discours pour découvrir qui fait la stratégie

et de concepts (Fleetwood, 2005; David, 2001), ce qui biaise la perception du réel.

Malgré ces limites, la quête d'objectivité demeure un idéal (Guba & Lincoln, 1994),

dans lequel nous nous reconnaissons.

Cependant, notre compréhension du réalisme critique � certes construite à tra-

vers la lecture d'un petit nombre de travaux eux-mêmes synthétiques (Brown et al.,

2001; Fleetwood, 2005; Reed, 2005; Fairclough, 2005b; Bates, 2006; Leca & Nac-

cache, 2006) � nous porte à nuancer l'association faite entre réalisme critique et

postpositivisme (Guba & Lincoln, 1994). A notre avis, la position ontologique du

réalisme critique est partagée entre celle du postpositivisme et celle de la théorie cri-

tique (tels que synthétisés par (Guba & Lincoln, 1994)). Cette a�rmation demande

une justi�cation.

Une partie du réel � le réel social (par opposition au réel matériel) � est

considérée par les réalistes critiques comme une construction sociale (Fairclough,

2005b, p.922). Cette réalité socialement construite se cristallise avec le temps et

acquiert le statut ontologique de réalité naturelle (Barley & Tolbert, 1997), � tenues

pour acquises �, � de sorte qu'il ne viendrait pas à l'idée de les remettre en cause �

(Huault & Leca, 2009, p.134, citant Berger & Luckmann (1996)).

Ces réalités sociales ont une existence objective, au sens où les individus peuvent

les reproduire à travers leurs actions sans pour autant soupçonner leur présence

structurante (Leca & Naccache, 2006, p.632) : aucun système organisé n'est parfai-

tement transparent aux yeux de tous (Fairclough, 2009, p.163). Les chercheurs ont

pour mission de découvrir ces structures et, de notre point de vue, cette découverte

doit se faire dans un e�ort d'objectivité. Mais la naturalisation des construits sociaux

correspond au positionnement ontologique de la théorie critique (Guba & Lincoln,

1994). Ainsi, à notre avis, l'ontologie réaliste critique s'accorde avec la théorie cri-

tique (pour ce qui concerne la nature du réel social), tandis que son épistémologie

est postpositiviste.

En somme, le réel social (en particulier sa partie institutionnalisée, que nous

avons appelée climat au chapitre 2) peut exister indépendamment de son identi-

�cation par des sujets. Ceux-ci en construisent des représentations plus ou moins

valides, �dèles et objectives.

Bien que le chercheur n'ait pas, lui non plus, un accès direct au réel, il dispose

d'atouts qui lui permettent d'augmenter son degré d'objectivité par une prise de

recul (temps, formation,...). En d'autres termes, nous croyons que le chercheur est

en mesure de représenter, au moins aussi �dèlement que les acteurs du terrain, la

4.1. Justi�cation des méthodes de recherche | 189

réalité observée. Cette croyance est cohérente avec notre approche critique qui, par

hypothèse, pose que les acteurs sont animés par la poursuite de leurs intérêts et

qu'ils sont, par conséquent, partiaux.

b. Projet : expliquer, transformer le nécessaire. Pour Fairclough (2005b, 2009),

l'approche dialectique-relationnelle du discours � fondée sur le réalisme critique �

ne vise pas uniquement à expliquer les phénomènes organisationnels (tels que, par

exemple, la constitution de la stratégie par le discours). Elle se donne également

pour objectif d'identi�er et de résoudre les problèmes inhérents aux structures orga-

nisationnelles � ceux qui ne peuvent être résolus qu'en transformant les structures

institutionnalisées de l'organisation. A nouveau, ce projet pointe en direction de la

théorie critique (Guba & Lincoln, 1994), tout en incluant la quête d'objectivité du

postpositivisme. Ce projet à visée transformative implique de remettre en cause les

allant de soi, de dénaturaliser les ordres établis, de déranger les certitudes. Ceci re-

joint un aspect essentiel du regard sociologique que nous avons adopté dans le cadre

de l'approche pratique de la stratégie (voir chapitre 1).

Mais nous insistons sur l'importance d'une démarche objective, et sur la néces-

sité de traiter avec prudence les interprétations données par les acteurs de terrains.

Toutes les identi�cations de problèmes sociaux par les sujets (praticiens ou cher-

cheurs) ne sont pas également bonnes ; le réalisme critique rejette ainsi formellement

le relativisme qui caractérise la position ontologique du constructivisme (Guba &

Lincoln, 1994). Par conséquent, s'il existe une hiérarchie des représentations du réel,

les chercheurs doivent s'inscrire dans une démarche intellectuelle adossée à la quête

d'objectivité. C'est du moins notre démarche dans cette thèse.

Le réalisme critique, comme tout autre paradigme, conditionne en partie les choix

méthodologiques (par exemple Giordano & Jolibert, 2008). Dans la sous-section

suivante, nous présentons notre stratégie de recherche : une étude longitudinale

d'un cas unique.

4.1.2 ... vers une étude de cas unique

Le réalisme critique privilégie les méthodes de recherche qualitatives (Fleetwood, non

publié). Dans un premier temps, nous synthétisons deux arguments qui appuient

cette a�rmation. L'étude de cas (Yin, 2003) est alors une stratégie de recherche

possible. Nous présentons le design général de notre étude de cas dans un deuxième

temps.

190 | Chapitre 4. Une démarche d'analyse critique de discours pour découvrir qui fait la stratégie

4.1.2.1 Pourquoi une stratégie de recherche qualitative ?

Deux postulats du réalisme critique pointent en faveur des méthodes qualitatives.

Le premier de ces postulats est celui selon lequel le réel se compose de plusieurs

strates (Fairclough, 2005b; Leca & Naccache, 2006; Bates, 2006). Le second, celui

selon lequel il se divise en plusieurs modes (Fleetwood, 2005).

a. Les apparences sont trompeuses. Les réalistes critiques considèrent que le

réel est composé de plusieurs strates 3, ou niveaux. Ceci les amènent à penser que

la mesure du réel, au moyen de méthodes quantitatives, n'apporte aucune garantie

quant à la bonne compréhension du réel mesuré. Cet argument mérite un exemple,

que nous tirons de la vie quotidienne (encadré 4.1).

A travers l'illustration 4.1, nous souhaitons montrer que l'ontologie réaliste cri-

tique indique préférentiellement les méthodes qualitatives.

Bien que cette illustration soit tirée de la vie quotidienne, nous pensons que

cette façon de penser s'appliquent également aux phénomènes organisationnels. Par

exemple, et sans qu'il ne s'agisse bien entendu de légitimer un modèle de précarité,

si une entreprise ne `rémunère' pas les stagiaires qu'elle recrute � ou si l'évolution

de la législation relative à la grati�cation des stages, décourage cette entreprise à

accueillir des stagiaires �, cela ne signi�e pas pour autant que cette entreprise fasse

preuve d'irresponsabilité sociale. Aux yeux de l'entreprise, sa responsabilité sociale

peut consister à o�rir une véritable formation à ses stagiaires, ce qui constitue une

rémunération symbolique à considérer à sa juste valeur. Si le stage implique une

rémunération �nancière, alors l'entreprise peut refuser d'octroyer cette rémunération

symbolique supplémentaire, sur le principe qu'à un travail ne peut correspondre

qu'une seule rémunération. En somme, s'il s'agit d'évaluer l'entreprise sur le plan de

sa performance sociale, un examen qualitatif minutieux des pratiques e�ectives en

matière de stages nous semble plus approprié qu'une observation binaire de ce que

l'entreprise fait/ne-fait-pas, par rapport à un référentiel normalisé universel (voir

aussi Koeberlé & Lewkowicz, 2009).

Appliquée à notre question centrale � qui fait la stratégie ? �, cette façon de

penser implique qu'il n'est pas su�sant d'observer qui prend `o�ciellement' les dé-

cisions (ce sont les managers). En arrière-plan de chaque projet/décision se cachent

des structures (contradictoires) à décrypter, chacune desquelles pousse la décision

3. Ils parlent d'ontologie strati�ée. Les auteurs établissent une distinction intéressante entre lesdomaines du réel (real), du factuel (actual) et de l'empirique (empirical) (voir notamment Leca& Naccache, 2006, p.629-633, traduction libre). Le lecteur intéressé trouvera également un exposéclair d'une distinction analogue dans Brown et al. (2001).

4.1. Justi�cation des méthodes de recherche | 191

Figure 4.1 � Le réalisme critique et la recherche des structures cachées

Un jour, une amie m'a con�é qu'au-delà des apparences, elle était profondément triste :� Que veux-tu dire ? lui ai-je alors demandé, intrigué.� J'aurais besoin de savoir que mon père m'aime.

Quand elle était enfant, son père la battait. Elle ne parvenait pas à croire que son père pouvaitl'aimer, puisqu'il se montrait violent envers elle. Mais elle ne parvenait pas non plus à croire queson père pouvait ne pas l'aimer : c'est son père, malgré tout ! La conclusion qu'elle en tirait m'ainterpellé : pour elle, la violence devait être une preuve d'amour. C'était pour elle le seul moyend'expliquer le comportement de son père, malgré son amour pour elle.

Mes valeurs m'interdisent d'admettre que la violence puisse être considérée comme une preuved'amour. Suis-je vraiment objectif ? Ma position est sujette à controverse mais, une fois cetteconviction éthique dûment explicitée, je décide de l'imposer au réel (visée transformative du réalismecritique : si la société ignorait cette conviction, je proposerais de la lui inculquer). Il doit alors yavoir une autre explication. En d'autres termes, il faut trouver une façon de penser qui admette queces deux propositions soient vraies :

1. A l'évidence, la violence de son père n'est pas une manifestation d'amour.

2. Cependant, son père l'aime.

Le réalisme critique apporte cette façon de penser : le réel social est un système ouvert qui ne répondpas à des relations de conjonction constante de type `si... alors...' , telles que `si son père l'aime,alors on observe des signes d'amour de sa part'.

La seule observation des faits et de leur fréquence (mesure) � son père montre-t-il des signesd'amour ? � ne permet pas d'inférer une loi générale sur le réel � son père l'aime-t-il ? D'un pointde vue réaliste critique, tout ce qui est réel ne s'observe pas nécessairement. Si l'amour du pèrea tendance à générer des signes d'amour, des forces contradictoires (dont mon amie peut ignorerl'existence) peuvent parfois interférer sur cette relation (l'alcoolisme ou autre), de telle sorte queles manifestations de l'alcool s'avèrent plus fréquentes que celles de l'amour. Mais l'amour du pèren'en est pas moins réel a.

La façon réaliste critique de penser favorise la construction de nouvelles interprétations des faits(visée explicative). Ainsi, pour un réaliste critique il se pourrait que mon amie ait `mal' interprété lesévénements dont elle a fait l'expérience. Le rôle du chercheur est de l'aider à mieux les comprendre.Son travail vise à décrypter les structures qui se cachent derrière les événements observables etqui permettent de les comprendre. La question à se poser est la suivante : � what, if it existed,would account for this phenomenon ? � (Reed, 2005, p.1631). Ce travail privilégie les méthodesqualitatives.

a. Cette compréhension du comportement du père ne revient pas à le justi�er. Mais elle débouche surdes recommandations di�érentes : des soins thérapeutiques à la place (ou en complément) d'une sanctionpénale, voire à la place de l'inaction qui découlerait de l'idée selon laquelle la violence serait une preuvenormale d'amour....

192 | Chapitre 4. Une démarche d'analyse critique de discours pour découvrir qui fait la stratégie

dans une direction donnée. Une décision est toujours plus ou moins compatible avec

certaines structures, et plus ou moins en délicatesse avec d'autres structures. C'est

pourquoi une décision est généralement perçue comme étant plutôt légitime par

certains (qui la défendront), et plutôt illégitime par d'autres (qui s'y opposeront).

Dès lors, le décideur `o�ciel' joue le rôle, inconfortable, d'un manager

des contradictions, qui doit parfois savoir abandonner ses propres préfé-

rences, pour trouver un compromis entre cohérence de l'action et cohé-

sion autour de l'action. Une question est alors de savoir lesquels des uns ou des

autres sont les plus in�uents et pourquoi : qui se fait entendre en produisant

des textes ? que disent-ils pour tenter d'acquérir ce pouvoir d'in�uence ?

quelles conditions favorisent l'acquisition de ce pouvoir d'in�uence ? Nous

retrouvons bien ici les trois questions misent en évidence à la �n du chapitre 2. Ces

questions appellent de préférence des méthodes qualitatives, permettant une explo-

ration en profondeur de la formation de la stratégie (par les praticiens à travers le

discours).

En somme, la façon de penser réaliste critique peut nous permettre de mieux

comprendre la formation de la stratégie. Cette compréhension passe par une explo-

ration en profondeur des mécanismes cachés qui rendent compte de la stratégie qui

se réalise e�ectivement :

To explain a phenomenon is to give an account of its causal history [...]. Signi-

�cantly, this account is not couched in terms of the event(s) that just happens

to precede the phenomenon to be explained, but in terms of the underlying,

mechanisms, social structures, powers and relations that causally govern the

phenomenon. (Brown et al., 2001, p.5, italiques d'origine).

b. Les textes n'ont de sens que dans leur contexte. Notre intérêt pour la

formation de la stratégie se focalise sur le rôle des textes produits par les praticiens.

Plus un texte a de pouvoir, plus son auteur est en situation d'in�échir la stratégie.

Cependant, nous avons souligné au chapitre 2 que le pouvoir d'un texte ne réside

pas tant dans le texte lui-même, que dans � les conditions sociales d'utilisation

des mots � (Bourdieu, 1975). Cela signi�e que l'examen du rôle du discours dans la

formation de la stratégie ne peut pas se limiter à une analyse des textes. Au contraire,

dans une approche dialectique-relationnelle de l'analyse de discours, cet examen

implique d'étudier les relations entre les textes et leur contexte. Ce contexte peut

4.1. Justi�cation des méthodes de recherche | 193

lui-même faire l'objet d'une distinction, entre ce que nous avions choisi d'appeler,

d'une part, les circonstances dans lesquelles les textes sont produits et, d'autre part,

le climat institutionnalisé qui caractérise l'organisation au moment où survient un

nouvel événement stratégique.

Par ailleurs, ce système conceptuel complexe nous a conduit à identi�er trois sous-

questions. La troisième � quelles conditions favorisent l'hégémonie d'un discours ?

� renferme l'idée que les textes n'ont pas d'emblée un pouvoir stratégique, mais

que ce pouvoir varie selon des conditions à identi�er. Ainsi, une question se pose à

laquelle il est di�cile de répondre : quelle est au juste la contribution des textes à la

formation de la stratégie 4 ?

La di�culté de répondre à cette question tient du fait que, précisément, la fron-

tière entre le phénomène observé � la formation de la stratégie à travers le discours �

et son contexte � les éléments non-discursifs constituant les circonstances et le climat

� n'est pas évidente. Lorsque cette frontière est di�cile à établir, une stratégie de

recherche particulièrement indiquée est l'étude de cas (Yin, 2003) :

In other words, you would use the case study method because you deliberately

wanted to cover contextual conditions�believing that they might be highly

pertinent to your phenomenon of study. (Yin, 2003, p.13).

Il faut noter que cette distinction, entre ce qui relève du discours et ce qui

relève du contexte � extra-discursif � (Fleetwood, 2005), est centrale chez les réalistes

critiques 5. En e�et, elle conteste une forme radicale de constructivisme qui tend

à a�rmer que `tout est discours' (voir notamment Fleetwood, 2005; Fairclough,

2005b). Sans tomber dans cet excès, le réalisme critique prend néanmoins au sérieux

la subjectivité des praticiens : les interprétations, même les plus invraisemblables,

peuvent avoir une in�uence décisive. Cette subjectivité transparait dans les textes

produits par les praticiens.

4. Nous souhaitons remercier le Professeur Richard Whittington d'avoir soulevé cette questionà l'occasion d'un travail antérieur (Koeberlé, 2010).

5. A ce titre, Fleetwood (2005) propose une distinction très intéressante entre di�érents modesde réalités�réel matériel, réel idéel, réel artefactuel et réel social. Tandis que le réel idéel dé-signe les éléments discursifs, les trois autres modes désignent les éléments que l'auteur quali�ed'� extra-discursifs �. Pour Fleetwood (2005), une entité est dite `réelle' lorsqu'elle a un e�et surle comportement, lorsqu'elle `fait une di�érence'. Ainsi, par exemple, l'idée de Dieu est aussi réelleque le Mont Everest, tant elle porte à conséquences (Fleetwood, 2005), y compris dans le domainedu management.

194 | Chapitre 4. Une démarche d'analyse critique de discours pour découvrir qui fait la stratégie

La distinction discours/contexte indique à nouveau préférentiellement les mé-

thodes qualitatives.

A ce stade, nous avons démontré en quoi une stratégie de recherche

qualitative est cohérente avec nos choix théoriques et notre posture épis-

témologique. Ainsi, l'étude de cas est une option justi�ée qui s'o�re à

nous. Compte tenu de notre objet de recherche et de la manière dont

nous l'abordons, cette étude de cas se décline sous la forme d'une ana-

lyse de discours (Phillips & Hardy, 2002), laquelle intègre des techniques

discursives permettant l'analyse des textes et des techniques plus tradi-

tionnelles d'analyse du contexte � extra-discursif � (Fleetwood, 2005, non

publié). A présent, nous rendons compte du design de cette étude de cas.

4.1.2.2 Pourquoi une étude de cas unique ?

a. Un choix entre plusieurs stratégies qualitatives : l'étude de cas. Cette

thèse contribue à l'explication du rôle du discours dans la formation de la straté-

gie. L'objectif est de lever le voile sur l'identité de ceux qui, contrôlant le discours

organisationnel, font e�ectivement la stratégie. L'étude de cas est une stratégie de

recherche adaptée à cet e�ort de construction théorique (Eisenhardt, 1989; Yin,

2003).

La démarche de l'étude de cas se distingue aussi bien de l'ethnographie que de

la théorie enracinée, en ce qu'elle préconise d'e�ectuer un cadrage théorique avant

toute collecte de données (Yin, 2003, p.28). Ceci fait l'objet d'un premier débat.

Une critique classique avance que ce cadrage a priori enfermerait le chercheur dans

des catégories déjà existantes, ce qui l'empêcherait de renouveller l'approche du

phénomène qu'il étudie (par exemple Poggi, 1965).

Une réponse à cette objection rappelle que `Rome ne s'est pas faite en un seul

jour' : la production de connaissances est très souvent décrite comme un processus

cumulatif qui implique, pour y contribuer, de s'inscrire dans un courant de pensée

déjà en développement. Il serait intéressant d'observer dans quelle mesure des ap-

4.1. Justi�cation des méthodes de recherche | 195

proches véritablement dénuées d'hypothèses de travail initiales, ont débouché sur

des contributions majeures.

C'est ainsi que les chapitres 1 et 2 nous ont permis d'esquisser une théorie du

rôle du discours dans la formation de la stratégie, en nous imprégnant notamment

de la littérature sur l'approche pratique de la stratégie et sur l'approche dialectique-

relationnelle de l'analyse critique de discours. Ces propositions initiales ont guidé

notre collecte de données et alimenté notre ré�exion quant aux techniques d'analyse

à mettre en oeuvre. Notons que notre but n'est pas de tester ces développements

théoriques, mais bien de les compléter. Ainsi, c'est à travers la phase inductive de

notre recherche que nous espérons apporter notre contribution principale. Cette

phase consiste à inférer une loi générale sur l'identité des stratèges, à partir d'obser-

vations particulières (David, 2001).

Plusieurs types d'études de cas coexistent, toutefois. Un second débat oppose

ainsi, d'un côté, ceux qui préconisent l'étude approfondie d'un cas unique (Dyer &

Wilkins, 1991) et, d'un autre côté, ceux qui estiment que l'étude de plusieurs cas,

permettant une réplication des analyses à travers des contextes organisationnels

di�érents, aboutit à des résultats plus robustes (Eisenhardt, 1989, 1991). Pour Yin

(2003), la logique comparative recommandée par les partisans de l'étude de cas

multiples peut se décliner à l'intérieur d'une seule et même organisation (�gure 4.2).

Comme le montre la �gure 4.2, le chercheur peut concevoir son étude de cas selon

quatre designs-types. Même si l'étude de cas porte sur une organisation unique, le

chercheur peut réaliser des comparaisons en optant pour l'étude de cas � enchâs-

sés � (Yin, 2003; Musca, 2006). Par exemple, dans sa thèse de doctorat Garreau

(2009) étudie le sens que les acteurs individuels donnent aux projets auxquels ils

participent. Il réalise son étude de cas dans le contexte d'une seule organisation ;

mais il s'intéresse à plusieurs individus (niveau d'analyse) au sein de di�érents pro-

jets (unités d'analyse). Sur la �gure 4.2, cette approche correspond au quadrant

inférieur-gauche.

Ainsi, le second débat porte sur la taille de l'échantillon qui informe l'étude de

cas. Le design que nous retenons dans cette thèse est celui de l'étude de cas unique

196 | Chapitre 4. Une démarche d'analyse critique de discours pour découvrir qui fait la stratégie

Source : Yin (2003, p.40).

Figure 4.2 � Types classiques de designs d'études de cas

`holistique' (quadrant supérieur-gauche). Nous justi�ons à présent ce choix.

b. Un choix entre plusieurs types d'études de cas : le cas unique. Yin (2003,

p.39-42) identi�e cinq raisons qui justi�ent de recourir à l'étude de cas unique. Trois

d'entre elles se sont révélées correspondre à notre situation particulière. A notre

avis, le cas que nous étudions (présenté dans la section suivante) est révélateur et

représentatif. En outre, la nécessité de réaliser une étude longitudinale s'ajoute aux

raisons qui fondent notre choix.

Un cas révélateur. Pour Yin (2003), le chercheur peut se concentrer sur l'étude

d'un cas unique si ce cas est révélateur. Un cas est révélateur lorsqu'il o�re l'oppor-

tunité d'étudier un phénomène auparavant inaccessible aux chercheurs.

Il semble que notre terrain soit particulièrement original dans la recherche en

gestion : nous étudions une commune. Même si les collectivités territoriales sont

généralement plus faciles d'accès que certains quartiers défavorisés, peu de travaux

4.1. Justi�cation des méthodes de recherche | 197

en sciences de gestion (à notre connaissance) se sont penchés sur la pratique de la

stratégie dans ces organisations. A notre connaissance, cette a�rmation est d'autant

plus vraie pour ce qui concerne les collectivités de petite taille : rappelons que la

commune que nous étudions est un village d'environ 500 habitants pour 627 hectares.

La nécessité de prendre au sérieux les collectivités territoriales de petite taille �

non seulement pour elles-mêmes en tant qu'organisations publiques, mais

également pour ce qu'elles peuvent apporter à la connaissance du mana-

gement stratégique en général � nous est apparue de plus en plus essentielle.

D'une part, à l'heure de la réforme des collectivités territoriales et dans le

contexte d'une tension budgétaire croissante (du fait, parmi d'autres facteurs, de

l'évolution de la �scalité locale, de transferts de compétences dont le �nancement

peut poser problème,...), il nous a semblé important de contribuer à la connaissance

de la gestion de ces collectivités. Les chercheurs en sciences de gestion peuvent se

rapprocher des collectivités locales, en commençant par identi�er les problématiques

les plus actuelles de management des territoires. A titre d'exemple, la vague pré-

visible (déjà en cours) de fusions d'EPCI, de départements et de Régions, pourrait

apporter de nouveaux éclairages sur le thème des fusions en général.

D'autre part, au-delà des di�érences qui justi�ent la distinction entre organi-

sations publiques et privées, les problèmes liés à la communication et aux con�its

d'intérêts, que nous avons rencontrés dans le cadre de l'élaboration du Plan Lo-

cal d'Urbanisme de Saint-Pré-le-Paisible, ne sont pas spéci�ques aux collectivités

territoriales. Si les communautés villageoises sont souvent connues pour leurs `que-

relles de clocher', elles sont précisément en cela un terrain idéal pour étudier �nement

comment les parties prenantes tentent d'in�uencer la stratégie. En outre, ces organi-

sations fonctionnent sur le modèle démocratique : les jeux d'in�uence se manifestent

souvent à travers une production spontanée de nombreux textes, a fortiori en pé-

riode électorale. D'où la possibilité d'entreprendre, dans de bonnes conditions, une

analyse critique des pratiques discursives et de leur in�uence sur la formation de

198 | Chapitre 4. Une démarche d'analyse critique de discours pour découvrir qui fait la stratégie

la stratégie. Ainsi, notre contribution s'adresse au management en général, et ne se

limite pas au champ du management public et/ou des territoires. Cette contribution

peut intéresser toutes les entreprises concernées par la formulation d'un projet stra-

tégique, susceptible de remettre en cause des accords (tacites) établis et de générer

des (re)négociations avec les parties prenantes.

En somme, notre cas est révélateur, non pas parce qu'il rend compte d'un terrain

auparavant inaccessible aux chercheurs, mais parce qu'en sciences de gestion la re-

cherche sur les territoires s'est plus souvent intéressée aux partenariats public-privé

(clusters, pôles de compétitivité,...) qu'aux territoires eux-mêmes. Nous pensons

que le point de vue des gestionnaires peut alimenter une ré�exion déjà engagée par

d'autres, notamment des géographes, des économistes et des politologues. De même,

les politiques de développement et d'attractivité économique des territoires ont sou-

vent été observées sous l'angle des incitations �nancières ou de l'accompagnement

des entreprises par divers partenaires (agences régionales de l'innovation,...), mises en

place par des instances de coopérations interrégionales (eurodistricts,...) et/ou dans

le cadre des `stratégies régionales d'innovation'. Or, du point de vue d'une commune

rurale, les problèmes d'attractivité économique s'expriment avant tout en termes de

masse critique de population, de pressions foncières, de cadre de vie et d'identité de

la communauté villageoise. Ainsi, les problèmes de management stratégique rencon-

trés dans le monde rural (qui se développe à sa façon) sont complémentaires à ceux

rencontrés par d'autres types de territoires.

Un cas représentatif. Révélateur, le cas de Saint-Pré-le-Paisible est également

représentatif. Cette représentativité ne s'entend pas au sens statistique, mais analy-

tique, du terme. Ainsi, de notre point de vue, les `querelles de clocher' propres aux

communautés villageoises sont représentatives d'un ensemble de situations con�ic-

tuelles comparables :

une ou plusieurs parties prenantes s'opposent plus ou moins ouvertement à un

projet, que le sommet stratégique (la direction ou, en l'occurrence, le conseil

municipal), lui-même parfois divisé ou hésitant, a échoué à légitimer en pre-

mière intention.

4.1. Justi�cation des méthodes de recherche | 199

A ce stade, le pilotage stratégique de l'organisation risque d'échapper au contrôle

des managers. Dans un contexte démocratique, ce risque peut aller jusqu'à l'avor-

tement pur et simple du projet, voire jusqu'au changement de majorité politique

(comme ce fut le cas à Saint-Pré-le-Paisible). Bien que la � valse des dirigeants � ne

concerne pas uniquement les dirigeants élus au su�rage universel, dans le contexte

d'une organisation `classique', le plus souvent ce risque se réalise sous la forme d'un

allongement sensible de la durée de certaines phases du projet � donc d'un surcoût.

Plus généralement, une faible adhésion des parties prenantes au projet organisa-

tionnel constitue un handicap évident pour l'organisation. La di�usion des pratiques

de management participatif n'est sans doute pas étrangère à cette idée, pour ce qui

concerne les parties prenantes internes à l'organisation. Mais en dépit du rôle central

de la légitimité de la stratégie pour maximiser ses chances de succès, les pratiques

des acteurs pour faire ou défaire cette légitimité, jusque dans leurs interactions quo-

tidiennes, restent peu explorées (Joutsenvirta & Vaara, 2009; Vaara et al., 2006).

Nous estimons que le cas de Saint-Pré-le-Paisible est typique des si-

tuations dans lesquelles les managers ne parviennent pas à fédérer su�-

samment les parties prenantes internes et externes autour de leur projet

stratégique.

Si la production de textes est une pratique de légitimation, sur laquelle nous

nous concentrons, la question se pose toutefois de savoir s'il n'est pas des conditions

dans lesquelles l'e�ort pour fédérer devient inutile, voire déconseillé.

Certains projets ont pour e�et naturel de diviser, plutôt que de fédérer. On peut

concevoir, en e�et, que certains projets paraîtront de toute façon inacceptable aux

yeux de certains acteurs, quel que soit le sens que ses promoteurs s'e�orceront de

leur donner en soignant leur communication. C'est le cas, par exemple, de nombreux

plans de réduction d'e�ectifs. En termes abstraits, il s'agit typiquement des projets

dont les conséquences immédiates ou di�érées sont contraires à l'intérêt d'une ou

plusieurs parties prenantes, que ces conséquences soient réalistes ou sur-évaluées par

200 | Chapitre 4. Une démarche d'analyse critique de discours pour découvrir qui fait la stratégie

intérêt ou par inquiétude.

Dans le contexte démocratique d'une commune, ces parties prenantes manifestent

souvent leurs inquiétudes et/ou leur opposition en di�usant des textes, tantôt par

écrit, tantôt oralement (à l'occasion de réunions, etc.). Ces pratiques ne sont pas

totalement étrangères aux entreprises, notamment celles dans lesquelles les instances

de représentation du personnel sont très actives. Même si elles ne sont pas gouvernées

selon les principes démocratiques, les entreprises sont prises dans un engrenage qui

tend au développement d'un management participatif. Ceci induit une intensi�cation

de la production de textes par des praticiens dont l'avis, autrefois, n'avait guère de

poids. Cette évolution témoigne à notre avis d'une prise de pouvoir des acteurs

non-managers, y compris dans les contextes non démocratiques.

En somme, le cas que nous observons présente une problématique extrêmement

classique : celle de l'antagonisme entre agir stratégique et agir communicationnel

(Habermas, 1987). En revanche, le contexte public et démocratique laisse mieux

transparaître les pratiques discursives de résistance à un projet stratégique. Ceci

o�re de mieux comprendre un problème connu de longue date, mais toujours pas

maîtrisé, par les managers.

Un cas longitudinal. L'étude de cas unique se justi�e également lorsque la

démarche envisagée est de type longitudinal (Yin, 2003). Après avoir résumé les

caractéristiques communes aux analyses longitudinales, nous montrons en quoi le

choix d'une analyse de ce type est en cohérence avec le cadre théorique de l'ap-

proche dialectique-relationnelle, ainsi qu'avec le phénomène particulier que nous

avons observé sur le terrain.

Selon Forgues & Vandangeon-Derumez (2003, p.423), trois caractéristiques dé�-

nissent une analyse longitudinale :

1. les données recueillies portent sur au moins deux périodes distinctes,

2. les sujets sont identiques ou au moins comparables d'une période à l'autre,

3. l'analyse consiste généralement à comparer les données entre (ou au cours de)

deux périodes distinctes ou à retracer l'évolution observée.

4.1. Justi�cation des méthodes de recherche | 201

Un préalable à toute analyse longitudinale consiste à déterminer la période d'ana-

lyse. A ce titre, la distinction établie par l'approche dialectique-relationnelle � entre

le niveau du �ux quotidien des événements d'une part, et celui des structures ins-

titutionnalisées d'autre part � constitue un outil intéressant de périodisation d'un

phénomène. Nos dé�nitions opérationnelles des concepts de structures et d'événe-

ments, appliquées à la commune de Saint-Pré-le-Paisible, sont les suivantes :

Les structures sont une `photographie' de la commune à la date du 1er

juin 2004 (mise en révision du POS-1988, en vue de sa transformation en

PLU, voir annexe .3). Cette photographie révèle notamment la stratégie héritée

de la commune (exposée au chapitre 3), ainsi que le discours organisationnel

dominant à cette date (ordre de discours).

Les événements incluent l'ensemble des décisions prises, des (inter)actions

constatées, des faits survenus et des textes produits à compter du 1er juin 2004,

qui tendent à reproduire ou à transformer la stratégie et le discours dominant.

Nous �xons la �n de l'épisode stratégique du PLU au 09 mars 2008, date à

laquelle l'équipe municipale historique (dite `d'entente communale') perd les

élections municipales, contre une équipe d'opposants au PLU adopté le 23

novembre 2007 (équipe dite `village authentique'). Toutefois, des faits isolés

survenus après cette défaite, sont importants à prendre en compte (notamment

des décisions de justice, voir chapitre 3).

Le choix de la date du 1er juin 2004 a nécessairement une part d'arbitraire : il

n'existe pas, dans la réalité, un point �xe où le monde s'arrête de tourner. Cepen-

dant, ce choix analytique est raisonné. En e�et, le 1er juin 2004 le conseil municipal

de Saint-Pré-le-Paisible décide de prescrire l'élaboration d'un nouveau Plan Local

d'Urbanisme (PLU). Au cours des trois années qui suivent cette décision, la vie de

la commune et de ses habitants s'anime progressivement autour du projet de PLU.

Les événements s'enchaînent jusqu'aux élections municipales du 09 mars 2008, qui

se soldent par un changement radical de tendance politique : le conseil municipal

porteur du projet de PLU a subi une défaite historique, face à une équipe explici-

tement constituée pour faire barrage au projet de PLU. Le soir du 09 mars 2008, le

discours dominant est ainsi radicalement di�érent de celui constaté le 1er juin 2004,

202 | Chapitre 4. Une démarche d'analyse critique de discours pour découvrir qui fait la stratégie

laissant supposé une réorientation de la stratégie de la commune.

Ainsi, les caractéristiques identi�ées par Forgues & Vandangeon-Derumez (2003)

se retrouvent dans notre design de recherche. Premièrement, la collecte de données

doit s'organiser selon deux périodes :

- la période antérieure au 1er juin 2004, qui révèle les structures de

la commune. Ce contexte historique aide à comprendre le comportement des

acteurs durant la période suivante ;

- la période comprise entre le 1er juin 2004 et le 09 mars 2008,

qui renferme les événements aboutissant au constat d'un nouveau discours

dominant.

Deuxièmement, si les acteurs internes et externes à la commune ont parfois

changé de visage au �l du temps du fait d'évolutions démographiques (naturelles

et migratoires) ou politiques (un partisan devient un détracteur, etc.), ils restent

comparables dans leurs fonctions, au moins sur une période allant de 1988 à 2010.

Troisièmement, notre analyse consiste à retracer l'évolution observée dans le

discours organisationnel dominant, entre le 1er juin 2004 et le 09 mars 2008. Ces

deux dates délimitent une `boîte noire' pleine d'événements qu'il s'agit de décrypter.

Au titre de ces événements, une quantité particulièrement inhabituelle de

textes, directement liés au projet de PLU, ont été di�usés. Ce constat nous

a poussé à admettre que le changement de discours dominant est à mettre en relation

avec cette intense production de textes, dans un contexte donné, en accord avec

notre cadre théorique à base de discours. Nous retrouvons ainsi nos trois questions

de recherche : qui produit des textes ? Comment les praticiens utilisent-ils

la production de textes pour tenter d'in�uencer la stratégie (à travers

le discours dominant) ? Quelles conditions favorisent l'hégémonie d'un

discours (alternatif) ?

En somme, compte tenu de la lourdeur de ce type d'investigation, une analyse

longitudinale justi�e de se concentrer sur un cas unique.

Mais il existe plusieurs types d'études de cas unique.

4.1. Justi�cation des méthodes de recherche | 203

c. Un choix entre plusieurs types de cas uniques : le cas holistique. Nous avons

indiqué notre choix de recourir à une étude de cas unique `holistique'. Toutefois, nous

n'avons pas explicité l'unité d'analyse retenue. De même, le niveau d'analyse auquel

nous nous plaçons doit être spéci�é.

Une unité d'analyse unique... L'unité d'analyse que nous retenons dans notre

étude de cas est celle du projet stratégique. En l'espèce, nous nous concentrons sur

le projet de Plan Local d'Urbanisme (PLU) qui a marqué la commune de Saint-Pré-

le-Paisible. Le choix de ne s'intéresser qu'à ce seul projet � de ne retenir qu'une

seule unité d'analyse (Yin, 2003) � répond à deux réalités. D'une part, comme

nous l'avons vu le projet de PLU s'est étendu sur une durée de plus de 3 années

(environ 42 mois). Retracer l'évolution de ce projet en e�ectuant une collecte ri-

goureuse des données (relatives aux deux périodes identi�ées plus haut), justi�e de

s'y consacrer pleinement. D'autre part, la petite commune rurale que nous étudions

(500 habitants) compte un nombre limité de projets menés en parallèle. Une bonne

comparaison ne serait possible qu'avec des projets de même nature. Or, la durée

d'application d'un Plan d'Urbanisme est généralement de plusieurs années (dans ce

cas, le précédent document d'urbanisme en vigueur était le Plan d'Occupation des

Sols (POS) adopté en 1988). Les données relatives à l'élaboration du POS-1988,

nécessaires à cette comparaison, n'ont hélas pas été archivées et ne sont donc pas

accessibles.

En dépit de ce choix de nous concentrer sur un projet unique, nous faisons

ponctuellement références à des situations analogues antérieures. Ces comparaisons

sélectives nous aident à éliminer certaines hypothèses rivales (Yin, 2003), a�n d'aug-

menter la robustesse de celles que nous retenons.

En�n, il est important de montrer la cohérence entre le choix du projet straté-

gique comme unité d'analyse, et l'approche pratique de la stratégie comme toile de

fond de notre recherche. En e�et, à la lecture de ce qui précède, on peut s'interroger :

en quoi l'activité d'élaborer un PLU tous les 15 ans est-elle cohérente

avec une approche qui soutient que les praticiens font la stratégie au

204 | Chapitre 4. Une démarche d'analyse critique de discours pour découvrir qui fait la stratégie

quotidien ? Pour lever cette contradiction, nous faisons appel au concept d'épisode

stratégique (Hendry & Seidl, 2003, voir aussi au chapitre 1). Même si la stratégie se

fabrique quotidiennement à travers les interactions quotidiennes à tous les niveaux

de l'organisation, il reste que certaines périodes � les épisodes stratégiques � sont

plus riches que d'autres en événements de nature à transformer la stratégie. Ainsi,

la période d'élaboration d'un PLU constitue l'un des épisodes stratégiques essentiels

d'une commune. La stratégie se façonne également en dehors de cette période. Mais

les praticiens savent que les chances d'exercer une in�uence sur la stratégie sont plus

élevées durant cette période. Et ce d'autant plus, pour ce qui concerne une com-

mune, que le code de l'urbanisme invite explicitement les praticiens à s'exprimer à

l'occasion de l'élaboration du PLU 6.

... à de multiples niveaux. Une originalité de notre recherche réside dans

le choix du niveau d'analyse adopté. De nombreux travaux se concentrent sur un

niveau d'analyse unique. Ainsi, ils peinent à rendre compte des interactions entre les

niveaux. Notre approche se pose comme une tentative de répondre en partie à cette

limite. En e�et, nous avons souligné le caractère multi-niveaux du discours dans et

autour de l'organisation (voir chapitre 2).

En cohérence avec cette caractéristique du discours, notre recherche met en

évidence l'interaction entre les niveaux de l'individu, du groupe et de l'organisa-

tion. Nous identi�ons qui sont les individus qui produisent des textes. Nous mon-

trons que ces individus forment des groupes homogènes � nous parlerons de coa-

litions de discours �, lesquels s'a�rontent pour déterminer le discours dominant

de l'organisation. Si notre approche est multi-niveaux, nous pensons toutefois que

notre principale contribution se situe au niveau du groupe, dans la mise en évidence

de ces coalitions de discours.

En outre, nous envisageons la relation entre le niveau organisationnel et le niveau

sociétal d'analyse. En e�et, nous pensons que ce qui se passe dans le cadre d'une

organisation particulière, permet de suspecter l'existence d'une tendance générale.

6. Ce point est largement explicité au chapitre 3

4.2. Exposé des méthodes de recherche | 205

Ainsi, l'étude d'un cas particulier peut être considéré comme un procédé de veille

sociétale : �ce qui s'est produit ici pourrait bien se reproduire là : soyons vigilants�,

peuvent se dire les décideurs.

Après avoir justi�é nos choix méthodologiques, nous proposons à pré-

sent un exposé détaillé des méthodes et techniques concrètes mises en

oeuvre.

4.2 Exposé des méthodes de recherche

Cette seconde section élabore une réponse à cette question incontournable : `com-

ment avons-nous procédé, concrètement, pour aboutir à nos conclusions ?'. L'objec-

tif est de rendre compte de la � chaîne d'évidence � (Yin, 2003), c'est-à-dire des

liens explicites entre les questions de recherche posées, les données collectées et les

interprétations construites en réponse à ces questions. Nous nous sommes attaché à

maintenir cette traçabilité du processus méthodologique.

Nous organisons cette section en deux temps.

D'abord, nous abordons les aspects relatifs à l'accès aux données. Nous discutons

de la sélection du cas de Saint-Pré-le-Paisible, avant de détailler notre démarche de

collecte de données, au sein et à propos de ce terrain de recherche.

Par la suite, nous exposons nos méthodes d'exploitation des données collectées.

Pour les deux catégories de données (textuelles et contextuelles), nous commençons

par spéci�er les critères retenus pour leur traitement, destiné à les réduire ; nous

expliquons ensuite nos choix d'analyse des données condensées, destinée à les com-

prendre.

4.2.1 Accès aux données

L'accès aux données est une problématique de première importance. Il conditionne

la faisabilité d'un projet de recherche et joue un rôle déterminant dans la validité des

206 | Chapitre 4. Une démarche d'analyse critique de discours pour découvrir qui fait la stratégie

résultats. Cette problématique suppose de repérer un terrain qui paraisse a priori

susceptible d'apporter un éclairage nouveau sur le phénomène examiné, à savoir

en l'occurrence la construction sociale de la stratégie par le discours. Elle suppose

également que le chercheur puisse recueillir les données nécessaires dans de `bonnes'

conditions.

4.2.1.1 Sélection du terrain

Pour Phillips & Hardy (2002), le choix d'un terrain de recherche répond à des consi-

dérations de deux ordres. D'une part, le terrain doit être pertinent vis-à-vis de la

question centrale et du cadre théorique retenu pour l'appréhender et la décliner

en sous-questions plus opérationnelles (considérations théoriques). D'autre part, un

terrain intéressant sur le plan théorique peut s'avérer plus ou moins pratique. Ainsi,

des considérations pratiques peuvent également intervenir dans le choix du terrain.

a. Considérations théoriques. Le chapitre 3 laisse transparaître, en �ligrane, en

quoi la commune de Saint-Pré-le-Paisible constitue un terrain prometteur sur le

plan de la production théorique. En cela, ce cas a été sélectionné selon dans une

logique d'échantillonnage théorique (Eisenhardt, 1989; Phillips & Hardy, 2002) :

nous sommes allés là où nous pensions pouvoir trouver des éléments de réponses à

nos questions de recherche.

En particulier, l'épisode stratégique du Plan Local d'Urbanisme a donné lieu à

une importante controverse, à l'origine d'une production exceptionnelle de textes,

par un grand nombre de praticiens. Ainsi, ce terrain présente la qualité d'être � trans-

parent �, au sens où cette controverse est immédiatement apparente (Eisenhardt,

1989; Phillips & Hardy, 2002).

Plus spéci�quement, le fait que les opposants au PLU aient remporté les élections

municipales de 2008 contre l'équipe historique `d'entente communale' porteuse de

ce PLU, nous a convaincu de la pertinence de se demander qui fait la stratégie. En

e�et, en refusant de se plier aux exigences de certaines parties prenantes, l'équipe

4.2. Exposé des méthodes de recherche | 207

sortante a �nalement signé son arrêt de mort 7.

Ainsi, le pouvoir qu'on prête traditionnellement aux dirigeants n'est �nalement

pas si évident. Ils sont parfois à la merci de pouvoirs obscurs 8. Le décideur réel,

celui qui fait e�ectivement la stratégie, n'est pas celui que l'on voit prendre les

décisions (les apparences sont trompeuses). Plus exactement, l'organe de direction

(ici, le conseil municipal) ne décide que dans la mesure où il se soumet aux acteurs

qu'il représente et aux intérêts que ceux-ci perçoivent comme étant les leurs.

Autrement dit, les dirigeants ne décident pas. Plus exactement, ils dirigent

aussi longtemps que ceux qu'ils représentent croient qu'ils servent leurs intérêts. Les

dirigeants doivent donc créer l'adhésion, de ceux qu'ils représentent, à leur vision

stratégique. Pour cela, ils peuvent par exemple (ab)user de l'asymétrie d'informa-

tions née de leur position privilégiée. Quel que soit les ressources mobilisées, il s'agit

d'in�uencer ceux qui les ont mandatés, en parvenant à les persuader de ce qui consti-

tue leur propre intérêt. Dans un contexte qui paraît parfois éloigné, mais qui nous

semble au contraire voisin, des dirigeants élus au su�rage universel peuvent, de la

même manière, élaborer un discours pour construire les intérêts des citoyens (ou,

d'un point de vue plus critique, pour leur dicter leurs propres intérêts).

Un bon exemple réside dans le raisonnement suivant, tenu par l'équipe `d'entente

communale' pour justi�er le projet de lotissement contenu dans le PLU :

Prémisses :La construction d'un nouveau lotissement permettra d'attirer de nouveaux couplesde périurbains.Ces nouveaux couples auront des enfants, ce qui permettra de maintenir les e�ectifsscolarisés.Si nous voulons éviter une fermeture de classes (maternelle, primaire, élémentaireet/ou moyenne), une condition nécessaire est de maintenir les e�ectifs scolarisés.Prémisses implicites :Nous voulons sauver l'école communale.En cas de regroupement pédagogique, celui-ci ne se réaliserait pas dans les locauxde notre commune.Conclusion :

7. Rappelons que la campagne électorale a porté essentiellement, pour ne pas dire exclusivement,sur les désaccords à propos du PLU. La liste d'opposition dite `village authentique', est d'abord� explicitement � une liste d'opposants au PLU. Les textes produits pas ces opposants avaienttoujours le PLU pour objet.

8. Que nous examinons en partie dans cette thèse.

208 | Chapitre 4. Une démarche d'analyse critique de discours pour découvrir qui fait la stratégie

C'est l'intérêt collectif de la commune de construire un nouveau lotissement.

Comme pour tout autre raisonnement, la conclusion n'est valide que si les pré-

misses vont vraies. Toutefois, valide ou non, cet � acte de langage � peut également

être réussi (ou non) (Austin, 1991), s'il produit l'e�et recherché : construire l'inté-

rêt des citoyens, destinataires du texte. Des conclusions fausses ou hypothétiques

peuvent ainsi être tenues pour vraies, et inversement. Mais le soutien (ou le rejet)

d'un projet stratégique par une majorité ne signi�e pas que le projet soit bon (ou

mauvais) (Boudon, 2001).

Le pouvoir des dirigeants dépend donc, en partie, de leur aptitude à produire

un discours réussi, c'est-à-dire in�uent. Le fait que l'épisode stratégique du PLU

ait donné lieu à une production inhabituelle de textes, non seulement par le conseil

municipal, mais surtout par ses détracteurs, nous a convaincu de la pertinence d'en-

visager notre question centrale sous l'angle de l'analyse critique de discours, en tant

qu'arrière-plan théorique. La défaite de l'équipe `d'entente communale' est le résul-

tat d'une bataille politico-médiatique, dont l'arme-clé est le discours façonné par un

ensemble de textes. C'est pourquoi il est essentiel d'identi�er qui exactement ont

été les producteurs de ces textes et quelles ressources ils ont utilisé pour gagner de

l'in�uence à travers ces textes. Ainsi, nous aurons une meilleure connaissance des

praticiens impliqués dans la fabrique de la stratégie.

A l'évidence, d'un point de vue méthodologique cet a�rontement par discours

interposés signi�e qu'une très bonne source de données discursives s'est présentée à

nous. Cette production spontanée de nombreux textes constitue une raison supplé-

mentaire de sélectionner Saint-Pré-le-Paisible, dans le cadre d'une recherche sur le

rôle du discours dans la pratique de la stratégie.

En somme, le choix de la commune de Saint-Pré-le-Paisible nous semble cohérent

avec les objectifs de notre recherche.

b. Considérations pratiques. Au-delà des opportunités théoriques o�ertes par

le cas, se posent des considérations pratiques. Celles-ci s'articulent autour d'une

4.2. Exposé des méthodes de recherche | 209

réalité : la commune de Saint-Pré-le-Paisible m'est familière 9. Outre le fait qu'il

s'agisse de ma commune natale, je suis notamment le �ls du maire en exercice de

1995 à 2008 (dont l'équipe soutient majoritairement le PLU, mais se déchire et subit

la défaite de 2008). Par ailleurs, bien que je ne réside plus à Saint-Pré-le-Paisible

depuis plus de dix ans, j'y suis régulièrement en visite et je demeure inscrit sur

la liste électorale locale. Comme on le sait bien, dans une commune rurale tout le

monde se connaît de près ou de loin. Cette situation ambiguë soulève des questions

méthodologiques � suis-je neutre et objectif ? � auxquelles il nous faut répondre.

Il nous paraît essentiel de clari�er notre positionnement vis-à-vis du terrain. Nous

nous attachons à montrer comment cette recherche béné�cie de cette connaissance

préalable du terrain, tout en maîtrisant les risques méthodologiques qui en découlent.

Au titre de ces limites, les implications de notre positionnement sur la collecte des

données sont discutées plus loin. Après une période d'hésitation, nous avons pris

conscience que les opportunités sont supérieures aux risques : connaissant ces risques,

nous sommes mieux armés pour les maîtriser.

Une opportunité imprévue. Notre première inscription en thèse remonte au

1er octobre 2007. A cette date, notre projet de thèse se positionnait dans la conti-

nuité de notre mémoire de master. Ce projet prévoyait de poursuivre le travail

commencé, avec les mêmes terrains (qui n'incluaient pas Saint-Pré-le-Paisible). A

quel moment, alors, avons-nous jugé qu'il serait pertinent de repenser le projet pour

nous concentrer sur le cas unique de cette commune ?

L'opportunité que représentait le cas de Saint-Pré-le-Paisible ne s'est révélée

à nos yeux qu'après le constat de la défaite de l'équipe historique aux élections

municipales, le 09 mars 2008.

Certes, avant cette date, nous avions connaissance du projet de PLU (initié dès

juin 2004, rappelons-le). Nous savions également que l'équipe historique subissait

une critique de plus en plus forte à ce sujet. Nous avions lu, avec un intérêt ordi-

naire, quelques uns des textes di�usés publiquement par certains habitants opposés

9. J'emploie ici la première personne du singulier pour souligner mon implication personnelle.

210 | Chapitre 4. Une démarche d'analyse critique de discours pour découvrir qui fait la stratégie

au PLU. Mais nous n'avions pas su apprécier, à leur juste valeur, la portée de ces

textes et la qualité de la stratégie discursive dont ils étaient la manifestation obser-

vable. Ces textes étaient compréhensibles : ils re�étaient des inquiétudes légitimes.

Mais certains habitants voyaient, derrière ces textes, une mascarade politique : selon

ces habitants, en dépit de leurs arguments (essentiellement écologiques) les oppo-

sants agissaient � plus pour le maintien de leur confort que [par] réelle sensibilité

écologique � 10. En conséquence, ces textes n'ont pas été pris au sérieux. Ainsi, à

cette époque nous étions loin d'envisager de les analyser.

Mais c'est alors qu'à la surprise générale (voir chapitre 3), la liste d'opposition

remporte les élections. En d'autres termes, c'était une erreur que de ne pas avoir pris

les textes des opposants au sérieux. En e�et, ces textes ont été le principal levier

de leur action. Par conséquent, s'ils ont remportés les élections, c'est en grande

partie grâce à ces textes et, plus généralement, grâce à leur stratégie discursive

(Fairclough, 2005b). L'idée d'analyser cette stratégie commençait à faire sa place

dans notre esprit.

Cette idée est devenue encore plus prégnante à la lecture d'un communiqué du

maire sortant :

� J'interprète cette rupture [entre l'équipe municipale sortante et la majoritéde la population de Saint-Pré-le-Paisible] en partie comme un désaccord avecnos projets, en particulier ceux inscrits dans notre PLU, mais aussi, pour unepartie non négligeable, comme le résultat d'agissements peu conformesaux principes de base de la vie démocratique pendant la campagne élec-torale, et qui ont porté préjudice à la liste d'entente communale �.(Extrait du communiqué prononcé le 14 mars 2008 par le maire sortant lors de l'ins-tallation du nouveau conseil municipal, gras ajoutés).

Cette analyse n'engage que le maire sortant et nous ne la prenons en aucune

façon à notre compte. Nous n'en retenons qu'une idée simple et impartiale : le

maire sortant estime que l'action des détracteurs du PLU a fait une di�érence sur

la fabrique de la stratégie ; or, l'essentiel de cette action se ramène à une production

de textes ; donc, le cas de Saint-Pré-le-Paisible convient bien à la recherche que nous

voulons mener.

Ce point de vue du maire sortant trouve un appui, quoiqu'indirect, dans le juge-

10. Extrait d'un article de presse quotidienne régionale, daté du 05 juillet 2008 (voir annexe .24).

4.2. Exposé des méthodes de recherche | 211

ment ultérieur du tribunal administatif (TA, 30 juin 2009). En e�et, parmi d'autres

arguments pour justi�er leurs actions contre le PLU, les requérants avaient a�rmé,

à plusieurs reprises dans leurs textes, que le document d'urbanisme était � entaché

d'illégalité �. Mais, par la suite, le TA a jugé le PLU conforme au droit.

Certes, le TA ne fait que dire le droit : par exemple, il ne dit pas si le PLU

respecte ou non l'environnement, mais s'il respecte ou non les dispositions légales

supposées garantir la protection de l'environnement 11. .

Mais ce jugement peut, malgré tout, inciter certains électeurs à se demander s'ils

n'ont pas accordé le béné�ce du doute à l'équipe � village authentique �, alors que

ce béné�ce revenait en �n de compte à l'équipe � d'entente communale �. Ont-ils été

in�uencés ? En e�et, ce doute a été construit discursivement à travers les textes et

les actes (tels que les recours judiciaires) de praticiens dont l'identité est �oue : d'un

côté, ils s'érigent eux-mêmes en défenseurs de l'environnement, d'un autre côté, le

maire sortant les réduit à des déviants (qui auraient commis des � agissements peu

conformes � aux règles sociales) ; mais que nous disent les faits objectifs quant à leur

identité et, partant de ces faits, une représentation de leur identité apparaît-elle plus

réaliste que les autres ?

Ainsi, nous retenons des propos du maire sortant, que le jugement du spectateur

impartial (Smith, 1999) a peut-être été mis à mal par le jugement du spectateur

partial. C'est ainsi que le cas de Saint-Pré-le-Paisible rejoint notre première question

de recherche. � Qui produit des textes ? � : le spectateur impartial ou le spectateur

partial ?

En somme, l'épisode stratégique du PLU de Saint-Pré-le-Paisible représente une

opportunité d'étudier les praticiens et leur contribution à la formation de la stratégie,

à travers leurs pratiques discursives. Les caractéristiques de ce terrain nous ont donc

poussé à reformuler nos questions de recherche de façon à les ajuster à celles soulevées

par cette situation particulière.

11. Voir aussi plus haut.

212 | Chapitre 4. Une démarche d'analyse critique de discours pour découvrir qui fait la stratégie

Notre familiarité avec le terrain présente un double avantage. D'une part, elle

garantit une voie d'accès rapide aux données nécessaires. D'autre part, elle nous

permet de mieux cibler les données à collecter, pour les besoins d'une triangulation

(Yin, 2003). Ces aspects relatifs à la collecte des données sont envisagés plus bas.

Au préalable, il faut noter que le choix de Saint-Pré-le-Paisible comporte des risques

méthodologiques, liés à cette familiarité. Nous en rendons compte à présent.

Un risque de partialité. Le lecteur se sera peut-être posé la question suivante :

notre démarche est-elle objective, comme nous l'avons annoncé à la section 4.1.1.2 ?

Nous rendons compte ici des accusations de partialité qui nous ont été adressées (ou

qui pourraient nous être adressées à l'avenir). Ces accusations posent la question

de l'existence de biais a�ectifs (Journé, 2008, par exemple).Nous organisons cette

discussion sous la forme d'un jeu de questions-réponses.

� `Comment le �ls du maire sortant pourrait-il contredire son père, et

donner raison à ses détracteurs ?'

Notre position est ambiguë parce qu'elle suggère immédiatement un parti pris.

Nous sommes donc exposés à des accusations de partialité.

Nous réa�rmons ici notre idéal d'objectivité. L'objectivité implique de recon-

naître qu'il existe des limites à l'interprétation (Fleetwood, 2005). Pour cet auteur,

ces limites sont souvent �xées par la matérialité des objets envisagés (2005, p.201).

En d'autres termes, l'objectivité passe par la dé�nition d'indicateurs objectifs, fac-

tuels, pour appréhender les objets. Par exemple, le lieu de résidence est un indicateur

objectif permettant d'identi�er un individu. De même, la présence (ou l'absence)

dans un texte d'arguments en faveur de la protection de l'environnement, est un in-

dicateur objectif de la mobilisation (ou non) du discours écologique. La candidature

d'un individu à une élection est un indicateur objectif de l'intérêt de cet individu à

gagner les électeurs à sa cause.

Dès lors que nous nous appliquons à respecter ce principe matérialiste pour

construire nos interprétations, le risque de partialité est sous contrôle. Le seul

fait d'entretenir des relations familiales ou amicales avec des acteurs politiquement

4.2. Exposé des méthodes de recherche | 213

engagés ne remet pas en cause notre capacité à prendre du recul et à porter un

regard objectif sur une situation de gestion. Si les enjeux du PLU sont potentielle-

ment importants pour la commune, pour l'intercommunalité et pour les acteurs qui

représentent ces territoires, de notre point de vue Saint-Pré-le-Paisible est d'abord

un terrain qui convient aux objectifs de cette thèse.

� � Sans faire une psychanalyse facile, votre attachement à [Saint-Pré-

le-Paisible] vient de votre attachement à votre père. [...]. Mais pensez

tout de même qu'il n'y a pas que lui sur terre � 12.

Cet appel à la prudence soulève deux types de questions. D'une part, sommes-

nous libres de nos interprétations (notion d'� attachement �) ? D'autre part, choisir

Saint-Pré-le-Paisible � une `petite' commune rurale � est-ce manquer d'ambition

(� il n'y a pas que lui sur terre �...) ?

La première question revient à la situation précédente : il nous a semblé possible,

dans notre ré�exion, de faire abstraction des liens naturels et sociaux que nous avons

avec certains acteurs du terrain. Plutôt que de nous concentrer sur les personnes

elles-mêmes, nous nous intéressons aux statuts, aux rôles, aux intérêts et aux discours

de ces personnes. Nous le faisons en ayant recours à des indicateurs objectifs (ce qui

apparaîtra par la suite).

On peut ajouter que nous n'avons pas contractualisé avec le terrain. Nous nous

situons dans une approche � oblative � (Baumard et al., 2003, p.247-248). Cet � es-

prit de don �, caractérisé notamment par le fait que le terrain n'attend strictement

rien en retour de notre travail, a été particulièrement visible lorsque l'ancien secré-

taire de mairie nous a proposé, spontanément, de nous recevoir près de deux heures,

à son domicile, dans l'après-midi du... 31 décembre 2009. Ce type de relations de

con�ance n'aurait pas été possible si nous n'avions pas été perçus comme `sympathi-

sants' de l'équipe `d'entente communale'. Or, à nouveau, cette sympathie ne remet

pas en cause notre capacité à nous détacher des interprétations des acteurs. En re-

12. Cette citation est tirée d'un e-mail qui nous a été adressé alors que nous envisagions la possi-bilité de concentrer notre ré�exion sur le cas de Saint-Pré-le-Paisible. Malgré la forme surprenantede ce message au premier abord, nous avons jugé utile de le prendre au sérieux.

214 | Chapitre 4. Une démarche d'analyse critique de discours pour découvrir qui fait la stratégie

vanche, ces interprétations nous ont aidés à construire notre projet de recherche, par

exemple en portant notre attention vers une conception critique de la production de

textes, en tant que pratique visant à in�uencer la formation de la stratégie.

Quant à savoir si choisir Saint-Pré-le-Paisible, c'est manquer d'ambition, la ques-

tion se comprend aisément. La réponse que nous apportons peut prendre, pour point

de départ, cette option suggérée par Mignon (2009) :

� Sans revenir au capitalisme paternaliste du XIXe siècle ou caricaturer de façon

naïve les modes de fonctionnement des moyennes entreprises patrimoniales, on

peut se demander si ces dernières, souvent pourvoyeuses d'emploi, souvent moins

gourmandes en capitaux, et moins rivées sur leurs résultats trimestriels n'o�rent

pas des modèles de management alternatifs méritant ré�exion. � (Mignon, 2009,

p.86).

Le choix de Saint-Pré-le-Paisible est à mettre en relation avec nos valeurs : une

commune rurale est digne du même intérêt qu'une multinationale. Plusieurs idées se

prêtent à cette conclusion. Premièrement, les enjeux de con�dentialité peuvent être

moindres et la disponibilité des acteurs plus grande sur ce type de terrain, ce qui

permet une ouverture aux chercheurs que des entreprises plus classiques peuvent

parfois plus di�cilement se permettre. Deuxièmement, cette ouverture favorise la

constitution d'une base de données �ables, condition aussi essentielle à la construc-

tion d'une interprétation qu'à la validation d'une hypothèse. Troisièmement, plus

une organisation est complexe et plus les ressources nécessaires pour atteindre un

degré confortable de saturation théorique (Eisenhardt, 1989) augmentent. Quatriè-

mement, certaines problématiques managériales rencontrées par les élus des quelque

34.000 communes françaises de moins de 3500 habitants 13 sont certainement com-

parables à celles rencontrées par d'autres qu'eux.

En somme, Saint-Pré-le-Paisible cumule les avantages : (1) les portes sont ou-

vertes, c'est une occasion à saisir, (2) les données sont assez faciles d'accès, (3) la

situation de gestion (l'élaboration du PLU d'une commune de 627 hectares) est

13. Environ 21.300 communes comptent moins de 500 habitants, 6700 communes comptent entre500 et 1000 habitants, 6000 communes comptent entre 1000 et 3500 habitants.

4.2. Exposé des méthodes de recherche | 215

simple et bien délimitée et (4) le cas est original au sens où les communes (a fortiori

rurales) ont fait l'objet d'un nombre relativement limité de travaux, alors même

qu'elles sont susceptibles d'apporter un éclairage nouveau sur des problèmes de ges-

tion.

En dé�nitive, si des aspects d'ordre relationnel nous ont permis d'avoir connais-

sance des événements survenus à Saint-Pré-le-Paisible, ce sont bien les aspects scien-

ti�ques qui sont à l'origine du choix de ce terrain parmi d'autres.

Après avoir envisagé les aspects relatifs à la sélection du terrain, nous abordons

notre travail de constitution d'une base de données.

4.2.1.2 Collecte des données

S'agissant de mettre en oeuvre une analyse critique de discours et suivant Fairclough

(2005b, 2009), deux types de données sont nécessaires. Nous avons non seulement

collecté des textes (données discursives), mais également des données de contexte

(données non-discursives). Rappelons que le contexte fournit des indications néces-

saires à l'interprétation des textes (Girin, 1990, voir chapitre 2).

Nous présentons nos trois sources de données. Notre base de données contient des

textes produits `naturellement' par les praticiens, ainsi que des documents o�ciels

relatifs à l'épisode stratégique du PLU. Ces deux sources de données permettent

d'identi�er, respectivement, les données discursives et les données non-discursives.

Par ailleurs, de nombreux articles de presse complètent cette base de données. Cette

troisième source se positionne principalement comme un outil de triangulation, mais

elle a également permis de repérer et de préciser des faits ou des propos tenus, dont

les autres sources ne rendaient pas compte.

Les données contenues dans cette base évoquent parfois des aspects précis de la

vie de la commune, dont certains auraient été di�ciles à saisir sans un complément

d'informations. Dans ce cas, notre proximité avec le terrain nous a permis d'obte-

nir rapidement le complément d'informations nécessaire, sur la base de discussions

informelles.

216 | Chapitre 4. Une démarche d'analyse critique de discours pour découvrir qui fait la stratégie

a. Des textes `naturels'. Les textes produits `naturellement' par les praticiens,

c'est-à-dire ceux qui sont apparus indépendamment de notre présence sur le terrain,

sont généralement considérés comme une meilleure source de données pour une ana-

lyse de discours (Phillips & Hardy, 2002, p.70-71). Plus spéci�quement, ces textes

spontanés révèlent comment des praticiens utilisent e�ectivement la production de

textes, en tant que pratique quotidienne permettant d'exercer une in�uence sur la

fabrique de la stratégie.

Notre préférence pour ces `textes naturels' découle de notre posture critique et,

en particulier, du principe de ré�exivité (Reisigl & Wodak, 2009, voir chapitre 2).

Ce principe rappelle qu'à travers sa présence sur le terrain et ses interactions avec

les praticiens, le chercheur peut avoir une in�uence sur les phénomènes qu'il observe.

Pour l'éviter, l'existence de textes `naturels' est une opportunité : elle nous permet

de minimiser nos interactions (entretiens,...) avec les praticiens.

Outre ces considérations générales, notre positionnement vis-à-vis du terrain

(voir plus haut) présente deux risques qui nous ont décidés à ne pas e�ectuer d'en-

tretiens : un risque éthique et un risque de con�ance.

Le risque éthique découle du fait qu'étant le �ls du maire sortant, les praticiens

peuvent m 14'identi�er en que tel, plutôt qu'en tant que chercheur. Cela créé une

situation déséquilibrée dans laquelle les partisans du PLU me perçoivent (par asso-

ciation) comme un allié voire un ami, tandis que les détracteurs me voient comme

un adversaire. Il faut comprendre que l'intensité de la controverse favorise ces consi-

dérations manichéennes. L'ambiguïté perçue quant à mon positionnement met les

praticiens � partisans comme détracteurs du PLU � dans l'embarras. En dépit

du caractère embarrassant de la situation, certains praticiens peuvent accepter une

demande d'entretien, pour la seule raison qu'ils ne veulent pas la refuser. Cela pose

à nos yeux un problème éthique, relatif au consentement des interlocuteurs.

Le risque de con�ance se situe plutôt du côté des détracteurs du PLU. Ils peuvent

percevoir une demande d'entretien comme une tentative d'obtenir des informations,

pour les retransmettre ensuite aux partisans du PLU. Une prudence légitime peut

14. Il nous semble plus naturel de parler ici à la première personne du singulier.

4.2. Exposé des méthodes de recherche | 217

donc les pousser, soit à refuser l'entretien, soit à l'accepter mais au prix d'une auto-

censure que nous ne pouvons évaluer. Ainsi, il nous serait impossible d'évaluer la

�abilité des propos tenus.

En somme, il nous a semblé préférable d'avoir recours à d'autres sources de don-

nées, d'émergence spontanée (textes naturels). A notre avis, mener des entretiens

n'était pas une nécessité pour cette recherche. Ce qu'il nous faut savoir compte

tenu de nos objectifs, ce n'est pas ce que les praticiens disent lors d'entretiens créés

arti�ciellement, en retrait de leur action ordinaire. Nous devons savoir ce que les pra-

ticiens communiquent aux autres praticiens dans le cours naturel de la fabrique de la

stratégie. Ces informations se trouvent dans les textes naturels, auxquels l'ensemble

des acteurs du terrain ont été exposés.

Dans le cadre de l'épisode du PLU, des textes naturels sont apparus sous trois

formes di�érentes : (1) sous la forme de documents écrits, (2) sous la forme de propos

tenus oralement et (3) sous la forme de requêtes et de mémoires communiqués par

les praticiens au Tribunal Administratif dans le cadre des actions en justice évoquées

au chapitre 3.

Documents écrits. Les textes naturels qui ont été le plus largement di�usés

ont pris la forme de documents écrits. Il s'agit essentiellement de tracts, de lettres

ouvertes, de courriers adressés à la mairie, de bulletins municipaux et de pages

Internet. Ces supports partagent la même caractéristique de di�user publiquement

leur contenu. Cette caractéristique constitue une opportunité pour la collecte de

données. Le contexte des élections municipales de mars 2008 explique la plus forte

concentration de tracts di�usés entre juin 2007 et mars 2008 (propagande électorale).

Nous avons pu obtenir, par l'intermédiaire du maire sortant, une copie de nom-

breux textes écrits di�usés dans la commune. Concrètement, ces textes avaient été

distribués dans les boîtes aux lettres des habitants. Lorsque nous avons choisi, après

les élections de mars 2008, d'étudier le cas de Saint-Pré-le-Paisible, le maire sortant

s'est employé à retrouver un exemplaire de ces textes écrits. Il nous les a alors trans-

218 | Chapitre 4. Une démarche d'analyse critique de discours pour découvrir qui fait la stratégie

mis, au fur et à mesure qu'il les retrouvait, tantôt à l'occasion d'une visite ordinaire

et tantôt par courrier électronique.

Il est clair ici qu'en dépit des risques liés à notre positionnement vis-à-vis du ter-

rain, celui-ci a été un atout pour la collecte des textes écrits. En e�et, cette proximité

nous permettait d'obtenir rapidement tout texte manquant. Par exemple, nous avons

parfois pu constater qu'un texte écrit nous manquait, parce qu'un article de presse

en faisant mention, ou encore parce qu'il en était question dans une discussion in-

formelle,.... Il se trouvait presque toujours quelqu'un qui avait conservé le texte en

question, pour nous permettre de compléter notre base de données. Grâce à cette

proximité, il est très invraisemblable qu'un texte écrit signi�catif ait pu échapper à

notre méthode de collecte.

Cependant, le constat que certains textes nous avaient échappé dans un premier

temps, nous a fait nous rappeler qu'à l'évidence, il n'était pas question de nous

contenter des e�orts de nos informants.

La curiosité nous a poussé à e�ectuer une recherche sur Internet. Celle-ci a permis

de recenser plusieurs tracts, dont nous ignorions encore l'existence (notamment sur

le site de l'Association Paysages d'Alsace). Il semble que ceci s'explique par le fait

que ces textes écrits dataient du début de l'épisode du PLU, soit une époque où

personne ne les avait pris au sérieux.

Cette recherche en ligne a également permis d'identi�er un site Internet créé par

la liste � village authentique �, sur lequel les opposants réunissent les nombreux ar-

guments qu'ils mettent en avant pour critiquer le PLU. Ce site est toujours accessible

(janvier 2011) 15.

Pour a�ner la constitution de notre base de données, nous avons classé chaque

document écrit selon le positionnement de son auteur : partisans du PLU, détrac-

teurs du PLU, neutres. Ce travail de classement visait à organiser le traitement

ultérieur des textes. Il nous a également permis de véri�er que nous disposions, dans

des proportions équivalentes, de textes produits tant par les partisans que par les

15. Nous ne communiquons pas le lien, par souci de con�dentialité.

4.2. Exposé des méthodes de recherche | 219

détracteurs du PLU. Ce faisant, nous avons pu véri�er que les textes écrits collectés,

rendent bien compte du discours plus général véhiculé par chaque praticien impliqué

dans la controverse. Dans la restitution de nos résultats (chapitres 5 et 6), nous citons

pour l'essentiel les textes écrits, qui se prêtent particulièrement bien à d'éventuelles

réplications et que nous sommes en mesure de fournir au lecteur intéressé dans leur

état d'origine. Les propos oraux et les communications aux Tribunal Administratif

renferment peu d'éléments qui ne sont pas déjà contenus dans les textes écrits. Ils

restent toutefois indispensables à notre e�ort de triangulation des sources.

On peut remarquer, ici, que les opposants ont été plus nombreux et plus actifs

que les partisans, en matière de di�usion de textes écrits. Nous n'avons pas quanti�é

cette di�érence de volume de textes produits. Nous n'avons pas non plus envisagé

ses conséquences sur la fabrique de la stratégie. Il s'agit d'une limite relative. La ré-

pétition fréquente d'un message convaincant peut certainement contribuer à obtenir

l'adhésion de la cible de la communication. Quoi qu'il en soit, dans notre examen

des conditions susceptibles de favoriser l'hégémonie d'un discours (troisième question

de recherche), nous nous sommes concentrés sur ce qui permet au message d'être

convaincant du point de vue de sa forme et de son contenu, et non de sa fréquence.

Ainsi, notre collecte de données a été organisée de façon à permettre un examen

des aspects qualitatifs de la production de textes : quels thèmes sont abordés de

façon récurrente, quel ton est employé, quels procédés rhétoriques sont mobilisés,

mais aussi quels canaux des communications sont utilisés (tracts déposés en boîte

aux lettres, tracts remis en main propre, site internet, etc.). Ces éléments sont relatifs

au � genre � (Fairclough, 2005b) des praticiens, compris comme leur façon d'agir, y

compris en l'occurrence la forme de leur communication (voir aussi plus loin).

Propos oraux. Opposants ou partisans du PLU, les acteurs ont également

produit des textes naturels à l'oral.

Outre leurs di�érents textes écrits, les opposants ont également approché les

habitants par la voie du démarchage (`porte-à-porte'), notamment au moment de

collecter des signatures pour leur pétition contre le PLU. On peut concevoir qu'à

220 | Chapitre 4. Une démarche d'analyse critique de discours pour découvrir qui fait la stratégie

cette occasion, ils ont échangé oralement avec les habitants. Dans le cadre d'une

analyse de discours, il est intéressant d'observer que les opposants ont eu recours à

cette façon d'agir. Il s'agit en e�et d'un des canaux par lesquels leurs textes ont été

di�usés. En ce sens, les détracteurs du PLU font preuve d'une certaine originalité

dans leur communication. La pratique du démarchage n'est pas utilisée par l'équipe

`d'entente communale'.

Nous ignorons le contenu exact des conversations occasionnées par ces démar-

chages. Nous n'avons pas cherché à nous joindre aux détracteurs du PLU pour obser-

ver cette pratique. Toutefois, nous nous en sommes fait une idée, indirectement, en

écoutant les questions de certains habitants à l'occasion de réunions publiques (voir

ci-dessous). Certaines questions suggèrent que ce démarchage a surtout été utilisé

pour sensibiliser la population aux enjeux du PLU. Par exemple, un riverain de la

zone prévue pour le nouveau lotissement s'inquiétait de la possibilité qu'une nouvelle

route soit construite, ce qui aurait pour e�et d'augmenter le tra�c routier devant sa

propriété (c'est ce qu'on lui a dit). Objectivement, ce que l'on peut a�rmer, c'est

uniquement que le règlement du PLU n'interdit pas cette possibilité. Remarquons

qu'il ne le prescrit pas non plus. Par ailleurs, l'équipe `d'entente communale' a nié

envisager la construction d'une route à cet endroit. Ce point illustre bien la pro-

blématique de l'asymétrie d'information que nous avons soulignée précédemment :

dans l'incertitude, cet habitant a autant de raisons d'adhérer au discours des dé-

tracteurs (`une route sera construite ici' ) qu'à celui des partisans du PLU (`nous ne

construirons pas de route ici' ).

Outre ces démarchages, l'un des détracteurs du PLU a organisé, en juin 2007,

une visite guidée du site forestier prévu pour l'implantation du nouveau lotissement.

Nous nous y sommes rendus, à l'époque par curiosité et parce que nous nous trou-

vions alors dans la commune, presque par hasard. A cette occasion, trois personnes

qui allaient se dévoiler progressivement comme trois des principaux détracteurs du

PLU (dont le nouveau maire élu en 2008), étaient notamment présentes. Nous avons

pris quelques notes : nous pensions possible que certains propos puissent alimenter

nos travaux de master recherche alors en cours, portant sur le changement organi-

4.2. Exposé des méthodes de recherche | 221

sationnel. Un propos représentatif de ce qui a été dit durant cette visite d'une durée

d'environ une heure, fut celui-ci : � tout est illégal en ce qui concerne le zonage du

projet touristique �. A ce moment, le recours contre le PLU n'est pas encore déposé

et, à nouveau, les habitants présents peuvent di�cilement être sûr que le PLU est

parfaitement légal : ils peuvent croire qu'il est illégal.

Ainsi, les propos tenus oralement par les opposants n'apparaissent pas fonda-

mentalement di�érents de ceux véhiculés à l'écrit dans leurs tracts : ils attirent

l'attention des habitants en faisant part de leurs inquiétudes légitimes pour l'ave-

nir de la commune. Nous verrons que, souvent, ils vont assez loin dans la critique

qu'ils font du PLU et, plus généralement, de l'action passée et présente de l'équipe

d'entente communale. Ce faisant, ils expriment leur sentiment que le PLU n'est pas

conforme à la mission de la municipalité : satisfaire les besoins de la population

locale.

En outre, les opposants ont organisé une réunion publique (le 26 juin 2007) à

laquelle nous avons assisté. On peut noter que les partisans du PLU étaient largement

absents de cette réunion, en partie parce que le tract annonçant cette réunion avait

été sélectivement distribué dans les boîtes aux lettres. A cette occasion, les propos

tenus par les opposants étaient comparables à ceux di�usés dans leurs documents

écrits.

Quant à l'équipe `d'entente communale', elle communique préférentiellement par

voie orale. Cela relève d'un choix. En e�et, dans la délibération du 01 juin 2004

(prescription de l'élaboration du PLU), la municipalité a décidé que la concertation

avec les habitants prendrait la forme d'une � exposition permanente, à la mairie �

, d'un � registre [...] a�n que la population puisse exprimer ses ré�exions sur les

éléments exposés � et de �réunions publiques d'information � (voir annexe .3).

C'est plus spécialement à travers notre présence à deux réunions publiques (le

23 février 2006 et le 14 novembre 2007), que nous avons pu nous forger un avis sur

le discours mobilisé par les partisans du PLU, ainsi que sur le ton et le style qu'ils

privilégient pour défendre leur point de vue. Les propos tenus par les partisans � en

premier lieu ceux du maire sortant � ont été largement retranscrits dans la presse

222 | Chapitre 4. Une démarche d'analyse critique de discours pour découvrir qui fait la stratégie

locale (voir plus bas).

Communications au Tribunal Adminstratif. Nous avons évoqué au chapitre

3 que les opposants ont intenté un ensemble d'actions en justice, à l'encontre du

PLU et d'arrêtés consécutifs (autorisation de défrichement, permis de lotir).

Nous avons pu obtenir une copie du texte du recours pour excès de pouvoir,

présenté collectivement au Tribunal Administratif, le 21 février 2008, par quatre

acteurs : deux habitants de Saint-Pré-le-Paisible, Antoine Waechter et la présidente

de l'Association Paysages d'Alsace. Ce texte, lui aussi `naturel', reprend sensiblement

les mêmes propos que ceux identi�és dans les documents écrits évoqués plus haut,

en les regroupant et en les détaillant davantage.

De même, nous disposons d'une copie du mémoire en défense, rédigé par l'avocat

de la commune de Saint-Pré-le-Paisible et daté du 4 février 2008, qui fait suite au

recours en référé déjà déposé le 4 janvier 2008 par les quatre mêmes acteurs. Ce

texte reprend les arguments mis en avant par l'équipe `d'entente communale' pour

justi�er le PLU et les projets qu'il contient.

En�n, suite à la victoire de l'équipe d'opposition aux municipales de 2008, d'une

curieuse façon les opposants au PLU se retrouvent en procès les uns contre les

autres. Ainsi, la nouvelle municipalité remercie l'avocat de la commune (mandaté

par la municipalité précédente), adoptent une nouvelle ligne de défense, et déposent

un nouveau mémoire auprès du Tribunal Administratif, daté du 10 juin 2009. Nous

disposons également de ce texte, qui à nouveau reprend la même argumentation que

celle déjà identi�ée à travers les documents écrits évoqués plus haut.

Les documents écrits, les propos oraux et les communications au Tri-

bunal Administratif permettent une triangulation par les sources de don-

nées. Cette triangulation fait ressortir une forte convergence, ce qui nous

conforte quant à la valeur méthodologique des textes `naturels' dispo-

nibles pour l'analyse de discours.

4.2. Exposé des méthodes de recherche | 223

b. Des documents o�ciels. Les textes `naturels' sont insu�sants pour mener

une analyse critique de discours. Cette analyse requiert des données contextuelles,

qui sont nécessaires à l'interprétation de ces textes (Girin, 1990).

Au titre de cette connaissance du contexte, nous disposons de quatre ensembles

de données.

L'intégralité du Plan Local d'Urbanisme. Nous avons pu obtenir une co-

pie intégrale des documents constitutifs du PLU. Ceux-ci incluent, notamment, le

rapport de présentation, le Plan d'Aménagement et de Développement Durable

(P.A.D.D.), le règlement et le document graphique. S'y ajoutent une copie d'une

étude environnementale réalisée par un cabinet indépendant, ainsi qu'un document

complémentaire précisant les orientations d'aménagement relatives au secteur prévu

pour la zone touristique et de loisirs. L'ensemble de ce dossier représente environ

250 pages. Ces contenus permettent une bonne prise de connaissance de la commune

(histoire, identité, géographie,...).

Ce dossier, et tout spécialement le rapport de présentation, a été utilisé en �-

ligrane dans le chapitre 3, pour présenter la commune de Saint-Pré-le-Paisible au

lecteur. Le chapitre 3 o�re ainsi une synthèse du contenu du PLU.

Deux raisons nous portent à considérer le PLU comme un support

`neutre', et non comme un texte produit par l'équipe `d'entente commu-

nale'.

D'une part, le PLU a été réalisé en collaboration avec l'ADAUHR (une agence

spécialisée indépendante). Une collaboratrice de cette agence a ainsi adressé un e-

mail à la mairie de Saint-Pré-le-Paisible (daté du 18 février 2008), dans le contexte

des actions en justice. Elle y con�rme que l'élaboration du PLU a fait l'objet d'un

travail concerté entre la commune et l'ADAUHR. Nous disposons d'une copie de cet

e-mail.

D'autre part, le PLU est l'objet de la controverse entre ses partisans et ses dé-

tracteurs. Certes, les opposants contestent le diagnostic stratégique fait par l'équipe

`d'entente communale', c'est-à-dire son interprétation des faits constatés et rappor-

224 | Chapitre 4. Une démarche d'analyse critique de discours pour découvrir qui fait la stratégie

tés dans le PLU. Mais, à notre connaissance, aucun acteur ne conteste ces faits. Ainsi,

ces faits peuvent être considérés comme des données contextuelles (non-discursives).

Par exemple, constatant que depuis l'an 2000, la population communale stagne, les

uns estiment cette situation anormale (concluant à l'insu�sance de logements neufs

qui permettraient d'attirer les péri-urbains), les autres l'estiment normale (concluant

que la hausse du prix des carburants pénalise l'attractivité de Saint-Pré-le-Paisible,

commune rurale éloignée des lieux de travail). Quelle que soit la `bonne' interpréta-

tion à en faire, le fait objectif demeure : la population stagne.

Les principales délibérations du conseil municipal. L'épisode stratégique du

PLU est jalonné de délibérations du conseil municipal. Nous avons pu obtenir une

copie des trois principales d'entre elles (voir annexes .3, .4 et .5).

Ces délibérations comportent au moins trois ensembles d'informations utiles.

Premièrement, elles permettent de valider les dates qui dé�nissent les sous-périodes

dans l'élaboration du PLU.

Deuxièmement, elles contiennent des indications sur les motivations et intentions

du conseil municipal, ainsi que sur leur évolution. Par exemple, la délibération du 1er

juin 2004 ne prévoyait pas que la concertation avec le public prendrait la forme de

nombreux articles de presse ; celle du 23 novembre 2007 place ces articles en tête de

l'énumération rétrospective des moyens de la concertation. Cette évolution suggère

une perte de contrôle de la situation.

Troisièmement, parce que les délibérations font l'objet d'un vote par les conseillers

municipaux, elles fournissent un indicateur de la cohésion au sein même de l'équipe

`d'entente communale'. Ainsi, le 19 janvier 2007 lorsque le conseil municipal arrête

le projet de PLU, 14 conseillers votent `pour' et l'un d'entre eux 16, s'abstient. Le

23 novembre 2007, le PLU est �nalement approuvé par 10 voix `pour' et 5 voix

`contre' 17. Cette évolution rend compte du renversement progressif de la situation

16. La délibération, que nous avons rendue anonyme, précise de qui il s'agit (vote au scrutinpublic).17. Vote au scrutin public. Il nous est impossible de dire avec certitude qui s'est opposé. Toutefois,

certains conseillers ont di�usé des textes hostiles au PLU, ce qui laisse peu de doute sur le faitqu'ils ont probablement voté `contre'.

4.2. Exposé des méthodes de recherche | 225

politique, c'est-à-dire de la domination progressive du discours des opposants au

PLU.

Deux noti�cations de jugement. Nous avons rappelé plus haut que les oppo-

sants ont intenté plusieurs actions en justice. Dans le chapitre 3, nous avons a�rmé

que les arguments avancés par les opposants au PLU n'étaient pas fondés. Nous

avions précisé que cette a�rmation n'était pas notre conclusion, mais celle du Tri-

bunal Administratif qui avait rejeté la totalité des recours.

Nous disposons d'une copie de deux noti�cations de jugement, toutes deux da-

tées du 30 juin 2009, adressées par le Tribunal Administratif à la société porteuse

du projet de parc touristique et de loisirs 18. La première noti�cation rejette la re-

quête visant l'annulation de l'autorisation de défrichement accordée par le préfet du

Haut-Rhin à la société porteuse du projet. La seconde rejette en bloc les requêtes

visant (1) l'annulation de la délibération du conseil municipal du 23 novembre 2007

(approbation du PLU) et (2) l'annulation de l'autorisation de lotir accordée par le

maire de Saint-Pré-le-Paisible à la même société.

A�n d'asseoir notre argument selon lequel les textes des opposants avancent des

informations fausses, nous relevons ici quelques expressions récurrentes dans les deux

noti�cations de jugement :

� Considérant que les conclusions présentées [...] ne sont pas recevables [...] �.

� [...] les requérants ne sont pas fondés à soutenir que [...] �.

� [...] contrairement à ce que soutiennent les requérants [...] �.

� [...] il ne ressort pas des pièces du dossier que [...] �.

� [...] la seule référence à [...] ne su�t pas à démontrer la réalité des risques

allégués �.

� [...] les dangers ainsi invoqués ne sont pas établis �.

Deux remarques permettent de montrer l'intérêt de ces données.

D'une part, le fait d'accepter les conclusions du Tribunal Administratif ne revient

en aucun cas, pour nous, à prendre position contre les opposants. En revanche, cela

18. Dans l'ensemble des procédures, la société porteuse de ce projet et la commune sont toutesdeux du côté de la défense � elles partagent d'ailleurs le même avocat.

226 | Chapitre 4. Une démarche d'analyse critique de discours pour découvrir qui fait la stratégie

nous permet d'a�rmer, en toute neutralité, que certains textes des opposants sont

écrit avec plus de passion que de raison.

D'autre part, la connaissance de ces jugements, qui sont intervenus 15 mois après

la victoire des opposants aux municipales de 2008, heurte notre esprit critique. En

e�et, on peut se demander quelle aurait été l'issue des élections municipales, si ces

jugements avaient été connus avant celles-ci, et non 15 mois après. Le lecteur nous

accordera probablement que les textes des opposants n'auraient pas eu la même

in�uence sur les électeurs, si ces derniers avaient eu connaissance des conclusions du

tribunal au moment de voter.

La question reste de savoir si les requérants savaient (ou non) que leur argu-

mentation était mal fondée. Cette hypothèse est plausible, dans la mesure où des

acteurs expérimentés, tels qu'Antoine Waechter et l'association Paysages d'Alsace,

habitués à ester en justice, connaissent vraisemblablement les limites des procédures

judiciaires, ainsi que la manière d'en tirer pro�t quel qu'en soit le verdict.

Le droit fondamental d'accès au juge peut faire l'objet d'un usage détourné,

au service d'une stratégie d'acteurs. Ceci s'apparente à une procédure abusive et

constitue, à notre avis, un � problème social � (Fairclough, 2009) qu'une analyse

critique peut (et doit) chercher à résoudre. Le problème de gestion correspondant

est celui de la prise de pouvoir illégitime 19, mais légale, d'une partie prenante ou

d'un groupe de pression, sur la direction de l'organisation.

Ainsi, nous pointons du doigt l'éventualité qu'à Saint-Pré-le-Paisible,

des acteurs partiaux aient utilisé la production de textes pour parvenir

à leurs �ns � faire barrage aux projets contenus dans le PLU �, en

altérant le jugement des � spectateurs impartiaux � (Smith, 1999).

Cette idée implique que l'hypothèse d'impartialité des opposants au PLU pro-

ducteurs de textes soit préalablement réfutée. Ceci précise le sens de notre première

question de recherche : qui produit des textes ? Cette idée implique ensuite d'exami-

ner comment ces praticiens utilisent la production de textes pour tenter d'in�uencer

19. Illégitime, c'est-à-dire (ici) contraire à notre vision de l'éthique de la participation citoyenneou, plus généralement, du management participatif.

4.2. Exposé des méthodes de recherche | 227

la stratégie (seconde question de recherche).

Des données statistiques et d'archives. En�n, notre base de données rela-

tives au contexte est complétée par des informations statistiques. Des informations

telles que l'évolution du nombre d'habitants ou de la composition socio-professionnelle

de la commune, par exemple, sont faciles à véri�er sur le site Internet de l'INSEE.

De façon analogue, les résultats des di�érentes élections à Saint-Pré-le-Paisible

(synthétisés dans le tableau 3.8 au chapitre 3) sont présentés sur la base des données

obtenues sur le site du Ministère de l'Intérieur 20.

c. Des articles de presse. L'épisode du PLU de Saint-Pré-le-Paisible a été large-

ment couvert par la presse locale. Dans la mesure où les articles publiés par les deux

quotidiens régionaux, nous avons concentré notre collecte sur l'un d'eux, à savoir les

Dernières Nouvelles d'Alsace (D.N.A.).

A partir d'une recherche par mots-clés sur le service des archives des D.N.A.,

nous avons recensé 40 articles relatifs au PLU, parus entre novembre 2005 et juillet

2009. Une plus forte concentration d'articles a été repérée entre juin 2007 et mars

2008, comme le montre la �gure 4.3. Cette période correspond non seulement à la

campagne électorale, mais également à une période-clé de l'élaboration du PLU,

celle de l'enquête publique débouchant sur l'approbation dé�nitive du document

d'urbanisme.

20. http://www.interieur.gouv.fr/sections/a_votre_service/elections/resultats.

228 | Chapitre 4. Une démarche d'analyse critique de discours pour découvrir qui fait la stratégie

Figure 4.3 � Articles relatifs au PLU parus dans les Dernières Nouvelles d'Alsace, par

date de parution.

Ces articles de presse complètent la base de données, à la fois textuelles et contex-

tuelles. En e�et, les journalistes ne se contentent pas de rapporter les propos des

acteurs impliqués. Ils fournissent également des explications sur le contexte géné-

ral, permettant à des lecteurs moins impliqués de comprendre ce qui se passe à

4.2. Exposé des méthodes de recherche | 229

Saint-Pré-le-Paisible.

d. Synthèse des sources. Le tableau 4.1 fournit une synthèse des données collec-

tées, triées par sources.

Sources de données. Sous-ensembles. Données collectées.

Textes ‘naturels’. Documents écrits. 16 tracts. 8 bulletins municipaux. 1 lettre ouverte. 1 note de synthèse. 4 courriers. 2 e-mails. 1 site Internet.

Propos oraux. 3 réunions publiques. 1 visite guidée sur site.

Communications au Trib. Admin. 1 recours pour excès de pouvoir. 2 mémoires en défense.

Documents officiels. PLU intégral. Rapport de présentation. P.A.D.D. Règlement Document graphique Etude d’impact environnemental Rapport spécifique (zone touristique)

Délibérations du conseil municipal. 5 délibérations.

Notifications de jugement. 2 notifications.

Données statistiques et d’archives. Site INSEE. Site Ministère de l’Intérieur. Site Région Alsace. Site Préfecture du Haut-Rhin.

Articles de presse. Dernières Nouvelles d’Alsace. 40 articles.

Tableau 4.1 � Synthèse des données par source.

En dé�nitive, cette pluralité dans les sources de données permet, d'une part, de

collecter les données textuelles et contextuelles indispensables et, d'autre part, de

trianguler les données pour accroître notre con�ance vis-à-vis de la qualité du corpus

disponible pour l'analyse de discours.

Soulignons à nouveau que ces sources de données se caractérisent par l'absence

relative d'entretiens. Ceux-ci sont généralement considérés comme une source de

données inadéquate pour une analyse de discours, dans la mesure où les textes

produits dans le cadre d'interviews ne peuvent prétendre avoir jouer un rôle dans la

fabrique de la stratégie (Phillips & Hardy, 2002). Nous avons expliqué plus haut les

raisons qui nous ont décidé à ne pas e�ectuer d'entretiens formels.

230 | Chapitre 4. Une démarche d'analyse critique de discours pour découvrir qui fait la stratégie

Le fait de ne pas avoir e�ectué d'entretiens formels ne signi�e pas que nous nous

désintéressions des praticiens. En fait, ce qui nous intéresse, c'est ce qu'ils ont dit

publiquement et qui a pu avoir une in�uence sur la fabrique de la stratégie, et non

ce qu'ils pensent et qu'ils auraient pu nous dire dans le cadre d'entretiens.

C'est donc par d'autres biais que nous sommes allés, en un sens, à la rencontre

des praticiens. Nous avons observé leur pratique et, à travers cette pratique, c'est

les praticiens eux-mêmes que nous avons observés. Leur identité, leur culture, leurs

intérêts, leur façon d'être et de penser,... transparaissent dans les textes qu'ils pro-

duisent spontanément dans le cadre de leur pratique. Pour le dire autrement, les

textes naturels servent d'indicateurs pour appréhender les praticiens.

Néanmoins, nous nous sommes entretenus ponctuellement avec di�érents prati-

ciens.

Notre proximité avec le maire sortant nous a été utile pour béné�cier de l'e�et-

miroir (Savall & Zardet, 2004). Même s'il est indiscutablement un partisan du PLU,

nous avons apprécié son souci de nous voir mener une analyse d'intention objective.

Pour les partisans du PLU, l'intérêt de cette thèse est de fournir une compréhension

objective de leur échec à faire la stratégie de la commune. Le maire sortant a donc

tout intérêt à prendre lui-même du recul au moment de nous donner ses impressions

quant à nos interprétations.

Nous avons également rencontré l'ancien secrétaire de mairie (démissionnaire en

mars 2008). Il est lui aussi un partisan du PLU, proche du maire sortant. Nous ne

l'avons pas rencontré pour nous entretenir avec lui, mais pour obtenir une copie

du dossier du PLU et de délibérations du conseil municipal. A cette occasion, pos-

térieure aux élections municipales de 2008 � c'était l'après-midi du 31 décembre

2009 21 �, nous avons néanmoins discuté des événements relatifs au PLU. Nous

n'avons pas tenu compte de cette discussion. Nous avons tout juste constaté que le

secrétaire n'a pas fait mention de praticiens, d'événements ou de textes que nous

ignorions.

En�n, nous avons ponctuellement échangé avec d'autres praticiens, partisans ou

21. Date que l'on retient aisément.

4.2. Exposé des méthodes de recherche | 231

détracteurs. En ce qui concerne les détracteurs du PLU, nous avons notamment ren-

contré l'organisation de la visite guidée du site forestier prévue pour l'implantation

du lotissement (voir aussi plus haut). D'autres praticiens étaient présents lors de

cette visite et c'est tout naturellement que nous avons discuté. Mais ces discussions

n'ont pas d'intérêt direct pour notre recherche, si ce n'est celui de constater que les

praticiens n'évoquent rien dont il ne soit pas déjà question dans les textes naturels.

En somme, nous estimons que cette collecte de données nous a menés au seuil de

saturation théorique (Eisenhardt, 1989). En matière d'analyse de discours, la satu-

ration se dé�nit moins comme l'arrivée au point où le chercheur cesse de trouver de

nouvelles informations, mais plutôt à celui où il estime disposer des données su�-

santes pour élaborer une argumentation intéressante (Wood & Kroger, 2000, d'après

Phillips & Hardy (2002)). Les deux dé�nitions correspondent à notre sentiment vis-

à-vis de notre collecte de données.

A présent, nous rendons compte de l'exploitation que nous avons faite de ce

corpus de données.

4.2.2 Exploitation des données

Disposant d'une base de données satisfaisante, la question est de savoir comment

traiter et analyser ces données.

Les traitements et analyses que nous mettons en oeuvre ont pour objectif �nal

de construire une réponse à nos trois sous-questions de recherche (identi�ées au

chapitre 2). Cela reviendra à proposer une réponse à notre question centrale : qui

fait la stratégie ?

Cet objectif implique d'élaborer des techniques spéci�ques à notre projet de

recherche, de manipulation et d'analyse de données. Nous nous sommes toutefois

appuyés sur les recommandations de plusieurs auteurs travaillant dans le champ

de l'analyse (critique) de discours (Phillips & Hardy, 2002; Vaara & Tienari, 2005;

Fairclough, 2009; Vaara, 2010a).

Vaara (2010a, voir aussi Vaara & Tienari (2005)) propose une démarche d'analyse

232 | Chapitre 4. Une démarche d'analyse critique de discours pour découvrir qui fait la stratégie

critique de discours en quatre étapes (�gure 4.4).

Etape 1

Définition/évolution des questions de

recherche

Etape 2

Lecture synthétique des textes

(traitement)

Etape 3

Lecture analytique des textes

(analyse)

Etape 4

Résultats et généralisations

Traduit et adapté de Vaara (2010a, p.224).

Figure 4.4 � L'analyse critique de discours : un processus abductif.

Les chapitres 1 et 2 ont satisfait à la première étape de cette démarche (dé�nition

des questions de recherche). Les auteurs proposent une analyse des textes en deux

temps. Ils recommandent de commencer (étape 2) par une première lecture, que

nous quali�ons de synthétique, de l'ensemble des textes collectés. Il s'agit en fait

d'e�ectuer un travail de traitement des données, dont l'objectif est de repérer les

données qui seront pertinentes pour la recherche, dans la mesure où le chercheur

se fait peu à peu une idée de ce qu'il faut vraisemblablement s'attendre à trouver

(Vaara & Tienari, 2005). Une sélection de textes fait alors l'objet d'une seconde

lecture, approfondie, que nous quali�ons d'analytique (étape 3). Le chercheur se met

en quête des éléments qui lui permettront de construire une réponse à ses questions

de recherche.

Suivant cette démarche, nous organisons cette section en deux temps. Nous en-

4.2. Exposé des méthodes de recherche | 233

visageons d'abord le traitement des données : la prise de connaissance de l'ensemble

des données, à la recherche de `clés de lecture' permettant de n'en garder que l'es-

sentiel. Nous rendons compte ensuite de la démarche mise en oeuvre pour mener

l'analyse approfondie des données textuelles et contextuelles.

4.2.2.1 Traitement des données

Le traitement des données vise à condenser l'information. Ceci implique de repérer

les aspects des données jugés pertinents au regard des questions de recherche.

A cette �n, suivant Vaara & Tienari (2005), nous avons étudié l'ensemble des

données (textuelles et contextuelles) à la recherche d'une réponse à la question du

cadrage : quel est le cadre adéquat pour comprendre ce qui se dit, ce qui se fait et ce

qui se passe ? (Girin, 2001).

Concrètement, nous avons déjà présenté deux aspects de ce cadre au chapitre 3 :

son extension spatiale et son extension temporelle (Girin, 1990), c'est-à-dire d'une

part les lieux où les événements se déroulent et qui sont a�ectés par le PLU et,

d'autre part, la période d'étude � l'épisode stratégique du PLU (Hendry & Seidl,

2003) de juin 2004 à la rupture politique de mars 2008 � qui s'inscrit elle-même

dans un contexte historique. Ainsi, le chapitre 3 réalise en lui-même le traitement des

données contextuelles. Les données condensées ont été synthétisées dans le tableau

3.2.

En revanche, nous avons laissé en suspens le troisième aspect fondamental de

toute situation : les praticiens (Girin, 1990). Tout au plus, nous savons qu'une

équipe inconnue jusqu'ici dite `pour un village authentique', s'oppose à l'équipe

historiquement établie dite `d'entente communale', à propos du PLU élaboré par

cette dernière. Nous avons suggéré, en présentant l'histoire de la commune, que

des acteurs écologistes jouent un rôle dans cette controverse : Antoine Waechter

et l'association Paysages d'Alsace. De même, nous avons montré que l'élaboration

d'un PLU mobilise d'une manière ou d'une autre de nombreux praticiens, à la fois

internes et externes à la commune. Mais nous sommes restés volontairement imprécis

à propos des praticiens, non seulement pour entretenir le suspense, mais aussi pour

234 | Chapitre 4. Une démarche d'analyse critique de discours pour découvrir qui fait la stratégie

deux autres raisons. D'une part, parce qu'il n'était pas nécessaire d'être plus précis

jusqu'ici. D'autre part, parce que les praticiens sont au centre de notre analyse des

données : comme nous l'avons souligné au chapitre 2, si la stratégie est socialement

construite par le discours, le discours quant à lui est produit par les praticiens à

travers leurs textes. Ce sont les praticiens qui font la stratégie, et nos questions de

recherche consistent à identi�er qui sont les plus in�uents d'entre eux (identité),

comment ils utilisent la production de textes pour le devenir (stratégie discursive),

et quels facteurs renforcent (ou atténuent) le pouvoir de ces textes.

C'est pourquoi, dans cette section, nous nous concentrons désormais sur la ques-

tion des praticiens.

Nous avons procédé en deux étapes.

Une première étape a consisté en un repérage des praticiens qui jouent

un rôle-clé dans l'épisode du PLU.

A ce titre, notre lecture synthétique des données débouche sur une distinction

entre deux catégories de praticiens : ceux qui produisent des textes et ceux dont on

peut s'étonner du fait qu'ils n'en produisent pas (ou seulement de façon anecdotique).

Certes, il découle de notre cadre théorique qu'un praticien ne peut être consi-

déré comme stratège que s'il produit des textes. Néanmoins, cela peut surprendre

que des praticiens dont c'est le rôle formel de faire la stratégie, restent largement

silencieux. Dans le cas de Saint-Pré-le-Paisible, nous pensons plus spéci�quement à

certains élus des échelons supra-communaux (communauté de communes, canton,

syndicat intercommunal chargé du SDAU) qui se sont très peu exprimés quant à

leur positionnement vis-à-vis du PLU de Saint-Pré-le-Paisible. La commune s'ins-

crit pourtant dans les territoires plus vastes qu'ils administrent, chacun à leur niveau.

Une conséquence importante découle de ce constat : l'analyse de l'identité et de

la stratégie discursive des acteurs n'est pas réductible à l'identi�cation des discours

qu'ils véhiculent dans leurs textes (puisque tous n'en produisent pas).

4.2. Exposé des méthodes de recherche | 235

Dans une seconde étape, nous avons alors cherché à déterminer les

critères qui permettent de cerner l'identité et la stratégie discursive des

praticiens.

A nouveau, notre lecture synthétique des données con�rme la pertinence de re-

tenir trois critères (pré-identi�és déductivement comme suit) pour caractériser les

praticiens.

Dans une approche d'analyse critique de discours, un premier critère s'impose

naturellement : le discours.

Le(s) discours mobilisé(s) par un praticien dans ses textes permettent, en par-

tie, d'appréhender son identité, à travers la manière dont il se représente le PLU.

D'une manière générale, un praticien peut construire une représentation favorable

ou défavorable au PLU. En pratique, produire un texte revient à prendre position

vis-à-vis du PLU et, donc, des autres praticiens producteurs de textes. Cela permet

bien d'identi�er les praticiens, aussi bien dans l'absolu (tel praticien est soit pour,

soit contre le PLU) que relativement les uns aux autres (en étant pour ou contre

le PLU, tel praticien est soit plutôt l'allié, ou soit plutôt l'opposant, de tel autre

praticien). A travers les textes qu'il produit, un praticien se construit lui-même sa

propre identité.

Ce premier critère ne rend pas compte du fait que certains élus supra-communaux,

pourtant investis d'une position sociale de stratège, restent muets en ce qui concerne

le PLU. Plus généralement, se demander qui produit des textes porte à s'interro-

ger sur les raisons qui poussent un praticien à produire des textes (ou à ne pas en

produire).

En cohérence avec notre cadre théorique, la lecture synthétique des données per-

met de retenir l'idée que les praticiens sont motivés par la défense de leurs intérêts.

Ceux qui s'invitent dans la controverse le font, non seulement parce qu'ils en ont

le droit, mais aussi parce qu'ils ont un intérêt à défendre. De même, ceux dont on

s'étonne du silence se taisent par intérêt. Par exemple, l'échéance des élections can-

tonales (dont les dates coïncidaient en 2008 avec celles des élections municipales)

236 | Chapitre 4. Une démarche d'analyse critique de discours pour découvrir qui fait la stratégie

explique que certains candidats à ces élections � notamment le président de la com-

munauté de communes � ne ressentent pas l'intérêt de prendre position ouvertement

à propos du PLU s'ils peuvent y échapper.

Ainsi, l'intérêt des praticiens explique leur décision de produire (ou non) des

textes. Il permet également de mieux appréhender l'identité des producteurs de

textes : l'identité réelle d'un praticien peut être di�érente de celle qu'il se construit

à travers les textes qu'il produit. Dans ses textes, un praticien peut minimiser tel

intérêt qu'il a à agir, et mettre plutôt l'accent sur tel autre intérêt.

L'intérêt doit donc impérativement être retenu comme second critère d'analyse

des données, caractérisant les praticiens. A ce titre, le repérage des intérêts implique

une lecture symptomatique des textes (Porter Abbott, 2002) : il s'agit de lire `entre

les lignes', en recherchant les `non-dits' (Vaara & Tienari, 2005). L'objectif est de

découvrir des intérêts dissimulés derrière les mots.

En�n, nous pensons qu'il est nécessaire de s'intéresser au genre, c'est-à-dire à

la façon d'agir des praticiens (Fairclough, 2005b, 2009). A l'inverse d'une lecture

`entre les lignes', il s'agit de se concentrer sur ce qui est dit et sur la façon de le dire.

Par exemple, à l'inverse des `non-dits', un texte peut contenir des `trop-dits', tels

que des hyperboles ou d'autres �gures de rhétorique, procédés argumentatifs, etc.

Ces usages de la langue ont pour objectif d'interpeller le lecteur, de le faire réagir,

de le � mani�uencer � (Chalvin, 2001) ; par conséquent, une lecture critique doit

suspecter la �nalité stratégique de ces usages.

En dé�nitive, le traitement des données, consistant en une lecture synthétique

des données, fait ressortir trois critères qui constitueront les axes de l'analyse des

données : discours, intérêts et genre des praticiens.

4.2.2.2 Analyse des données

Pour rendre compte de l'analyse des données, nous abordons des considérations

théoriques et pratiques. Les premières nous permettent de veiller à la cohérence de

l'analyse avec le cadre de l'approche dialectique-relationnelle. Les secondes rendent

compte de la manière dont nous avons procédé concrètement à l'analyse critique des

4.2. Exposé des méthodes de recherche | 237

discours : quels outils, connaissances, méthodes et de techniques avons-nous utilisés ?

a. Considérations théoriques : ré�exion sur l'analyse. Notre analyse critique

de discours s'appuie sur les principes de l'approche dialectique-relationnelle, déve-

loppée par Fairclough (2005b, 2009). Nous avons vu que cette approche insiste sur

la nécessité d'établir une distinction entre deux niveaux de réel social en interac-

tion : le niveau des événements (de l'action, de la pratique quotidienne) et celui

des structures institutionnalisées (voir chapitre 2). Les structures institutionnalisées

contraignent l'action quotidienne sans jamais la déterminer totalement.

Cette distinction appelle deux observations importantes.

D'un côté, les praticiens ont toujours la possibilité, à un moment ou à un autre, de

déroger aux règles et routines prescrites par les structures intra-organisationnelles.

Ainsi, il y a une part d'intentionnalité dans l'action, qui permet aux praticiens

d'entreprendre de remettre en cause l'ordre établi. Un exemple simple est celui des

dirigeants d'une organisation qui s'emploieraient à instituer une nouvelle stratégie,

un nouveau slogan, de nouvelles valeurs, etc. En ce sens, l'organisation émerge des

(inter)actions quotidiennes (approche ascendante).

D'un autre côté, toute organisation étant encastrée dans un environnement, les

praticiens sont confrontés à des structures sociétales sur lesquelles ils n'ont guère

d'emprise. Ils doivent s'y conformer. Un exemple simple est celui de l'évolution

du cadre légal. Un autre exemple est celui de l'institutionnalisation du discours

du développement durable, que les organisations (et les praticiens à l'intérieur de

celles-ci) peuvent di�cilement ignorer. En d'autres termes, il y a aussi une part de

déterminisme social dans la vie des organisations. Ici, l'organisation est le re�et de

la société (approche descendante).

Ainsi, nous avons envisagé notre travail d'analyse en deux temps, correspondant

à ces deux observations.

Dans un premier temps, nous nous sommes penchés sur l'intentionna-

lité des praticiens, c'est-à-dire sur leurs actions pour tenter d'in�uencer

238 | Chapitre 4. Une démarche d'analyse critique de discours pour découvrir qui fait la stratégie

la stratégie à travers la production de textes.

Nos deux premières sous-questions de recherche s'inscrivent dans cette idée d'in-

tentionnalité, selon laquelle les praticiens ont la capacité de transformer la stratégie,

à travers leur pratique (notamment discursive), conformément à l'approche pratique

de la stratégie.

Sur la base de l'identi�cation préalable des praticiens jouant un rôle-clé (voir

plus haut), nous avons cherché à caractériser chaque praticien selon les trois clés

de lecture retenues (discours, intérêt, genre). Nous veillons à montrer que cette

caractérisation découle bien des données.

Pour les trois indicateurs, notre analyse s'attache à examiner comment les don-

nées textuelles et contextuelles sont liées entre elles, conformément aux recomman-

dations méthodologiques de l'approche dialectique-relationnelle (Fairclough, 2005b,

2009).

Le repérage de l'intérêt des praticiens implique de distinguer les praticiens in-

ternes et externes à la commune. Concernant les praticiens internes, une localisation

géographique de la provenance des textes (lieu de résidence de l'auteur) apparaît par-

ticulièrement pertinente. Il était vraisemblable que les riverains des projets inscrits

au PLU, perçoivent ce document d'urbanisme comme une menace potentielle vis-

à-vis de leur intérêt ou, du moins, comme une source d'inquiétude su�sante pour

les motiver à produire des textes d'opposition. Concernant les praticiens externes,

rechercher leur intérêt consiste à identi�er ce qui, dans le contexte, explique qu'ils

s'invitent à Saint-Pré-le-Paisible (ou au contraire qu'ils s'en éloignent).

Le repérage des discours mobilisés par les praticiens dans leurs textes, ne peut se

faire indépendamment du contexte. La connaissance du contexte permet de mieux

identi�er le sens d'un propos, c'est-à-dire le discours qu'il véhicule. Nous avons sou-

ligné au chapitre 2 qu'un texte pose presque toujours un problème d'interprétation

au lecteur, lorsque celui-ci n'a pas connaissance du contexte. La référence à des don-

nées contextuelles o�re donc un moyen de valider une interprétation, plutôt qu'une

autre.

4.2. Exposé des méthodes de recherche | 239

Le repérage du genre qui caractérise l'action d'un praticien ou d'un groupe de

praticiens, fait lui aussi appel au contexte. Certes, la façon d'agir transparaît dans

les textes, à travers les modes d'argumentation, les �gures de style, le choix des

supports de la communication,.... Mais elle s'étend au-delà des textes. Par exemple,

la constitution d'une association de riverains, le recours aux procédures judiciaires,...

sont des moyens d'action qui complètent la rhétorique pour tenter d'accroître le

pouvoir d'in�uence d'un ensemble de textes. De même, comme nous l'avons déjà

évoqué, la connaissance du jugement du Tribunal Administratif permet de valider

certaines interprétations relatives au genre des opposants.

Dans un second temps, nous avons examiné les facteurs déterministes

qui conditionnent la constitution de la stratégie.

Notre troisième sous-question de recherche s'inscrit dans cette vision descen-

dante, selon laquelle la stratégie d'une organisation obéit à des forces déterministes

(Van de Ven & Poole, 1995).

Dans cette seconde étape de l'analyse des données, nous détournons notre atten-

tion des stratégies d'acteurs, pour examiner de plus près les données contextuelles

exposées au chapitre 3. A partir des faits constatés, nous avions émis un ensemble

de propositions. Certaines propositions laissent penser que le tournant stratégique,

pris par la commune suite à la rupture de 2008, n'est que la conséquence logique des

décisions passées et d'une mutation intervenue dans les structures sociétales. Par

exemple, l'a�ux de périurbains suite à la création d'un lotissement dans les années

1990 contribue à un renouvellement des attentes sociales qui, à lui seul, pourraient

expliquer un rééquilibrage des préférences électorales.

Dans cette seconde approche des données, il ne semble pas évident que la stratégie

discursive des opposants ait joué un rôle aussi décisif que ne le suggère l'approche

intentionnelle. Notre analyse s'attache donc à rendre compte de la place respective

des forces volontaristes et déterministes, dans la constitution de la stratégie.

240 | Chapitre 4. Une démarche d'analyse critique de discours pour découvrir qui fait la stratégie

b. Considérations pratiques : réalisation de l'analyse. Nous explorons la fa-

brique de la stratégie, et notamment les praticiens qu'elle implique, par le biais

d'une analyse critique de discours. Cette approche critique nous conduit à nous in-

téresser plus spéci�quement au caractère stratégique (Crozier & Friedberg, 1977),

intentionnel, de l'action des praticiens en général et de leur communication en par-

ticulier. Nous venons de souligner que cet intérêt pour l'intentionnalité ne détourne

pas pour autant notre attention de la part de déterminisme qui entre en jeu dans la

fabrique de la stratégie. Par exemple, nous verrons qu'un praticien impliqué dans une

controverse n'a pas toujours choisi d'y être impliqué. L'action peut être contrainte

plus ou moins fortement par des forces extérieures à l'individu, et c'est notamment

en ce sens qu'il est possible de contester l'idée que le dirigeant (qui fait l'acte de

prendre les décisions) est le pilote de l'organisation.

Nous présentons ici les principaux outils (qui peuvent être des connaissances,

des méthodes, des techniques,...) que nous mobilisons pour réaliser concrètement

cette analyse critique de discours. Cette présentation vise à � donner au lecteur

des moyens de sa critique � (Journé, 2008), en lui permettant notamment de mieux

comprendre l'exposé de nos résultats, détaillés aux chapitres 5 et 6.

Nous utilisons des outils d'analyse discursive et narrative dans le cadre de deux

étapes di�érentes d'analyse.

Un premier ensemble d'outils permet une première étape d'analyse. Celle-ci

consiste à explorer le corpus de données préalablement traitées, c'est-à-dire réduites

aux extraits nécessaires et su�sants au regard des critères exposés plus haut (dis-

cours, intérêts, genres). Nous parlons d'analyse `primaire'.

Une seconde étape d'analyse consiste à structurer les résultats de cette explo-

ration, à la fois pour mieux les présenter et pour les approfondir. Nous parlons

d'exploration `secondaire'. Certains des outils utilisés à cette �n sont d'usage com-

mun et n'appellent pas ici de présentation. C'est le cas des tableaux et schémas de

synthèse 'ordinaires', mais aussi des représentations imagées et allégoriques que le

lecteur découvrira par la suite. En revanche, nous avons également recours à deux

outils d'usage moins routinier : le carré sémiotique et le schéma actantiel (Greimas,

4.2. Exposé des méthodes de recherche | 241

1966). Pour comprendre l'usage que nous en faisons, une familiarisation avec leurs

principes de base est su�sante, mais nécessaire.

Outils pour l'analyse primaire des données. Notre analyse primaire des

données consiste à explorer les textes produits par les praticiens, dans le but de

comprendre qui sont ces praticiens producteurs de textes (première question de re-

cherche) et comment ils utilisent la production de textes pour tenter d'exercer une

in�uence sur la fabrique de la stratégie (deuxième question de recherche).

Les praticiens peuvent être envisagés comme des individus ou comme des groupes.

Un groupe peut produire des textes (en son nom propre), di�érents de ceux produits

par ses membres (en leur nom propre). Tous ces textes peuvent être analysés, dé-

cortiqués, au moyen des mêmes outils.

S'agissant d'e�ectuer une analyse critique des discours, nous nous appuyons sur

Reisigl & Wodak (2009) qui distinguent trois facettes d'une lecteur critique (traduc-

tion libre) :

1. La critique littérale des textes et des discours (text and discourse-immanent cri-tique). Le chercheur recherche des incohérences, des contradictions, des paradoxesou des dilemmes à l'intérieur même des textes produits par un praticien.

2. La critique relationnelle (socio-diagnostic critique). Le chercheur examine le ca-ractère `persuasif' ou `manipulateur' des textes et, plus généralement, des pratiquesdiscursives (canaux de communications utilisés,...).

3. La critique pro-active (future-related prospective critique). Le chercheur se proposede contribuer à l'amélioration des pratiques de communication : élaboration de guidespratiques pour l'élimination du langage sexiste, par exemple.

Il n'est pas possible de prévoir avec exactitude les usages que les praticiens vont

faire du langage, dans leur pratique. Pour cette raison, le protocole de recherche doit

être su�samment souple pour permettre au chercheur d'adapter les outils d'analyse

aux usages qu'il observe e�ectivement (Journé, 2005). Ces trois facettes d'une lecture

critique o�rent à notre avis cette souplesse : chacune renvoie à des outils di�érents.

La critique littérale peut s'appuyer, par exemple, sur une analyse lexicale ou sur

la logique, pour mettre à jour des champs lexicaux contradictoires ou des paralo-

gismes. Elle peut contribuer à l'identi�cation des thèmes et du style caractéristiques

d'un praticien.

242 | Chapitre 4. Une démarche d'analyse critique de discours pour découvrir qui fait la stratégie

La critique relationnelle fait appel à des connaissances linguistiques diverses (rhé-

torique, dialectique, théorie narrative,...) permettant de comprendre comment un

praticien tente de faire admettre ses arguments à ses contradicteurs et à ses audi-

teurs/lecteurs, et de contrer ceux de ses adversaires. Elle nécessite par ailleurs une

connaissance du contexte, permettant d'envisager comment les auditeurs sont sus-

ceptibles d'interpréter les textes (et d'adhérer ou non au discours qu'il véhicule).

La critique pro-active implique de porter un regard éthique sur une pratique

langagière, pour expliciter en quoi celle-ci pose un problème social et/ou organisa-

tionnel. Elle peut nécessiter, par exemple, une connaissance sur l'histoire de cette

pratique à travers le temps et l'espace.

Nous analysons les textes produits par les praticiens en adaptant les outils d'ana-

lyse selon le contenu et le sens de ces textes.

Outils pour l'analyse secondaire des données. Plusieurs auteurs recom-

mandent l'usage de matrices comme dispositifs permettant de faire apparaître les

résultats des analyses (Miles & Huberman, 2003; Nadin & Cassell, 2004). Il s'agit

de disposer les données, selon des dimensions à identi�er et à justi�er (ou d'autres

règles de disposition à dé�nir), de manière à clari�er l'origine des interprétations

faites par le chercheur. Ainsi, l'usage de matrice est une façon de s'assurer que la

chaîne d'évidence (Yin, 2003) ne soit pas rompu : les interprétations découlent des

dispositions, qui découlent des analyses `primaires', qui découlent elles-mêmes des

données préalablement collectées et traitées.

Nous utilisons, en tant que matrices de présentation des résultats de notre analyse

primaire, deux outils issus de la théorie narrative : le carré sémiotique et le schéma

narratif. Ces deux dispositifs ont été développés par Greimas (1966) 22. Nous en

exposons les éléments fondamentaux, pour faciliter la compréhension des matrices

présentées au chapitre 6.

22. Le lecteur intéressé trouvera une présentation synthétique et documentée sur le site http:

//www.signosemio.com.

4.2. Exposé des méthodes de recherche | 243

Le carré sémiotique � permet de ra�ner les analyses par oppositions en fai-

sant passer le nombre de classes analytiques découlant d'une opposition donnée de

deux (par exemple, vie/mort) à quatre (par exemple, vie, mort, vie et mort : un

mort-vivant, ni vie ni mort : un ange), huit voire dix � (Hébert, 2006). Un carré

sémiotique se représente généralement sous une forme schématique. Au-delà d'une

visualisation structurée des résultats d'une analyse, il permet au travers de ce ra�-

nement d'approfondir l'analyse.

Prenons un exemple. Supposons qu'un salarié d'une entreprise soit témoin d'une

fraude. Une manière d'étudier le comportement de ce salarié consiste à observer

et interpréter sa réaction : signaler la fraude ou ne pas la signaler. Par la suite

cependant, le chercheur envisagera peut-être l'idée que `ne pas signaler la fraude' ne

revient pas à la cautionner. De même, le salarié peut ne pas cautionner la fraude, sans

pour autant la signaler. Ainsi, d'une opposition initiale à deux termes (signale/ne

signale pas), l'analyse s'organise à présent autour de quatre idées (signale, ne signale

pas, cautionne, ne cautionne pas).

Le carré sémiotique constitue un outil systématique d'aide à l'analyse (comme

dans l'exemple). Il o�re également de visualiser cette analyse. Ainsi, l'exemple pré-

cédent peut se représenter schématiquement (�gure 4.5).

Figure 4.5 � Représentation d'un carré sémiotique.

L'essentiel pour comprendre l'usage que nous ferons du carré sémiotique par la

suite, est de comprendre que ses `axes' représentent des relations d'opposition. L'in-

térêt de faire apparaître des oppositions de ce type dépend du contexte d'utilisation

du carré sémiotique. Dans l'exemple ci-dessus, elles permettent de se rendre compte

244 | Chapitre 4. Une démarche d'analyse critique de discours pour découvrir qui fait la stratégie

que la réaction du salarié ne s'interprète pas comme une alternative entre `signaler'

ou `ne pas signaler'. Il y a trois interprétations di�érentes de la réaction d'un salarié

qui ne signalerait pas la fraude. Par la suite, le chercheur peut constituer un échan-

tillon d'individus, faire les analyses nécessaires pour positionner chacun d'entre eux

dans le carré sémiotique, puis tenter de comprendre ce qui di�érencie les groupes

d'individus qui apparaîtraient.

Dans le cas de Saint-Pré-le-Paisible, nous utilisons le carré sémiotique pour mieux

décrire les di�érentes raisons qui peuvent expliquer que des praticiens ont produit des

textes, alors que d'autres sont restés silencieux. Plus généralement, cela nous permet

de mieux comprendre qui produit des textes (première question de recherche).

Le schéma actantiel � permet de décomposer une action en six facettes ou

actants. (1) Le sujet (par exemple, le prince) est ce qui veut ou ne veut pas être

conjoint à (2) un objet (par exemple, la princesse délivrée). (3) Le destinateur (par

exemple, le roi) est ce qui incite à faire l'action, alors que (4) le destinataire (par

exemple, le roi, la princesse, le prince) est ce qui en béné�ciera. En�n, (5) un adjuvant

(par exemple, l'épée magique, le cheval, le courage du prince) aide à la réalisation

de l'action, tandis qu'un (6) opposant (par exemple, la sorcière, le dragon, la fatigue

du prince et un soupçon de terreur) y nuit. � (Hébert, 2006).

Comme le carré sémiotique, le schéma actantiel peut se représenter `schémati-

quement' (comme son nom l'indique). La �gure 4.6 présente un schéma actantiel

générique.

Le terme d'actants désigne grossièrement les acteurs. Greimas (1966) reconnait

la possibilité qu'un acteur `non humain' (un objet) puisse se comporter comme un

être humain. Par exemple, dans le discours d'un dirigeant `le plan stratégique' peut

jouer le rôle de `destinateur', c'est-à-dire de la force qui incite à mettre en oeuvre

telle ou telle action. Le plan stratégique est alors considéré comme un `acteur' de la

narration, au même titre les actionnaires (par exemple) l'auraient été s'ils avaient été

présentés comme les destinateurs de cette action. C'est pourquoi le terme d'`actants'

a été préféré à celui d'`acteurs'.

4.2. Exposé des méthodes de recherche | 245

Source : http://biblio.alloprof.qc.ca/PagesAnonymes/DisplayFiches.aspx?ID=3014

Figure 4.6 � Représentation d'un schéma actantiel.

Les termes originels désignant les catégories d'actants, appartiennent à un jar-

gon académique (parfois dit � etic �). Nous en proposons une `traduction' dans un

langage plus courant (parfois dit � emic �) (Boje, 2001), comme suit :

� Le sujet devient le (anti-)héros.� L'objet devient l'objectif.� Le destinateur devient le mobile.� Le destinataire devient le béné�ciaire.� Les opposants restent les opposants.� Les adjuvants deviennent les facilitateurs.

Ainsi, une narration raconte l'histoire d'un héros poursuivant un objectif et capable de

répondre aux questions `pourquoi cet objectif ?' (mobile) et `qui cela sert-il ?' (béné�ciaire).

Dans sa quête, le héros peut compter quotidiennement sur le soutien de facilitateurs, mais

il doit aussi surmonter les obstacles et les pièges tendus par des opposants.

Toute histoire réelle ou �ctive peut donner lieu à plusieurs versions, correspon-

dant à autant de narrations. Chaque narration peut être décrite au moyen du schéma

actantiel. Ainsi, à une histoire donnée ne correspond pas un schéma narratif unique,

mais autant de schémas narratifs qu'il y a de narrations de cette histoire. En fait,

le schéma narratif fait apparaître le discours que livre chaque narrateur à propos de

l'histoire qu'il raconte.

246 | Chapitre 4. Une démarche d'analyse critique de discours pour découvrir qui fait la stratégie

Dans le cas de Saint-Pré-le-Paisible, nous utilisons le schéma actantiel pour dé-

crire le discours des praticiens (considérés au niveau du groupe). Nous examinons

notamment dans quelle mesure leur discours évolue durant l'épisode du PLU. Nous

proposons une interprétation de ces évolutions.

Synthèse : de la théorie au terrain, et vice versa

A travers ce chapitre, nous avons exposé notre stratégie de recherche, ainsi que les

méthodes et techniques opérationnelles mises en oeuvre pour accéder aux données

et pour les exploiter.

Dans un e�ort pour justi�er nos méthodes de recherche, nous avons expliqué

les raisons de notre adhésion au réalisme critique. Cette posture est non seulement

prescrite par l'approche dialectique-relationnelle de l'analyse critique de discours,

mais elle est aussi conforme à notre façon d'être et de concevoir le monde et le rôle

de la recherche dans la société.

Le réalisme critique privilégie les méthodes qualitatives. Nous avons justi�é cette

préférence, de même que celle de nous concentrer sur l'étude de cas unique comme

cadre pour la réalisation d'une analyse critique de discours.

Par suite, nous avons exposé nos méthodes de recherche. Nous avons rendu

compte des raisons qui nous ont poussé à sélectionner la commune de Saint-Pré-

le-Paisible, comme terrain de recherche. Nous avons présenté les données recueillies,

en distinguant notamment les données textuelles (qui rendent compte des discours

des praticiens) et les données contextuelles (qui rendent compte des faits, c'est-à-dire

des réalités matérielles ou sociales). En�n, nous avons indiqué comment ces données

ont été traitées, puis analysées, pour aboutir à une réponse à notre question centrale :

qui fait la stratégie ?

Nous avons rappelé que cette question centrale se subdivise en trois sous-questions.

Celles-ci se di�érencient quant à la place qu'elles accordent aux praticiens dans une

compréhension de la formation de la stratégie.

4.2. Exposé des méthodes de recherche | 247

Les deux premières sous-questions admettent que les praticiens ont la capacité

d'in�uencer la stratégie à travers leurs pratiques (et que certains sont déterminés à y

parvenir). Notre approche se concentre sur une pratique particulière : la production

de textes. Qui produit des textes ? Comment ces praticiens utilisent-ils la production

de textes pour tenter d'in�uencer la stratégie ? Le chapitre 5 se concentre sur ces

questions.

A l'inverse, la troisième sous-question relativise le contrôle que les praticiens,

quels qu'ils soient, ont sur la stratégie. Elle suggère qu'un discours ne peut devenir

in�uent que sous certaines conditions, indépendantes de l'action présente des pra-

ticiens. Dans cette perspective, la stratégie suit une trajectoire tracée par l'action

combinée des décisions passées et des contraintes externes. Quelles conditions fa-

vorisent l'hégémonie d'un discours ? Le chapitre 6 se concentre sur cette question.

Dans une optique critique que nous revendiquons, les chapitres 5 et 6 s'attachent

également à identi�er les problèmes sociaux (et de gestion) qui découlent de la

découverte du nouveau visage du stratège dans l'organisation.

Troisième partie

RESULTATS ET INTERPRETATIONS.

Qui fait la stratégie ?Figures stratégiques et coalitions de discours.

INTRODUCTION• Remise en cause de la conception classique du dirigeant• Pertinence et enjeu d’une approche du pilote à base de

discours

PREMIERE PARTIE : PROJET DE RECHERCHEQui fait la stratégie ? Une perspective à base de discours

Chapitre 1L’approche pratique de la stratégie : qui pilote l’organisation ?

Chapitre 2Le discours dans la fabrique de la stratégie : une approche critique

DEUXIEME PARTIE : TERRAIN ET METHODES DE RECHERCHEQui fait la stratégie ? Le cas de la commune de Saint-Pré-le-Paisible

Chapitre 3Terrain de la recherche : la commune de Saint-Pré-le-Paisible

Chapitre 4Une analyse critique de discours pour découvrir le ‘pilote-en-pratique’

TROISIEME PARTIE : RESULTATS ET INTERPRETATIONSQui fait la stratégie ? Figures stratégiques et coalitions de discours

Chapitre 5Les figures stratégiques : les praticiens impliqués

Chapitre 6Les coalitions de discours : les praticiens influents

CONCLUSION

Chapitre 5

Les praticiens impliqués dans lafabrique de la stratégie : les

�gures stratégiques

Ce chapitre restitue les résultats de notre travaild'identi�cation des praticiens impliqués dans la controverserelative au PLU : leur discours, leurs intérêts et leur façond'agir (genre). Il propose le concept original de �gures

stratégiques.

5.1 Le camp des � contre � : sept �gures . . . . . . . . . . . . . . . . . . 256

5.2 Le camp des � autres � : six �gures . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 284

5.2.1 Le camp des � pour � : quatre �gures . . . . . . . . . . . . . . . . . . 284

5.2.2 Le � corps arbitral � : deux �gures . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 301

� La démocratie, c'est aussi le droit institutionnel dedire des bêtises. �� François Mitterrand.

Les chapitres qui précèdent justi�ent et cadrent les questions de recherche que

nous posons dans cette thèse. Ils rendent compte également de la démarche

méthodologique mise en oeuvre, a�n d'étayer le point de vue que nous défendons

dans la � conversation � ouverte par ces questions (Cossette, 2009).

L'approche pratique de la stratégie reconnaît le processus politique de construc-

tion de la stratégie : de nombreux praticiens, à la fois internes et externes à l'organi-

sation, sont en position d'exercer une in�uence sur la trajectoire de l'organisation, y

254 | Chapitre 5. Les praticiens impliqués dans la fabrique de la stratégie : les �gures stratégiques

compris à travers leurs activités ordinaires. Elle invite ainsi à nuancer l'a�rmation

classique selon laquelle les dirigeants ont le contrôle sur la fabrique de la stratégie

de leur organisation.

Nous appréhendons la construction de la stratégie sous l'angle d'une approche

à base de discours. En e�et, l'interaction quotidienne entre les praticiens implique,

en particulier, la production, la di�usion et la consommation de textes formant des

conversations.

De façon quotidienne dans la vie des organisations � même si c'est parfois plus

perceptible dans le cadre d'épisodes stratégiques (Hendry & Seidl, 2003) �, des

praticiens tentent d'in�uencer la stratégie par le biais de la production de textes.

Alors que les répercussions de cette pratique sur la légitimité perçue d'un projet

stratégique sont de mieux en mieux reconnues, peu de travaux (à notre connaissance)

se sont penchés sur les acteurs de cette communication d'in�uence.

Nous nous joignons aux e�orts pour combler cette lacune, dans le cadre d'une

commune rurale � Saint-Pré-le-Paisible � engagée dans l'élaboration de son Plan

Local d'Urbanisme (PLU). Cet épisode stratégique révèle les divergences de points

de vue entre praticiens. Plusieurs d'entre eux ont exprimé leurs désaccords avec le

projet de PLU défendu par la municipalité en place. Malgré cette résistance, le PLU

est approuvé. Mais, quatre mois plus tard, la liste d'opposition remporte les élections

municipales avec, pour point-clé de son programme, le rejet du PLU. Ainsi, le camp

des adversaires du PLU remporte une 1 bataille importante dans son projet de

proposer une stratégie alternative pour la commune. Dès lors, constatant qu'un

conseil municipal se fait renverser en raison d'une vive opposition à son

projet stratégique, l'a�rmation selon laquelle `le conseil municipal fait la

stratégie' pose problème.

Dans ce chapitre, nous restituons notre travail de repérage et d'identi�cation

des praticiens impliqués dans la controverse relative au PLU. Pour découvrir leur

1. Trois ans plus tard (mars 2011), le PLU est toujours en vigueur, bien qu'il ait été mis enrévision. Certaines forces, notamment supra-communales, continuent � mais pour combien detemps ? � de s'opposer au projet des nouveaux élus.

| 255

identité, nous analysons leur discours, décryptons leurs intérêts (y compris ceux

qui, éventuellement, restent non exprimés), et quali�ons leur genre (façons d'agir)

des acteurs, comme expliqué au chapitre 4. Pour chaque acteur, nous déterminons

également la nature de son implication dans cette controverse : l'analyse des don-

nées a fait émerger l'idée que la nature de l'implication permet de di�érencier les

praticiens en présence.

Notre analyse synthétique de l'ensemble des données a, dans un premier temps,

permis de repérer les principaux protagonistes, qu'on ne peut pas exclure de notre

ré�exion. Nous avons ensuite approfondi notre analyse, à la recherche de l'identité

de ces protagonistes. Conformément à notre approche critique du discours, notre

analyse de l'identité des praticiens tient compte des textes produits par eux, sans

toutefois s'y limiter. Au-delà des intérêts que les individus donnent à voir à travers

leurs discours, nous recherchons également ceux qu'ils ne mettent pas en avant, mais

qui transparaissent néanmoins du contexte. Par ailleurs, nous examinons le genre

des praticiens, c'est-à-dire leur façon d'agir, de se comporter, dans les interactions

quotidiennes (Fairclough, 2005b).

Nous identi�ons 20 protagonistes, en trois catégories qui se distinguent selon le

positionnement de ces protagonistes vis-à-vis du PLU. Ainsi, 10 individus sont des

détracteurs du projet de PLU ; 4 sont des partisans ; 6 ont une posture ambigüe ou

neutre vis-à-vis du PLU.

Pour chaque individu, nous proposons une représentation métaphorique de son

genre (la façon d'agir par laquelle il exerce son pouvoir d'in�uence). Nous montrons

la nature de son implication (attendue ou non, puis e�ectivement constatée ou non).

Nous quali�ons le(s) discours qu'il invoque. L'analyse des textes est triangulée avec

les données contextuelles, pour mieux cerner l'ensemble des intérêts qu'il poursuit.

Nous livrons en�n une appréciation éthique de son genre, ce qui nous a paru ap-

proprié dans le contexte particulier de nos observations. Un extrait signi�catif des

textes produits par l'individu permet au lecteur d'évaluer notre analyse.

Nous exploitons principalement les données relatives à l'épisode stratégique du

PLU tel que nous l'avons délimité arbitrairement (juin 2004 - mars 2008), mais des

256 | Chapitre 5. Les praticiens impliqués dans la fabrique de la stratégie : les �gures stratégiques

données antérieures ou postérieures sont utilisées lorsque nous estimons qu'elles sont

signi�catives pour l'identi�cation d'un individu.

En�n, dans le but de préserver l'anonymat des individus, leurs noms sont mo-

di�és. A l'exception de celui d'Antoine Waechter : contrairement aux autres, taire

ce nom constituerait une perte d'information importante dans le contexte de cette

recherche.

Nous organisons le chapitre en trois temps. D'abord, nous présentons les détrac-

teurs du projet de PLU. Puis, les partisans sont identi�és. En�n, s'ils sont moins

nombreux, des praticiens qui apparaissent neutres vis-à-vis du PLU ont leur impor-

tance dans la compréhension de l'issue de `l'épisode du PLU', que nous développerons

au chapitre 6.

5.1 Le camp des � contre � : sept �gures

Parmi les dix détracteurs du PLU que nous identi�ons, huit sont des habitants de

Saint-Pré-le-Paisible et deux sont extérieurs à la commune. S'il ne fallait retenir que

quelques idées à propos de leur identité, nous proposerions les trois suivantes :

� Les opposants au PLU sont très majoritairement des riverains des zones de

projets prévues au PLU (lotissement, parc touristique) ;

� Deux opposants sont des conseillers municipaux sortants dissidents, qui sont

aussi propriétaire (pour l'un) et exploitant (pour l'autre) de terrains que

le PLU classe autrement que dans leurs intérêts exprimés de propriétaire et

d'exploitant ;

� Les deux opposants extérieurs à la commune � Antoine Waechter est l'un

d'eux � sont des activistes écologistes dont la notoriété à l'échelle régionale

est forte, mais dont l'image et le genre sont très controversés.

5.1. Le camp des � contre � : sept �gures | 257

Orphée. Myth. gr. Prince thrace, �ls de la muse Calliope, poète, musicien et chanteur. Son génie étaittel qu'il charmait même les bêtes sauvages. Source : Petit Larousse en couleur, 1991.Illustrations : http://chateau.rochefort.free.fr/viollet-le-duc/Symbole.php et http://www.clker.com/cliparts/1/7/0/9/12379146681416514774papapishu_Lyre.svg.med.png

• Eusebio, l'enchanteur.

GENRE.

Orphée est à nos yeux l'allégorie du réenchantement du monde. Eusebio,

en s'auto-proclamant � avocat des bois � et en s'adressant aux � rêveurs �

et aux � poètes �, adopte un genre lyrique regrettant une rupture avec un

passé harmonieux. Il promet du rêve dans une société qui, pour beaucoup

d'observateurs, est en mal de repères. Il organise des promenades en forêt,

lors desquelles sa position de guide lui o�re un contexte pour fustiger, à

l'abri des contradicteurs, les partisans du projet de PLU.

258 | Chapitre 5. Les praticiens impliqués dans la fabrique de la stratégie : les �gures stratégiques

APPEL CITOYEN.

Nous sommes tous concernés par un projet qui déterminera notre avenir et surtout celui de nos enfants.[...]

Dans un humble petit mémoire, j'ai développé une étude où je défends non pas mon égoïsme personnelen tant que riverain mais mon devoir de citoyen libre et respectueux de la vie. [...]

Face à l'ampleur d'un tel dessein, notre village perdra � une fois de plus � un bien précieux audétriment de toute la communauté. [...]

Cette forêt concernée appartient en e�et à chaque habitant de la municipalité, c'est l'héritage quenous ont légués nos grands-parents, eux portaient encore dans leur coeur, les vraies valeurs d'un sagehumanisme. [...]

Amis riverains, voisins, élus, amoureux de la nature, cueilleurs de champignons, chasseurs, promeneurs,rêveurs, poètes, ... et surtout, surtout, vous enfants je vous lance un appel du coeur : ne laissez pas lesadultes décider de votre futur sans prendre en compte vos rêves et vos espoirs. [...]

Citoyens, donnez votre avis, je les écouterai tous, je serai l'avocat des bois, de la forêt, des animaux etde tous les êtres vivants qui peuplent nos souvenirs d'enfant. En détruisant la nature, nous détruisonsjusqu'à notre mémoire. [...]

PLAIDOYER POUR QUE VIVE LA FORÊTCette forêt est l'âme de notre village et le témoin de notre enfance. Gamins, nous allions [dans cetteforêt] chasser les dragons ou combattre de mystérieuses créatures. Nous y observions de belles fées.Ensuite ce fut le temps des cabanes. Maintenant nous recherchons le calme rafraîchissant et serein sousles frondaisons, nous écoutons le chant des oiseaux ou observons furtivement ses hôtes. Et demain ? ? ? [...]

Serons-nous �ères de léguer [à nos enfants] une nature saccagée, plani�ée, réduite à l'essentiel ? Pourbâtir un meilleur futur, il n'est pas nécessaire de détruire le présent. N'obligeons pas nos enfants à plusde devoirs demain en abusant de nos droits d'aujourd'hui. [...]

Je vous propose une promenade bucolique, poétique et reposante dans notre forêt. Nous ne nous connais-sons pas, mais nous avons sûrement beaucoup à nous dire : créons de nouveaux liens. Venez nombreux,je vous ferai rêver ! [...]

(Extrait d'un tract daté du 11 juin 2007).

Implication : attendue et constatée. En mars 2008, il est élu conseiller

municipal avec l'équipe � village authentique �. Au préalable, il s'était distingué en

proposant des promenades en forêt. Celle à laquelle nous nous sommes rendu a pris

des allures de meeting de campagne électorale en plein air : ainsi, selon lui, � tout

est illégal dans les 126 hectares du projet touristique �. Cette implication n'est pas

très surprenante : Eusebio est riverain de la zone AUa (projet de lotissement).

5.1. Le camp des � contre � : sept �gures | 259

Discours : écologique. Son � appel citoyen � se pose explicitement comme

une action pour protéger la forêt, menacé par le projet de lotissement et, surtout,

par le projet touristique. Par ailleurs, Eusebio réfère à Nicolas Hulot lors de réunions

publiques. En�n, il se fait remarquer en septembre 2010 en fabriquant, de ses propres

mains, six panneaux d'information en bois qui sont répartis dans la commune : � [ces

panneaux sont] traités à l'huile de lin pour ne pas polluer et durer dans le temps �.

A la lumière de ces éléments, nous estimons que son engagement, en faveur de la

protection de l'environnement, est réel.

Autre(s) intérêt(s) : riverain zone AUa. Le respect de l'environnement,

en tant que cause d'intérêt général, n'exclut pas la poursuite simultanée d'intérêts

plus particuliers.

Dans l'extrait, Eusebio concède être riverain de la zone AUa (lotissement). Certes,

il nie agir à ce titre. Néanmoins, son discours comporte une contradiction : alors que

le PLU est présenté comme une menace pour l'avenir, le � plaidoyer � d'Eusebio

évoque plutôt la nostalgie d'un passé idéalisé en voie de disparition. S'il existe une

menace, est-ce l'avenir ou le passé qui est menacé ? Cette contradiction suggère la

coexistence, compatible, d'un intérêt pour la collectivité et d'un intérêt particulier.

Ethique : abus d'autorité charismatique. Eusebio revêt l'habit d'une

personne ayant autorité. Puis il en abuse.

A travers l'organisation de promenades forestières, Eusebio se forge un statut de

`guide' qui permet à son message d'être entendu. Il revendique son autorité lorsqu'il

évoque son � humble petit mémoire �, lequel suggère, sans autre forme de démons-

tration, sa `compétence' dans le domaine de la protection de la Nature (étude et

mémoire appartiennent au champ lexical du savoir). En outre, même si l'expres-

sion : � enfants je vous lance un appel du coeur � a sans doute une valeur rhétorique

� il est peu vraisemblable que les destinataires implicites du tract soient des enfants

� Eusebio s'installe ici dans la position du parent-protecteur.

Puis, brutalement : � tout est illégal dans les 126 hectares du projet touristique �.

260 | Chapitre 5. Les praticiens impliqués dans la fabrique de la stratégie : les �gures stratégiques

Cette a�rmation a été réfutée par le Tribunal Administratif. C'est ce type d'a�r-

mations péremptoires, de la part d'une personne qui revendique une autorité qui

n'est fondée ni dans le droit, ni dans la tradition, que nous décrivons d'un point de

vue éthique comme un abus d'autorité charismatique.

5.1. Le camp des � contre � : sept �gures | 261

Berger, ère. Litt. Bon, mauvais berger : bon, mauvais guide, conseiller. Source : Petit Larousse en couleur,1991.Illustrations : http://www.coloriage.org/img/le-berger-b839.jpg et http://avecmarielesenfantsprientpourlapaix.com/files/ndfenfants/fckimage/oriage_Saint_Louis_Marie_Grignon_de_Montfort.jpg

• Balthazar, le missionnaire.

GENRE.

Le missionnaire créé le contact entre un territoire (ou une organisation) et

un discours alternatif. Son action consiste, chemin faisant, à inculquer une

nouvelle façon d'être, conforme à ce discours. Les institutions existantes,

diabolisées, paraissent invulnérables à une attaque frontale ; le salut vien-

dra donc de la prise de conscience des prosélytes. Balthazar estime que la

volonté du peuple est prise en étau entre le � libéralisme � et les corpora-

tismes qui pro�tent à une � élite � cruelle. Il encourage des micro-activités

au quotidien, pour � faire un travail � d'information et montrer l'exemple

d'un faire-autrement.

262 | Chapitre 5. Les praticiens impliqués dans la fabrique de la stratégie : les �gures stratégiques

� Pourquoi chercher à tout prix à étendre le village ? Le locatif serait plus e�cace qu'un lotissement pourassurer un renouvellement de la population car, à ce compte-là, il faudra recommencer dans dix ans �.

Extrait des D.N.A. du 16 novembre 2007, Une super-agglomération ? (propos rapportés).

Ce n'est pas le rôle d'une municipalité de soutenir le commerce local, autrement qu'en le privilégiantquand on a une commande bien précise à faire. [...]

On vient de faire le budget. [...] On n'augmente pas les taux d'imposition [...]. Ce qui m'horri�e et m'hor-ripile, c'est le coût des études. Nous ne sommes pas techniciens du génie civil, et on a besoin de conseilspour faire les bons choix. Et là, les contribuables sont des vraies vaches à lait du privé. Là où jadis onpouvait demander conseil à la DDE pour 5.000 euros, aujourd'hui, on doit passer par des cabinets privés,qui n'hésitent pas à demander 15.000 euros pour la même prestation. Et souvent, on a l'impression quele résultat est un copié-collé d'un travail fait pour un voisin. Vive la libéralisation et l'économie de marché !

Ce que les élus locaux font par contre, c'est de plancher sur des schémas d'aménagement cohérents,pour essayer de faciliter l'implantation de nouvelles activités. Mais là, les bureaux d'étude passent plusde temps à consulter les lobbies que les élus. (Syndicats professionnels, chambres patronales...). [...]

Là où j'essaie de faire un travail un peu original, c'est sur l'information sur les �lières possibles dedéveloppement durable, et sur les circuits courts, au travers de mes expo à la chapelle. Je tente de fairedécouvrir de nouveaux marchés, de nouveaux métiers, de nouvelles façons d'envisager le paysage, les�lières courtes, inciter des initiatives pour transformer et produire autrement... Mais bon... il y a des foisoù le message ne passe pas tout bêtement parce que les gens ne bougent pas. [...]

Il faut ouvrir les yeux sur le fait que nous sommes gouvernés par un dogme, le libéralisme, qui estune idéologie, qui n'a rien à envier, en cruauté, au communisme ou à d'autres extrémismes. La seuledi�érence, c'est qu'il n'y a pas une instance bien précise à qui on peut imputer les crimes. Il est questiond'un truc di�us qui auto-produirait ses règles, et qui serait le marché. Mais il faut bien comprendre queles règles du marché sont complètement faussées par les règles qu'imposent les lobistes, et que des loisque le peuple subit ne sont pas des lois naturelles, mais des lois dictées par des intérêts privés puissants. [...]

En fait, la mondialisation, nous la voulons parce que nous avons l'illusion qu'on a à notre portée unein�nité de biens... à un coût abordable. Mais ces biens, ils ont un prix énorme. Ils sont disponible pourune `élite' (moins de 8%) de l'humanité, au prix du quasi esclavage de tout le restant. Au prix ausside millions de morts de faim, ou de morts liées à la mauvaise qualité de l'eau. Quand on regardera leschoses avec des yeux d'humains et non de consommateurs, et quand on comprendra que ce système seretourne contre nous, ce qui est dans l'ordre naturel des choses, alors le reste sera facile à accepter.

Extraits d'une discussion sur un forum Internet de renommée intercommunale, datés du 29 mars 2009.Ces propos apparaissent dans une rubrique intitulée : � L'emploi se meurt dans [notre bassin

d'emploi] ! Non aux villages dortoirs �.

Implication : prévisible et constatée. Comme Eusebio, Balthazar

est un riverain de la zone AUa (lotissement). On pouvait donc s'attendre à ce

qu'il se sente impliqué. Cet engagement s'observe par la prise de parole régulière

de Balthazar à l'occasion des réunions publiques d'information sur le PLU, par sa

5.1. Le camp des � contre � : sept �gures | 263

candidature en mars 2008 sur la liste � village authentique �, par son élection à la

fonction de deuxième adjoint et par ses initiatives locales originales, cohérentes avec

ses convictions altermondialistes 2.

Discours : altermondialiste. Le discours altermondialiste (au sens lit-

téral, non connoté) est particulièrement évident dans le second extrait. Le lien de

causalité suggéré entre, d'une part, la problématique des villages-dortoirs et du bud-

get de la collectivité et, d'autre part, le libéralisme et les pressions supposées, anti-

démocratiques, exercées par des lobbies sur des prestataires privés de services, est

particulièrement frappant. La �n de l'extrait est un réquisitoire contre une repré-

sentation diabolique et culpabilisante du � libéralisme �.

Il est intéressant de noter qu'une variante de ce discours, qui évoque plus spon-

tanément des enjeux d'échelle planétaire, s'est faite entendre dans le cadre de la

pratique de la stratégie à Saint-Pré-le-Paisible. Ainsi, les problématiques spéci�ques

des communes rurales sont en partie façonnées par des discours sociétaux, même si

ces discours sont parfois peu conformes à l'original lorsqu'ils sont reproduits locale-

ment (c'est ici le principe du `téléphone arabe').

Autre(s) intérêt(s) : riverain zone AUa. Balthazar conteste le modèle

économique du lotissement en utilisant le registre rationnel : � le locatif serait plus

e�cace qu'un lotissement �. En fait, une o�re locative existe, dans le centre-village,

mais peine à trouver preneur, peut-être parce que la demande des périurbains atti-

rés par le milieu rural porte de préférence sur des maisons individuelles. Le contre-

argument avancé est alors que, si le locatif reste inoccupé, c'est parce que le phé-

nomène de périurbanisation s'est arrêté 3, si bien que la création d'un lotissement

ne se justi�e tout simplement pas. Pourtant, nous avons montré au chapitre 3 que

la périurbanisation semble bel et bien se poursuivre. L'argumentation de Balthazar

2. Il organise notamment des expositions dans l'ancienne chapelle rénovée, en privilégiant desthématiques sur l'écologie, les énergies alternatives, la nature, la culture, la tradition. Il est aussi àl'origine d'un marché de Noël dans la commune et de la mise en place d'un jardinet pédagogique,où les enfants peuvent découvrir les fondamentaux d'une production domestique de légumes.

3. L'explication fournie étant que la hausse du prix des carburants contraindrait les périurbainsà s'installer à proximité de leur lieu de travail... or, la commune de Saint-Pré-le-Paisible étantmultipolarisée, elle est en quelque sorte loin de tout.

264 | Chapitre 5. Les praticiens impliqués dans la fabrique de la stratégie : les �gures stratégiques

peut ainsi s'analyser comme un e�ort pour rationaliser son opposition au projet de

lotissement.

En somme, la démarche de Balthazar est tout autant celle d'un missionnaire

altermondialiste, que celle d'un riverain qui souhaiterait délégitimer un projet de

lotissement qu'il perçoit comme un risque à titre particulier.

Ethique : prêche par excès. Dans le premier extrait, Balthazar critique

la pertinence d'un lotissement � car, à ce compte-là, il faudra recommencer dans

dix ans �. On reconnaît l'argument dit `de la direction'. Cet argument pousse le

raisonnement trop loin dans le temps (excès d'anticipation), en a�rmant que la

stratégie d'aujourd'hui sera la stratégie éternelle.

Dans le second extrait, le � libéralisme � est décrit à travers un champ lexical

apocalyptique : � cruauté �, � extrémismes �, � crimes �, � dictées �, � esclavage �,

� morts �. Il s'agit ici de l'argument `de l'excès', qui consiste à exagérer des pro-

blèmes contemporains réels pour imposer l'idée défendue. Ici, l'exagération pourrait

être quali�ée d'abusive, pour deux raisons. D'une part, une description aussi peu

nuancée tient d'un dogmatisme manichéen : les élus seraient de `gentils' artisans de

l'intérêt général (mais leurs prédécesseurs ne l'étaient-ils pas, eux aussi ?) ; quant aux

`méchants' bureaux d'études privés et partenaires publics et institutionnels impli-

qués dans l'élaboration d'un PLU 4, ils seraient pour leur part au service d'intérêts

corporatistes. D'autre part, cette conception manichéenne accepte mal l'existence

d'un `juste milieu', ce qui laisse peu de place au dialogue et à la recherche de com-

promis.

4. Rappelons que cette implication est une obligation légale, voir chapitre 3.

5.1. Le camp des � contre � : sept �gures | 265

Cavalier, ère. adj. Désinvolte jusqu'à la grossièreté, sans gêne. � Faire cavalier seul : �g., agirisolément. Source : Petit Larousse en couleur, 1991.Cavalier libre (ou passager clandestin) : utilisateur d'un bien, d'un service ou d'une ressource, qui nepaie pas le � juste � prix de son utilisation.Jouter v.i. 2. Litt. Rivaliser, se mesurer avec qqn. Source : Petit Larousse en couleur, 1991.Illustrations : http://coloriage.gulli.fr/var/jeunesse/storage/images/coloriages/imaginaire/chevaliers/chevalier-1/7372281-1-fre-FR/Chevalier-1_download.jpg et http://www.randrproductions.ch/tye3/images/joute.jpg

• Ambrosine et Childéric, le cavalier libre.

GENRE.

Ambrosine et Childéric sont tous deux agriculteurs au sein de l'unique

exploitation implantée dans la commune. Ambrosine, conseillère munici-

pale depuis 1995, native de la commune, s'oppose ouvertement au PLU et

se retourne contre l'équipe historique � d'entente communale �. En mars

2008, elle n'est pas candidate, mais son �ls Childéric se présente sur la liste

rivale � village authentique � ; il devient premier adjoint. L'explication la

plus objective de ce volte-face est celle du con�it d'intérêts : le PLU ouvre

à l'urbanisation des terrains agricoles sur lesquelles l'exploitation, à défaut

d'en être propriétaire, n'exerce un contrôle qu'à travers le zonage. Or, au

sens large, cette famille d'agriculteurs est puissante, en termes d'électeurs

inscrits sur la liste électorale de la localité...

266 | Chapitre 5. Les praticiens impliqués dans la fabrique de la stratégie : les �gures stratégiques

Techniquement, [les nouveaux élus de Saint-Pré-le-Paisible] veulent reclasser les zones dites � Nt � (72ha) et � AU � (39 ha) a jouxtant les 23 ha [...] en zone dite � A �. C'est-à-dire agricole pour empêcherles �débordements� de projet qu'ils craignent. [...] Selon [Childéric], agriculteur, le maintien en zoneagricole est prépondérant : � Près de 700 ha de terres agricoles disparaissent tous les ans en Alsace, celarevient à tuer des �lières et des professions, sans parler d'une perte environnementale et des risques decoulées de boue accentuées par l'urbanisation au détriment des ceintures vertes, sachant que les culturescontribuent aussi à capter le CO2. Ça aussi, ce sont des sujets d'actualité. �

Extrait des D.N.A. du 30 juillet 2009, � Le �ou et les incertitudes �.

INTERROGATIONS SUITE A LA LETTRE OUVERTEDE M. [LE PREMIER ADJOINT SORTANT]

Pourquoi [le] 1er adjoint ressent-il une forme de lassitude ces dernières années b ?Est-ce parce qu'il n'a pas été entendu et écouté par Monsieur le Maire lorsqu'il y a trois ans, lors de lapremière réunion pour le PLU, il a osé dire clairement devant les conseillers :� qu'il était contre le projet touristique ; [...]� qu'il s'entendait bien avec tout le monde et qu'il souhaitait que ça dure. [...]Lors de l'avant dernière réunion du conseil municipal, lorsqu'il a été interpellé par une conseillère, qui luia dit qu'il avait changé son fusil d'épaule, il a répliqué qu'il n'était toujours pas pour le projet mais qu'ilavait tout de même approuvé le PLU.

Après ce désaccord entre lui et Mr. Le Maire, pourquoi ce revirement de situation ?

Certains sont accusés d'agir pour leur intérêt personnel.Dans ce cas bien précis, ne défend t-on pas d'intérêt personnel, peut-être pour préserver un poste d'aideadministratif c à la mairie de [SAINT-PRE-LE-PAISIBLE] ? [...]

Pourquoi avoir quitté l'équipe municipale, pour qui il porte tant d'intérêt, à un moment sidécisif ?

Extrait d'un tract anonyme d, daté du 07 mars 2008.

a. Voir �gure 3.10.b. Dans un tract daté du 06 mars 2008, le 1er adjoint, conseiller depuis 1995, explique sa décision de ne

plus être candidat (une rumeur s'était répandue, selon laquelle il serait en désaccord avec l'équipe d'ententecommunale) : il soutient l'équipe d'entente communale (voir plus loin).

c. L'épouse du 1er adjoint occupe ce poste jusqu'en mars 2008 ; on peut noter que le second �ls d'Ambrosineavait été recruté par la commune comme agent d'entretien, puis son poste n'avait pas été renouvelé.

d. Selon les partisans du PLU, l'auteur de ce tract serait Ambrosine. Notre analyse du texte nous porte àadmettre cette hypothèse. Il est vraisemblable que l'auteur soit cette � conseillère � mentionnée dans le texte,présente dès � la première réunion pour le PLU �. Le tract a, en outre, été di�usé deux jours avant les électionsmunicipales ; or, Ambrosine est la seule conseillère sortante à s'opposer ouvertement au PLU et à l'équipe � d'en-tente communale �, et à avoir des intérêts électoraux (à travers la candidature de son �ls Childéric) justi�ant deconclure par l'expression � moment si décisif �.

Implication : prévisible et constatée. L'implication des exploitants

agricoles était prévisible, non seulement parce qu'Ambrosine est conseillère muni-

cipale sortante, mais aussi parce que les choix de zonage inscrits dans le PLU re-

5.1. Le camp des � contre � : sept �gures | 267

présentent une menace (au sens stratégique) pour l'exploitation. Toutefois, cette

implication, e�ectivement constatée, n'était pas d'emblée une opposition ouverte.

Ainsi, le 19 janvier 2007 lors de l'arrêt du projet de PLU 5, Ambrosine vote `pour' le

projet (vote au scrutin public, à main levée). Le 23 novembre 2007, lors de la délibé-

ration visant approbation dé�nitive du PLU, elle vote `contre' (au scrutin secret 6).

Ce changement de position s'analyse en partie comme le résultat d'une organisation

des forces d'opposition au PLU, notamment à partir de l'été 2007. L'élément décisif

semble toutefois être une délibération du conseil municipal, datée du 10 novembre

2007, lors de laquelle une même question est revenue plusieurs fois au vote, avec

des résultats di�érents. Contestant les conditions de cette délibération, Ambrosine

dépose un recours au Tribunal Administratif contre cette délibération (rejeté).

Discours : réalisme agricole. Les textes produits par les exploitants

agricoles sont bien résumés par le premier extrait choisi. Childéric met en avant les

risques que l'urbanisation fait peser sur les agriculteurs, notamment la disparition

des terres agricoles, qui peut remettre en cause la viabilité des exploitations. Son

propos rejoint l'analyse faite par la chambre d'agriculture du Bas-Rhin 7.

A ce réalisme agricole se gre�ent des arguments montrant les béné�ces humains

et environnementaux de l'agriculture : protection contre les coulées de boues et

captage de CO2.

Autre(s) intérêt(s) : dépendance à l'égard des terrains agricoles.

Bien que des arguments environnementaux soient mis en avant, les intérêts agricoles

sont très présents dans le discours des exploitants. Nous avons montré au chapitre

3 que l'emprise au sol du projet touristique représente près du quart du ban com-

munal. Si à l'échelle d'une Région, l'aménagement de grandes zones d'activités éco-

nomiques est une stratégie relativement économe en terres cultivables, à l'échelle

5. �n de la première étape du processus d'élaboration du PLU, voir section 3.3.1.1.6. Ses déclarations en réunions publiques et la candidature de son �ls sur la liste � village

authentique � relativisent le degré de secret en ce qui la concerne.7. Le lecteur trouvera (annexe .32) un article publié le 1er mai 2009 par la chambre d'agriculture

du Bas-Rhin, qui expose bien la problématique de la disparition des terres agricoles � la RégionAlsace étant particulièrement concernée par ce phénomène.

268 | Chapitre 5. Les praticiens impliqués dans la fabrique de la stratégie : les �gures stratégiques

locale les agriculteurs concernés en subissent seuls les conséquences, sans garantie

de compensation durable.

Il n'est toutefois pas inutile de rappeler que la chambre d'agriculture est obli-

gatoirement impliquée dans l'élaboration des documents d'urbanisme. Ainsi, elle a

donné son feu vert au PLU de Saint-Pré-le-Paisible. Par conséquent, sans nier les

di�cultés rencontrées par les agriculteurs, le fait de ne pas être propriétaire des

terres exploitées constitue une dépendance à l'égard de cette ressource ; dépendance

qui a pu être mal gérée. D'un autre point de vue, les pressions politiques exercées par

l'exploitation agricole sont peut-être révélatrices de la stratégie choisie pour gérer

ces risques.

Ethique : recours au procès d'intention. Dans le second extrait,

la phrase : � Dans ce cas bien précis, ne défend t-on pas d'intérêt personnel, peut-être

pour préserver un poste d'aide administratif à la mairie � (voir aussi notre note de

bas de page dans l'encadré) renferme un argument ad personam. Ce type d'attaques

personnelles ou de procès d'intention a la réputation d'envenimer les situations.

Une critique pro-active 8 pourrait se donner pour objectif de recenser ces pratiques

jugées problématiques, et d'élaborer un guide des bonnes et des mauvaises pratiques

discursives. Qu'il s'agisse ou non d'une réponse à une provocation antérieure, cette

façon d'agir nous semble peu compatible avec la recherche du bien vivre ensemble

et la poursuite d'un intérêt collectif supérieur.

8. Voir chapitre 4.

5.1. Le camp des � contre � : sept �gures | 269

Activisme n.m. Attitude politique qui préconise l'action directe, la propagande active.Action n.f. 4. Mouvement collectif organisé en vue d'un e�et particulier. Action revendicative.Déterminé, e adj. 2. Résolu, décidé. � n.m. LING. Élément déterminé par un autre (le déterminant).Source : Petit Larousse en couleur, 1991.Illustrations : http://a35.idata.over-blog.com/500x384/4/04/82/63/Photos-Blog/ouvrez-la-91fe7.jpg et http://dantotsupm.files.wordpress.com/2009/08/non.jpg?w=300&h=300

• Herrmann et Gottfried, le micro-activiste.

GENRE.

Les grandes lignes du projet touristique apparaissent dans la presse pour

la première fois le 17 novembre 2005. Le 22 novembre, des associations

écologistes encouragent les riverains à créer un `comité de défense' pour

� obtenir la protection des terres agricoles, des forêts et des milieux natu-

rels �. Le 31 janvier 2006, ce comité est constitué. Herrmann et Gottfried,

2 habitants de Saint-Pré-le-Paisible, en sont en fait les seuls membres vi-

sibles (représentants des associations écologistes extérieures mis à part).

Dès lors, ce comité joue un rôle central en di�usant de nombreux tracts

lesquels, à l'essentiel, consistent à crier au scandale en faisant feu de tout

bois. Ces 2 habitants sont impliqués dans les recours contre le PLU.

270 | Chapitre 5. Les praticiens impliqués dans la fabrique de la stratégie : les �gures stratégiques

CONSTITUTION D'UN COMITE DE DEFENSE

Un agriculteur se dit un jour qu'il s'enrichirait plus sûrement en vendant ses terres pour la constructionqu'en les cultivant. [...] Un golf prit la place des prés, du blé et du maïs sur quelques dizaines d'hectares.[...] Pourquoi s'arrêter en si bon chemin : [...] il disposait encore de 25 hectares pour construire un vastelotissement résidentiel. Conscient que ce projet ne plairait pas aux [...] défenseurs du paysage et de lanature [...] mais convaincu qu'il trouverait la même duplicité que par le passé auprès des représentantsdu peuple, il quali�a son projet de naturel et de diététique. [...] Il se trouvera bien quelques naïfs pour ycroire.

NON AUX ILLUSIONS ET AUX COMPLAISANCES QUI DETRUISENT NOTRE CADREDE VIE

Depuis 1983, le � promoteur � valorise progressivement ses terrains, parfois en � s'arrangeant � avecla loi, sous le regard complaisant de quelques élus et de l'administration. [...] Ces derniers croient, avecune belle naïveté, les discours sur le développement. Pourtant, le passé devrait les éclairer [...]. Le projetprétend contribuer à la réalisation et au fonctionnement d'équipement publics. [...] Mais, le véritableobjectif est la construction d'un vaste lotissement résidentiel [...].

La municipalité de [Saint-Pré-le-Paisible] a bradé un patrimoine qui était le bien deshabitants de toute la commune.

[Le promoteur] s'est considérablement enrichi [...]. Il attend de réaliser sur ces 12 ha une plus-value de3,6 millions d'euros en vendant ces mêmes parcelles au prix du terrain constructible. Et ce ne serait qu'undébut [...].

ALERTE

Un quart du territoire communal abandonné à l'urbanisation � touristique �, soit 169 hectares, dont 26hectares urbanisables immédiatement avec une densité d'occupation au sol 3 à 5 fois plus forte que dansle village, voilà ce que le projet de PLU va autoriser. Le promoteur pourra construire plus de 100000mètres carrés de surface habitable, soit l'équivalent de 1000 logement de 100 mètres carrés. [...] Ce chi�retraduit à lui seul la monstruosité du projet.

ANALYSE DE L'ECONOMIE DU PLU

Le projet correspond davantage à une opération capitalistique, destinée à o�rir des possibilités de place-ment. [...] La distance entre le plaidoyer [du promoteur] et la réalité est abyssale.La naïveté et la complaisance de certains élus sont déconcertantes : vingt cinq ans d'appui à un person-nage qui n'est qu'un marchand de terres [...]. Et qui ne respecte pas ses engagements.Ce projet n'a [...] d'autre contenu qu'une spéculation sur la valeur des terrains.

Aux citoyens de [Saint-Pré-le-Paisible] et d'ailleurs

Si [le maire] a choisi de dépenser 12600 euros en frais d'avocat, cela ne peut prouver que son manquede con�ance en soi, ou une ignorance du droit, ou le mépris qu'il a pour la gestion des deniers publics :engager de telles sommes juste pour essayer de faire condamner les associations et citoyens qui s'opposentà lui à de lourds frais de justice ne l'honore en rien.

Extraits de divers tracts publiés par le comité de défense.

5.1. Le camp des � contre � : sept �gures | 271

Implication : prévisible et constatée. L'implication de Herrmann et

Gottfried est prévisible, dans la mesure où des intérêts personnels les concernant sont

en jeu (voir plus bas). Cette implication s'observe notamment à travers les tracts

du `comité de défense'. Mais ce comité organise également des réunions publiques :

Herrmann et Gottfried y sont les seuls intervenants lors de ces réunion, si l'on exclut

les représentants des associations écologistes, invités. Ainsi, le comité de défense

se compose en pratique de deux individus, qui agissent comme s'il s'agissait d'un

groupe.

Discours : anti-capitaliste. Les textes du comité de défense ont une

sorte de refrain. Ils attaquent le promoteur du projet touristique, qu'ils construisent

comme un spéculateur malhonnête, un menteur, en quête d'une � plus-value � à

travers la réalisation d'une � opération capitalistique �. De même, les élus locaux se

montreraient tantôt complaisants, tantôt naïfs, vis-à-vis des promesses répétées du

promoteur. L'adjectif `anti-capitaliste' que nous utilisons pour décrire ce discours

se justi�e par le recours récurrent aux termes, négativement connotés, utilisés par

les détracteurs de la `�nanciarisation' du monde. L'adjectif est donc imparfait, mais

nous n'en avons pas trouvé de meilleur.

Autre(s) intérêt(s) : riverains. L'observation du contexte rend compte

d'intérêts non communiqués. Herrmann est riverain de la zone de création du lotis-

sement. Quant à Gottfried, sa propriété jouxte un terrain que tout destine à être

urbanisé un jour (selon les dires du maire). Dans le cadre du PLU-2007, une seule

parcelle deviendrait constructible sur ce vaste terrain. Cette parcelle trouverait im-

médiatement un acheteur, puisqu'elle a été classée suite à la requête d'une personne

désirant s'installer dans son village natal : Gottfried aurait donc un nouveau voisin.

Nous pensons que ces éléments contextuels contribuent, autant que les motifs

mis en avant dans les textes, à l'explication de l'implication des membres du comité

de défense dans la fabrique du PLU.

272 | Chapitre 5. Les praticiens impliqués dans la fabrique de la stratégie : les �gures stratégiques

Ethique : `prise en otage' rhétorique. Dans l'extrait, deux phrases

permettent d'illustrer ce que nous considérons être une `prise d'otage' rhétorique,

c'est-à-dire un dispositif langagier dont la propriété est d'interdire toute liberté de

réponse à un quelconque contradicteur.

� Il se trouvera bien quelques naïfs pour y croire �.

� Si [le maire] a choisi de dépenser 12600 euros en frais d'avocat, cela ne peut prouver que

son manque de con�ance en soi, ou une ignorance du droit, ou le mépris qu'il a pour la

gestion des deniers publics �.

Ces deux phrases, qui rendent bien compte du ton péremptoire caractéristique

des textes produits par le comité de défense, `interdisent' le débat contradictoire :

ceux qui défendent la thèse opposée à celle du comité sont humiliés (� naïfs �,

� manque �, � ignorance �) ou diabolisés (� mépris pour la gestion des deniers

publics �).

A nouveau, nous ne prenons pas position dans le débat de fond. Mais dans

la forme, ce type de prise en otage est contraire aux valeurs que nous souhaitons

défendre, ici comme ailleurs.

Par ailleurs, la lecture des extraits montrent que les tournures hyperboliques sont

fréquentes dans les textes. Des chi�res importants sont annoncés et les superlatifs

sont nombreux (� monstruosité �, le territoire est � abandonné �). Mais � ce ne serait

qu'un début �, comme pour atténuer rhétoriquement leur argumentation, qui ne se

caractérise pourtant pas par un e�ort de nuance.

5.1. Le camp des � contre � : sept �gures | 273

Notoriété n.f. renommée, réputation, renom.Symbole n.m. Signe �guratif, être animé ou chose, qui représente un concept, qui en est l'image,l'attribut, l'emblème.Autorité n.f.2. Qualité, ascendant par lesquels qqn se fait obéir [...] Personne, ouvrage, etc., auquelon se réfère, qu'on peut invoquer pour justi�er qqch.Source : Petit Larousse en couleur, 1991.Illustrations : http://www.hardtofindseminars.com/blog/wp-content/uploads/2009/12/superman.gif et http://www.rue89.com/planete89/2010/04/22/les-mots-que-souffle-le-lobby-anti-eolien-a-ses-sympathisants-148535

• A. Waechter et Chantal, le macro-activiste.

GENRE.

Antoine Waechter et (dans une mesure moindre mais croissante) Chantal

sont les emblèmes régionaux de l'activisme écologiste. Leur implication

est liée à celle du comité de défense, mais il s'agit néanmoins d'individus

distincts. Extérieurs à la commune, exploitant leur notoriété malgré une

image controversée, leur voix est autorisée et potentiellement in�uente.

D'un côté, leur implication semblerait moins légitime si elle n'était pas

relayée par des habitants de Saint-Pré-le-Paisible. D'un autre côté, les

discours de ces derniers seraient moins in�uents s'ils ne béné�ciaient pas

de l'appui symbolique des écologistes. Micro- et macro-activistes ont donc

un intérêt à collaborer. Ce n'est pas un hasard si Herrmann, Gottfried, A.

Waechter et Chantal déposent, ensemble, plusieurs recours contre le PLU.

274 | Chapitre 5. Les praticiens impliqués dans la fabrique de la stratégie : les �gures stratégiques

Historique de la protection de la vallée de la Largue

Années 1984 � 1994

[Le promoteur de l'actuel projet touristique], agriculteur, présente un projet de golf [...] sur sesterres. [Il] démarche les propriétaires pour élargir son domaine [...]. [Une] forêt de la commune de[Saint-Pré-le-Paisible] est cédé[e] au promoteur : en contrepartie, la commune achète une super�cieéquivalente dans un autre département (revendue depuis lors).Le golf est créé. 875 mètres [...] de vallées sont biologiquement altérés.

Pourquoi la SAFER n'est-elle pas intervenue lorsque [le promoteur] a transféré ses terres agricoles à lasociété de golf dont il est devenu actionnaire ?

L'installation d'un `Center Parc' échoue. Le DDA adjoint est convaincu de connivence avec la repré-sentante de `Pierre et Vacances' dans un autre dossier : le Préfet met immédiatement un terme auxfonctions du fonctionnaire.

Années 1995 � 2001

[Le promoteur] est élu maire [d'une commune limitrophe de Saint-Pré-le-Paisible] en 1995. [...] Desrelevés cadastraux montrent qu'une fraction non négligeable des surfaces ouvertes à l'urbanisationappartiennent [au promoteur]. Alsace Nature envisage de saisir la Chambre Régionale des Comptes.La Fédération connaît à cette époque des remous internes et des changements de responsables : il estaujourd'hui impossible de savoir quelle suite a été donnée à cette demande locale.

La création du centre équestre suscite questionnement et rumeurs. Une enquête administrative est en-gagée sur l'origine des fonds, mais celle-ci s'est arrêtée à la frontière suisse.

Extraits d'un tract di�usé par A. Waechter à l'occasion d'une réunion publique organisée àSaint-Pré-le-Paisible par le comité de défense.

Monsieur le commissaire-enquêteur,Le projet de plan local d'urbanisme mis à l'enquête publique est surprenant de désinvolture, en particulieren ce qui concerne la zone � touristique �. [...] Une partie de cet espace est classée Nt, mais il su�t delire le règlement pour comprendre qu'elle n'aura rien de naturel. [...]

En altérant l'un des itinéraires les mieux conservés [du secteur], le projet tel qu'il est présenté porteraitun mauvais coup au tourisme [local]. En cherchant à accueillir une population au moins égale à cellede [Saint-Pré-le-Paisible], le projet modi�erait profondément l'ambiance de la vallée. En générantd'importants tra�cs motorisés, il pourrait créer des di�cultés de circulation dans la traversée de [lacommune], et �nalement justi�er de nouvelles infrastructures routières, c'est-à-dire de nouveaux impactssur l'environnement (impacts induits).

Copie à : Monsieur le Préfet du Haut-Rhin, Monsieur le Directeur Régional de l'Environnement, Monsieurle Ministre du Développement Durable, Monsieur le Commissaire européen en charge du réseau Natura2000.

Extraits d'un courrier de Chantal au commissaire-enquêteur chargé du dossier du PLU deSaint-Pré-le-Paisible.

5.1. Le camp des � contre � : sept �gures | 275

Implication : prévisible et constatée. L'implication d'AntoineWaech-

ter et de l'association Paysages d'Alsace (représentée par Chantal, sa présidente)

était fortement prévisible. Ils interviennent en e�et de façon presque systématique

lorsqu'un projet de l'ampleur de celui annoncé à Saint-Pré-le-Paisible est porté à

leur connaissance. Concrètement, Chantal a suggéré de la création du comité de

défense aux habitants, lesquels ont suivi dans ce sens. A. Waechter a soutenu pu-

bliquement ce même comité et l'ensemble des détracteurs du PLU. Les deux ont

attaqué en justice des décisions relatives au PLU, avec Herrmann et Gottfried. Leur

implication est donc forte à très forte.

Discours : critique des institutions. L'� historique � d'A. Waech-

ter est typique d'une narration : le texte associe, à des événements passés réels,

un point de vue particulier � un discours � sur ces événements. En l'occurrence,

il s'agit d'une critique systématique des institutions : la commune de Saint-Pré-

le-Paisible cède une forêt publique au promoteur, la SAFER (le syndicat agricole)

pratique le `laisser-faire', un fonctionnaire a été relevé de ses fonctions.

Dans ce dernier exemple, il faut remarquer la généralisation (abusive) : ce n'est

pas parce qu'un fonctionnaire a un jour, et dans un contexte totalement di�érent,

commis un acte répréhensible (ce que le lecteur du texte doit d'ailleurs croire sur

parole), que pour autant tous les fonctionnaires agissent et agiront comme lui. Cette

remarque est également à mettre en relation avec l'analyse éthique des textes (plus

bas).

Autre(s) intérêt(s) : électoraux et associatifs. L'association Pay-

sages d'Alsace défend le paysage. Mais de son choix de s'impliquer ou non dans le

dossier du PLU, dépend également sa propre crédibilité. Ceci constitue un intérêt

à agir non communiqué, mais qui semble évident : agir contre ce type de projet

touristique est la raison d'être de l'association. Ne pas agir reviendrait à mettre en

péril l'existence de l'association.

A. Waechter est candidat aux élections cantonales qui se déroulent les 9 et 16

mars 2007, comme les élections municipales. Vu les enjeux aux municipales, la parti-

276 | Chapitre 5. Les praticiens impliqués dans la fabrique de la stratégie : les �gures stratégiques

cipation sera forte. Le candidat écologiste a tout à gagner à s'impliquer directement

contre le PLU. Au contraire, s'il n'agit pas, il pourrait bien perdre la con�ance de

ses électeurs. De fait, bien qu'il n'ait pas été élu conseiller général, il a été majori-

taire à Saint-Pré-le-Paisible, lors des deux tours des cantonales. Son implication a

été payante (voir aussi notre discussion au chapitre 3).

Ethique : sous-entendus et propos péremptoires. Les textes sou-

lèvent un problème éthique. A deux reprises, A. Waechter laisse entendre que le

promoteur est un personnage suspect. Mais ces sous-entendus reposent sur des ru-

meurs... rumeurs que les écologistes ont eux-mêmes créé à travers leurs textes et

divers procès qui n'ont pas abouti. Ce procédé argumentatif bafoue le principe de

présomption d'innocence, et consiste pour les écologistes à se substituer au juge ou

à l'autorité compétente. Ce procédé nous semble abusif.

Chantal avance des convictions personnelles peu fondées. Objectivement, des ter-

rains sont classés Nt, mais selon elle, � il su�t de lire le règlement pour comprendre

qu'elles n'auront rien de naturel �. L'argument est déroutant, puisque le classement

en Nt répond à un cadre légal, auquel les partisans du PLU ne peuvent déroger (et

n'ont pas dérogé, vu le jugement du Tribunal Administratif). Par ailleurs, le projet

touristique � pourrait � occasionner des impacts induits. Dans cette idée, il existe

un décalage entre l'usage du conditionnel d'un côté, et une démarche qui reven-

dique l'abandon du projet d'autre part. De manière générale, les arguments sont

gratuits, non démontrés, et �nalement faux, ce que le Tribunal Administratif sou-

ligne à plusieurs reprises dans son jugement. Le problème éthique est le suivant : en

étant attaqué en justice, le PLU est construit comme suspect par les dé-

tracteurs. La recevabilité des accusations importe assez peu. Face à cela, partisans

et détracteurs du PLU ne sont pas sur un pied d'égalité vis-à-vis de la procédure

judiciaire.

5.1. Le camp des � contre � : sept �gures | 277

Justicier n.m. Qui agit en redresseur de torts sans en avoir reçu le pouvoir légal.Saper v.t.3. Chercher à détruire qqch à la base par une action progressive et secrète.Source : Petit Larousse en couleur, 1991.Illustrations : http://www.coloriage-enfants.com/coloriage-a-imprimer.php?m=2869 et http://www.lesdessousdusport.fr/materazzi-indemnise-par-le-sun-dans-l-affaire-du-coup-de-boule-3265

• Gilbert, le justicier.

GENRE.

Gilbert est un conseiller municipal sortant démissionnaire. Quelques jours

avant le premier tour des élections municipales de 2008, il publie une lettre

ouverte dans laquelle il énumère ses reproches contre le maire sortant et

le secrétaire de mairie, accusés d'agir pour leurs intérêts personnels. Pour-

tant, il justi�e sa démission en partie comme le refus du conseil municipal

d'ouvrir à l'urbanisation un terrain lui appartenant sur lequel il souhaiterait

construire. D'un côté, une des fonctions d'une stratégie délibérée � un

PLU � est d'assurer une cohérence globale justi�ant ce type de refus.

D'un autre côté, que vaut cette cohérence si la stratégie échoue, faute de

cohésion ?

278 | Chapitre 5. Les praticiens impliqués dans la fabrique de la stratégie : les �gures stratégiques

LETTRE OUVERTE avec demande de retrait, recti�cation ou correction de termes et a�rmations utili-sées à mon encontre dans divers textes émanant de vous et de votre équipe.

A [Marc-Aurèle], Maire de la commune de [Saint-Pré-le-Paisible].

Monsieur le Maire, [...]

Je désire mettre à jour des points qui me tiennent à coeur pour notre di�érence de conception de gérerune association bénévole ou une commune. [...]

Encore heureux qu'une autre personne, que mon devoir de discrétion m'empêche de désigner, mais lesanciens du village savent de qui je parle, il passe actuellement une bonne partie de sa vie à la mairie,soit certainement pour donner des conseils pas toujours bien intentionés ou éventuellement in�uence deson expérience de tricheur des futures décisions de la commune ceci étant certainement son but pour sesintérêts dits personnels.

Classement de mon terrain de 10 ares en zone � U �. [...]

Cette demande m'a été refusée par votre in�uence avec divers motifs. [...] C'est un des motifs réels etmon refus du nouveau PLU. [...]

Dans le même ordre des choses [...] alors que mon épouse vous a sollicité en ces termes : � [Marc-Aurèle]vous ne voulez pas ou vous ne pouvez pas nous donner satisfaction ? �, votre réponse n'a-t-elle pasété : � je POURRAI mais je ne VEUX pas et je vous expliquerai pourquoi �.Vos explications ne nous ont pas convaincu puisque d'autres propriétaires de terrain près du nôtre at-tendaient votre décision et l'espéraient favorable. C'est d'ailleurs pour de tels motifs que l'on devraitmodi�er le POS/PLU et non pour les intérêts de grands propriétaires qui fréquentent trop souvent lamairie. [...]

Classement d'un autre terrain VERGER-AGRICOLE en zone � U �. [...]

Le conseil [...] a refusé cette demande[...]. Qu'avez-vous fait ensuite ? [...] Vous avez par subterfugeannulé les votes, recommencé plusieurs autres votes jusqu'au résultat désiré par vous et promis au futuracheteur.C'est cela que l'on appelle ABUS DE POUVOIR. C'est pour cette raison essentielle que j'ai démis-sionné du conseil municipal [...].

Hauts sapins de la propriété [de Monsieur Lambda]. [...]

Avant que vous ne décidiez de couper les sapins d'une importante hauteur, ces sapins n'étaient-ils pasun préjudice de manque de soleil pour vos capteurs solaire à votre domicile ? [...]

Que les électeurs de [Saint-Pré-le-Paisible] ré�échissent bien avant de se prononcer les 09 et 16 marsprochain, pour le bien du village dans le futur. [...]

Extraits d'une lettre ouverte di�usée par Gilbert dans la commune.

Implication : prévisible et constatée. L'implication de Gilbert était

doublement prévisible. D'une part, il est conseiller municipal, ce qui l'implique de

facto. D'autre part, il est propriétaire d'un terrain qu'il souhaiterait voir classé en

5.1. Le camp des � contre � : sept �gures | 279

� AU � (voir plus bas) : il a un intérêt personnel à s'impliquer dans la fabrique du

PLU.

Cette implication est plus � explosive � que celle des autres personnages. Elle

n'est perceptible que sur une période courte � de novembre 2007 à mars 2008. Mais

elle est particulièrement virulente : elle se manifeste à travers sa démission et une

lettre ouverte cinglante, portant atteinte à l'honneur du maire et du secrétaire de

mairie.

Discours : bénévolat. Gilbert évoque sa � conception de gérer une asso-

ciation bénévole ou une commune �. Ainsi, il semble dire qu'une commune devrait

être gérée suivant les principes associatifs et du bénévolat. Dans ce cadre, la priorité

du bureau (conseil municipal) est de soutenir les membres (habitants), et non de

sponsoriser des � grands propriétaires � (un tel `sponsoring' serait le monde à l'en-

vers). A notre avis, ce discours se heurte à une conception stratégique de

la gestion d'une commune, dans laquelle le soutien à l'implantation de projets

privés est généralement perçu comme un moyen (et non une �n), dans la perspec-

tive de soutenir les habitants sur le long terme. Il reste possible de se demander

� pourquoi les décisions et les actions des organisations devraient être guidées par

la � stratégie � plutôt que par autre chose � (Vaara, 2006).

Autre(s) intérêt(s) : propriétaire insatisfait du zonage. Gil-

bert est propriétaire d'un terrain, situé en centre-village, composé de deux parcelles.

La première, classée � U �, comporte sa résidence principale. La seconde n'est pas

constructible d'après le POS-1988. Toutefois, retraité, Gilbert projette de construire

une seconde maison sur cette seconde parcelle, en vue de la louer ensuite à des par-

ticuliers. Ce projet suppose que la parcelle soit classée � à urbaniser � (AU) par le

PLU-2007. Or, ce n'est pas le cas dans la version dé�nitive adopté en novembre 2007

(par 10 voix pour et 5 voix contre, dont celle de Gilbert). Gilbert démissionne alors

du conseil municipal.

La prise de position de Gilbert contre la municipalité sortante et contre le PLU,

qui se manifeste dans ses actes et dans ses textes, peut s'analyser comme une action

280 | Chapitre 5. Les praticiens impliqués dans la fabrique de la stratégie : les �gures stratégiques

en désespoir de cause. Comme les partisans du PLU font obstacle à son projet, alors

l'espoir ultime est de soutenir les détracteurs. Ceux-ci accepteront peut-être d'ouvrir

la parcelle à l'urbanisation, dans le cadre d'un nouveau PLU.

Ethique : délation, diffamation. La � personne � que Gilbert explique

ne pas pouvoir désigner du fait de son � devoir de discrétion � est le secrétaire de

mairie. Une rumeur court dans la commune depuis quelques années, selon laquelle

� il y a deux maires � à [Saint-Pré-le-Paisible], le second étant, d'après cette rumeur,

le secrétaire (nous y reviendrons).

Ainsi, le secrétaire de mairie est quali�é de � tricheur � expérimenté et habile

dans son entreprise d'in�uencer la décision selon ses � intérêts personnels � (aucune

indication n'est fournie dans le texte quant à la nature des intérêts évoqués). De

même, selon Gilbert, la décision communale d'abattre une rangée d'arbres situés non

loin de la propriété du maire, tiendrait au fait que ceux-ci réduisaient l'ensoleillement

des panneaux photovoltaïques du maire. Il est impossible de lire dans les pensées

du maire. Mais, quoiqu'il en soit, cet argument n'a pas l'apparence d'une critique

constructive destinée à alimenter le débat stratégique.

En�n, il est exact comme l'a�rme Gilbert, qu'une décision est revenue plusieurs

fois au vote. Ceci a fait l'objet d'un recours pour excès de pouvoir (déposé par

Ambrosine pour le compte de l'exploitation agricole). Le Tribunal Administratif

(T.A.) rejette la requête. Mais d'un point de vue électoral, alors que ces accusations

apparaissent avant les municipales, la réponse du T.A. intervient après celles-ci. Au

moment des élections, un soupçon qui n'a pas lieu d'être handicape les

partisans du PLU, ce qui constitue un problème managérial important.

5.1. Le camp des � contre � : sept �gures | 281

Caméléon n.m.2. Fig. Personne versatile, qui change facilement d'opinion.Facette n.f. � Fig. A facettes : se dit d'une personne qui peut avoir des aspects, des comportementstrès di�érents.Source : Petit Larousse en couleur, 1991.Illustrations : http://0d.img.v4.skyrock.net/0d2/em0-atreyu/pics/2948280817_1_3.jpg et http://profile.ak.fbcdn.net/hprofile-ak-snc4/27528_124686044226421_4946_n.jpg

• Klaus, le caméléon.

GENRE.

Klaus s'exprime peu et il n'a produit en son nom propre aucun texte écrit

(à notre connaissance). Il se limite à quelques rares prises de parole lors de

réunions publiques : il martèle l'idée qu'en démocratie, tous les avis ont

la même valeur ; en revanche, il ne se prononce pas à titre personnel sur

le fond du PLU. Son implication est pourtant forte : il est tête de liste de

l'opposition et est élu maire en mars 2008. Sa posture nous semble être un

atout : en tant que membre d'une famille `historique' de la commune, mais

néanmoins détracteur de l'équipe historique, il incarne un subtile équilibre

entre continuité et changement.

282 | Chapitre 5. Les praticiens impliqués dans la fabrique de la stratégie : les �gures stratégiques

Implication : prévisible et constatée. Si l'implication de Klaus était

prévisible, cette prévisibilité repose sur des éléments moins matériels qu'en ce qui

concerne les riverains. Klaus n'est pas un riverain immédiat des zones du lotissement

et du parc touristique même si, depuis son domicile, il a vue sur la forêt prévue pour

accueillir le lotissement. Ses raisons de s'opposer sont autres (voir plus bas), mais

elles sont connues dans la commune et de ce fait, son implication n'est pas une

surprise.

Cette implication ne passe guère par la communication et le discours. Du moins,

Klaus s'exprime peu à titre individuel. Plutôt, cette implication s'observe matériel-

lement, à travers sa candidature en tant que tête de liste d'opposition, aux élections

municipales de mars 2008. Elu conseiller, puis maire, il s'exprime davantage, mais il

le fait en tant que porte-parole d'un groupe. Nous sommes donc prudents : bien que

signés par lui, ces textes re�ètent-ils ses idées propres ? Nous n'avons pas d'éléments

pour trancher entre les hypothèses.

Discours : démocratie (ou relativisme ?). Dans ses rares interven-

tions orales, lors de réunions publiques, Klaus veille au respect d'une idée qu'il

martèle : dans une commune, chacun est libre d'exprimer son opinion et chaque idée

à droit à la même considération. Nous pensons que, dans l'esprit de Klaus, cette idée

renvoie au discours de la démocratie (par ailleurs, les détracteurs du PLU justi�ent

de constituer une liste d'opposition en ces termes, dans leur profession de foi de

campagne : � la démocratie le permet �).

Si son propos se veut démocrate, notons toutefois qu'il est peut-être également

relativiste. Certes, chaque voix a le droit de se faire entendre. Mais toutes les idées

ne se valent pas quant à leur pertinence. Ainsi, après avoir favorisé l'émergence

d'une pluralité d'idées, la pratique de la stratégie (publique) implique également une

sélection entre ces idées. La notion de démocratie n'est pas su�sante pour déterminer

qui détient la légitimité pour e�ectuer cette sélection (démocratie représentative ou

directe, etc.).

5.1. Le camp des � contre � : sept �gures | 283

Autre(s) intérêt(s) : désir d'engagement politique. Si Klaus ne

peut être considéré comme un riverain des zones de projets, alors en quoi sont im-

plication est-elle prévisible ? L'explication implique de revenir aux élections munici-

pales de 2001. A cette époque, selon le maire sortant, Klaus aurait souhaité se porter

candidat avec la liste d'entente communale. Cela lui a été `refusé', en raison d'une

� pratique � institutionnalisée en matière de constitution de la liste : la liste ne peut

comporter qu'un seul membre d'une même famille � historique � de la commune. Or,

en 2001, le premier adjoint sortant (Bernardo, dans les personnages présentés plus

bas), issue de la même famille historique que Klaus, se porte à nouveau candidat.

Schématiquement, Klaus est mis sur la touche.

Mais en 2008, Bernardo décide de ne plus se porter candidat. Cette décision est

d'ailleurs exploitée par les détracteurs du PLU, qui laissent entendre qu'un désaccord

entre le maire sortant et Bernardo en serait à l'origine (ce que Bernardo dément).

Dès lors, Klaus peut se porter candidat en tant que représentant de sa famille... mais

il choisit de ne pas se rallier à l'équipe historique, pour constituer plutôt la sienne.

En somme, l'implication de Klaus est lié à l'échéance électorale, plutôt qu'au PLU.

Les événements du PLU ont pu, en revanche, in�uencer sa stratégie personnelle.

Ethique : [/]. L'action de Klaus n'appelle pas, à notre avis, de discussion

éthique.

284 | Chapitre 5. Les praticiens impliqués dans la fabrique de la stratégie : les �gures stratégiques

5.2 Le camp des � autres � : six �gures

Après avoir analysé le camp des � contre � (les détracteurs du PLU), nous exposons

à présent ce qu'il est possible d'appeler le camp des � autres �. Ce second camp

se subdivise en deux sous-ensembles. D'une part, les partisans du PLU sont les

praticiens qui s'expriment ou agissent manifestement en faveur du PLU. Il s'agit

ainsi du camp des � pour �. D'une part, des praticiens qui apparaissent neutres vis-

à-vis du PLU jouent également un rôle dans la controverse du PLU. Nous parlons

du � corps arbitral �, au sens où ces praticiens peuvent par leur (in)action avoir une

in�uence déterminante sur l'issue de la rencontre entre les partisans et le détracteurs

du PLU.

5.2.1 Le camp des � pour � : quatre �gures

Parmi les quatre partisans du PLU que nous identi�ons, trois sont des habitants

de Saint-Pré-le-Paisible et un est extérieur à la commune. S'il ne fallait retenir que

quelques idées à propos de leur identité, nous proposerions les trois suivantes :

� Les porteurs du projet de PLU dans la commune ont une démarche fondée

sur l'utilisation d'outils rationnels (diagnostics, statistiques,...), et recherchent

plus ou moins consciemment à assurer l'alignement de la stratégie de dévelop-

pement sur l'environnement incertain auquel les collectivités territoriales sont

confrontées ;

� L'analyse des données fait ressortir une relative concordance entre les dis-

cours et les intérêts des partisans habitant la commune, laquelle peut s'in-

terpréter à la fois comme une force et une faiblesse de la communication ;

� Le partisan du PLU extérieur à la commune est le promoteur du projet de

parc touristique : il a un intérêt particulier évident, mais en soi cela n'enlève

rien à l'intérêt que le projet représente également pour la collectivité.

5.2. Le camp des � autres � : six �gures | 285

Propagande. Le leader décide seul et annonce sa décision. Il argumente ensuite pour la faire passer etcherche à mettre en oeuvre tous les moyens pour promouvoir son idée.Consultation. Le leader recueille di�érents avis et décide ensuite seul.Cogestion. Le leader suscite un dialogue avec les membres du groupe, recherche le consensus et prendseul la décision �nale.Concertation. Le leader suscite un dialogue avec les membres du groupe. La décision est priseconjointement. La responsabilité en est partagée.Source : Thill & Fleurance (1998).Illustrations : http://lepoivron.free.fr/rubrique.php3?id_rubrique=44 et http://img.over-blog.com/630x470-000000/3/86/11/58//les-dessins-du-blog/concertation.jpg

• Marc-Aurèle, le gouverneur.

GENRE.

Marc-Aurèle est maire de Saint-Pré-le-Paisible depuis 1995, après avoir été

adjoint depuis 1982. Par ailleurs administrateur territorial, il est reconnu

comme étant un `homme de dossier'. La pratique veut ainsi qu'il se charge

des dossiers administrativement lourds. De même, il assure seul le rôle de

porte-parole du conseil municipal. C'est pourquoi l'attention est attirée

vers sa personne, dans le cadre de l'élaboration du PLU : on a vite fait

de penser que le projet de PLU est son idée personnelle, qu'il cherche à

défendre. Bien qu'objectivement il n'en soit rien, le genre de communiquer

qu'il met en oeuvre � monologique et `épisodique' � paraît lui porter

préjudice.

286 | Chapitre 5. Les praticiens impliqués dans la fabrique de la stratégie : les �gures stratégiques

� Si on veut qu'un projet de cette nature soit attractif, il faut lui donner une certaine envergure. Quipourrait a�rmer le contraire ? [...] Ce qui est envisagé me semble équilibré [...]. Je con�rme la volontépolitique de la commune de voir le projet se réaliser. Pour trois raisons simples : l'emploi, les retombéeséconomiques pour les entreprises locales [...] et les recettes �scales pour la commune �.

� On est dans une logique de développement durable �.

La commune [est] en phase avec la philosophie du projet [...]. � Mais dans la limite d'un dialogue sansconcession et sans complaisance avec les futures investisseurs que nous avons rencontrés [...]. Noussommes favorables au projet, mais pas aux ordres des promoteurs �.

Extraits des Dernières Nouvelles d'Alsace, 19/02/2006.

� Citez-moi un seul projet fort dans [L'arrondissement]. Il n'y en a aucun. Or aujourd'hui, à [Saint-Pré-le-Paisible], un projet apparaît. La question se pose de savoir si on veut le rendre possible ou pas. �

Extraits des Dernières Nouvelles d'Alsace, 25/02/2006.

� Pour l'instant nous ne connaissons que les grandes lignes de ce projet [touristique]. Il faudra ensuitequ'il soit conforme à l'esprit de la municipalité qui souhaite qu'il soit ouvert au grand public, lié à descourts séjours de vacances, intégré dans le paysage et marqué de la notion de développement durable �.

Extraits des Dernières Nouvelles d'Alsace, 03/02/2007.

� L'enquête publique est faite pour que les gens s'expriment, dès lors il est normal qu'ils le fassent �.

Extraits des Dernières Nouvelles d'Alsace, 15/06/2007.

� Le conseil municipal est conscient des inconvénients, mais ils sont gérables. [Les] capacités techniquesactuelles permettent de réaliser des aménagements [...] respecteux de l'environnement. Il ne faut pascroire que le conseil envisage les choses à la légère [...]. Il ne s'agit pas de nous accorder une con�anceaveugle, mais une part de con�ance est nécessaire pour que la démocratie fonctionne �.

Extraits des Dernières Nouvelles d'Alsace, 16/11/2007.

� Le résultat du vote [...] porte à croire qu'il y a rupture entre l'équipe municipale sortante et la majoritéde la population de [Saint-Pré-le-Paisible] ; j'interprète cette rupture en partie comme un désaccord avecnos projets, [...] mais aussi [...] comme le résultat d'agissements peu conformes aux principes de basede la vie démocratique pendant la campagne électorale, et qui ont porté préjudice à la liste d'ententecommunale [...] �.

Extraits du communiqué prononcé lors de l'installation du nouveau Conseil Municipal, 14/03/2008.

� Mesdames, Messieurs,La municipalité actuelle est mise devant ses responsabilités [...]. Exercice sans nul doute di�cilepour une municipalité confrontée, comme nous l'étions aussi, aux égoïsmes agricoles, mais de surcroîttoute soumise à une écologie waechterienne sans concession. �.

Extraits d'un tract di�usé dans la commune après le jugement du Tribunal Administratif, 10/07/2009.

5.2. Le camp des � autres � : six �gures | 287

Implication : prévisible et constatée. Marc-Aurèle est le maire en

exercice durant l'épisode stratégique du PLU : son implication est attendue et

constatée, sans surprise. Son genre de communiquer est plutôt monologique et `épi-

sodique'. Le compte-rendu de l'avancement du projet passe par la création d'épisodes

de communication � généralement des réunions publiques. La salle de réunion est

agencée comparablement à un amphithéâtre (rapport `un-à-plusieurs') : quelques in-

tervenants identi�és font un exposé à la masse anonyme du public présent ; le temps

de parole est largement déséquilibré. Nous quali�ons ce format de communication

de monologique.

Discours : destruction créatrice. Les textes présentent le caractère

durable de l'innovation et du développement comme une contrainte à intégrer au

schéma de pensée traditionnel, plutôt que comme une �nalité qui serait associée à

une `rupture cognitive'. La première question est � de savoir si on veut [rendre le pro-

jet touristique] possible ou pas � grâce au PLU. Le conseil municipal le souhaite, pour

des raisons classiques : � l'emploi, les retombées économiques pour les entreprises

locales [...] et les recettes �scales pour la communes �. Ainsi, l'aspect environnemen-

tal n'apparaît pas (en février 2006) parmi les principaux critères d'évaluation de la

pertinence du projet.

De ce point de vue, les textes véhiculent une version du discours classique de

l'innovation : la création d'emplois, d'activités et de produits �scaux justi�ent de

`détruire' des paysages, de `sacri�er' des espaces naturels et agricoles, en les ou-

vrant à l'urbanisation. Mais ce sacri�ce peut être minimisé grâce au progrès tech-

nique (� capacités techniques actuelles �). Ce discours se heurte à celui de certains

des détracteurs du PLU, présentés précédemment, en deux aspects. D'une part, les

opposants relativisent la création censée suivre la destruction. D'autre part, ils es-

timent qu'en matière de projet de territoire, le cadre naturel vierge est trop souvent

considéré comme un passif (une ressource pour créer), et non comme un actif (une

création de la Nature).

288 | Chapitre 5. Les praticiens impliqués dans la fabrique de la stratégie : les �gures stratégiques

Autre(s) intérêt(s) : réélection. En mars 2008, Marc-Aurèle est candidat

à sa réélection pour un troisième mandat de maire. Dans ce contexte, il aurait pu

choisir de `ne pas faire de vague', pour assurer cette réélection. La solution : céder

aux exigences des détracteurs du PLU, en supposant qu'alors ceux-ci n'auraient

pas constitué de liste d'opposition. Mais si Marc-Aurèle maintient le cap politique

qu'il a proposé au conseil, ce n'est pas seulement par abnégation. C'est aussi par

erreur d'appréciation et par aveuglement. D'une part, il sous-estime l'in�uence des

détracteurs sur l'opinion (ce qu'il admet après la défaite). Au moment de trancher, il

pense agir au nom de la majorité (en partie silencieuse) et ne se rend donc pas compte

qu'à de nombreux égards, il fait passer le PLU en force. D'autant plus que, d'autre

part, il est aveuglé par sa foi dans la pertinence des projets envisagés, qu'il présente

comme une double opportunité : pour la commune, mais aussi pour l'arrondissement

entier. En somme, pour Marc-Aurèle, PLU et réélection sont des objectifs

conciliables.

Ethique : agression verbale et diversion rhétorique. Marc-

Aurèle dénonce les � égoïsmes agricoles �. Certes, Childéric et Ambrosine s'opposent

au PLU. Certes, on peut prendre du recul vis-à-vis de leurs arguments, selon lesquels

les cultures contribuent aussi à capter le CO2 (voir plus haut). Il reste que l'emploi

du terme `égoïsme', négativement connoté, est une forme d'agression verbale. Plutôt

que de dénoncer les égoïsmes (une interprétation), il est plus objectif de reconnaître

les intérêts.

Mais le principal problème d'éthique managériale est ailleurs. Marc-Aurèle an-

nonce, dès février 2006, � la volonté politique de la commune de voir le projet [tou-

ristique] se réaliser �. La décision est prise. Cela pose deux problèmes. D'une part,

si le conseil municipal a l'autorité légale pour prendre cette décision, au regard de la

pratique locale il n'a peut-être pas la légitimité de le faire. Par tradition, pour être

légimites, les décisions communales exigent, sinon l'unanimité, au moins un certain

consensus. D'autre part, puisque la décision est prise, est-il encore exact d'a�rmer

que � la question se pose de savoir si on veut [rendre le projet] possible ou pas � ?

Même si Marc-Aurèle répète que `rendre possible' (à travers le PLU) ne signi�e pas

5.2. Le camp des � autres � : six �gures | 289

que `cela se réalisera e�ectivement', les détracteurs en doutent puisque la commune

à la � volonté politique [...] de voir le projet se réaliser �. En d'autres termes, Marc-

Aurèle cadre le débat de façon à contourner la question de savoir si, e�ectivement, la

commune � et non le conseil municipal � souhaite qu'un projet se réalise, quel qu'il

soit. A notre avis, c'est cette manière de faire diversion (mais c'est peut-

être involontaire) qui lui est reprochée, par ceux qui l'accusent d'excès

de pouvoir.

290 | Chapitre 5. Les praticiens impliqués dans la fabrique de la stratégie : les �gures stratégiques

Compétence n.f. Capacité reconnue en telle ou telle matière, et qui donne le droit d'en juger.Manipuler v.t.5. Amener insidieusement quelqu'un à tel ou tel comportement, le diriger à sa guise ;manoeuvrer.Source : Petit Larousse en couleur, 1991.Illustrations : http://mail.timtim.com/drawing/view/drawing_id/177 et http://www.michelledastier.org/index.php/2010/01/13/1623-la-manipulaton-et-le-principe-de-sorcellerie-par-claude-payan

• Eginhard, l'intendant.

GENRE.

Eginhard est secrétaire de mairie à Saint-Pré-le-Paisible depuis 1968. Cette

expérience de 40 ans lui o�re à l'évidence une connaissance précise de

l'identité et de la trajectoire stratégique de la commune. Dans l'ambiance

typiquement adhocratique de la commune, perpétuée par Marc-Aurèle (le

maire depuis 1995), il se positionne comme un directeur des services, et

non comme un `simple' secrétaire. Mais ce positionnement dérange. Une

rumeur court selon laquelle � il y a deux maires � à Saint-Pré-le-Paisible.

Certains détracteurs du PLU lancent des attaques di�amatoires contre

lui � quoique sans le nommer. Il démissionne quelques jours après que

ceux-ci sont élus.

5.2. Le camp des � autres � : six �gures | 291

Implication : inattendue, mais constatée. L'implication d'Eginhard

di�ère de celle des individus présentés jusqu'ici. D'abord, il n'a pas pris la parole

publiquement (nous l'avons interviewé). Pour autant, sa démission après l'élection

de l'équipe `village authentique' constitue un message limpide : il refuse de mettre

ses compétences au service de personnes qui l'ont insulté à demi-mots durant leur

campagne électorale. Ainsi, il se sent très impliqué et soutient par défaut l'équipe

d'`entente communale' avec laquelle il travaille depuis toujours et... qui ne l'insulte

pas. Mais cette implication est inattendue : elle découle de ces insultes gratuites qui

le font réagir, et non d'un parti pris à l'égard du PLU (même si, de fait, sa fonction

et son expérience l'ont conduit à rédiger des documents pour le dossier PLU et à

donner son avis).

Discours : intégrité. Le discours d'Eginhard n'est pas véhiculé par des

textes, puisqu'il n'en produit pas. Mais sa démission constitue à notre avis un

`discours-en-actes', et en dit plus qu'aucun mot ne saurait dire. Ce discours, c'est

celui de l'intégrité : après 40 ans de services sans histoire (et un nombre incalcu-

lable d'heures de travail littéralement o�ertes à la commune), il n'accepte pas d'être

traité de � tricheur �, de pro�teur, de manipulateur,... et démissionne par principe

moral. Il ne forme pas de successeur : son remplacement est particulièrement long

et coûteux pour la commune, qui doit se passer de ses connaissances. Son acte est

une manière de dire, aux nouveaux élus : `débrouillez-vous, maintenant !'.

Autre(s) intérêt(s) : la commune. Nous n'avons trouvé aucun indice de

la présence d'un intérêt particulier direct ou indirect vis-à-vis du PLU. Même les

textes de ceux qui l'accusent ne fournissent pas un seul exemple, qui aurait permis

de rechercher des informations complémentaires : le fait qu'Eginhard passe � une

bonne partie de sa vie à la mairie � (voir plus haut les textes de Gilbert), n'est

pas une preuve de sa malhonnêteté ; ce pourrait tout aussi bien être une preuve

d'abnégation.

Eginhard m'a pas même le désir de poursuivre éternellement son aventure au se-

crétariat. En e�et, avant sa démission, il projettait d'accompagner la liste d'`entente

292 | Chapitre 5. Les praticiens impliqués dans la fabrique de la stratégie : les �gures stratégiques

communale' � il pensait qu'elle serait élue... � deux années supplémentaires, pour

former un successeur, et prendre ensuite sa retraite. Il avait déjà cessé son acti-

vité de Directeur de l'école communale (retraite célébrée en juin 2003). Ainsi, les

données dont nous disposons font d'Eginhard l'archétype du serviteur de l'intérêt

de la commune, qui mérite de se retirer dans l'honneur et non sous les accusations

apparemment infondées exprimées à son encontre.

Ethique : le silence contre les arguments ad personam. A la

place d'Eginhard, beaucoup auraient pris la parole pour se défendre de ces accusa-

tions ad personam. Mais Eginhard applique la parade identi�ée par Schopenhauer

(1998) : le silence. Pour cet auteur, qui s'appuie également sur les Topiques d'Aris-

tote, le silence est le comportement indiqué lorsque l'on estime que le contradicteur

est de mauvaise foi et qu'il se moque de la vérité (ce qui semble en l'occurrence être

le cas).

De la même manière, avant de s'engager dans une discussion publique avec les

détracteurs d'un projet stratégique (en engageant une controverse par tracts inter-

posés, par exemple), les partisans de ce projet peuvent s'interroger sur la bonne foi

des détracteurs. Les partisans du PLU se sont-ils posés la question : faut-il

réagir aux textes des opposants ? Si oui, comment la réponse a�rmative

a-t-elle émergé ?

5.2. Le camp des � autres � : six �gures | 293

Cupide adj. Avide d'argent.Source : Petit Larousse en couleur, 1991.Balthazar Picsou. Oncle de Donald Duck, d'où son surnom d'� Oncle Picsou � (� Uncle Scrooge �en anglais), ce � canard le plus riche du monde � est réputé pour son avarice et son côté aventurier.Source : wikipedia.orgIllustrations : http://fabianos.blog.mongenie.com/index/p/2009/03/787324 et http://www.pyrenees-ossau-immobilier.com/annexes/regles-construction/8-zac-regles/4-procedure-lotissement.php

• Scrooge, le promoteur.

GENRE.

Scrooge est le promoteur du projet de parc touristique que le PLU rendrait

possible. Promoteur un peu particulier : habitant, agriculteur et ancien

maire d'une commune limitrophe à Saint-Pré-le-Paisible, il est propriétaire

de vastes terrains. Ceux prévus pour l'implantation du projet lui appar-

tiennent pratiquement en totalité. Il est déjà connu pour en avoir valorisés

sous la forme d'un golf, d'un centre équestre et d'une résidence hotelière,

controversés. Ses détracteurs critiquent autant le personnage que la perti-

nence et les faibles retombées de ses projets. Lorsque le conseil municipal

lui témoigne � une fois de plus � son soutien à travers le PLU , c'est au

moins autant le passé que le présent qui provoque la levée de boucliers.

294 | Chapitre 5. Les praticiens impliqués dans la fabrique de la stratégie : les �gures stratégiques

� Raisonner sur le long terme �

� Ce projet de tourisme, de santé nature et bien-être, je le porte depuis 1988 et dès le départ, il s'agissaitd'un projet d'ensemble qui, pour être solide et populaire localement tout en attirant les touristes, devaits'appuyer sur plusieurs piliers �, parmi lesquels la fameuse [zone AUt de 25 ha] lui appartenant dans sonintégralité. Prévue au même endroit ou presque : � Nous l'avons juste remonté un peu pour l'éloignerdes zones inondables et du périmètre Natura 2000. � [...]

Indigné par l'intention qui lui est prêtée de vouloir tout bétonner. � C'est faux. La ceinture de [Saint-Pré-le-Paisible] sera d'ailleurs sans doute plus verte avec le projet �. Tout comme il juge totalement� invraisemblables � les critiques parlant d'un projet incohérent. [...]

� J'ai toujours été convaincu qu'il fallait un pôle d'attractivité dans [le secteur]. N'en déplaise à mesdétracteurs, je suis le seul à en proposer un... et il a d'ailleurs convaincu puisqu'il fut inscrit au Schémadirecteur �. [...]

� Incohérent, le projet ne l'est certainement pas : entre sport, santé et bien-être, tous les élémentsnécessaires sont envisagés pour que le projet soit attrayant tous les jours, de manière familiale et inter-générationnelle �. [...]

Victime d'un procès en sorcellerie ? � On noircit le tableau constamment. Le postulat des négociationsproposées serait que je raye mes projets. Pour qu'il y ait discussion, encore faut-il un esprit constructifet non une volonté délibérée de détruire le projet. � [Le promoteur] se dit ainsi conforté par le choixd'Antoine Waechter, formellement opposé à son projet, pour assister la [nouvelle] municipalité. De fait,� je n'ai aucune raison de présenter des investisseurs tant qu'il sera uniquement question de casser ledossier �.

Il n'est décidé à laisser passer aucune attaque sur un projet qui ne � coûtera rien à la commune � etpourrait lui rapporter une � somme colossale �. [...] Un cheval de Troie ? � L'urbanisme est cadré par lePLU, on ne peut pas faire n'importe quoi ! De plus, le bâti sera concentré sur les 23 ha dont il n'occuperaau plus que 30%. A part la ferme pédagogique, il n'y a pas d'autres constructions sur les autres zonesréservées aux sports et activités de nature �. La surface hors oeuvre nette serait alors extravagante sur23 ha ? � Si on veut des activités, des surfaces sont indispensables. Mais l'emprise de 110000m2 se réduitlorsque l'on va sur deux ou trois niveaux, la hauteur des bâtiments étant absorbée par la topographie dulieu et les arbres et vergers qui seront plantés �. Des résidences pour le personnel ? � Sur les 200 emploisespérés, certains spécialisés ne pourront pas venir du [secteur] �.

Quand à la crainte d'une perte de terres agricoles, [le promoteur] la repousse. � Déjà, la ferme pé-dagogique fonctionnera avec de jeunes agriculteurs sachant que les exploitations des environs serontsollicitées pour vendre leurs produits en �lière courte. Des surfaces d'exploitation seraient enlevées auxagriculteurs ? Celui à qui j'en enlève le plus, c'est moi �, assure-t-il en rappelant être propriétaire denombreuses parcelles sur les zones (Nt et AU) que la [nouvelle] municipalité envisage de reclasser [...].

� En revanche, je me demande pourquoi certains agriculteurs de [Saint-Pré-le-Paisible] insiste tellementpour que tout soit reclassé en zone �A�.... Ceux qui sont opposés au projet l'ont-ils réellement lu ? [...]De telles critiques laissent à penser que le projet n'a pas été analysé de fond en comble. [...] Et si celane se fait pas, quoi alors ? Si je ne fais rien, il n'y aura toujours rien dans le [secteur] dans vingt ans ! �

Extraits des Dernières Nouvelles d'Alsace, 30/07/2009.

5.2. Le camp des � autres � : six �gures | 295

Implication : prévisible et constatée. En tant que promoteur du

principal projet encadré par le PLU, l'intérêt de Scrooge vis-à-vis de ce PLU est

évident. Ainsi, son implication est attendue. Elle a également été constatée. Certes,

face à la forte opposition suscitée par son projet, il s'est mis en retrait de l'élaboration

du PLU. Mais cette attitude ne doit pas s'analyser comme la marque d'une faible

implication ou d'un désengagement : plutôt, Scrooge estime que � le postulat des

négociations � avec les opposants serait qu'il raye ses projets ; par conséquent, il ne

perd pas son temps en réunions et en con�its stériles où les opinions paraissent d'ores

et déjà faites. En d'autres termes, l'implication de Scrooge dans la fabrique de

la stratégie de Saint-Pré-le-Paisible s'est faite, pour l'essentiel, en amont

du PLU : � J'ai toujours été convaincu qu'il fallait un pôle d'attractivité dans [le

secteur]. N'en déplaise à mes détracteurs, je suis le seul à en proposer un... et il a

d'ailleurs convaincu puisqu'il fut inscrit au Schéma directeur �.

Discours : entrepreneurial. Les textes de Scrooge véhiculent le discours

entrepreneurial : le promoteur porte un projet qui, s'il était réalisé, prolongerait

la concrétisation de sa vision pour le développement du tourisme local. Ainsi, il

porte son projet � depuis 1988 � et il semble avoir ré�échi en détails au contenu de

ce projet, diagnostiquant les manques du secteur géographique et les besoins de la

clientèle potentielle, et proposant par suite un concept qui serait � attrayant tous

les jours, de manière familiale et intergénérationnelle �.

Autre(s) intérêt(s) : propriétaire. Scrooge, agriculteur retraité, est pro-

priétaire de l'essentiel des parcelles concernées par le projet touristique. Par consé-

quent, les terrains qui deviendraient constructibles dans le cadre du PLU gagneraient

immédiatement de la valeur. Il serait donc en situation de tirer un béné�ce personnel

de la revente de ses terrains à des investisseurs. Les détracteurs du PLU estiment

ainsi que le risque �nancier pour le promoteur est nul (les micro- et macro-activistes

parlent respectivement d'opération � capitalistique � et � spéculative �), tandis que

la commune aurait à supporter les risques environnementaux (imperméabilisation

des sols, déforestations, risques et nuisances sonores liés à un surplus de circula-

296 | Chapitre 5. Les praticiens impliqués dans la fabrique de la stratégie : les �gures stratégiques

tion,...).

Il n'y a pas lieu a priori de contester les choix d'un propriétaire, dès lors qu'il

gère son patrimoine en toute légalité. Toutefois, � depuis 1988 � Scrooge a multiplié

les projets qui n'ont pas tenu toutes leurs promesses (créations d'emplois,...) et qui

pro�tent à des privilégiés (c'est notamment le cas du golf), alors que l'impact sur le

paysage est supporté par tous. En d'autres termes, les détracteurs ont des raisons

objectives de mettre en doute la parole du promoteur... et de critiquer ceux qui,

comme le conseil municipal sortant, le soutiennent indirectement à travers le PLU.

Pour les opposants, le promoteur agit par intérêt personnel et ne se soucie guère

de l'intérêt général : pourquoi, contrairement au golf, le parc touristique serait-il

accessible au plus grand nombre ? Parce que le conseil municipal sortant s'en porte

garant ? L'argument n'a pas convaincu.

Ethique : campe sur ses positions. Dans le discours de Scrooge, la

notion de coût est réduite à sa dimension �nancière : Scrooge est décidé à défendre

son projet qui ne � coûtera rien à la commune � et pourrait lui rapporter une � somme

colossale � (à travers la �scalité). Ce discours est de nature à prendre les

opposants écologistes à rebrousse-poil. En e�et, il réduit la commune à un

compte de trésorerie et néglige le coût environnemental du projet (paysage, cadre

de vie). Quel qu'en soit le coût objectif 9 (dans toute la diversité de ses dimensions),

tenir ce discours attise la controverse avec les opposants et ne favorise pas le dialogue.

Ainsi, même s'il s'adapte dans une certaine mesure au comportement de

ses détracteurs, Scrooge campe lui aussi sur ses positions. Cela débouche

sur une bataille de positions.

9. En admettant qu'il soit possible d'établir un coût objectif.

5.2. Le camp des � autres � : six �gures | 297

Auto- pré�xe Qui s'applique à soi-même.Source : http://fr.wiktionary.org/wiki/auto-Stopper. v.i. S'arrêter.Source : Petit Larousse en couleur, 1991.Illustrations : http://blog.aufeminin.com/blog/see_216200_8/Quand-INTERNET-rime-avec-RENCONTRES et http://lauzeanique.pointblog.fr/dessin-ile-deserte.html

• Bernardo, l'auto-stoppeur.

GENRE.

Bernardo est conseiller municipal de Saint-Pré-le-Paisible depuis 1983 et

premier adjoint depuis 1995. C'est toutefois en son nom personnel qu'il

se fait remarquer durant l'épisode du PLU. En e�et, il décide de ne plus

se porter candidat à sa réélection en mars 2008, expliquant ressentir une

� lassitude face aux critiques répétées de certains �. Aussitôt, une autre

`version de l'histoire' est racontée � à travers un tract anonyme attribué

à Ambrosine 10 : selon cette version, la décision de Bernardo manifesterait

son désaccord avec le projet de PLU, mais il le nierait pour sauver l'emploi

de son épouse. Bernardo rétorque qu'il est démotivé, précisément, par ces

attaques personnelles caractéristiques des détracteurs du PLU. Il appelle

à voter pour la liste sortante, porteuse du PLU.

10. Voir supra, le `cavalier libre'.

298 | Chapitre 5. Les praticiens impliqués dans la fabrique de la stratégie : les �gures stratégiques

Lettre ouverte

Plusieurs fois interpelé pendant cette campagne sur les raisons de mon retrait je tiens à répondre claire-ment.J'ai été heureux de me mettre au service de la commune pendant 25 ans [...].Toutefois, dans les dernières années, j'ai ressenti une forme de lassitude face aux critiques répétées decertains, préoccupés davantage par leur intérêt personnel.

D'autre part, j'observe qu'au cours de cette campagne électorale, le maire et son secrétaire de Mairie ontfait l'objet de multiples attaques. Tous ces propos mensongers sont guidés par l'animosité de quelquesuns, et par les associations écologistes qui voient là le seul moyen de bloquer les projets de la commune,en toute complicité avec la liste d'opposition. [...]

La critique est facile, mais pour consacrer autant de temps et d'années à la commune, il faut d'abordl'aimer et ressentir la con�ance de ses habitants. [...]

Après 25 ans de services rendus à la commune, je n'ai pas souhaité repartir pour un nouveau mandat.J'accorde, aujourd'hui, toute ma con�ance à la Liste d'Entente Communale pour continuer l'actionengagée dans l'intérêt de mon village [...].

Extraits d'une lettre ouverte de Bernardo, datée du 06/03/2008.

Dès le lendemain � le 07/03/2008 (avant-veille des élections municipales) � un tract anonyme attribué à

Ambrosine a a�rme que Bernardo a toujours été contre le PLU et que sa lettre ouverte vise à sauver le poste

d'aide administratif de sa femme à la mairie de [Saint-Pré-le-Paisible]. Bernardo réagit le 08 mars...

Le courage de l'anonymat

Au moment où je quitte la vie municipale, j'ai voulu, en toute liberté, exprimer ma con�ance à la Listed'Entente Communale, qui poursuivra l'action que j'ai toujours soutenue.

Mais, ce soutien dérange, et me vaut un tract anonyme d'une grande méchanceté, allant jusqu'à prétendred'avoir agi sous contrainte pour sauver l'emploi de mon épouse.

Certain(es) b ne reculent devant rien ; ce n'est pas correct et c'est cela ma lassitude.

Est-ce cela, � le débat démocratique de haute tenue �, voulu par l'opposition, � portant sur la confron-tation d'idées et non sur les attaques personnelles ? �[...].

Chers habitants, [...] prenez conscience et votez en bloc la Liste d'Entente Communale.

Extraits d'un tract de Bernardo, di�usé le 08/03/2008.

a. Voir supra, le `cavalier libre'.b. Cette marque du féminin mise entre parenthèses est un indice supplémentaire qui révèle que les partisans

du PLU attribuent à Ambrosine la réponse anonyme du 07/03/2008 à la lettre ouverte de Bernardo.

Implication : inattendue, mais constatée. Si Bernardo, au cours de

ses mandats, avait eu l'habitude de s'exprimer publiquement, son implication n'au-

5.2. Le camp des � autres � : six �gures | 299

rait pas semblé soudaine et inattendue. Mais le fait est qu'en règle générale, c'est

Marc-Aurèle qui se charge personnellement des relations avec la population, au nom

du conseil municipal. De même, lors des manifestations organisées par le comité

des fêtes (présidé par Bernardo depuis 1995), c'est généralement Marc-Aurèle qui se

charge de prononcer le mot de bienvenue : à la manière adhocratique, chacun fait

ce vis-à-vis de quoi il se sent à l'aise ! Ainsi, l'implication constatée de Bernardo �

qui plus est pour défendre un choix personnel, et non une action en tant qu'adjoint

� est inhabituelle et surprenante (pour qui en ignore la cause). C'est précisément

la cause de son implication qui déroge aux principes : tout comme Eginhard (le

secrétaire de mairie), Bernardo est pris à partie, alors qu'il entend rétablir la

vérité sur les � raisons de son retrait �, pour faire taire les rumeurs infondées à ce

sujet, lancées pour porter préjudice aux partisans du PLU.

Discours : équité. Les textes de Bernardo sont marqués par une préoccupa-

tion d'équité. Tandis que des rumeurs se répandent sur les � raisons de son retrait �,

que des � attaques personnelles � visent Marc-Aurèle et Eginhard, que les � asso-

ciations écologistes � encouragent la propagation de � propos mensongers � pour

bloquer les � projets de la commune �, il énumère 11 les projets menés à bien par

l'équipe d'entente communale depuis 25 ans. Une telle énumération, qui consiste à

présenter un bilan positif de l'action passée, se positionne comme un contre-poids

aux tentatives des opposants d'en dresser un bilan catastrophique. L'objectif est

de faire en sorte que les élections municipales soient, en quelque sorte, un `procès

équitable' de l'action des élus sortants.

Autre(s) intérêt(s) : l'emploi de son épouse ? C'est un fait. L'épouse

de Bernardo occupe un poste d'aide administrative à la mairie de Saint-Pré-le-

Paisible. Dans ce climat tendu, ce poste est relativement sécurisé en cas de victoire

de l'équipe d'entente communale, et plutôt menacé en cas de victoire de l'équipe

� village authentique �. Bernardo a donc un intérêt à soutenir la liste conduite par

Marc-Aurèle. Mais si l'objectif était de défendre cet intérêt, il serait peu cohérent

11. L'énumération n'est pas fournie dans les extraits joints, faute de place.

300 | Chapitre 5. Les praticiens impliqués dans la fabrique de la stratégie : les �gures stratégiques

pour Bernardo d'être absent de la liste électorale sortante (d'autant qu'un adjoint

perçoit également une indemnité de fonction).

Si Ambrosine attaque Bernardo sur ce terrain, ce peut-être lié à un di�érend plus

ancien entre les deux conseillers municipaux. Ainsi, l'un des �ls d'Ambrosine avait

été embauché comme agent d'entretien, avant d'être licencié parce qu'il ne donnait

pas satisfaction. Dans ce contexte où l'estime de soi entre souvent en scène, il est

facile d'imaginer qu'une tension ait pu s'installer autour de la question de savoir qui

décide si, quant à elle, l'épouse de Bernardo donne ou non satisfaction. Et que cette

tension se manifeste lorsqu'une occasion se présente.

Ethique : [/]. Les textes de Bernardo, et son implication de façon générale,

ne soulève pas à notre avis de problème éthique. Il prend position en exprimant son

point de vue, notamment vis-à-vis de l'� animosité de quelques uns � ; mais il le

fait d'une manière impersonnelle et sur la base d'éléments factuels que nous avons

évoqués. Par exemple, l'a�rmation selon laquelle � le maire et son secrétaire de

mairie ont fait l'objet de multiples attaques � mensongères, si elle porte un jugement,

constitue une interprétation véri�able.

5.2. Le camp des � autres � : six �gures | 301

5.2.2 Le � corps arbitral � : deux �gures

La lecture synthétique des textes a permis, en�n, de repérer six individus neutres,

ou mal positionnés, vis-à-vis du PLU. Parmi eux, quatre sont des élus d'un échelon

supra-communal. Bien qu'on s'attende à les voir s'impliquer � par intérêt pour le

développement de leur territoire �, ils s'impliquent peu. A l'inverse, les deux autres

individus, le commissaire-enquêteur et un écologiste � positif � prennent la parole,

de manière inattendue.

302 | Chapitre 5. Les praticiens impliqués dans la fabrique de la stratégie : les �gures stratégiques

Joker. n.m. (mot anglais) Carte portant la �gure d'un bou�on et susceptible de prendre à certainsjeux la valeur que lui donne celui qui la détient.Réserve. n.f. II.1. Attitude de qqn qui agit avec prudence, qui évite tout excès ; dignité, discrétion.Source : Petit Larousse en couleur, 1991.Illustrations : http://annearchet.wordpress.com/ et http://www.dijonscope.com/002702-maintenant-vous-voyez

• D'Artagnan, Athos, Porthos et Aramis, le joker.

GENRE.

En mars 2008, d'Artagnan, Athos, Porthos et Aramis sont respectivement

1) Président de la Communauté de Communes (et candidat à l'élection

cantonale), 2) candidat à l'élection cantonale, 3) Conseiller Général sor-

tant, et 4) Président du syndicat intercommunal chargé du SDAU (et

député). Tous les quatre ont (ou aspirent à) un statut de stratège. Un des

rôles associés à ce statut est typiquement de prendre position, à travers

une ligne politique, vis-à-vis des projets susceptibles d'avoir un impact sur

le développement du territoire dont ils ont la responsabilité. Un résultat

intéressant, et à comprendre, est de constater qu'il n'en a rien été.

5.2. Le camp des � autres � : six �gures | 303

Note de contexte : S'il se réalise, le projet touristique envisagé à Saint-Pré-le-Paisible aura des retombéesnon seulement pour la commune, mais également pour le territoire intercommunal, voire pour le départementtout entier. D'un point de vue stratégique (par opposition à juridique), cela signi�e que le PLU de Saint-Pré-le-Paisible n'est pas une a�aire exclusivement communale. Ainsi, il est vraisemblable que les élus supra-communaux(responsables de territoires concernés par le projet touristique), se sentent impliqués par ce projet et prennentposition.

Notamment, nous nous sommes interrogés sur l'attitude adoptée par trois élus supra-communaux : 1) le Présidentde la communauté de communes (com.com) intégrant Saint-Pré-le-Paisible ; 2) le Conseiller Général et 3) lePrésident du syndicat intercommunal chargé du SDAU (qui par ailleurs est député).

Pour compliquer le tout, le hasard du calendrier veut que les élections cantonales aient lieu aux mêmes dates que lesélections municipales (09 et 16 mars 2008). Suite à ces deux élections, le Président sortant de la com.com devientConseiller Général et la com.com se dote d'un nouveau Président. Nous avons alors quatre élus supra-communauxà observer : 1) d'Artagnan, le nouveau Président de la com.com, 2) Athos, le nouveau Conseiller Général ; 3)Porthos, l'ancien Conseiller Général (en exercice durant l'élaboration du PLU) et 4) Aramis, le Président dusyndicat intercommunal chargé du SDAU.

A notre connaissance, Porthos et Aramis ne se sont pas exprimés publiquement au sujet du PLU de Saint-Pré-le-Paisible. En revanche, d'Artagnan et Athos se sont exprimés � très brièvement �, à l'occasion d'un débatpublic organisé par le quotidien `Les Dernières Nouvelles d'Alsace', dans le cadre de la campagne des électionscantonales.

D'Artagnan n'y voit � pas matière à une opposition de principe �.Athos verrait un � intérêt à posséder dans le [secteur] un pôle touristique intéressant �.

Par ailleurs, les (sept) candidats à l'élection cantonale, dont Antoine Waechter, sont tombés d'accord sur unpoint : il s'agit, selon eux, d'un projet privé qui ne relève pas de la compétence d'un conseiller général mais quiconcerne au premier chef la commune. Cet avis rejoint le principe de subsidiarité, qui consiste à rechercher la pluspetite entité capable de résoudre un problème et à lui en allouer la responsabilité.

Implication : attendue, non constatée. Les retombées potentielles du

projet touristique envisagé à Saint-Pré-le-Paisible dépassent le cadre de la commune.

Il est susceptible de dynamiser le territoire intercommunal et départemental. Dès

lors, il appelle de fait l'implication des représentants de ces territoires. Pourtant, à

l'exception d'Antoine Waechter (voir supra), ceux-ci sont restés silencieux, ou très

discrets, vis-à-vis du PLU de Saint-Pré-le-Paisible et des critiques des opposants.

Notons que d'Artagnan et Athos ne se sont exprimés qu'à l'occasion d'un débat

public dans le cadre des élections cantonales, alors qu'un journaliste le leur demande

(prise de parole assistée, non spontanée).

D'un côté, ce silence peut s'analyser comme l'application du principe de subsi-

diarité : le PLU est une a�aire propre à la commune ; les élus supra-communaux ne

doivent pas intervenir. Mais, d'un autre côté, la controverse autour du PLU invite à

304 | Chapitre 5. Les praticiens impliqués dans la fabrique de la stratégie : les �gures stratégiques

se demander si la commune est l'échelon territorial le plus approprié pour élaborer

un véritable projet de territoire (principe du PADD, voir chapitre 3). L'idée d'une

évolution vers des PLU intercommunaux semble faire son chemin parmi les spécia-

listes. Ainsi, l'argument du principe de subsidiarité masque-t-il un intérêt

à ne pas s'exprimer ? (voir infra).

Discours : ambivalent. Lorsqu'Athos a�rme qu'il y aurait un � intérêt à

posséder dans le [secteur] un pôle touristique intéressant �, il use d'un lieu commun

qui passe inaperçu. Quant à la question de savoir s'il juge ce projet particulier

intéressant, on n'en saura rien. De même, s'il y a intérêt à posséder un tel projet, cela

n'exclut pas la possibilité qu'il y ait un ou plusieurs intérêts à ne pas en posséder....

Une analyse comparable peut être faite de ce qu'a�rme d'Artagnan : il n'y a

� pas matière à une opposition de principe �. Certes. Mais s'il y a ou non matière à

une opposition de principe, y a-t-il ou non d'autres motifs pour s'opposer au projet

et ces motifs excèdent-ils ceux qui justi�eraient de soutenir le projet ? On n'en saura

rien.

En somme, ces textes courts sont marqués par un discours ambivalent.

Autre(s) intérêt(s) : électoraux. Qu'est-ce qui pourrait expliquer ce si-

lence, si ce n'était pas le principe de subsidiarité ? Une donnée contextuelle permet

de formuler une hypothèse : d'Artagnan et Athos sont tous les deux candidats

à l'élection cantonale, qui a lieu aux mêmes dates que les élections municipales.

Or, à la di�érence d'Antoine Waechter (également candidat), qui s'écarterait de sa

ligne politique s'il soutenait le projet touristique, d'Artagnan et Athos se savent être

dans une situation qui ne justi�e pas qu'ils prennent le risque d'attirer l'attention

sur eux (d'Artagnan est élu Conseiller Général ; Athos est élu maire dans une com-

mune située non loin de Saint-Pré-le-Paisible et devient Président de la com.com).

Porthos, Conseiller Général sortant (il n'est pas candidat à sa réélection), est

5.2. Le camp des � autres � : six �gures | 305

aussi maire d'une commune limitrophe de Saint-Pré-le-Paisible. Les deux communes

sont historiquement rivales, tout comme le sont Porthos et Marc-Aurèle (les deux

hommes s'étaient par exemple a�rontés lors des élections cantonales de 1994). Dans

ce climat, le silence du Conseiller Général sortant peut s'expliquer par l'existence de

ces rivalités, qui pénalisent tout un territoire.

Aramis est Président du syndicat intercommunal chargé du SDAU. A ce titre,

il est impliqué de fait dans la fabrique du PLU. Il ne s'exprime pas durant l'élabo-

ration du PLU, alors qu'il aurait pu, par exemple, communiquer sur ce qui motive

l'inscription du projet touristique dans le SDAU. Cumulant les mandats (Maire, Dé-

puté et Président d'une (autre) communauté de communes), il ne souhaite peut-être

pas intervenir spontanément, d'autant que cette intervention pourrait être perçue

comme une intrusion par d'Artagnan et Athos, mais aussi par d'autres observateurs

attachés au principe de subsidiarité. Ainsi, à notre avis, Aramis reste silencieux par

reproduction de la pratique établie (une forme de `loi du silence').

Ethique : fuit son rôle. L'analyse du comportement des élus supra-

communaux fait apparaître un paradoxe. Leur rôle en tant que stratèges est de

s'impliquer dans la fabrique de la stratégie. Mais des intérêts (électoraux, person-

nels) et/ou des conventions sociales les conduisent à fuire ce rôle, comme pour mieux

protéger leur statut. Cette analyse suggère également que l'argument du

principe de subsidiarité peut servir de prétexte pour légitimer un silence

motivé par d'autres intérêts, moins nobles.

306 | Chapitre 5. Les praticiens impliqués dans la fabrique de la stratégie : les �gures stratégiques

Modération. n.f. Caractère, comportement de qqn qui est éloigné de toute position excessive, qui faitpreuve de pondération, de mesure dans sa conduite.Fair-play. n.m. Pratique du sport dans le respect des règles, de l'esprit du jeu et de l'adversaire.Source : Petit Larousse en couleur, 1991.Modérateur Tout site ou toute page proposant une interaction entre des membres est composée d'uneéquipe de modération qui va avoir la charge de veiller au respect des règles et au maintien de labienséance.Source : www.wikipedia.org.Illustrations : http://www.greluche.info/coloriage-Marge-1.html et http://www.sportvox.fr/article.php3?id_article=17581

• Tango et Cash, le modérateur.

GENRE.

Tango est le commissaire-enquêteur chargé de l'enquête publique prévue

dans le cadre de l'élaboration du PLU de Saint-Pré-le-Paisible. Par déon-

tologie, il est neutre vis-à-vis du PLU. Malgré cela, il s'exprime par voie de

presse en réaction au comportement de Gottfried 12, ce qui discrédite en

partie le camp des détracteurs. Cash est quant à lui un spécialiste d'éco-

logie, travaillant sur le projet touristique. Il s'exprime lors d'une réunion

publique pour dénoncer ce qu'il quali�e d'� écologie négative � dans l'at-

titude des détracteurs.

12. L'un des micro-activistes, voir plus haut.

5.2. Le camp des � autres � : six �gures | 307

Enquête publique : � Dépassionner le débat �.

[Tango] est commissaire-enquêteur. Il réagit aux propos de [Gottfried], relatés dans l'article de L'Al-sace du dimanche 29 juillet consacré à l'enquête publique portant sur le PLU de [Saint-Pré-le-Paisible].� [Gottfried] va un peu trop loin. Il jette l'opprobre, voire la suspicion d'être partisan sur la fonctionde commissaire-enquêteur. Cette insinuation est totalement inexacte. Souvent, seuls les gens contre unprojet viennent s'exprimer. Et les autres ? Comment les comptabiliser ? En 1999, il y avait 508 habitantsà [Saint-Pré-le-Paisible] lors du recensement, donc les 177 signatures de votre pétition ne représententque 34% de la population. De loin pas tout le village... Mais de là à dire que le commissaire-enquêteur �netient pas compte de l'avis de la population�, il y a un monde. Vous insinuez, sans preuve, mais sûrementavec passion, que vous représentez la population. Le croyez-vous réellement ? Je pense qu'il est tempsde dépassionner le débat et de laisser faire le commissaire-enquêteur qui émettra son avis après mureré�exion. Son seul pouvoir est cet avis. La décision est ailleurs. Laissez-le faire et faites-lui con�ance.Soyez raisonnable dans vos déclarations, vous n'en serez que plus crédible. Si vous pensez qu'il faillesupprimer la procédure d'enquête publique car elle ne semble par servir à grand-chose dans votre esprit,alors comment ferez-vous pour vous faire entendre ? L'enquête publique a certainement des lacunes, maiselle a le mérite d'exister et de pouvoir � entendre � l'avis des personnes. Personne ne conteste le vôtre.Vous l'avez exprimé. Le commissaire-enquêteur rendra le sien ; circonstancié et argumenté. Ce qui n'estpas votre cas. �

Article paru dans L'Alsace le 01/08/2007.

� Ecologie positive �

Les questions environnementales auront émaillé toute la réunion. Les opposants aux projets touristiqueet de lotissement communal ont ainsi plusieurs fois brandi le risque d'une � dé�guration des paysages �,d'une � destruction d'un bien communautaire � ou � d'une dégradation de l'or vert �. Un risque dont lemaire s'est dit conscient en arguant d'une évolution des techniques d'aménagement et de constructions.� On ne fait plus les choses comme il y a quinze ans, ni au niveau de la législation, ni au niveau destechnologies. Et si un investisseur ne partage pas les mêmes préoccupations, on peut toujours l'inciterà faire le meilleur choix �. Un avis étayé par [Cash], � écologiste travaillant sur le projet [dupromoteur]. J'aimerais bien d'ailleurs ne pas être seul, car il faut arrêter l'écologie négative etau contraire, pousser dans le bon sens pour gagner le bras de fer ! Trop souvent les projetsvoient le jour et nous n'avons plus rien à dire alors autant être réaliste et amener les solutionsen amont ! �.

Extraits d'un article paru dans les Dernières Nouvelles d'Alsace, 16/11/2007 (gras ajoutéspour mettre en évidence les propos de Cash).

Implication : inattendue, mais constatée. La fonction de commissaire-

enquêteur n'est pas compatible avec une prise de position vis-à-vis du PLU. Par

ailleurs, Tango est extérieur à la situation et n'a pas d'interêt personnel vis-à-vis

du PLU. Ainsi, son intervention spontanée dans la presse pour dénoncer les pro-

pos de Gottfried est particulièrement exceptionnelle et inattendue, au sens où � en

308 | Chapitre 5. Les praticiens impliqués dans la fabrique de la stratégie : les �gures stratégiques

principe � elle n'a pas lieu d'exister.

L'intervention de Cash, spécialiste d'écologie, durant une réunion publique, est

comparable à celle du commissaire-enquêteur. Même s'il travaille dans le cadre du

projet touristique, il est extérieur à la situation ; en revanche, il estime que ceux

qui, parmi les détracteurs, évoquent la protection de l'environnement,

adoptent une attitude écologiste (� écologie négative �) plutôt qu'écologique

(� écologie positive �). Rappelons (chapitre 3) que les élus locaux subissant les inter-

vention de l'association Paysage d'Alsace au-delà de Saint-Pré-le-Paisible, sont eux

aussi souvent critiques quant à la façon d'agir de cette association, qui peut paraître

démesurée, in�exible, non disposée à la discussion constructive (tout se passe comme

si l'idée d'un compromis était vécue comme une compromission).

Discours : critique, distancié. Les textes de Tango et Cash sont d'in-

tention di�érente de celle des autres individus. L'objet de leurs propos n'est pas le

PLU.

Tango vise à rétablir les faits quant à la neutralité des commissaires-enquêteurs :

Gottfried l'attaque et insinue � sans preuve, mais sûrement avec passion, qu'il

représente la population � ; cet avis ne serait ni � circonstancié �, ni � argu-

menté � ; il n'est pas � crédible � (champ lexical de l'objectivité). Cash explique

que les détracteurs n'ont pas le monopole du souci écologique, contrairement à l'idée

qu'ils construisent à travers leurs textes, et que ce souci écologique peut prendre des

formes di�érentes, plus ou moins radicales et paralysantes (genre didactique).

Autre(s) intérêt(s) : [/]. Nous n'avons pas identi�é d'intérêt que Tango

ou Cash pourraient avoir à s'impliquer dans la fabrique du PLU. Notons que cette

implication ne semble pas viser à in�uencer la décision.

Ethique : protéger un bon projet impopulaire ? L'implication même

très ponctuelle de ces individus extérieurs, neutres vis-à-vis du PLU, n'est pas né-

gligeable. A notre avis, elle est révélatrice d'un problème d'ordre éthique. Ce pro-

blème est l'un de ceux inhérents aux démarches stratégiques participatives (lors de

5.2. Le camp des � autres � : six �gures | 309

l'élaboration d'un PLU, une démarche participative est rendue obligatoire par la

concertation avec la population prévue par le code de l'urbanisme). Entre `être

entendu' et `être écouté', il y a une di�érence importante que tous les

`participants' ne semblent pas toujours également prêts à accepter : `à quoi

bon nous demander notre avis si, en �n de compte, il n'est pas pris en compte dans

la décision ?' Lorsque de telles questions émergent, les dirigeants ont-ils encore la

con�ance nécessaire de ceux qui les ont mandatés ? Sans cette con�ance, qui fonde

l'adhésion collective au projet organisationnel, la mise en oeuvre de ce projet peut

être ralentie, voire paralysée. Or, un projet stratégique impopulaire n'étant pas né-

cessairement un mauvais projet stratégique (Boudon, 2001), ce bloquage peut être

préjudiciable pour la pérennité de l'organisation. Cette ré�exion débouche sur cette

problématique : dans l'organisation participative, et tandis que le discours

est un instrument de pouvoir, peut-on envisager de protéger les managers

qui entendent avec discernement les avis contraires ? Peut-on envisager

de protéger un bon projet menacé par son impopularité ?

L'implication de Tango et Cash ne permet certes pas de conclure que le PLU,

en dépit de son impopularité observée notamment parmi les électeurs de Saint-Pré-

le-Paisible, encadre des projets néanmoins pertinents pour la commune. Mais nous

pensons que cette implication inhabituelle constitue un motif su�sant pour justi�er

d'y regarder de plus près.

310 | Chapitre 5. Les praticiens impliqués dans la fabrique de la stratégie : les �gures stratégiques

Synthèse : les praticiens impliqués dans la contro-

verse du PLU.

Dans ce chapitre, nous avons identi�é les praticiens impliqués dans la controverse

relative au PLU de Saint-Pré-le-Paisible. Ces praticiens, à travers cette implica-

tion, sont en situation d'exercer une in�uence sur la fabrique de la stratégie de la

commune.

Nous avons regroupé les individus impliqués selon leur positionnement dans le

débat : 1) explicitement contre le projet de PLU, 2) explicitement pour ce projet

stratégique et 3) en position d'arbitre vis-à-vis du PLU. Cette distinction se veut

neutre et objective : elle est relative au PLU en tant qu'objet. Ainsi, à nos yeux,

le fait de s'opposer à un projet n'est pas négativement connoté. Ce point de vue

rejoint celui de Ford et al. (2008) qui observent que, dans sa conception classique,

la résistance au changement est au contraire négativement connotée.

A l'intérieur de chaque catégorie, nous avons distingué les individus selon leur

genre (compris ici comme leur façon d'agir 13, leur stratégie.). A chaque genre identi-

�é, nous avons associé un personnage-type. Cette abstraction autorise le transfert de

nos résultats à d'autres terrains : ces personnages peuvent vraisemblablement être

retrouvés dans d'autres contextes. Ainsi, nous avons contribué à la mise en

évidence d'un jeu d'acteurs, dont chaque acteur est représenté par une

carte de jeu.

Dans cet e�ort pour identi�er les protagonistes, nous avons été confrontés à un

dilemme. D'un côté, un compte-rendu réaliste et critique d'une controverse ou d'un

con�it est un compte-rendu qui évite l'écueil d'une analyse manichéenne. Il n'y a pas,

d'une part, de gentils personnages et, d'autre part, leurs méchants contradicteurs :

le réel est nuancé, polyphonique. Mais, d'un autre côté, un compte-rendu réaliste

critique est un compte-rendu qui rejette le relativisme (voir chapitre 4). Parmi les

analyses possibles, certaines portent des jugements plus justes que d'autres. Sans

13. Conformément à (Fairclough, 2005b, 2009)

5.2. Le camp des � autres � : six �gures | 311

nier la polyphonie, préconiser c'est conclure : en proposant notre interprétation

pour l'action, nous donnons raison aux uns plutôt qu'aux autres ; nous tranchons.

Ce dilemme habite (devrait habiter ?) les décideurs, dont les choix déterminent

le sort de nombreux autres. Comment trancher, lorsque la réalité n'est pas tran-

chée ? Notre approche a consisté à nous imposer à nous-mêmes de rendre compte

du genre des personnages de manière dialogique. Concrètement, le lecteur a remar-

qué que chaque carte de jeu révèle un personnage ambivalent, à la fois modèle et

anti-modèle. Ces deux facettes coexistent comme les deux faces de la conscience.

Cette approche dialogique des personnages restitue en partie la polyphonie rela-

tive à l'épisode du PLU. Cependant, pour chaque personnage, nous avons proposé

une discussion éthique, qui examine et s'interroge sur les pratiques mises en oeuvre

par les acteurs pour tenter d'atteindre leurs objectifs. Nous avons montré que de

nombreux agissements soulèvent des questions éthiques.

Il serait intéressant de se demander si certains de ces agissements relèvent d'in-

civilités ordinaires 14. En supposant que des pratiques soient reconnues comme des

incivilités ordinaires, un acteur qui commet des incivilités ordinaires peut-il e�ecti-

vement agir au nom de l'intérêt général ? Comment les managers doivent-ils réagir

face à des individus qui ont recours à l'incivilité 15 ? Réciproquement, comment les

parties prenantes doivent-elles se comporter lorsqu'elles estiment, à tord ou à raison,

être victimes d'incivilités de la part des dirigeants de l'organisation 16 ?

En�n, outre le genre des personnages et les questionnements éthiques liés, nous

avons identi�é leurs discours et leurs intérêts exprimés ou non. Le tableau 5.1 réca-

pitule les résultats de l'identi�cation des praticiens impliqués dans la controverse.

14. Par exemple, où commence l'acharnement judiciaire ? Peut-on envisager qu'un recours ju-diciaire soit avant tout une stratégie politique pour saper la crédibilité d'un rival ? La libertéd'expression, est-ce le droit de tout dire dans une relative impunité (délation, procès d'intention,arguments ad personam,...) ?...15. Bloquage de l'accès à des locaux, propos insultants ou menaçants, séquestrations de diri-

geants,...16. A fortiori dans les organisations non démocratiques.

312 | Chapitre 5. Les praticiens impliqués dans la fabrique de la stratégie : les �gures stratégiques

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Tableau

5.1�Identi�cation

despraticiens

impliquésdans

lacontroversedu

PLU:unesynthèse.

5.2. Le camp des � autres � : six �gures | 313

Cette identi�cation apporte de premiers éléments de réponse à nos deux pre-

mières questions de recherche : `qui produit des textes ?' et `comment les praticiens

utilisent-ils la production de textes pour tenter d'in�uencer la fabrique de la straté-

gie ?'

Mais à ce stade, cette première approche des praticiens impliqués dans la fabrique

du PLU permet d'aller plus loin.

Premièrement, si nous avons regroupé les personnages selon leur positionnement

vis-à-vis du PLU, ce n'est pas par défaut. Dans notre compréhension de l'épisode

du PLU, ces groupes � les � pour � et les � contre � � se façonnent au gré des

événements et des textes produits par les individus. Ces groupes peuvent s'analyser

comme des coalitions : ils se composent de personnages qui conservent leur identité

individuelle, mais ils ont également une identité propre qui constitue une bannière

commune à l'ensemble des personnages qui les composent. Ces groupes ont éga-

lement une stratégie d'action commune, qui émerge des actions des individus qui

en deviennent membres. En d'autres termes, comprendre `qui fait la stratégie'

passe par un examen de la formation de groupes et de leur stratégie

d'in�uence, qui vise à accroître le pouvoir des textes produits par ses

membres.

Deuxièmement, si nous savons mieux à présent qui sont les individus impliqués,

nous avons constatée que cette implication peut être de di�érentes natures : attendue

ou non, constatée (active, spontanée) ou non (passive, assistée). Ainsi, les praticiens

peuvent non seulement être distingués selon leur positionnement vis-à-vis du PLU,

comme nous l'avons fait dans ce chapitre, mais ils peuvent également être distingués

selon la nature de leur implication dans la controverse. Cette approche des prati-

ciens est susceptible de révéler les déterminants des di�érents pro�ls d'implication :

comprendre `qui fait la stratégie' passe par une compréhension de ce qui

motive ou freine l'implication active génératrice de textes.

Troisièmement, notre description détaillée du terrain au chapitre 3 a abouti à des

propositions, qui suggèrent que plusieurs réalités contextuelles donnent du pouvoir

au discours des détracteurs du PLU. A notre avis, comprendre `qui fait la stra-

314 | Chapitre 5. Les praticiens impliqués dans la fabrique de la stratégie : les �gures stratégiques

tégie' implique de considérer le rôle joué par le contexte, pour discuter de

la part de responsabilité qui incombe e�ectivement aux praticiens dans

la fabrique de la stratégie.

Le chapitre 6 expose notre compréhension de la fabrique discursive de la stratégie,

en articulant ces trois aspects.

INTRODUCTION• Remise en cause de la conception classique du dirigeant• Pertinence et enjeu d’une approche du pilote à base de

discours

PREMIERE PARTIE : PROJET DE RECHERCHEQui fait la stratégie ? Une perspective à base de discours

Chapitre 1L’approche pratique de la stratégie : qui pilote l’organisation ?

Chapitre 2Le discours dans la fabrique de la stratégie : une approche critique

DEUXIEME PARTIE : TERRAIN ET METHODES DE RECHERCHEQui fait la stratégie ? Le cas de la commune de Saint-Pré-le-Paisible

Chapitre 3Terrain de la recherche : la commune de Saint-Pré-le-Paisible

Chapitre 4Une analyse critique de discours pour découvrir le ‘pilote-en-pratique’

TROISIEME PARTIE : RESULTATS ET INTERPRETATIONSQui fait la stratégie ? Figures stratégiques et coalitions de discours

Chapitre 5Les figures stratégiques : les praticiens impliqués

Chapitre 6Les coalitions de discours : les praticiens influents

CONCLUSION

Chapitre 6

Les praticiens in�uents dans lafabrique de la stratégie : les

coalitions de discours

Ce chapitre met en évidence quatre mécanismes de lafabrique de la stratégie. Connaissant ces mécanismes, nousenvisageons comment les praticiens peuvent interférer avecchacun d'eux pour tenter d'in�uencer, notamment à travers

leur stratégie discursive, la fabrique de la stratégie.

6.1 L'émergence des coalitions de discours : deux mécanismes générateurs 319

6.1.1 Premier mécanisme : l'e�et de prétexte . . . . . . . . . . . . . . . . . . 320

6.1.2 Deuxième mécanisme : les coalitions de discours . . . . . . . . . . . . . 337

6.2 La domination d'une coalition de discours : deux mécanismes catalyseurs366

6.2.1 Troisième mécanisme : la dénaturation organisationnelle . . . . . . . . . 369

6.2.2 Quatrième mécanisme : la disposition à la lecture . . . . . . . . . . . . 383

� A power exercised is a power that has been triggered,and is generating an e�ect in an open system. Due tointerference from the e�ects of other exercised powers,however, one can never know a priori, what the out-come of any particular power will be. �� Steve Fleetwood (2001).

Atravers le chapitre 5, nous avons restitué notre analyse visant à identi�er les

praticiens impliqués dans la fabrique du PLU de Saint-Pré-le-Paisible. Nous

avons mis en évidence treize � �gures stratégiques �, que nous avons regroupées en

318 | Chapitre 6. Les praticiens in�uents dans la fabrique de la stratégie : les coalitions de discours

trois catégories selon leur positionnement vis-à-vis du PLU : `pour', `contre' ou en

position d'`arbitre'.

Certes, ce regroupement selon les apparences immédiates permet de distinguer

les forces en présence sans perdre de vue la diversité des discours, des intérêts et des

genres plus ou moins éthiques qui composent chacune des trois catégories.

Mais les résultats de cette analyse, synthétisés dans le tableau 5.1, se prêtent

également à un travail d'interprétation. Ce travail se pose comme une opportunité

de percevoir ce qui se trame en arrière-plan des apparences immédiates et qui rend

compte des événements observés. Pour rejoindre une distinction caractéristique du

réalisme critique, nous tentons de mettre en évidence le � réel � (le domaine des

engrenages sous-jacents qui passent souvent inaperçus), en prenant appui sur l'ob-

servation et l'analyse du � factuel � (qui désigne la surface du réel, le domaine des

événements qui se produisent et qui contient les signaux faibles qui guident l'explo-

ration du � réel �) 1.

Plus spéci�quement, l'une des clés de l'approche dialectique-relationnelle est de

préserver la distinction entre, d'une part, l'action des praticiens et, d'autre part,

les structures (Fairclough, 2005b) 2. En termes simples, les engrenages sous-jacents

ont une autonomie relative (Leca & Naccache, 2006), si bien que les événements

observables ne sont pas nécessairement le produit des actions humaines qui les ac-

compagnent. Appliqué au cas de Saint-Pré-le-Paisible, cela signi�e que l'échec de

l'équipe `d'entente communale' à légitimer son projet de PLU, ne s'explique peut-

être pas uniquement par les agissements des praticiens durant l'épisode stratégique

du PLU. En particulier, il serait réducteur d'attribuer cet échec au seul fait que des

textes d'opposition ont émergé durant cet épisode.

L'objectif de ce dernier chapitre est de mettre en évidence les mécanismes de

la fabrique discursive de la stratégie, qui rendent compte des événements qui ont

1. Pour une synthèse concernant cette distinction, le lecteur intéressé pourra consulter notam-ment Leca & Naccache (2006, p.630), Bates (2006, note 1 p.160), Fairclough (2005b, p.922) etBrown et al. (2001, chapitre 1). Voir aussi Vaara (2010a, p.218), Engeström et al. (2011) et notrepropre synthèse exposée au chapitre 4.

2. Cette approche étant elle-même fondée sur l'ontologie réaliste critique et, en particulier, surla distinction entre structures (le domaine du réel) et événements (le domaine du factuel).

6.1. L'émergence des coalitions de discours : deux mécanismes générateurs | 319

marqué l'épisode du PLU de Saint-Pré-le-Paisible. Cet objectif constitue une étape

essentielle vers notre but : identi�er qui fait la stratégie, c'est-à-dire qui parvient

à interférer de la manière la plus in�uente avec les mécanismes exposés dans ce

chapitre.

Avec cet objectif en tête, ce chapitre s'organise en deux parties. La première

partie propose deux mécanismes : l'e�et de prétexte et les coalitions de discours.

Ces deux premiers mécanismes ont la particularité d'être déclenchés par les événe-

ments immédiats auxquels les praticiens sont confrontés, et qui sont l'objet de la

controverse.

La deuxième partie envisage également deux mécanismes : la dénaturation orga-

nisationnelle et la disposition à la lecture. Contrairement aux précédents, ces deux

autres mécanismes sont déjà actifs au moment où les événements de la controverse

surviennent, même si leurs e�ets restent latents.

Chaque mécanisme fait d'abord l'objet d'un exposé, qui vise à en démontrer

l'existence. Par la suite, nous examinons comment les praticiens peuvent interférer

avec ces mécanismes, dans l'optique d'en in�échir les e�ets et, ainsi, d'in�uencer la

fabrique de la stratégie. Ces possibilités pour interférer sont autant d'implications

pratiques et de propositions pour l'action.

Nous concluons le chapitre par une synthèse du système conceptuel proposé dans

cette thèse. Dans notre perspective discursive, la stratégie est le résultat de l'e�et

conjugé des mécanismes identi�és d'une part, et des actions mises en oeuvre par

les praticiens pour interférer avec ces mécanismes d'autre part. Ceux qui font la

stratégie sont ceux qui parviennent le mieux à exploiter les rouages de sa fabrique.

6.1 L'émergence des coalitions de discours : deux

mécanismes générateurs

Dans cette première section, nous mettons en évidence deux mécanismes de la fa-

brique de la stratégie, qui ont en commun le fait d'être déclenchés par les événements

320 | Chapitre 6. Les praticiens in�uents dans la fabrique de la stratégie : les coalitions de discours

suscitant la controverse.

Le premier mécanisme se situe au niveau individuel d'analyse. Il rend compte

des forces qui poussent un praticien à produire des textes ou, au contraire, à rester

silencieux. C'est pourquoi, s'agissant d'un mécanisme générateur de textes, nous

l'appelons e�et de prétexte 3.

Le deuxième mécanisme se situe quant à lui au niveau du groupe. Il rend compte

de la formation d'alliances de circonstance entre les praticiens, sans que celles-ci

soient nécessairement intentionnelles. Dans la mesure où ces alliances regroupent

des praticiens qui tiennent des discours di�érents � et jouant sur un double-sens 4

�, nous appelons coalitions de discours ce mécanisme générateur de coalitions de

discours.

6.1.1 Premier mécanisme : l'e�et de prétexte

Nous avançons l'existence d'un mécanisme qui, lorsqu'il est activé, pousse un prati-

cien à produire des textes. Après avoir mis en évidence ce mécanisme � l'e�et de

prétexte �, nous envisageons des manoeuvres que les praticiens peuvent e�ectuer

pour interférer avec lui.

6.1.1.1 Mise en évidence du mécanisme

Comme nous l'évoquions en exposant nos méthodes de recherche (chapitre 4), l'iden-

ti�cation des praticiens détaillée au chapitre 5 a fait ressortir deux ensembles de

praticiens : ceux qui produisent des textes de manière spontanée, et ceux dont on

peut s'étonner qu'ils restent sur la réserve, voire tout à fait silencieux. Par ailleurs,

parmi ceux qui produisent des textes, certains s'impliquent de manière prévisible,

tandis que d'autres s'impliquent de manière plus inattendue. Ainsi, il est possible

3. `Prétexte' se comprend ici au sens littéral de `ce qui vient avant les textes'.4. Lorsqu'il désigne le mécanisme, le terme de coalitions se comprend au sens du verbe prono-

minal `se coaliser' ; ce mécanisme existe indépendamment de l'intention des praticiens, qui peuventéventuellement ne pas en avoir connaissance. De même, lorsqu'il désigne le `produit' du méca-nisme, le terme de coalition se comprend dans son sens le plus courant : une alliance provisoirede praticiens ayant des intérêts convergents ; à nos yeux, les praticiens ne sont pas nécessairementconscients, ou pas prêts à reconnaître, qu'ils sont liés à une coalition.

6.1. L'émergence des coalitions de discours : deux mécanismes générateurs | 321

de comparer le style d'implication des praticiens suivant que cette implication est

attendue ou non, et spontanée ou assistée.

Nous estimons que l'implication d'un praticien est prévisible, dès lors qu'il a

un intérêt personnel manifeste, exprimé ou non, vis-à-vis du projet stratégique de

l'organisation (ici, vis-à-vis du PLU).

Ainsi, l'identi�cation des praticiens résumée dans le tableau 5.1 en synthèse du

chapitre 5 permet de construire la �gure 6.1. Le lien entre ce tableau et cette �gure

est immédiat et assure la continuité de la chaîne d'évidence.

Figure 6.1 � Implication comparée des praticiens.

Cette matrice révèle trois styles d'implication, que nous explicitons. Nous nous

proposons ensuite d'expliquer ce qui tend à provoquer l'adoption de chacun de ces

trois styles.

322 | Chapitre 6. Les praticiens in�uents dans la fabrique de la stratégie : les coalitions de discours

a. Trois styles d'implication. Le croisement de l'implication attendue (oui ou

non) et de l'implication constatée (spontanée ou assistée) fait apparaître quatre

quadrants.

L'implication normale. La plupart des praticiens se concentrent dans le qua-

drant supérieur gauche. Leur implication est attendue et e�ectivement constatée.

Nous quali�ons cette implication de � normale �, à la fois en raison de cette concen-

tration, et parce que le fait qu'un praticien intéressé s'implique dans la controverse

constitue un résultat intuitif.

On peut a minima remarquer que tous les détracteurs du PLU sans exception

adoptent le style d'implication normale. Dans le camp des partisans, le gouverneur et

le promoteur adoptent également ce style. Ainsi, en regardant les données à travers

le prisme des styles d'implication, la distinction `naïve' entre partisans et détracteurs

semble peu pertinente pour comprendre qui produit des textes. Il apparaît beaucoup

plus prometteur d'interpréter le comportement des atypiques, qui se positionnent

dans les autres quadrants.

L'implication paradoxale de type 1 : le mutisme. S'il existe un style normal,

les autres peuvent être quali�és de � paradoxaux � dans la mesure où ils renvoient

à des observations contre-intuitives.

Le premier style paradoxal est celui des praticiens qui, alors qu'ils ont un (ou

plusieurs) intérêt(s) manifeste(s) vis-à-vis du projet stratégique en débat, se tiennent

en retrait de la controverse. Nous parlons de mutisme pour désigner ce style d'im-

plication.

Bien que le mutisme relève d'une tendance au silence, il s'agit néanmoins d'une

forme d'implication (et non d'une absence d'implication). Cette a�rmation se clari�e

lorsque l'on superpose un carré sémiotique sur la matrice 6.1 (Greimas, 1966). Ainsi,

si l'on pose que l'implication normale est le style des praticiens qui s'expriment, le

mutisme est le style de ceux qui se taisent. Et `se taire', ce n'est pas identique à

`ne pas s'exprimer' : à la di�érence de ceux qui ne s'expriment pas (qui sont passifs,

6.1. L'émergence des coalitions de discours : deux mécanismes générateurs | 323

non impliqués, correspondant au quadrant inférieur droit), ceux qui se taisent font

l'action de garder le silence (ils peuvent ne pas être conscients de faire cette action).

Par conséquent, le mutisme est une forme d'implication à ne pas négliger.

Dans le cas de Saint-Pré-le-Paisible, on remarque que le joker est la seule �gure

stratégique à adopter le mutisme. Rappelons qu'il s'agit des élus supra-communaux.

L'implication paradoxale de type 2 : l'irruption. Le deuxième style para-

doxal est celui des praticiens qui, alors qu'ils n'ont pas d'intérêt manifeste vis-à-vis

du projet stratégique en débat, font pourtant � irruption � dans la controverse en

prenant les autres praticiens (et le chercheur) par surprise.

Le terme d'irruption est choisi parce qu'à première vue, ce style d'implication

apparaît comme un comportement intrusif, en violation des usages (`cela ne les

regarde pas !' ). Le carré sémiotique superposé à la matrice suggère que l'irruption

correspond aux styles de ceux qui `ne se taisent pas'. Tout comme les praticiens

pratiquant le mutisme peuvent ne pas s'en apercevoir, ceux pratiquant l'irruption

peuvent également ne pas être conscients de la nature paradoxale de leur implication.

A Saint-Pré-le-Paisible, les � irrupteurs � sont l'intendant, l'auto-stoppant et le

modérateur. Rappelons que tous les trois réagissent violemment aux événements liés

à la fabrique du PLU. Le premier démissionne de son poste de secrétaire de mairie

qu'il occupait depuis 40 ans ; le second, démotivé, `abandonne l'équipe' dont il était

l'un des leaders depuis 25 ans ; le troisième dénonce les déclarations abusives des

détracteurs du PLU (en particulier du micro-activiste).

b. Les forces favorisant une implication paradoxale. L'adoption du style d'im-

plication normale n'appelle pas de commentaire spéci�que. En revanche, une bonne

compréhension des conditions de l'implication normale est susceptible d'expliquer

� lorsque ces conditions ne sont pas réunies � une implication paradoxale.

Les forces tendant au mutisme. Qui adopte le mutisme ? En d'autres termes,

parmi les praticiens dont l'implication dans la fabrique de la stratégie est prévisible,

324 | Chapitre 6. Les praticiens in�uents dans la fabrique de la stratégie : les coalitions de discours

qu'est-ce qui di�érencie ceux qui s'impliquent spontanément, de ceux dont l'impli-

cation est assistée (ou, à défaut, silencieuse) ?

Pour répondre à cette question, nous nous sommes laissés guider par une in-

tuition (dont la �gure 6.2 fournit une représentation visuelle 5), pour générer des

propositions.

Intuitivement, si un projet stratégique va dans le sens des intérêts d'un prati-

cien, celui-ci s'implique spontanément en faveur de cette décision ; inversement, si la

décision nuit à ses intérêts, il s'implique spontanément en défaveur de celle-ci. Sur la

�gure 6.2, ces deux situations correspondent aux extrémités gauche et droite de l'axe

horizontal, respectivement : un praticien s'implique spontanément si, et seulement

si, ses intérêts vis-à-vis de la décision sont convergents.

Figure 6.2 � Le mutisme, révélateur d'un con�it d'intérêts ?

Suivant cette même intuition, à mi-chemin sur l'axe horizontal se situent les

praticiens animés par des intérêts à la fois � pour � et � contre � la décision. En

d'autres termes, ils sont en situation de con�it d'intérêts et, pour cette raison, ils

choisissent de rester en retrait aussi longtemps qu'ils ne sont pas amenés à prendre

5. Il s'agit d'une représentation à visée strictement pédagogique. Aucune � mesure � de l'impli-cation et des intérêts n'a été e�ectuée.

6.1. L'émergence des coalitions de discours : deux mécanismes générateurs | 325

position.

A ce stade, ces propositions restaient bien entendu spéculatives. Nous avons

retraité les données pour véri�er, d'une part, si l'implication spontanée caractérise

bien les praticiens dont les intérêts multiples sont compatibles et, d'autre part, si

le joker � seul praticien à opter pour le mutisme � est en situation de con�it

d'intérêts.

L'analyse est probante. Comparons, à titre d'exemple, le cavalier libre (la famille

agricole) et le joker (par exemple, le Président de la communauté de communes). Les

agriculteurs se caractérisent par deux intérêts convergents et hostiles au PLU. D'une

part, ils sont menacés par un PLU qui prévoit de distraire du régime agricole des

terres qu'ils exploitent sans en être les propriétaires. D'autre part, ils se retournent

contre leurs alliés historiques de l'équipe `d'entente communale', et mettent leur

intérêt électoral en compatibilité avec le souci de préservation des terres agricoles en

se rangeant du côté des détracteurs du PLU. Ce faisant, ils s'extraient d'une situation

de con�it d'intérêts et peuvent donc adopter le style d'implication normale.

Quant au Président de la communauté de communes (com.com), il est e�ecti-

vement en situation de con�it d'intérêts. D'un côté, en tant que Président de la

com.com, il semble di�cile d'imaginer qu'il puisse être sans opinion vis-à-vis du

PLU. Il y est timidement favorable dans la réponse qu'il donne au journaliste qui

l'interroge. Il a ainsi un intérêt � pour �le PLU. D'un autre côté, en tant que candi-

dat aux élections cantonales, il ressent l'hésitation de l'opinion publique à adhérer

au PLU. Son intérêt électoral est alors plutôt � contre � le PLU. Par conséquent, il

est en situation de con�it d'intérêts, ce qui le pousse au mutisme. Notons que, mal-

gré ces forces structurelles qui lui recommandent le silence, dans l'absolu le joker a

toujours la possibilité d'agir autrement (Giddens, 1984), même si cela lui fait courir

un risque.

En somme, nous proposons que l'implication normale implique des intérêts conver-

gents vis-à-vis du projet stratégique en débat. Par abduction, un praticien dont les

intérêts divergent vis-à-vis de ce projet stratégique, est poussé au mutisme.

326 | Chapitre 6. Les praticiens in�uents dans la fabrique de la stratégie : les coalitions de discours

Les forces tendant à l'irruption. Qui adopte l'irruption ? En d'autres termes,

parmi les praticiens dont l'implication constatée dans la fabrique de la stratégie est

spontanée, qu'est-ce qui di�érencie ceux dont l'implication est prévisible, de ceux

qui agissent par surprise ? Quel dénominateur commun rend compte de l'implication

du modérateur, de l'intendant et de l'auto-stoppant ?

Remarquons, d'abord, que ces trois �gures stratégiques sont sans parti pris vis-

à-vis du PLU. Cette a�rmation est sans ambiguité en ce qui concerne le modérateur

(commissaire-enquêteur). Elle est plus discutable en ce qui concerne l'intendant et

le modérateur. En e�et, nous avons positionné ceux des �gures stratégiques dans

le camp des partisans du PLU. N'est-ce pas alors incohérent d'a�rmer qu'ils sont

sans parti pris ? C'est au contraire cohérent, dans la mesure où ce positionnement

s'interprète comme la résultante a posteriori d'un ensemble d'événements, et non

comme une position de principe a priori. L'intendant, en tant que secrétaire de

mairie, n'est a priori ni `pour', ni `contre', le PLU. Il en va de même pour l'auto-

stoppant, qui initialement avait fait part de ses réticences vis-à-vis du projet de PLU,

avant d'y adhérer. Ainsi, ce sont les circonstances qui conduisent ces trois �gures

stratégiques à l'irruption.

C'est précisément parce que ces trois �gures stratégiques sont sans parti pris

a priori, que leur implication est inattendue. Mais, à défaut d'avoir un parti pris,

ils sont pris à partie par les détracteurs du PLU. L'intendant est présenté comme

un manipulateur et un pro�teur (en particulier par le justicier) ; l'auto-stoppant

est suspecté d'adhérer �nalement au projet de PLU pour protéger l'emploi d'aide

administrative occupé par son épouse ; le modérateur est accusé de complaisance et

de manquement à son devoir d'impartialité.

Dès lors, nous interprétons l'irruption comme le signal de l'existence de pratiques

peu éthiques (telles que nous les avons décrites au chapitre 5), contraires aux règles

du jeu institutionnalisées. Des accusations gratuites contre une personne ou contre

une fonction constituent un exemple de pratiques problématiques. Ainsi, l'irruption

correspond à un style d'implication comparable à l'intervention d'un arbitre (absence

de parti pris), dont le rôle est de faire respecter les règles admises en matière de

6.1. L'émergence des coalitions de discours : deux mécanismes générateurs | 327

controverse.

Ainsi, il est réducteur de considérer l'irruption comme un comportement intrusif.

Au contraire, il nous semble heureux qu'une force incite des praticiens à s'impliquer

spontanément, lorsqu'un acte (de langage 6) apparaît en délicatesse avec une règle

morale généralement admise, y compris lorsque ceci se produit dans un contexte qui

leur est étranger. Certes, les � irrupteurs � ne sont pas en position de rendre un

jugement. Mais leur implication soudaine doit attirer l'attention sur la situation et

inciter divers observateurs à y regarder de plus près. En somme, l'irruption constitue

une pratique discursive à mettre en relation avec les formes déjà connues d'� alerte

éthique � (Charreire Petit & Surply, 2008).

A ce stade, nous avons mis en évidence un mécanisme qui rend compte,

selon nous, de la production de textes dans une organisation. Nous appe-

lons ce mécanisme e�et de prétexte. Ainsi, l'émergence de textes serait

subordonnée à l'apparition d'un prétexte, c'est-à-dire d'un événement de

nature à menacer les intérêts d'un ou plusieurs praticiens et qui conduit

ceux-ci à produire des textes en vue d'in�uencer le �ux des événements

subséquents. A Saint-Pré-le-Paisible, cet événement � ce prétexte �

est la décision d'élaborer un nouveau PLU. Nous avons montré que cet

e�et de prétexte peut être contrarié par des forces qui conduisent au mu-

tisme. Par ailleurs, le déroulement des événements peut faire apparaître

un prétexte `secondaire', qui conduit des praticiens à faire irruption dans

la controverse ouverte par le prétexte `primaire'.

En quoi la connaissance de l'e�et de prétexte permet-elle de comprendre qui

fait la stratégie ? D'une part, elle explique qui produit des textes, c'est-à-dire qui

tente d'in�uencer la stratégie. Elle explique également qui se tait, c'est-à-dire qui

renonce à exercer une in�uence dans la fabrique de la stratégie. Le praticien qui

se tait participe également à la fabrique de la stratégie, puisque ce mutisme a une

6. Nous n'ignorons pas, ici, les liens susceptibles d'exister avec la théorie des actes de langagedéveloppée par Austin (1991).

328 | Chapitre 6. Les praticiens in�uents dans la fabrique de la stratégie : les coalitions de discours

incidence sur l'équilibre des forces qui concourent à la fabrique de la stratégie.

D'autre part, connaissant cet e�et de prétexte, les praticiens peuvent envisa-

ger d'interférer avec lui, pour tenter de modi�er le style d'implication des autres

praticiens. C'est ce que nous développons à présent.

6.1.1.2 Manoeuvres pour interférer avec le mécanisme

L'e�et de prétexte tend à générer une production de textes par les praticiens dont

les intérêts sont en jeu. De ce point de vue, le jeu des acteurs apparaît déterminé

par le prétexte. C'est toutefois négliger la capacité des praticiens à interférer avec

ce mécanisme pour recon�gurer le jeu des acteurs.

Nous identi�ons deux types de manoeuvres pour aboutir à cette recon�guration :

celles qui visent à modi�er le style d'implication d'un praticien et celles qui visent

à provoquer l'implication d'un praticien jusqu'alors non impliqué. Nous insistons

davantage sur le premier type : les manoeuvres du second type se prêtent moins à

une généralisation.

a. Modi�er le style d'implication d'un praticien. Un premier ensemble de ma-

noeuvres pour altérer le cours des événements, consiste à rechercher un changement

de comportement de la part des praticiens impliqués. La question générale qui guide

ce type de manoeuvres est : comment un praticien est-il susceptible de passer d'un

quadrant à un autre de la �gure 6.1 ?

Cette question permet d'identi�er des situations di�érentes, selon le quadrant

d'origine dans lequel se situe un praticien et le quadrant vers lequel on voudrait le

voir se déplacer.

De l'implication normale au mutisme. Les partisans d'un projet stratégique

peuvent être gênés par l'implication normale de détracteurs (et inversement) 7. Ils

7. Nous nous plaçons ici dans la position des managers qui, le plus souvent, sont les porteurs d'unprojet stratégique et font face à des contradicteurs. Il reste que ces contradicteurs ont égalementla possibilité de recourir à ces manoeuvres

6.1. L'émergence des coalitions de discours : deux mécanismes générateurs | 329

peuvent donc avoir un intérêt à ce que leurs contradicteurs attendus décident, �na-

lement, de se taire. Comment favoriser ce mutisme ?

Au préalable, les managers peuvent commencer par s'interroger sur les chances de

succès de cette manoeuvre. A Saint-Pré-le-Paisible, par exemple, dans quelle mesure

les partisans du PLU peuvent-ils espérer convaincre les détracteurs � notamment

les riverains des zones concernées par les projets touristique et de lotissement, ainsi

que les exploitants agricoles � que le PLU constitue une opportunité, et non une

menace ? De façon générale, les contradicteurs sont-ils ou non enclins à adhérer à

un autre discours que celui qui fait d'eux des opposants ?

S'ils estiment que la manoeuvre a de réelles chances de succès, les managers

peuvent recourir à diverses stratégies rhétoriques. Ils peuvent, par exemple, montrer

que les conséquences d'un éventuel abandon du projet, sont inacceptables. A Saint-

Pré-le-Paisible, le conseil municipal porteur du PLU peut avancer que le projet de

lotissement permettra de mieux capter la périurbanisation et, ainsi, d'attirer des

familles avec leurs enfants, sans lesquels l'école communale encourt le risque de

fermetures de classes. Ainsi, certes, il est nécessaire dans une perspective de long

terme de prendre en compte les déboisements occasionnés par les projets ; mais il

faut également faire preuve de réalisme à court terme, sans quoi d'autres di�cultés à

long terme se présenteraient. Cette argumentation gagne à être illustrée par quelques

exemples bien choisis de communes comparables qui ont renoncé à des projets, avant

de faire face à des di�cultés qu'on peut présumer liées à ces renoncements.

Une autre approche consiste à di�user un discours qui mette les contradicteurs

en situation de con�it d'intérêts, alors que ceux-ci n'avaient pas perçu ce con�it. Par

exemple, pour un riverain de la zone prévue pour l'implantation du lotissement ré-

sidentiel, les préoccupations de protéger non seulement la forêt existante, mais aussi

sa tranquillité personnelle, représentent des intérêts convergents qui le conduisent

à s'opposer au PLU. En revanche, on peut lui faire l'objection que l'urbanisation

de ce terrain sécuriserait cet espace forestier, qui constitue une zone à risque en cas

de tempête (par exemple). Bien entendu, les arguments les plus pertinents seront

vraisemblablement ceux qui tiennent compte au mieux des particularités locales, ce

330 | Chapitre 6. Les praticiens in�uents dans la fabrique de la stratégie : les coalitions de discours

qui exige une connaissance �ne du contexte de l'organisation. Les praticiens sont

donc les mieux placés pour décliner cette manoeuvre générale en actions e�caces.

A Saint-Pré-le-Paisible, les détracteurs du PLU ont davantage utilisé

cette manoeuvre que les partisans.

Certes, ces derniers ont e�ectué un diagnostic des menaces qui pèsent sur la

commune, et construit un projet de PLU en fonction de ce diagnostic. Toutefois,

dans leur communication, ils ont plutôt mis l'accent sur les opportunités (création

d'emplois, retombées économiques et �scales,...) que sur les risques en cas d'échec

du projet. Notons qu'en avril 2011, soit trois ans après la victoire électorale des

détracteurs du PLU, l'inspection académique informe la commune de la prochaine

fermeture d'une classe élémentaire.

De leur côté, à travers leur production de textes, les détracteurs du PLU ont pu

favoriser le mutisme de certains partisans. Notamment, nous avons montré la `prise

en otage' rhétorique du micro-activiste, qui se concrétise par des expressions comme :

� il se trouvera bien quelques naïfs pour y croire �. Ainsi, cette �gure stratégique

en n'hésitant pas à diaboliser et/ou à humilier ses contradicteurs 8, désincite les

praticiens à s'exprimer, qui craignent les représailles. De même, l'attitude in�exible

parfois reprochée aux détracteurs, qui donne le sentiment qu'aucun compromis n'est

possible, décourage le dialogue. Ainsi, la municipalité porteuse du PLU a refusé

d'organiser une réunion publique (supplémentaire) demandée par les détracteurs :

[Le gourverneur a constaté que] les opposants avaient � choisi le terrain judiciaire etélectoral � et que par conséquent il ne voyait � pas l'intérêt de débattre � une nouvelle foisde l'urbanisme à [Saint-Pré-le-Paisible]. (Annexe .17).

De l'implication normale à l'irruption. De prime abord, cette évolution de

l'implication paraît ne pas avoir de sens : soit l'implication d'un praticien est at-

tendue, soit elle ne l'est pas. Pourtant, est-il vraiment impossible de faire en sorte

qu'une prise de parole attendue paraisse inattendue ?

A nouveau, les détracteurs ont agi comme s'ils avaient pensé que c'était pos-

sible. En e�et, il faut remarquer qu'ils ont souvent adopté le genre de l'irrupteur,

8. Voir chapitre 5.

6.1. L'émergence des coalitions de discours : deux mécanismes générateurs | 331

sans pourtant en avoir le style. Plus clairement, la façon d'agir des détracteurs se

caractérise par deux éléments :

� Des intérêts non exprimés. Bien qu'ils s'expriment, ils se taisent cepen-

dant quant à leurs intérêts privés (que nous avons mis en évidence). Si nous

n'avions pas perçu ces intérêts, nous aurions conclu que leur implication était

inattendue. Dans l'action, les électeurs n'ont pas toujours eu le temps ou l'en-

vie d'analyser la situation de manière approfondie. Par conséquent, ces intérêts

privés ont pu, tantôt passer inaperçus, tantôt être négligés : la perception des

électeurs quant à l'implication des détracteurs du PLU, a parfois pu être dif-

férente de la nôtre, au moment où ils avaient à faire un choix.

� Des réactions d'indignation. Certains dénoncent une opération capitalis-

tique, d'autres pleurent la déforestation, d'autres encore ou parfois les mêmes,

produisent des textes très chargés en émotions, ainsi qu'en termes ou en chi�res

incitant à la résistance. Bref, selon eux, ce PLU est un scandale. Or, ces ré-

actions de révolte s'apparente à l'irruption. Mais leur implication n'en est pas

moins normale.

Ainsi, à travers leur stratégie discursive, les détracteurs ont pu se faire passer

pour des irrupteurs, alors qu'il n'en est rien.

Les partisans du PLU ne semblent pas avoir eu recours à une manoeuvre com-

parable.

De l'irruption à l'implication normale. Le problème inverse au précédent se

pose également : est-il possible de faire en sorte qu'une irruption passe pour une

implication normale ?

Là encore, certaines caractéristiques des textes des détracteurs peuvent s'inter-

préter comme une tentative d'e�ectuer cette manoeuvre. Notre analyse a permis de

montrer (chapitre 5) en quoi l'implication de l'intendant et de l'auto-stoppant, bien

que ceux-ci soient explicitement partisans du PLU, relève de l'irruption. L'auto-

stoppant se retire de la `vie politique', non pas en raison d'intérêts personnels qu'il

défendrait en agissant ainsi, mais parce qu'il ressent une � forme de lassitude face

332 | Chapitre 6. Les praticiens in�uents dans la fabrique de la stratégie : les coalitions de discours

aux critiques répétées de certains �. De même, l'intendant démissionne de son poste

de secrétaire de mairie qu'il a occupé pendant 40 ans, non pas par intérêt, mais parce

qu'il ne peut pas accepter de travailler aux côtés de la nouvelle majorité : celle-ci

s'est associée de fait à ceux qui ont porté des accusations ad personam graves (� tri-

cheur �, � pro�teur �...) contre lui.

Mais les détracteurs s'emploient, même si ce n'est pas de manière consciente,

à montrer que l'implication de l'auto-stoppant et de l'intendant relèverait, en fait,

du style d'implication normale. Concernant l'auto-stoppant, un tract anonyme est

di�usé dans la commune et révèle, à ceux qui l'ignoraient, que l'épouse de Bernardo

occupe un emploi d'aide administrative au secrétariat de mairie. L'implication de

Bernardo ne serait donc pas du tout inattendue ; au contraire, dans le discours des

détracteurs il agirait pour défendre cet emploi (nous avons montré les limites de la

cohérence de ce discours, que nous avons alors écarté). Concernant l'intendant, sa

collaboration avec le gouverneur est telle � ce sur quoi les détracteurs n'ont pas

manqué d'insister dans leurs textes � qu'elle en devient problématique pour imagi-

ner qu'au-delà des convictions, sa démission ne soit pas tant une réaction attendue

(implication normale) de solidarité dans la défaite, qu'une irruption en réponse à

des accusations inacceptables.

Ainsi, les détracteurs sont parvenus à atténuer l'in�uence que l'irruption de l'in-

tendant et de l'auto-stoppant aurait pu avoir sur l'opinion et, à travers elle, sur

la fabrique de la stratégie. Ces irruptions n'ont guère attiré l'attention des observa-

teurs, et ce d'autant plus qu'elles sont intervenues très tardivement : l'auto-stoppant

a di�usé son tract quelques jours avant les élections municipales ; l'intendant a dé-

missionné quelques jours après. La prise de conscience, par les partisans du PLU,

que l'opposition constituait une menace sérieuse, a été tardive. Ceci s'explique sans

doute en partie par le fait que le pouvoir en place n'avait que très rarement (voire

jamais) fait face à une force d'opposition organisée.

Du mutisme à l'implication normale. Une autre manoeuvre consiste à attirer

un praticien hors du silence dans lequel il s'est retranché. Dans le cas particulier de

6.1. L'émergence des coalitions de discours : deux mécanismes générateurs | 333

Saint-Pré-le-Paisible, comment amener les élus supra-communaux à s'exprimer ?

En mobilisant le discours écologiste, les détracteurs du PLU réussissent à convaincre

Antoine Waechter de soutenir leur action. Bien entendu, la situation est particuliè-

rement propice à une telle alliance. Le lien entre l'action des détracteurs et la pro-

tection de l'environnement est évident. Par ailleurs, en tant que candidat écologiste

aux cantonales, Antoine Weachter ne prend pas de risque à se positionner du côté

de détracteurs qui a�rment agir pour la protection de la nature, du paysage et du

cadre de vie.

Ce n'est pas le cas des autres candidats aux élections cantonales ni, de façon

générale, des autres élus supra-communaux. Les partisans du PLU ne peuvent pas

espérer obtenir, aussi facilement, le soutien de l'un d'entre eux. Le gouverneur ne

les a pas explicitement sollicité pour appuyer le projet de PLU. Bien que ce PLU

ait une portée stratégique qui dépasse la commune, juridiquement c'est un projet

dont la compétence appartient à la commune. Les élus supra-communaux peuvent

brandir l'argument du principe de subsidiarité, pour mieux légitimer leur silence.

Cependant, en janvier 2008, l'inauguration de la chapelle rénovée est l'occasion pour

le gouverneur d'inviter le député. Celui-ci, dans son allocution, met en valeur le

travail e�ectué par la municipalité porteuse du PLU. Si c'est une goutte d'eau dans

l'océan des textes générés par le prétexte du PLU, cela donne cependant une idée sur

la manière dont les managers peuvent s'y prendre pour obtenir un soutien exprimé

de la part des niveaux hiérarchiques supérieurs.

Un autre moyen de faire s'exprimer les élus supra-communaux a été l'organisa-

tion, par un organisme de presse locale, d'un débat dans le cadre des élections can-

tonales. Les journalistes ont alors abordé le sujet du PLU de Saint-Pré-le-Paisible,

ce qui a débouché sur des réponses � nous l'avons souligné � ambivalentes.

En�n, notre compréhension du cas de Saint-Pré-le-Paisible aboutit à penser qu'il

n'est pas souhaitable que deux élections locales � telles que les municipales et les

cantonales � aient lieu à des dates rapprochées (a fortiori, le même jour). Cette

coincidence augmente les risques de con�it d'intérêts chez les élus supra-communaux,

qui peuvent choisir de se taire lorsque l'exercice de leur rôle et la protection de leur

334 | Chapitre 6. Les praticiens in�uents dans la fabrique de la stratégie : les coalitions de discours

statut leur dictent des comportements opposés. Le `corps arbitral' peut choisir de

jouer ou non son rôle.

b. Provoquer l'implication d'un praticien non impliqué. Après avoir envisagé

les manoeuvres pour modi�er le style d'implication d'un praticien, nous examinons

à présent celles qui peuvent être utilisées pour provoquer l'implication d'un praticien

jusqu'alors non impliqué, c'est-à-dire non identi�é dans le jeu des acteurs.

Il existe des praticiens que le projet stratégique en débat n'intéresse pas a priori et

qui, pour cette raison, ne s'expriment pas. Ils sont souvent nombreux à se positionner

ainsi dans le quadrant inférieur droit de la �gure 6.1. Ils ne sont pas à négliger : il est

possible de les tirer de leur sommeil. Une fois réveillés, ils peuvent avoir une in�uence

considérable sur la fabrique de la stratégie � par le biais d'un vote, mais aussi plus

généralement par la force de leur adhésion au projet stratégique. Les conséquences

de cette adhésion sur la mise en oeuvre du projet sont évidentes.

Dans ce registre de la provocation, nous identi�ons de deux types de manoeuvres.

Le premier type consiste en la volonté de provoquer l'implication. Le deuxième type

consiste, par contraste, en la volonté d'éviter de provoquer inutilement un praticien

a priori non impliqué.

Provoquer des praticiens qui sommeillent. Certains praticiens ne sont pas

impliqués par le projet stratégique en débat. Au minimum, le lien entre ce projet

et leurs intérêts n'est pas évident : ce lien peut exister dans les représentations

(discours), mais il existe peu d'éléments matériels pour évaluer le réalisme de ces

perceptions.

C'est ainsi qu'en proposant, à ces praticiens, un discours qui s'emploie à construire

ce lien, à leur montrer qu'ils sont impliqués par le projet stratégique (qu'il le veuille

ou non), il est possible de provoquer leur implication.

A Saint-Pré-le-Paisible, chaque habitant est un praticien susceptible d'être pro-

voqué. Les détracteurs l'ont particulièrement bien compris. Deux caractéristiques de

leurs actions s'interprètent comme une application de cette manoeuvre de provoca-

6.1. L'émergence des coalitions de discours : deux mécanismes générateurs | 335

tion.

Premièrement, leurs textes portent les marques d'une telle tentative de provoca-

tion :

� Le territoire français est le patrimoine commun de la nation � (article 1 de la loi dedécentralisation). Tout le monde est concerné.(Tract du micro-activiste).

Nous nous engagerons dans une démarche participative. Les élus seront à l'écoute detous, et se feront un devoir de porter les remarques devant le conseil municipal, qui lesexaminera.(Profession de foi de campagne de la liste � pour un village authentique �).

Cette préoccupation visant à � nourrir un débat démocratique permanent �qui

suppose l'implication du plus grand nombre, est importante pour comprendre l'ac-

tion des détracteurs. Nous avons montré en quoi le caméléon notamment, qui est

devenu maire en mars 2008, mobilise le discours de la démocratie.

Deuxièmement, la pétition lancée par les opposants est une action qui, par prin-

cipe, provoque l'implication de ceux qui la signent. Signer une pétition, c'est s'ex-

primer. L'interprétation du message des signataires est un autre problème.

Par ces deux formes de provocation, les détracteurs du PLU agissent comme

pour montrer que les habitants de la commune seraient, en fait, en situation de

mutisme : certes, ceux-ci ne s'exprime que de manière assistée, mais ils seraient et

se sauraient concernés par le projet de PLU. Cette manoeuvre est habile, au sens où

elle permet aux détracteurs de se présenter comme les porte-parole de la population.

Et ceci, même si ce rôle revient plus légitimement au conseil municipal porteur du

PLU. Cette auto-construction d'une identité de porte-parole transparaît dans des

expressions telles que :

Nombre de citoyens regrettent de ne pas être mieux associés à la vie communautaire.[...] Des citoyens se plaignent de ne pas être écoutés. Des choix communautaires importantssont faits en confondant information et concertation.(Profession de foi de campagne de la liste � pour un village authentique �).

Dès lors qu'ils se sont construits en tant que porte-parole des citoyens, ils sont en

position de s'exprimer pour eux, au risque d'abuser de cette position. Au demeurant,

des praticiens d'abord non impliqués, sont attirés dans la controverse par le seul fait

d'avoir signé une pétition.

336 | Chapitre 6. Les praticiens in�uents dans la fabrique de la stratégie : les coalitions de discours

Mais cette pétition n'est pas sans poser problème. D'une part, une personne qui

s'est aperçu que son nom �gurait sur la liste des signataires, a fait savoir publi-

quement qu'elle n'avait en aucun cas signé cette pétition. D'autre part, la pétition

s'intitulait de la façon suivante : � Acceptez-vous l'urbanisation de [la zone pré-

vue pour le lotissement] ? Acceptez-vous l'urbanisation de [la zone prévue pour le

projet touristique] ? �. Outre le fait que les termes soient extrêmement imprécis �

`l'urbanisation' peut entendre des réalités très di�érentes �, la pétition pose deux

questions. Elle présente donc deux biais méthodologiques : 1) elle cumule, sur une

même pétition, les signataires de deux pétitions di�érentes ; 2) la signature des uns

et des autres peut avoir une signi�cation très di�érente. Il n'est donc pas étonnant

que le décompte du nombre de signataires ne donne pas le même résultat, selon que

ce sont les détracteurs ou les partisans qui font le calcul.

Ainsi, cette pétition est polyphonique. Malgré cela, elle a largement contribué à

mettre les détracteurs en position d'agir en porte-parole (présumés) des signataires.

Ce faisant, ils ne se sont pas tant positionnés du côté de la population ; plutôt, ils

ont mis la population de leur côté. La di�érence est importante : dans le second cas,

un `côté' est imposé à la population.

Eviter de provoquer inutilement un contradicteur. Il est possible de provo-

quer un praticien en étant provoquant, c'est-à-dire en jouant plus ou moins volon-

tairement avec ses nerfs, en le poussant à réagir de façon plus ou moins impulsive

et agressive. S'il réagit, c'est bien souvent pour éviter de s'entendre dire que � qui

ne dit mot consent �, voire � ce n'est pas si rare � de se laisser passer pour un

lâche. Mais s'il réagit, il s'expose à un autre proverbe populaire : � il n'y a que la

vérité qui blesse �. En somme, la provocation est toujours un usage abusif et violent

du langage : quelle que soit la réaction du praticien visé, celle-ci sera de toute façon

interprétée à ses dépends.

Certains praticiens qui subissent des provocations de ce type, peuvent choisir de

� ne pas se taire �, c'est-à-dire de faire irruption. C'est en ce sens que nous avons

indiqué (plus haut) que l'irruption s'interprète comme le signal de l'existence de

6.1. L'émergence des coalitions de discours : deux mécanismes générateurs | 337

pratiques peu éthiques.

Nous avons souligné en quoi l'irruption de l'intendant, de l'auto-stoppant et du

modérateur s'explique bien par de telles provocations. En usant de provocation, les

détracteurs sont à l'origine de leur irruption. Ainsi, ils se sont eux-mêmes fabriqué

trois contradicteurs. Outre le caractère peu éthique de ces manoeuvres provocatrices,

elles semblent contre-indiquées dans une démarche de recherche d'in�uence.

L'irruption (par des moyens légaux) est le comportement que nous recomman-

dons en cas de provocation : elle permet aux observateurs de s'interroger sur les

raisons qui ont poussé à l'irruption.

La �gure 6.3 propose une synthèse des éléments essentiels relatifs à l'e�et de

prétexte. Ce mécanisme permet de mieux comprendre qui produit des textes.

Mécanisme 1 – Effet de prétexte Mécanisme explicatif de la production de textes. L’émergence de textes est subordonnée à l’apparition d’un prétexte, c’est-à-dire d’un événement de nature à menacer les intérêts d’un ou plusieurs praticiens et qui conduit ceux-ci à produire des textes en vue d’influencer le flux des événements subséquents. L’effet de prétexte explique non seulement qui produit des textes, mais également qui choisit de se taire (renonce à exercer une influence sur la stratégie).

Caractéristiques Trois types d’implication Explication proposée Normale : attendue et constatée / Mutisme : attendue et non constatée Conflit d’intérêts Irruption : inattendue et constatée Alerte éthique en attente de confirmation

Manœuvres pour interférer Modifier le style d’implication d’un praticien Provoquer l’implication de praticiens non impliqués

Figure 6.3 � E�et de prétexte - Qui produit des textes ?

6.1.2 Deuxième mécanisme : les coalitions de discours

Le deuxième mécanisme, que nous mettons en évidence à présent, rend compte de la

formation d'alliances de circonstance entre praticiens. Nous parlons de � coalitions

de discours �, pour désigner à la fois ce mécanisme et les alliances qu'il produit.

338 | Chapitre 6. Les praticiens in�uents dans la fabrique de la stratégie : les coalitions de discours

Ce mécanisme, lorsqu'il est activé, se caractérise par une tendance à générer des

coalitions. Nous soutenons que ce mécanisme peut être déclenché dans le �ux des

événements, sans que les praticiens aient la volonté de se coaliser. Cependant, les

praticiens peuvent interférer avec ce mécanisme pour en accentuer ou en atténuer les

e�ets. Nous établissons d'abord l'existence du mécanisme des coalitions de discours.

Les manoeuvres pour interférer sont décrites dans un deuxième temps.

6.1.2.1 Mise en évidence du mécanisme

Une organisation peut être vue comme une structure hégémonique qui (re)produit,

notamment, des rapports de domination entre les praticiens (Fairclough, 2005b;

Barley & Tolbert, 1997; Giddens, 1984). Pour Fairclough, ces rapports de domination

constituent des `ancrages' capables de supporter durablement les contradictions de

l'organisation : un accord unit les membres du groupe dominant, malgré leurs intérêts

parfois contradictoires. Mais ces rapports connaissent des épisodes de crise. Ce peut

être le cas lorsqu'un projet stratégique devient un prétexte tellement fort, qu'il

provoque une remise en question de l'accord qui fédère le groupe dominant.

Toujours selon Fairclough (2005b), lors d'un épisode de crise certains groupes

d'acteurs développent leurs stratégies (qui s'opposent) pour atteindre un nouvel

`ancrage'. Ces stratégies ont un caractère partiellement discursif. Elles incluent des

discours et des narrations qui présentent di�érentes versions de ce qui s'est passé,

de ce qui se passe, et de ce qui pourrait se passer à l'avenir.

Dans cette perspective, notre apport original prolonge cette idée : le faire straté-

gique est le lieu d'une remise en cause ordinaire et permanente des rapports de domi-

nation, même si ceci est davantage perceptible lors d'épisodes stratégiques (Hendry

& Seidl, 2003) plus saillants. Cette remise en cause passe par la mobilisation de

discours antagonistes par les praticiens, dans le cadre de narrations alternatives 9.

Ainsi, nous avançons que chaque décision à prendre, chaque projet envisagé, donne

9. Rappelons, comme nous l'avons indiqué au chapitre 2, qu'une narration se compose de deuxéléments : 1) une histoire `objective' comprise comme une succession d'événements et 2) un discours,c'est-à-dire un point de vue toujours subjectif sur cette histoire (Porter Abbott, 2002). Confronterles narrations relatives à une même histoire revient en réalité à en comparer les discours.

6.1. L'émergence des coalitions de discours : deux mécanismes générateurs | 339

lieu à une controverse entre deux coalitions : la coalition du discours stratégique et

la coalition du contre-discours 10.

La coalition du discours stratégique désigne le groupe formé par les �gures

stratégiques qui soutiennent et promeuvent le projet stratégique controversé (le

camp des � pour �). Elle est di�érente du groupe dominant, dont tous les membres

n'adhèrent pas nécessairement au projet stratégique particulier en débat. Cette ab-

sence d'adhésion est d'autant plus probable que le projet stratégique en question

est porteur de changement, et que ce changement est perçu comme une menace par

certains membres du groupe dominant relativement à leurs intérêts.

La coalition du contre-discours désigne le groupe formé par les �gures straté-

giques opposées au projet stratégique (le camp des � contre �). Elle est di�érente du

groupe marginalisé, qui obtient parfois le soutien de dissidents du groupe dominant.

Si cette dissidence persiste dans la pratique quotidienne, les rapports de domination

sont transformés par dé�nition, et n'attendent plus qu'une reconnaissance institu-

tionnelle.

Nous examinons le cas de Saint-Pré-le-Paisible pour mettre en évidence la for-

mation de ces coalitions de discours, en relation avec le prétexte du PLU. Plus

spéci�quement, nous montrons comment (par quel mécanisme), à travers l'épisode

du PLU, les deux coalitions se sont constituées à partir des groupes dominant et

marginalisé pré-existant.

Lorsque l'épisode du PLU démarre en juin 2004, Saint-Pré-le-Paisible est mar-

quée par la présence d'une équipe municipale forte d'une continuité historique re-

marquable, ce qui lui assure une grande légitimité 11. Cette légitimité, complétée

par l'absence de liste d'opposition aux élections municipales de 2001, ne signi�e pas

pour autant que la commune se caractérise par un monologue qui fasse l'unanimité.

Le consensus historique masque ainsi, non seulement de vieilles rancoeurs liées à

des faits passés qui donnent lieu à des interprétations multiples, mais aussi des in-

térêts contradictoires (y compris au sein du groupe historiquement dominant) qui

10. Les noms choisis pour ces coalitions sont à mettre en relation avec les concepts, développéspar Heracleous (2006), de discours dominant, stratégique et marginalisé.11. Voir chapitre 3.

340 | Chapitre 6. Les praticiens in�uents dans la fabrique de la stratégie : les coalitions de discours

menacent toujours le consensus établi.

Pour mettre en évidence le mécanisme de � coalition de discours �, nous compa-

rons les narrations 12 du groupe dominant et de la coalition du discours stratégique

d'une part, et du groupe marginalisé et de la coalition du contre-discours d'autre

part. Ces narrations, décryptées au moyen du schéma actantiel (Greimas, 1966;

Boudès, 2002), véhiculent des discours sensiblement di�érents à propos du projet de

PLU.

a. Du groupe dominant à la coalition du discours stratégique. De juin 2004

à janvier 2007, la controverse relative au PLU est latente. Quelques détracteurs se

sont fait connaître (notamment le micro-activiste), mais ils attendent d'en savoir

davantage sur le projet de PLU pour décider s'il y a ou non un prétexte qui justi�e

d'engager véritablement le débat, dans le cadre de l'enquête publique. Spéci�que-

ment, ils attendent que le conseil municipal arrête un projet de PLU 13.

Le projet de PLU est arrêté en janvier 2007 avec 14 voix � pour �. Seul le justicier

s'abstient. A ce moment, cette abstention apparaît marginale, d'autant plus que le

justicier ne cache pas sa déception de constater que le projet de PLU ne classe pas

en zone constructible les terrains sur lesquels il aurait souhaiter construire.... Ainsi,

la municipalité en place, qui incarne le groupe dominant, est soudée au moment

de présenter le projet de PLU à la population. La �gure 6.4 décrit la narration du

groupe dominant pour légitimer son projet.

Selon cette narration, le conseil municipal s'exprime comme un seul homme. Il

se présente comme le héros d'une quête consistant à élaborer et mettre en oeuvre

le nouveau PLU. Cette quête serait commanditée par les élus supra-communaux

(à travers le Schéma Directeur d'Aménagement et d'Urbanisme) qui prescrivent la

zone touristique, ainsi que par une agence d'urbanisme indépendante (à travers un

diagnostic stratégique) qui con�rme, d'une part, l'opportunité de la zone touristique

et recommande, d'autre part, la création d'un nouveau lotissement résidentiel. Ainsi,

le conseil municipal endosse schématiquement le rôle d'un exécutant, qui a épousé

12. Telles que nous nous les représentons à partir des faits.13. Voir chapitre 3 le processus d'élaboration d'un PLU.

6.1. L'émergence des coalitions de discours : deux mécanismes générateurs | 341

Figure 6.4 � Schéma actantiel � narration du groupe dominant.

l'idée que la concrétisation du PLU béné�ciera à la commune et à ses habitants.

Sur son chemin vers cet objectif, le conseil municipal peut compter sur le soutien

d'experts (tels que l'équipe d'ingénieurs écologues qui réalise l'étude d'impact du

PLU sur l'environnement et conclu à l'absence d'impacts notables) et de ses par-

tenaires institutionnels (y compris la Chambre d'Agriculture qui, comme tous les

autres, donne son feu vert au projet de PLU). D'un autre côté, quelques opposants

se font connaître rapidement après la publication du projet de PLU. Il s'agit de l'en-

chanteur, du missionnaire, du micro-activiste, du macro-activiste et du caméléon.

Le justicier, qui s'est abstenu et n'a ainsi pas voté � contre � le projet de PLU, n'est

donc pas un opposant déclaré au moment où cette version de l'histoire est racontée.

En somme, cette narration reproduit l'antagonisme entre les groupes

qui pré-existent dans la commune : le conseil municipal, fort de sa légi-

timité démocratique, agit au nom du groupe dominant ; l'opposition, en

infériorité numérique et par ailleurs inexistante au sein du conseil munici-

342 | Chapitre 6. Les praticiens in�uents dans la fabrique de la stratégie : les coalitions de discours

pal, apparaît marginale et correspond au groupe dominé. Il est important

de remarquer que cette narration repose largement sur des réalités ma-

térielles : les documents o�ciels en libre consultation (PLU, SDAU et

diagnostic), la réaction d'opposants, le vote du conseil municipal.

Mais la controverse s'intensi�e notablement à partir de l'été 2007. En novembre

2007, à l'issue de la phase d'enquête publique, le conseil municipal doit voter l'ap-

probation dé�nitive du PLU. Le résultat de ce vote est très sensiblement di�érent de

celui constaté en janvier 2007. Les élus, pourtant alliés de toujours, sont nettement

divisés : le PLU est approuvé à 10 voix � pour �, mais ce sont surtout les 5 voix

� contre � qui retiennent l'attention.

Dès lors, le schéma actantiel précédent est caduc. Les rapports de do-

mination institutionnalisés sont remis en cause. Plus spéci�quement, il n'est plus

du tout évident en novembre 2007 que la majorité du conseil municipal représente

encore le groupe dominant à l'échelle communale. Il faut constater au minimum que

le conseil municipal ne s'exprime plus comme un seul homme, et qu'il n'est plus le

héros con�ant et invulnérable qu'il était initialement.

Cette évolution aboutit à une nouvelle version de l'histoire, que nous représentons

à travers un schéma actantiel modi�é (�gure 6.5). Les partisans du PLU, contraints

de constater l'e�ondrement du discours dominant (ordre de discours), produisent

un discours stratégique spéci�quement adapté aux événements qui se produisent

quotidiennement durant les derniers mois de l'épisode du PLU. Ils forment ainsi la

coalition du discours stratégique, sans l'avoir véritablement choisi.

Sur la période allant de novembre 2007 à mars 2008 (élections municipales), il

devient évident qu'Ambrosine (le cavalier libre) et Gilbert (le justicier) sont deux des

conseillers municipaux qui s'opposent au PLU. Le �ls d'Ambrosine (Childéric) re-

joint la liste d'opposition pour les élections ; Gilbert di�use un tract particulièrement

critique contre le maire sortant, Marc-Aurèle (le gouverneur).Manifestement, des

coalitions se forment. Ceci transparaît dans le discours ; ici, ce discours est avant

tout un re�et des circonstances factuelles (même s'il contribue à son tour à �ger ces

6.1. L'émergence des coalitions de discours : deux mécanismes générateurs | 343

Figure 6.5 � Schéma actantiel � narration de la coalition du discours stratégique.

circonstances et donc, à les construire 14).

Cependant, la majorité du conseil municipal est favorable au PLU et poursuit

sa quête, en dépit d'une opposition renforcée. Cette majorité conserve la conviction

d'agir dans l'intérêt collectif de la commune et de ses habitants. Ainsi, pour la

coalition du discours stratégique, les opposants agissent � plus pour le maintien

de leur confort que d'une réelle sensibilité écologique � (voir annexe .24). L'analyse

restituée au chapitre 5 montre que ce point de vue est solidement ancré dans les

réalités matérielles.

Les raisons qui, aux yeux des partisans, justi�ent de défendre le PLU, restent

inchangées (SDAU et diagnostic stratégique). Les facilitateurs restent également

les mêmes, ce qui signi�e qu'aucune aide supplémentaire n'est venue appuyer la

démarche des partisans du PLU. C'est ici que l'appui du joker aurait pu jouer un

rôle décisif ; plus exactement, le joker a joué un rôle décisif en n'apportant pas son

appui.

14. Cette relation réciproque entre discours et éléments `non-discursifs' du réel, permet de com-prendre dans quel sens Fairclough (2005b, 2009) quali�e son approche de `dialectique-relationnelle'.

344 | Chapitre 6. Les praticiens in�uents dans la fabrique de la stratégie : les coalitions de discours

En dé�nitive, parler des � partisans � du PLU, comme nous l'avons

fait au chapitre 5, n'est pas satisfaisant. L'identité des partisans du PLU

évolue au cours des événements. Initialement, les partisans se confondent

avec le groupe dominant pré-existant dans l'organisation. Mais suite à

une controverse intense, le terme de � coalition du discours stratégique �

apparaît plus approprié pour identi�er ceux qui demeurent favorables au

PLU. Ainsi, le prétexte du PLU a déclenché un mécanisme qui a remis

en cause les rapports de domination établis. C'est ce mécanisme que nous

proposons d'appeler � coalitions de discours �.

b. Du groupe marginalisé à la coalition du contre-discours. Le termes de

� détracteurs � du PLU n'est pas plus satisfaisant que celui de � partisans �. La �gure

6.6 rend compte de deux narrations complémentaires, livrées par les opposants.

Figure 6.6 � Schéma actantiel � narrations du groupe marginalisé (à gauche) et de

la coalition du contre-discours (à droite).

6.1. L'émergence des coalitions de discours : deux mécanismes générateurs | 345

Cette �gure fait apparaître deux narrations di�érentes, qui correspondent à deux

nouvelles versions de l'histoire du PLU. Ces deux versions s'opposent à celles données

par les partisans, qu'il s'agisse de celle du groupe dominant ou de celle de la coalition

du discours stratégique.

Ces deux narrations re�ètent une curieuse `double identité' des détracteurs : celle

de groupe marginalisé et celle de coalition du contre-discours.

La narration des détracteurs en tant que groupe marginalisé. Dès janvier

2007, et notamment à partir de l'été 2007, des praticiens expriment leur opposition

au projet de PLU arrêté par le conseil municipal (notamment par la distribution de

tracts). Dans leurs textes, ces détracteurs ne se présentent pas comme les héros de

leur narration. Ils endossent le rôle d'opposants, acceptant ainsi la position qui leur

est donnée par la narration des partisans du PLU. En revanche, ils contestent les

autres éléments de la narration du groupe dominant.

Soulignons d'emblée que les partisans du PLU sont présentés, non pas comme des

héros, mais comme des anti-héros. Du point de vue des détracteurs, ces anti-héros

sont avant tout le gouverneur et l'intendant :

� [Le gouverneur] défend son projet de plan local d'urbanisme en soutenant qu'il s'agit d'uninvestissement dans l'économie locale. D'autres parlent de locomotives du tourisme [...] enévoquant le projet [du promoteur]. L'analyse et l'histoire ne valident pas ces a�rmations �.

Extrait d'un tract du micro-activiste.

Ainsi, à l'exception du Maire (le gouverneur, �dèlement secondé par l'intendant),

les autres conseillers municipaux seraient passifs et ne pourraient donc pas être

considérés comme des sujets de l'histoire. Sur ce point, la narration est rendue

plausible par le fait que ces derniers sont totalement e�acés. Seuls s'expriment ceux

qui décident de se dissocier de l'équipe du gouverneur (le cavalier libre, le justicier,

l'auto-stoppant).

Dans cette narration, ces anti-héros ont pour objectif de mettre en oeuvre un PLU

présenté comme une abomination : dilapidation du patrimoine forestier, destruction

du cadre de vie (micro-activiste), destruction de la nature et de la mémoire collective

346 | Chapitre 6. Les praticiens in�uents dans la fabrique de la stratégie : les coalitions de discours

(enchanteur), projet amoral, � un miroir aux naïfs �, � leurre dissimulant une juteuse

opération immobilière � (macro-activiste). En somme, le micro-activiste a�rme que

� les raisons de refuser [le PLU] sont nombreuses �. Mais tous ces arguments ont été

présentés devant le Tribunal Administratif (TA), lequel a donné ce type de réponses :

� Si les requérants soutiennent que le projet est de nature à porter atteinte à l'équilibre écolo-gique de ce site classé et à accroître les risques d'inondation, ils n'apportent aucun élément depreuve à l'appui de leurs a�rmations �� Les requérants ne peuvent utilement soutenir que la décision attaquée, qui autorise le dé-

frichement de 11,5 hectares, serait contraire aux objectifs généraux dé�nis par l'article L.229-1du code de l'environnement, aux termes duquel : `la lutte contre l'intensi�cation de l'e�etde serre et la prévention des risques liés au réchau�ement climatique sont reconnues prioritésnationales'. �

Extraits de la noti�cation du jugement du TA.

Ainsi, les conclusions du TA suggèrent que la représentation diabolique du PLU,

véhiculée par les textes des détracteurs, provient d'une idée préconçue, d'une in-

time conviction qui ne découle pas des faits (présentés au TA). Pour autant, ces

conclusions ne signi�ent pas que le projet de PLU constitue une stratégie opportune

pour la commune. Mais elles contestent les fondements objectifs à la mobilisation

des discours écologiste (enchanteur), altermondialiste (missionnaire), anti-capitaliste

(micro-activiste) ou critique des institutions (macro-activiste). L'irruption du mo-

dérateur, qui dans cette narration se présente comme un facilitateur, renforce cette

contestation. Ainsi, sur cet aspect, leur narration apparaît éloignée de la

réalité.

En outre, tandis que les partisans justi�ent leur projet de PLU par le SDAU et

par un diagnostic stratégique réalisé par une agence indépendante, les détracteurs

estiment que les anti-héros sont en réalité à la solde du promoteur :

� Cette partie du PLU a été manifestement dictée par le promoteur, sans qu'à aucun momentl'autorité municipale ne s'interroge sur l'intégration au site et le respect du cadre de vie deshabitants. �

Extrait d'une lettre du micro-activiste au commissaire-enquêteur.

Dans un email adressé à l'avocat de la commune de Saint-Pré-le-Paisible, le gou-

verneur dénonce des � propos gratuits et di�amatoires évoqués dans un cadre très

6.1. L'émergence des coalitions de discours : deux mécanismes générateurs | 347

o�ciel �. En e�et, les propos du micro-activiste (extrait ci-dessus) sont péremp-

toires. Ils sont formulés de telle manière (� manifestement �) que l'on comprend

qu'il n'existe aucun fait pour appuyer cette a�rmation.

Dans cette narration, justi�er le projet de PLU par le diagnostic stratégique et

le SDAU, comme le font les partisans, constitue une stratégie de rationalisation.

Celle-ci masquerait une connivence entre le gouverneur, le promoteur et l'inten-

dant. Une telle connivence implique que ces trois praticiens tirent un béné�ce de la

concrétisation du PLU.

Mais l'analyse des intérêts e�ectuée au chapitre 5 ne supporte pas l'idée d'une

connivence. Certes, il va de soi que le promoteur espère tirer un béné�ce de la cession

de ses terrains à des investisseurs. En revanche, le gouverneur et l'intendant n'ont

pas d'intérêt manifeste vis-à-vis du PLU. Au contraire, le gouverneur court le risque

d'une défaite électorale (un risque qu'il a pu sous-estimer) ; l'intendant suit l'avis

majoritaire du conseil municipal � c'est le rôle qu'il assume depuis 40 ans. Il reste

possible d'imaginer que le gouverneur et l'intendant seraient �ers de voir ce projet

se réaliser, et qu'ils le soutiennent pour cette raison, sans se soucier de l'opinion.

Mais deux éléments nous conduisent à rejeter cette proposition : d'une part, elle

ne ressort pas des données que nous avons collectées ; d'autre part, une telle �erté

pourrait s'interpréter de façon positive comme celle d'entrepreneurs locaux, �ers de

contribuer à la pérennité de la commune à laquelle ils consacrent leur temps libre

depuis de nombreuses années (ce qui relève du factuel).

En somme, la narration du groupe dominé repose sur la dénoncia-

tion du PLU et de ses partisans, diabolisés. Mais elle semble distordre la

réalité en plusieurs aspects : il n'est pas évident que le PLU soit e�ec-

tivement dommageable pour la commune ; l'idée d'une connivence entre

le promoteur, le gouverneur et l'intendant ne résiste pas à notre ana-

lyse ; l'idée selon laquelle le PLU serait commandité par le promoteur est

grossièrement polémique. Mises bout à bout, ces distorsions mettent en

doute le réalisme de la narration du groupe dominé.

348 | Chapitre 6. Les praticiens in�uents dans la fabrique de la stratégie : les coalitions de discours

La narration des détracteurs en tant que coalition du contre-discours. Au

gré des événements, les détracteurs produisent une seconde narration qui complète la

précédente. Ainsi, lorsqu'en novembre 2007 le conseil municipal approuve dé�nitive-

ment le PLU, les détracteurs comprennent qu'ils ont perdu la bataille sur le terrain

administratif. Le con�it peut se poursuivre sur les terrains judiciaire et électoral.

La perspective des élections municipales concourt à la formation d'une coalition du

contre-discours. Celle-ci apporte une nouvelle version de l'histoire du PLU (�gure

6.6, à droite).

Le héros de cette coalition du contre-discours est la liste d'opposition, qui se

constitue en vue des élections. Cette liste � pour [Saint-Pré-le-Paisible], village au-

thentique au développement raisonné � produit des textes qui s'ajoutent à ceux

produits par les praticiens en tant qu'individus. Notamment, une � profession de

foi � et une page internet exposent le projet de cette liste pour la commune, ainsi

que l'identité de ses membres (nom, âge, profession, adresse). Un nouveau praticien

se révèle à cette occasion : le caméléon. Il s'avère être la tête de liste, alors qu'il était

resté discret.

Cette liste peut compter sur le soutien de nombreux alliés : tous les praticiens

qui se dé�nissaient comme des opposants dans la narration du groupe dominé, de-

viennent des facilitateurs. Ces soutiens incluent les deux conseillers municipaux dis-

sidents (cavalier libre, justicier) et le premier adjoint qui se retire de la vie politique

(auto-stoppant). Le cavalier libre se rallie politiquement à la coalition du contre-

discours. Le justicier favorise cette coalition par ses textes. Le retrait volontaire de

l'auto-stoppant constitue un acte ambivalent : bien qu'il soutienne explicitement

les partisans du PLU, sa décision évoque la division plutôt que l'union, la discorde

plutôt que l'`entente communale'.

Cette coalition du contre-discours considère que les citoyens doivent choisir entre

� maintenir et améliorer le village chaleureux que nous avons choisi, ou devenir un

hypothétique dortoir à touristes, sans âme �, entre � un mode de développement

raisonné et durable ou la poursuite chimérique de la croissance à tout prix �. Elle se

�xe comme projet de préserver un village � authentique �, fondé sur des � valeurs

6.1. L'émergence des coalitions de discours : deux mécanismes générateurs | 349

moins matérialistes et plus humanistes �. Le moyen proposé pour y parvenir consiste

à � repenser un PLU qui engage dé�nitivement notre vie et notre avenir �. Ainsi, la

liste présente la situation de façon manichéenne, ce qui la positionne en contradicteur

absolu des partisans du PLU.

La raison invoquée pour promouvoir le projet d'un village authentique est éga-

lement explicitée : � parce que la démocratie le permet, et que nous souhaitons vous

associer aux décisions �. C'est ici que l'on retrouve le discours du caméléon (le dis-

cours de la démocratie identi�é, avec nuance, au chapitre 5), tête de liste.

Dans cette narration, la coalition du contre-discours estime que son projet re�ète

la volonté générale � du moins, celle de � la majorité des électeurs du village � �

et qu'il sert du même coup l'intérêt général de la commune et des habitants. Sur

cet aspect, les détracteurs exploitent le même argument que les partisans : les uns

comme les autres pensent être les porte-parole de la population.

En�n, et pour la première fois, les partisans sont présentés comme les opposants

au développement (raisonné) de la commune. Cette version de l'histoire transforme

les détracteurs du PLU en héros de la pérennité de la commune ; à l'inverse, les

partisans du PLU apparaissent comme une menace pour Saint-Pré-le-Paisible. Ainsi,

le gouverneur, l'intendant et le promoteur, en tant que leaders des partisans, sont

mis discursivement en position de minorité. Sur ce point, cette narration reconstruit

les rapports de domination, en les inversant.

A travers ce qui précède, nous avons mis en évidence la nécessité de

distinguer deux niveaux de praticiens. D'une part, le niveau des struc-

tures sociales institutionnalisées est celui des groupes dominant et dominé

qui préexistent aux événements particuliers observés ; ces groupes se ma-

nifestent dans la pratique à l'amorce d'une controverse. D'autre part, le

niveau de l'action est celui des coalitions de discours ; celles-ci émergent

et se manifestent dans la pratique dans le déroulement de la controverse.

La formation de ces coalitions, qui sont di�érentes des groupes institu-

tionnalisés, implique l'existence d'un mécanisme qui, lorsqu'il est activé,

350 | Chapitre 6. Les praticiens in�uents dans la fabrique de la stratégie : les coalitions de discours

remet en cause les rapports de domination existant et génère des coali-

tions opposées entre lesquelles le pouvoir est redistribué. Nous parlons

de coalitions de discours pour désigner ce mécanisme.

L'activation de ce mécanisme peut être indépendante de la volonté des acteurs

de se coaliser. Les coalitions de discours ont tendance à se former spontanément :

les praticiens dont les textes (ou le silence relatif) favorisent un projet stratégique,

tendent à former de fait la coalition du discours stratégique ; ceux dont les textes

(ou le silence relatif) délégitiment le projet, tendent à former de fait la coalition du

contre-discours. Au moment où ils décident de s'exprimer ou de rester silencieux, les

praticiens impliqués par le projet n'ont pas nécessairement l'intention de former des

alliances. Souvent, ils ne savent pas à ce moment si des alliances seront envisageables ;

d'autant que cette possibilité n'est pas `donnée' par la situation, mais qu'elle peut

dépendre des choix d'implication des di�érents praticiens pour lesquels elle constitue

un prétexte.

Ainsi, le mécanisme des coalitions de discours est activé par le prétexte, qui

génère également l'implication plus ou moins spontanée des praticiens. Toutefois,

tout comme nous avons montré que les praticiens peuvent interférer avec l'e�et de

prétexte, nous montrons à présent comment ils peuvent également interférer avec la

formation `mécanique' des coalitions de discours. A l'essentiel, ils peuvent agir pour

stimuler le mécanisme ou, au contraire, pour en bloquer les e�ets (tentatives pour

freiner la formation des coalitions).

6.1.2.2 Manoeuvres pour interférer avec le mécanisme

Les contours des coalitions de discours se dessinent spontanément en fonction du

prétexte.

Cependant, lorsqu'un membre du groupe dominant n'adhère pas au projet stra-

tégique en débat, il ne favorise qu'indirectement la coalition du contre-discours. Ce

n'est que s'il le décide, en toute conscience, qu'il s'associera activement à cette coa-

lition. Cette décision est délicate : adhérer à la coalition du contre-discours, c'est

risquer de se marginaliser soi-même, dans l'éventualité où cette coalition ne parvien-

6.1. L'émergence des coalitions de discours : deux mécanismes générateurs | 351

drait pas à remettre en cause les rapports de domination établis.

De la même manière, ce n'est pas parce qu'un membre du groupe dominant

adhère en apparence au projet, qu'en toutes circonstances il sera loyal à l'égard de

la coalition du discours stratégique. Il peut sciemment se retourner contre elle et

consolider, par son action, la formation de la coalition du contre-discours.

En termes généraux, `ne pas être pour' un projet, ce n'est pas encore `être

contre' ; de même, `ne pas être contre' un projet, ce n'est pas encore `être pour' 15.

Spéci�quement, en choisissant de s'abstenir lors de la délibération arrêtant le pro-

jet de PLU (janvier 2007), le justicier favorise indirectement la coalition du contre-

discours. Mais cette abstention ne l'oblige en rien à produire des textes critiquant

le gouverneur ; il le fait pourtant. De même, le cavalier libre vote d'abord en faveur

du projet de PLU en janvier 2007 mais, en novembre 2007 au moment de trancher

dé�nitivement, il se lie à la coalition du contre-discours. Adhérer activement à la

coalition du contre-discours, c'est pour eux risquer de perdre leur siège au conseil

municipal (et le pouvoir d'in�uence que ce siège leur confère), dans l'éventualité où

les partisans du PLU ne seraient pas mis en minorité aux élections municipales.

Pourquoi le justicier et le cavalier libre ont-ils pris le risque de trahir le groupe

dominant, en se ralliant à la coalition du contre-discours ? Certes, c'est en partie

parce que leurs intérêts les y poussaient (e�et de prétexte). Mais c'est également

parce qu'ils ont senti que cette coalition était de plus en plus audible, et de plus

en plus en mesure de renverser les rapports de domination. C'est à notre avis cette

perception que `le vent pouvait tourner' qui a encouragé ces �gures stratégiques

� et tout particulièrement le cavalier libre � à faire preuve d'opportunisme, à

voter `contre' le PLU en novembre 2007 et à soutenir la coalition � pour un village

authentique �.

En somme, l'action des praticiens peut faire une di�érence sur la formation des

coalitions de discours.

Nous identi�ons deux ensembles de manoeuvres qui permettent aux praticiens

15. Ceci pourrait se représenter au moyen d'un carré sémiotique.

352 | Chapitre 6. Les praticiens in�uents dans la fabrique de la stratégie : les coalitions de discours

d'interférer avec l'émergence spontanée des coalitions.

a. Se donner le beau rôle dans la narration, pour susciter l'adhésion. � Vous

n'avez pas le monopole du coeur �. Cette réplique célèbre, prononcée en mai 1974

par Valérie Giscard d'Estaing alors opposé à François Mitterrand, souligne à quel

point la bataille discursive pour le beau rôle peut être âpre et déterminante.

Un premier ensemble de manoeuvres consistent à produire une narration dans

laquelle l'auteur se donne (subtilement) le beau rôle, c'est-à-dire celui que beaucoup

admirent et se sentent prêts à suivre. Notons que le beau rôle n'est pas nécessai-

rement celui du héros à qui tout réussit. Endosser le rôle de la victime, ou de son

avocat, peut être une manoeuvre e�cace pour s'attirer la faveur des plus magna-

nimes et/ou de ceux qui voudraient passer pour tel.

Le cavalier libre et le justicier se sont en quelque sorte laissés séduire par les autres

�gures stratégiques opposées au PLU, qui leur ont mis en tête que � les raisons de

refuser sont nombreuses �. En particulier, dans l'un de ses textes, le micro-activiste

écrit que � la perte de terres agricoles n'est jamais analysée comme un préjudice �.

Ce faisant, il tente de séduire le cavalier libre qui, rappelons-le, est un � puissant

� agriculteur de Saint-Pré-le-Paisible.

De façon comparable, des électeurs ont pu se laisser attendrir et persuader par

les histoires féériques contées par l'enchanteur 16 (par exemple), dans lesquelles il se

déclare � avocat des bois �, et de la � nature saccagée, plani�ée, réduite à l'essentiel �.

Parmi ces manoeuvres pour se donner le beau rôle, nous distinguons celles qui

tentent de magni�er et de protéger l'identité de la coalition (bataille de l'identité),

de celles qui cherchent à idéaliser la quête poursuivie par la coalition (bataille du

destin).

La bataille de l'identité. Les praticiens peuvent recourir à des manoeuvres

destinées à se construire une identité qui les place en position d'in�uence.

16. Voir chapitre 5.

6.1. L'émergence des coalitions de discours : deux mécanismes générateurs | 353

L'encadré suivant en fournit une bonne illustration.

Liste pour [SAINT-PRE-LE-PAISIBLE], village authentique au développement raisonné.

Communiqué destiné à une mise au point que nous sommes obligés de faire au vu des derniers écritsdistribués dans les boîtes aux lettres et nous impliquant.

Notre campagne a été faite dans un esprit de bonne conduite et de respect de l'autre et en toute indépen-dance politique.Nous tenons à vous informer en toute clarté et à vous réa�rmer que notre listeest étrangère à toute lettre ouverte ou tout bulletin anonyme. Ces textes n'engagent que leursauteurs. Il n'est donc pas utile de nous y associer. Il n'est pas nécessaire d'envenimer les choses.

Notre campagne a été faite dans un esprit de bonne conduite et de respect de l'autre et entoute indépendance politique.

(Extrait d'un tract di�usé publiquement le 09 mars 2008).

Ce tract est di�usé le jour même du tour unique des élections municipales (09

mars 2008). Il met en évidence la volonté de la liste `village authentique' de se

protéger des amalgames (commis plus ou moins consciemment par l'auto-stoppant,

partisan du PLU), qui pourraient lui porter préjudice.

Le tract fait suite à la controverse déjà évoquée entre Bernardo (l'auto-stoppant)

et Ambrosine (le cavalier libre). Rappelons brièvement les faits. Le 06 mars, Bernardo

justi�e son retrait de la vie politique, dans une lettre ouverte distribuée en boîtes

aux lettres. Il y pointe sa � lassitude � face aux � critiques répétées de certains,

préoccupés davantage par leur intérêt personnel �. Le 07 mars, une réponse anonyme

attribuée par les partisans du PLU à Ambrosine, est di�usée par le même canal.

Elle résonne comme un règlement de comptes : Bernardo est accusé explicitement

d'agir pour protéger l'emploi d'aide administrative occupée par son épouse. Le 08

mars, Bernardo réplique en posant notamment cette question :

Est-ce cela, le � débat démocratique de haute tenue �, voulu par l'opposition, � portant sur laconfrontation d'idées et non sur les attaques personnelles � ?

Dans cette réplique, Bernardo utilise le terme � opposition � dans un sens élargi,

en référence à la coalition du contre-discours, et non à la liste d'opposition. Il es-

time avec de bonnes raisons que la réponse anonyme (d'Ambrosine) a un caractère

politique et qu'elle va dans le sens de cette coalition anti-PLU. Sa réplique se heurte

354 | Chapitre 6. Les praticiens in�uents dans la fabrique de la stratégie : les coalitions de discours

alors à la stratégie identitaire de cette coalition.

Faisant preuve d'intelligence de situation, la liste `village authentique' nie toute

implication vis-à-vis de la réponse anonyme (voir encadré). La preuve (qui en réa-

lité ne prouve rien) : cette réponse n'est pas signée de leur nom. Ainsi, la liste

d'opposition refuse de passer pour le `méchant' de l'histoire. Elle s'exprime pour

� réa�rmer � qu'au contraire, elle est animée d'un � esprit de bonne conduite et de

respect de l'autre � ; elle veille à se donner le beau rôle.

La manoeuvre, utilisée ici par la coalition du contre-discours pour

accroître son in�uence, est celle du dédoublement. Elle conserve une dis-

tinction claire entre, d'une part, ce qu'elle dit en nom collectif et qu'elle revendique

et, d'autre part, ce que chacun de ses membres dit en son nom personnel... ou

sous couvert d'anonymat. Ce faisant, la coalition se met en situation de tirer pro-

�t des déclarations de ses membres (notamment de ceux qui ne �gurent pas sur la

liste d'opposition), sans en assumer la responsabilité et les risques. L'intervention de

l'auto-stoppant est neutralisée par une personne anonyme, peut-être bien Ambrosine

mais il n'existe pas de preuve formelle pour l'a�rmer ouvertement. Si la manoeuvre

de la coalition du contre-discours n'est pas pleinement consciente, nous estimons

qu'elle l'est vraisemblablement en partie.

Une autre façon de se donner le beau rôle est d'adopter le genre du résistant à

l'oppresseur (rôle de la victime). Au-delà des textes, dans lesquelles elle est évidente,

cette manoeuvre se concrétise également dans l'action, notamment sous la forme des

recours judiciaires contre le PLU intentés par les micro- et macro-activistes.

Cette manoeuvre procède par induction défectueuse : Le PLU fait l'objet d'une

attaque en justice, il est donc suspect. Sans que cela soit un cas isolé, les requérants

se présentent comme des victimes présumées du nouveau PLU. Mais cela pose un

problème d'importance : l'idée de victime présumée construit celle de coupable pré-

sumé. Par conséquent, par le seul fait que le PLU soit attaqué en justice, les partisans

du PLU apparaissent comme des suspects. Il pourrait ainsi être intéressant de se de-

mander à qui pro�te le doute et/ou à qui il devrait pro�ter. A Saint-Pré-le-Paisible,

6.1. L'émergence des coalitions de discours : deux mécanismes générateurs | 355

le doute quant à la validité du PLU a pro�té à la coalition du contre-discours (vic-

toire électorale en mars 2008), alors qu'il a �nalement été jugé valide comme le

soutenait la coalition du discours stratégique (décision de justice en juin 2009).

La bataille du destin. Pour se donner le beau rôle dans leur narration, un

groupe de praticiens peut s'appliquer à se construire une identité désirable, y compris

en ternissant l'identité des groupes adverses. Mais il peut également s'employer à

construire une image séduisante à la quête qu'il poursuit avec ses alliés, et qu'il

propose à la communauté de destin 17.

A Saint-Pré-le-Paisible, la coalition du contre-discours a particulièrement bien

manoeuvré dans ce second objectif. En e�et, en se donnant pour quête, la (re)construction

d'un � village authentique �, cette coalition met en oeuvre un procédé rhétorique

habile.

Le terme � authentique � n'est jamais dé�ni. Ainsi, les praticiens qui prennent

la parole, donnent parfois l'impression qu'ils s'expriment amplement et en toute

transparence, alors qu'à y regarder de plus près leur message est littéralement obscur.

Ainsi, les textes de la coalition du contre-discours véhiculent des `trous' (Girin, 1990),

des non-dits, qui exigent de l'auditeur un e�ort d'interprétation. Pour ce faire, celui-

ci s'appuie sur sa connaissance du contexte, c'est-à-dire sur sa perception des réalités

qui entourent les textes à interpréter (ces réalités ont été exposées au chapitre 3,

tandis que les perceptions en présence ont été mise en évidence au chapitre 5).

Comme l'écrit Girin (1990) :

� De ce fait, également, l'in�uence que les participants engagés dans une situation essaientd'exercer les uns sur les autres peut porter � porte souvent � sur le choix du contexteadéquat [...]. �

Qu'est-ce qu'un village authentique ? Telle est la question à laquelle l'auditeur

doit répondre, pour savoir s'il adhère à cette quête. Cette imprécision sémantique

o�re à chaque praticien une grande liberté de comprendre ce qu'il veut comprendre.

Pour certains, il peut s'agir d'un retour au modèle agricole. Pour d'autres, l'au-

17. Un territoire est parfois décrit comme une `communauté de destin', au sens où l'accomplis-sement de quêtes et la réalisation de projet destinent la population à un sort partagé.

356 | Chapitre 6. Les praticiens in�uents dans la fabrique de la stratégie : les coalitions de discours

thenticité renvoie à l'idée de tranquillité, de calme, qui contraste avec les nouvelles

contraintes que peuvent comporter la péri-urbanisation et l'accroissement de la po-

pulation. L'authenticité peut également se comprendre comme l'attachement au

passé, qui peut ou non aller de pair avec une mé�ance vis-à-vis de la science et

du `progrès' technique (OMG, énergie nucléaire,...) dans le contexte de forte média-

tisation des idées relatives au développement durable. En somme, plusieurs contextes

peuvent être mobilisés pour donner du sens à l'expression � village authentique �.

L'ambivalence du terme est encore accentuée par le nom que la liste d'opposition

se choisit : � pour [Saint-Pré-le-Paisible], village authentique au développement

raisonné �. Ainsi, le terme � authentique �, qui semble promouvoir le culte du

passé et de la `sagesse' typiquement attribuée aux `anciens', est associé à l'idée

de développement (donc d'avenir) et à celle de raison (celle-là même qui anime la

science). Notons que les termes � développement � et � raisonné � ne sont pas non

plus dé�nis.

La manoeuvre, que nous appelons du `texte à trou', consiste à commu-

niquer sur la quête, de telle sorte qu'il soit impossible à l'adversaire de

débattre, sans passer pour le `méchant'. Construire un village authentique :

qui voudrait construire un village arti�ciel ? En mobilisant une idée � celle d'au-

thenticité � dont le contraire est inacceptable, le contradicteur et sa quête sont

discrédités sans débattre.

Ainsi, puisque la liste � village authentique � a�rme être en opposition radicale

avec la liste � d'entente communale �, cela signi�e que cette dernière, à travers son

projet de PLU, porterait bel et bien le projet d'un village arti�ciel, � sans âme �.

En somme, la coalition du contre-discours a communiqué de façon à se donner

le beau rôle : celui dont la quête semble socialement désirable, bien que cette quête

reste à dé�nir. Est-ce à dire que ce qui est indé�ni est toujours perçu comme étant

désirable ? Nous verrons plus bas qu'il n'en est rien.

A Saint-Pré-le-Paisible, les manoeuvres visant à se donner le beau

rôle ont principalement été e�ectuées par la coalition du contre-discours.

6.1. L'émergence des coalitions de discours : deux mécanismes générateurs | 357

Nous avons montré que la coalition du discours stratégique a plutôt es-

sayé de justi�er sa quête (mettre en place le PLU) par des motifs externes

(diagnostic, SDAU), et ainsi de se donner un rôle neutre correspondant

à une version rationnelle, ou institutionnelle, de l'histoire. Dans cette vi-

sion rationnelle, les détracteurs du PLU se voient attribuer le mauvais

rôle : ils résistent, ils font barrage, ce sont des blocages. Il semble naturel

qu'ils ne souhaitent pas conserver ce mauvais rôle, et continuer de passer

pour des contraintes. Ainsi, la communication des partisans du PLU est

en partie à l'origine de la réaction de résistance observée chez les `détrac-

teurs'. D'une certaine façon, le groupe dominant est responsable de cette

réaction d'opposition, dans la mesure où elle a interprété cette opposition

comme un fait, et non comme une construction sociale issue de sa propre

communication.

A présent, nous envisageons un deuxième ensemble de manoeuvres permettant

d'interférer avec la formation spontanée des coalitions de discours. Nous verrons

que ces manoeuvres, qui se rapportent au choix du terrain de la controverse et des

batailles de l'identité et du destin, sont souvent celles que la coalition du discours

stratégique aurait pu tenter, pour contrer plus e�cacement les réactions d'opposi-

tion, pour les éviter ou, au moins, pour les rendre moins audibles et donc moins

in�uentes.

b. Choisir le terrain des batailles discursives. Le choix du terrain de bataille est

à l'évidence un élément-clé de toute stratégie. En particulier, le choix du terrain de

la controverse est essentiel à la stratégie discursive des coalitions (communication

d'in�uence). Il faut s'attendre à ce qu'une coalition tente des manoeuvres pour

attirer la coalition adverse sur le terrain de son choix.

Dans une logique pragmatique et managériale, nous envisageons ces manoeuvres

sont l'angle de ce que la coalition du discours stratégique aurait pu tenter, pour

neutraliser ou atténuer l'in�uence des textes alternatifs produits par ses contradic-

teurs 18.

18. Nous précisons qu'il ne s'agit pas de trouver des solutions pour faire barrage à l'expression de

358 | Chapitre 6. Les praticiens in�uents dans la fabrique de la stratégie : les coalitions de discours

La démysti�cation. Comme nous l'avons souligné au chapitre 3, un PLU four-

nit un cadre pour l'action, mais ne dé�nit pas le contenu exact des projets qu'il rend

possible. Ceci favorise l'apparition d'inquiétudes et d'interprétations tantôt ration-

nelles et tantôt fantaisistes. La démysti�cation est une manoeuvre pour empêcher la

caractère `ouvert et indé�ni' d'un projet en balbultiement, de nuire à sa légitimité.

Certes, à travers ses di�érents constituants (PADD, règlement, documents gra-

phiques), un PLU ouvre des possibilités et en exclut catégoriquement d'autres. En

l'occurrence, celui de Saint-Pré-le-Paisible rend possible la construction d'un lotis-

sement résidentiel et d'une zone touristique.

Mais en tant que projection d'un état futur, un projet (même encadré) comporte

toujours une part d'inconnu. Dans le cas qui nous intéresse, le contenu exact du

lotissement résidentiel et de la zone touristique, est particulièrement �ou. D'une

part, alors que le promoteur a fait connaître son intention d'implanter un centre de

santé et de loisirs dès 2005, il n'a présenté aucun investisseur, ni aucune maquette

dé�nitive de l'état du site à l'achèvement des travaux. D'autre part, la plupart des

habitants ne consultent pas le dossier du PLU en détails, mais raisonnent sur la base

de l'idée qu'ils se font d'un lotissement et d'un parc touristique. Ces facteurs sont

sources d'inquiétudes � une partie des réponses se trouvent dans le dossier du PLU

�, et favorisent l'apparition de manoeuvres destinées à rassurer ou, au contraire, à

alarmer les habitants.

Les détracteurs du projet exploitent cette imprécision quant aux contenus des

projets, en brandissant le spectre du gigantisme et en utilisant la métaphore du

� cheval de troie �. Ce faisant, ils exacerbent les inquiétudes spontanées de certains

habitants. Ceux-ci n'avaient pas forcément pensé par eux-mêmes que le projet de

la démocratie. Au contraire. En e�et, le fait qu'à l'échelle communale, une majorité des électeursinscrits votent en mars 2008 contre l'équipe porteuse du PLU, ne signi�e pas que la majoritédémocratique est opposée au PLU. D'une part, il faut tenir compte de la communication d'in�uencequi a précédée les élections : une partie des électeurs peut avoir une représentation erronée du PLUet de ce qu'il contient. D'autre part, les électeurs inscrits de Saint-Pré-le-Paisible ne sont pasnécessairement représentatifs de la population totale concernée par le PLU : les retombées duprojet touristique, notamment, dépassent l'échelon communal ; les coûts, notamment en termes decadre de vie, sont quant à eux principalement supportés par les habitants de la commune, a fortioripar les riverains qui sont les principaux opposants au PLU.

6.1. L'émergence des coalitions de discours : deux mécanismes générateurs | 359

lotissement pourrait � qui sait ? � aboutir à la construction d'une nouvelle route,

laquelle aurait pour e�et d'accroître la circulation dans leur ruelle auparavant isolée

et sûre. Nous interprétons de la même façon cette question posée lors d'une réunion

publique en novembre 2007 par l'enchanteur : � Si �nalement aucun investisseur

ne se décide, qui dit que nous n'aurons pas un incinérateur [à la place d'un parc

touristique] ? �.

L'éventualité d'un incinérateur est strictement exclue par le règlement du PLU,

qui prévoit explicitement que la zone doit avoir une vocation touristique. L'enchan-

teur l'ignore-t-il vraiment ? Ou tente-t-il de manipuler ceux qui l'ignorent ? Dans les

deux cas, la conséquence de sa question est une augmentation du niveau d'inquiétude

des habitants.

En réalité, ces hypothèses � cheval de troie, nouvelle route, incinérateur,... �

ne reposent sur aucune donnée objective.

Cependant, lorsque leurs intérêts sont en jeu, les praticiens sont susceptibles de

croire en des hypothèses purement spéculatives, non seulement parce qu'ils sont

encouragés à ne pas � accorder une con�ance aveugle � au gouverneur, mais aussi

en suivant leur instinct parfois guidé par le `principe de précaution' plus ou moins

bien compris. Ainsi, en tenant des propos alarmistes, les détracteurs spontanés du

PLU ont peu à peu réussi à rallier de nouveaux habitants à leur cause. Sans cette

production calculée de textes, la coalition du contre-discours n'aurait pas pu compter

sur le soutien de ces habitants au moment des élections de mars 2008.

En somme, les incertitudes accompagnant les projets font le jeu de

leurs opposants. Sachant cela, si les partisans du PLU veulent mettre

en échec les propos alarmistes visant à in�uencer l'opinion, ils doivent

s'employer à démysti�er leur quête et les projets qui la composent.

Dans cette optique, il nous semble qu'une bonne histoire � une comparaison évo-

catrice, une métaphore appropriée, un dessin éclairant, une promesse forte,... � vaut

mieux qu'un texte argumentatif soigné et structuré. En matière de communication

d'in�uence, il ne faut pas s'attendre à ce que la raison l'emporte : le contradicteur

n'est généralement pas prêt à l'entendre.

360 | Chapitre 6. Les praticiens in�uents dans la fabrique de la stratégie : les coalitions de discours

Mais l'histoire que la coalition du discours stratégique a choisi de raconter, n'est

pas convaincante. En e�et, le gouverneur a souvent répété que le PLU n'est pas un

calque du projet touristique du promoteur, mais qu'il ne fait que le rendre possible :

� Il s'agit d'un document d'intention qui n'implique pas forcément la concrétisation

du projet. En revanche, il le rend réalisable �. A notre avis, c'est une erreur d'avoir

cru que les détracteurs allaient éventuellement tenir compte de cette distinction,

aussi réelle qu'elle soit. Au contraire, ils ont intérêts à maintenir la confusion : c'est

cette confusion qui autorise leur argument d'une connivence entre le promoteur, le

gouverneur et l'intendant.

Finalement, démysti�er le projet stratégique, c'est choisir le terrain de la contro-

verse. A l'inverse, lorsque l'ambiguïté est importante, les détracteurs peuvent pré-

tendre que le mystère est entretenu à dessein, et entreprendre une démysti�cation

par leurs soins. La manoeuvre de démysti�cation rejoint une idée réaliste critique :

la limite à l'interprétation est �xée par la matérialité des objets de la controverse

(Fleetwood, 2005). Cette manoeuvre peut mettre en échec la tentative des détrac-

teurs d'exploiter l'ambiguïté visant à ampli�er la formation spontanée de la coalition

du contre-discours.

La contre-attaque. Lorsque les détracteurs ont déjà commencé à tirer pro�t

du mystère accompagnant le projet stratégique, il n'est peut-être pas trop tard

pour contre-attaquer. La contre-attaque se distingue de la défense : plutôt que de

réa�rmer le discours stratégique, il s'agit de concevoir un contre-contre-discours.

La manoeuvre de contre-attaque que nous proposons, consiste en un pointage

systématique des contradictions fortes dans le discours des détracteurs. Si ces der-

niers s'inscrivent dans une logique d'in�uence et de fantaisie au mépris du réalisme,

ces contradictions existent nécessairement.

A Saint-Pré-le-Paisible, une contradiction est la suivante. D'un côté, les dé-

tracteurs déclarent que le projet touristique manque de transparence quant à son

contenu :

� Notre premier constat est qu'il y a confusion des genres et aucune cohérence : il est questionde santé avec un centre thermal et un centre pour obèses, d'une pharmacie mais aussi de

6.1. L'émergence des coalitions de discours : deux mécanismes générateurs | 361

logements, de terrains de rugby, de polo, d'accrobranche, de restaurant, d'hôtel, de bungalows,d'une boîte de nuit ou encore d'une chapelle... Ce sont des idées jetées sur le papier, pas despropositions concrètes. [...] Il ne s'agit pas de bloquer délibérément, mais nous voulons connaîtrela nature exacte du projet, avoir une vision globale et non parcellaire. � (Voir aussi annexe .28).

Mais d'un autre côté, ils a�rment dans le même temps que ce projet touristique

n'est pas viable :

� Compte tenu de la conjoncture économique actuelle et comme le prouvent des études CenterParc ou Pierre et Vacances, aucun projet touristique de masse n'est aujourd'hui viable dansnotre village. � (Profession de foi de la liste `village authentique').

Pourtant, si les opposants ne connaissent pas le contenu du projet touristique, ils

ne peuvent pas a�rmer de façon aussi péremptoire que celui-ci n'est pas viable. Cette

viabilité est notamment fonction d'un seuil de rentabilité, dont la détermination

suppose une connaissance du contenu du projet. Par ailleurs, la proximité d'un

haras et d'un golf peut donner lieu à des synergies propices à la viabilité du projet

touristique et, plus globalement, du projet de territoire 19.

Si les partisans du PLU relèvent cette contradiction, ils peuvent attirer l'atten-

tion sur le fait que les détracteurs font des hypothèses quant au contenu du projet

(démysti�cation), et que ces hypothèses découlent de présupposés pris ailleurs et

imposés au projet touristique, et non d'analyses contextualisées de rentabilité pré-

visionnelle. Ce n'est qu'à ce moment que les partisans peuvent espérer proposer une

nouvelle démysti�cation avec de bonnes chances d'être entendus.

En somme, la contre-attaque ne devrait pas être entreprise avant que la

faille dans l'attaque initiale portée par l'adversaire � c'est-à-dire le point

faible de son discours � n'ait été relevée. C'est cette faille qui rend la

contre-attaque légitime aux oreilles des auditeurs. Si elle peut apparaître

à l'intérieur d'un même texte, elle peut être mieux perceptible à la lecture

d'un ensemble de textes constitutifs d'un discours. Cela suggère de ne

pas répondre systématiquement à chacun des textes constitutifs d'une

attaque, mais de se donner le temps de les analyser et d'attendre plutôt

le moment opportun pour porter une contre-attaque organisée.

19. Compris ici comme l'ensemble des activités touristiques présentes sur le territoire de proxi-mité, qui fonctionnent mal isolément, mais qui peuvent devenir plus attractives si elles composentcollectivement une o�re touristique diversi�ée, compatible avec des séjours de plusieurs nuitées.

362 | Chapitre 6. Les praticiens in�uents dans la fabrique de la stratégie : les coalitions de discours

Qu'est-ce qu'une contre-attaque organisée ? Les deux manoeuvres suivantes pro-

posent des éléments de réponse à cette question.

La déconcentration de la parole. A travers l'analyse e�ectuée au chapitre

5, nous avons été frappés de constater que le camp des partisans compte presque

deux fois moins de praticiens (pertinents à la situation étudiée), que le camp des

détracteurs. En e�et, à première vue la controverse semblait équilibrée et opposer en

�n de compte deux listes de quinze membres chacune. Mais ces égalités numériques

apparentes masquent des di�érences importantes dans les modèles organisationnels

des listes. Il est donc intéressant d'interpréter ce résultat.

Une distinction peut être faite entre une coalition de discours organisée autour

d'un leader et porte-parole, et une coalition de discours au sein de laquelle la parole

est déconcentrée et répartie entre plusieurs individualités. Cette distinction rend

bien compte d'une di�érence majeure entre la coalition du discours stratégique et la

coalition du contre-discours (respectivement) à Saint-Pré-le-Paisible.

En e�et, la voix de la coalition du discours stratégique s'exprime à travers le

gouverneur, à quelques rares exceptions près (su�samment rares pour ne pas être

pertinentes à l'analyse). C'est le gouverneur qui anime les réunions publiques où il

est le seul de sa coalition à interagir avec le public. Ce sont les propos du gouverneur

qui sont cités dans la presse. Les comptes-rendus des journalistes prennent souvent la

forme suivante : � Favorable au vaste projet touristique [du promoteur, le gouverneur]

a détaillé ses arguments à la population du village �.

Ce mode d'organisation donnant la parole à un leader, aussi bon orateur qu'il

soit, facilitent la tâche des contradicteurs. En e�et, dans ces circonstances, ceux-

ci n'ont pas eu de di�culté à défendre l'idée que le PLU était en réalité le projet

personnel du gouverneur, auquel les autres conseillers municipaux semblaient adhé-

rer mécaniquement, sans jouer leur rôle de stratèges, c'est-à-dire sans provoquer un

véritable débat contradictoire.

Ainsi, la coalition du contre-discours est parvenue à neutraliser le leader de la

coalition du discours stratégique, en concentrant sur lui leur attaque discursive vi-

6.1. L'émergence des coalitions de discours : deux mécanismes générateurs | 363

sant à le discréditer. Les partisans du PLU auraient pu organiser leur stratégie de

communication en prévoyant de déconcentrer la prise de parole. Par exemple, un

adjoint ou tout autre conseiller municipal que le gouverneur, aurait pu présider la

commission d'urbanisme chargée de piloter l'élaboration du PLU.

Mais cette manoeuvre exige des compétences et suppose que les conseillers mu-

nicipaux � ou les membres de toute autre équipe de direction � prennent des

responsabilités régulièrement, leur permettant de se former par expérience (appren-

tissage tacite). Par conséquent, le mode d'organisation du conseil municipal

joue un rôle crucial dans sa capacité à communiquer e�cacement pour

légitimer ses projets.

Une organisation déconcentrée, collégiale, faisait défaut à la municipalité por-

teuse du PLU, habituée à se reposer sur le maire, lui-même habitué par sa profession

d'administrateur territorial à assumer ce type de responsabilités. Ce mode d'orga-

nisation explique par ailleurs que le gouverneur puisse apprécier le soutien constant

de l'intendant.

En parallèle, la coalition du contre-discours se caractérise par une organisation à

plusieurs têtes. Certes, le caméléon est o�ciellement tête de liste lors des élections

municipales de 2008 ; il devient nouveau maire. Mais le cavalier libre (nouveau pre-

mier adjoint), le missionnaire (nouveau deuxième adjoint), l'enchanteur (nouveau

conseiller municipal) exercent une in�uence sensible au sein du conseil municipal

et, surtout, ils sont aussi audibles que le caméléon. Ce dernier ne semble pas aussi

irremplaçable que ne semblait l'être le gouverneur.

En somme, la coalition du contre-discours a mieux organisé sa stratégie discur-

sive, en choisissant de déconcentrer sa parole. En neutralisant le gouverneur, elle

s'est donné les moyens d'occuper le terrain de la controverse. A travers cette occu-

pation, elle augmente son in�uence et créé les conditions qui favorisent le ralliement

de nouveaux praticiens à sa cause : la coalition du contre-discours s'étend.

L'évitement. Une dernière manoeuvre que nous souhaitons exposer, permet-

tant d'interférer avec la formation spontanée des coalitions de discours, est celle qui

364 | Chapitre 6. Les praticiens in�uents dans la fabrique de la stratégie : les coalitions de discours

consiste, pour les partisans d'un projet stratégique à éviter la controverse.

Dans certaines circonstances, un projet stratégique � même bon � peut être

menacé par une impopularité qui parait inévitable. Il peut être utile d'éviter la

controverse ou, plus exactement, de choisir un autre terrain pour cette controverse.

C'est à notre avis le cas à Saint-Pré-le-Paisible. En e�et, il est clair que le PLU

rend possible un projet touristique dont les retombées espérées dépassent le cadre

communal. Les béné�ces attendus du PLU sont partagés entre la commune, l'inter-

communalité, et plus généralement l'ensemble du bassin de vie dans lequel Saint-

Pré-le-Paisible est encastrée. Mais il est clair également que l'impact du projet sur

le paysage, sur l'environnement et plus encore sur le cadre de vie quotidien, af-

fecte d'abord les habitants de la commune. Les risques engendrés par le PLU sont

concentrés à Saint-Pré-le-Paisible.

Chacun peut comprendre que des habitants aient le sentiment que ce PLU exigent

d'eux qu'ils supportent le coût d'une stratégie qui pro�tera à d'autres. Compte tenu

de ce que nous avons expliqué du décalage géographique entre les béné�ces et les

risques du PLU, les circonstances sont propices au développement de ce sentiment

parmi les habitants de la commune, même s'il est manichéen.

De ce fait, le résultat des élections municipales de 2008 doit être interprété avec

discernement. Le tableau 6.1 récapitule le score obtenu par la liste `village authen-

tique'.

Tableau 6.1 � Indications du score obtenu par la liste `village authentique' aux électionsmunicipales (mars 2008).

Le mode de scrutin des élections municipales dans les communes de moins de

6.1. L'émergence des coalitions de discours : deux mécanismes générateurs | 365

3500 habitants ne permet pas de déterminer directement le score obtenu par chaque

liste (possibilité de panacher les listes). Une manière de s'en faire une idée consiste

à examiner le score du candidat ayant obtenu le plus grand nombre de voix, et celui

en ayant obtenu le plus petit nombre. En complément, nous présentons également

le score de la tête de liste, le caméléon, devenu nouveau maire.

Rappelons que la liste `village authentique' a remporté dès le premier tour la

totalité des 15 sièges à pourvoir. Cependant, contrairement à ce que ce constat peut

laisser croire, les scores présentés dans le tableau 6.1 montrent que cette victoire

n'est pas écrasante. D'une part, les taux dépassent certes le seuil de la majorité

absolue, mais dans des proportions qui ne ridiculisent pas la liste `d'entente com-

munale'. D'autre part, et de façon bien plus importante, il faut tenir compte du

décalage béné�ces-risques évoqués à propos du PLU : le PLU est `structurellement'

impopulaire à l'échelon communal. Dès lors, le scrutin est biaisé : dans une certaine

mesure, les partisans du PLU ne pouvaient pas gagner ou, du moins, ils partaient

avec un handicap sensible. Et malgré cela, ils réalisent un score honorable.

Ces considérations suggèrent que le vote à l'échelon communal pose deux pro-

blèmes. Premièrement, il n'est pas représentatif de l'ensemble de la `population-mère'

concernée par le projet. Dans l'échantillon formé par les électeurs inscrits à Saint-

Pré-le-Paisible, les individus immédiatement concernés par les risques engendrés par

le PLU sont surreprésentés, tandis que ceux pour qui ces risques sont moins immé-

diats sont sous-représentés. Deuxièmement, un vote à un échelon plus représentatif

est très susceptible de révéler que la `population' n'est pas défavorable au PLU

en débat : plus de 40% des votants à Saint-Pré-le-Paisible y sont favorables, alors

même que c'est dans la commune que les inconvénients présumés du PLU sont les

plus perceptibles.

Le constat du décalage béné�ces-risques su�t à avancer que l'échelon commu-

nal n'est pas le terrain pertinent, d'un point de vue stratégique 20, pour débattre

du PLU. A posteriori, le résultat du vote (tel que nous l'avons interprété) appuie

cet argument. Dès lors, il serait légitime que le conseil municipal porteur du PLU

20. Nous laissons ici de côté le point de vue juridique.

366 | Chapitre 6. Les praticiens in�uents dans la fabrique de la stratégie : les coalitions de discours

envisage les possibilités d'éviter un débat strictement local. L'une de ces possibilités

d'évitement pourrait consister en la mise en place d'un PLU intercommunal, plutôt

que communal. Cette option est prévue par le code de l'urbanisme, même si pour

l'heure les communes préfèrent généralement conserver la maîtrise de l'occupation

de leur territoire.

Nous avons mis en évidence deux mécanismes de la fabrique de la stratégie, ainsi

que les manoeuvres par lesquelles les praticiens peuvent tenter d'interférer avec ces

mécanismes (qui préexistent à l'action des praticiens, voir Engeström et al. (2011))

pour en modi�er les e�ets. Ces deux mécanismes ont la particularité d'être déclenchés

par les événements immédiats auxquels les praticiens sont confrontés. Ainsi, dans le

cas qui nous intéresse, l'e�et de prétexte et les coalitions de discours sont activés

par le projet de PLU.

Nous envisageons à présent, dans une deuxième partie, deux nouveaux méca-

nismes. A la di�érence des précédents, ceux-ci sont déjà actifs au moment où les

événements déclencheurs de la controverse surviennent, même s'ils peuvent rester

sans e�ets apparents.

La �gure 6.7 propose une synthèse du mécanisme de coalition de discours.

6.2 La domination d'une coalition de discours :

deux mécanismes catalyseurs

Cette deuxième partie part de l'idée que l'épisode stratégique du PLU n'est pas

déconnecté de l'histoire plus générale de la commune. Certes, le comportement des

praticiens à l'occasion de la controverse relative au PLU, s'explique en partie par

les caractéristiques du PLU lui-même (opposition de riverains, d'associations éco-

logistes,...). Mais il s'explique aussi par des antécédents historiques. Par exemple,

nous avons expliqué (chapitre 3) que la création d'un lotissement au début des années

1990 a nécessité des expropriations ; ceci a pu créer des tensions durables qui restent

6.2. La domination d'une coalition de discours : deux mécanismes catalyseurs | 367

Mécanisme 2 – Coalitions de discours Mécanisme explicatif de la formation d’alliances de circonstance entre praticiens, malgré des discours différents. Il s’amorce suite à la remise en cause des rapports de domination institutionnalisés, par un prétexte suffisamment fort. Tout en conservant leur discours individuel, les membres d’une coalition se réunissent sous la bannière d’un discours de groupe (qui n’est pas la somme des discours de ses membres). Le terme de coalitions de discours désigne à la fois le mécanisme et les alliances qu’il produit.

Caractéristiques Deux coalitions émergent par restructuration des groupes institutionnalisés

Explication proposée

Groupe dominant coalition du discours stratégique

Le prétexte provoque une remise en question de l’accord implicite qui fédère le groupe dominant. Certains de ses membres, sans nécessairement s’exprimer ouvertement, montrent de signes de désolidarisation. La narration du groupe dominant ne plus valide. Une coalition se forme autour d’une nouvelle narration. Dans l’action, il n’y a plus de groupe dominant.

Groupe marginalisé coalition du contre-discours

Les détracteurs se présentent d’abord comme les opposants à un anti-héros, le groupe dominant. Ils assument implicitement leur position d’opposition. Lorsque le groupe dominant se désolidarise, ils produisent une nouvelle narration dans laquelle ils sont désormais les héros de leur histoire. Ils ne sont plus « contre » le projet proposé, mais « pour » le projet qu’eux-mêmes proposent. Dans l’action, il n’y a plus de groupe marginalisé.

Manœuvres pour interférer Se donner le beau rôle (à la coalition et/ou à son projet) dans la narration, pour susciter l’adhésion. Choisir le terrain de la controverse (démystification, contre-attaque, déconcentration de la parole, évitement).

Figure 6.7 � Coalitions de discours - Comment la production de textes est-il utilisée

stratégiquement ?

368 | Chapitre 6. Les praticiens in�uents dans la fabrique de la stratégie : les coalitions de discours

momentanément sans e�et dans l'attente d'une bonne occasion pour se transformer

en con�it ouvert.

Nous réexaminons l'histoire économique et politique de Saint-Pré-le-Paisible (1965�

2004) exposée au chapitre 3, à la recherche des mécanismes historiques qui, s'ils

existent, pourraient avoir favorisé le succès de la coalition du contre-discours.

Les analyses du chapitre 3 ont attiré notre attention vers deux mécanismes,

que nous mettons en évidence à présent : la dénaturation organisationnelle et la

disposition à la lecture.

La dénaturation organisationnelle désigne un mécanisme par lequel la pra-

tique quotidienne e�ective apparaît de plus en plus en décalage avec les structures

institutionnalisées de l'organisation, c'est-à-dire plus exactement avec la pratique

`normale' prescrite par ces structures et attendue par ceux qui veillent à leur main-

tien. Ce mécanisme a pour e�et de pousser les praticiens à se demander si le temps

n'est pas venu de remettre en question ouvertement les structures institutionnalisées.

La disposition à la lecture désigne un mécanisme par lequel les consommateurs

des textes sont socialement conditionnés pour adhérer à certains discours, plutôt

qu'à d'autres. Ce mécanisme tend à recontextualiser (Fairclough, 2005b), au sein de

l'organisation, un discours venu d'ailleurs.

Ces deux mécanismes peuvent rester durablement sans e�et apparent � bien

qu'ils soient activés �, et ne porter à conséquence qu'au moment où un prétexte

apparaît (par exemple, l'élaboration du PLU). Ce n'est qu'en connaissant le prétexte

et en observant la formation des coalitions de discours, qu'il est possible d'examiner

à qui pro�te ces mécanismes. Sur la base de cet examen, les praticiens peuvent tenter

d'interférer avec ces mécanismes pour en contenir ou en accentuer les e�ets. Il reste

qu'une des coalitions de discours en présence béné�cie de conditions qui lui donnent

un avantage.

En somme, ces deux mécanismes apportent des éléments de réponse à notre troi-

sième question de recherche : `quelles conditions favorisent l'hégémonie d'un discours

6.2. La domination d'une coalition de discours : deux mécanismes catalyseurs | 369

(alternatif) ?'.

6.2.1 Troisième mécanisme : la dénaturation organisationnelle

Fairclough (2005b) souligne qu'un changement dans les interactions quotidiennes

(c'est-à-dire la pratique) n'implique pas que les praticiens aient reconnu et accepté

une transformation des structures institutionnalisées. Ainsi, un décalage peut exister

entre ces deux niveaux de la stratégie. Nous appelons `dénaturation organisation-

nelle' le mécanisme générateur de ce décalage.

Ce décalage peut rester provisoirement latent : les structures restent inchangées.

Mais il peut à tout moment � quoique plus vraisemblablement à l'occasion d'un

épisode stratégique (Hendry & Seidl, 2003) servant de prétexte � se manifester :

les praticiens agissent comme s'ils estimaient que le décalage avait atteint un seuil

jugé critique, et que le temps était venu de remettre en question les structures

institutionnalisées.

`Remettre en question les structures institutionnalisées', cela ne signi�e pas d'em-

blée les abandonner. Mais cela signi�e se demander s'il faut les abandonner ou, au

contraire, les réa�rmer, ou encore lesquelles devraient être abandonnées et lesquelles

devraient être réa�rmées. Cela implique de créer les conditions d'une telle discus-

sion.

A Saint-Pré-le-Paisible, une condition nécessaire pour que la ré�exion puisse

avoir lieu dans le cadre conçu à cet e�et (les élections municipales), était que les

praticiens porteurs de projets institutionnels divergents, acceptent de s'a�ronter, au

risque de sortir perdant de cet a�rontement. En e�et, si les praticiens du groupe mar-

ginalisé n'ont rien à perdre, il en va autrement des dissidents potentiels de l'équipe

`d'entente communale' : ces derniers jouent leur siège au conseil municipal. Les dis-

sidents acceptent donc l'a�rontement d'autant plus facilement qu'ils estiment avoir

des chances de succès élevées.

A ce titre, la concomitance de l'épisode du PLU et des élections municipales 2008

a pu provoquer la décision du cavalier libre et du justicier de se rallier au groupe

marginalisé au sein d'une coalition du contre-discours. En e�et, leurs chances de

370 | Chapitre 6. Les praticiens in�uents dans la fabrique de la stratégie : les coalitions de discours

succès ont pu leur paraître élevées � ils ne se sont pas trompés � en raison de la

forte capacité de mobilisation de cette coalition, démontrée par le micro-activiste,

le macro-activiste, le missionnaire et l'enchanteur.

Ces considérations rendent compte de l'absence de liste d'opposition lors des

élections de 2001, alors qu'une liste s'est formée en 2008. En e�et, comme nous le

verrons, la dénaturation organisationnelle existait déjà en 2001, quoiqu'à un moindre

degré. Nous pensons qu'aucune opposition ne s'est formée en 2001, non pas parce

que la dénaturation organisationnelle était cordialement tolérée par le cavalier libre

(déjà présent à cette époque), mais parce qu'aucun prétexte n'avait permis à ce der-

nier de voir apparaître des alliés de circonstance lui garantissant de bonnes chances

de succès. A l'inverse, en 2008, le prétexte du PLU a permis à un ensemble de prati-

ciens de se savoir alliés de circonstance, de former une coalition du contre-discours,

d'a�ronter l'équipe `d'entente communale', de l'emporter, et de servir ainsi leurs

intérêts respectifs (écologie et cadre de vie pour les riverains, projet institutionnel 21

pour le cavalier libre).

Nous venons d'exposer le mécanisme de dénaturation organisationnelle. A pré-

sent, nous le mettons en évidence dans le cas particulier de Saint-Pré-le-Paisible.

Nous envisageons ensuite comment les praticiens peuvent tenter d'interférer avec ce

mécanisme pour en contrôler les e�ets, c'est-à-dire pour remporter la bataille du

projet institutionnel.

6.2.1.1 Mise en évidence du mécanisme

Nous commençons par repérer les principales structures de la commune de Saint-Pré-

le-Paisible. Nous montrons ensuite qu'en réponse à un ensemble de bouleversements

passés, les décisions prises à partir de l'entrée en vigueur du POS-1988 créent une

réalité locale en décalage avec les structures institutionnalisées.

21. Son projet vise au maintien de l'identité agricole de la commune pour contenir sa dépendanceà l'égard des terrains agricoles dont il n'est pas propriétaire et qui, autrement, sont susceptiblesd'être détournés du régime agricole (voir chapitre 5). En revanche, il est prêt à renoncer à l'uniondes familles historiques.

6.2. La domination d'une coalition de discours : deux mécanismes catalyseurs | 371

a. Deux structures historiques... Dans une commune rurale, les structures peuvent

être recherchées parmi quelques réalités matérielles et sociales plus particulièrement

instructives. Les personnes âgées 22 originaires de la commune détiennent une

connaissance tacite � qu'ils savent souvent et aiment expliciter d'une façon claire

et détaillée � des valeurs locales et des pratiques héritées correspondantes (atta-

chement à la propriété foncière, à la production alimentaire domestique,...). Les

manifestations à caractère culturel qui animent la collectivité (fêtes de vil-

lage) renseignent sur les coutûmes et les traditions. Le tissu associatif est quant

à lui un bon indicateur des permanences dans les interactions entre les praticiens,

et laisse entrevoir les réseaux et a�nités persistantes qui en découlent. Les socié-

tés et ouvrages d'histoire locale, lorsqu'ils existent, peuvent également fournir

des informations éclairantes sur les structures cognitives profondes en soulignant

l'importance symbolique des chapelles, anciens ponts et chemins de fer, bunkers,

tranchées, stèles et monuments aux morts,.... En�n, le paysage linguistique (nom

des rues, des lotissements, des résidences,...) n'est pas le fruit du hasard, mais résulte

de choix identitaires à découvrir.

L'identité agricole. L'agriculture est au coeur de l'identité de Saint-Pré-le-

Paisible. Dans la mesure où nous l'avons indiqué au chapitre 3, nous n'en rappelons

ici que les principaux indices.

La fête du village, lancée en 1996, est un bon indicateur de cette identité agricole.

Lors des premières éditions de cette manifestation, un ancien charron proposait

une exposition commentée de son atelier et des outils qu'il utilisait avant qu'une

innovation technologique � le tracteur � ne provoque la disparition de ce métier.

Cette culture agricole se distingue également à l'observation des nombreuses

granges attenantes aux maisons. Par ailleurs, les documents d'urbanisme successifs

ont alloué une part importante du ban communal à l'agriculture, qui se traduit

matériellement par la présence de nombreux champs (notamment de maïs) et de

quelques vergers. Relevons en�n la présence d'une � rue du moulin � et d'une � rue

22. Doit-on dire � seniors � ?

372 | Chapitre 6. Les praticiens in�uents dans la fabrique de la stratégie : les coalitions de discours

des vergers �, qui témoignent de cette identité.

La domination des familles historiques. Nous avons découvert l'existence

d'une pratique, persistante depuis l'après-guerre, qui consiste à ce que chaque famille

historique (c'est-à-dire installée à Saint-Pré-le-Paisible depuis plusieurs générations)

dispose d'un siège � et d'un siège uniquement � au conseil municipal.

La composition de la liste `d'entente communale' élue en 1995, puis à nouveau

en 2001 (voir chapitre 3), montre que cet usage continue d'être respecté sous les

deux mandats du gouverneur. Héritée de son prédecesseur qui avait été élu à cinq

reprises (maire de 1965 à 1995), cette pratique n'a jamais été remise en cause. Elle est

devenue largement implicite, elle parait tenue-pour-acquise et naturelle tant elle est

reproduite sans qu'il n'en soit fait mention explicitement. Cet automatisme a pu faire

oublier la fonction politique de cette pratique : le noyau dur du groupe dominant est

constitué par les familles historiques, dont l'union contribue à la stabilité politique

constatée depuis 1965.

b. ...vulnérables au moment des événements du PLU. Ces structures conti-

nuent encore aujourd'hui de se manifester dans la pratique quotidienne. Cependant,

d'autres événements apparaissent en décalage avec ces structures.

Le déclin de l'agriculture. La présentation de Saint-Pré-le-Paisible proposée

au chapitre 3 nous a permis de montrer le déclin de la fonction agricole, historique-

ment dominante. Le nombre d'exploitations agricoles passe de 24 en 1970, à 15 en

1980, puis seulement 6 en 1988. Sur la même période, le nombre de familles agricoles

a été divisé par 4.

Ce bouleversement n'est pas la conséquence d'un choix local. Il s'agit à l'évidence

d'un phénomène sociétal, lié à l'exode rural et à la modernisation de l'agriculture

(Mendras, 1967; Isambert, 1967), contre lequel Saint-Pré-le-Paisible et ses habitants

ne peuvent pas lutter.

Nous avons montré en quoi le Plan d'Occupation des Sols (POS) adopté en 1988,

prenant acte de ce déclin, visait la revitalisation de la commune. Les élus choisissent

6.2. La domination d'une coalition de discours : deux mécanismes catalyseurs | 373

d'allouer des surfaces aux fonctions résidentielle (lotissement des années 1990) et

touristique (golf). Ces choix sont en décalage avec les structures institutionnali-

sées. Ces dernières ne sont pas abandonnées : les élus ne remettent pas en question

l'identité agricole. Mais l'agriculture perd des terrains exploitables et la pratique

stratégique prend tendanciellement l'agriculture à contre-pied. Une dénaturation a

ainsi commencé à partir de 1988.

La dilution du pouvoir des familles historiques. Les décisions prises suite au

constat du déclin de l'agriculture � c'est-à-dire le POS-1988 et sa mise en oeuvre

� ont des conséquences en décalage avec les structures institutionnalisées.

En l'an 2001, suite à l'augmentation de la population (+50% en 10 ans, voir cha-

pitre 3, le conseil municipal s'élargit de 11 à 15 membres. Des périurbains font leur

apparition au sein du conseil municipal. Pour la première fois, les natifs de la com-

mune partagent le pouvoir avec des gens `venus d'ailleurs'. Certes, cette transition

se produit en douceur, notamment parce que l'élargissement du conseil municipal

permet aux familles historiques de conserver leur siège, tout en autorisant l'entrée

au conseil des périurbains. Elle reste sans e�et lors des élections de 2001. Elle passe

(presque) inaperçue. Mais si elle reste latente, la dénaturation n'en est pas moins

réelle.

En somme, nous avons montré qu'au moment de la controverse relative au PLU,

les structures institutionnalisées de la commune sont peu respectées par la pratique

quotidienne. L'identité agricole est mise à mal par les e�orts de modernisation ;

la domination des familles historiques est fragilisée par l'entrée de périurbains au

conseil municipal.

Le PLU-2007 prévoit de poursuivre la logique de modernisation, à travers le nou-

veau lotissement et le projet touristique. Les praticiens qui s'y opposent y voient

l'abandon de l'identité villageoise héritée, au pro�t d'une identité touristique. Ils re-

fusent ce projet institutionnel. Ils défendent un projet alternatif : maintenir l'identité

héritée, même s'il faut pour cela renoncer à la domination des familles historiques.

374 | Chapitre 6. Les praticiens in�uents dans la fabrique de la stratégie : les coalitions de discours

Ainsi, les conditions sont réunies pour une remise en question des structures insti-

tutionnalisées, dans le cadre des élections municipales de 2008.

Nous examinons comment les deux coalitions de discours ont tenté (ou aurait

pu tenter) d'interférer avec la dénaturation organisationnelle, en vue de gagner la

bataille du projet institutionnel.

6.2.1.2 Manoeuvres pour interférer avec le mécanisme

Le mécanisme de dénaturation est à mettre en relation avec le processus de dés-

institutionnalisation dans la tradition néo-institutionnelle (par exemple Maguire

& Hardy, 2009). Il réfère toutefois plus particulièrement aux institutions intra-

organisationnelles (Canato, 2007). Néanmoins, du fait de cette proximité, les ma-

noeuvres pour interférer avec ce mécanisme évoquent le concept d'entrepreneur ins-

titutionnel (voir Battilana et al., 2009). Ces acteurs tentent d'exercer une in�uence

sur les institutions. Tandis que certains agissent en faveur d'un changement ins-

titutionnel, y compris grâce au discours (Fourquet-Courbet & Messeghem, 2009;

Ben Slimane, 2007), d'autres au contraire recherchent le maintien institutionnel

(Delacour & Leca, 2011; Blanc & Huault, 2010). Nous rejoignons ici les e�orts pour

décrypter les stratégies discursives des entrepreneurs institutionnels pour changer

ou maintenir les structures institutionnalisées, au niveau organisationnel.

Les praticiens ne peuvent agir qu'au présent, c'est-à-dire au niveau des événe-

ments, dans le �ux de la pratique quotidienne. Ils n'ont pas d'autre choix que de

prendre acte de la situation présente et des e�ets de leur (in)action passée.

Au moment présent, il existe une dénaturation organisationnelle plus ou moins

prononcée. Cependant, les acteurs peuvent avoir des perceptions di�érentes de cette

dénaturation. Un premier objectif d'une stratégie de communication peut alors être

de promouvoir une perception particulière.

Par ailleurs, si deux anciens alliés se disputent à présent le pouvoir, lequel in-

carne le mieux l'héritier légitime : celui qui veut maintenir les structures héritées

(continuité identitaire) ou celui qui veut maintenir l'e�ort de revitalisation (conti-

nuité stratégique) ? Celui qui se pense comme un `receveur' (se sent redevable envers

6.2. La domination d'une coalition de discours : deux mécanismes catalyseurs | 375

le passé) ; ou celui qui se pense comme un `transmetteur' (se sent redevable envers

l'avenir) ? Un deuxième objectif d'une stratégie discursive est ici de passer pour le

successeur légitime.

a. In�uencer la perception de la dénaturation organisationnelle. Certes, en

juin 2004 au commencement de l'épisode du PLU, une dénaturation organisation-

nelle existe. Des périurbains partagent le pouvoir avec les familles historiques et

la modernisation relègue la fonction agricole au deuxième, voire au troisième plan

(derrière les fonctions résidentielles et touristiques).

Mais cette dénaturation est restée sans e�et jusqu'à cet épisode. Deux raisons

peuvent l'expliquer. Soit le décalage n'a pas été perçu comme ayant atteint un seuil

critique, soit les praticiens sont restés dans l'attente du moment opportun pour

remettre en question les structures institutionnalisées.

Les raisons de cette latence suggèrent que les praticiens peuvent interférer avec le

mécanisme de dénaturation pour provoquer un déclic. L'épisode du PLU constitue

ce moment opportun : la raison d'être d'un PLU est précisément de dé�nir un projet

organisationnel, ce qui implique d'a�rmer les structures sur lesquelles la politique

générale sera fondée. Mais encore faut-il que la dénaturation ait atteint un seuil

critique, dans l'esprit de praticiens-clés. Un praticien-clé est, dans l'idéal, une �gure

stratégique du groupe dominant, attachée à une structure menacée de changement,

qui accepte d'a�ronter ses anciens alliés dans une bataille du projet institutionnel.

Les praticiens peuvent par conséquent mettre en oeuvre une stratégie discursive,

destinée à modi�er la perception de la dénaturation. Ceux qui souhaitent qu'une

bataille du projet institutionnel ait lieu doivent tenter d'ampli�er discursivement la

dénaturation. Au contraire, ceux qui souhaitent éviter cette bataille doivent s'em-

ployer à relativiser la dénaturation.

Ampli�er, discursivement, la dénaturation. A Saint-Pré-le-Paisible, l'en-

chanteur, le missionnaire et le micro-activiste ont une raison immédiate, liée au

prétexte de s'opposer au PLU : ils sont riverains des zones de projet. Par ailleurs,

376 | Chapitre 6. Les praticiens in�uents dans la fabrique de la stratégie : les coalitions de discours

appartenant au groupe marginalisé, ils ne prennent aucun risque à travers cette

opposition.

Le cavalier libre et le justicier ont également un intérêt immédiat, lié au prétexte,

de s'opposer au PLU. En revanche, appartenant au groupe dominant (membres du

conseil municipal), la décision de s'opposer présente pour eux un risque. Ainsi, l'e�et

de prétexte et le mécanisme de coalition de discours rendent compte, respectivement,

de leur choix de produire des textes alternatifs d'une part, et de leur positionnement

de fait comme des facilitateurs 23 au sein de la coalition du contre-discours. Mais

ces mécanismes ne rendent pas compte de la décision du cavalier libre de pousser

plus loin son action, et de se présenter contre ses anciens alliés sur la liste `village

authentique' lors des élections municipales de 2008. Rappelons que le cavalier libre

représente une famille historique de la commune, et plus particulièrement la dernière

famille vivant encore aujourd'hui de l'agriculture.

Le mécanisme de dénaturation rend compte de cette décision. Le cavalier libre est

attaché à l'identité agricole. Or, la modernisation de la commune et les conséquences

politiques de la périurbanisation favorisent sa perception d'un décalage entre la

pratique et cette identité héritée.

Pour s'en assurer, et l'inciter à accepter une bataille du projet institutionnel,

les autres �gures stratégiques opposées au PLU mettent en oeuvre une stratégie

discursive consistant à accentuer la dénaturation perçue par le cavalier libre.

Le micro-activiste agit par interpellation bienveillante. La manoeuvre consiste

à suggérer au cavalier libre que les structures auxquelles il est attaché, méritent que

l'on se batte pour elles lorsqu'elles sont menacées. Pour ce faire, il fait l'éloge de

l'agriculture, présentée comme un bienfait national, que le PLU s'apprête à sacri�er

sur l'autel de l'urbanisation :

� La perte de terres agricoles n'est jamais analysée comme un préjudice pour l'économienationale. Pourtant, les céréales produites constituent la matière première de la �lière agro-alimentaire, qui emploie dans notre pays des centaines de milliers de personnes. [...] Cette ma-tière première va ensuite s'enrichir d'une plus forte plus value dans la �lière agro-alimentaire,qui, rappelons-le, est le premier contributeur à la balance commerciale de la France. Aucunedes activités envisagées dans la zone Nt [...] ne contribuera à la balance commerciale

23. Voir le schéma actantiel de la coalition du contre-discours (�gure 6.6.)

6.2. La domination d'une coalition de discours : deux mécanismes catalyseurs | 377

du pays. � (Extrait d'un tract du micro-activiste, gras d'origine).

Remarquons que le micro-activiste, qui dénonce par ailleurs les plus-values réa-

lisées sur les activités immobilières (dénonciation du PLU et du promoteur), légi-

time ici celles sur les activités agricoles (bienveillance à l'égard du cavalier libre).

A notre connaissance, cette contradiction n'a pas été pointée par la coalition du

contre-discours.

L'enchanteur agit par déclaration de dénaturation :

�Pour bâtir un meilleur futur, il n'est pas nécessaire de détruire le présent. Nous devons protégerle peu qu'il nous reste. � (Extrait d'un tract de l'enchanteur).

La manoeuvre consiste en une pétition de principe : rien ne prouve qu'il reste peu

de chose de l'héritage du passé ; mais cette idée est a�rmée et peu passer inaperçue

parce que la formulation attire l'attention sur un `devoir de protection' que personne

ne conteste.

Or, déclarer qu'il reste peu de chose du passé, c'est attester une dénaturation

forte, susceptible de provoquer un déclic chez ceux qui sont attachés aux structures

institutionnalisées : `c'est maintenant qu'il faut agir, demain il ne restera rien'.

En�n, les détracteurs du PLU ampli�ent la perception de la dénaturation, en

évoquant une dénaturation organisationnelle au sens propre du terme : littérale-

ment, la nature est � saccagée, plani�ée, réduite à l'essentiel �. Pour appuyer cette

idée, ils agissent par détournement de la critique : en insistant sur les réali-

tés matérielles de cette dénaturation (urbanisation de parcelles, défrichements,...),

ils détournent l'attention des autres réalités qui nuancent la dénaturation (création

d'une zone Natura 2000, projets aux normes Haute Qualité Environnementale, choix

d'implantations `les moins dommageables' comme compromis entre développement

socio-économique et écologie,...).

Atténuer, discursivement, la dénaturation. A la di�érence des praticiens

opposés au PLU, ses partisans ont intérêt à atténuer discursivement la dénaturation.

Celle-ci ne doit pas paraître inacceptable pour ceux qui sont attachés au maintien

des structures institutionnalisées.

378 | Chapitre 6. Les praticiens in�uents dans la fabrique de la stratégie : les coalitions de discours

En concevant le PLU, le conseil municipal n'a pas ignoré cette manoeuvre d'at-

ténuation. En e�et, le PLU retient trois orientations générales d'aménagement et

d'urbanisme. La troisième vise à :

� Préserver et promouvoir le potentiel agricole environnemental et paysager communal. � (Ex-trait du rapport de présentation du PLU).

Mais si le maintien de l'activité agricole est explicitement mentionné dans le

rapport de présentation du PLU, les partisans ne l'ont pas mis en avant outre mesure

dans leur communication sur le PLU.

Par ailleurs, ils n'ont pas tenté une manoeuvre de correspondance symbo-

lique des projets envisagés par le PLU, visant à créer une correspondance entre ces

projets et les structures institutionnalisées. Par exemple, le lotissement construit

dans les années 1990 s'appelle le `Kreuzengarten' (`Jardin de la Croix', traduit de

l'alsacien). Un nom en alsacien constitue une façon de marquer l'héritage culturel

de la commune. L'idée de jardin évoque un endroit paisible ; celle de croix véhicule

une signi�cation religieuse.

Suivant ce modèle, le conseil municipal aurait pu proposer un nom stratégique au

lotissement, au moment de faire part de ce projet à la population. C'est �nalement

le nom de `Storckenholz' (`Bois aux Cigognes', traduit de l'alsacien) qui est retenu,

en référence à la dénomination o�cielle de la parcelle prévue pour la construction

du lotissement. Il faut se rendre à l'évidence, même si ce nom n'est pas désagréable

en soi, qu'au sens littéral le conseil municipal propose d'urbaniser une forêt où

vit l'espèce emblématique de la Région Alsace. Sans avoir la prétention de faire

ici une meilleure proposition, il aurait pu être judicieux d'avoir une ré�exion plus

approfondie sur le choix d'un nom pour ce lotissement.

Le projet de parc touristique se prête à la même analyse. Le nom de `Forêt de

la rivière' (traduit de l'alsacien) est omniprésent dans les textes, y compris dans la

pétition du micro-activiste. Loin d'atténuer l'idée de dénaturation, ce nom l'accentue

au contraire.

6.2. La domination d'une coalition de discours : deux mécanismes catalyseurs | 379

b. Prétendre au pouvoir. Par la conjonction de l'e�et de prétexte, des coali-

tions de discours et de la dénaturation organisationnelle (et de l'action délibérée

des praticiens pour interférer avec ces mécanismes), le cavalier libre rejoint la liste

d'opposition lors des élections de 2008. La domination des familles historiques prend

�n : celles-ci sont partagées entre les deux listes. Une bataille du projet institutionnel

commence.

A ce stade, la question se pose de savoir qui incarne le mieux l'héritier légitime.

� Est-ce la coalition du discours stratégique, réunie autour du gouverneur ? Celle-

ci incarne la continuité au sens où elle entend maintenir l'orientation straté-

gique visant la revitalisation de la commune. Dans le discours stratégique, ce

projet qui tend à la transformation de la commune ne rejette toutefois pas

l'identité agricole.

� Ou est-ce la coalition du contre-discours, réunie autour du caméléon et du

cavalier libre ? Celle-ci incarne la continuité au sens où elle entend réa�rmer

l'héritage identitaire de la commune, incluant l'agriculture. Dans le contre-

discours, ce projet qui tend à l'immobilisme de la commune ne rejette toutefois

pas l'idée d'un développement � raisonné �.

En se faisant passer pour l'héritière légitime du pouvoir, une coalition peut in-

�échir l'e�et du mécanisme de dénaturation : tantôt un réalignement de la pratique

quotidienne sur les structures existantes (projet de la coalition du contre-discours) ;

tantôt une institutionnalisation de la pratique quotidienne (projet de la coalition du

discours stratégique).

A Saint-Pré-le-Paisible, les coalitions ont usé de deux types de manoeuvres dans

la bataille de succession. Ces manoeuvres consistent, pour chaque coalition, 1) à

présenter la coalition adverse comme un imposteur et 2) à s'auto-proclamer héritière

légitime du pouvoir.

Faire du rival un imposteur. La coalition du contre-discours s'est montrée

collectivement déterminée à faire passer son adversaire pour un imposteur.

Envisagés dans cette perspective, plusieurs textes comportent les signes d'une

380 | Chapitre 6. Les praticiens in�uents dans la fabrique de la stratégie : les coalitions de discours

bataille de succession.

D'une manière générale, la manoeuvre des détracteurs du PLU consiste à isoler

le gouverneur et l'intendant, en présentant le PLU comme s'il s'agissait de leur

invention personnelle et en connivence avec le promoteur, et non le résultat d'une

ré�exion menée par l'ensemble d'une équipe municipale.

Plus particulièrement, le justicier est tout à fait redoutable pour faire passer les

partisans du PLU pour des imposteurs :

� Depuis 1994 que je demeure à [Saint-Pré-le-Paisible] [...] je constate avec plaisir que lespancartes d'annonce du village s'appellent toujours [SAINT-PRE-LE-PAISIBLE] et sur aucune�gure [MARC-AURELE-VILLE]. �(Extrait d'une lettre ouverte di�usée par le justicier).

Par cette attaque, le justicier présente le gouverneur (Marc-Aurèle) comme un

despote autocrate habitué à imposer ses décisions sans concertation. Présentée ainsi,

la pratique de la décision au quotidien apparaît en décalage avec un mode d'organi-

sation qui serait basé sur la répartition du pouvoir entre les familles historiques. En

d'autres termes, le justicier estime que la dénaturation est totale, qu'en pratique les

familles historiques n'ont d'ores et déjà plus le pouvoir et que, par conséquent, rien

ne devrait les retenir de livrer une bataille du projet institutionnel. Cette simple

phrase présente le gouverneur, et ceux qui le suivent, comme des imposteurs : ils ont

substitué [Marc-Aurèle-Ville] à [Saint-Pré-le-Paisible].

Dans la même lettre ouverte, le justicier va plus loin :

� Vous avez écrit qu'il n'y avait aucune di�culté à trouver les huit nouveaux candidats [pourconstituer votre liste électorale]. Pourquoi au moins un n'est pas domicilié dans le village ? �

En e�et, l'un des 15 membres de la liste `d'entente communale' n'est pas domicilié

à Saint-Pré-le-Paisible, mais dans une commune limitrophe. Il s'agit du gérant du

magasin d'informatique. Il peut �gurer sur cette liste dans la mesure où il estime

que ses principaux intérêts se situent à Saint-Pré-le-Paisible, plutôt que dans sa

commune de résidence.

Au demeurant, la question posée par le justicier peut s'interpréter comme une

tentative de discréditer la coalition du discours stratégique (`certains ne sont même

pas du village, ces gens sont des imposteurs !' ).

6.2. La domination d'une coalition de discours : deux mécanismes catalyseurs | 381

De son côté en revanche, la coalition du discours stratégique s'est montrée ré-

ticente à attaquer son adversaire. La position du gouverneur à ce sujet, se devine

dans cet extrait cité dans la presse locale :

� L'enquête publique est faite pour que les gens s'expriment, dès lors il est normal qu'ils lefassent. �(Dernières Nouvelles d'Alsace, 15/06/2007).

En tant que maire, le gouverneur n'a pas vraiment d'alternative. Il doit se mon-

trer à l'écoute de la population. Ce n'est pas son rôle de laisser entendre que certains

habitants s'expriment peut-être d'une manière anormale, intéressée et manipula-

trice. S'il le faisait, il s'exposerait à des accusations d'intimidation et de censure.

Mais l'extrait suivant suggère que la coalition du discours stratégique n'en pensait

pas moins :

� Un grand merci à toutes les personnes, jeunes et aujourd'hui moins jeunes, et surtout àl'équipe cuisine, qui ont contribué, à une époque, à ce qui était le vrai [Saint-Pré-le-Paisible]. �(Extrait d'un tract di�usé par l'ancien bureau du comité des fêtes, démissionnaire après lesélections de 2008).

En parlant de � vrai � Saint-Pré-le-Paisible, la coalition du discours stratégique

ne laisse aucun doute sur sa position : les nouveaux élus, ainsi que tous ceux qui

les ont soutenus, sont des imposteurs. Mais ces déclarations interviennent après les

élections, c'est-à-dire au moment où la bataille de succession est perdue.

Se proclamer héritier légitime du pouvoir. Tout en présentant son adversaire

comme un imposteur, une coalition de discours peut également se présenter elle-

même comme l'héritière légitime du pouvoir. C'est ce que les deux coalitions ont

tenté de faire, avec un peu plus de réussite du côté de la coalition du contre-discours.

Comment faire pour passer pour l'héritier légitime ? La coalition du discours

stratégique opte pour une manoeuvre simple : la liste qu'elle présente aux élections

municipales de 2008 conserve son nom historique de liste `d'entente communale'.

Ce choix ne semble avoir interpellé personne. En e�et, pour la presse comme pour

les électeurs, cette liste est d'abord et avant tout la liste de Marc-Aurèle. Nous avons

déjà souligné que ses colistiers sont e�acés, tant il assure son rôle de porte-parole.

382 | Chapitre 6. Les praticiens in�uents dans la fabrique de la stratégie : les coalitions de discours

Mais ce choix n'est-il pas une solution de facilité ? En e�et, quelle cohérence y a-t-il à

ce que l'un des deux contradicteurs se déclare représenter le camp de l'entente dans

la commune ? Le moins que l'on puisse dire, c'est que la situation est à la mésentente.

Ainsi, une liste d'entente serait composée de membres des deux coalitions. Ce n'est

pas le cas. Par ailleurs, la nouvelle liste est largement remaniée par rapport à celle

élue en 2001. En somme, la manoeuvre de la coalition du discours stratégique, pour

passer pour l'héritier, se ramène à jouer sur le fait que sa tête de liste soit le maire

sortant.

De son côté, la coalition du contre-discours est une nouvelle alliance et doit donc

trouver un nom original pour sa liste électorale. Le nom de `liste pour [Saint-Pré-

le-Paisible], village authentique au développement raisonné' fait parler : serait-il un

avantage stratégique dans la bataille de succession ? Quoi qu'il en soit, cet intitulé

contient en lui-même l'idée de descendance légitime (en jouant sur la polysémie du

terme � authentique �).

Nous avons mis en évidence le mécanisme de dénaturation organisationnelle.

Celui-ci génère un décalage entre la pratique quotidienne et celle prescrite par les

structures institutionnalisées de l'organisation. L'existence d'un tel décalage prédis-

pose l'organisation à subir une remise en question de ses structures institutionnali-

sées, à l'occasion d'un prétexte adéquat. En attendant ce prétexte, ce décalage peut

rester latent, mais les praticiens peuvent agir pour le rendre manifeste et/ou pour

en contrôler les e�ets. Nous avons examiné comment.

A présent, nous exposons brièvement un ultime mécanisme de la fabrique de la

stratégie : la disposition à la lecture. Celui-ci implique les consommateurs des textes

produits à l'occasion d'une controverse.

La �gure 6.8 propose une synthèse du mécanisme de dénaturation organisation-

nelle.

6.2. La domination d'une coalition de discours : deux mécanismes catalyseurs | 383

Mécanisme 3 – Dénaturation organisationnelle Mécanisme par lequel la pratique quotidienne effective apparaît de plus en plus en décalage avec les structures institutionnalisées de l’organisation, c’est-à-dire plus exactement avec la pratique `normale’ prescrite par ces structures et attendue par ceux qui veillent à leur maintien. Ce mécanisme incite les praticiens à se demander si le temps n’est pas venu de remettre en question ouvertement les structures institutionnalisées.

Caractéristiques Démarche de diagnostic Activité critique Repérer les structures historiques de l’organisation

Identifier les indicateurs pertinents en tenant compte de la nature de l’organisation

Evaluer la dénaturation Examiner dans quelle mesure il s’agit d’une conséquence non intentionnelle de l’action intentionnelle (risque de passer inaperçue).

Manœuvres pour interférer Influencer la perception de la dénaturation organisationnelle (l’amplifier ou l’atténuer). Prétendre au pouvoir (faire du rival un imposteur, se proclamer héritier légitime).

Figure 6.8 � Dénaturation organisationnelle - Quelles conditions favorisent l'hégémonie

d'un (contre-)discours ?

6.2.2 Quatrième mécanisme : la disposition à la lecture

Les trois mécanismes envisagés précédemment ont mis l'accent sur les producteurs

de textes. L'e�et de prétexte rend compte de leur implication ; les coalitions de

discours rendent compte de leur regroupement au sein d'alliances de circonstance ;

la dénaturation organisationnelle les poussent à se demander si le temps n'est pas

venu de remettre en question l'ordre établi.

Jusqu'ici, nous avons ainsi laissé de côté la question des consommateurs de textes.

Ces récepteurs de la communication d'in�uence jouent pourtant un rôle essentiel

(De La Ville & Mounoud, 2005). En tant que lecteurs/auditeurs, ils ont la charge de

comprendre ce qui est dit. Or, le message est toujours incomplet et sujet à interpré-

tations (Girin, 1990, 2001). Par conséquent, ils participent activement à la fabrique

discursive de la stratégie (voir aussi chapitre 2).

Pour tenir compte du rôle essentiel joué par les lecteurs des textes, nous avançons

l'existence d'un quatrième mécanisme, que nous appelons la disposition à la lecture.

Telle que nous la concevons, la disposition à la lecture est à la fois un processus et

384 | Chapitre 6. Les praticiens in�uents dans la fabrique de la stratégie : les coalitions de discours

un état résultant de ce processus. Il s'agit du processus par lequel les consom-

mateurs de textes sont peu à peu conditionnés, formatés, à adhérer à

certains discours � à les `consommer' �, et pas à d'autres.

Ce processus échappe largement à l'intention des praticiens. Au gré des évolu-

tions internes et externes, une disposition à la lecture se produit. Elle peut rester

latente, s'il n'y a aucun texte à consommer, c'est-à-dire aussi longtemps qu'aucun

producteur de textes n'o�re, dans le cadre d'une controverse, les discours dont les

consommateurs sont friands.

Nous mettons en évidence ce mécanisme à travers le cas de Saint-Pré-le-Paisible,

avant d'examiner comment les praticiens peuvent tenter d'interférer avec lui.

6.2.2.1 Mise en évidence du mécanisme

La disposition à la lecture est à mettre en relation avec la notion d'habitus

(Bourdieu, 1980). Dans une approche bourdieusienne du faire stratégique, Gomez

(2010) dé�nit l'habitus comme un système de croyances et de dispositions durables

mobilisées pour générer la pratique. Les praticiens, plongés dans leur milieu, en as-

similent les structures, les règles, les principes communs (2010, p.144). Ce processus

de socialisation apparaît plutôt déterministe, même s'il ne l'est pas tout à fait.

La disposition à la lecture pourrait également trouver sa place dans une approche

déterministe en géographie électorale : le comportement électoral des individus est

déterminé par des variables territoriales ou, en termes plus généraux, le territoire

façonne les opinions des individus. Ceux-ci sont donc disposés à consommer les

mêmes textes. A un territoire donné correspondrait une � communauté langagière �

(Girin, 1990), dont les membres interprètent de la même façon les textes qui leur

sont proposés.

Ainsi, pour mettre en évidence la disposition à la lecture, nous avançons que les

consommateurs de textes étaient conditionnés de deux façons : par leur appartenance

à une catégorie socio-professionnelle, et par leur encastrement dans un territoire. La

démonstration s'appuie sur les analyses restituées au chapitre 3.

6.2. La domination d'une coalition de discours : deux mécanismes catalyseurs | 385

a. Conditionnement socio-professionnel à la lecture. Nous avons présenté au

chapitre 3 la composition socio-professionnelle de Saint-Pré-le-Paisible. Il ressort que

les CSP dites supérieures sont minoritaires et plus rares que dans la moyenne locale

(zone d'emploi, département).

Par ailleurs, la victoire de l'équipe `village authentique' aux élections de 2008,

signi�e que la population de Saint-Pré-le-Paisible est disposée à consommer le contre-

discours. Nous avançons que cette disposition est la conséquence de l'histoire récente

de la commune.

Comme nous l'avons vu, le POS-1988 prévoyait l'extension, sur le ban communal

de Saint-Pré-le-Paisible, d'un golf dont le siège social se situe dans une commune

limitrophe. Cette extension devait consister en un golf populaire. L'objectif était de

permettre aux plus modestes de pro�ter des infrastructures, alors visitées essentiel-

lement par une clientèle suisse et aisée. Mais cette extension n'a jamais été réalisée,

y compris parce que le golf a connu des di�cultés �nancières. Mais les 28 hectares

de forêt concernés, que la commune avait cédés pour l'occasion, sont restés propriété

du promoteur (déjà lui).

Les détracteurs du PLU-2007 ne l'ont pas oublié. Ils critiquent ce fait passé, de

la façon suivante : les infrastructures pro�tent à une minorité aisée, alors que tous

subissent la privatisation de cette forêt. Ils craignent à présent que l'histoire ne se

répète.

La plupart des habitants de Saint-Pré-le-Paisible n'ont pas la possibilité de pro-

�ter des infrastructures. A l'évidence, ceci favorise une réaction de rejet. En d'autres

termes, ils sont disposés à adhérer au contre-discours.

Mais l'histoire se passe en 1990. Pourquoi la rupture politique n'intervient-elle

qu'en 2008, et non lors d'élections antérieures (1995, 2001) ? Pourquoi la disposition

à la lecture est-elle restée latente ?

C'est ici que les quatre mécanismes se complètent. La disposition à la lecture joue

un rôle dans l'hégémonie d'un discours (troisième question de recherche). Mais elle

n'explique pas pourquoi un discours émerge dans l'organisation. Cette émergence

386 | Chapitre 6. Les praticiens in�uents dans la fabrique de la stratégie : les coalitions de discours

est mieux appréhendée par les mécanismes présentés précédemment.

Pour devenir hégémonique et créer la rupture, encore faut-il qu'un discours al-

ternatif émerge. En d'autres termes, il était impossible pour les consommateurs

d'adhérer à un discours qui ne leur était pas proposé, ou qui leur était proposé de

manière trop marginale, sans un bon prétexte, et dans le contexte d'une union stable

des familles historiques.

b. Conditionnement territorial à la lecture. La notion de territoire est impré-

cise. Saint-Pré-le-Paisible est encastrée a minima dans deux niveaux de territoires

signi�catifs : local et national. Nous avons retenu ces deux niveaux au chapitre 3.

Les deux niveaux contribuent au conditionnement des consommateurs de textes.

Niveau local : la contagion de l'écologisme. Comme nous l'avons indiqué au

chapitre 3, l'environnement politique local de Saint-Pré-le-Paisible est marqué par

un activisme écologiste. Cet activisme se traduit par la présence, dans la controverse

relative au PLU, du macro-activiste.

Nous avançons que cet activisme est contagieux, pour deux raisons.

D'une part, le micro-activiste est une construction du macro-activiste. En e�et,

dès le mois de février 2006 après avoir appris qu'un projet touristique était à l'étude,

l'association Paysages d'Alsace organise la constitution d'un � comité de défense �.

Pour ce faire, l'association distribue notamment un tract. Celui-ci commence par un

texte, qui véhicule un discours dépréciatif � non pas sur le projet dont le cadre n'est

pas connu à cette date (le projet de PLU n'est arrêté qu'en janvier 2007), mais � sur

la personne du promoteur. Les premiers mots donnent le ton : � un agriculteur se dit

un jour qu'il s'enrichirait plus sûrement en vendant ses terres pour la construction

qu'en les cultivant �. A la suite du texte, le lecteur trouve un talon-réponse l'invitant

à adhérer à ce comité. Ce comité correspond à notre micro-activiste. Il y a donc bien

un phénomène de contagion : l'activisme supra-communal s'est propagé à l'échelon

communal.

D'autre part, le territoire local est connu pour être peu développé en matière

6.2. La domination d'une coalition de discours : deux mécanismes catalyseurs | 387

d'infrastructures de tourisme. Par ailleurs, Saint-Pré-le-Paisible est éloignée des ag-

glomérations attractives sur le plan touristique et commercial (voir chapitre 3, �-

gure 3.2). De ce fait, le territoire a conservé une certaine `virginité' : les paysages

ont conservé leur caractère original, `inviolé'. Les activistes écologiques s'emploient

à présenter cette réalité comme un avantage concurrentiel... pour le tourisme : ce

cadre reposant est supposé être au coeur des attentes des vacanciers. Certes, d'un

point de vue rhétorique, c'est probablement confondre le nécessaire et le su�sant.

Mais il en résulte malgré tout un discours singulier, selon lequel `moins il y aura de

tourisme, plus il y aura de tourisme'. Ce discours se présente comme une constante

historique, qui se perpétue de mandats en mandats, par contagion. Le cas de Saint-

Pré-le-Paisible est à nos yeux emblématique de la di�culté à remettre en question

ce discours local 24 (voir notamment l'annexe .24).

Tout se passe comme s'il existait, de longue date, un discours propre au territoire,

que les acteurs intériorisent et perpétuent. Cette disposition à la lecture n'est pas

récente. Mais Saint-Pré-le-Paisible a pu refuser pendant un temps de s'y soumettre

� à l'image d'un célèbre village gaulois �, forte de sa stabilité politique interne et

en évitant d'attirer sur elle l'attention des activistes.

Niveau national : la recontextualisation du discours du développement

durable. Fairclough (2005b) dé�nit la recontextualisation comme la dissémination

de discours `nouvellement hégémoniques' (emergently hegemonic discourses), à la

fois d'une organisation à l'autre, mais aussi à travers les niveaux d'analyse (du

national au local, ou inversement). L'idée de recontextualisation est donc proche

de celle de contagion. Elle s'en di�érencie toutefois : lorsqu'un discours, existant

par exemple au niveau national, est recontextualisé au niveau local, son sens peut

subir une variation pour tenir compte de la réalité locale. La recontextualisation

s'apparente ainsi à une traduction.

Nous avançons que le discours du développement durable, qui monte en puissance

au niveau national (voir chapitre 3), a été recontextualisé au niveau communal à

24. Ce qui démontre une nouvelle fois que, d'un point de vue stratégique, le PLU de Saint-Pré-le-Paisible est loin d'être une a�aire strictement communale.

388 | Chapitre 6. Les praticiens in�uents dans la fabrique de la stratégie : les coalitions de discours

l'occasion de la controverse du PLU.

Pour le gouverneur, le PLU s'inscrit dans une � logique de développement du-

rable �. L'enchanteur réfère explicitement à Nicolas Hulot. Le macro-activiste adresse

une note à un `conseiller auprès du cabinet de M. le Ministre de l'écologie et de l'amé-

nagement durables'. Le PLU lui-même est un vecteur d'importation du discours, à

travers l'obligation pour la commune de présenter un Projet d'Aménagement et de

Développement Durable (PADD).

La version la plus communément admise du discours du développement durable,

que nous appelerons la version `institutionnelle', porte à notre avis ce message : les

décisions doivent être prises sur la base d'indicateurs non seulement économiques,

mais aussi sociaux/sociétaux et environnementaux. A Saint-Pré-le-Paisible, un glis-

sement s'est opéré de développement `durable' à développement `raisonné', dans la

communication de la coalition du contre-discours. Il est possible que cette traduc-

tion locale du discours du développement durable, soit sensiblement di�érente de sa

version institutionnelle. Il serait intéressant d'approfondir cette question.

Pour ce qui nous intéresse, il est su�sant de constater que la coalition victorieuse

a été celle qui a su, le mieux, reprendre à son compte le discours du développement

durable. Tout se passe comme s'il su�sait de donner le sentiment d'incarner le

développement durable en envoyant les bons signaux, pour obtenir l'adhésion. Les

consommateurs de textes semblent de moins en moins disposés à adhérer au discours

classique du développement par la croissance, au pro�t du discours du développe-

ment durable. Beaucoup adhèrent aux idées de ceux qui en arborent la bannière.

Nous avons mis en évidence le mécanisme de disposition à la lecture. Nous envi-

sageons à présent comment les praticiens peuvent tenter d'interférer avec lui.

6.2. La domination d'une coalition de discours : deux mécanismes catalyseurs | 389

6.2.2.2 Manoeuvres pour interférer avec le mécanisme

Nous proposons de partir du principe suivant : un projet n'est pas légitime tant qu'il

n'a pas été légitimé. En d'autres termes, il s'agit de s'imaginer être dans le camp

minoritaire : les consommateurs de textes ne sont pas disposés à adhérer au projet.

Notons d'emblée que ce principe est plus naturel pour ceux qui se trouvent

réellement dans le camp minoritaire.

Les porteurs du projet ont le choix entre deux types de manoeuvres : celles qui

visent à convaincre les consommateurs et celles qui visent à les persuader.

a. Convaincre le contradicteur. Les manoeuvres visant à convaincre passent par

l'explication et l'exposé de faits. Il s'agit, pour le producteur de textes, d'instruire

les consommateurs, de les former, de les amener à envisager le projet comme il

l'envisage lui-même et de leur rappeler dans quel contexte le projet s'inscrit et hors

duquel il n'aurait pas de sens.

C'est la démarche adoptée par la coalition du discours stratégique. Cela devient

évident à l'examen des jeux de questions-réponses qui eu lieu lors des réunions

publiques relatives au PLU. Nous restituons ci-dessous la substance d'une série de

questions-réponses relatives au projet de lotissement (encadré).

Cette démarche correspond à la perspective fonctionnaliste de la communica-

tion et du discours (Heracleous & Barrett, 2001). Elle suppose implicitement qu'il

(n')existe (qu')un contexte objectif, avec ses opportunités et ses menaces, qui justi�e

le projet proposé. Dans cette perspective, toute résistance au projet proposé est vue

comme une réaction irrationnelle (Ford et al., 2008).

Le problème d'une communication visant à convaincre, c'est qu'elle est inappro-

priée si ses destinataires, tout en étant rationnels de leur point de vue (Crozier &

Friedberg, 1977; March & Simon, 1958), sont déterminés à ne pas adhérer au pro-

jet, du fait de leurs intérêts et/ou d'idées �xes. Il en résulte un dialogue de sourds,

c'est-à-dire deux monologues portés par des contradicteurs dont l'un au moins est

peu enclin à rechercher un compromis.

390 | Chapitre 6. Les praticiens in�uents dans la fabrique de la stratégie : les coalitions de discours

� La zone choisie est-elle la plus judicieuse ?Le gouverneur : � Il était e�ectivement plus logique d'aller dans le prolongement du [lotissementexistant] �. Mais � le parcellaire est taillé à l'ancienne, c'est-à-dire avec d'étroite et nombreusesbandes de terres �, ce qui rend l'opération complexe.

� Faut-il poursuivre une politique d'extension du village ?Le gouverneur : � Je pars du principe que qui n'avance pas recule. Il nous faut garantir la pérennitéde nos équipements publics et avoir la possibilité de répondre aux demandes �. Il rappelle qu'aucunevente de terrain de construction individuelle n'a été réalisée depuis dix ans à Saint-Pré-le-Paisible.

� Le modèle économique du lotissement est-il pertinent ?Le missionnaire : � Le locatif serait plus e�cace qu'un lotissement pour assurer un renouvellement dela population car, à ce compte-là, il faudra recommencer dans dix ans �.

Le gouverneur ne répond pas à cet argument. Dans une démarche visant à convaincre, il pourraitpointer le raisonnement strictement quantitatif du missionnaire. La demande des périurbains porte surdes maisons individuelles : plusieurs locatifs restent inoccupés.

� L'identité du village n'est-elle pas attaquée ?L'enchanteur : � l'âme du village � est attaquée : � [cette forêt] est la fôret de notre enfance �. Le

gouverneur ne répond pas : l'argument ne semble pas se prêter à une réponse rationnelle. Pourtant,il comporte une erreur logique. En e�et, s'il s'agit d'une forêt d'enfance, et qu'on estime qu'elle estattaquée, alors c'est un souvenir d'enfance, et non l'âme du village, qui est attaqué.

� Avez-vous envisagé les risques environnementaux consécutifs à la déforestation nécessaire ?Le gouverneur : � Le conseil municipal est conscient des inconvénients [...] mais ils sont gérables.Par ailleurs, les conditions et capacités techniques actuelles permettent de réaliser des aménagementse�caces qui peuvent être respectueux de l'environnement. Il ne faut pas croire que le conseil envisageles choses à la légère : nous ré�échissons aux conditions de réalisations, aux critères et aux impacts �.

6.2. La domination d'une coalition de discours : deux mécanismes catalyseurs | 391

C'est à notre avis le scénario qui s'est produit à Saint-Pré-le-Paisible. L'ana-

lyse critique restituée au chapitre 5 suggère que les détracteurs du PLU s'inscri-

vaient dans cette logique de surdité. Le micro-activiste est déterminé au point d'être

jusqu'au-boutiste. Le missionnaire est à ce point attaché ses (louables) idéaux, qu'il

en devient intransigeant. Mais s'ils ont fait un usage excessif de leurs qualités, c'est

en partie en raison du genre du gouverneur et du promoteur, qui peuvent eux aussi

donner le sentiment de faire la sourde oreille. Ainsi, chacun des contradicteurs estime

que c'est l'autre qui refuse d'entendre raison.

Ces circonstances signi�ent que les praticiens impliqués ne sont pas disposés à

lire les textes proposés par leurs contradicteurs respectifs. Une stratégie pour s'en

sortir est de changer la cible de la communication. Plutôt que de s'adresser au

contradicteur, il s'agit de s'adresser à l'opinion, c'est-à-dire aux praticiens qui ne se

sont pas impliqués dans la controverse (implication non attendue et non constatée).

Leur absence d'implication signi�e qu'ils maîtrisent mal les éléments objectifs du

projet. Par conséquent, la stratégie de communication qui leur est destinée vise

moins à les convaincre qu'à les persuader.

b. Persuader l'opinion. Dans une démarche visant à persuader l'opinion, une

bonne histoire vaut mieux que les arguments rationnels. C'est l'esprit du storytelling

(Salmon, 2007).

A Saint-Pré-le-Paisible, la coalition du contre-discours a été la seule à adopter

cette manoeuvre. Le macro-activiste tout particulièrement s'est distingué par son

application à raconter des histoires (au sens propre).

Par exemple, Antoine Waechter a di�usé un � historique de la protection de la

vallée [locale] �, dans lequel il ne se borne pas à énumérer des faits historiques. Il

livre en même temps un point de vue � un discours � sur ces événements passés.

De même, l'association Paysages d'Alsace produit des récits pour situer le projet

de PLU dans le contexte historique de la commune et, plus généralement, du terri-

toire local. Mais c'est une version particulière de ce contexte qui est donnée, dans

laquelle le promoteur en particulier est construit comme un personnage cupide.

392 | Chapitre 6. Les praticiens in�uents dans la fabrique de la stratégie : les coalitions de discours

D'autres versions pourraient tout aussi bien le présenter comme un élément-moteur

du développement local.

Mais dans une logique pour persuader, l'objectivité cède la place à la séduction

et aux `parades' associées.

La manoeuvre se compose d'un moins deux facettes.

Premièrement, il s'agit de repérer le discours que l'opinion est prêt à consom-

mer, dans une logique apparentée à une forme de démagogie. Cette tâche peut être

plus di�cile dans le contexte d'une évolution de l'ordre de discours à l'échelle so-

ciétale, comme cela semble être le cas actuellement entre un discours classique et le

discours du développement durable.

A Saint-Pré-le-Paisible, nous avons montré la disposition de l'opinion à consom-

mer le discours du développement durable. De même, il existe un écologisme de

territoire auquel la population adhère par immersion. L'association du développe-

ment durable et de l'écologisme local peut expliquer le pouvoir d'un contre-discours

fondé sur le thème du développement `raisonné'.

Deuxièmement, il faut agir en caméléon et se fondre à l'opinion. L'analyse

comparée de la composition socio-professionnelle de la population communale d'une

part, et de celles des listes électorales d'autres part, montre que la coalition du contre-

discours a su, mieux que sa rivale, revêtir l'habit approprié pour séduire. Ces listes

sont supposées représentatives des deux coalitions de discours qui s'a�rontent. Le

tableau 6.2 permet d'appréhender la composition socio-professionnelle des coalitions.

Au sein de la coalition du discours stratégique, les cadres et professions intel-

lectuelles sont sur-représentés. La liste `d'entente communale' comprend également

deux commerçants (supermarché et magasin informatique). En revanche, il n'y �gure

pas d'agriculteur.

Par contraste, la liste d'opposition ne comporte aucun représentant des CSP

cadres, professions intellectuelles et commerçants. Elle inclut en revanche un repré-

sentant de l'exploitation agricole.

6.2. La domination d'une coalition de discours : deux mécanismes catalyseurs | 393

Ainsi, la liste `village authentique' apparaît plus en correspondance avec la popu-

lation de la commune. Nous faisons l'hypothèse que les électeurs se sentent globale-

ment plus proches de la coalition du contre-discours, c'est-à-dire davantage disposé

à lire le contre-discours, que le discours stratégique.

Tableau 6.2 � Composition socio-professionnelle des listes candidates à l'élection mu-nicipale(Les professions indiquées sont celles mentionnées sur les professions de foi publiées par les équipes)

`Entente communale' (battus) `Village authentique' (élus)

administrateur territorial*** (gouverneur) employé de poste (caméléon)

travailleur frontalier secrétaire général de mairie*

travailleur frontalier cuisinier agro alimentaire

employée DNA en retraite employée de poste

chef de département en Suisse mère au foyer

mère au foyer conducteur de travaux

institutrice en retraite retraité

directeur du supermarché biotechnicien

technicien Peugeot chau�eur receveur

in�rmier dame de bu�et

secrétaire, assistante de gestion dessinateur au cadastre (enchanteur)

conseiller clientèle (banque) agent de l'Etat** (missionnaire)

directeur de magasin exploitant agricole (cavalier libre)

menuisier/jardinier assistante maternelle

chargée d'a�aires responsable galvanoplaste

* démissionnaire après 15 jours de mandat.

** agent au service de recouvrement de l'impôt.

*** Directeur Général des Services d'un département.

En somme, les détracteurs ont été les plus persuasifs : dans l'esprit des consom-

mateurs de textes, ils incarnent le discours du développement durable, ils luttent

pour la préservation d'un territoire paisible, et ils leur ressemblent. Mais tout ceci

repose sur leur subjectivité : incarnent-ils e�ectivement ce discours ; le PLU est-il

vraiment une menace pour la tranquillité locale ; cette ressemblance valide-t-elle le

point de vue des détracteurs ?

La �gure 6.9 propose une synthèse du mécanisme de disposition à la lecture.

394 | Chapitre 6. Les praticiens in�uents dans la fabrique de la stratégie : les coalitions de discours

Mécanisme 4 – Disposition à la lecture Mécanisme par lequel les consommateurs des textes sont socialement conditionnés pour adhérer à certains discours, plutôt qu’à d’autres. Ce mécanisme tend à recontextualiser, au sein de l’organisation, un discours venu d’ailleurs. Le terme de disposition à la lecture réfère à la fois au mécanisme et à l’état d’esprit résultant de ce mécanisme.

Caractéristiques Sources de disposition à la lecture Explication proposée

Conditionnement socio-professionnel Les praticiens partagent des intérêts catégoriels. Ils rejettent les discours dont la conséquence perçue est de légitimer un projet qui ne profitera qu’à d’autres qu’eux.

Conditionnement territorial

L’organisation est encastrée dans différents niveaux de territoires (local, national,…). Les acteurs/actants agissant à une échelle supra-communale (y compris par exemple Internet et la télévision) s’invitent dans les affaires communales et y introduisent leur(s) discours. Il se trouvera localement quelqu’un pour adopter ce discours et l’adapter selon ses besoins du moment.

Manœuvres pour interférer Convaincre le contradicteur. Persuader l’opinion.

Figure 6.9 � Disposition à la lecture - Quelles conditions favorisent l'hégémonie d'un

(contre-)discours ?

6.2. La domination d'une coalition de discours : deux mécanismes catalyseurs | 395

Synthèse : un système conceptuel

A travers ce chapitre, nous avançons l'existence de quatre mécanismes complémen-

taires, qui rendent compte de la fabrique de la stratégie dans une perspective à base

de discours. Ces mécanismes tendent à générer leurs e�ets indépendamment de la

volonté des praticiens. Cependant, ces derniers peuvent prendre conscience de l'en-

grenage dans lequel ils sont pris, et concevoir des stratégies discursives pour tenter

d'interférer avec ces mécanismes et, ainsi, en modi�er les e�ets.

La �gure 6.10 résume le système conceptuel développé dans cette thèse. Les

quatre mécanismes n'y apparaissent pas explicitement : ils agissent en arrière-plan

et rendent compte de l'articulation entre les concepts apparents.

PRÉTEXTE : PLU

ÉVÉNEMENTS

Coalition du discours

stratégique

Coalition du contre-discoursDiscours marginalisé

TEXTES

STRATÉGIE

Groupe dominant

Groupe marginalisé

STRUCTURES

Discours dominant

Ordre de discours

Autres réalités de circonstanceinternes etexternes

Autres réalités structurellesinternes etexternes

SILENCE

Praticiens externes

(champions)

Arbitres

Praticiens internes(champions)

Sélection

Sélection

Figure 6.10 � La fabrique discursive de la stratégie : synthèse du système conceptuel.

Conformément à l'approche dialectique-relationnelle sur laquelle nous prenons

396 | Chapitre 6. Les praticiens in�uents dans la fabrique de la stratégie : les coalitions de discours

appui (Fairclough, 2005b, 2009), le cadre fait apparaître la distinction analytique

entre deux niveaux de réalité : celui des structures et celui des événements.

A un moment donné de son histoire, une organisation se caractérise par un rap-

port de domination : les praticiens internes sont divisés entre un groupe dominant

et un groupe marginalisé. En pratique, cette domination est surtout ressentie par

les � champions � dans l'organisation � ces praticiens qui outrepassent leurs res-

ponsabilités opérationnelles immédiates et tentent de peser sur le contenu et la mise

en oeuvre de la stratégie (Mantere, 2003, 2005).

Le groupe dominant détient le pouvoir formel de décision. A ce titre, il est en

position de prendre des initiatives stratégiques. Ces initiatives peuvent être plus ou

moins impliquantes pour les praticiens. Nous appelons prétexte une initiative ou

un tout autre événement fortement impliquant, c'est-à-dire de nature à menacer les

intérêts d'un ou plusieurs praticiens et qui conduit ceux-ci à produire des textes en

vue d'in�uencer le �ux des événements subséquents. Par suite, l'e�et de prétexte

(premier mécanisme) rend compte de l'émergence de textes et de l'apparition d'une

controverse dans l'organisation. Il explique qui produit des textes et qui se tait.

Cette prise de parole, ou ce silence, sont en partie déterminés par le lien entre le

prétexte et les intérêts des praticiens : ceux-ci peuvent agir par ré�exe conditionné.

Mais ils peuvent aussi agir en toute conscience, et ainsi adopter (ou faire adopter)

un comportement ré�échi, éventuellement di�érent de celui résultant du ré�exe.

Si l'initiative stratégique faisant prétexte apparaît portée collectivement par le

groupe dominant, les membres de ce groupe peuvent néanmoins y adhérer à des de-

grés divers. Certains sont convaincus par le projet, d'autres sont plus hésitants, voire

en désaccord. A tout moment, des membres du groupe dominant sont susceptibles de

faire savoir leur hésitation ou leur désaccord. Cela n'implique pas que l'existence du

groupe dominant soit remise en cause : la discussion est une pratique saine au sein

d'un groupe globalement consensuel. Mais, de fait, ces voix dissonantes convergent

avec les autres voix opposées au projet, émanant du groupe marginalisé. Ainsi, dans

la pratique tout projet ou initiative stratégique est porté, non pas par le groupe

au pouvoir, mais par une alliance spéci�que à cet événement, que nous appelons la

6.2. La domination d'une coalition de discours : deux mécanismes catalyseurs | 397

coalition du discours stratégique. Les partisans du projet peuvent invoquer des

raisons di�érentes d'y être favorables � leurs discours sont di�érents �, mais ils

forment de fait une alliance de circonstance. Celle-ci doit en a�ronter une autre :

la coalition du contre-discours. Ces considérations impliquent l'existence d'un

mécanisme générateur de ces alliances, que nous appelons coalitions de discours

(deuxième mécanisme).

Les coalitions de discours peuvent être constituées aussi bien de praticiens in-

ternes qu'externes à l'organisation. En e�et, une initiative stratégique interne peut

faire prétexte pour des praticiens extérieurs (parties prenantes diverses). L'initiative

peut elle-même avoir été suggérée, voire commanditée, depuis l'extérieur (maison-

mère, Etat,...).

Une coalition de discours a la possibilité de produire ses propres textes, en nom

collectif. Ces textes peuvent s'inspirer de ceux produits individuellement par les

membres de la coalition. Mais le discours tenu par une coalition n'est pas réductible

à la somme des discours tenus par ses membres. La coalition peut opérer une sélec-

tion parmi les textes produits par ses membres. Certaines idées sont intégrées à la

stratégie discursive de la coalition (éventuellement en les adaptant pour tenir compte

des réactions qu'elles ont suscitées 25), et pas d'autres. Des idées nouvelles peuvent

par ailleurs être intégrées, notamment sur la base de considérations stratégiques que

nous synthétisons plus bas.

En somme, une controverse naît entre un discours stratégique et un contre-

discours. A l'évidence, l'objectif d'une coalition est de faire en sorte que son discours

sorte `victorieux' de cette controverse, c'est-à-dire qu'il devienne le discours domi-

nant à l'intérieur de l'organisation 26. Comment un discours devient-il hégémonique ?

Notre réponse passe par l'idée que le prétexte ne fait pas tout. D'autres réalités,

actuelles et historiques, locales et sociétales, conditionnent l'issue de la controverse.

25. Ce qui renvoie aux deux notions de ré�exité et de récursivité (voir chapitre 2 et Grant &Marshak (2009)).26. L'idée de discours dominant rejoint le concept d'� ordre de discours � (Fairclough, 2005b).

Voir aussi Heracleous (2006).

398 | Chapitre 6. Les praticiens in�uents dans la fabrique de la stratégie : les coalitions de discours

Nous avons mis en évidence deux types de réalités que nous croyons déterminantes,

correspondant aux deux derniers mécanismes.

Premièrement, il peut arriver que la pratique quotidienne e�ective apparaisse en

décalage avec la pratique perçue comme `normale', `légitime', au regard des struc-

tures institutionnalisées (intra-organisationnelles) et `attendue' par ceux qui veillent

au maintien de ces structures. Nous appelons dénaturation organisationnelle

(troisième mécanisme) le mécanisme générateur de ce décalage. Si le décalage de-

vient excessif, il faut s'attendre à ce que des praticiens réclament un débat relatif aux

structures institutionnalisées : `faut-il les réa�rmer ou aller vers un changement ?'

Ce débat favorise une remise à plat des rapports de domination, ce qui ouvre la porte

à un changement de discours dominant. Remarquons qu'un décalage n'apparaît pas

du jour au lendemain, mais correspond à un processus historique : au moment où

un prétexte apparaît, le contexte est d'ores et déjà propice à une rupture.

Deuxièmement, le rôle des consommateurs des textes � les destinataires et lec-

teurs des textes produits par les coalitions � doit être pris en compte. A travers un

mécanisme historique de disposition à la lecture (quatrième mécanisme), ceux-ci

sont prêts à adhérer à certains discours plutôt qu'à d'autres. La coalition proposant

les discours demandés obtiennent un avantage.

Dans notre démarche pour découvrir `qui' fait la stratégie, nous avons examiné

comment les praticiens peuvent tenter d'interférer avec le fonctionnement autonome

de ces mécanismes. La stratégie qui se réalise e�ectivement est le résultat des e�ets

combinés de ces mécanismes et de l'action des praticiens.

Conclusion générale

Cette thèse conteste l'idée généralement admise selon laquelle le `dirigeant', com-

pris comme l'individu ou le groupe situé formellement au sommet de l'organi-

gramme hiérarchique, pilote l'organisation. Elle soulève ainsi la question de savoir

qui en est e�ectivement le pilote.

La question du pilotage de l'organisation renvoie notamment à celle des choix

stratégiques. A ce titre, le dirigeant prend bien entendu de nombreuses décisions qui

engagent l'organisation sur le long terme. Cependant, la question se pose de savoir

s'il s'agit à proprement parler de ses décisions, ou s'il ne fait qu'arrêter les décisions

à l'issue de leur fabrique, qui implique de multiples acteurs et sur laquelle il n'exerce

pas nécessairement la plus forte in�uence. Ce questionnement pointe en direction de

l'approche pratique de la stratégie (Whittington, 1996; Golsorkhi, 2006; Golsorkhi

et al., 2010), qui constitue la toile de fond de la thèse (chapitre 1).

Pour élaborer un projet stratégique, le dirigeant procède classiquement à une

analyse de l'environnement (interne et externe). L'enjeu de cette analyse est de

concevoir une stratégie capable de garantir l'alignement de l'organisation sur son

environnement, condition nécessaire à sa pérennité. Du fait de la rationalité limi-

tée du dirigeant (March & Simon, 1958), son analyse débouche sur une perception

toujours imparfaite, c'est-à-dire potentiellement erronée, de l'environnement. La re-

connaissance institutionnelle de ce risque d'erreur justi�e que les parties prenantes

à ce projet s'invitent dans le processus de son élaboration � dans la fabrique de la

stratégie.

Dirigeant et parties prenantes peuvent avoir des perceptions di�érentes de l'en-

vironnement. C'est en ce sens que l'organisation est dite polyphonique (Boje et al.,

2004) : chaque acteur livre son point de vue � son discours � sur l'environne-

ment et sur ce que serait la `bonne' stratégie à adopter. Malgré cette polyphonie,

400 | Conclusion générale

un discours dominant s'impose (Crossan et al., 1999; Fairclough, 2005b) et déter-

mine la stratégie appropriée. Ainsi, le discours se présente comme une pratique de

construction collective de la stratégie (chapitre 2).

La question fondamentale à ce stade est celle de savoir comment se forme le dis-

cours dominant. Bien qu'il soit possible d'être plus nuancé (par exemple Heracleous

& Barrett, 2001; Giroux & Marroquin, 2005), il existe à nos yeux deux grandes

approches pour répondre à cette question.

D'un côté, un courant interprétatif, dérivant des théories de l'apprentissage or-

ganisationnel (Nonaka, 1994) et de la psychologie sociale (Weick, 1979; Weick et al.,

2005; Gioia & Chittipeddi, 1991), met en avant le rôle de l'interaction dans la

construction de compréhensions partagées. S'ils mettent en commun leurs expé-

riences, par exemple dans le cadre de communautés de pratique (Brown & Duguid,

1991; Nooteboom, 2006; Dameron & Josserand, 2007), les individus développent de

schémas interprétatifs qui les amènent à s'entendre sur le sens à donner à chaque

nouvelle situation (Orr, 1986). Dans ce courant, la formation du discours dominant

apparaît comme un processus plus consensuel qu'il ne semble toutefois l'être en

réalité (Contu & Willmott, 2003).

D'un autre côté, un courant critique met l'accent sur la dimension politique du

discours. L'organisation se caractérise par des relations asymétriques de domination

et de pouvoir (Fairclough, 2009), qui rendent certains discours audibles et en margi-

nalisent d'autres. La polyphonie est une diversité con�ictuelle (Belova et al., 2008).

La lutte pour le discours dominant passe alors, pour les acteurs en position d'infé-

riorité, par la contestation de l'ordre établi. Bien qu'il existe un discours dominant

pré-existant, par leur action les acteurs peuvent réussir à le transformer (Giddens,

1984; Fairclough, 2005b).

Le courant critique retient notre préférence. En e�et, il nous semble essentiel

de reconnaître la dimension politique du discours. Dans l'action, aucun acteur ne

peut prétendre savoir quel discours est le `bon', c'est-à-dire le plus conforme à l'en-

vironnement. Même s'ils le savaient, ils pourraient agir stratégiquement et feindre

l'ignorer, en particulier si cette `bonne' perception était porteuse de conséquences

Conclusion générale | 401

contraires à leurs intérêts (Habermas, 1999; Crozier & Friedberg, 1977). En somme,

cette thèse met un accent particulier sur le rôle des stratégies (discursives) d'acteurs

dans la formation et la transformation du discours dominant.

A ce stade, la question de savoir qui fait la stratégie peut se subdiviser en trois

sous-questions.

La première question consiste à se demander qui produit des textes (la manifes-

tation observable d'un discours : un courrier, une allocution,... véhiculant un point

de vue particulier sur l'objet dont il est question). La transformation du discours

dominant suppose en e�et l'émergence de contre-discours (Fairclough, 2005b). Il est

particulièrement intéressant d'examiner qui sont les auteurs de ces textes : pourquoi

ces acteurs et pas d'autres ?

La deuxième question consiste à examiner comment les acteurs utilisent la pro-

duction de textes pour tenter d'exercer une in�uence sur la stratégie. Comme le

souligne Fairclough (2005b), une condition pour qu'un contre-discours émergent

parvienne à transformer l'ordre de discours (le discours dominant pré-existant), est

qu'il soit sélectionné dans une stratégie d'acteurs e�cace. Pour comprendre qui fait

la stratégie, il convient d'examiner ce qu'est une stratégie d'acteurs e�cace.

La troisième question relativise le pouvoir des acteurs dans la fabrique de la

stratégie. En e�et, elle interroge les conditions contextuelles susceptibles de favori-

ser la prise de pouvoir d'un contre-discours (ou au contraire l'ancrage de l'ordre de

discours). L'organisation est encastrée dans un contexte socio-historique, dont l'évo-

lution échappe à l'intentionnalité des acteurs, et qui détermine en partie le pouvoir

d'un (contre-)discours (Bourdieu, 1975).

Nous avons examiné ces questions à travers l'étude du cas de la commune de

Saint-Pré-le-Paisible (chapitre 3). Cette commune rurale alsacienne de 500 habi-

tants a traversé un épisode stratégique particulièrement adapté à notre recherche :

l'élaboration d'un nouveau Plan Local d'Urbanisme (PLU). A l'essentiel, un PLU

exprime une intention stratégique pour la commune et laisse entrevoir les principaux

402 | Conclusion générale

projets qui seront réalisés durant les 15 à 20 ans à venir.

Le projet de PLU présenté à la population en janvier 2007 par le conseil munici-

pal, fait suite à une ré�exion stratégique initiée dès juin 2004. Vivement controversé,

notamment par des associations écologistes relayées localement par un collectif de

riverains, ce projet est néanmoins approuvé en novembre 2007. Mais en mars 2008,

les détracteurs de ce projet, constitué en liste d'opposition, remportent les élections

municipales. Leur première action est de mettre le PLU en révision.

Au coeur de la controverse, le PLU prévoit en particulier deux projets : d'une

part, la création d'un lotissement résidentiel (5 à 6 hectares) et, d'autre part, l'im-

plantation d'une zone touristique et de loisirs qui in�uence le zonage communal

de près du quart du ban communal. Les détracteurs avancent que ces projets sont

inadaptés à l'environnement de la commune et insistent plus particulièrement sur

son coût environnemental (déboisements, disparition de terres agricoles, etc.). Ils

produisent de nombreux textes pour faire part de leurs points de vue à l'ensemble

de la population et des parties prenantes intéressées. Ces dernières, de même que le

conseil municipal, réagissent à des degrés divers.

Détracteurs et partisans s'accordent sur ce qu'est la mission d'une municipalité :

satisfaire les besoins de la population locale. Mais leurs discours s'opposent en ce qui

concerne leurs perceptions de l'environnement, qui rendent compte de propositions

stratégiques diamétralement opposées. Chacun des deux `camps' est persuadé que

sa perception est la `bonne' et que celle de l'autre est subjective, voire intéressée. En

réalité, malgré les e�orts consentis pour analyser l'environnement, nul ne sait avec

certitude lequel des points de vue est le plus rationnel.

A nouveau, la question n'est pas de savoir qui a raison et qui a tort (Weick

et al., 2005). Notre recherche vise à comprendre comment, de l'a�rontement entre

ces multiples points de vue, un discours dominant s'est imposé.

Bien que le conseil municipal ait approuvé le PLU en novembre 2007, le résultat

des élections municipales suggère que le discours dominant est tendanciellement

défavorable au PLU. Est-ce à dire que le conseil municipal a mal évalué les attentes

Conclusion générale | 403

de la population ? Nous ne le pensons pas, pour deux raisons.

Premièrement, l'opinion des électeurs à propos du PLU n'est pas donnée : elle

dépend de la façon dont ils perçoivent le PLU, c'est-à-dire du discours auquel ils

adhèrent. Leur opinion a donc pu évoluer durant l'épisode de la fabrique du PLU,

au gré de la controverse, y compris entre l'approbation du PLU (novembre 2007) et

les élections municipales (mars 2008), en raison de la campagne électorale.

Deuxièmement, il y a une di�érence importante à faire entre, d'une part, ce

que la population perçoit comme étant dans son intérêt et, d'autre part, ce qui est

e�ectivement dans son intérêt. Pour le dire autrement, une décision impopulaire

n'est pas nécessairement une mauvaise décision (Boudon, 2001). Ainsi, le conseil

municipal peut faire ce raisonnement : soit la population adhère à son discours,

dans ce cas elle votera en sa faveur ; soit elle adhère au discours des détracteurs du

PLU, dans ce cas on peut se demander si elle n'est pas sous in�uence.

Les déclarations du maire sortant (battu en 2008) montrent que celui-ci estime

que la population a été in�uencée par la stratégie discursive des détracteurs du

PLU. Par conséquent, il n'est pas certain que le conseil municipal ait mal évalué

les attentes de la population. Il nous semble plus exact d'a�rmer que le conseil

municipal est resté �dèle à sa première perception de l'environnement. Son intention,

à travers cette �délité, semble consister en une prise en compte critique des attentes

des parties prenantes, c'est-à-dire une prise en compte éclairée par l'analyse des

processus politiques et des discours qui ont construit ces attentes (Reisigl & Wodak,

2009).

Encore une fois, nous ne cherchons pas à montrer que le conseil municipal a eu

`raison' de passer outre les attentes de la population. Mais nous a�rmons que ces

attentes peuvent avoir été construites par un discours et que le conseil municipal

avait peut-être ses raisons de penser que ce discours était erroné : ne venait-il pas

de consacrer deux ans et demi à une coûteuse analyse de l'environnement ?

En dé�nitive, la question posée par le cas de Saint-Pré-le-Paisible semble bien être

celle de savoir � non pas pourquoi le conseil municipal a pris la `mauvaise' décision

404 | Conclusion générale

(en dépit des apparences, il n'est pas possible d'a�rmer que c'est le cas), mais �

comment les détracteurs du PLU sont parvenus à faire prévaloir leur discours. Par

ailleurs, puisque ce faisant les détracteurs ont exercé la plus forte in�uence sur la

fabrique de la stratégie (déjà antérieurement à leur élection, qui ne fait qu'o�cialiser

leur domination), ils sont les pilotes de l'organisation et il importe de savoir plus

précisément qui ils sont.

Pour examiner l'identité du pilote de la commune de Saint-Pré-le-Paisible, nous

rendons compte d'une analyse critique de discours (ACD) (chapitre 4). L'ACD

n'est pas seulement un ensemble de méthodes et de techniques de recherche. C'est

aussi et surtout une école de pensée, composée de plusieurs perspectives théoriques

sur l'implication du discours dans la construction sociale de la réalité (Berger &

Luckmann, 1996; Wodak & Meyer, 2009a).

L'ACD se distingue d'autres paradigmes impliquant le discours, par deux aspects

(Phillips & Hardy, 2002). D'une part, elle attache une grande importance au contexte

de la production de textes, plutôt qu'à l'analyse détaillée de textes sortis de leur

contexte. D'autre part, elle tend à se focaliser sur la dimension politique du discours,

sur la capacité des acteurs d'utiliser le discours comme ressource pour provoquer un

e�et recherché (Hardy et al., 2000; Phillips & Hardy, 1997), plutôt que sur le pouvoir

`constructif' du discours lui-même qui tend à occulter la question des stratégies

d'acteurs (Phillips & Hardy, 2002).

La version particulière de l'ACD que nous mobilisons � une approche dite

dialectique-relationnelle (Fairclough, 2005b, 2009) �, s'appuie sur les postulats du

réalisme critique (Leca & Naccache, 2006; Reed, 2005; Fleetwood, 2005; Brown et al.,

2001). Ce faisant, elle pense le contexte comme étant une réalité objective (hypo-

thèse ontologique). En revanche, elle considère que la connaissance de ce contexte

est toujours une représentation imparfaite, limitée par les possibilités du langage,

de cette réalité (hypothèse épistémologique). Concevant le réel comme un système

ouvert, et admettant par suite que toute relation entre deux variables est toujours

susceptible d'être a�ectée par d'autres variables (incontrôlables), le réalisme critique

Conclusion générale | 405

privilégie les méthodes qualitatives (Fairclough, non publié).

Par ailleurs, le réalisme critique établit une distinction importante entre deux

niveaux de réalités : celui des structures et celui de l'action (Fairclough, 2005b). Cette

distinction rejoint la théorie de la structuration de Giddens (1984) : les structures

sont à la fois le résultat et le moyen de l'action ; à travers l'action, les acteurs

(re)produisent mais peuvent aussi transformer les structures.

Par suite, dans l'action, les acteurs produisent des textes qui s'a�rontent et se

combinent pour former un ordre de discours (le discours dominant), lequel appar-

tient au domaine des structures (Fairclough, 2005b; Phillips et al., 2004). Fairclough

(2005b) appelle à un examen du processus menant de l'émergence d'un discours dans

des textes à sa domination dans l'organisation, qui passe selon lui par un examen

attentif des stratégies discursives des acteurs.

L'ACD implique la collecte de données à la fois textuelles et contextuelles.

Concernant les données textuelles, Phillips & Hardy (2002) recommandent de pri-

vilégier les textes produits spontanément par les acteurs, dans le cours normal de

leur pratique. A la di�érence notable des entretiens, ces textes `naturels' jouent un

rôle dans la fabrique de la stratégie (pour ce qui nous concerne ici). S'agissant d'une

étude a posteriori, nous avons mis en place un processus de récupération des textes

`naturels' impliquant des acteurs du terrain. Précisons encore ici que nous sommes

familiers de la commune de Saint-Pré-le-Paisible 27. Nous avons également e�ectué

des recherches de documents en ligne. Concernant les données contextuelles, elles

comportent notamment l'intégralité du dossier du PLU (l'objet de la controverse)

et 40 articles de presse quotidienne régionale relatant les faits et citant des propos

signi�catifs des acteurs.

Les données textuelles s'analysent au moyen d'outils linguistiques, tandis que

l'analyse des données contextuelles nécessite des outils plus classiques � nous rete-

nons les techniques génériques de l'étude longitudinale d'un cas unique (Yin, 2003).

27. Je suis le �ls du maire sortant battu en 2008. Voir la discussion à ce sujet au chapitre 4, quinuance en particulier le risque de biais a�ectifs. Rappelons que cette thèse n'a pas pour �nalitéde donner raison ou tort à tel ou tel acteur. Il s'agit de comprendre comment un discours devientdominant et quel acteur exerce la plus forte in�uence sur la fabrique du discours dominant.

406 | Conclusion générale

Le principe de base de l'approche dialectique-relationnelle consiste à analyser les

relations dialectiques entre les données textuelles et contextuelles.

Un préalable à l'analyse est de dé�nir les catégories de données pertinentes pour

notre recherche. Pour approcher l'identité des acteurs dans une perspective critique,

nous avons retenus trois indicateurs : leur discours, leurs intérêts et leur genre 28.

Nous avons tout d'abord étudié la totalité de notre base de données, à la recherche

des praticiens impliqués dans la controverse du PLU. Nous avons ensuite a�né la

recherche, pour examiner le discours, les intérêts et le genre des praticiens impli-

qués (chapitre 5). Nous avons identi�é 13 �gures stratégiques. Ce concept, que

nous proposons, désigne un personnage-type susceptible d'être impliqué dans toute

situation et qui se caractérise par son genre. Les �gures stratégiques représentent

une tentative de généralisation analytique (Yin, 2003; Eisenhardt, 1989) du genre

des praticiens particuliers rencontrés à Saint-Pré-le-Paisible. Elles o�rent également

une meilleure connaissance des praticiens impliqués dans la fabrique discursive de

la stratégie, contribuant ainsi à répondre à notre première question de recherche :

qui produit des textes ?

L'identi�cation des �gures stratégiques constitue une analyse primaire des don-

nées, nécessaire pour e�ectuer une analyse secondaire (chapitre 6). A travers ce

deuxième échelon d'analyse, nous identi�ons quatre mécanismes de la fabrique dis-

cursive de la stratégie. Chacun de ces mécanismes a la propriété d'être autonome :

ils produisent leurs e�ets indépendamment des acteurs, mais ces derniers peuvent

tenter des manoeuvres pour modi�er ces e�ets à leur avantage. Y parvenir, c'est

exercer une in�uence sur la fabrique de la stratégie.

L'e�et de prétexte est le mécanisme explicatif de la production de textes.

L'émergence de textes est subordonnée à l'apparition d'un prétexte, c'est-à-dire

d'un événement de nature à menacer les intérêts d'un ou plusieurs praticiens et qui

conduit ceux-ci à produire des textes en vue d'in�uencer le �ux des événements

28. Fairclough (2005b) dé�nit le genre comme la façon d'agir discursivement. Un genre peut ainsis'exprimer à travers le choix d'un canal de communication, la nature des arguments utilisés,.... Nousle comprenons plus généralement comme une forme de savoir-faire pratique d'où l'acteur tire sonpouvoir.

Conclusion générale | 407

subséquents. L'e�et de prétexte explique non seulement qui produit des textes, mais

également qui choisit de se taire.

Les coalitions de discours réfèrent au mécanisme explicatif de la formation

d'alliances de circonstance entre praticiens, malgré des discours di�érents. Il s'amorce

suite à la remise en cause des rapports de domination institutionnalisés, par un

prétexte su�samment fort. Tout en conservant leur discours individuel, les membres

d'une coalition se réunissent sous la bannière d'un discours de groupe (qui n'est pas

la somme des discours de ses membres). Le terme de coalitions de discours désigne

à la fois le mécanisme et les alliances qu'il produit.

La dénaturation organisationnelle désigne le mécanisme par lequel la pra-

tique quotidienne e�ective apparaît de plus en plus en décalage avec les structures

institutionnalisées de l'organisation, c'est-à-dire plus exactement avec la pratique

`normale' prescrite par ces structures et attendue par ceux qui veillent à leur main-

tien. Ce mécanisme incite les praticiens à se demander si le temps n'est pas venu de

remettre en question ouvertement les structures institutionnalisées.

La disposition à la lecture propose l'existence d'un mécanisme par lequel les

consommateurs des textes sont socialement conditionnés pour adhérer à certains

discours, plutôt qu'à d'autres. Ce mécanisme tend à recontextualiser, au sein de

l'organisation, un discours venu d'ailleurs. Le terme de disposition à la lecture réfère

à la fois au mécanisme et à l'état d'esprit résultant de ce mécanisme.

Ensemble, ces quatre mécanismes répondent à nos trois questions de recherche.

Nous savons mieux qui produits de textes (les �gures stratégiques et les coalitions de

discours en tant de groupe de praticiens). Au titre de leur identité, nous savons grâce

à l'e�et de prétexte que les producteurs de textes sont des praticiens dont les inté-

rêts sont susceptibles d'être menacés par le prétexte en question. Nous savons mieux

également comment les praticiens utilisent et/ou peuvent utiliser la production de

textes pour tenter d'in�uencer la fabrique de la stratégie. Les coalitions de discours

(en tant que mécanisme de formation d'alliances) constitue une opportunité pour le

succès d'une stratégie discursive. Les manoeuvres disponibles pour tenter d'in�uen-

cer les mécanismes sont autant de tactiques à inclure dans une stratégie discursive

408 | Conclusion générale

d'acteurs. En�n, nous savons mieux quelles conditions sont susceptibles de favo-

riser la domination d'un (contre-)discours. La dénaturation organisationnelle et la

disposition à la lecture sont des mécanismes qui se développent dans la durée jus-

qu'au moment où ils produisent leurs e�ets, favorables ou défavorables aux di�érents

acteurs.

Nous venons dans proposer un résumé de notre thèse. A présent, nous en clari�ons

les principales contributions. Nous mettons en évidence également les limites de ce

travail, tout en accueillant à bras ouverts les commentaires du lecteur qui nous

aideront à poursuivre l'amélioration de notre ré�exion. Nous envisageons �nalement

les voies de poursuite qui se présentent à nous.

Contributions

Une contribution peut se dé�nir comme un point de vue étayé que le chercheur pro-

pose dans une conversation existante au sein de la communauté scienti�que (Cos-

sette, 2009). Nous identi�ons ainsi les principaux débats en lien avec notre recherche

et exprimons notre position relative à ces discussions.

Contributions théoriques

Le stratège en action. Dans le courant pratique de la stratégie, une question

actuelle est de savoir qui est un stratège : � the strategy-as-practice research agenda

alerts us to the need for a broader conceptualization of who is a strategist and a more

detailed analysis of what that means for strategy research than is traditionally posed

in the strategy literature � (Jarzabkowski et al., 2007, p.11). Nous avons remis en

cause l'idée selon laquelle les `dirigeants' seraient les pilotes de l'organisation. Nous

soutenons que tous les praticiens sont susceptibles de jouer un rôle stratégique à

un moment ou à un autre, et tout particulièrement s'ils ont des intérêts à défendre

vis-à-vis d'un projet ou d'une décision qui les menacent. Lorsque c'est le cas, ces pra-

ticiens doivent être pris au sérieux et considérés comme des stratèges à part entière,

plutôt que comme de simples `participants' (Mantera & Vaara, 2008). L'attitude qui

Conclusion générale | 409

consiste à présenter une stratégie toute faite aux participants, ou parties prenantes,

puis de négocier avec elles des arrangements à la marge, nous paraît de moins en

moins viable. Il s'agit au contraire de faire collectivement la stratégie.

Cette recherche a permis de faire émerger les concepts de �gures stratégiques et

de coalitions de discours, qui sont respectivement les stratèges au niveau d'analyse

individuel et du groupe. Ces concepts rendent compte des stratégies discursives

des praticiens. Chaque �gure stratégique se caractérise ainsi par un genre (façon

d'agir) qui lui donne un pouvoir particulier. Les coalitions de discours tirent parti

de la complémentarité des �gures stratégiques qui les composent, tout en ayant une

voix propre qui leur permet de peser sur la fabrique de la stratégie. Plutôt que les

`dirigeants', les `�gures stratégiques' et les `coalitions de discours' constituent les

catégories pertinentes pour décrire et analyser les protagonistes du faire stratégique.

L'émergence et la domination d'un discours. Dans le courant de l'analyse cri-

tique de discours 29, un axe de recherche essentiel consiste à examiner comment le

discours d'acteurs marginalisés peut contribuer au changement 30 et à la transfor-

mation des rapports de domination existants, alors que ceux-ci ampli�ent la voix

du groupe dominant plus vraisemblablement favorable au statu quo politique (Fair-

clough, 2009; Phillips & Hardy, 2002). A ce sujet, Fairclough (2005b) invite en

particulier les chercheurs à s'intéresser aux conditions d'émergence et d'hégémo-

nie d'un (contre-)discours dans l'organisation. Cette thèse répond à la question de

l'émergence de textes en proposant le mécanisme d'e�et de prétexte. Ce mécanisme

rend compte du comportement des praticiens qui peuvent choisir de s'exprimer ou

29. Rappelons ici que l'analyse critique de discours n'est pas une technique d'analyse de donnéestextuelles, comme son nom pourrait le laisser penser. Tout comme l'analyse stratégique est unethéorie sociologique des organisations (d'où découle une méthode d'analyse), l'analyse critique dediscours se présente comme une école de pensée qui comprend plusieurs approches théoriques. L'ap-proche dialectique-relationnelle développée par Fairclough (2005b, 2009), sur laquelle nous prenonsappui dans cette thèse, est l'une de ces approches. Elle comporte des implications méthodologiquesgénérales (voir aussi Phillips & Hardy, 2002; Vaara & Tienari, 2005; Vaara, 2010a).30. Social et organisationnel. Ici, le changement organisationnel s'entend dans une acception

large, incluant notamment le changement stratégique, y compris au sens d'un changement dans lapratique quotidienne de la stratégie.

410 | Conclusion générale

de rester silencieux. Notre analyse révèle que la production de textes est avant tout

le fait d'individus intéressés � pour ou contre � par l'événement du moment. Nous

avons montré également que le silence a priori surprenant de certains acteurs, ne

doit pas être compris comme une inaction, mais comme l'action de se taire, laquelle

peut avoir des conséquences importantes sur l'issue d'une controverse. Phillips et al.

(2004) ont également examiné l'émergence de textes, mais ils s'inscrivent dans une

perspective interprétativiste (Weick, 1995; Berger & Luckmann, 1996) qui détourne

leur attention de la dimension politique de la production de textes. Ils reconnaissent

l'importance de produire des textes pour légitimer des projets sensibles, mais ils

négligent les e�orts réciproques de certains praticiens pour délégitimer ces projets.

Nous avons également exploré les conditions de l'hégémonie d'un discours. En

supposant que des textes émergent, nous soutenons que la probabilité qu'ils de-

viennent dominants dans l'organisation augmente si ces textes sont intégrés dans

une stratégie discursive pertinente et si le groupe dominant existant se déchire. Une

stratégie pertinente inclut notamment la prise en compte de la disposition à la lec-

ture des consommateurs de textes. Le groupe dominant risque plus fortement de se

déchirer si un ou plusieurs de ses membres estiment que l'accord implicite, fédérant

ce groupe, a été rompu ; cette perception est favorisée en situation de dénaturation

organisationnelle.

La critique de la critique. Nous voudrions également réagir dans un autre débat

au sein de l'analyse critique de discours, et plus généralement des critical mana-

gement studies. Le courant critique conçoit l'organisation (et la société en géné-

ral) comme une structure hégémonique, caractérisée par des rapports de domina-

tion entre les praticiens. Le projet critique est alors de favoriser l'émancipation du

groupe dominé (par exemple Huault & Perret, 2009), victime des abus de pouvoir du

groupe dominant (Phillips & Hardy, 2002, citant van Dijk (1996)). Nous adhérons

à ce projet progressiste, mais en insistant sur la nécessité de bien identi�er, dans

chaque situation, qui est le dominé et qui est le dominant. Comme nous l'avons

déjà souligné, les `dirigeants' au sens classique ne sont pas par dé�nition en posi-

Conclusion générale | 411

tion de domination. Par ailleurs, leur statut social peut contraindre leur action. Par

exemple, il est socialement moins acceptable pour un élu d'insulter publiquement

un de ses administrés, qu'inversement. De façon générale, il y a un prix à payer pour

exercer les fonctions de direction. Tout en cherchant à améliorer la société, il faut

également veiller à ne pas décourager l'esprit d'entreprise en stigmatisant certaines

catégories de praticiens. La droiture et l'éthique n'appartiennent à personne.

Les coalitions de discours et les communautés de pratique. Il est possible de

percevoir une proximité entre le concept de coalitions de discours, que nous avons

proposé, et celui de communautés de pratique (Brown & Duguid, 1991; Wenger,

1998). Une coalition de discours peut se dé�nir comme une alliance de circons-

tances, toujours provisoire, composée de praticiens dont les intérêts convergent, et

dont l'objectif est de prendre l'ascendant sur la controverse qui l'a faite se for-

mer. Une communauté de pratique se dé�nit quant à elle comme un � groupe auto-

organisé d'individus partageant le même centre d'intérêt � et dont l'objectif est plus

particulièrement orienté vers la production de connaissances par le biais de l'in-

teraction (voir Dameron & Josserand, 2009, pp.129-130). Nous pourrions dire, en

première approche, qu'une coalition de discours est une communauté de pratique

particulière, dont la pratique fondamentale est la production de textes. Cependant,

l'objectif premier d'une coalition de discours n'est pas la création de connaissances,

mais l'exercice d'un contrôle du pilotage de l'organisation. En somme, nous dirions

que le concept de communauté de pratique appartient plutôt à un courant inter-

prétatif, et celui de coalition de discours à un courant critique, du faire stratégique.

Nous transposons ici au domaine du faire stratégique, les courants interprétatifs et

critiques tels qu'ils ont été identi�és dans le domaine du discours par Heracleous &

Barrett (2001).

Contributions pour la pratique

Nous avons adopté un positionnement critique. Dans ce cadre, notre ambition est

de contribuer au développement de connaissances du management, et non pour ou

contre le management. Les problèmes éthiques ne sont pas inhérents à ces connais-

412 | Conclusion générale

sances, ni aux outils qui en découlent ; ils se posent dans la pratique, c'est-à-dire

dans l'usage que les praticiens font de ces connaissances et de ces outils. Les contri-

butions de cette recherche pour la pratique sont à l'attention des managers, dans

leur rôle au service de la pérennité de leur organisation.

La transférabilité de la méthode. La méthode que nous avons mise en oeuvre

pour analyser le cas de Saint-Pré-le-Paisible � spéci�quement, la fabrique du projet

de PLU dans son contexte social et historique � est transférable à d'autres projets

dans d'autres organisations. Cette méthode peut être utilisée par les praticiens dans

la phase d'avant-projet pour favoriser le bon déroulement des phases ultérieures. A

l'essentiel, il s'agit de prévenir les con�its au moment de l'annonce et de la mise en

oeuvre du projet, qui sont des sources d'allongement de la durée du projet.

En matière d'étude de faisabilité, outre les aspects techniques et �nanciers, la

dimension humaine, sociale ne doit pas être négligée. `Quels sont les intérêts en pré-

sence ?', `quels sont les discours locaux et sociétaux qui pourraient servir à légitimer

ou à délégitimer le projet ?', `qui sont les praticiens dont l'implication paraît prévi-

sible ?', `sur l'appui de quels praticiens serait-il opportun de pouvoir compter ?' sont

quelques unes des questions que les managers devraient se poser en amont de l'an-

nonce du projet. L'objectif est d'avoir dès que possible un état complet des `�gures

stratégiques' en présence, et d'établir des scénarios sur la formation de `coalitions

de discours'. Il est alors possible de construire une stratégie discursive visant à neu-

traliser les comportements jugés dysfonctionnels (pénalisent l'organisation). Nous

avons présenté plusieurs manoeuvres que les managers peuvent exploiter.

Intercommunal sera le genre rural. Le champ du management des territoires

est secoué actuellement, d'une part, par la réforme des collectivités territoriales

(en admettant qu'elle se concrétise) et, d'autre part, par les évolutions du code de

l'urbanisme consécutives au Grenelle de l'environnement.

Nous avons expliqué en quoi, à notre avis, la réforme des collectivités territo-

riales renforce la visibilité des Etablissements Publics de Coopération Intercommu-

nale (EPCI). Certains évoquent l'hypothèse d'une disparition des communes. Si cela

Conclusion générale | 413

prendra du temps, une première étape pourrait consister en des transferts de com-

pétences, des communes vers leur EPCI de rattachement. Cette thèse contribue aux

débats relatifs à l'urbanisme, qui reste pour l'essentiel une compétence communale.

Le cas de Saint-Pré-le-Paisible suggère qu'en milieu rural, une organisation à base

de PLU communaux est un obstacle à une stratégie ambitieuse de développement du

territoire. Alors que la stratégie intercommunale (concrètement, le Schéma Directeur

d'Aménagement et d'Urbanisme) prévoyait l'implantation d'un projet touristique à

Saint-Pré-le-Paisible, le débat démocratique n'a impliqué en pratique que les seuls

citoyens de cette commune. Nous avons montré que la plupart des opposants `actifs'

avaient de forts intérêts personnels à s'opposer. Il nous semble important de protéger

les projets de leur impopularité locale. Des PLU intercommunaux permettraient une

meilleure appréciation de leur popularité, même si celle-ci ne garantit pas que le

projet soit stratégiquement pertinent.

Contributions méthodologiques

Une application empirique de l'approche dialectique-relationnelle. L'approche

dialectique-relationnelle de l'analyse critique de discours, développée notamment par

Fairclough (2005b, 2009), n'a fait l'objet d'aucune application empirique antérieure

(à notre connaissance) dans le champ de la stratégie. Ce peut être la conséquence de

sa complexité : � Fairclough argues that discourses should be ideally analysed simul-

taneously at textual (micro-level textual elements), discursive practice (the produc-

tion and interpretation of texts) and social practice (the situational and institutional

context) levels, which is theoretically helpful but empirically very di�cult to achieve �

(Vaara, 2010a, p.219). Cette complexité réside dans la nécessité d'opérationnaliser

la double distinction `action/structures' et `textes/contexte'. Ces deux distinctions

impliquent en e�et une collecte de données longitudinales, ce qui suppose que ces

données existent et soient accessibles au chercheur. Elles posent également des dé�s

en matière de traitement et d'analyse des données collectées.

Malgré cette complexité, l'approche dialectique-relationnelle nous semble pleine

de potentiel pour l'étude de la fabrique de la stratégie. La distinction `action/structures'

414 | Conclusion générale

permet d'examiner comment la pratique locale, les micro-activités individuelles du

quotidien, ont e�ectivement des conséquences organisationnelles et stratégiques jus-

ti�ant d'y prêter une attention particulière. Cette problématique est fondamentale

pour le courant pratique de la stratégie (Johnson et al., 2003; Whittington, 2006).

De même, la distinction `textes/contexte', qui contraste avec d'autres méthodes qui

tendent à tout réduire au discours (Vaara, 2010a), permet d'examiner comment le

langage fait une di�érence sur l'action et les structures à travers la production de

sens (Weick, 1979; Weick et al., 2005). Cette problématique est centrale dans les

approches discursives des organisations et de la stratégie (Fairclough, 2005b; Phil-

lips et al., 2004; Cooren, 2004; Phillips & Hardy, 1997). Par ailleurs, cette seconde

distinction implique de combiner des méthodes et techniques linguistiques (pour

les données textuelles) et d'autres plus conventionnelles (pour les données contex-

tuelles). C'est ainsi que le chapitre 3 fournit une description détaillée de cas (Yin,

2003), tandis que les chapitres 5 et 6 rendent compte de l'analyse (multi-méthodes)

des textes et des discours.

De manière rétrospective, nous estimons avoir géré cette complexité en faisant

preuve de `pragmatisme méthodologique'.

Un pragmatisme méthodologique. La théorie enracinée se distingue par sa dé-

marche qui recommande de procéder à la collecte de données préalablement à tout

cadrage théorique (notamment Glaser & Strauss, 1967). Ceci permet de conserver

une �exibilité théorique (Eisenhardt, 1989). Nous n'avons pas retenu cette approche

(voir plus loin). Toutefois, à travers l'idée de pragmatisme méthodologique, nous

avançons qu'une �exibilité de ce type est utile en matière de méthodes et techniques

d'analyse de données � en particulier d'analyse des textes.

En e�et, le travail des chercheurs en sciences de gestion vise à mieux comprendre

les phénomènes organisationels � en utilisant les techniques linguistiques comme

outil (par exemple) �, et non pas à comprendre les usages de la langue � en utilisant

les organisations comme terrain (Boje et al., 2004). La production de textes est le

phénomène organisationnel examiné dans cette thèse. L'objectif n'est pas d'étudier

Conclusion générale | 415

comment les praticiens manient les �gures de style ou la rhétorique, ni comment ils

fabriquent des narrations. Il s'agit bien de comprendre qui pilote l'organisation par

le biais de la production de textes, peu importe les procédés linguistiques particuliers

qu'ils emploient (le plus souvent, ils en emploient plusieurs et de manière � purement

empirique � (Girin, 1990)).

Cela implique l'impossibilité pour le chercheur de déterminer a priori quelle(s)

technique(s) d'analyse de textes sont pertinentes pour sa recherche. Plus loin, il est

possible qu'aucune méthode particulière ne soit satisfaisante, mais que seule une

approche éclectique � pragmatique � le soit. Par exemple, l'analyse thématique de

tel texte peut être instructive (parce que son auteur est sensible à certains thèmes et

pense que les lecteurs le sont aussi), tandis que tel autre texte ne délivrera ses secrets

qu'à travers une analyse narrative (parce que son auteur sait raconter des histoires

captivantes et qu'il exploite cette compétence pour faire passer son message).

En somme, le pragmatisme méthodologique est l'attitude qui consiste, pour le

chercheur, à lire un texte sans a priori sur ce qu'il y cherche, puis à se poser cette

question : `par quels procédés ce texte est-il susceptible d'in�uencer, de manipuler

le lecteur ?'.

Nous espérons susciter un débat autour de cette idée de pragmatisme méthodo-

logique. Notamment, la question se pose de savoir comment cadrer ce pragmatisme

pour le rendre néanmoins rigoureux, et le faire ainsi accéder au statut d'� opportu-

nisme méthodique � (Journé, 2005; Girin, 1989).

Limites

Cette thèse comporte également des limites, que nous mettons en évidence. Nous les

considérons avant tout comme des pistes d'amélioration de nos travaux ultérieurs.

Elles ne remettent pas en cause les contributions de cette recherche que nous venons

d'exposer.

416 | Conclusion générale

Limites contextuelles

Un premier ensemble de limites est spéci�que du design de recherche adopté.

Un terrain pas si particulier ? S'il existe une norme en matière de terrain de

recherche en sciences de gestion, les communes rurales en sont éloignées. Nous consi-

dérons cette originalité comme un point fort de cette thèse. En e�et, si l'action mi-

croscopique de chaque individu dans une organisation peut avoir des conséquences

stratégiques importantes, alors l'action peu médiatisée d'une commune rurale peut

de la même façon avoir des e�ets notables sur les territoires et la société dans lesquels

elle est encastrée.

Mais ce terrain reste néanmoins particulier. Notamment, dans une commune les

dirigeants (au sens `classique') sont démocratiquement élus. Ils sont ainsi particuliè-

rement vulnérables à l'insatisfaction des autres praticiens. Ce contexte démocratique

encourage la production de textes, la controverse. Dans ce contexte, un projet im-

populaire peut venir à bout du dirigeant, qui a grossièrement le choix entre renoncer

à son projet (il perd) ou passer en force et perdre les prochaines élections (il perd).

Il n'est pas tout à fait légitime, en pratique, à prendre des virages stratégiques : il

propose mais ne dispose pas.

Est-ce si di�érent dans des organisations plus classiques ? Le dirigeant-fondateur

d'une PME, par exemple, n'est-il pas au gouvernail de son entreprise ? Cela se dis-

cute. Dans tous les cas, ses décisions peuvent être critiquées, même informellement,

pour éventuellement donner naissance à un contre-discours apparemment impuissant

mais générateur d'un climat pénalisant. Une manière d'approfondir la question serait

de répliquer l'analyse dans d'autres organisations, pour évaluer la généralisabilité de

nos résultats (Tsang & Kwan, 1999).

Des résultats généralisables ? En optant pour l'étude d'un cas unique et holiste

(Yin, 2003), nous ne pouvons bien entendu pas prétendre à une généralisation statis-

tique de nos résultats. Cela n'était d'ailleurs pas notre objectif. Partant du constat

que la décision stratégique peut échapper au dirigeant o�ciel (qui en est pourtant

Conclusion générale | 417

tenu pour responsable), il nous a semblé plus urgent de comprendre � ne serait-ce

que dans un seul cas � comment cela peut se produire et ce que cela signi�e pour

la théorie et pour la pratique.

Toutefois, cette compréhension serait d'une portée limitée si elle ne pouvait vé-

ritablement prétendre à aucune transférabilité à d'autres situations (Hirschman,

1986). Nous pensons que le système conceptuel que nous avons développé est trans-

férable. Par exemple, les concepts de �gures stratégiques et de coalitions de discours

sont disponibles pour analyser toute nouvelle situation, même si dans d'autres cas

elles ne se manifestent pas et que ces concepts ne sont d'aucune utilité pratique. De

façon générale, nous avons cherché à isoler des structures et des mécanismes géné-

raux existant dans le réel, sans préjuger de la fréquence à laquelle ces mécanismes

se manifestent empiriquement. Cette idée soulève la question des critères de vali-

dité d'un recherche réaliste critique, sur laquelle nous butons de manière récurrente

(Koeberlé & Lewkowicz, 2009) mais qu'il nous a fallu mettre de côté en raison de

contraintes de calendrier.

Limites méthodologiques

Absence de triangulation des analystes (double-codage). Une limite impor-

tante de cette recherche réside dans le fait que nos analyses n'ont pas fait l'objet

d'un double codage. Un chercheur qui répliquerait nos analyses obtiendrait-il des

résultats identiques ? Ferait-il le même repérage des praticiens pertinents à la situa-

tion étudiée ? Détecterait-il des intérêts en présence qui nous aurait échappé ? Son

analyse des données aurait-elle fait émerger les mêmes mécanismes ?

Du point de vue de la �abilité des résultats � si ce critère de validité s'applique

aux recherches réalistes critiques �, le pragmatisme méthodologique évoqué précé-

demment pose problème. Plus le protocole de recherche est �exible, plus le chercheur

substitue sa propre sensibilité (subjectivité) à celle d'un logiciel, et plus il semble

inévitable que deux chercheurs aboutissent à des résultats di�érents. Quelle place

reste-il alors pour la quête d'objectivité à laquelle nous sommes attachés (chapitre

4) ? Sur ce point, nous adhérons au critère de con�rmabilité (Hirschman, 1986) : il

418 | Conclusion générale

appartient à d'autres chercheurs de véri�er si les résultats découlent bien des don-

nées, ce qui suppose que ces données leur soient restituées. En revanche, le critère

de crédibilité, qui consiste à demander aux praticiens du terrain si nos interpréta-

tions leur semblent plausibles, apparaît incompatible avec notre approche critique :

il est vraisemblable qu'ils n'acceptent pas certaines de nos critiques (même objec-

tives, ou `con�rmables' ) relatives à leur pratique, et nous demandent de réviser nos

interprétations pour les ajuster à leur propre subjectivité.

Existence d'explications rivales. Une autre limite méthodologique est liée à l'adop-

tion d'un cadre théorique à base de discours antérieurement à la collecte des données.

Ce cadrage préalable peut être inévitable (voir David, 2001) ; si c'est le cas, il est

sans doute préférable de le choisir en toute conscience. Mais ce cadrage a détourné

notre attention d'explications rivales ou complémentaires. Par exemple, nous avons

avancé que la production de textes est le fait de praticiens calculateurs qui ont des

intérêts à défendre (c'est l'e�et de prétexte). Même si cette idée rend compte du

comportement de l'ensemble des praticiens identi�és, elle peut malgré tout n'être

qu'une explication parmi d'autres possibles. Il s'agit notamment d'une explication à

base d'individualisme méthodologique, qui négligent d'éventuels déterminants cultu-

rels, sociaux, voire juridiques (devoir de réserve, période de réserve des agents de

l'Etat, etc.), de la prise de parole ou du mutisme.

Limites théoriques

Quel pouvoir les praticiens ont-ils vraiment ? `Quel est au juste le pouvoir des

praticiens et le rôle de leurs pratiques discursives dans la fabrique de la stratégie ?'.

Telle fut la question soulevée par Richard Whittington à l'occasion d'une conférence

de la communauté strategy-as-practice (Koeberlé, 2010). A l'heure où cette recherche

se termine, cette question reste largement à explorer. Nous avons jeté quelques bases

pour y répondre. Premièrement, nous nous situons dans une perspective qui conçoit

le monde comme un système ouvert. De ce fait, il est di�cile de mesurer la contribu-

tion d'une variable particulière au produit de l'ensemble du système. Deuxièmement,

nous avons développé une approche qui tente de dépasser la dichotomie classique

Conclusion générale | 419

opposant déterminisme social et individualisme méthodologique. Ainsi, nous avons

insisté sur le fait que des mécanismes contribuent à la fabrique de la stratégie, même

si les praticiens restent passifs. Ceci relativise de façon importante l'idée selon la-

quelle les praticiens font la stratégie. Certes, ils peuvent jouer un rôle décisif sur la

transformation de la stratégie et de sa pratique. Mais au quotidien, ce rôle consiste

avant tout à interférer avec ces mécanismes, pour in�uencer l'issue de la controverse

relative au projet du moment qui, lui, reste bien � dans son contenu objectif �

la conception d'un dirigeant `classique'. C'est parce que ce contenu n'est pas totale-

ment transparent à tous les praticiens qu'il est inévitablement sujet à interprétations

et réinterprétations, à discours et contre-discours. Les textes, et plus généralement

les pratiques discursives, sont les outils au moyen desquels les praticiens peuvent

exploiter cette facette subjective des projets stratégiques, pour le légitimer ou le

délégitimer.

Qu'est-ce qu'une `bonne' stratégie dans un contexte de rationalité limitée ?

L'approche pratique de la stratégie a été engagée dans sa propre controverse pour

légitimer sa raison d'être. En quoi est-elle véritablement di�érente de la perspective

traditionnelle du `processus stratégique' (Whittington, 2007) ? Elle est en revanche

bien distincte de l'approche du `contenu stratégique'. Ceci n'est pas uniquement une

force. Parmi d'autres problèmes pratiques, il nous semble que les stratèges manquent

de nouveaux repères pour élaborer des politiques d'entreprise (ou de territoire, le

cas échéant).

Un problème de la controverse du PLU de Saint-Pré-le-Paisible est que deux

`biens' s'opposent : d'une part, le développement touristique pour le développement

local et, d'autre part, le calme et la beauté des paysages. De ce fait, il est di�cile de

prendre position et de faire des recommandations pour la pratique de la stratégie :

nous ne savons pas quel contenu stratégique est le plus en adéquation avec les besoins

actuels et futurs de la commune. Pour départager les projets stratégiques sur la base

de leur valeur, et non sur celle de leur popularité, nous avons besoin de renouveler les

travaux sur les stratégies génériques. C'est une chose de savoir ce que l'organisation

veut faire. C'est autre chose de savoir ce que l'organisation devrait faire... avant

420 | Conclusion générale

de faire en sorte que ce contenu s'impose comme une évidence aux membres de

l'organisation.

Voies de poursuite : intégrer des perspectives complémentaires

Nous nous sommes souvent sentis frustrés, au cours de ce travail doctoral, de

ressentir l'existence de recoupements entre l'approche discursive et d'autres tradi-

tions théoriques voisines, sans pouvoir prendre le temps de leur rendre visite. Nous

ressentons le besoin d'e�ectuer ce travail de mise en perspective théorique.

Le discours est en lien avec le sense-making. Il donne un sens particulier à une

histoire ou à un projet. Dans son approche critique, il peut mettre mieux en évidence

la dimension politique du sense-making, qui a été peu étudiée (Weick et al., 2005).

Le discours est en lien avec le pouvoir. Comment les jeux d'acteurs contribuent

à façonner l'organisation est une problématique centrale de la sociologie des orga-

nisations (Crozier, 1963; Crozier & Friedberg, 1977). Mais les points communs et

di�érences entre notre approche et celle de l'analyse stratégique gagneraient à être

explicités.

Le discours est en lien avec l'identité organisationnelle. Les organisations sou-

haitent se montrer sous leur meilleure facette. Elles développent une communication

interne et externe pour construire et entretenir une identité désirable. Si cette iden-

tité est protégée par des systèmes de contrôle (y compris l'auto-censure), elle peut

néanmoins être violemment contestée à l'occasion d'un prétexte opportun.

D'autres liens existent, notamment avec les approches institutionnelles et de

l'apprentissage organisationnel.

L'élaboration d'une théorie du discours organisationnel pourrait constituer un

projet de recherche qui ne pourrait pas faire abstraction d'une clari�cation de l'en-

semble de ces liens.

Cette thèse se termine ainsi après quatre années de travail stimulant. Elle a per-

mis d'apprendre à canaliser une curiosité pour le fonctionnement des organisations

Conclusion générale | 421

et pour les relations qu'elles entretiennent avec les individus et avec la société. Ces

relations, à nos yeux, sont faites de discours et de négociations sur les responsabilités

des uns envers les autres. Nous espérons que cette thèse marque le commencement

d'un programme de recherche à développer au cours des années à venir.

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Table des matières

Introduction générale . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 1

I PROJET DE RECHERCHE.

Qui fait la stratégie ? Une perspective à base de discours. 17

1 L'approche pratique de la stratégie : qui pilote l'organisation ? . . 21

1.1 L'approche pratique de la stratégie : positionnements et implications . . 23

1.1.1 Le positionnement de l'approche pratique dans le champ de la

stratégie . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 24

1.1.1.1 Les idées-forces de l'approche pratique . . . . . . . . . 25

a. Le niveau individuel d'analyse a été négligé... . . . . . . 25

b. ... or, la valeur se créée aujourd'hui dans l'in�niment

petit. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 27

1.1.1.2 Les ambiguïtés dans les idées-forces . . . . . . . . . . . 29

a. Quid de la frontière entre le stratégique et l'opérationnel ? 29

b. Quid des relations entre action et structures ? . . . . . 29

1.1.2 Les implications de l'approche pratique pour la recherche en stra-

tégie . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 30

1.1.2.1 Adopter le `regard sociologique' . . . . . . . . . . . . . 31

a. Explorer les relations. . . . . . . . . . . . . . . . . . . 31

b. Tenir compte de l'encastrement. . . . . . . . . . . . . 31

c. Déranger les certitudes. . . . . . . . . . . . . . . . . . 32

d. S'attaquer aux problèmes sociaux. . . . . . . . . . . . 33

e. Respecter la continuité. . . . . . . . . . . . . . . . . . 34

1.1.2.2 Produire une connaissance � du � management . . . . 35

1.2 L'approche pratique de la stratégie : diversités et points communs . . . . 37

1.2.1 Une diversité de courants théoriques . . . . . . . . . . . . . . . 38

1.2.1.1 Exposé de la diversité théorique . . . . . . . . . . . . . 38

440 | Table des matières

1.2.1.2 Analyse de la diversité théorique . . . . . . . . . . . . 44

1.2.2 Un modèle uni�é . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 44

1.2.2.1 � Pratiques préemballées, pratique plastique � . . . . . 45

1.2.2.2 Les praticiens . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 47

2 Le discours dans la construction de la stratégie : une approche critique 55

2.1 Le discours : une pratique de construction collective de la stratégie . . . 57

2.1.1 Qui est l'auteur du discours organisationnel ? . . . . . . . . . . . 59

2.1.1.1 Le discours dans l'organisation : beaucoup s'expriment... 59

2.1.1.2 Le discours de l'organisation : ...mais peu sont entendus 61

2.1.2 Qui fait la stratégie ? . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 66

2.1.2.1 Le discours construit la stratégie... . . . . . . . . . . . 67

2.1.2.2 ... mais le discours est produit par les praticiens . . . . 71

2.2 L'analyse critique de discours : un cadre pour appréhender la construction

de la stratégie . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 74

2.2.1 L'analyse de discours : trois concepts incontournables . . . . . . 75

2.2.1.1 Le discours : système d'a�rmations qui construit un objet 75

2.2.1.2 Le texte : manifestation observable d'un discours . . . . 78

2.2.1.3 Le contexte : ensemble des ingrédients non langagiers

permettant de comprendre un texte . . . . . . . . . . . 80

2.2.2 Le choix d'une perspective critique : l'approche dialectique-relationnelle 85

2.2.2.1 La perspective critique : pour une lecture politique de

la production de textes . . . . . . . . . . . . . . . . . 86

2.2.2.2 L'approche dialectique-relationnelle : pour une compré-

hension de la relation discours-stratégie . . . . . . . . . 94

a. Du vocabulaire : la stratégie, une structure. . . . . . . 95

b. Des concepts : textes, circonstances, ordre de discours,

climat. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 96

c. Des questions : qui produit des textes ? que disent-ils ?

pourquoi sont-ils in�uents ? . . . . . . . . . . 103

Table des matières | 441

II TERRAIN ET METHODES DE RECHERCHE.

Qui fait la stratégie ? Le cas de la commune de Saint-Pré-le-Paisible. 109

3 Présentation du terrain de la recherche : la commune de Saint-Pré-le-Paisible . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 113

3.1 Vue d'ensemble : le cadre général de la commune . . . . . . . . . . . . . 116

3.1.1 Population : quelle attractivité démographique ? . . . . . . . . . 116

3.1.2 Activités : quelle structure socio-professionnelle ? . . . . . . . . . 120

3.1.3 Territoire : quelle occupation des sols ? . . . . . . . . . . . . . . 124

3.2 Histoire récente : le climat au moment des événements étudiés . . . . . . 127

3.2.1 Histoire économique : le choix de la modernisation... . . . . . . . 128

3.2.1.1 a. Cadre juridique de la modernisation : le PLU et le

SCoT. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 128

3.2.1.2 b. Contenu de la modernisation : les choix stratégiques. 132

3.2.2 Histoire politique : ... jusqu'à l'alternance . . . . . . . . . . . . . 136

3.2.2.1 Politique intérieure : succès et défaite d'une famille po-

litique. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 136

a. 1965�2008 : des succès... . . . . . . . . . . . . . . . 137

b. 2008 : ... à la défaite historique. . . . . . . . . . . . . 139

3.2.2.2 Environnement politique : écologie, écologisme. . . . . 142

a. Niveau national : l'enjeu environnemental de l'urbanisme.142

b. Niveau local : l'activisme écologiste ambiant. . . . . . . 144

3.3 Actualité : les événements étudiés et leurs circonstances . . . . . . . . . 150

3.3.1 Actualité économique : le Plan Local d'Urbanisme... . . . . . . . 151

3.3.1.1 Cadre juridique : autour du PLU. . . . . . . . . . . . . 151

a. Principaux éléments constitutifs d'un PLU. . . . . . . . 152

b. Processus d'élaboration d'un PLU. . . . . . . . . . . . 154

3.3.1.2 Contenu : dans le PLU. . . . . . . . . . . . . . . . . . 156

a. Deux projets controversés. . . . . . . . . . . . . . . . . 156

b. Une évolution signi�cative de l'occupation des sols. . . 163

3.3.2 Actualité politique : ... sera-t-il jamais mis en oeuvre ? . . . . . . 164

442 | Table des matières

3.3.2.1 Politique intérieure : événements-clés de la fabrique du

PLU... . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 164

a. Les opposants échouent à faire annuler le PLU. . . . . 164

b. La nouvelle municipalité engage la révision du PLU-2007.168

3.3.2.2 Contexte politique : ... à l'heure de la réforme des col-

lectivités territoriales. . . . . . . . . . . . . . . . . . . 169

a. Local : les jours du SDAU-2001 sont comptés. . . . . . 169

Le SDAU-2001 en révision : un SCoT en cours d'éla-

boration. . . . . . . . . . . . . . . . . 170

Le SCoT en cours d'élaboration : des modalités ana-

chroniques ? . . . . . . . . . . . . . . 171

b. National : quel avenir pour les PLU communaux ? . . . 173

4 Une démarche d'analyse critique de discours pour découvrir qui fait lastratégie . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 183

4.1 Justi�cation des méthodes de recherche . . . . . . . . . . . . . . . . . . 184

4.1.1 Une posture réaliste critique... . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 184

4.1.1.1 Rejet du constructivisme . . . . . . . . . . . . . . . . 185

4.1.1.2 Acceptation au réalisme critique . . . . . . . . . . . . 187

a. Ontologie et épistémologie : théorie critique, postposi-

tivisme. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 187

b. Projet : expliquer, transformer le nécessaire. . . . . . . 189

4.1.2 ... vers une étude de cas unique . . . . . . . . . . . . . . . . . . 189

4.1.2.1 Pourquoi une stratégie de recherche qualitative ? . . . . 190

a. Les apparences sont trompeuses. . . . . . . . . . . . . 190

b. Les textes n'ont de sens que dans leur contexte. . . . . 192

4.1.2.2 Pourquoi une étude de cas unique ? . . . . . . . . . . . 194

a. Un choix entre plusieurs stratégies qualitatives : l'étude

de cas. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 194

b. Un choix entre plusieurs types d'études de cas : le cas

unique. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 196

Un cas révélateur. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 196

Table des matières | 443

Un cas représentatif. . . . . . . . . . . . . . . . . . 198

Un cas longitudinal. . . . . . . . . . . . . . . . . . . 200

c. Un choix entre plusieurs types de cas uniques : le cas

holistique. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 202

Une unité d'analyse unique... . . . . . . . . . . . . . 203

... à de multiples niveaux. . . . . . . . . . . . . . . . 204

4.2 Exposé des méthodes de recherche . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 205

4.2.1 Accès aux données . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 205

4.2.1.1 Sélection du terrain . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 206

a. Considérations théoriques. . . . . . . . . . . . . . . . . 206

b. Considérations pratiques. . . . . . . . . . . . . . . . . 208

Une opportunité imprévue. . . . . . . . . . . . . . . 209

Un risque de partialité. . . . . . . . . . . . . . . . . 212

4.2.1.2 Collecte des données . . . . . . . . . . . . . . . . . . 215

a. Des textes `naturels'. . . . . . . . . . . . . . . . . . . 216

Documents écrits. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 217

Propos oraux. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 219

Communications au Tribunal Adminstratif. . . . . . . 222

b. Des documents o�ciels. . . . . . . . . . . . . . . . . . 222

L'intégralité du Plan Local d'Urbanisme. . . . . . . . 223

Les principales délibérations du conseil municipal. . . 224

Deux noti�cations de jugement. . . . . . . . . . . . 225

Des données statistiques et d'archives. . . . . . . . . 227

c. Des articles de presse. . . . . . . . . . . . . . . . . . . 227

d. Synthèse des sources. . . . . . . . . . . . . . . . . . . 229

4.2.2 Exploitation des données . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 231

4.2.2.1 Traitement des données . . . . . . . . . . . . . . . . . 233

4.2.2.2 Analyse des données . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 236

a. Considérations théoriques : ré�exion sur l'analyse. . . . 237

b. Considérations pratiques : réalisation de l'analyse. . . . 239

Outils pour l'analyse primaire des données. . . . . . . 241

444 | Table des matières

Outils pour l'analyse secondaire des données. . . . . 242

III RESULTATS ET INTERPRETATIONS.

Qui fait la stratégie ? Figures stratégiques et coalitions de discours. 249

5 Les praticiens impliqués dans la fabrique de la stratégie : les �guresstratégiques . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 253

5.1 Le camp des � contre � : sept �gures . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 256

a. L'enchanteur. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 257

b. Le missionnaire. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 261

c. Le cavalier libre. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 265

d. Le micro-activiste. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 269

e. Le macro-activiste. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 273

f. Le justicier. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 277

g. Le caméléon. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 281

5.2 Le camp des � autres � : six �gures . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 284

5.2.1 Le camp des � pour � : quatre �gures . . . . . . . . . . . . . . 284

a. Le gouverneur. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 285

b. L'intendant. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 290

c. Le promoteur. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 293

d. L'auto-stoppeur. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 297

5.2.2 Le � corps arbitral � : deux �gures . . . . . . . . . . . . . . . . 301

a. Le joker. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 302

b. Le modérateur. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 306

6 Les praticiens in�uents dans la fabrique de la stratégie : les coalitionsde discours . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 317

6.1 L'émergence des coalitions de discours : deux mécanismes générateurs . . 319

6.1.1 Premier mécanisme : l'e�et de prétexte . . . . . . . . . . . . . . 320

6.1.1.1 Mise en évidence du mécanisme . . . . . . . . . . . . . 320

a. Trois styles d'implication. . . . . . . . . . . . . . . . . 321

L'implication normale. . . . . . . . . . . . . . . . . . 322

L'implication paradoxale de type 1 : le mutisme. . . . 322

Table des matières | 445

L'implication paradoxale de type 2 : l'irruption. . . . 323

b. Les forces favorisant une implication paradoxale. . . . . 323

Les forces tendant au mutisme. . . . . . . . . . . . . 323

Les forces tendant à l'irruption. . . . . . . . . . . . . 325

6.1.1.2 Manoeuvres pour interférer avec le mécanisme . . . . . 328

a. Modi�er le style d'implication d'un praticien. . . . . . . 328

De l'implication normale au mutisme. . . . . . . . . 328

De l'implication normale à l'irruption. . . . . . . . . 330

De l'irruption à l'implication normale. . . . . . . . . 331

Du mutisme à l'implication normale. . . . . . . . . . 332

b. Provoquer l'implication d'un praticien non impliqué. . . 334

Provoquer des praticiens qui sommeillent. . . . . . . 334

Eviter de provoquer inutilement un contradicteur. . . 336

6.1.2 Deuxième mécanisme : les coalitions de discours . . . . . . . . . 337

6.1.2.1 Mise en évidence du mécanisme . . . . . . . . . . . . . 338

a. Du groupe dominant à la coalition du discours stratégique.340

b. Du groupe marginalisé à la coalition du contre-discours. 344

La narration des détracteurs en tant que groupe mar-

ginalisé. . . . . . . . . . . . . . . . . 345

La narration des détracteurs en tant que coalition du

contre-discours. . . . . . . . . . . . . 347

6.1.2.2 Manoeuvres pour interférer avec le mécanisme . . . . . 350

a. Se donner le beau rôle dans la narration, pour susciter

l'adhésion. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 352

La bataille de l'identité. . . . . . . . . . . . . . . . . 352

La bataille du destin. . . . . . . . . . . . . . . . . . 355

b. Choisir le terrain des batailles discursives. . . . . . . . . 357

La démysti�cation. . . . . . . . . . . . . . . . . . . 358

La contre-attaque. . . . . . . . . . . . . . . . . . . 360

La déconcentration de la parole. . . . . . . . . . . . 362

L'évitement. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 363

446 | Table des matières

6.2 La domination d'une coalition de discours : deux mécanismes catalyseurs 366

6.2.1 Troisième mécanisme : la dénaturation organisationnelle . . . . . 369

6.2.1.1 Mise en évidence du mécanisme . . . . . . . . . . . . . 370

a. Deux structures historiques... . . . . . . . . . . . . . . 370

L'identité agricole. . . . . . . . . . . . . . . . . . . 371

La domination des familles historiques. . . . . . . . . 372

b. ...vulnérables au moment des événements du PLU. . . . 372

Le déclin de l'agriculture. . . . . . . . . . . . . . . . 372

La dilution du pouvoir des familles historiques. . . . . 373

6.2.1.2 Manoeuvres pour interférer avec le mécanisme . . . . . 374

a. In�uencer la perception de la dénaturation organisation-

nelle. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 375

Ampli�er, discursivement, la dénaturation. . . . . . . 375

Atténuer, discursivement, la dénaturation. . . . . . . 377

b. Prétendre au pouvoir. . . . . . . . . . . . . . . . . . . 378

Faire du rival un imposteur. . . . . . . . . . . . . . . 379

Se proclamer héritier légitime du pouvoir. . . . . . . 381

6.2.2 Quatrième mécanisme : la disposition à la lecture . . . . . . . . . 383

6.2.2.1 Mise en évidence du mécanisme . . . . . . . . . . . . . 384

a. Conditionnement socio-professionnel à la lecture. . . . . 384

b. Conditionnement territorial à la lecture. . . . . . . . . 386

Niveau local : la contagion de l'écologisme. . . . . . 386

Niveau national : la recontextualisation du discours

du développement durable. . . . . . . 387

6.2.2.2 Manoeuvres pour interférer avec le mécanisme . . . . . 389

a. Convaincre le contradicteur. . . . . . . . . . . . . . . . 389

b. Persuader l'opinion. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 391

Conclusion générale . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 399

Bibliographie . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 423

Table des matières . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 448

Table des matières | 447

Table des illustrations . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 449

Liste des tableaux . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 451

ANNEXES. 453

Extraits du Plan Local d'Urbanisme 2007 . . . . . . . . . . . . . . . . 455

.1 Résumé du diagnostic interne � Extrait du rapport de présentation du PLU . . 456

.2 Orientations stratégiques du PLU-2007 � Extrait du Projet d'Aménagement

et de Développement Durable (PADD) du PLU . . . . . . . . . . . . . . . . . 460

Décisions o�cielles (délibérations, arrêtés,...) . . . . . . . . . . . . . . 463

.3 Délibération du conseil municipal de Saint-Pré-le-Paisible � Prescription

de la révision du POS en vue de sa transformation en PLU . . . . . . . . . . . . 464

.4 Délibération du conseil municipal de Saint-Pré-le-Paisible � Bilan de la

concertation et arrêt du projet de PLU . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 467

.5 Délibération du conseil municipal de Saint-Pré-le-Paisible � PLU approuvé 470

.6 Délibération du conseil de la communauté de communes du secteur d'Ill-

furth (CCSI) du 30/09/2009 � extrait de compte-rendu de réunion . . . . . . 473

.7 Arrêté préfectoral du 4 décembre 2009 � portant approbation des statuts

modi�és du SIPAS . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 478

Dossier de presse . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 485

.8 � Santé, nature, tourisme � : ambitieux � Article de PQR du 17/11/2005 . . 486

.9 La voie est ouverte � Article de PQR du 03/02/2007 . . . . . . . . . . . . . 488

.10 Un référendum... � Article de PQR du 28/06/2007 . . . . . . . . . . . . . . 491

.11 Consultera, consultera pas ? � Article de PQR du 29/07/2007 . . . . . . . . 493

.12 Pas de référendum � Article de PQR du 02/08/2007 . . . . . . . . . . . . . 495

.13 PLU : � Oui mais... � � Article de PQR du 30/09/2007 . . . . . . . . . . . 497

.14 Défrichage autorisé ! � Article de PQR du 15/11/2007 . . . . . . . . . . . . 499

.15 Une super-agglomération ? � Article de PQR du 16/11/2007 . . . . . . . . . 501

.16 Urbanisme : au tribunal � Article de PQR du 24/11/2007 . . . . . . . . . . 503

.17 Urbanisme : le débat est clos ! � Article de PQR du 28/11/2007 . . . . . . . 505

.18 Le PLU au tribunal � Article de PQR du 06/01/2008 . . . . . . . . . . . . . 507

448 | Table des matières

.19 Annulation du PLU : urgence ou pas ? � Article de PQR du 13/02/2008 . . . 510

.20 PLU : référé rejeté � Article de PQR du 16/02/2008 . . . . . . . . . . . . . 512

.21 Le � séisme �... � Article de PQR du 11/03/2008 . . . . . . . . . . . . . . 514

.22 Constance et détermination � Article de PQR du 10/05/2008 . . . . . . . . 517

.23 � Le respect des engagements � � Article de PQR du 28/05/2008 . . . . . . 520

.24 Tourisme contre urbanisme ? � Article de PQR du 05/07/2008 . . . . . . . . 523

.25 L'armistice est signé... � Article de PQR du 07/11/2008 . . . . . . . . . . . 525

.26 Retour sur un armistice... � Article de PQR du 13/01/2009 . . . . . . . . . 527

.27 Feu vert pour le projet ! � Article de PQR du 05/07/2009 . . . . . . . . . . 529

.28 � Le �ou et les incertitudes � � Article de PQR du 30/07/2009 . . . . . . . 531

Textes di�usés par les détracteurs . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 533

.29 Aux citoyens de Saint-Pré-le-Paisible et d'ailleurs � Tract di�usé par les

opposants le 18/02/2008 . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 534

Autres annexes . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 537

.30 Liste des maires de Saint-Pré-le-Paisible . . . . . . . . . . . . . . . . . . 538

.31 � Un projet équilibré et réaliste �� Article de PQR du 19/06/2006 . . . . . 540

.32 Disparition de terres agricoles � L'Alsace dans le peloton de tête . . . . . . . 543

Table des illustrations

1 Articulation de la thèse. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 15

1.1 Quatre perspectives de la stratégie. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 251.2 Les caractéristiques du regard sociologique comme grands principes pour

une approche pratique de la stratégie. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 351.3 Modèle conceptuel pour appréhender la pratique de la stratégie. . . . . . 45

2.1 Le positionnement de l'analyse critique de discours . . . . . . . . . . . . . . 932.2 Une lecture adaptée de l'approche dialectique-relationnelle . . . . . . . . . 102

3.1 Evolution démographique de Saint-Pré-le-Paisible. . . . . . . . . . . . . . . 1173.2 Phénomène de périurbanisation dans un rayon de 30 km autour de Saint-

Pré-le-Paisible. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 1193.3 CSP des actifs de Saint-Pré-le-Paisible et du Haut-Rhin en 2007. . . . . 1223.4 Occupation du sol communal en 2007. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 1243.5 Vue aérienne de Saint-Pré-le-Paisible. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 1263.6 Matrice chronologique de l'histoire économique de Saint-Pré-le-Paisible. 1333.7 Un regard sociocentré sur la liste d'entente communale en 1995 (élue),

2001 (élue), 2008 (battue). . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 1403.8 Résultats des élections à Saint-Pré-le-Paisible depuis 2002 (premiers tours).1463.9 Observation comparée du taux de participation et du vote écologiste à

Saint-Pré-le-Paisible (premiers tours). . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 1473.10 Document graphique du PLU-2007 . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 1593.11 Contexte du projet touristique. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 1623.12 Evolution de l'occupation des sols liée au PLU-2007. . . . . . . . . . . . . . 163

4.1 Le réalisme critique et la recherche des structures cachées . . . . . . . . . 1914.2 Types classiques de designs d'études de cas . . . . . . . . . . . . . . . . . . 1964.3 Articles relatifs au PLU parus dans les Dernières Nouvelles d'Alsace, par

date de parution. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 2284.4 L'analyse critique de discours : un processus abductif. . . . . . . . . . . . . 2324.5 Représentation d'un carré sémiotique. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 2434.6 Représentation d'un schéma actantiel. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 245

6.1 Implication comparée des praticiens. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 3216.2 Le mutisme, révélateur d'un con�it d'intérêts ? . . . . . . . . . . . . . . . . 3246.3 E�et de prétexte - Qui produit des textes ? . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 3376.4 Schéma actantiel � narration du groupe dominant. . . . . . . . . . . . . . 3416.5 Schéma actantiel � narration de la coalition du discours stratégique. . . 3436.6 Schéma actantiel � narrations du groupe marginalisé (à gauche) et de

la coalition du contre-discours (à droite). . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 3446.7 Coalitions de discours - Comment la production de textes est-il utilisée

stratégiquement ? . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 3676.8 Dénaturation organisationnelle - Quelles conditions favorisent l'hégémo-

nie d'un (contre-)discours ? . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 3836.9 Disposition à la lecture - Quelles conditions favorisent l'hégémonie d'un

(contre-)discours ? . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 3946.10 La fabrique discursive de la stratégie : synthèse du système conceptuel. . 395

Liste des tableaux

1.1 Transversalité de la notion de pratique . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 39

2.1 L'apprentissage dans l'organisation : quatre processus, trois niveaux, unediversité de formes d'utilisation du langage. . . . . . . . . . . . . . . . . . . 63

2.2 Quatre approches discursives de la stratégie . . . . . . . . . . . . . . . . . . 692.3 Cinq stratégies discursives de légitimation . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 702.4 Les principaux concepts constitutifs de l'analyse de discours : dé�nitions

choisies. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 84

3.1 Evolution de la population en % . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 1173.2 Présentation de Saint-Pré-le-Paisible : une synthèse. . . . . . . . . . . . . . 179

4.1 Synthèse des données par source. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 229

5.1 Identi�cation des praticiens impliqués dans la controverse du PLU : unesynthèse. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 312

6.1 Indications du score obtenu par la liste `village authentique' aux électionsmunicipales (mars 2008). . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 364

6.2 Composition socio-professionnelle des listes candidates à l'élection muni-cipale . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 393