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dirigeants dirigeants chrétiens chrétiens Bimestriel n° 16 Mars-Avril 2006 12 euros LA REVUE DES ENTREPRENEURS ET DIRIGEANTS CHRÉTIENS Rencontre avec Martin Ekwa et Marthe Ngalula Wafuana Chrétiens en République démocratique du Congo Partenaires Les Assises Chrétiennes de la Mondialisation Vie du mouvement Une nouvelle approche de la gouvernance Dossier Le patriotisme économique : une notion revisitée

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Page 1: dirigeants - ITB Information, Technologies, … numéro 16 – dirigeants chrétiens– mars/avril 2006 Jamais le mot patriotisme n’aura été autant employé! Cependant, le sens

dirigeants dirigeants chrétienschrétiensBimestriel n° 16

Mars-Avril 200612 euros

L A R E V U E D E S E N T R E P R E N E U R S E T D I R I G E A N T S C H R É T I E N S

Rencontre avec Martin Ekwa et Marthe Ngalula Wafuana

Chrétiens en Républiquedémocratique du Congo

Partenaires

Les Assises Chrétiennesde la Mondialisation

Vie du mouvement

Une nouvelle approche de la gouvernance

Dossier

Le patriotisme économique :une notion revisitée

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Que d’ambiguïté derrière le mot de patriotisme appliqué à l’économie : rejet de l’au-tre ? Renfermement sur soi ? Nationalisme qui applaudit à l’achat de sociétés

étrangères par des sociétés françaises mais refuse véhémentement l’inverse ! Ou aucontraire, actions visant à mettre en valeur, à fortifier et à promouvoir un modèle socialqui placerait l’homme au centre de l’entreprise ?

Nous voyons bien au travers des dif-férents témoignages du dossier de cenuméro, combien cette notion est am-biguë et combien nos témoins sont gê-nés pour la définir et encore plus pourla défendre. Nous sommes tous atta-chés à notre pays et ne pouvons pas nepas être sensibles à la perte apparenteque représente l’achat d’une de nos en-treprises par un groupe étranger. Maisen même temps, nous sentons bien qu’il

y a là quelque chose de plus profond et de beaucoup plus ambiguë.

Comme dans le monde animal où la carapace est le seul moyen de défense de la créa-ture sans colonne vertébrale, notre société ne marque-t-elle pas ainsi sa peur de l’autre,particulièrement exacerbée par la perte du sens qui lui permettait de s’exposer au risquede l’autre.

Ce risque de l’autre, les chrétiens savent que ce qui nourrit la capacité à l’accepteret à abandonner nos réflexes de protection par le rejet, par la carapace, c’est le faitde se savoir aimer, aimer de notre Dieu qui Lui n’a pas craint en s’incarnant d’aban-donner sa toute puissance pour se faire petit parmi les petits, faible parmi les faibles etainsi se faire accueil de l’autre.

C’est ce à quoi nous invitaient les récentes Assises nationales des Entrepreneurs et Diri-geants Chrétiens à Bordeaux : « laisser tomber » nos carapaces, accepter nos propresfaiblesses, pour pouvoir entendre les cris du monde, nous laisser convertir par eux, pourpouvoir ensuite répondre à l’appel de l’Évangile dans l’exercice actif de nos responsa-bilités.

De l’ambiguïté du mot patriotisme

Par Pierre Lecocq, président national

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Jamais le mot patriotisme n’aura été autant

employé ! Cependant, le sens du mot est

souvent mal défini au risque d’émousser

le jugement. Aujourd’hui, de nombreuses

entreprises françaises sont susceptibles

d’être rachetées. Beaucoup d’emplois en

dépendent. D’où la tentation de faire du

patriotisme économique. Ainsi, sommes-

nous appelés à faire un discernement dans

l’espérance et la confiance faite à l’homme.

10 L’entreprise : lieu de patriotisme économique ? Louis Vaudeville. François Soulage.

Florence Lautredou. Cyril Moleux. Jacques Baratier. Robert Clergerie.

14 L’homme et tous les hommes P. Henri Madelin.

16 À propos du patriotisme en France aujourd’hui Vincent Porteret.

18 Les entreprises sont patriotes quand les États le sont Pierre-Noël Giraud.

21 De la défense économique Brice de Gliame.

22 Opinions Xavier Fontanet et Bruno Dupont.

24 Vu par des syndicalistes Carole Laurent.

25 Dans l’éternité d’une nation Jean-Marie Rouart.

26 Le compatriote et le prochain Bernadette Sauvaget.

Le patriotisme économique : une notion revisitée

Dossier

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L’attachement à mon pays

Après HEC, Louis Vaudeville a commencé sa carrière dans la presse au sein du groupeHachette. Il a créé ensuiteGroupe MM (presse et salonsprofessionnels) vendu en 2000 à Tarsus. Depuis 2003, il est

producteur de documentaires pour la télévision.

En 1999, j’ai été contacté à quelques semaines d’inter-valle par deux entreprises britanniques et une françaisequi souhaitaient acquérir la société de publications et de

salons professionnels que j’avaiscréée. Une fois prise la difficiledécision de céder une entreprisequi avait représenté plus de dou-ze ans de ma vie, j’ai dû répondreà deux questions. Étais-je prêt à vendre à desétrangers ? À l’heure de l’Euro-pe, ce qui m’importait le plus cen’était pas la nationalité du

Alors pourquoi suis-je resté

en France ? Sans doute par

patriotisme, c’est-à-dire par

attachement « tripal » à mon

pays, à ma communauté de vie.

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repreneur mais plutôt sa fiabilité et sa capacité à déve-lopper l’entreprise. Heureusement, l’offre la plus attrac-tive tant sur le plan de la valorisation que sur celui duprojet d’entreprise est venue de la même compagnie,m’évitant ainsi un dilemme déchirant. C’est une sociétéanglaise qui l’a emporté !La deuxième question, plus délicate, est celle dela délocalisation fiscale. Pour optimiser fiscalementcette cession, étais-je prêt à me délocaliser à Bruxelles, àLondres ou à Genève comme me le conseillaient la plu-part des fiscalistes ? Le poids financier de cette décisionn’est pas négligeable. Il représente l’impôt français surla plus-value, soit pour une entreprise que vous avezcréée, 27 % de la valeur de cession. Cet impôt et l’impôtsur la fortune que vous devez alors payer chaque année,expliquent pourquoi un patron français décide chaquejour de devenir résident à l’étranger. Et pourquoi trentedes cent premières fortunes suisses sont françaises !Si je me place sur un plan purement financier, il n’y amême pas débat ! Je ne dois pas hésiter une seconde àaller m’installer dans un « paradis fiscal » à quelquesheures de train de Paris ! Alors pourquoi suis-je resté enFrance ? Sans doute par patriotisme, c’est-à-dire par atta-chement « tripal » à mon pays, à ma communauté devie. Quitter son pays pour ne pas payer l’impôt n’est-cepas placer l’argent au-dessus de sa famille, de ses amis,de sa communauté, de tout ce qui représente notre en-racinement dans la société ?Je n’ai pas cherché dans l’Évangile de réponses à mesquestions, mais le fait de croire en Dieu m’a certaine-ment poussé à prendre une décision qui prouve quel’argent n’est pas toujours le maître. L’impôt, aussi douloureux soit-il et aussi mal utilisépuisse-t-il être, n’est-il pas le juste prix de notre appar-tenance à un pays, c’est-à-dire une communautéd’hommes qui a pris en charge notre éducation, notresanté et notre sécurité ? En donnant à César ce qui luiest dû, je concrétise un lien profond avec les hommesqui m’ont précédé et ceux qui m’entourent aujour-d’hui. ■

L’entreprise : lieude patriotisme économique ?« La France comptent de très nombreux

patriotes économiques. Il s’agit des milliers

d’entrepreneurs qui se battent quotidiennement

pour le développement de leur entreprise ! »

L’interrogation n’est pas nouvelle. Ces

témoignages font part de leur expérience avec

un réalisme qui invite à la réflexion.

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Le patr io t isme économique : une not ion rev is i tée

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Le patriotismeéconomique : un modèlesocial européen ?

François Soulage, président-directeur général de Esfin SA, holding du Groupede capital-risque Esfin-Ides et de l’Ides (Institut de

développement de l’économie sociale), et présidentdu Comité chrétien de solidarité avec les chômeurs et précaires.

Le patriotisme économique n’a pas de sens s’il voitson champ d’application limité aujourd’hui à un seulÉtat et à la seule dimension économique. La mondia-lisation économique, la circulation de la pensée, la cir-culation des hommes, la circulation des capitaux ontfait que le monde entier est engagé dans un mêmecombat économique. Chacun se demande commenty faire face. La différence qui existe cependant entre lesdifférentes zones de développement, c’est le modèlesocial sur lequel s’appuie cette réponse.

Défendre le modèle social européen

Parler de patriotisme économique ne voudrait-il pasdire défendre ce que l’on appelle le modèle socialeuropéen ? C’est-à-dire la combinaison d’un mode deproduction, d’un traitement des hommes et d’un res-pect de la nature, propre au système européen qui,peu ou prou, obéit tout de même à des valeurs voi-sines. C’est un modèle judéo-chrétien.Un patriotisme français n’a aucun sens lorsque l’en-treprise concernée est détenue à plus de la majoritépar des capitaux étrangers ou lorsque son chiffre d’af-faires est réalisé, pour plus de la moitié, sur les mar-chés extérieurs. Nous constatons que pour la plu-part des grandes entreprises de notre pays,c’est bien l’Europe qui est leur nation. Et, au-delà de ce concept même de patriotisme européen, ilfaut, je crois, redire que ce que nous défendons sousce nom-là est un mode de rapport entre l’homme etl’outil de production.Toute la Constitution européenne, rejetée par lesFrançais, malgré beaucoup de défauts, confortait ce

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Le patr io t isme économique : une not ion rev is i tée

modèle social européen à travers un certain nombrede dispositions. Comment peut-on sérieusementdéfendre le patriotisme d’un pays si nous sa-vons que pour accepter notre niveau de déve-loppement, il faut faire accepter des sacrificesà d’autres pays et d’autres peuples ? Commentpeut-on accepter que notre prospérité soit réalisée auxdépens d’autres peuples ?

La solidarité entre les peuples

C’est donc, pour nous chrétiens, la question de la soli-darité entre les peuples, de la solidarité entre les entre-prises et des moyens de cette solidarité sur lesquelsnous devons nous interroger. Comment faire admet-tre également que nous puissions accepter la décrois-sance, voire la fermeture d’activités chez nous, alorsqu’elle se développe chez les autres ? C’est bien, à tra-vers le regard sur les hommes, leur devenir qui est encause. Il faut donc juxtaposer le patriotisme et la soli-darité. Nous autres, chrétiens, sommes porteurs d’unmessage de solidarité avec les « pauvres ». Ce n’est pasforcément l’exclu, c’est celui qui, en effet, voit dispa-raître son emploi. Le patriotisme économique doits’appliquer aussi à chacun des membres de notre na-tion parce que, si la dimension devient européenne,le problème demeure celui de chacun des individus. ■

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Proximité, solidarité, lien

Florence Lautredou, coach,fondatrice de FHL Consultantset membre d’une sectionEntrepreneurs et Dirigeantschrétiens.

Le patriotisme économique ne présente aucun senspour moi s’il n’est pas soutenu par une proximité devaleur forte. J’apprécie son caractère potentiellementdynamique s’il peut transformer des liens du sang enfraternité d’action et de réalisation facilitée par la pro-ximité géographique. Sinon, il présente un danger, telun outil de discrimination négative et potentielle-ment un instrument de rejet.

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Le patriotisme économique ne correspond pas à grand-chose pour moi, dans la mesure où nous travaillonsavec des entreprises de toutes nationalités, essentielle-ment mondiales par leur réseau. À titre personnel tou-tefois, je veille à consommer des produits fabriqués enFrance quand ils sont de qualité égale : cela me semblenaturel, sain et simple. Le terme de patriotisme économique est daté pourmoi, surtout dans notre époque de mondialisation.D’autres termes pourraient être utilisés com-me proximité, solidarité, lien. Je peux faire unlien avec ma foi en raison des valeurs de lien et de soli-darité que je viens d’évoquer. Il me sera plus aisé detransférer en actions concrètes ces valeurs si la proxi-mité géographique est présente – par exemple dansmon métier, de procéder à des échanges de savoir-faireentre professionnels des ressources humaines, demettre en place des programmes d’action communs,de faire intervenir des confrères dont je partage égale-ment l’éthique et les valeurs. Ma lecture de l’évangile implique la notion de présen-ce à son époque et à son environnement au sens oùune foi se doit d’être vécue chaque jour à travers lespetits gestes dont parlait sainte Thérèse de l’Enfant-Jésus, même les petits gestes professionnels, dans lelien et la proximité avec notre prochainHors de ces considérations et de cette lecture toutepersonnelle, la notion de patriotisme économiqueperd toute signification, aussi bien dans ma vie de foique dans ma vie professionnelle. ■

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nombreux « patriotes économiques »… Il s’agit de nosmilliers d’entrepreneurs qui se battent quotidiennementpour le développement leur entreprise ! C’est pourquoicette expression a une forte résonance politique ; celle-ci n’aurait jamais été imaginée par un entrepreneur.

Êtes-vous patriote économique ?Bien sûr, je suis pour la promotion de la France dansl’économie mondiale. Le patriotisme économique con-siste à mettre en place des politiques favorisant le déve-loppement des entreprises françaises. Le patriotisme économique relève vraiment du politi-que, lequel devrait tenir le raisonnement suivant :« Comment donner à nos entreprises les moyens de se déve-lopper ? » Or, trop souvent le raisonnement sera : « Com-ment protéger nos entreprises ? » Le patriotisme économi-que devrait consister en une attitude offensive et nondéfensive. Le patriote économique est un conqué-rant. Je préférerai le terme de promotion de l’économiefrançaise, mais c’est très vague.

Par rapport à ce que vous faites en entreprisequ’est-ce que ça signifie ? Aujourd’hui, nous voyons plutôt ce phénomène commeune opportunité que comme une contrainte. Travaillerdans un environnement en mutation rapide vous forceà vous remettre en question plus souvent : Mon organi-sation est-elle adaptée ? Mon système de production nepourrait-il pas être plus productif ?… Par ailleurs, c’est unaccès plus rapide à de nouveaux marchés.La finalité de cette production mondialisée bénéficieavant tout au plus grand nombre. Grâce aux produc-tions en Chine, au Magrehb, ou même en France danscertains cas, le textile est aujourd’hui accessible au plusgrand nombre ; il en est de même pour l’automobile ;l’immense majorité des Français a les moyens d’acheterune voiture avec un équipement conséquent. Ce mou-vement est tiré par les exigences sans cesse renouveléesdes consommateurs qui demandent des produits moinscher. Certes, vous pourriez me demander si on vit mieuxpour autant avec de plus de plus de vêtements ou de voi-tures, mais ce serait un autre débat…Pourquoi les entreprises développent-elles leurs produc-tions dans les pays à bas coût ? Ce phénomène toucheessentiellement les entreprises qui utilisent beaucoup demain-d’œuvre. Mais ne nous trompons pas. Il existe

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Pour une entreprisecompétitive

Cyrille Moleux, 30 ans, estresponsable grands comptesdu groupe EM Technologies,entreprise familiale en Haute-Savoie.

Vous venez de rejoindre le groupe familial. Quesignifie pour vous « patriotisme économique » ?Ces deux mots évoquent la défense des entreprises denotre pays. Fort heureusement la France compte de très

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moins un phénomène de délocalisation qu’une fortediminution de la localisation de nouvelles activitésindustrielles en France. L’immense majorité des usinesconstruites dans ces low cost countries n’entraînent pasconjointement la fermeture d’une autre en France. Sil’on construit moins d’usines en France, c’est d’une parten raison de ces coûts de main d’œuvre mais aussi et sur-tout, parce que la croissance se trouve dans ces pays-là.

Alors, pourquoi garder ces usines en France ?Si ces pays progressent très rapidement, ils manquentencore de personnels qualifiés dans nombre d’activités.Les former prend beaucoup de temps : trois mois à plu-sieurs années selon la technologie. La façon de préservernos emplois passe par le développement de la formationprofessionnelle tout au long d’une carrière, l’entreprisedoit être capable de développer les compétences de sessalariés. La création des pôles de compétitivité permet-tra peut-être d’apporter une partie de la réponse. ■

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rôle de ces valeurs fondamentales. Les richesses et le pro-fit sont devenus l’objectif premier des activités écono-miques, et l’homme, un instrument au service des loisdu marché. Les activités économiques y ont perdu leursens. Quant au retour au nationalisme, fut-il économique, unpassé récent nous en a, j’espère, guéri ! ■

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Croître autrement

Jacques Baratier est Présidentde Global Éthique (Banqueeuropéenne de solidarité encréation). Après avoir dirigé leGroupe Gascogne pendantquarante ans.

On parle de patriotisme économique. Qu’en pensez-vous ?Mondialisation, globalisation, délocalisation, patrio-tisme économique…, autant de mots à la mode quinous éloignent de la seule réalité qui compte : le déve-loppement de l’homme, même s’ils peuvent occasion-nellement y concourir. Ces vingt dernières années, lesystème libéral a « déjanté », multipliant inégalité et pré-carité. Il est temps de remettre l’homme au centre del’économie si nous ne voulons pas voir le chaos s’empa-rer de la société humaine. L’entreprise est le plus mer-veilleux outil qu’ait inventé l’homme pour produire lesrichesses et les relations humaines nécessaires à sondéveloppement. La dérive de l’économie libérale et soninfluence sur la mondialisation ont inversé le sens et le

Le sens de l’humain

Robert Clergerie reprend, en 1979, la SRC (Sociétéromanaise de la chaussure),vendue en 2001. En 2005, il reprend la société quiconnaissait des difficultés.Le siège et l’usine sont localisés

à Romans dans la Drôme.

Le patriotisme économique est contradictoire avec laconscience universelle. Il ne signifie rien. Le sens del’universel et l’humain prédominent. Il faut militer pourune organisation des mesures de protection pour aiderles pays du Sud. Je préfère acheter français. Mais noussommes en France moins nationalistes que d’autrespays. Dans le cadre de mon entreprise, j’essaye devendre et 80 % des ventes se font à l’export. Pourquoi ai-je racheté l’entreprise trois ans après avoir pris maretraite ? Il y a trois raisons à cela. La première : j’aivoulu sauver les emplois. Je connais chacun descent soixante-dix salariés. Il y avait peu de solutions :l’usine allait fermer. Je ne l’ai pas voulu. Ensuite, j’aivoulu que mon nom reste : le nom de l’entreprise. Monnom. Cela peut vous sembler peut-être prétentieux. Etenfin, la troisième raison : pour donner une réponse faceà l’inconnu. La vie est remplie de doutes. Parfois, elle estdans le brouillard vers cette inconnue qu’est la fin de vieet la mort… Alors, j’ai voulu me rendre utile. Je veuxcontinuer à construire quelque chose, ici, à Romans. L’homme est bien déraisonnable et immature. Les fem-mes, elles qui portent la vie, savent être plus raisonna-bles que nous. Moi, j’ai choisi de reprendre l’entreprise :c’est fou ! Mais cela me rend heureux. ■

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Liberté et contraintes

Les témoignages montrent d’abord que la foi chré-tienne ne conduit pas à des comportements sté-réotypés. Les croyants ne se tiennent pas au garde-à-vous devant des directives venues de leurspasteurs. Car toute décision prise par un croyantpasse par la médiation d’une analyse faite seul ouavec d’autres, l’interrogation d’une conscience, lediscernement des intelligences. La foi est communeet les solutions concrètes peuvent diverger en res-pectant cependant certaines limites liées aux impé-ratifs évangéliques. Il n’y a pas une économie chré-tienne, mais il y a des manières chrétiennes depratiquer le management et la conduite des hommessur le terrain économique. À la lecture, on perçoit mieux aussi la puissanceétonnante du mouvement actuel de mondialisa-tion (ou de globalisation, comme disent lesAnglo-Saxons). Cette sorte de tsunami économique

recouvre toute la planète. Cela entraîne de nou-velles contraintes pour les acteurs de terrain. Maison sent aussi que le regard porté sur les personnesconcernées, la saisie des opportunités au bon mo-ment, les humeurs de l’opinion publique, la ma-nière de faire et le courage des décideurs jouentun rôle très important.

Le patriotisme économique

Le « patriotisme économique » est à replacer dansle contexte actuel. Les choix du citoyen et du con-sommateur sont en tension ; mais dans nos socié-tés ouvertes au grand vent du large, c’est le choixdu consommateur qui prime. On ne parle jamaisd’austérité possible devant la multiplication deschoix offerts ou du moins, de la nécessité d’un nou-vel art de vivre plus frugal. On se console en s’effor-çant d’acheter français si le produit vendu est devaleur égale à celui venu de l’étranger.

« Dieu a créé l’homme

comme la mer a fait

les continents, en se

retirant », selon

Hölderlin, le poète.

L’homme est debout

face à ce mystère d’un

Dieu qui a tout remis

entre ses mains.

Tout l’homme et tousles hommes Commentaire théologique du Père Henri Madelin, s.j.

Rédacteur en chef

de la revue Études

jusqu’en 2004,

Henri Madelinest maintenant

dans une

communauté

internationale de

jésuites,

à Bruxelles.

Il est membre

de l’Ocipe

Il représente le

Saint-Siège dans

des instances du

Conseil de

l’Europe, à

Strasbourg. Pho

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Le patr io t isme économique : une not ion rev is i tée

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Le tropisme national conduit même à reprendre uneentreprise après une période de retraite. La passiond’entreprendre a refait surface. La question ici n’estpas seulement économique, elle est psycholo-gique et politique. Saura-t-on s’arrêter à temps quandla situation l’exigera, si l’on abuse de cette drogue ?

Délocalisations et bien commun

Les cercles de la solidarité s’élargissent de plus enplus actuellement. «Aujourd’hui, disait Paul VI, dansun beau raccourci, la question sociale est devenuemondiale. » L’action locale est à combiner avec lesens de la justice et du bien commun planétaire,au service de cette unique « famille humaine» dontparle l’Église catholique.Il demeure injuste de demander à des travailleursd’accepter une rémunération semblable à celledes travailleurs d’autres pays à très bas coût demain d’œuvre. De tels comportements demeu-rent marginaux. La solution serait à chercher dans la recherche d’uneaugmentation de la valeur ajoutée des produits grâceà l’embauche d’une main d’œuvre plus qualifiée.

L’environnement de l’entreprise

On peut encore trouver, en contrepartie du coûtde la main d’œuvre dans l’Hexagone, d’autres élé-ments qui sont d’utiles contrepoids dans la balanceglobale. Ils sont nichés dans l’environnement im-médiat ou lointain. Leur agencement est de la res-ponsabilité des politiques, si suspectés par ailleursdans ces témoignages.

Les enjeux fiscaux

La question du patriotisme économique ren-contre aussi la question fiscale. Il conviendrait demieux distinguer entre l’action individuelle et celledes entreprises en proie à diverses tentations. Dansce domaine qui fausse la concurrence dont on seréclame par ailleurs, l’amélioration ne peut venirque d’une intégration européenne plus pousséequi pourra peser un jour sur l’évolution mondiale.Selon l’Évangile, il n’est pas possible de servir en

même temps Dieu et Mammon. La question poséepar le Christ est d’abord existentielle : « Que sertà l’homme de gagner le monde entier s’il y perd l’essen-tiel de ses raisons de vivre, la substance de son âme ? »

L’emprise du capitalisme financier

La société civile et les entreprises deviennent deplus en plus conscientes des risques que fait cou-rir à la planète un capitalisme débridé. Car noussommes menacés mondialement de passer sousla coupe d’une économie financière hypertro-phiée. Un tel mode de développement estd’ailleurs tenté de tricher pour mieux accomplirses fins intenables, comme l’affaire Enron l’a mon-tré dans ce temple du capitalisme que sont lesÉtats-Unis. Ce modèle est prioritairement au ser-vice d’actionnaires réclamant des chiffres decroissance impossibles (15 %).On a raison de sou-ligner qu’il peut conduire à une déflation sala-riale planétaire généralisée. Égaliser partout lessalaires vers le bas, c’est laisser triompher abusi-vement le facteur capital au détriment du facteurtravail. Dans l’enseignement social de l’Église,l’équilibre des deux doit toujours être respecté sil’on veut permettre dans l’entreprise la créationd’une « communauté humaine ».

L’a priori du respect de tout homme

L’a priori du respect de tout homme est le fil rougede l’enseignement de l’Église à travers l’espace etdans toutes les conjonctures temporelles. Pour lecentième anniversaire de Rerum novarum, Jean-Paul II l’a redit avec force. La bonne allocation desressources ne garantit pas automatiquement unerépartition des richesses conforme à la justice. Dans toutes les situations qu’il vit, le croyant estinvité à la confiance. Car croire, c’est rejoindre leSeigneur là où il nous précède déjà. ■

À lire

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numéro 16 – dir igeants chrétiens – mars/avr i l 2006

En collaboration avec François Boëdec,

L’Évangile social. Guide pour une lecture

des encycliques sociales. Éditions Bayard, 1999.

Dossier

Le patr io t isme économique : une not ion rev is i tée

«À l’intérieur de chaque pays,comme dans les rapportsinternationaux,le marché libreest l’instrumentle plus appropriépour répartir les ressources et répondreefficacement auxbesoins. »Centesimusannus (1991).

Luc 9, 24-25.

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Dossier

Le patr io t isme économique : une not ion rev is i tée

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À propos du patriotisme en France aujourd’hui

La notion de patrie se raréfie dans le vocabulaire courant au profit de celle

de pays, en même temps que l’attachement à la nation est concurrencé

à la fois par le bas et par le haut, au niveau régional et européen.

À l’heure du développement des ré-seaux transfrontaliers, de la dissocia-tion des espaces politiques et écono-miques et au moment où les individusont tendance à «accorder une plus gran-de valeur à ce par quoi [ils] se différen-cient les uns des autres, à leur “identitédu je”, qu’à ce qu’ils ont en commun, leur“identité du nous” » 1, nombreux sontceux qui estiment, qu’ils le regrettentou s’en félicitent, que patrie et patrio-tisme sont dépassés.

Une telle attitude occulte les inquié-tudes actuelles sur le déclin de la Fran-ce ou l’attrait exercé par les gloires mi-litaires nationales. Surtout, elle oublieque le sens des mots patrie et patrio-tisme a varié dans le temps. Quelleque soit la définition adoptée, lemot patrie a une forte charge affec-tive et le patriotisme est un sentimentd’appartenance, connoté positive-ment, et d’engagement. On ne sau-rait minorer le besoin humain d’enra-cinement à laquelle la patrie offre uneréponse comme «collectivité qui conser-ve vivants certains trésors du passé et cer-tains pressentiments d’avenir » 2 et à la-quelle l’individu participe.

La patrie comme cadre d’appartenance

Pour toutes les personnes rencontrées,la patrie, c’est la France, qu’ils la défi-nissent comme lieu de naissance, derésidence ou comme lieu où ils ontgrandi. Toujours en termes de défini-tion de la patrie, les caractéristiquesconcrètes ou culturelles sont beau-coup moins fréquemment mention-nées que les valeurs (liberté, fraternité,droits de l’homme…). Elles renvoient

à une définition plus abstraite, sa-chant qu’elles ne sont pas nécessaire-ment propres à la France.L’accent placé sur les valeurs vient ren-forcer l’idée que l’on peut choisir sapatrie, même si rares sont ceux quise disent prêts à en changer. Sans dou-te s’agit-il moins, d’ailleurs, de choi-sir ses origines que de se les appro-prier : la patrie est reçue, mais cethéritage est confirmé par l’individu.De ce point de vue, la patrie consti-tue un élément stable qui, selon lespersonnes, permet de savoir qui onest, d’où l’on vient ou qui offre desrepères pour l’action. Dans ce cadre,les symboles de la patrie jouent unrôle capital. Si les symboles « tradition-nels » (politique, militaire) prédomi-nent, sont fréquemment évoquésaussi des symboles plus privés (écri-vains, chercheurs…). Toutes ces réfé-rences s’organisent autour d’un souciconstant de l’image de la France.Parallèlement, si la quasi-totalité despersonnes interrogées évoque la Fran-ce comme leur patrie, l’Europe est éga-lement souvent mentionnée : commepatrie actuelle rarement, mais com-me patrie future – inéluctable, sinonsouhaitable – assez fréquemment.

VincentPorteret,

sociologue, est

coauteur avec

Emmanuelle

Prévot, d’une

enquête (2004),

Le patriotisme en

France aujourd’hui.

Centre d’études en

sciences sociales

de la Défense. Pho

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azin

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Cela va dans le sens des recomposi-tions, notamment l’importance desvaleurs et de la dimension de choix.Mais les réserves exprimées dans lesentretiens montrent que le patrio-tisme doit aussi s’appuyer sur des élé-ments concrets pour être « fédéra-teur». Surtout, l’Europe reste associéeà la France : celle-ci fournit des réfé-rences pour se reconnaître et se fairereconnaître dans un ensemble pluslarge. La première convainc peu dufait des différences culturelles en sonsein qui empêcheraient la constitu-tion du sentiment d’unité de la patrie.

Dimensions du patriotismecontemporain

De manière synthétique, le patrio-tisme apparaît comme : – un patriotisme diffus, à l’image dutype d’engagement qu’il suscite. Si cedernier est d’abord civique (voter, res-pecter les lois…), si être patriote c’estfaire passer la patrie en tant que telleavant son intérêt particulier, d’autresdimensions ont de l’importance : en-gagement au sein d’associations detoute sorte, au travail, pour sa famil-le, en France ou à l’étranger. De fait,le service de la patrie se mue explici-tement en service des autres, en al-truisme, avec toujours l’idée que « lesmembres de la patrie font la patrie » ;

– un patriotisme raisonné. Raressont ceux qui acceptent de se sacri-fier pour leur patrie (même s’il nes’agit pas de sacrifier sa vie). Pour cela,il faut évaluer la « justesse de la cau-se », signe que le sacrifice ne peut êtredétaché de ce qui le motive, qu’il n’estplus une valeur en soi. De ce point devue, un engagement absolu, qui sou-lignerait le caractère transcendant

de la patrie, paraît contradictoireavec la conception contemporaine del’engagement marquée par le refus de« la fusion d’un “je” dans un “on” » 3 :il faut, au contraire, pouvoir rester soi-même quand on s’engage ;

– un patriotisme « en veille ». EnFrance, le patriotisme est jugé peu dé-monstratif et « un peu inconscient ».L’exemple américain montre que,pour beaucoup, « il faut des situationsextrêmes pour prouver le patriotisme dequelqu’un ». Que reste-t-il alors du pa-triotisme en « temps ordinaire » ? Lesentiment de fierté, qui participe dupatriotisme, dépend des actions con-crètes de la France en dehors des fron-tières, via les individus, les institutionsou les organisations qui la représen-tent. L’exemple le plus typique ici estla position de la France au sujet duconflit en Irak. À l’inverse, d’autres fac-teurs sont susceptibles d’entraver lafierté d’où la nécessité de parler defierté sous conditions : difficultés éco-nomiques, corruption, sélectivité desinterventions militaires…D’autre part, certaines circonstancessont envisagées comme pouvantsouder la patrie, restaurer son image :les victoires sportives, comme laCoupe du monde de football de1998 qui est systématiquement citée.Un tel événement n’est pas sanslendemain : c’est devenu une réfé-rence, il a eu un fort potentiel mobi-lisateur et permis de dépasser les dif-férences. Est jugé moins positif pourl’entretien du patriotisme, le rôle descommémorations. Plus durables dansleurs effets seraient les manifestationsde « solidarité » : solidarité écono-mique ou lors de catastrophes natu-relles, celles-ci ayant même presqueremplacé les périls militaires.

Ainsi, le patriotisme demeure majo-ritairement perçu comme une valeurd’avenir, comme réalité ou commeidéal à atteindre. Signe et source decohésion, il reste aussi une valeur pu-blique et, de ce fait, conserve son ca-ractère obligatoire et certains regret-tent qu’il se dilue. La mise en placed’un service civil ne devrait pasmanquer d’être appréciée, beaucoupregrettant que le patriotisme n’aitplus de vecteur privilégié : il tientcompte du fait que le patriotismes’est enrichi d’autres dimensions,comme les rapports des Français à lacollectivité. ■

1. ELIAS N., Les Transformations de l’équi-libre nous-je, in La Société des individus, Paris,Fayard, 1997 (1987), p. 208.2.WEIL S., L’Enracinement, Paris, Gallimard,1999 (1949), p. 61.3.SINGLY F. de, Les Uns avec les autres. Quandl’individualisme crée du lien social, Paris,A. Colin, 2003, p. 165.

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numéro 16 – dir igeants chrétiens – mars/avr i l 2006

À lireÉtat-nation et

professionnalisation

des armées,

Vincent Porteret,

Éditions de L’Harmattan, Paris, 2005.

La richesse des univers de discours, le foison-nement des images, la diversité des référencesassocié à la patrie et à son service peuvent don-ner le sentiment d’un caractère diffus. Ils sont,d’après nous, un signe de vitalité du sentimentpatriotique en France : la patrie est encore unsupport d’identification et d’action. Le patrio-tisme continue d’exister en France, mais ils’agit de savoir de quoi on parle lorsqu’on s’yréfère. Il se recompose largement sous des for-mes civiles et civiques tandis que sa forme mili-taire paraît plus marginale. Ainsi, le patriotismes’appuie sur des représentations qui se parta-gent le plus souvent entre une conception de lapatrie comme communauté et collectivité poli-tique. (Extrait de l’enquête)

Entre permanence et recomposition

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Dossier

Le patr io t isme économique : une not ion rev is i tée

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numéro 16 – dir igeants chrétiens – mars/avr i l 2006

Les entreprises sont patriotes quand les États le sont Réflexion de Pierre-Noël Giraud

Être patriote, pour un actionnaire, signifierait accepter une rentabilité inférieure

pour les entreprises identifiées, par des indicateurs d’ailleurs de plus en plus

difficiles à définir, à « son » territoire.

Définissons le patriotisme économi-que comme le fait de privilégier sonterritoire. Qui dit privilégier signifieprendre, au détriment de ses propresintérêts économiques, des décisionsfavorisant son territoire. Sinon, on nepeut parler de patriotisme économi-que, mais uniquement d’intérêt bien

compris. Ainsi, un consommateur pa-triote acceptera de payer plus cher unproduit «national», un épargnant pa-triote investira son épargne dans desentreprises « nationales » dont la ren-tabilité est moindre que celle de pla-cements alternatifs à l’étranger, uneentreprise patriote privilégiera « son»territoire au détriment de sa rentabi-lité dans tout ou partie de ses acteséconomiques : les approvisionne-ments, la sous-traitance, le recours auxressources humaines, la localisationd’unités opérationnelles, les ventes.Autrement dit, il ne concerne que lesentreprises dites « globales » généra-lement cotées en bourse. Celles-ci sontprises entre l’enclume de la compé-tition commerciale globale qui exige

en permanence de réduire lescoûts et de faire preuve d’innova-tion, et le marteau des marchésfinanciers, qui exige la même ren-tabilité que celles présentant lemême risque. Quoiqu’elles endisent, ces entreprises ne viventdonc que dans le relatif. L’impé-ratif suprême s’énonce : «Tu serasaussi compétitif et aussi rentable quetes concurrents. » Dans ce contex-te, aucune d’entre elles ne peut

a priori se permettre le moindre pa-triotisme, sinon à la rigueur les plusriches, c’est-à-dire celles qui sont enposition de monopole ou d’oligopolesolide, et encore, à condition de par-venir à le dissimuler à leurs action-naires. Cependant, on sait bien que les diri-geants d’une entreprise ne disent ja-mais tout aux actionnaires ; ce quibien sûr est un art. Les dirigeants con-servent donc toujours une marge demanœuvre, où peut s’exercer leuréventuel patriotisme. Par exemple, sises principales concurrentes vont enChine, une entreprise doit y aller, carses actionnaires ne comprendraientpas pourquoi elle n’y va pas. Mais lapart exacte de ses développementsqu’elle va localiser en Chine est lais-sée assez largement à l’appréciationdu management. Les dirigeants ontdonc les moyens de se montrer pa-triotes. Mais soulignons bien que, se-lon notre définition, ils ne peuventl’être qu’au détriment de leurs action-naires, de leur personnel ou des deux,et au seul avantage d’acteurs de leurterritoire d’origine, qui ne sont pasl’entreprise elle-même. La vraie ques-tion est donc : Pourquoi les diri-

Pierre-NoëlGiraud,

professeur

d’économie à

l’École nationale

supérieure des

mines de Paris.

Pho

to :

DR

.

Le patriotisme économique ne

concerne donc que les entreprises

qui ont réellement le choix entre

plusieurs territoires pour une part

significative de leurs activités,

voire pour toutes.

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geants d’une entreprise glo-bale d’origine française, dontplus de la moitié des salariéstravaillent hors de France,dont le capital est détenu àplus de 50 % par des investisseursétrangers, dirigeants qui ne sont plustous français eux-mêmes, et qui tien-nent toutes leurs réunions de travailen anglais, pourquoi donc seraient-ils patriotes ? Ils ne peuvent l’être demanière significative et durable ques’ils pensent que leur entreprise y aintérêt en tant que entreprise. Ce quipeut se produire dans deux cas : – quand la plupart des autres entre-prises d’origine nationale se montrentelles aussi patriotes ;– quand l’État récompense le patrio-tisme en donnant aux entreprises pa-triotes certains avantages que leursconcurrentes reçoivent elles-mêmesde leurs États d’origine ou n’ont sim-plement pas, avantages qui, au moins,compensent les « coûts » du patrio-tisme.

Comme illustration du premier cas

Imaginons deux pays A et B de mêmeniveau de développement initial,donc de ressources humaines, en par-ticulier en ce qui concerne la recher-che et développement (R&D), et dontles entreprises en sont initialement aumême degré de globalisation. Suppo-sons alors que celles du territoire A semontrent patriotes et décident delocaliser en A tous leurs labos de R&D,en collaboration avec les meilleuresuniversités de A. Les entreprises de B,supposées non patriotes, décident delocaliser la moitié de leurs labos en Bet l’autre en A, ce qui est la démarcherationnelle de la entreprise globale

dans le cadre de notre hypothèse oùA et B, a priori, se valent initialementcomme site d’implantation de labosde recherche. Le territoire A recevraalors trois fois plus d’investissementsen R&D que B. La R&D en A devien-dra meilleure que celle en B, en rai-son d’économies d’échelle et surtoutd’agglomération : les bons chercheursrendent meilleurs ceux avec qui ils tra-vaillent et gagnent à être en interac-tion forte entre eux, ce qui supposetoujours la présence physique. À la fin,toutes les firmes globales localiserontleur R&D en A, qui est devenu « le »pôle d’excellence mondiale. Ce pôleest d’ailleurs devenu très cosmopolite,car en A, le gouvernement a eu l’in-telligence d’ouvrir largement son ter-ritoire aux chercheurs du monde en-tier. Ils s’y ruent (et d’abord ceux dupays B que « leur » entreprise dé-laisse…) car les meilleurs laboratoiresattirent les meilleurs chercheurs etl’excellence s’auto-entretient ainsi.

On a là une illustration de cesphénomènes bien mis en évi-dence par l’économie contem-poraine : les rendements crois-sants qui font que celui qui « tirele premier », ou qui simplementparvient à prendre de l’avance,finit par « rafler tout » (« Thewinner takes all »).

Bien sûr, on rétorquera que cela ne pé-nalise pas nécessairement les entre-prises d’origine B qui ont désormaisun degré de globalisation bien supé-

rieur à celles d’origine A. Toute notrequestion est en effet de savoir si lesentreprises de A sont collectivementpayées en retour de leur investisse-ment initial dans le patriotisme, c’est-à-dire si la localisation en A de la R&Dde pointe les avantage plus que lesentreprises de B. C’est probable audébut : la proximité physique, linguis-tique et culturelle peut donner unavantage initial aux entreprises de Asur celles de B quant à l’accès à cetteressource productive d’excellencemondiale qui s’est concentrée en A.Mais une fois que les entreprisesd’origine B se sont globalisées, et enl’occurrence ont relocalisé elles-mê-mes l’essentiel de leur R&D en A, ilest vrai que cet avantage peut dispa-raître pour les entreprises de A. Entretemps cependant, le patriotisme col-lectif initial des entreprises de A a pus’avérer rentable.

En revanche, l’avantage estévident pour le territoire A etcela engendre un appauvrisse-ment relatif du territoire B. Onvoit donc qu’une bonne politi-que économique pour le terri-toire A consiste à inciter « ses »entreprises à être patriotes,en espérant que cela engendreune concentration de ressour-ces productives de haute qua-lité sur le territoire, ce qui atti-rera les autres entreprisesglobales et entretiendra la qua-lité de ces ressources. Il s’agitlà d’une politique étatique

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numéro 16 – dir igeants chrétiens – mars/avr i l 2006

Pourquoi les dirigeants d’une entreprise globale d’origine

française, dont plus de la moitié des salariés travaillent

hors de France, dont le capital est détenu à plus de 50%

par des investisseurs étrangers, dirigeants qui ne sont plus

français et qui tiennent toutes leurs réunions de travail

en anglais, seraient-ils patriotes ?

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Dossier

Le patr io t isme économique : une not ion rev is i tée

d’amélioration de l’attrait d’unterritoire.

Les avantages qu’un État peut don-ner aux entreprises pour les récom-penser de leur patriotisme et en effa-cer le coût initial, peuvent se diviseren deux : la protection du marchéintérieur et l’aide à la conquête desmarchés extérieurs. La protection dumarché intérieur, autrement dit leprotectionnisme, n’a plus bonnepresse, du moins dans les pays riches.On pense généralement qu’il finit parse retourner contre le territoire pro-tégé et à la fin, contre les entreprisesprotégées elles-mêmes. Cependant, le protectionnisme n’apas aussi mauvaise presse dans lespays émergents que chez nous et, defait, ils en usent abondamment.

Les États-Unis ont également,sur le chapitre du protection-nisme, beaucoup moins d’étatsd’âme que l’Europe, comme onle sait, ce qui ne signifie pasqu’ils en font toujours bon usa-ge, du point de vue des intérêtsà long terme de leur territoire.

Ce fut d’ailleurs toujours le cas despays en rattrapage rapide : Allemagneet États-Unis à la fin du XIXe siècle etentre les deux guerres, Japon et Coréedans les années 60 et 70, Chine et In-de aujourd’hui. Les entreprises japo-naises ont ainsi de beaux restes depatriotisme et les entreprises indien-nes et chinoises ont hautement inté-rêt à l’être, compte tenu de la politiquede leurs États. Cela ne les empêchepas, au contraire car elles bénéfi-cient d’une solide base arrière en fortecroissance, de se globaliser à grandevitesse, ce dont témoigne, par exem-

ple, le succès spectaculaire de Mittal.Reste donc l’aide à la conquête demarchés extérieurs. Cela va de l’orga-nisation d’une bonne « intelligenceéconomique », où l’État et « ses » en-treprises s’échangent systématique-ment des informations confidentiel-les à haute valeur commercialepotentielle, à l’usage pur et simple dela diplomatie, voire de la force pourfavoriser les entreprises «nationales».Les Américains sont évidemment lesplus forts en la matière, si bien qu’uneentreprise américaine a réellementintérêt à conserver une image d’entre-prise « américaine » pour en profiter,et donc à faire preuve d’un certainpatriotisme…

Quelle est la situation en Europe ?

L’Europe se construit en rognant lespouvoirs des États nationaux au pro-fit d’une structure de nature étatiqueen formation au niveau européen. Parnature, les autorités bureaucratiquesbruxelloises sont donc libérales, puis-que c’est leur fonction de démante-ler progressivement les barrières op-posées par les États à la compétitioninterne et externe. Certes, une diplo-matie économique extérieure de l’Eu-rope est souhaitable et possible, maispour l’instant, la tâche principale n’estpas sa construction, mais la construc-tion de sa possibilité, par réductiondes pouvoirs des États membres. EnEurope, les entreprises ne peuventdonc aujourd’hui compter, pour ré-compenser leur éventuel patriotisme,que sur leurs États nationaux d’ori-gine toujours en compétition entreeux, et pas encore sur les structurespolitiques de l’Europe. Or, chaque Étateuropéen pris séparément ne fait pas

le poids contre les États-Unis, ni mê-me contre l’Inde et la Chine, et l’Eu-rope en tant que nouvel État n’est pasencore là. En conséquence, les entre-prises européennes sont celles pourqui le patriotisme est le moins payantet pour qui la globalisation totale, lafin de tout lien privilégié avec un ter-ritoire, est la stratégie la plus tentante.Elles ont ainsi vocation à devenir lespremières vraies entreprises globales.(À une autre échelle, ce fut le cas enSuisse avec, par exemple, Nestlé.)Dans la compétition entre territoires,l’Europe actuelle n’a donc que son purpouvoir d’attraction économiquepour retenir et attirer les entreprisesen voie de globalisation , c’est-à-direla qualité des ressources productivesdéjà là. Plus précisément, le rapportqualité/prix de ces ressources. Commenous n’avons strictement aucunechance de gagner contre l’Inde et laChine sur le plan des prix, ne nousfaisons aucune illusion sur ce point,il faut sans cesse améliorer la qualité.Certes, que les entreprises qui se sen-tent encore européennes fassent col-lectivement le pari à long terme d’uncertain patriotisme, en particulierdans les activités stratégiques tellesque la R&D, ne ferait certainementpas de mal. Mais comment les y inci-ter et leur permettre de surmonter ledilemme du prisonnier qui les pousseà jouer seules la carte de la globali-sation accélérée ? ■

À lireSur le thème de cet article, l’auteur a publié

L’Inégalité du monde,

Gallimard, 1996.

Le Commerce des promesses,

Le Seuil, 2001. Pho

to :

DR

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numéro 16 – dir igeants chrétiens – mars/avr i l 2006

Pho

to :

DR

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Dossier

Le patr io t isme économique : une not ion rev is i tée

Défense et compétitivitédes PME/PMI

Peut-on encore parler, d’économie nationale, donc d’intérêt national,

lorsqu’une part importante du capital des grands groupes français appartient

à des fonds de pensions américains ou anglais ?

De l’intérêt national

Oui, il est possible de parler d’inté-rêt national. Les capitaux sontnomades par nature et les économiesmodernes ne reposent pas seulementsur les grandes entreprises mais éga-lement sur les PME/PMI qui consti-tuent le maillage industriel du payset représentent un potentiel d’inno-vation considérable. Pour conserversa place politique et économiquedans le monde, la France doit favo-riser la naissance et le maintien surson territoire des grands groupes dedemain, sources de prospérité, decapacités technologiques et d’em-plois. Ce sont les PME/PMI d’aujour-d’hui. Le patriotisme économiqueprend ici tout son sens : il consisteà aider les PME/PMI à se développerdans un environnement concur-rentiel afin qu’elles atteignent la tail-le critique nécessaire pour partir à laconquête des marchés extérieurs.Ce patriotisme économique, prati-qué depuis longtemps par les États-Unis et facilité par l’existence de dis-positifs datant de 1945, associe lemonde de la défense, celui de l’entre-prise et celui de l’enseignement. En France, dès 1959, la notion de dé-fense économique était reconnueaux côtés de la défense civile et dela défense militaire. L’État avait

compris la nécessité de devenir lepartenaire des entreprises et de leurprodiguer défense, sécurité et intel-ligence économique. Depuis décem-bre 2003, la politique publique enmatière de protection et de dévelop-pement du patrimoine industriel ettechnologique français est représen-tée par Alain Juillet au sein du Secré-tariat général de la Défense natio-nale. Il travaille à mobiliser les forcesvives du pays en faveur de nos inté-rêts économiques, particulièrementconscient de l’importance des PME .

Mémento à l’usage des PME

Parmi les 2 300 000 PME françaises,180 000 emploient entre 9 et 200 sa-lariés. Elles représentent plus de64 % des emplois du secteur pro-ductif national et contribuent majo-ritairement aux recettes des collec-tivités locales comme à la stabilitésociale du territoire. Pour progresserconcrètement vers cet objectif desoutien au développement des PMEà fort potentiel de croissance, lehaut responsable pour l’intelligenceéconomique a appuyé un projet as-sociant le public et le privé, le Mé-mento du Cycle du renseignement àl’usage des PME disponible sur le sitewww.itb.fr. Conçu et soutenu parune PME française (ITB) et par la Ré-

serve citoyenne de l’Armée de terre,en coopération avec une vingtained’acteurs civils et militaires (ACFCI,Medef Paris, CGPME, Fédérationfrançaise du bâtiment, CRCI, GITSIS,France Telecom, etc.), il transpose desméthodologies et des savoir-faire

militaires à l’usage des PME françai-ses cherchant à renforcer leur com-pétitivité tout en sécurisant leursmoyens et leurs informations.C’est un exemple de ce que peut pro-duire la rencontre du savoir-faire etde l’engagement patriotique dans ledomaine économique. ■

Brice de Gliame,président

de la Sté ITB

et commandant

de la Réserve

citoyenne.

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Attention aux mots ! Com-me la justice sociale, le pa-triotisme économique estun concept très imprécis.Il est utilisé en pratiquepour mettre la pressionsur les entreprises qui dé-localisent (vous délocali-sez, donc vous n’êtes paspatriotes). Ceci est d’au-tant plus choquant quec’est nous, les consom-mateurs, qui nous jetonssur les biens les moinschers (en général produitsen Asie) et qui sommes,en fait, à l’origine de la dé-localisation. Le consom-mateur n’est pas patriote !La puissance publique uti-lise également ce mot de

patriotisme, vis-à-vis des entreprises alors qu’elles sontgrevées par l’État de charges qui sont parmi les plus éle-vées de la planète. L’un des talents du Français c’est sonsens critique, exerçons-le un peu à l’égard des mots quenous utilisons et de ceux qui les utilisent !

Essilor a commencé à mettre des usines en Asieil y a plus de vingt-cinq ans. Les effectifs ont été en légère augmentation depuis que

nous avons entamé le processus de relocalisation… il ya trente ans déjà ! Cette décision, audacieuse à l’époque,nous a permis de financer de la recherche et de modifiercomplètement la composition de nos effectifs enFrance. S’il est vrai que la population ouvrière s’estréduite, la population de cadres (commerciaux,recherche, informatique…) s’est, elle, considérablementaccrue. Sur longue période le chiffre d’affaires, qui estune bonne mesure de la valeur ajoutée locale, a aug-menté de 6 % l’an. Ce chiffre montre l’enrichissementdu travail que nous avons réalisé : sans les délocalisa-tions nous n’aurions pas pu le faire.Quand on anticipe, il faut, en général, aller contre l’opi-nion. Trop souvent, l’opinion est forgée par des person-nes indécises et changeantes sensibles aux modes. De cefait, on ne peut pas fonder des stratégies à long terme surl’opinion : il faut savoir aller à contre-courant ! Quandvous anticipez, vous pouvez prendre les sujets posé-ment. Vous pouvez former les gens : trente ans, c’est unegénération !

Se pose-t-on les vraies questions ?Non ! La façon dont on formule la question consistetrop souvent à diaboliser l’entreprise et à faire peur auxgens inutilement. L’insuffisance de connaissance de laréalité économique m’étonne. Le premier point est l’an-ticipation, si une entreprise veut bouger, il ne faut pass’y opposer, à la limite il faudrait même l’aider. Plus tôtelle bouge, mieux c’est, car lorsque l’on n’est pas acculé,on peut procéder aux changements avec l’accompagne-ment des personnels. Le second point est l’éducation :dans les pays développés nous devons surinvestir dansle domaine de l’éducation pour que nos enfants soientparmi les mieux formés au monde. La grande batailleéconomique, c’est l’école. Nous sommes un peuple qui

Dossier

Le patr io t isme économique : une not ion rev is i tée

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numéro 16 – dir igeants chrétiens – mars/avr i l 2006

S’épanouir dans un mondeglobalisé Opinions de Xavier Fontanet et de Bruno Dupont

Deux personnalités donnent leur point de vue sur la notion de patriotisme

économique et ses incidences.

Anticiper, c’est aller à contre-courant

XavierFontanet,président du

groupe Essilor,

président

du comité

d’éthique du

Medef. Pho

to :

Ludo

vic/

Réa

.

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peut s’épanouir dans un monde globalisé.

Quelle est la place de la solidarité ?Dans ce monde désormais très ouvert à la concurrencemondiale, à mes yeux, la solidarité, c’est la solidaritédans l’effort et dans la recherche de l’efficacité, que l’onsoit membre de la sphère publique ou de la sphère pri-vée. Il y a en France, des domaines exposés à la concur-rence, qui se sont remis en cause depuis longtemps, quisont flexibles et qui sont devenus extraordinairementcompétitifs. Le domaine régalien mis à part, la fonctionpublique opère en situation de monopole puisqu’ellesert ce que l’on appelle l’intérêt général. Mais du fait del’absence de concurrence, ces secteurs ne sont plus adap-tés et sont souvent devenus peu efficaces. Ceci supposeque de grands pans de la sphère publique acceptent demodifier leur mode de fonctionnement. Le pays, nepeut vivre bien, que si les deux sphères, publiques et pri-vées, sont compétitives. Une sphère publique non com-pétitive génère, par ses coûts, chômage et exclusion. Lasociété française tout entière devrait se sentir solidaire etremettre en cause ses rigidités pour baisser ses coûts.C’est le sens que je donnerais aujourd’hui à la solidaritéet au patriotisme. ■

Plutôt que de parler de patriotisme économique, je pré-fère parler de fierté d’être français et européen, ce quim’amène à me battre pour promouvoir mon identité, laqualité de mes produits et de mes services ainsi que maculture et mes valeurs. Avec les OPA réussies par les entreprises françaises, le pa-triotisme économique se manifeste au journal de20 heures avec un cocorico fantastique. Mais l’inversecrée un sentiment d’antimondialisation, d’anticapita-lisme, d’anti-Europe, parce que la peur est viscérale chezles individus. Tout ceci traduit un manque de pédagogieélémentaire évident, propre à nos hommes politiquesqui ne souhaitent pas s’engager sur ce thème. Le com-merce extérieur c’est non seulement des exportationsmais aussi des importations…

Comment semanifeste votremission de conseilauprès desentreprisesfrançaises ?L’achèvement du mar-ché intérieur desvingt-cinq États s’ap-puie sur une inflationréglementaire com-munautaire lourde mais indispensable pour harmoniserles règles et supprimer les frontières et corporatismes.L’Europe est consciente de la nécessité d’une compétiti-vité accrue et pour l’acquérir, on va bien sûr se heurteraux frilosités des États et des responsables élus par uneopinion qui est naturellement très sensible à la protec-tion de ses intérêts, mais on ne peut pas faire autrementque de suivre un mouvement qui est inéluctable.

Et vous, comment réagissez-vous ? Quelle estvotre opinion ?Le métier d’Euralia n’est pas d’aider les entreprises à seprotéger en empêchant les concurrents potentiels d’agir,mais à les aider à trouver un appui de Bruxelles pourconforter leur capacité industrielle ou de prestataire deservices en Europe avec des règles du jeu juridiques lesplus favorables possibles.

Quelle est la place de la solidarité ? C’est une dimension qu’aujourd’hui la Commission es-saie de corriger : le traité d’Amsterdam a amené pour lapremière fois une dimension sociale qui n’existait pasauparavant (dans le traité de Rome). Des directeurs deRessources humaines de grands groupes européens tra-vaillent avec la Commission pour essayer de trouver lesvoies à un droit social européen qui s’appuie sur des rè-gles communes afin que chacun puisse y retrouver soncompte, en particulier dans le cadre d’un élargissementnon achevé.

En quoi votre appartenance aux EDC est un éclairage pour vous ?Je me redis souvent, une phrase de Paul de Buyer, ancienprésident national, me vient à l’esprit : « On n’est paschrétien seulement le dimanche. » ■

23

numéro 16 – dir igeants chrétiens – mars/avr i l 2006

Le patriotisme économiqueest une notion dépassée

Bruno Dupont,président du

groupe Euralia

(European Public

Affairs), à Bruxelles.

président des

conseillers du

Commerce

extérieur de la

France pour l’Union

européenne.

Past président des

Entrepreneurs et

Dirigeant chrétiens

Île-de-France.

Pho

to :

DR

.

Et vous, quelle est votre opinion ?La rédactionattend vos réactions. [email protected]

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Le patr io t isme économique : une not ion rev is i tée

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numéro 910/911 – dir igeants chrétiens – mars/avr i l 2003

Vu par des syndicalistesLes syndicalistes seraient-ils les derniers défenseurs du patriotisme

économique qu’ils invoquent souvent pour sauvegarder leurs emplois ?

EADS à Bordeaux

Là, se construisent ces Airbus, l’un desatouts de la balance commerciale fran-çaise. «Nos avions sont l’un des fleuronsde l’économie française, mais jusqu’àquand ? s’interroge Jean-François, quia longtemps siégé au comité d’entre-prise européen. L’assemblage de l’A320vient d’être confié à nos partenaires chi-nois, poursuit-il. Dans quelques années,les Chinois sauront non seulement as-

sembler mais faire eux-mêmes l’A 320.Celui que l’on fera ici, à Bordeaux, aurades performances légèrement supérieuresmais insuffisantes pour compenser uncoût devenu prohibitif.»Un point de vue que ne partage pasla direction d’EADS, qui affirme gar-der son avance technologique. Il res-te que pour beaucoup de salariés,comme pour Jean-François, EADS,

issue de trois sociétés, française, alle-mande et espagnole, incarnait le rêveeuropéen face à l’américain Boeing.Pour Jean-François, européen con-vaincu, c’est la désillusion.

La Poste et les télécoms

Le patriotisme économique a-t-il en-core droit de cité ? Oui et non, répondBernard, militant syndical dans les té-lécoms : « Aucune entreprise étrangèren’a de réseau complet capable de concur-rencer France Telecom. L’essentiel des ré-seaux de diffusion reste donc détenu parLa Poste et France Telecom. Seuls les ser-vices les plus lucratifs sont mis en con-currence. »Bernard était à la dernière assembléesynodale des ACM (Assises chrétien-nes de la mondialisation) : il a réflé-chi notamment sur le cas d’une en-treprise française rachetée par unefirme étrangère, qui a repris tous sesbrevets et démantelé ses centres de re-cherche. « Dans cet exemple, commedans beaucoup d’autres, la France a per-du sa souveraineté », se désole-t-il.

Le programme ITER

Chez les syndicats, le patriotismeéconomique n’a pas que des défen-seurs. Le programme ITER, projet in-ternational porté par six partenairesinternationaux (Union européenne,Russie, Chine, Japon, États-Unis et Co-rée du Sud), vise à tester la fusion nu-cléaire comme source de productiond’énergie. Pour Pierre-Jean, engagé

dans le syndicalisme international, lesuccès de la candidature de Cadarachen’est pas un succès français, et sil’Union européenne ne l’avait pas dé-fendu, le site de Cadarache n’auraitjamais été en mesure d’accueillir ITER.

Le sujet passionne et divise

Dans un univers mondialisé, la no-tion d’espace national a-t-elle encoreun sens ? Des militants de HewlettPackard, entreprise récemment tou-chée par un plan social, ont cherchéà répondre à cette question en appa-rence insoluble, comme Frédéric, dé-légué syndical à Grenoble : «Le patrio-tisme économique a toute sa valeur auniveau national, mais est difficile à met-tre en œuvre dans l’entreprise. Nous avonspris en France beaucoup de retard enmatière de recherche et développement.Les investissements que l’on fait au-jourd’hui créeront de l’emploi dans dixans peut-être. D’ici là, il y aura unepériode difficile à gérer. »Pour Frédéric, la bonne approche,c’est de trouver des atouts qui don-nent envie aux investisseurs étrangersde s’implanter en France. Cela luiparaît plus efficace que de faire uneleçon de morale aux dirigeants d’uneentreprise américaine pour les persua-der de défendre des intérêts français.Ce serait oublier que cette entreprisen’a rien à apprendre en matière depatriotisme économique. Parce qu’enrestant à la pointe des avancées tech-nologiques de son secteur, elle le pra-tique déjà depuis longtemps… ■

Propos recueillis par

Carole Laurent Pho

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Page 19: dirigeants - ITB Information, Technologies, … numéro 16 – dirigeants chrétiens– mars/avril 2006 Jamais le mot patriotisme n’aura été autant employé! Cependant, le sens

Dans l’éternité d’une nationPour ouvrir le champ

de la réflexion, Jean-Marie Rouart,

ni progressiste, ni réactionnaire,

évoque le sujet de la langue qui,

pour lui, nous façonne et nous unit,

dans Adieu à la France qui s’en va,

(2003).

« Sans les mots, la France n’existerait pas. Elle est une construction de mots. La France et les Françaisse sont rejoints et compris par cette langue qui les constitue et exprime ce qu’ils sont. La France a étéconquise et unifiée par la langue. Une langue qui, selon Michelet, est le plus haut principe de la nationalité, et qui possède un contenuspirituel. Si les Français y sont tant attachés, si elle a été admirée par tant de peuples, c’est qu’elle contient desvertus d’un ordre supérieur : imprégnée d’esprit religieux, de spiritualité, elle a gardé de ses origines– de l’époque où elle était à la fois un talisman et un bouclier contre le barbare – une valeur spirituelle.En elle et dans le christianisme, l’esprit de la civilisation s’est réfugié au moment des grandes inva-sions. Aussi, chaque mot que nous prononçons a une force de symbole. Il participe de cette lumièrede la civilisation et de la foi étroitement mêlées. Pour les Français, dans leur inconscient, cette langueest non seulement le signe de l’appartenance à une communauté, mais celui d’une union mystique. Parler, écrire le français, c’est communier avec l’âme de la France. Aussi, ne peut-on abîmer cette languesans toucher à un principe qui la dépasse. Mais qui se soucie de sa décrépitude ? Il faut être un Rou-main pour s’en indigner. « Aujourd’hui que cette langue est en plein déclin, ce qui m’attriste le plus, c’est deconstater que les Français n’ont pas l’air d’en souffrir. Et c’est moi, rebut des Balkans, qui me désole de la voirsombrer. Eh bien, je coulerai, inconsolable, avec elle ! » Qui peut encore entendre le cri de Cioran ? » ■

Pho

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Dossier

Le patr io t isme économique : une not ion rev is i tée

Jean-Marie Rouart, romancier (prix Interallié,

prix Renaudot), membre de l’Académie française.

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numéro 16 – dir igeants chrétiens – mars/avr i l 2006