diffusion du modèle industrielsite.ac-martinique.fr/histoiregeographie/wp-content...1 histoire...

7
1 Histoire Première STMG Thème 3 : Diffusion du modèle industriel Question obligatoire : Capitalisme et société industrielle à la conquête du monde (du milieu du XIXème au milieu du XXème siècle) La mise en place du système sucrier. Le développement des usines centrales dans la Caraïbe au XIXe siècle (arrêté du 28-5-2013 - J.O. du 8-6-2013) L’auteur : Christian SCHNAKENBOURG est Professeur émérite de l’Université des Antilles. Docteur en Droit, en Sciences Economiques et en Histoire contemporaine, il a axé sa problématique de recherche sur l’histoire économique et sociale des Antilles, particulièrement de l’industrie sucrière. Problématique C'est la version antillaise de la révolution industrielle survenue entre un demi et trois quarts de siècle plus tôt en Europe. Comme elle, elle entraine un bouleversement complet de toute l'économie et la société locales. La problématique du traitement de la question tourne autour de l'idée que la création des usines centrales constitue une rupture dans l'histoire technique, économique et sociale du système sucrier antillais. Les usines centrales ne sont pas le prolongement plus ou moins modernisé des "habitations-sucreries" antérieures, mais définissent un système radicalement nouveau. Après un bref rappel de quelques points essentiels sur la révolution industrielle en Europe, si nécessaire, le traitement de la question pourrait s'articuler en quatre points : le système sucrier pré-industriel, la création des usines, les conséquences économiques puis sociales.

Upload: ngobao

Post on 16-Sep-2018

216 views

Category:

Documents


0 download

TRANSCRIPT

Page 1: Diffusion du modèle industrielsite.ac-martinique.fr/histoiregeographie/wp-content...1 Histoire Première STMG Thème 3 : Diffusion du modèle industriel Question obligatoire : Capitalisme

1

Histoire

Première STMG

Thème 3 : Diffusion du modèle industriel Questionobligatoire:Capitalismeet société industrielle à la conquêtedumonde (dumilieuduXIXèmeaumilieuduXXèmesiècle)Lamiseenplacedusystèmesucrier.LedéveloppementdesusinescentralesdanslaCaraïbeauXIXesiècle(arrêtédu28-5-2013-J.O.du8-6-2013)L’auteur:ChristianSCHNAKENBOURGestProfesseuréméritedel’UniversitédesAntilles.Docteuren Droit, en Sciences Economiques et en Histoire contemporaine, il a axé saproblématique de recherche sur l’histoire économique et sociale des Antilles,particulièrementdel’industriesucrière.

Problématique

C'est la version antillaise de la révolution industrielle survenue entre un demi et trois quarts de siècle plus tôt en Europe. Comme elle, elle entraine un bouleversement complet de toute l'économie et la société locales. La problématique du traitement de la question tourne autour de l'idée que la création des usines centrales constitue une rupture dans l'histoire technique, économique et sociale du système sucrier antillais. Les usines centrales ne sont pas le prolongement plus ou moins modernisé des "habitations-sucreries" antérieures, mais définissent un système radicalement nouveau.

Après un bref rappel de quelques points essentiels sur la révolution industrielle en Europe, si nécessaire, le traitement de la question pourrait s'articuler en quatre points : le système sucrier pré-industriel, la création des usines, les conséquences économiques puis sociales.

Page 2: Diffusion du modèle industrielsite.ac-martinique.fr/histoiregeographie/wp-content...1 Histoire Première STMG Thème 3 : Diffusion du modèle industriel Question obligatoire : Capitalisme

2

1. La production sucrière pré-industrielle

Ce point est essentiel pour faire apparaitre ensuite les bouleversements qui résultent de la création des usines centrales.

1.1. Le système "du père Labat"

Le système pré-industriel de production sucrière est qualifié de système "du père Labat" en Guadeloupe et Martinique mais se retrouve à l'identique dans toutes les îles de la Caraïbe. Il tire son nom d'un moine dominicain, le père Jean-Baptiste Labat, qui dirigea l'habitation sucrerie du Fonds Saint-Jacques, à la Martinique, à la fin du XVIIe siècle.

Ce système repose sur de grandes plantations familiales appelées "habitations-sucreries" aux Antilles françaises "sugar estates" dans les îles anglaises, "ingenios" à Cuba. Elles sont à la fois plantation de canne et manufacture de sucre. Les techniques utilisées sont très peu mécanisées (moulin à eau, à vent ou à bêtes pour écraser les cannes) et leur production est faible (50 à 100 tonnes le plus souvent, au maximum 500 tonnes). Vers 1840, à l'apogée de ce système, on compte 1.400 "ingenios" à Cuba, 600 "sugar estates" à la Jamaïque, 200 à Trinidad, 600 "habitations-sucreries" en Guadeloupe, 500 à la Martinique.

Le système "du père Labat" est directement lié à l'esclavage depuis le début de la production de sucre dans la région. Tout le travail de culture et de fabrication est fait à la force des bras des esclaves : une centaine par habitation en Guadeloupe et Martinique ; on peut trouver jusqu'à 500 esclaves sur les gros "ingenios" cubains.

1.2. Un système en crise

A partir de la décennie 1830, le système du père Labat entre en crise. Deux raisons principales :

- La crise du système esclavagiste lui-même. C'est la conséquence à la fois de la résistance croissante des esclaves, encouragés par l'exemple haïtien, et de l'action des abolitionnistes en Europe. En 1834, l'Angleterre abolit l'esclavage dans ses colonies. Il est clair que les autres puissances coloniales de la Caraïbe devront faire de même tôt ou tard.

- La surproduction sucrière mondiale, qui fait baisser le prix du sucre. Cuba, qui ne produisait pratiquement pas de sucre avant 1789, devient le premier producteur du

Page 3: Diffusion du modèle industrielsite.ac-martinique.fr/histoiregeographie/wp-content...1 Histoire Première STMG Thème 3 : Diffusion du modèle industriel Question obligatoire : Capitalisme

3

monde. En Europe, développement de la production de sucre de betterave. Les planteurs antillais perdent leur monopole pour l'approvisionnement de la France.

- Conséquences : incertitude croissante sur l'avenir des Antilles et de leur production sucrière. Les planteurs s'endettent, beaucoup abandonnent. Le nombre d'habitations-sucreries diminue dans toute la Caraïbe.

2. La création des usines

2.1. En finir avec l'esclavage, qui bloque toute possibilité d'évolution.

- Les planteurs ne peuvent pas moderniser leur production faute de capitaux, et ceux-ci refusent de s'investir aux Antilles en raison des incertitudes croissantes liées à la crise du système esclavagiste.

- L'esclavage est un système très rigide qui bloque la main-d'œuvre sur les habitations. Pour créer un système nouveau, il faudrait pouvoir recruter des salariés ; or il n'y en a pas dans un pays d'esclavage. Les quelques usines créées avant l'Abolition, notamment en Guadeloupe, éprouvent de grandes difficultés à ce sujet.

2.2. Il y a urgence de moderniser la production sucrière de la Caraïbe, parce que, pendant qu'elle stagne techniquement avec ses moulins à vent, celle du sucre de betterave en Europe ne cesse de s'améliorer grâce au progrès technique. Et la baisse des prix s'accélère. A partir de 1850, le système "du père Labat" est définitivement condamné. Pour les planteurs, c'est "Moderniser ou mourir".

2.3. Moderniser et centraliser la fabrication vont de pair. La modernisation passe par la création d'un petit nombre de grandes usines, produisant des milliers de tonnes d'un sucre d'excellente qualité grâce à l'utilisation de la technologie moderne importée de la sucrerie de betterave (machine à vapeur, opérations mécanisées ...). Pour les approvisionner, il faut une grande quantité de cannes, qui vont leur être apportées par les anciennes habitations-sucreries voisines ayant cessé de produire leur propre sucre selon les méthodes "du père Labat". Quelques dizaines d'usines modernes vont donc remplacer plusieurs centaines d'habitations-sucreries ; on dit qu'elles centralisent la fabrication. C'est la raison pour laquelle on les appelle usines centrales.

Aux Antilles françaises, quelques usines sont créées immédiatement avant l'abolition de l'esclavage, mais la grande vague des créations se situe entre 1860 et 1880. La plupart d'entre elles ne sont pas construites à l'initiative d'anciens planteurs, mais de capitalistes locaux, avec le soutien de banques et d'industriels

Page 4: Diffusion du modèle industrielsite.ac-martinique.fr/histoiregeographie/wp-content...1 Histoire Première STMG Thème 3 : Diffusion du modèle industriel Question obligatoire : Capitalisme

4

métropolitains. Leur nombre maximum est de 22 en 1884 en Guadeloupe et 21 à la Martinique en 1890. A Cuba, le mouvement est retardé par la première guerre d'indépendance (1868-1878) ; la plupart des créations se situent au cours des années 1880, on en compte 207 en 1898. Dans les îles anglaises, les premières usines modernes sont créées en 1873 à Trinidad et Sainte-Lucie, mais le mouvement est très lent par la suite faute de moyens de financement.

3. Conséquences économiques

3.1. L'augmentation de la production

De 1840 à 1884, les exportations de sucre sont multipliées par plus de deux en Guadeloupe et en Martinique, et par près de 6 à Cuba. C'est l'époque où le sucre devient l'activité presque exclusive aux Antilles françaises (environ 90 % de la valeur des exportations). Très fort recul des autres productions (café, coton, cacao).

Inversement les îles qui n'ont pas d'usines modernes et dont la production n'est assurée que par des habitations-sucreries voient celle-ci diminuer inexorablement et cesser à la fin du siècle (Dominique, Grenade).

3.2. Accélération de la chute des habitations-sucreries

Les planteurs continuant à produire du sucre avec les anciennes méthodes "du père Labat" ne peuvent pas résister à la concurrence des usines modernes. Leur sucre de mauvaise qualité se vent de plus en plus mal et son prix baisse rapidement. Ils sont obligés d'abandonner leur fabrication. Le nombre d'habitations-sucreries en activité diminue des trois quarts en Guadeloupe entre 1847 et 1884, et les dernières disparaissent au cours des dix années suivantes ; elles ont laissé des traces importantes dans le paysage avec les tours de moulins de la Grande- Terre. Idem à Cuba, où les "ingenios" disparaissent pratiquement tous entre 1860 et 1890.

3.3. Concentration foncière

Elle s'effectue autour des usines, qui rassemblent d'immenses domaines de plusieurs milliers d'ha pour assurer leur approvisionnement en canne. Les usines rachètent les habitations-sucreries voisines qui ont dû arrêter leur fabrication "du père Labat". Au début du XXe siècle, Darboussier possède 8.000 ha, Beauport 5.000, Galion 2.800, Lareinty 2.000. Pris tous ensemble, les domaines des usines de la Grande-Terre représentent le quart de la superficie totale de l'ile. Sur leurs domaines fonciers, les usines ont créé des réseaux de chemins de fer pour porter les cannes depuis les habitations jusqu'aux moulins. Le plus étendu, celui de Beauport, mesure

Page 5: Diffusion du modèle industrielsite.ac-martinique.fr/histoiregeographie/wp-content...1 Histoire Première STMG Thème 3 : Diffusion du modèle industriel Question obligatoire : Capitalisme

5

20 km.

4. Conséquences sociales

Elles mettent un certain temps à se faire sentir, parce que, dans toutes les îles, les planteurs vont essayer de maintenir après l'Abolition les anciennes structures de l'époque de l'esclavage. En général, sauf dans les Guyanes et à la Jamaïque, où ils avaient de l'espace pour s'établir, les anciens esclaves libérés ont dû, dans un premier temps, rester comme salariés sur les plantations de leur ancienne servitude. Il y a des départs, certes, mais on ne peut pas parler de "désertion des habitations". Dans les Petites Antilles, 90 à 95 % des affranchis sont restés sur les habitations pour deux raisons : 1) Il n'y avait pas assez d'espace pour s'établir tous ; 2) Les planteurs ont obtenu des administrations coloniales des réglementations contraignantes pour obliger les affranchis à rester, sous peine de répression judicaire : "apprentissage" dans les colonies anglaises de 1834 à 1838 ; "organisation du travail" (= police du travail) aux Antilles françaises de 1852 à 1860 ; à Cuba, "patronage" de 1880 à 1886. Toutes ces tentatives échouent en raison de la résistance des affranchis, mais elles retardent d'autant la modernisation des sociétés antillaises.

4.1. L'amélioration des conditions et du niveau de vie de la population noire

Une affirmation qui peut sembler paradoxale, tant l'Usine apparaît comme le symbole même de l'oppression et de la misère dans la mémoire collective. Mais cette affirmation n'est exacte qu'à partir de la fin du XIXe siècle, en raison des effets sur cette population de la grande crise sucrière qui débute en 1884.

Avant cette date, c'est le contraire qui est vrai. Après deux siècles d'esclavage et dix ans d' "organisation du travail", où la population des campagnes est soumise à la violence et à la contrainte sans pouvoir déterminer elle- même son existence, la création des usines donne aux affranchis la possibilité de choisir leur mode de vie : travailler à la canne ou aux cultures vivrières, s'embaucher dans les usines ou sur les habitations. Mais aussi de choisir leur employeur, ainsi que les travaux qu'ils acceptent de faire. Les usines ont besoin de main-d'œuvre, tant pour la fabrication que pour la culture sur leurs domaines. En dehors de l'immigration, elles ne peuvent la trouver qu'en débauchant les travailleurs des anciennes habitations, auxquels elles doivent donner un salaire plus élevé pour les recruter. Elles offrent également des emplois industriels, qui sont très durs physiquement mais sont mieux payés et surtout mieux considérés parce qu'ils permettent de fuir l'habitation. Enfin, elles achètent les cannes des petits planteurs des environs. Tout ceci permet aux affranchis de disposer d'un revenu monétaire, venant compléter les ressources

Page 6: Diffusion du modèle industrielsite.ac-martinique.fr/histoiregeographie/wp-content...1 Histoire Première STMG Thème 3 : Diffusion du modèle industriel Question obligatoire : Capitalisme

6

de leurs "jardins" et d'un petit élevage de case, et donc de s'intégrer dans la société moderne.

La grande époque de la création des usines, de 1860 à 1880, est une période d'expansion et de progrès de l'économie antillaise. La production augmente, les cultures s'étendent, les usines manquent de main-d'œuvre. L'immigration ne suffit pas. Les salaires des "cultivateurs" créoles augmentent (ils font plus que doubler entre 1860 et 1884), la durée quotidienne du travail diminue (de 10 à 7 heures). Cette période est celle d'une nette amélioration des conditions de vie et de travail pour les affranchis et leurs enfants. Par contre, la régression est ensuite très forte à partie de 1884, en raison de la grande crise sucrière mondiale (mais ce n'est plus l'époque des créations).

4.2. L'immigration

(Voir fiche sujet d’étude)

Eléments de bibliographie

LASSERRE, Guy, La Guadeloupe. Etude géographique, Bordeaux, 1961, t. I, chap. V et VI.

SCHNAKENBOURG, Christian, Histoire de l'industrie sucrière en Guadeloupe aux XIXe et XXe siècles, Ed. L'Harmattan, t. 1 (1835-1847) et 2 (1848-1884).

SCHNAKENBOURG, Christian, Beauport (1732-1990). Une grande aventure industrielle en Guadeloupe, Ed. Jasor, 2015.

EADIE, Emile, Emile Bougenot : sucre et industrialisation à la Martinique de 1860 à nos jours, FDF, 1997.

Historial Antillais,

- t. II, chap. 3 ("Une sucrerie martiniquaise au milieu du XVIIIe siècle", par Ch. Louis-Joseph).

- t. IV, chap. ("La mise en place des usines centrales à la Martinique", par J. Petitjean-Roget). (Avec d'intéressantes illustrations).

A l'appui du cours

- L'habitation Saint-Jacques à la Martinique

Page 7: Diffusion du modèle industrielsite.ac-martinique.fr/histoiregeographie/wp-content...1 Histoire Première STMG Thème 3 : Diffusion du modèle industriel Question obligatoire : Capitalisme

7

- Le musée de Beauport en Guadeloupe.

- ADELAIDE-MERLANDE, Jacques, Documents d'histoire antillaise et guyanaise, 1814-1914, p. 204-205 : gravure commentée d'une habitation-sucrerie.

- LEGIER, Emile, La Martinique et la Guadeloupe. Considérations économiques ..., Paris, 1905 (un exemplaire aux Archives départementales et Bibliothèque Schœlcher). Chap. V (Production du sucre) et VI (Description des usines) ; p. 126, description d'une ancienne habitation sucrerie en 1842.