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Dieu, pensée de la pensée © Grand Portail Thomas d’Aquin 1 www.thomas-d-aquin.com Lu dans la Revue Thomiste : « … Certes, la substance comme acte permet à Aristote dans la métaphysique de dépasser la seule considération physicienne, mais l'identification de l'acte le plus parfait à l'intellection borne sa résolution en lui interdisant d'aller jusqu'à l'acte premier fondateur de toute forme et substance : l'acte d'être produit immédiatement par Dieu, l'Ipsum esse per se subsistens ... » (REVUE THOMISTE – T. CXIII – N° IV – Octobre-Décembre 2013 – Recension Philosophie : Métaphysique d’Aristote Commentaire de Thomas d’Aquin. Jean-Marie Vernier). Dieu, pensée de la pensée Il est très fréquent parmi les thomistes contemporains, de minimiser autant que possible l’influence d’Aristote sur la pensée de Thomas d’Aquin, au profit d’un néo-platonisme plus en symbiose, paraît-il, avec la pensée catholique, notamment pour expliquer la Création. C’est bien la position de l’auteur du frontispice à notre article 1 . La question est de savoir si, comme il l’écrit, borner l’acte le plus parfait à l’intellection interdit d’aller jusqu’à l’acte d’être, créateur de toute forme et substance. Ce n’est cependant rien de moins que reparcourir toute l’ascension de la Métaphysique d’Aristote, dont le célèbre blason “Dieu, pensée de la pensée” est le point culminant. Une telle relecture demanderait toute une vie, et sans doute plus ! Nous nous y prendrons donc autrement, en allant directement aux conclusions intermédiaires d’Aristote, sans développer toute son argumentation, mais en prouvant à chaque fois que nous restons fidèle à son propos. Puis, nous nous attarderons sur “pensée de la pensée”. 1°- La démarche des Physiques laisse le philosophe sur sa faim Aristote écrit dans sa Métaphysique : « On pourrait, en effet, se demander si la Philosophie première est universelle, ou si elle traite d'un genre particulier et d'une réalité singulière ... À cela nous répondons que s'il n'y avait pas d'autre substance que celles qui sont constituées par la nature, la Physique serait la Science première. Mais s'il existe une substance immobile, la science de cette substance doit être antérieure et doit être la Philosophie première ... Et ce sera à elle de considérer l'être en tant qu'être, c'est-à-dire à la fois son essence et les attributs qui lui appartiennent en tant qu'être » 2 . Lorsque Saint Thomas commente, le moment venu, ce passage, et confirme que la Physique serait bien la science première s’il n’existait d’autres substances que les substances naturelles, il y a déjà fait allusion par deux fois auparavant. Tout d’abord 1 Théologie et métaphysique de la création chez saint Thomas d’Aquin. J. M. Vernier - Ed. Tequi 1995 2 Aristote, Métaphysique, Livre Ε, ch. 1, 1026a58 – Trad. Tricot, éd. VRIN 1953 (légèrement modifiée).

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  • Dieu, pense de la pense

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    Lu dans la Revue Thomiste : Certes, la substance comme acte permet Aristote dans la mtaphysique de dpasser la seule considration physicienne, mais l'identification de l'acte le plus parfait l'intellection borne sa rsolution en lui interdisant d'aller jusqu' l'acte premier fondateur de toute forme et substance : l'acte d'tre produit immdiatement par Dieu, l'Ipsum esse per se subsistens ... (REVUE THOMISTE T. CXIII N IV Octobre-Dcembre 2013 Recension Philosophie : Mtaphysique dAristote Commentaire de Thomas dAquin. Jean-Marie Vernier).

    Dieu, pense de la pense

    Il est trs frquent parmi les thomistes contemporains, de minimiser autant que possible linfluence dAristote sur la pense de Thomas dAquin, au profit dun no-platonisme plus en symbiose, parat-il, avec la pense catholique, notamment pour expliquer la Cration. Cest bien la position de lauteur du frontispice notre article1.

    La question est de savoir si, comme il lcrit, borner lacte le plus parfait lintellection interdit daller jusqu lacte dtre, crateur de toute forme et substance. Ce nest cependant rien de moins que reparcourir toute lascension de la Mtaphysique dAristote, dont le clbre blason Dieu, pense de la pense est le point culminant. Une telle relecture demanderait toute une vie, et sans doute plus ! Nous nous y prendrons donc autrement, en allant directement aux conclusions intermdiaires dAristote, sans dvelopper toute son argumentation, mais en prouvant chaque fois que nous restons fidle son propos. Puis, nous nous attarderons sur pense de la pense.

    1- La dmarche des Physiques laisse le philosophe sur sa faim

    Aristote crit dans sa Mtaphysique :

    On pourrait, en effet, se demander si la Philosophie premire est universelle, ou si elle traite d'un genre particulier et d'une ralit singulire ... cela nous rpondons que s'il n'y avait pas d'autre substance que celles qui sont constitues par la nature, la Physique serait la Science premire. Mais s'il existe une substance immobile, la science de cette substance doit tre antrieure et doit tre la Philosophie premire ... Et ce sera elle de considrer l'tre en tant qu'tre, c'est--dire la fois son essence et les attributs qui lui appartiennent en tant qu'tre 2.

    Lorsque Saint Thomas commente, le moment venu, ce passage, et confirme que la Physique serait bien la science premire sil nexistait dautres substances que les substances naturelles, il y a dj fait allusion par deux fois auparavant. Tout dabord

    1 Thologie et mtaphysique de la cration chez saint Thomas dAquin. J. M. Vernier - Ed.

    Tequi 1995 2 Aristote, Mtaphysique, Livre , ch. 1, 1026a58 Trad. Tricot, d. VRIN 1953 (lgrement

    modifie).

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    au dbut de ltude historique de la pense des devanciers dAristote : Pour les anciens, qui ne reconnurent dautres substances que corporelles et mobiles, la philosophie premire devait, en effet, tre la science de la nature 3. Ensuite, parmi les questions se poser au sujet de la substance : Si par contre, il nexistait pas de substances antrieures aux substances mobiles corporelles, la science de la nature serait la philosophie premire 4.

    Ainsi donc, la ncessit dune science au-dessus de la Physique ne simposait pas au dpart, lorsque lexistence de substances suprieures aux tres prsents dans lUnivers ntait pas vidente de soi. Ceci doit nous clairer sur les intentions des premiers physiciens grecs voqus par Aristote. Il sagissait bien pour eux dtudier ltre en tant qutre des tres naturels en recherchant le ou les principes communs tout tre. Dans lhypothse o, en effet, nexiste pas dautre substance que celles formes par la nature, sinterroger sur ltre naturel en tant que meuble et sur son ou ses principes, cest exactement sinterroger sur ltre en tant qutre :

    Si donc les anciens qui cherchaient les lments des tres cherchaient, en fait, les principes absolument premiers, ces lments qu'ils cherchaient taient ncessairement aussi les lments de l'tre en tant qu'tre 5.

    Cest pourquoi le Philosophe rejoue toute lhistoire de la pense des premiers physiciens au dbut de ses Leons sur la Nature6. Il se met dans ltat desprit de ses prdcesseurs, afin de porter leur dmarche son complet dveloppement. Ce qui nous a conduit qualifier le Livre I de Proto-mta-physique, en un sens, reconnaissons-le, volontairement paradoxal7.

    Dans cet ouvrage, Aristote sinterroge sur ce quest la nature (Livres 1 et 2), sur le mouvement (Livre 3), ses circonstances et ses espces (Livres 4 et 5), et surtout sa continuit spatio-temporelle (Livre 6). Lensemble lui permet de conclure la prsence dun tre aux caractristiques opposes celle des corps physiques : immuable, inengendr et incorruptible, immatriel et imperceptible, sans cause ni quantit ni limite, et pourtant responsable de ltre et du mouvement de tout ce qui existe et bouge dans le monde (Livres 7 et 8).

    Voil donc lacquis essentiel du trait : on a dmontr lexistence dun premier moteur cause dtre et de mouvement des ralits naturelles. Deux remarques ce sujet :

    1- La cause dtre est indissociable de celle de mouvement, car cest le mouvement qui conduit ltre (gnration), qui maintient dans ltre et qui

    3 Commentaire de la Mtaphysique dAristote L. I, l. 4, n 78. 4 Commentaire de la Mtaphysique dAristote L. III, l. 6, n 398. 5 Aristote, Mtaphysique, Livre , ch. 1, 1003a20-30 Trad. Tricot, d. VRIN 1953

    (lgrement modifie). 6 Autre titre pour les Physiques. 7 Voir notre Guide de lecture de la Physique, p 11 :

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    dtruit ltre (corruption) des tres naturels. En supprimant le mouvement dans lUnivers, on supprime galement toute existence.

    2- La traduction de Primum movens en premier moteur est traditionnelle. Elle peut pourtant induire en erreur. Movens est un participe prsent indiquant une action en train de se drouler effectivement, tandis que moteur ne dsigne quune facult de mouvoir, qui nest pas ncessairement la tche en permanence. Il faudrait traduire par Premier perptuellement en train de mouvoir. Nous verrons, en tudiant lacte et la puissance en Dieu, combien cette prcision tait ncessaire.

    Mais revenons notre conclusion : la preuve de lexistence dun tre spar, moteur immobile, est le rsultat dune dmarche purement naturelle, et aucunement mtaphysique (il faut y insister). Certes, nous retrouvons cette dmonstration au Livre de la Mtaphysique, dailleurs dans une rdaction un peu diffrente. Mais cest un rappel quAristote juge ncessaire, ainsi que plusieurs autres acquis des sciences naturelles considrs comme prparatoires au dveloppement de la Mtaphysique.

    Ayant donc rsolu la question an est ? existe-t-il un premier moteur ?, le Philosophe devrait, en bonne logique, aborder la question quid est ? quel est-il ?, quelle est son identit ? Or, en respectant les principes de sa science, il ne parvient quaux qualificatifs ngatifs que nous venons dnumrer : Im-muable, in-engendr, in-etc., sans aboutir la formulation dune essence positive de cet tre en lui-mme8. Mme dans lexpression premier moteur, premier est le rsultat ngatif dune rduction labsurde prouvant limpossibilit dune chane infinie de moteurs, et moteur ou mouvant a, certes, un sens positif, mais qui ne dsigne cependant pas une identit substantielle ; il indique plutt le rapport un mobile, donc une relation fonde sur laction.

    Un tel rsultat, pour important quil soit, ne saurait, par consquent, satisfaire pleinement un esprit avide de connatre la nature des causes ultimes. Bien au contraire, il le provoque rechercher dautres voies permettant daller plus loin dans le savoir. Puisque nous venons de dcouvrir quexiste, au-del des tres naturels prsents dans lUnivers, un autre tre, non-naturel ce que Les Physiques viennent de dmontrer en toute certitude quel pourrait tre le point de ralliement entre eux, qui permette de sappuyer sur la connaissance des premiers pour exprimer positivement la nature de ce dernier, autant que possible ? Seule la rponse cette question permet desprer avancer dans la connaissance des tres spars, puisque nous navons deux aucune perception spirituelle directe9.

    8 Cest pourquoi saint Thomas crit en introduction son commentaire du 8e livre des Physiques : in hoc libro intendit inquirere qualis sit primus motor (il entend rechercher de quelle qualit est ce premier moteur) et non pas : inquirere quid sit primus motor (rechercher quelle est lidentit de ce premier moteur). Nous ne parvenons qu certaines qualifications du premier moteur, mais nullement un quid, cest--dire une essence. 9 Pour la raison que nous verrons en fin darticle.

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    Or, tous les tres naturels comme les tres spars partagent le fait dtre des tres. Le fait dtre un tre est donc un critre discriminant premier. Ce qui nest pas, en effet, est pur nant et ne peut donner lieu aucune connaissance. Cest donc ce trait commun dtre un tre quil faut interroger. Nous ne pouvons le faire qu partir des tres naturels, parce queux seuls sont accessibles lintelligence humaine. Nous en infrerons les caractres compatibles avec cet tre inaccessible en direct en respectant les critres dj acquis par les Physiques : immatrialit, simplicit, etc. Cest du moins ce que voudra tenter la qute mtaphysique de ltre en qualit dtre :

    Tel est lordre qui convient : les ralits sensibles en mouvement nous sont davantage accessibles, et cest par elles que nous nous hisserons la connaissance de la substance des tres immobiles10 11.

    Cest la base de tout le raisonnement mtaphysique. partir de chaque dtermination de ltre sensible, Aristote tablit une analogie de proportionnalit qui infre cette caractristique ltre spar, en llaguant de tous les aspects lis la matire, au mouvement et la composition. Cest une des explications de ce curieux livre K ainsi que du dbut du livre de la Mtaphysique (les deux semblent former un tout), qui font doublon avec plusieurs passages de la Mtaphysique et des Physiques. Ils rcapitulent en fait tous les acquis concernant les tres naturels pour les prparer leur exploitation au service de la connaissance des substances spares.

    2- La Mtaphysique, science de ltre en qualit dtre

    Il y a une science qui tudie l'tre en tant qu'tre, et les attributs qui lui appartiennent essentiellement Et puisque nous recherchons les principes premiers et les causes les plus leves, il est vident qu'il existe ncessairement quelque ralit laquelle ces principes et ces causes appartiennent en vertu de sa nature propre C'est pourquoi nous devons, nous aussi, apprhender les causes premires de l'tre en tant qu'tre 12.

    lore de sa dmarche mtaphysique, Aristote rappelle donc les conclusions que nous venons dnoncer. Il prcise le sujet de cette science : ltre en qualit dtre, annonant la fois son sujet matriel et son sujet formel. Le sujet matriel est celui qui circonscrit le domaine dtude de notre science premire : ltre ; tous les tres, autrement dit, et nimporte quel tre sont susceptibles dtre sujets de notre tude. Le sujet formel, quant lui, donne langle dattaque de cette tude : en qualit dtre, cest--dire sous le simple aspect o ces tres sont, peu importe ce quils sont ni comment ils sont. Le fait dtre est raison suffisante de lappartenance au champ dinvestigation de la mtaphysique. Le

    10 Commentaire de la Mtaphysique dAristote L. IX, l. 1, n 1771. 11 Preuve, sil en tait besoin, de linanit dentamer une dmarche mtaphysique sans la pleine matrise de la physique. 12 Aristote, Mtaphysique, Livre , ch. 1, 1003a20-30 Trad. Tricot, d. VRIN 1953 (lgrement modifie).

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    Philosophe en donne aussi lobjet, cest--dire son intention finale : apprhender les causes premires de ltre en tant qutre .

    Cependant, la seule notion dtre demeure trop vague pour combler la qute de lintelligence. Dautant que cette notion est doublement analogique, tout dabord au sein de ltre naturel, entre la substance et les diffrents accidents :

    Il est du ressort dune mme discipline dexaminer autant les substances que les accidents. Tous les sujets qui reoivent communment la prdication dune caractristique une, mme si elle ne sen prdique pas univoquement mais par analogie, appartiennent, en effet, au domaine de recherche dune mme science. Or, ltre se prdique de cette dernire faon de tous les tres 13.

    Ltre se dit de multiples faons en fonction de la catgorie laquelle se rattache la ralit quon dit tre. Rouge, par exemple, possde un tre diffrent de 200 ou de marcher. Le premier est ltre dune qualit, le second celui dune quantit et le troisime celui dune action. Les trois sont des tres accidentels, mais chacun sa faon ; tous trois diffrent aussi de ltre de la substance, qui est tre par soi. Une communaut de sens du terme tre, fonde non sur luniversel mais sur lanalogie, leur permet cependant de se retrouver en une mme science, et non pas en dix sciences diffrentes de ltre, une par catgorie.

    On constate ensuite une analogie au sein de ltre en gnral, entre ltre naturel et ltre spar :

    Corruptible et incorruptible divisent par soi ltre Comme ltre nest pas un genre, il nest pas tonnant que corruptible et incorruptible ne partagent pas un quelconque genre commun 14.

    Si ltre tait un genre, il y aurait une univocit de sens entre ltre de ltre naturel et celui de ltre spar. Mais ce nest pas le cas, car il ny a aucune communaut possible entre corruptible et incorruptible. Si ltre corruptible avait quoi que ce soit dincorruptible, il serait incorruptible au moins sur ce point et ne serait donc plus corruptible ; rciproquement, si ltre incorruptible avait quoi que ce soit de corruptible, il serait corruptible et non plus incorruptible. Cest cette dichotomie infranchissable qui explique limpossibilit de procder autrement que par analogie de proportionnalit au sein de la Mtaphysique.

    Aussi, devant ce flou artistique de la notion dtre, mme en sen tenant aux ralits tangibles, Aristote va chercher cerner progressivement le sujet de la Mtaphysique. Pour lever, tout dabord lambigut de la premire analogie, il procde un premier recentrage, avec une emphase demeure clbre :

    Et, en vrit, l'objet ternel de toutes les recherches, prsentes et passes, le problme toujours en suspens : qu'est-ce que l'tre ? revient demander : qu'est-ce que la substance ? 15.

    13 Commentaire de la Mtaphysique dAristote L. IV, l. 1, n 534. 14 Commentaire de la Mtaphysique dAristote L. X, l. 12, n 2145. 15 Aristote, Mtaphysique, Livre , ch. 1, 1028b2 Trad. Tricot, d. VRIN 1953 (lgrement modifie).

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    Cest pourquoi, dans les livres et de la Mtaphysique, il cherche tablir le sens donner au terme substance chez ltre naturel, afin de prparer son infrence ltre spar. Cest, en effet, la dmarche constante de la Mtaphysique : procder par analogie de proportionnalit entre ltre naturel et ltre spar. Il sagit davancer dans les caractristiques de ltre en tant qutre de ltre naturel et de les attribuer mutatis mutandis la substance spare, en les purifiant de tout ce qui pourrait provenir de la naturalit de ltre.

    Plusieurs acquis essentiels rsultent de ces deux livres. Tout dabord, une substance possde une identit permanente dtre16, qui fait delle ce quelle est, et lui donne son espce. Cette notion, qui est un nologisme aristotlicien et que les latins ont refus de traduire, est assez complexe. On peut considrer quelle dsigne ce qui demeure inchang au travers des mouvements de ltre ; ce qui fait quun chien demeure un chien, par exemple, depuis sa conception jusqu sa mort, malgr les nombreux changements, naturels ou violents, quil a pu connatre au cours de sa vie de chien. Chez ltre naturel, lidentit permanente dtre sidentifie donc la forme ou lessence.

    En attribuant une identit dtre tous les tres, Aristote marque une diffrence notoire dans la relation dessence tre, lorsquil passe de ltre naturel ltre spar. Dans le cas de la substance matrielle, lessence ne peut sidentifier ltre, alors quen revanche, il y a identit dessence et dtre chez la substance spare. Il ne peut tre question, dans ce bref article, de reprendre toute la dlicate rflexion dAristote commente par Thomas dAquin, mais quelques extraits suffiront confirmer quil sagit bien l de la pense dAristote :

    Nous avons montr enfin quidentit permanente dtre et tre sont, dans certains cas, identiques : tel est le cas des substances premires Mais dans tout ce qui est de nature matrielle, ou qui forme un compos avec la matire, il n'y a pas identit avec lidentit permanente dtre 17.

    Autrement dit, la substance spare ne sera rien dautre que ce qunonce la dfinition de son essence, tandis que ltre de lindividu naturel ajoute sa dfinition toutes les notes qui lindividualisent et le rendent diffrent de son congnre, du fait de la composition de la forme avec la matire.

    Ensuite, lidentit permanente dtre nest pas issue des composants de la matire. La substance naturelle est compose de matire, certes, mais aussi dun lment qui ne dpend aucunement de cette dernire, et que lon nomme forme. Ces livres dmontrent lexistence et la nature de la forme comme principe de la substance, entirement autre que le principe matriel.

    16 Traduit le latin quod quid erat esse. galement rendu de faon plus approximative par essence ou quiddit. Voir notre Note de traduction en introduction notre traduction du Commentaire de Thomas dAquin 17 Aristote, Mtaphysique, Livre , ch. 1, 1037b Trad. Tricot, d. VRIN 1953 (lgrement

    modifie). Voir aussi : Commentaire de la Mtaphysique dAristote L. VII, l. 11, n 1533-1535.

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    Une chose rsultant titre de tout, dune composition formant une unit comparable une syllabe dont lunit est absolue ne se rsume pas ses lments. La syllabe BA ne sidentifie pas aux deux lettres B et A, ni la chair et les os au feu et la terre. La preuve en est quaprs dissolution par la dsagrgation de ses lments, ceci, savoir le tout, disparat. Mais les caractres de lalphabet demeurent aprs la disparition de la syllabe, comme le feu et la terre aprs putrfaction de la chair. La syllabe est donc quelque chose de plus que ses lments ; non seulement elle est ces caractres voyelles et consonnes, mais encore autre chose, par quoi elle est syllabe. Analogiquement, la chair est non seulement le feu et la terre, ou le chaud et le froid, qui ont le pouvoir de fusionner, mais elle est encore autre chose par quoi la chair est chair La composante du compos, qui est autre que les lments, paratra partout au premier regard comme quelque chose ne provenant pas dlments, mais sera elle-mme lment et cause dtre de la chair, de la syllabe, etc. Elle sera la substance de chaque chose et son identit permanente dtre. Car la substance qui est identit permanente dtre est effectivement la premire cause dtre 18.

    Le Philosophe reprend au livre suivant cette dernire dmonstration, en lappliquant prcisment la substance naturelle. Ce qui rpond ainsi aux espoirs du livre I des Physiques :

    Identifier la nature, les qualits et le nombre des principes formels relve de la philosophie premire et y sera report. La forme est principe dtre, et celui-ci est en propre le sujet de la mtaphysique, alors que matire et privation ne sont principes que de ltre changeant, sujet de la philosophie de la nature 19.

    Aristote peut ds lors commencer engranger les premiers rsultats de sa recherche, les premiers caractres positifs issus de ltre naturel pour qualifier analogiquement ltre spar, en cartant toutes les notes attaches la matire, au mouvement, et la composition :

    Substance sans accident, forme sans matire, dont ltre sidentifie son identit.

    3- Cet tre spar, qui est pure substance, est acte pur

    Dj, la philosophie de la nature avait tabli que la matire est puissance, et la forme, acte. Le Philosophe pourra donc largir les notions de matire et de forme celles de puissance et dacte en gnral, toujours dans le but dinclure dans sa recherche les substances spares : Lacte ne se limite pas aux tres mobiles, mais sobserve aussi parmi les immobiles 20. Cest ce quil poursuit au livre :

    18 Commentaire de la Mtaphysique dAristote L. VII, l. 17, n 1674-78 19 Commentaire des Physiques dAristote. L I, l 15, n 140. 20 Commentaire de la Mtaphysique dAristote L. IX, l. 5, n 1823

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    Lacte est donc lexister de la chose, non comme nous disons en puissance 21.

    Telle est la dfinition quAristote donne de lacte. Dfinition sans dmonstration car lacte est principe dtre, il est donc antrieur tout argument ; mais dfinition quil conforte peu aprs par une induction, comme il se doit lgard dun principe. Cette dfinition est cruciale par rapport notre interlocuteur ; elle fait taire toutes les accusations tranges propos dune mtaphysique essentialiste dAristote, qui aurait oubli lexistence. Cest bien le contraire qui est vrai, puisquelle a pour corollaire immdiat que, par essence, tout acte est un acte dtre. Tout acte est un exister effectif de la chose , que cette chose soit accident ou substance.

    Or, ajoute saint Thomas dans son commentaire de la notion dacte chez Aristote :

    La substance ou forme ou espce, est un acte. On le voit du fait que lacte prcde la puissance en substance et formellement. Il est aussi chronologiquement premier, comme on la dit, puisque lacte par lequel le gniteur, le moteur ou le producteur est en acte, doit toujours exister antrieurement lacte par lequel lengendr ou le produit est en acte aprs avoir t en puissance. Et lon remonte ainsi jusqu aboutir un moteur premier qui est seulement en acte 22.

    Par consquent ltre spar, qui est substance et forme, dpourvu daccident comme de matire, est ncessairement acte sans passivit ni privation, puisque ces deux manques sont attribuables la matire. Il est ncessairement acte simple et plnier. Or, nous avons vu que ltre de la substance spare sidentifie son identit permanente dtre ctait acquis la suite de la lecture des Livres Z et H de la Mtaphysique. Nous en concluons donc que cet acte pur nest pas lexister de quelque chose qui serait en puissance lui et qui ne sidentifierait pas sa simple essence, mais rsulterait de la composition de cette identit avec un autre principe. Cest, en effet, le sort de la substance naturelle, produit de lunion dune forme et dune matire. Au contraire, lacte spar est pur exister de soi, conformment la dfinition mme de la notion dacte, que nous venons de lire. Tel est lacquis du livre , ltre spar, qui est substance et forme, est :

    Acte pur et pur exister effectif.

    Autrement dit, un ipsum esse subsistens, un tre subsistant par lui-mme. Nous serions par consquent autoriss considrer notre Philosophe comme un prcurseur des tenants de lacte dtre, et mme comme une lumire pour eux qui peinent tant tablir leurs principes. Mais Aristote nen reste pas l, et cest prcisment ce point que la mtaphysique de lacte dtre marque le pas, puisque pour elle, la philosophie a atteint son sommet avec ce concept. Pourtant, la notion dacte est encore trop gnrale (et combien davantage la notion

    21 Aristote, Mtaphysique, Livre , ch. 6, 1048a31 Trad. A. de Muralt, d. Belles Lettres

    2010 22 Commentaire de la Mtaphysique dAristote L. IX, l. 8, n 1866

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    dtre !) pour permettre elle seule de distinguer explicitement une pierre dun homme. Tous deux sont des tres en acte, tous deux possdent un acte dtre aux dires de nos interlocuteurs ; lequel, cependant, permettra une meilleure approche de lacte pur ?

    Car cest bien lenjeu de la dmarche ! Nous ne pouvons approfondir notre connaissance de la substance spare quen nous appuyant sur le savoir naturel porte de main. Or, il est bien vident que lacte de lhomme parat infiniment plus complet que celui de la pierre (dj, celui de la plante) Contrairement lhomme, en effet, la pierre na aucun pouvoir qui lui vienne de son propre fonds (hormis demeurer ce quelle est par sa forme). Il faut, en effet, distinguer entre puissance passive et puissance active. lorigine, les notions dacte et de puissance proviennent de lanalyse du mouvement et ont dabord trait laction. Celle-ci prsuppose une capacit dagir, qui peut tre purement subie, comme la tendance la chute pour la pierre, ou au contraire, trs ardente, comme la libert de manuvre dont jouit le loup pour isoler sa proie. La puissance passive, celle qui subit, rside dans le patient, tandis que la puissance active appartient lagent. Mais, en dernire analyse, toute puissance passive doit sa capacit daction la puissance active dun agent lorigine de son changement. Une puissance passive, en effet, ne peut entrer en mouvement (de chute, par exemple) que sous laction dune puissance active (appelons-l force de gravitation, faute de mieux). Or, plus lacte de lagent naturel est riche, plus son pouvoir dagir et son autonomie daction sont grands et varis. La pierre ne connatra que son mouvement de chute dtermin et subi, tandis que les perspectives qui souvrent laction humaine, et mme au loup en chasse, sont quasiment infinies.

    Ce que nous avons dit propos de la puissance dans les tres meubles et de lacte qui lui rpond, nous pourrons ltendre la puissance et lacte des choses intellectuelles, dans le monde des substances spares Tel est lordre qui convient 23.

    Donc, sil est impassible, lacte pur nest certainement pas impotent ! Comme premier mouvant, il est, au contraire, puissance active par excellence. Par consquent, le premier mouvoir mis en lumire par les Physiques, slargit en pur pouvoir lchelle de la Mtaphysique.

    Ce nest qu ce niveau seulement que nous pouvons le concevoir comme cause dtre. En rester lacte dtre sans autre prcision ne le permet aucunement, car tout tre en acte nest pas ncessairement cause dtre. Lacte de la pierre ne lest en aucun cas, du moins par soi. Seul ltre vivant en est capable, et, parvenue ce seuil, notre rflexion ne peut progresser quen rflchissant sur lacte de vivre, cest--dire sur lacte de donner ltre.

    23 Commentaire de la Mtaphysique dAristote L. IX, l. 1, n 1771

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    4- Le vivant, ternel et parfait

    Chaque chose est en acte par la forme. Mais lme est cause dtre pour les vivants, car cest en effet par lme quils vivent, et pour eux, vivre, cest tre 24

    Le pouvoir individuel, surnageant au-dessus du flot des lois naturelles, apparat avec la vie, avons-nous dit. Dsormais, les acquis du Trait de lme auront autant dimportance que ceux des Physiques pour servir de base au dploiement de lanalogie avec les substances spares. Cest avec lme, en effet, que surgit lautonomie individuelle doprations et la relative matrise de son sort. Ce nest pas la terre qui apporte ses sels minraux en nourriture la jeune fougre, ce nest pas la brebis qui fait sentir au loup ses parfums de proie allchante ; non, cest la plante qui choisit dans le sol, les aliments dont elle a besoin, et dans la quantit quelle juge ncessaire, cest le prdateur en chasse qui est lafft de la moindre odeur susceptible de le conduire vers sa victime. Avec la vie, apparat la notion de sujet autonome, propre auteur de ses oprations vitales. Ltre dot dune me nest plus seulement un tre, il est devenu un je suis un tre-sujet la mesure de la plus ou moins grande matrise de ses actions.

    La forme de chaque tre, qui le fait tre en acte, est principe de ses oprations propres. Et cest pourquoi vivre est dit tre esse pour les vivants, du fait que les vivants, parce quils ont dtre par leur forme, oprent conformment elle. Il ne faut surtout pas concevoir ltre vivant comme un tre qui aurait la vie parmi dautres qualificatifs, un tre comme les autres, mais qui, en plus, aurait lavantage de vivre ; ce serait une grave erreur. Cest, bien davantage, un tre dont ltre mme esse est un vivere un vivre. Chez le vivant, il y a superposition parfaite dtre vivre. Ce quon appelle tre esse pour tous les tres indistinctement considrs, on lappelle vivre vivere chez les vivants. Vivre est lacte dtre du vivant !

    Il est noter que vivre est un verbe daction qui, comme cest la fonction dun verbe, exprime non pas une potentialit, mais bien un acte en cours dexercice, et cest aussi en ce sens quil faut entendre tre esse en retour ; lacte dtre est lexercice du fait dtre. Trs souvent, dailleurs, saint Thomas compare la relation entre tre et essence avec celle entre luire et lumire, par exemple, ou entre courir et course, cest--dire entre un verbe concret daction et un nom abstrait dtat. tre esse est donc davantage du ct de lexercice exprim par un verbe que de celui de ltat indiqu par un nom [la confusion de termes, en grammaire franaise, entre le nom tre et le verbe tre, contribue, nen doutons pas, la confusion dans lesprit de beaucoup]. Vivre, tre, tel est le pouvoir quexerce actuellement la substance vivante par sa forme. Ainsi, ltre esse de la substance qui est exister pur et pur pouvoir sexerant, est-il un :

    Vivre ternel et parfait25.

    24 Commentaire du Trait de lme L.2, l.7, n11 25 Aristote, Mtaphysique, Livre , ch. 7, 1078b28 Trad. Tricot, d. VRIN 1953 (lgrement modifie).

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    Or, le Trait de lme dAristote distingue quatre niveaux de vie, depuis la vie vgtative la plus fruste jusqu la vie de ltre rationnel dou de libre-arbitre. Il reconnat mme dans les oprations de lintelligence humaine une vritable vie sui generis, cest--dire une autonomie complte dopration, libre de toute attache organique matrielle. Le philosophe va jusqu la considrer comme surhumaine la fin de lthique Nicomaque.

    Ce vivre parfait de la substance spare ne peut donc tre quun vivre intellectuel, puisque lexercice de lintelligence est une vie et la plus parfaite des vies qui se puissent rencontrer parmi les substances naturelles. Telle est la leon du Trait de lme dAristote. Seule lintelligence, en effet, est vraiment libre dans ses oprations, cest--dire capable de sautodterminer, tant dans luvre de la connaissance que dans celle de la volont, en fonction des critres objectifs de vrai et de bien, indpendamment de toute influence matrielle. La vie animale, enfouie dans la sensibilit, ne peut rgler ses actes que sur ses perceptions et ses apptits du moment, au cas par cas, alors que lintelligence humaine est capable de surmonter ce contexte singulier en slevant luniversel. Lanimal agit par conditionnement instinctif irrvocable, alors que lintelligence peut choisir en connaissance de cause et en toute libert. Seul ltat parfait de cette vie intellectuelle, videmment, est attribuable la substance spare. Cet acte pur subsistant, ce pouvoir vital en exercice, est donc un :

    Pur intelliger.

    Mais il faut comprendre intelliger comme nous avons expliqu vivre, cest--dire comme un acte dtre sexerant. Intelliger, pour lintelligeant, cest vivre et cest tre ! Chez lhomme, certes, lintelligence naturelle nest quune facult, une puissance qui demande tre mise en acte par lobjet connatre. Elle nest pas substance indpendante par soi, mais bien facult de lme humaine. Il ne peut pas en aller de mme de la substance spare, pur acte, sans facult actualiser, si nous respectons nos rgles dinfrence. Il ne faut donc pas considrer cet acte comme une intelligence dont lacte serait dintelliger, ce qui indiquerait une composition de puissance et dopration. Nous manquerions, alors, labsolue simplicit. Non, il sagit dun pur et simple intelliger sexerant (aussi bien connatre que vouloir, nous ne distinguons pas pour linstant). Tel est ce pouvoir subsistant sexerant actuellement.

    Dieu est la vie mme, ce quil prouve ainsi : lacte de lintelligence, c'est--dire concevoir, est une certaine vie, et luvre la plus parfaite de la vie ; lacte, on la dit, est plus parfait que la puissance, et lintellect en acte vit plus parfaitement que lintellect en puissance ... Mais ltre premier, nommment Dieu, est cet acte mme. Son intellect est son intelliger mme, car autrement, il serait comme une puissance envers son acte. Or, nous avons dmontr que sa substance est acte. Cette substance mme de Dieu ne peut donc tre quune vie, et son acte, la meilleure des vies, ternelle et subsistante en elle-mme

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    Dieu est cela mme : la vie ternelle, et sa vie ne saurait tre autre que lui-mme 26.

    5- Pense de la pense

    Par essence, lintellect [humain] sauto-comprend en apprhendant ou concevant en lui, un objet intelligible. Lintellect devient lui-mme objet intelligible en concevant un objet intelligible. Sur ce point, intellect et intelligible se confondent 28.

    Aristote continue de sappuyer sur les dernires conclusions de son Trait de lme. Cest au travers de lintellection dun objet que lintelligence humaine prend connaissance delle-mme. Elle na pas, en effet, de prise directe sur elle-mme. Dans sa condition terrestre, son opration est entirement lie au donn des sens et de limagination ; cest la ranon de son incarnation. De son seul fait, elle ne conoit rien en direct des choses extrieures, car la sensibilit est son mdiateur oblig.

    Or, indpendante dun quelconque organe charnel pour exercer son acte, lintelligence chappe totalement la perception des sens. Pour se connatre, elle est donc contrainte den passer par lacte de connaissance dune ralit extrieure, comme objet sur lequel elle se penche pour analyser la nature dune puissance capable dune telle opration, cest--dire sa propre nature. Au fond, lintelligence humaine est elle-mme une nigme jamais totalement rsolue.

    Mais, en largissant la vie de lintelligence naturelle lintelliger pur, cest--dire en supprimant tout ce qui reprsente imperfection, composition et conscution, conformment notre mthodologie constante, nous approchons de lexplication de cette vie divine ternelle et parfaite. Lintelligible est le bien et la perfection de lintellection.

    Si donc, Dieu est intelliger, ce quil pense sera son bien et sa perfection. Mais, lobjet pens est la finalit de lintelligence ; il lui est donc prfrable, comme la fin est prfrable au moyen. La question se pose alors de savoir si lobjet auquel Dieu pense est plus noble que lui, auquel cas, Dieu ne serait pas premier.

    Le doute se dissipe si lon conoit que Dieu est lui-mme son propre objet dintellection. Lintelliger premier est alors le plus noble parce quil conoit ce quil y a de plus divin et de plus honorable, cest--dire lui-mme qui est acte pur dintellection.

    Ltre premier se comprend lui-mme, or, cet tre est son intellection mme. Lintellection de ltre premier nest donc rien dautre que lintellection de lintellection 29.

    26 Commentaire de la Mtaphysique dAristote L. XII, l. 8, n 2544 28 Commentaire de la Mtaphysique dAristote L. XII, l. 8, n 2539 29 Commentaire de la Mtaphysique dAristote L. XII, l. 11, n 2617

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    Cette substance qui est pur acte plnipotentiaire en exercice est donc :

    Intelliger dintelliger.

    Au terme de cette longue approche analogique quAristote opre, nous pouvons rsumer sa progression : ltre spar est dabord une substance, cette substance est un acte, cet acte est un exister, cet exister est un pouvoir, ce pouvoir est un vivre, ce vivre est un intelliger, et cet intelliger est un intelliger dintelliger.

    Il ne faut surtout pas simaginer que notre philosophe, ni quiconque dailleurs, ait compris de lintrieur ce que pouvait bien vouloir dire intelliger dintelliger. Il sait que cest la formulation adquate de ltre de Dieu, mais il est trs loin, cependant, den avoir puis le sens plnier. Cest toute la faiblesse de la dmarche par proportionnalit et non par prdication univoque comme dans les autres sciences. Aristote fut port ces termes ultimes comme forc par la vrit, en conclusion dune dmarche rationnelle subtile, mais o sest insinu linconnu de lanalogie entre une ralit finie et une autre infinie, entre imparfait et parfait, entre compos et simple. Lide mme dinfini en acte nous chappe tout jamais. Est galement hors de porte de notre intelligence, la notion dacte pur sans puissance, donc de pur vivre et de pur intelliger, qui soit une substance subsistante omnipotente. La Mtaphysique Aristote nous en a averti ds le dbut est une science divine, laquelle nous ne participons quautant que nous le pouvons et de faon irrmdiablement inacheve :

    Aussi est-ce encore bon droit qu'on peut estimer plus qu'humaine la possession [de la Mtaphysique]. De tant de manires, en effet, la nature de l'homme est esclave Seule la science dont nous parlons doit tre, un double titre, la plus divine : car une science divine est la fois, celle que Dieu possderait de prfrence et qui traiterait des choses divines. Or la science dont nous parlons est seule prsenter, en fait, ce double caractre 30.

    Et saint Thomas dajouter :

    Dieu le possde seul [ce savoir], ou du moins, le plus compltement. En vrit, il est lunique en avoir la parfaite matrise, mais on le dira cependant le plus parfait, si lhomme sait aussi lacqurir sa faon, c'est--dire sans le possder, mais en le recevant de lui en partage 31.

    6- Dixit et facta sunt32

    Alors, l'identification de l'acte le plus parfait l'intellection borne-t-elle la rsolution en interdisant Aristote daller jusqu' l'acte premier fondateur de toute forme et substance, comme le prtend notre interlocuteur en frontispice de cet article ? Nous esprons avoir montr que cest bien le contraire qui est vrai. Thomas dAquin, lui, ne sy est pas tromp, et cest dans son Bref rsum de la foi quil est le plus limpide :

    30 Aristote, Mtaphysique, Livre A, ch. 2, 982b29-983a10 Trad. Tricot, d. VRIN 1953

    (lgrement modifie). 31 Commentaire de la Mtaphysique dAristote L. I, l. 3, n 64 32 Bible Vulgate, Livre des Psaumes, psaume 148 Laudent nomen Domini quia ipse dixit et

    facta sunt ipse mandavit et creata sunt

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    Ces choses qui ont trait Dieu, les philosophes paens les ont dites de faon trs subtile, bien que daucuns aient err sur certains points. Et ceux qui ont dit la vrit ne purent y parvenir que par une longue et laborieuse recherche.

    Or il y a dans la religion chrtienne rvle par Dieu des vrits quils nont pu connatre et que notre sens humain ne peut nous enseigner. Et cest ceci : alors que Dieu est un et simple, comme on la vu, Dieu est cependant Dieu le Pre, et Dieu le Fils, et Dieu le Saint Esprit et ces trois ne sont pas trois dieux, mais un seul Dieu.

    Dieu se pense et saime lui-mme. De mme sa pense et son vouloir ne sont autres que son tre. Parce que Dieu se pense et que toute pense est en celui qui pense, il sen suit que Dieu doit tre en lui-mme comme la pense dans le pensant. Selon que la pense est en celui qui pense cette pense est verbe de lintelligence. Il faut donc mettre en Dieu son propre Verbe.

    Comme ce que conoit lintelligence est la ressemblance de la chose qui est saisie, reprsentation de son espce, cest un peu comme sa progniture. Lors donc que lintelligence saisit autre chose quelle-mme, la chose quelle saisit est comme le pre du verbe conu en elle et lintelligence fait plutt fonction de mre puisque la conception y a lieu. Mais quand lintelligence se saisit elle-mme, le verbe qui est conu est celui qui saisit, comme la progniture au pre. Comme donc nous parlons du Verbe selon que Dieu se saisit lui-mme il faut que le Verbe lui-mme soit Dieu, dont il est verbe, comme le fils est au pre 33.

    Par ces propos, le thologien reconnat explicitement quAristote la conduit au seuil du mystre de la Trinit Cratrice, o le Pre engendre son Verbe, et par Lui, tout a t fait34. Cest ce que chante le Psaume 148 : ipse dixit et facta sunt, ipse mandavit et creata sunt , que lon pourrait transcrire ainsi (au sacrifice de la beaut potique !) : LIntelliger Pre a prononc (dixit) son Intelliger Verbe et tout fut fait, le Pouvoir pur ordonna (mandavit) et les choses furent cres.

    Mose, dcrivant lorigine du monde, utilise cette faon de parler propos des uvres dans le dtail : Dieu dit que la lumire soit, et la lumire fut ; Dieu dit quil advienne un firmament, etc. Mais le psalmiste globalise lensemble en crivant : Il dit et les choses furent faites. Or, dire, cest profrer un verbe. Ainsi donc, il faut comprendre que Dieu dit et les choses furent faites, parce quil profra un verbe par lequel il produisit les choses dans ltre 35

    Toute forme et toute substance furent cres par un pur acte substantiel plnipotentiaire dintelliger. Il faut vraiment navoir rien compris la Mtaphysique dAristote pour prtendre quelle borne sa rsolution en interdisant daller jusqu' lacte premier fondateur. Comment, bien au contraire, ne pas demeurer stupfait de la proximit de la pense du Philosophe avec les mystres chrtiens de la Trinit et de la Cration ?

    33 Compendium theologi Premire partie, ch. 36 39 Trad. J. KREIT 34 vangile de saint Jean Prologue, 1:3 35 Contra Gentiles, L. 4 ch. 13 n 7

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    La soi-disant Mtaphysique de lacte dtre36 dresse, en revanche, un mur de confusion qui, aprs avoir loign Aristote, dgote dfinitivement de la pense rationnelle, pour sombrer dans une sorte de littrature grandiloquente mais parfaitement strile. En son giron fumeux, la vraie Mtaphysique sy meurt, asphyxie.

    Guy-Franois Delaporte

    10 septembre 2015

    Revu le 12 dcembre 2015

    36 Voir notre article : Lacte dtre la question

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