didier bigo - la mondialisation de l'in-securite. reflexions sur le champ des professionnels de la...

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Cultures & Conflits 58 (été 2005) Suspicion et exception ................................................................................................................................................................................................................................................................................................ Didier Bigo La mondialisation de l’(in)sécurité ? Réflexions sur le champ des professionnels de la gestion des inquiétudes et analytique de la transnationalisation des processus d’(in)sécurisation ................................................................................................................................................................................................................................................................................................ Avertissement Le contenu de ce site relève de la législation française sur la propriété intellectuelle et est la propriété exclusive de l'éditeur. Les œuvres figurant sur ce site peuvent être consultées et reproduites sur un support papier ou numérique sous réserve qu'elles soient strictement réservées à un usage soit personnel, soit scientifique ou pédagogique excluant toute exploitation commerciale. La reproduction devra obligatoirement mentionner l'éditeur, le nom de la revue, l'auteur et la référence du document.  Toute autre reproduction est interdite sauf accord préalable de l'éditeur, en dehors des cas prévus par la législation en vigueur en France. Revues.org est un portail de revues en sciences humaines et sociales développé par le Cléo, Centre pour l'édition électronique ouverte (CNRS, EHESS, UP, UAPV). ................................................................................................................................................................................................................................................................................................ Référence électronique Didier Bigo, « La mondialisation de l’(in)sécurité ? », Cultures & Conflits [En ligne], Tous les numéros, Suspicion et exception, mis en ligne le 06 janvier 2010, Consulté le 11 avril 2012. URL : /index1813.html Éditeur : Centre d'études sur les conflits http://conflits.revues.org http://www.revues.org Document accessible en ligne sur : /index1813.html Document généré automatiquement le 11 avril 2012. La pagination ne correspond pas à la pagination de l'édition papier. Licence creative commons

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  • Cultures & Conflits58 (t 2005)Suspicion et exception

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    Didier Bigo

    La mondialisation de l(in)scurit?Rflexions sur le champ des professionnels dela gestion des inquitudes et analytique de latransnationalisation des processus d(in)scurisation................................................................................................................................................................................................................................................................................................

    AvertissementLe contenu de ce site relve de la lgislation franaise sur la proprit intellectuelle et est la proprit exclusive del'diteur.Les uvres figurant sur ce site peuvent tre consultes et reproduites sur un support papier ou numrique sousrserve qu'elles soient strictement rserves un usage soit personnel, soit scientifique ou pdagogique excluanttoute exploitation commerciale. La reproduction devra obligatoirement mentionner l'diteur, le nom de la revue,l'auteur et la rfrence du document.Toute autre reproduction est interdite sauf accord pralable de l'diteur, en dehors des cas prvus par la lgislationen vigueur en France.

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    Rfrence lectroniqueDidier Bigo, La mondialisation de l(in)scurit? , Cultures & Conflits [En ligne], Tous les numros, Suspicion etexception, mis en ligne le 06 janvier 2010, Consult le 11 avril 2012. URL: /index1813.html

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  • La mondialisation de l(in)scurit? 2

    Cultures & Conflits, 58 | t 2005

    Didier Bigo

    La mondialisation de l(in)scurit?Rflexions sur le champ des professionnels de la gestion des inquitudeset analytique de la transnationalisation des processus d(in)scurisation

    Pagination de l'dition papier : p. 53-101

    1 Les discours sur la mondialisation ncessaire de la scurit sous la houlette des Etats-Unis etde leurs allis les plus proches existent depuis la fin de la bipolarit mais ont pris une intensitet une extension sans prcdent depuis le 11 septembre 20011. Ils se prsentent comme la seuleanalyse possible de la srie dattentats qui ont frapp les Etats-Unis, lAustralie, la Turquie,lEspagne et tout rcemment le Royaume-Uni. Ils se justifient par lide que la mondialisationde la scurit est la seule rponse possible la mondialisation de linscurit et quelleest particulirement urgente tant donne la possibilit dun dveloppement de menacesdusage darmes de destruction massive qui pourraient tre le fait dorganisations terroristesou criminelles et de gouvernements les soutenant. Cette mondialisation de linscurit rendraitobsoltes les frontires nationales et obligerait la collaboration internationale en mme tempsquelle remettrait en cause la distinction classique entre dun ct la guerre, la dfense, lordreinternational, la stratgie et de lautre le crime, la scurit intrieure, lordre public, lenqutede police. Le crime atteindrait lampleur de la guerre, la guerre serait faite par des criminels.Et la rponse cette fusion du crime et de la guerre serait une fusion des services de police,de justice avec les forces spciales et les actions militaires extrieures, sous la supervisionde services de renseignement policiers et militaires, travaillant de concert tant lchellenationale que transatlantique2. Cela supposerait un ragencement complet des appareils descurit locaux, nationaux, europens et transatlantiques et une nouvelle manire de penserafin de faire face au terrorisme global. Aussi, nest-il pas surprenant quaprs des annesde silence et dignorance, depuis le 11 septembre 2001, tout le monde politique occidentalet celui des experts es scurit semblent pris dune frnsie explicative sur les relationsentre dfense et scurit intrieure dans un contexte mondialis dinscurit qui nest plus nidiscut ni discutable.

    2 Cet article vise nanmoins discuter les prmisses sur lesquelles repose cette vision duneinscurit globale, consquence naturelle des attentats, et qui dboucherait sur une solutionefficace unique: la mondialisation des professionnels de la scurit et leur collaboration contrela barbarie. Nous nous appuierons, pour ce faire, sur les travaux de Pierre Bourdieu et deMichel Foucault afin de proposer une analyse des discours sur les menaces la scurit, enles mettant en relation avec les agents sociaux qui les noncent, et en particulier avec lesprofessionnels qui visent en donner le sens et qui grent pratiquement la mise en uvredes technologies qui y sont associes. Nous essaierons de comprendre quand et commentsest dvelopp ce discours sur la mondialisation de la scurit travers les notionsde champ des professionnels de la gestion des inquitudes, et de transnationalisation desprocessus d(in)scurisation. Nous verrons que ces processus sont lis aux transformations dela violence politique mais aussi au dveloppement europen et transatlantique des appareilspoliciers, militaires, de renseignement, de douanes, dorganismes grant les migrants, leurstructuration en un champ professionnel, et leurs effets sur nos socits du risque, du doute,de lincertitude.

    3 On peut remarquer travers une analyse de la littrature que de nombreux discoursacadmiques actuels ne font que reproduire les dbats internes aux professionnels de la scuritet aux professionnels de la politique. Ils en sont plus la forme euphmise et rationalisequune approche diffrente. Ils visent se placer en conseillers du prince sans en avoir lesresponsabilits. Souvent ces articles et ouvrages sont des essais, des billets dhumeur visantle succs de librairie, plutt que des analyses sociologiques du monde du renseignement etde la police fondes sur des entretiens3. Ils entretiennent souvent avec certains acteurs de

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    la scurit des relations de connivence, en particulier lorsque leur trajectoire est constituepar un multipositionnement dans le monde acadmique et dans le monde de la dfense.Nanmoins le monde universitaire des spcialistes de relations internationales et de dfensea aussi ses rgles. Il nest ni le pur reflet des luttes internes des services, ni celui de legodes chercheurs sabreuvant la violence pour parler dans les mdias. Chaque vnementsaillant apporte avec lui une srie dexplications qui se veulent indites et qui sont censesgnrer de grands dbats. La Seconde guerre aurait activ celui entre des idalistes etdes ralistes, la cyberntique aurait engendr celui entre ralistes et behaviouristes, lchangeingal celui entre ralistes, dpendantistes et interdpendantistes, la fin de la bipolarit celuientre noralistes, no-institutionnalistes et post-positivistes, post-structuralistes. Et enfin le11 septembre est prsent comme la revanche des ralistes bien quils se lancent dans lutopiemondialiste de la scurit globale et sinspirent du noconservatisme. Les articles et ouvragesde relations internationales sont emplis de ces grands dbats qui sont aussi souvent de fauxdbats. Cest pourquoi je ne discuterai pas ici de lordre ou du dsordre mondial, de la findes territoires et de la responsabilit des Etats, de savoir si le dsordre envahit linterne et silanarchie internationale se propage dans les cits et touche tous les individus, ou si lordresest instaur globalement, sans centre prcis mais aussi sans priphrie, et en ne laissantaux multitudes que le choix de sunifier pour rsister ou dtre complice. Les questionsrestent ouvertes et doivent dpasser le stade de lessai pour celui de recherches argumentessociologiquement. Je ne discuterai pas non plus de la lisibilit immdiate ou non du sens dela violence et de limpact de sa matrialit qui discrdite, et les thses empiricistes qui neveulent voir quun sens aux attentats, celui que lanalyste leur prte, et les thses constructivo-idalistes qui font comme si la violence se rsumait une forme de langage, et comme sielle navait pas de matrialit propre affectant les enjeux de scurit. Jadmets ds lors pouracquis, ici mme, une approche matrialiste constructiviste mettant dune part laccent surla matrialit des actes de violence confrant la mort ou cherchant conduire les vies desindividus, et dautre part la construction sociale des significations de cette violence et descontextes qui la produisent; significations qui dpendent des pratiques d(in)scurisation etdes positions et trajectoires de ceux qui les noncent4.

    Les discours d(in)scurisation: la querelle des Anciens etdes Modernes5

    4 Toute une srie darticles, de communications et de papiers officiels ou provenant de lalittrature grise de certains think tanks fontcomme si ce sujet des rapports entre dfense etscurit intrieure tait neuf et comme si la question ne se posait que depuis quatre ans endlimitant un Avant et un Aprs 11 septembre. Ceci est non seulement faux intellectuellement,comme nous lavons montr par ailleurs6, mais de plus, ce nest pas innocent. Cela permetdes reconversions brutales de savoir, et maintenant nimporte quel spcialiste de dfenseveut simproviser spcialiste des questions de police, de maintien de lordre, de service derenseignement, de terrorisme, partir dun savoir constitu sur les questions de relationsinternationales et les tudes stratgiques, alors quauparavant il mprisait ces recherches oules considrait comme hors de son champ de rflexion.

    5 Ceci a un impact sur le nouveau dbat autour de la scurit dans un ge de Terreur, commeaiment lintituler ses promoteurs. En effet, chaque internationaliste spcialiste (ou non) desquestions militaires se sent autoris y prendre part et proposer sa solution, mme si lesterroristologues de vieille date, ceux qui avaient voqu le fil rouge communiste ou lesconflits asymtriques (coloniaux), ont quelques avantages tactiques au plan rhtorique. Latransplantation des raisonnements entre la guerre clausewitzienne et la violence politique sefait dautant plus facilement que lon parle de mondialisation et, ds lors, il ressort de cesmultiples mises en rcit post 11 septembre une stratgisation de linterne qui inscurisele social et des comptitions sur la prtention dire ce quest la scurit. Mais ces transfertsillgitimes de concepts et de terminologies dun domaine lautre ont beau tre massifset rptitifs, ils ont beau arguer de leur nouveaut, ils ne masquent gure leur pass colonial,leur faiblesse et leur ignorance des enjeux. Ainsi, dans ces discours dexperts, la notion de

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    violence politique, au cur du sujet, napparat nulle part ou presque dans les commentaires.Elle est remplace par celle de terrorisme global occultant la dimension du politique. Il en vade mme des considrations stratgiques et organisationnelles des organisations clandestinesdiverses qui frappent et dont, chez les gopoliticiens, on fantasme une unit avec labase (Al Qaeda) que les responsables policiers peinent dcouvrir. Les mmes auteurs barbarisent les acteurs cyniques de ces attentats visant maximiser les victimes ensattaquant aux anonymes et ds lors ne comprennent plus leurs motivations, sinon lesrenvoyer un irrationnel et du fanatisme en redupliquant un certain type de rapport lAutre,connu lors des phases chaudes de la Guerre Froide7.

    6 Labsence de rflexion sur la violence politique de ces auteurs est promue rflexion travers les terminologies de nbuleuse, de rseau sans frontire, de mondialisation du danger,dincertitude, dennemi invisible o ce qui est dcrit nest pas la figure de ladversairemais lignorance de celui qui crit. Lobligation de ces experts de rpondre aux demandesdes mdias le jour mme des attentats, pour noyer lhorreur du silence de la violence parle flot de leurs mots, renforce cette tendance comme lont montr les vnements de NewYork, Bali, Madrid et Londres. Incapables danalyser prcisment la matrialit dune violencequi ne parle pas delle-mme, et souvent (mais pas toujours) inconscients de la projectionde leurs croyances sur les significations donnes cette violence, la stratgie de ces expertsauto dsigns est alors dinscuriser encore un peu plus une population dj coeure decette violence dont le caractre politique chappe lentendement immdiat en multipliant lespistes, les possibles et le danger du futur8. Les profilers des bases de donnes et leurs agentsen communication deviennent alors lquivalent fonctionnel des astrologues, mais ils lisentles augures travers la technique plutt que la religion et se parent dun savoir spcifique etsecret, partag avec les agences de renseignement, qui serait celui de prvoir, danticiper, deconnatre le futur et de pouvoir le modifier la faon des mutants de Minority report9.

    7 Mais, de facto, loin de ce savoir optimal, en multipliant le nombre de personnes surveilleret contrler pour mieux grer les inquitudes, on cre en effet linverse de lefficacit au nomde lefficacit. On puise un personnel policier limit en nombre en les retirant du terrainpour les mettre derrire des crans de bases de donnes10. Seulement la stratgisation de linterne via lide dune guerre au terrorisme continue toujours de plus belle, acclrantle recours aux technologies des industries de scurit sur la biomtrie et linterconnectivitinformatique car elle rencontre avant tout les attentes des professionnels de la politique quiveulent montrer quils font quelque chose et sont aux commandes. Comme on montraitdes chars et des avions lors des parades militaires pour impressionner ladversaire et lopinion,on montre maintenant des bases de donnes et leurs possibles connexions ainsi que leurrelation aux identifiants biomtriques. Big Brother devient une image protectrice valorise,quil faut aimer11. Pour justifier ce choix (surveiller des grands nombres par des technologiesinformatiques, au lieu de focaliser sur des petits groupes par des moyens humains), les discoursdexpertise insistant sur la nouveaut du 11 septembre font toujours un lien entre lexterne etlinterne, selon une dynamique fusionnelle que le terme globalisation finit par prendre. Maisces discours rencontrent des limites. Ils ne reprsentent quune partie de ceux tenus par lesprofessionnels de la gestion des inquitudes. Ils proviennent plus des prtendants quedes hritiers. Seulement leurs promoteurs profitent de la dstabilisation des repres entrescurit intrieure et extrieure lie la rptition dactes de violence de grande ampleur, dansdes pays qui voudraient faire la guerre uniquement distance. Ils profitent de lescalade crepar un cycle provocation-rpression dune violence qui saffranchit de plus en plus de tous lescodes thiques. Et chaque attentat supplmentaire, ainsi que la mise en srie quils en font avecun narratif unificateur et angoissant, leur permet de pousser leurs avantages face aux policierstraditionnels qui ne savent gure grer des crimes de si grande ampleur et face des militairesqui classiquement ne veulent pas trop intervenir en interne.

    8 La vision moderniste de ces experts les plus radicaux recruts dans les milieux durenseignement, de la communication, des industries prives de scurit et souvent mieuxconnects aux hommes politiques que les reprsentants traditionnels des grandes institutions,prtend en effet une abolition des distinctions entre interne et externe et linvasion de la

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    guerre au sein du pacte social depuis le 11septembre 2001. Toutes leurs analyses reposentsur ce prdicat de linfiltration de la guerre dans le social et du caractre alatoire maisinfiniment long de la situation de violence qui ne peut tre rsolue que par llimination totalede lennemi. Ce scuritarisme sans frontire et illimit va au-del des mcanismes dedrogation et dexception que nous avons analyss dans la nord-irlandisation du monde12.La suspicion se nourrit de limpuissance prvenir la violence et renforce des systmestechniques qui accroissent la suspicion en largissant toujours plus les cibles. Surveiller toutle monde en interne permettrait de reprer les ennemis infiltrs, cachs mais diffrents13. Lamoindre incivilit est alors lue par certains de ces experts comme le signe dune hostilit, lamixit culturelle comme une faiblesse, la diffrence comme le signe de la prsence dennemisintrieurs, et in fine la lecture du coran apparat comme un signe dappartenance au terrorisme.

    9 Les confusions de ces analyses dites stratgiques portent, pour ne citer que les plus flagrantes,sur le rapport entre scurit de lEtat et scurit personnelle, sur la relation entre menacede dfense, menace policire, risque pour la socit et changement social. Il en rsulte laplupart du temps une incomprhension du social, avec une stratgisation des dangersdu quotidien, une inscurisation du monde o le risque est toujours lu comme danger etnon comme opportunit, et une monte des intolrances o le racisme et la xnophobie sontjustifis par une grille de lecture en termes de conflits civilisationnels. La gopolitique desEtats est alors brusquement relue sur le plan local et socital en termes de danger de la mixitculturelle sur le mme espace gographique et lintercommunautaire devient lintrieurlquivalent de la grille de lecture gopolitique intertatique14. Le brouillage cr par cesdiscours de confusion entre guerre et crime afin de justifier leurs positions produit des effetscontre-productifs pour la lutte contre la violence politique des organisations clandestines, dansla mesure o cela leur donne une ampleur que ces organisations nont pas, et que par ailleurscela affaiblit les ressources des services en termes de moyens humains (enqutes cibles etau contact) en mettant toutes les ressources dans des moyens techniques (bases de donnes,systmes experts, contrle distance). Bref, au lieu de rassurer et de protger effectivement,ils troublent et inquitent pour gnrer de lobissance, tout en ne protgeant pas mieux, maisen proposant de contrler toujours plus de personnes, par des moyens toujours plus intrusifs,certes, mais toujours aussi aveugles aux tactiques banales des poseurs de bombes.

    10 Ces nouveaux experts qui se veulent modernes viennent des think tanks, de lindustrieprive, de milieux journalistiques. Ils proviennent aussi des milieux militaires hritiers destroupes coloniales, longtemps marginaliss durant la Guerre Froide et aprs lchec duVietnam par les responsables de la dissuasion et du conflit Est-Ouest en Europe qui estimentquils ont leur revanche (thorique et pratique) avec le dveloppement dune forme de violencedans les dmocraties occidentales quils veulent lire travers leur vieille thorie des conflitsde basse intensit et de combat asymtrique. Ils sont soutenus par les intrts dune industriede la surveillance de masse en pleine expansion partir des compagnies de gardiennage, maisqui maintenant prtend la haute technologie via le dveloppement des bases de donnes,de leur interconnexion rapide malgr les distances, de leur corrlation avec des identifiantsbiomtriques; industrie qui sappuie sur le croisement de rseaux professionnels de jeunescadres sortant des meilleures coles de commerce et des jeunes et moins jeunes retraits desarmes professionnelles et des services de police et de renseignement. Ils proviennent enfin etsurtout de la multiplication de cellules danalyse de risque, mi-prives, mi-policires, souventtransnationales, visant anticiper les comportements des acteurs sociaux partir de largessries statistiques variables multiples que le data mining , laccumulation de sourcesouvertes, et les logiciels experts de profil favorisent. Les services de renseignement etdanalyse policire sont les plus consommateurs de ce genre dexpertise rserve auparavantau secteur bancaire. Ils y voient la solution technique la demande politique davoir despolitiques proactives anticipant les vnements.

    11 Ces Modernes sopposent dautres experts plus traditionnels qui critiquent cette vision dela mondialisation des inscurits dbouchant sur des rformes et obligeant lintgration desforces car ils y voient une rhtorique bien ancienne et bien connue de la part de ceux venantde la fraction du monde militaire ayant opr dans les vraies guerres et ayant thoris les

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    conflits de basse intensit, ou venant de la part des spcialistes du monde du contre terrorisme.Ils y voient une analyse fausse de la hirarchie des dangers, une exagration des risques,qui, bien quminemment srieux, ne mettent pas en cause la survie de la nation et qui sontaggravs par des solutions purement coercitives, visant llimination totale de ladversaire etengendrant une escalade de la violence. Ils y voient aussi une attaque contre la souverainetde leur pays (au nom de la collaboration) et pire encore une attaque contre le pouvoir descatgories dominantes quils reprsentent haute hirarchie militaire et policire, juges Ilsprfrent donc les anciennes solutions des contrles des frontires nationales, de la distinctionclaire entre guerre et terrorisme, et de la stricte rpartition des comptences entre militaires etpoliciers avec le minimum de chevauchement possible entre leurs missions respectives. Ils sontpartisans de contrles renforcs aux frontires mais craignent la suspicion gnralise interne,privilgient souvent une vision judiciaire de la violence sur une vision guerrire. Ils sont aussiles promoteurs dun renseignement humain et cibl, plus crdible que le tout technologique dela connexion bases de donnes et identifiants biomtriques. Bien que plus efficace et moinsdestructeur des liberts, leur discours est nanmoins mal accept par les hommes politiques lheure actuelle car ils ne proposent que dintensifier ce qui existe, l o les leaders veulentdu radicalement neuf pour montrer leur activit politique.

    12 Ces anciens occupent encore les positions les plus puissantes et les plus prestigieuses dansla plupart des pays, et tout particulirement en Europe et surtout au Royaume-Uni, mais ils sonten perte de vitesse aux Etats-Unis o les no-conservateurs ont fait le choix dune allianceavec les scuritaires sans frontires et ont abandonn la logique purement territoriale deprotection du homeland , de la patrie. La patrie se dfend lextrieur en frappant lesbases et en dmantelant les rseaux, en faisant la guerre au terrorisme avec lespoir unpeu fou quil ny aura pas de raction en chane et que lon arrivera prvenir des attentatschez soi en portant le fer ltranger15.

    13 Les compromis et les alliances entre ces visions et les institutions qui les portent, se multiplientet expliquent la difficult de remettre en cause les catgories communes ces deux discours.Une doxa simpose. En mme temps, il y a conflit entre divers discours d(in)scurisation,et non pas un seul discours scuritaire homogne. Et cest cette querelle entre Anciens etModernes alimentant le discours d(in)scurisation qui submerge le monde politique et lesmdias. Cest elle qui empche un dbat quilibr autour des relations entre danger, scuritet libert, car la libert est prise entre larbre de la scurit intrieure et lcorce de lascurit extrieure. Rien narrte plus les discours d(in)scurisation sinon eux-mmes etleurs contradictions. Les reprsentations et les vrits de linscurit sont contradictoires lintrieur mme de lespace discursif des professionnels qui les grent avec, en particulierdes reprsentations trs diffrenties de lefficacit du contrle des frontires et des capacitsdes organisations clandestines.

    14 Ce conflit nous prserve pour linstant de limposition univoque dune problmatique de lascurit maximale o la suspicion lemporte en permanence sur la confiance lgard destrangers et cela vite que la surveillance, rebaptise scurit, prenne dfinitivement le pascomme valeur centrale sur les liberts. Mais les modernes, en cherchant crer un tatdurgence permanent afin de profiter des effets de consensus en priode de guerre, semblentvouloir modifier cet quilibre et sappuient en ce moment sur la radicalisation droite duparti rpublicain aux Etats-Unis et sur la dimension religieuse dun message dapocalypsepour demain. Cest dans ce contexte quils appellent de leurs vux plus de cooprationinternationale, plus de centralisation, plus dunification des services au nom de lefficacit. Etplus les attentats sanglants frappent des pays occidentaux, plus leur discours devient la seuleinterprtation des vnements, alors mme que les enqutes divergent de ces apprciationset insistent sur les dimensions locales et coloniales de ces violences16. Mais ces appels lunit impriale restent plus ou moins sans effet car jouent contre eux les intrtsorganisationnels de chaque bureaucratie, les enjeux nationaux et les rsistances intellectuelles une vision cherchant tout prix unifier, homogniser via la gopolitique globale dessituations diffrentes. A cet gard, ce que lon appelle dans les mdias la guerre des polices,et au-del des services secrets et des autres agences de scurit, nest pas un dysfonctionnement

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    de la dmocratie, mais une des conditions sine qua non pour quun quilibre des pouvoirsncessaire la dmocratie politique reprsentative puisse se maintenir. Il est ncessaireque les services produisent des analyses diffrenties et non pas une synthse productricedunanimisme au prix de discours creux, no-diplomatiques et dabsence danalyse dtaille.En effet, seuls les rgimes autoritaires ont confi jusqu prsent un seul organisme lesfonctions de renseignement, darrestation et de lutte contre les activits subversives.

    15 Ds quun rgime brandit les arguments de la ncessit dunit, de centralisation et lescombine avec ceux de lurgence, de la ncessaire mise lcart du judiciaire qui serait troplent et trop laxiste, on rentre dans une srie de pratiques qui relvent de la drogation etde lexceptionnalisme 17. Il se dveloppe dans ce contexte dun quasi tat durgencepermanent une multiplication de pratiques illibrales au sein mme des rgimeslibraux18. Cest ce que jappellerai plus loin une forme de gouvernementalit par linquitude,o pour rassurer les populations et les amener obir, on exacerbe leur peur par un discoursdu risque et de la suspicion au sein dun horizon prsent comme celui de lApocalypse. Cetteforme de gouvernementalit par linquitude est alors gnre par la concurrence au sein duchamp des professionnels de l(in)scurit sur les enjeux du prsent et les visions du futur,concurrence qui nempche pas une croyance commune sur la ncessit de laction, du secret,de la dcision souveraine et rapide.

    16 Ce dveloppement est dou dune dynamique propre dans la mesure o il est port par desrseaux transnationaux de professionnels de l(in)scurit qui dpassent les frontires dun seulEtat.Il conforte dans un Etat des pratiques illibrales dans la mesure o elles se transmettentdans les autres Etats et finissent par se lgitimer de par leur simple prolifration.

    17 Peut-on alors parler de complicit globale et de drive vers un nouveau fascismeou de marche force vers lempire comme le fait une certaine critique? Existe-t-il unestratgie unifie de certains professionnels (policiers, militaires, agents de renseignement) quiviserait changer de rgime, diminuer les liberts publiques, toujours contrler et surveillerdavantage tous les individus ? Ce nest pas impossible dans certains cercles restreints,mais, pour linstant rien ne le prouve. Et il faut bien comprendre que l(in)scurisation senourrit de ces comptitions discursives qui saturent le champ professionnel et des luttesorganisationnelles et politiques qui sont gnres par ces oppositions. Le complot des servicesde scurit est tout aussi fantasmatique que le complot mondial dune seule organisationclandestine ayant des ramifications et des soldats infiltrs partout dans le monde.

    18 Lanalyse en termes de champ que je propose est ds lors dcale par rapport certains discourscritiques enclins prjuger trop rapidement de lunit des agents et agences de la scurit.En ce sens mon analyse est plus centre sur les effets du pouvoir que sur son intentionnalit.Elle se distancie aussi du discours dexpertise la recherche dune solution plus efficace pourrprimer la violence et interroge du mme tenant efficacit et lgitimit, efficacit de courtterme et crdibilit de la solution moyen et long terme. La critique porte sur le processuset se mfie des stigmatisations et accusations que lon retrouve dans les thses de la guerreau terrorisme comme dans celles du complot des services secrets, qui, bien quen apparenceopposes, se rejoignent dans la manire dont elles focalisent sur un type dacteur sans tudierla relation entre eux19.

    La transnationalisation des professionnels de la gestiondes inquitudes: l(in)scurisation en de et au-del desnoncs politiques nationaux et souverains

    19 Dans cette approche des processus d(in)scurisation, il est important de bien diffrencierles prises de position sur la hirarchisation des menaces (terrorisme, guerre, crime organis,invasion migratoire) et voir la corrlation qui existe avec les divers mtiers: mtiers de policeurbaine, de police criminelle, de police antiterroriste, de douane, de contrle de limmigration,de renseignement, de contre-espionnage, de matrise des technologies de linformation, desurveillance par des systmes de dtection des activits humaines distance, de maintien delordre, de rtablissement de lordre, de pacification, de protection, de combat urbain, dactionpsychologique Ces mtiers nont pas les mmes logiques, nassurent pas une seule et mme

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    fonction que lon pourrait nommer scurit. Ils sont htrognes et en comptition, mmesi, nous allons le voir avec les effets de la transnationalisation, la diffrentiation institueautour du mythe dune frontire tatique impermable tend disparatre. La structuration durapport priv / public dfinit un axe permettant de distribuer les agences rgulant la vie ousappuyant sur le pouvoir de tuer. Auparavant il existait un monopole des agences publiquessur la gestion de la menace externe et des crises graves lordre public. Mais celui-ci est remisen question par la multiplication dagences mixant priv et public, et apportant les capacitsdes systmes de prvision et danticipation bancaire vers les services de renseignement publicsou lorganisation en termes entrepreneurial de la guerre et de la consolidation de la paix.Les comptences managriales prives simposent en mme temps que la transnationalisationsur le rapport au public et au national dans la gestion de l(in)scurit. Les agences quicombinent ces proprits structurelles renforcent ainsi leurs positions et sont en homologieavec les discours des hommes politiques et think tanks sur le terrorisme global. Il en rsulte,aprs des sicles de spcialisation, une d-diffrentiation des activits professionnelles, unaccroissement des luttes autour des systmes de classement qualifiant les vnements sociauxet politiques de menaces la scurit, et une redfinition pratique des systmes de savoirset de savoir-faire entre les agences de scurit (publiques ou prives) qui disent avoir enleur possession une vrit fonde sur des chiffres, sur des statistiques, sur des cas depersonnes ayant peur, et se sentant en inscurit. Cette transnationalisation dstabilise les effetsdobissance lgard des leaders politiques nationaux qui nont plus forcment le derniermot sur ce quest la scurit (mme nationale), surtout lorsque celle-ci est dite dpendantedun contexte global. Il y a alors comptition sur le savoir et la vrit des menaces ainsi quesur la capacit les anticiper et les prvenir efficacement en les empchant de sactualiser. Lesprofessionnels de la gestion des inquitudes sont souvent en situation, chiffres lappuidisent-ils, de classer, de hirarchiser ce qui est menaant et ce qui ne lest pas, de dterminerce quest la scurit (rduite la coercition dans les rapports la guerre, au crime, lamigration) et ce qui relve du risque (la perte demploi, laccident automobile, la bonnesant qui inversement est inscurise par le dmantlement des bnfices sociaux), et degnrer un champ de l(in)scurit, plus ou moins autonome du champ des professionnelsde la politique, dans lequel ils se reconnaissent mutuellement comptents, tout en tant encomptition pour le monopole du savoir lgitime sur ce quest une peur fonde, une inquituderelle20.

    20 Dans la production de ce rgime de vrit sur ce qui fait peur, sur ce qui inquite et dans lagestion de ces inquitudes qui sappuie sur la monte en puissance du doute et de lincertitudedans les socits contemporaines, ces professionnels, en raison des combats qui les opposent eninterne, sont amens dpasser les frontires nationales, nouer des alliances professionnellescorporatistes renforant la crdibilit de leurs assertions. Ainsi, pour ne donner quun exemple,la DST franaise a-t-elle engage une preuve de force avec la DGSE sur la connaissance desrseaux terroristes au Maghreb en mettant en place des changes de services entre servicesde lutte anti-terroriste ou de contre-espionnage qui donnent ainsi un service limit parses fonctions aux activits internes un savoir et des capacits daction sur lextrieur. Il ena rsult des liens ambigus avec les services tunisiens, marocains, algriens et syriens quisopposent aux stigmatisations politiques de ces mmes rgimes. La DST, en contrepartie dela surveillance dopposants ces rgimes installs en France et certaines rumeurs voquentmme des complicits dassassinat a obtenu des informations plus prcises que cellesde la DGSE, et sest servi de ce rseau transnational pour renforcer sa position interne.Les luttes entre FBI, DEA et CIA sont aussi assez connues. Elles ont dbouch sur despolitiques opposes lgard de certains groupes clandestins en Afghanistan dont Al Qaedadans les annes 1990. Les professionnels de ces organisations, en particulier les services derenseignement, tirent des ressources spcifiques de cette transnationalisation en termes desavoir et de pouvoir symbolique, ressources qui peuvent ventuellement les amener critiquerouvertement les hommes politiques nationaux et leurs stratgies. Ainsi, comme on la vu,lorsque le prsident des Etats-Unis voque une menace, il nest crdible qu la condition dene pas tre contredit par la communaut des services de renseignement, sinon la condition

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    du secret et de limpossibilit de rvler des preuves pour des raisons dimpratif national etde raison dEtat est mise en doute21. En cas dopposition frontale entre professionnels de lapolitique et de la scurit, le secret nest plus preuve dune vrit cache rserve aux hommespolitiques mais, au contraire, doute sur le statut de cette vrit et croyance dune partie delopinion dans leur possible mensonge (comme celui des armes de destruction massive enIrak et en particulier leur lien avec Al Qaeda). Il ne reste plus alors souvent aux hommespolitiques qu jouer la carte charismatique lgard de leur opinion. Ils doivent rentrer dansune surenchre sur la confiance, en demandant aux lecteurs une croyance quasi religieusedans leur jugement, alors que les mouvements de citoyens doutent toujours encore un peu plusdes informations22.

    21 La notion dEtat, au sens classique des relations internationales, comme acteur unitairedgageant un intrt national, ne rsiste pas ces tensions cres par lexistence deliens bureaucratiques transnationaux entre polices, services de renseignement, ou armes.Contrairement aux assertions de base des auteurs cynico-ralistes de relations internationales,il ne se forme pas dintrt national, de convergence nationaliste permettant de runir autourdun gouvernement des positions bureaucratiques diffrencies. Au contraire, celles-ci secristallisent au cur de rseaux transnationaux et autonomisent des politiques sectoriellesqui chappent aux professionnels de la politique, et ce tout particulirement dans larneeuropenne qui a institutionnalis un espace au-del du national. Il se dveloppe depuisplus de trente ans de nouvelles organisations ou au moins des rseaux et groupes informelsstructurs qui transcendent les frontires nationales et qui dlocalisent en fait les lieux dedcision politique. Le champ sinstitue donc entre spcialistes , avec des rgles dujeu spcifiques qui supposent une socialisation particulire, un habitus hrit destrajectoires professionnelles et des positions sociales, mais qui nest pas forcment frontalirisnationalement.

    22 LEtat nest pas le dieu Janus de lantiquit la double face. Les gouvernants ne peuventsappuyer sur les rhtoriques de la souverainet, de la citoyennet, de la raison dEtat avec lamme performativit. Le doute est l, sur leurs capacits grer, sur la correspondance entreleurs croyances et les situations contemporaines.La domination se dcouplerait de la formetatique territoriale et des classes politiques traditionnelles. Elle nen serait pas moins puissantemais prendrait de nouvelles formes: transnationalisation des bureaucraties de surveillance etde contrle, changement des systmes de responsabilit entre les entreprises et les hommespolitiques en ce qui concerne le travail et les formes de redistribution, styles de vie etcultures professionnelles transfrontires Or, ces formes originales de gouvernementalit,en prise avec le transnational, en se dveloppant, renforcent la remise en cause de la notiondEtat territorial, tel quil tait classiquement dfini par Max Weber et auparavant parHobbes travers la monopolisation de lusage de la force et sapent parfois les bases dunelgitimit que ces groupes ne peuvent encore abandonner totalement23. En parallle avec lamonte dun monde des corporations, la transnationalisation a donc touch lensemble desbureaucraties et des agents qui composaient lEtat, une fois admis que celui-ci nest pas unacteur unitaire. Cette transnationalisation na donc pas simplement affect les acteurs privs,les ONG, les mouvements protestataires, elle a centralement affect les acteurs dits publics.La transnationalisation des bureaucraties a cr une socialisation et des intrts professionnelsdiffrencis qui prennent le pas sur les solidarits nationales. LOTAN dans les milieuxde la dfense, comme Interpol et plus rcemment Europol dans les milieux policiers, ainsiquEurojust dans le milieu judiciaire ont depuis longtemps concouru la formation de cessocialisations et solidarits au-del du national.

    23 Ce champ des professionnels de la gestion des inquitudes explique donc la fois laconstitution des rseaux policiers lchelle globale, la policiarisation des fonctions militairesde combat et la transformation de la notion de guerre au sens o le pouvoir souverain de tuer(attribut militaire par excellence) se change en forme de pouvoir de conduire les vies (attributplus policier de gestion biopolitique). Il explique la criminalisation et la judiciarisation de lanotion de guerre qui dcoulent de son mancipation du cadre stato-centr qui lavait capturlangagirement pour lui faire signifier uniquement le choc arm entre les nations. Il permet

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    de comprendre la mise en place dune forme spcifique de gouvernementalit de linquitudecomme forme de gestion des vies que lon peut rsumer travers linstauration dun dispositifBan-optique passant par le dveloppement de pratiques exceptionnalistes, la mise lcart destrangers et limpratif normatif de mobilit24.

    24 Je vais maintenant prciser pourquoi la notion de champ est utile pour analyser la convergencedes processus d(in)scurisation interne et externe et ensuite montrer les spcificits de lanotion de champ des professionnels de l(in)scurit qui diffre dune stricte application desthses de Pierre Bourdieu et engage dans une redfinition de la notion de champ.

    Le champ des professionnels de la gestion desinquitudes: scurit intrieure et extrieure

    25 Si ce champ existe depuis longtemps, une question prliminaire se pose en termes de savoir.Pourquoi na-t-il pas dj fait lobjet danalyses? Pourquoi a-t-on t aveugle cet aspectcentral des relations de domination ? Lide que les militaires et les policiers sont desexcutants, des serviteurs zls de lEtat qui correspond aussi bien au discours interne deces professionnels quau discours critique sur les appareils rpressifs dEtat a sans doutejou. Par ailleurs, la constitution des savoirs disciplinaires en sciences sociales, en particulierla coupure entre domestique relevant de la science politique et externe relevant des relationsinternationales, a empch pour beaucoup de comprendre les relations entre lensemble deces professionnels et a eu tendance diviser le champ en deux univers sociaux autonomesqui seraient le monde des polices et celui des armes, dvaluant du mme coup toutes lesinstitutions intermdiaires comme les polices statut militaire, les garde-frontires oules douanes. La structuration du savoir acadmique en reproduisant les lignes de partageorganisationnelles de la frontalirisation tatique avec dun ct linterne et de lautrelexterne; dun ct le pacte social et le monopole de la violence, de lautre lanarchie dusystme international et lhorizon hobbesien transplant lchelle internationale, avec lapossibilit de la guerre de chaque Etat contre lautre; dun ct la police et la justice nationale,de lautre les armes et la diplomatie a bloqu lanalyse.

    26 Le simple fait de dcrire une activit comme celle des policiers ltranger comme nouslavons fait dans notre livre25, ou bien lactivit des militaires lintrieur de leur territoire,ou la surveillance de lInternet par les services de renseignement, ou les dveloppements dela justice pnale lchelle internationale26 perturbe en effet ces catgories dentendementtraditionnel reposant sur cette coupure entre inside et outside dont Rob Walker a montr la fois la cohrence et les limites en termes dimagination politique27. Comme lesoulignait Ethan Nadelmann dans un livre pionnier, propos des policiers de la DEA (DrugEnforcement Agency) travaillant hors des Etats-Unis Ce domaine dactivit gouvernementale lintersection de la justice criminelle et de la politique trangre sest accru de manireconsidrable ces vingt dernires annes et na toujours pas fait lobjet dune rechercheuniversitaire... il est pourtant si significatif quil nous faut la fois lidentifier, le dcrire etlui poser une srie de questions qui habituellement relvent de diffrentes disciplines. Il nousfaudra donc traverser les barrires intellectuelles habituelles pour proposer des hypothsesde travail puisant aussi bien aux relations internationales qu la criminologie28.

    27 Seulement, si louvrage de Ethan A. Nadelmann est sans doute novateur sur le plan delobjet dans la mesure o il remet en cause les interprtations les plus conventionnelles enmontrant que linternationalisation de la police ne sexplique pas par linternationalisation ducrime, mais provient plutt de la criminalisation dactivits qui ne ltaient pas auparavant, durenforcement du rle des agences fdrales et des rivalits institutionnelles poussant trouverdes soutiens lextrieur, ainsi que de la volont gouvernementale amricaine dimposer unecertaine vision de la loi et de lordre hors de ses frontires , il est nanmoins limit en cequil ne voit pas la connexion entre ce domaine de la lutte contre le crime et la lutte contrelimmigration illgale, pas plus quil ne peroit linterpntration entre scurit intrieure etscurit extrieure dont une des consquences est justement la criminalisation de la guerre, latransformation des fonctions de combat des militaires en oprations de police internationaleet en oprations dites humanitaires ou de consolidation de la paix29. Peter Katzenstein, en

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    revanche, dans ses diffrents articles, est un des auteurs ayant le mieux peru quil taitncessaire danalyser ensemble les problmes de scurit intrieure et de scurit extrieure. Ilest un des premiers voir les relations entre arme et police dans les pays comme lAllemagneet le Japon o la limitation de la fonction militaire a cr une hypertrophie de lappareil policieret de son dploiement international dans le cas allemand. Il est aussi un des premiers noterquaprs la fin de la bipolarit, les militaires se retrouvent dans une situation o la perte dunemenace prcise les pousse se replier vers des menaces diffuses (terrorisme international,lutte contre les mafias de la drogue) dj traites par les policiers sous de nombreux angleset tous ces travaux mettent mal les thses rcentes sur limpact fondateur des attentats du11 septembre dans ce domaine30. Sur le plan mthodologique, Peter Katzenstein met aussi engarde contre les segmentations des questions et des savoirs, mme sil se positionne un peutrop strictement comme internationaliste. Par ailleurs, il juxtapose plus quil ne restructure lesdimensions de linterne et de lexterne; cela lui semble plus proche de vases communicantsmais nanmoins distincts que de phnomnes de d-diffrentiation. Dans mon ouvrage Policesen rseaux comme dans les diffrents articles qui ont suivi,jai franchi un pas de plus enreconsidrant ce qui est admis traditionnellement comme les frontires lgitimes dans lesavoir acadmique, en particulier en proposant une sociologie politique de linternational normalisant linterprtation des phnomnes internationaux et en en faisant des faitssociaux ordinaires. En cassant cette dichotomie entre savoir sur linterne et sur lexterne, lafrontire entre monde policier et monde militaire sest montre bien plus permable, et apermis de prendre en considration toutes les agences intermdiaires comme les polices statutmilitaire, les gardes frontires, les douanes, les agents dimmigration en comprenant mieuxles liens instaurs par ces agences entre elles et les effets que ces carts de position ont surleurs prises de position ainsi que sur la constitution dun continuum smantique qui lie unbout du spectre la lutte anti-terroriste et lautre bout la situation daccueil des rfugis. Ladconstruction de la frontire mme entre ces savoirs a permis de faire surgir un champcohrent danalyse, une configuration ayant ses propres rgles et sa cohrence le champdes professionnels de la gestion des inquitudes l o lon ne voyait avant que des sujetsmarginaux aux confins de disciplines signorant mutuellement et se construisant en oppositionou, au mieux, une intersection entre domaines diffrents les policiers ltranger ou la justiceinternationale dans ses rapports aux militaires, ou la construction de limage de lennemiintrieur par les services de renseignement et son application certaines catgories dtrangers.

    28 Avec la thorie du champ des professionnels de la gestion des inquitudes, ontraverse ainsila ligne habituelle trace par les sciences sociales entre externe et interne, entre problmesde dfense et problmes de police, entre problme de scurit nationale et problme dordrepublic. Cette hypothse runit en effet aussi bien les militaires que les policiers et tous les autresprofessionnels de la gestion de la menace au sein dune mme configuration, pour utiliser leterme de Norbert Elias, ou de champ, pour utiliser celui de Bourdieu.

    29 Cest pourquoi, aprs des hsitations sur la formulation exacte de lhypothse traversdiffrents articles interpntration entre secteurs, chevauchement des univers sociaux, pertede repres et de frontires des acteurs, brouillage des identits je prfre parler maintenanten termes de d-diffrenciation des questions de scurit intrieure et extrieure31. Cetteformulation permet en effet de rappeler le caractre de construit social-historique du processusde diffrentiation dont rend compte la sociogense de lEtat occidental chez Norbert Elias ouCharles Tilly. Cela permet aussi de penser le champ de la scurit comme champ traversantlinterne et lexterne, comme nouvel espace de lutte gnrant entre professionnels de la scuritdes intrts communs, un mme programme de vrit, de nouveaux savoirs.

    30 Pour comprendre ce champ, tel quil se constitue en tant quespace transnational degouvernementalit de linquitude dans les socits du risque de lespace occidental, il estalors ncessaire den faire la gnalogie, den marquer les similitudes dans tout cet espaceet den signifier les diffrences, tant gographiques que professionnelles. Un des intrts delapproche est de montrer comment la coopration policire est lie la question du contrledes frontires, de limmigration, la lutte antiterroriste et aux relations avec les forces armes,aux relations transatlantiques, et on pourrait ajouter aux relations entre la gestion publique et

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    prive de la scurit sous son angle coercitif. Lide est de refuser de crer un isolat acadmiqueconsidrant les organisations qui sappellent polices nationales comme un objet allant de soiet dterminant ce quest la police aujourdhui. Faire la police est de moins en moins unequestion nationale et de moins en moins une activit rserve aux organisations publiquessintitulant police nationale. Je ne vais pas refaire ici une description dtaille des pratiquesde la collaboration policire lchelle europenne et des archipels institutionnels qui lesalimentent. Plusieurs articles et ouvrages lont dj fait. Je voudrais plutt, aprs en avoirbrivement rappel quelques caractristiques, discuter des implications mthodologiques etthoriques de ce que lanalyse en termes de champ peut montrer propos de la collaborationpolicire europenne et que les autres analyses ignorent.

    Polices en rseaux, polices distance: les effets des archipelsinstitutionnels

    31 Les activits de police se sont tendues. Elles se font en connectant les diffrentes institutions,elles se font en rseaux. Elles se font aussi en englobant un nouveau spectre large dactivits eten le projetant bien au-del des frontires nationales. Ces mises en rseaux gographiques, entermes de mission, en termes dinstitutions dterritorialisent les activits de police (y comprisjudiciaire avec la mise en place dun Eurojust). Ces activits de police, en particulier cellesde surveillance et de prvention des dsordres lordre public se font maintenant distance,au-del des frontires nationales avec lenvoi dexperts invits lors de matchs de football dits risque, ou lors de manifestations pour des contre-sommets. Mais ces activits dpassentcelles des seuls policiers envoys ltranger. Elles touchent, avec lenvoi de conseillersde scurit intrieure, les consulats pour la dlivrances des visas afin dentrer dans la zoneSchengen, les compagnies ariennes avec la dlgation des oprations de vrification despasseports, les militaires en oprations de consolidation de la paix et qui on demande desurveiller les activits mafieuses de ces pays, les services de renseignement avec le partagedes bases de donnes Toutes activits qui participent ce quon appelle des retours descurit intrieure o la surveillance se projette sur les terrains, les Etats, les personnes jugesdangereuses.

    32 Cet au-del gographique dpasse non seulement les frontires nationales avec les activitsSchengen et celles des officiers de liaison, mais aussi les frontires actuelles de lUnioneuropenne avec les exigences auprs des pays candidats, et mme au-del de lEurope des25 concernant dune part la conditionnalit entre aide conomique au cercle dami, etdautre part leur acceptation dactivits de police et dimmigration des pays de lUnion surleur territoire.

    33 Ces activits de police sont en mme temps lobjet dune redfinition qui en largitsingulirement le spectre. Lide quelles seraient principalement tournes vers le crime ou lalutte antiterroriste est fausse. Lactivit principale est la mise distance des trangers les pluspauvres, le contrle des flux de circulation. Cest au prix dune activit rhtorique intensive deplus de quinze ans que lon a cr dans les esprits lide que ces phnomnes sont intimementcorrls, mais ceci reste minemment discutable. La corrlation crime, tranger, pauvret estfausse32.

    34 Le terme de scurit intrieure utilis lchelon europen est un indicateur de cettedouble extension: extension gographique, dune part, avec la dimension de la cooprationeuropenne (et transatlantique ?), extension du rle et des tches des diverses agencesaffectes la scurit, dautre part. Lextension gographique et la redfinition des sphresde comptence quelle implique a fait lobjet de nombreux commentaires, mme si lon a malpris la mesure des changements impliqus au quotidien par le report thorique des contrlesdes frontires dites intrieures aux frontires dites extrieures de lEurope, et si lon croit tropvite la suppression des contrles aux frontires intrieures alors quon les a moderniss etdlocaliss mais pas supprims. En revanche, on est rest discret tant chez les professionnelsde la scurit que chez les hommes politiques sur lextension des activits lies au contrledes flux transnationaux de personnes, ajoutes maintenant dans la dfinition de la scurit auxtches traditionnelles de contrle du crime. La scurit intrieure inclut en effet au niveau

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    europen dans un mme continuum la lutte contre le terrorisme, la drogue, la criminalitorganise, la criminalit transfrontire, limmigration clandestine, ainsi que le contrle des fluxtransnationaux de personnes (migrants, demandeurs dasile, circulation transfrontire), voiremme le contrle de tout citoyen qui a priori ne ressemble pas limage sociale que lon a delidentit nationale (jeunes issus de limmigration, groupes minoritaires...). Ce contrle largitdonc au-del du contrle classique du crime et de la police des trangers, les activits policiresen y incluant le contrle de personnes que lon surveillera en raison dun type didentit etde comportements supposs en driver ds lors quelles traverseront les frontires ou vivrontdans des zones dnommes risque: banlieues, centre villes dgrads...

    35 Cette extension des activits favorise une nouvelle logique de surveillance plus individualiseet se fait en faveur des ministres de lIntrieur et de la Justice, dans la mesure o, justement,ils ont su combiner celle-ci avec la mise en place au niveau de la collaboration policireeuropenne dun rseau de relations entre fonctionnaires leur permettant de connatre lasituation au-del de leurs frontires. Il en rsulte une capacit dexpertise sur ltranger quipermet de parler dune internationalisation des ministres chargs de la scurit intrieure.Sans tre somme nulle, cette extension se fait dans le mme sens que celle qui affecteles douanes et elle seffectue au dtriment des ministres sociaux (Travail) ou spcialiss(Affaires europennes). Elle va jusqu faire chevaucher les sphres dactivits du ministrede lIntrieur avec celles des ministres tourns vers linternational: Affaires trangres etDfense. Les ministres de lIntrieur prennent ainsi des initiatives en matire de politiquetrangre ds que la conduite de celle-ci peut avoir des rpercussions en matire de scuritintrieure.

    36 Comme de nombreux livres lont signal, les polices nationales se structurent en rseauxdiffrencis en puisant dans les ressources de linternational selon les activits professionnellesspcialises (drogue, terrorisme, maintien de lordre et hooliganisme) et ne forment doncpas un seul rseau policier unique et homogne. Il vaut mieux parler darchipel des policesou de mosaque regroupant polices nationales, polices statut militaire, douanes, agencesdimmigration, consulats et, mme, services de renseignement ou militaires dans les oprationsde police internationale dans les Balkans. Ces archipels policiers sont structurs, outre parlactivit, selon des lignes didentification en termes de nationalit (Franais, Britanniques,Allemands... ou Europens du Nord et du Sud) de mtier (policiers, gendarmes, douaniers),mais aussi dorganisation (nationale, locale, municipale) de mission (renseignement, contrlefrontalier, police criminelle), de savoirs (perception des menaces, des adversaires prioritaires),dinnovation technologique (systmes informatiques, surveillance lectronique, officiers deliaison).

    37 Le champ de la scurit se structure depuis longtemps travers ces changes dinformationstransnationaux, travers la routinisation du renseignement, et il est naf dy voir un simpleeffet de la globalisation. Les polices nationales, ds leur cration comme institutions, ont ten rseaux: rseaux au pluriel et non rseau au singulier, rseaux structurs et dlimits pardes socialisations professionnelles et des conceptions du mtier sopposant les unes aux autreset crant de fortes solidarits professionnelles entre nationalits diffrentes solidarits quitranscendent les solidarits nationales et simposent de plus en plus elles, malgr les effortsdes hommes politiques, au niveau des chefs de gouvernement, de reprendre la main. Ainsipolices judiciaire et de renseignement obissent des logiques profondment diffrentes quant la suspicion, au moment o il faut arrter un suspect, aux bases lgales et aux formes deprocdures quil faut respecter, et la notion defficacit policire. Les jeux se structurentpar carts distinctifs entre un ple reprsent par une conception de la rgle de droit dontles magistrats du sige et les avocats sont les reprsentants, jusqu un ple reprsent parla rgle de la raison de gouvernement dont les services spciaux et les services actionsmilitaires sont les acteurs les plus significatifs. La police de renseignement, au contraire dela police judiciaire, sest ainsi toujours faite au-del du territoire, sur les identits, relles ouempruntes, des personnes, et non sur leur seule localisation. Elle se proccupe de connatreles intentions stratgiques de lennemi dclar et non darrter lun dentre eux. Elle placelefficacit bien au-del du respect des rgles de droit et sinquite peu de la lgitimit, en

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    sautorisant de lexception pour se justifier. Cest pourquoi la police en gnral nest pastant contrainte par la souverainet territoriale, contrairement la justice. Ds la fin du dix-neuvime sicle la collaboration policire tait trs active contre les subversifs. Et cest ce moment que se sont diffrencis les services policiers et militaires de renseignement33.Mais cest surtout partir des annes 1970 avec la cration des clubs de Berne et de Trvi queleuropanisation va activer un approfondissement des relations, au-del de la collaborationvia Interpol qui elle-mme remontait aux annes 1920. Au niveau europen, le thme de la librecirculation et du contrle des frontires revient en force dans les annes 1980. Les catgoriesjuridiques sont mises mal par ces transformations: distinction des frontires intrieures etextrieures de lUnion, cration de zones dattente internationales dans les aroports, tentativedimposer la terminologie de rfugis conomiques et de restreindre la porte du droit dasile,utilisation de la catgorie dimmigr en lieu et place de celle dtranger, et relativisation decette dernire au profit de celle entre communautaire et extra-communautaire. Seulement,faute de pouvoir refouler et tenir les frontires comme laffirment les rhtoriques scuritaires,chaque organisme, chaque pays, individuellement ou en liaison avec dautres, cherche enpratique bloquer les flux transfrontaliers en amont, dans les pays dorigine, et reporter lepoids du contrle effectif des flux et du crime sur les autres polices34.

    38 Il en rsulte une disjonction profonde entre les discours sur la scurit en Europe et lespratiques constates. Les frontires extrieures sont parfois des lieux darbitraire, mais ne sonten aucun cas un cordon lectronique de scurit efficace. Les frontires terrestres sont trsfacilement franchissables et les polices laissent parfois passer les candidats lentre, sil estclair quils ne resteront pas sur le territoire du pays qui contrle. Les frontires intrieuresen revanche ne sont en aucun cas dmanteles en termes de contrle comme le voudrait larhtorique de la libre circulation et des mesures compensatoires. Les contrles sont privatiss,reports vers les compagnies ariennes et les aroports qui engagent leur tour des compagniesde gardiennage priv35. Ils sont aussi dplacs parfois simplement de quelques kilomtres maismaintenus. Et cest surtout via les visas et le contrle dans les consulats des pays dorigine quesexerce le plus gros du travail policier. Cest larticulation du SIS et des visas qui structure lespratiques de contrle, do laccent mis sur la lutte contre les faux documents et la tentationde gnraliser des cartes infalsifiables didentit fondes non plus sur les empreintes mais surdautres technologies (ADN, rtiniennes) dont laccord de Prm (ou Schengen 3), entre septpays (Benelux, Allemagne, Autriche, Espagne et France), conclu dans le plus grand secret finmai 2005, est un exemple frappant. Ces technologies, permettant de surveiller et de punir au-del des frontires via la collaboration entre agences de scurit, se multiplient. Cela polarisele mtier de policier. Deux grands types de police se font jour au sein de linstitution policenationale; le premier emploie du personnel peu ou non qualifi qui doit tre visible et prochelocalement. Il est lauxiliaire de la justice pnale, du maire, du prfet ou de lautre police. Ilest concurrenc par le priv. Le second type emploie linverse peu de personnes, hautementqualifies, en contact avec les autres agences de scurit et de contrle social, personnes dontla discrtion et la distance sont les deux principales caractristiques36. En soi-disant osmoseavec les hautes sphres gouvernementales et les acteurs privs stratgiques, ces individus sedonnent comme mission de prvenir le crime en agissant sur ces conditions de manire active,en anticipant do il viendra et par qui. Il sagirait de faire de la prospective partir desvolutions, de devenir le lieu de rflexion sur lensemble des volutions socitales. Monter descellules de renseignement couplant les informations ouvertes, les savoirs des sciences sociales,et un renseignement oprationnel policier technique et humain est alors lambition de tous cesprofessionnels qui sestiment plus professionnels et comptents que les autres. Ce rve dunecommunaut pistmique commune et consensuelle hante limaginaire de ces professionnelsqui piloteraient distance gographique et temporelle via lanticipation les volutionssocitales. Ils seraient dans un lieu virtuel do ils pourraient tout voir, tout en tant si discretsquon ne les verrait pas et que lon ne connatrait que leurs excutants les masses policires,les juges et les gardiens de prison. La gestion de la population est moins celle du troupeau garder que celle du suivi des transhumances via des logiques proactives.

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    39 La surveillance distance, qui vise contrler la circulation des flux, passe par les pratiquesdes sas, des filtres ou des cluses (visas, contrles par les compagnies ariennes, contrles auxaroports, renvois, radmissions). Elle dbouche, non pas sur la libre circulation, mais sur leslieux denfermement non reconnus comme tels (centres de rtention et zones dattente)37. Elleinstitue une fonction policire dlocalise dans les consulats placs dans les pays dorigine etqui est bien moins visible que la police des frontires. Le refus de visa devient la premirearme des polices et cest l dailleurs o larbitraire des dcisions est le plus fort. La pratiquepolicire vise alors la surveillance des trangers ou des minorits ethniques qui sont pauvreset largir son champ daction au-del de la recherche du crime, en mettant en avant deslogiques proactives qui permettraient de reprer des groupes criminognes grce un savoirsociologique. La figure du coupable change: ce nest plus le criminel mais lindsirable.Les prisons qui enfermaient les coupables sont moins significatives dans ce dispositif que cesnouveaux lieux denfermement comme les zones dattente qui en reproduisent les conditionsmatrielles, la culpabilit judiciaire en moins. Le relchement de la surveillance individuelle,trop lourde, trop maximaliste se fait alors au profit du recueil global dinformations et duciblage sur les groupes qui circulent le plus : les diasporas, les migrants et, si lhypothseest juste, bientt les touristes. Elle se fait aussi sur les bases dune dlimitation dans lespratiques de lislam entre le bon islam et lislam radical susceptible dalimenter en hommesles organisations clandestines. La suspicion lgard de tous qui est discursivement centralesinflchit de facto vers un contrle spcifique de certains, un Ban.

    40 Pour rendre compte de ces archipels institutionnels engags dans des activits de scuritintrieure (se projetant aussi lextrieur), jai repris la notion de champ en lappliquant cesprofessionnels privs ou publics, qui, au nom de la scurit ou de la bonne conduite de notrevie, grent les technologies de protection, de contrle et de surveillance et veulent nous direde qui et de quoi on doit avoir peur et ce qui est inluctable.

    Champ et rseaux41 La notion de champ des professionnels de l(in)scurit ou de la gestion des inquitudes

    est trs fortement inspire de celle utilise depuis longtemps par Pierre Bourdieu et quildfinit brivement comme un rseau ou une configuration de relations objectives entredes positions. Positions dfinies objectivement dans leur existence et dans les dterminationsquelles imposent leurs occupants, agents ou institutions, par leur situation actuelle etpotentielle dans la structure de distribution des diffrentes espces de pouvoirs (ou de capital)dont laccs aux profits spcifiques qui sont en jeu dans le champ, et du mme coup par leursrelations objectives aux autres positions(domination, subordination, homologie)38.

    42 Cette analyse en termes de champ a lavantage de mettre laccent sur les relations et en quelquesorte de dterminer les frontires significatives des rseaux. Elle permet dviter certainesformes dillusions individualistes, et de rduire par exemple lanalyse des rseaux lanalysede multiples trajectoires individuelles, voire la possession de carnets dadresses commeon le voit dans une certaine littrature se rclamant de la thorie de laction rationnelle. Cequi importe dans la dmarche, cest de mettre laccent sur les relations objectives aux autrespositions, sur les carts distinctifs entre ces positions et sur lintrt des agents jouer lemme jeu.

    43 Parler de champ (et non de systme, de structure, despace ou de rseau) renvoie alors quatre dimensions particulires de lanalyse qui sont toujours prsentes et dont Pierre Bourdieua donn, pour les trois premires, des dfinitions prcises.

    44 Premirement, comme il le rappelle, le champ doit tre analys comme champ de forces ouchamp magntique, champ dattraction simposant aux agents qui sy trouvent engags. Lechamp gnre un sens du jeu et une illusio commune lensemble des agents qui dbouchesur une certaine homognit sexprimant par les mmes intrts bureaucratiques, les mmestypes denjeux. Il tend homogniser des types de regard, dfinir une focale partagepar tous.

    45 Deuximement, le champ est aussi un champ de luttes ou champ de bataille permettant decomprendre les activits colonisatrices de certains, les replis dfensifs dautres, et

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    les divers calculs tactiques des luttes bureaucratiques autour des missions, des budgets etde ladaptation au discours politique dominant. Le champ est un champ de luttes pour laconservation ou la transformation de la configuration de ces forces39. Si des luttes existententre ces acteurs, si des comptitions ont lieu, cest quils ont justement les mmes intrts, lemme sens du jeu et de ce qui est en jeu. Mais il ne faut pas cder un certain objectivismereliant trop facilement contrario les positions objectives avec un certain type de discours,sinon fabriquer des strotypes. Le jeu peut tre affect, dans ces petits groupes, par ladynamique de comportements interpersonnels, par des stratgies de multipositionnement.De plus lanalyse des carts de position ne doit pas faire oublier que les tactiques decolonisation bureaucratique ne se font pas forcment de proche en proche, mme sil estncessaire de faire croire leur proximit par des ponts smantiques au sein dun continuumdiscursif40. Mais, ce qui est central la comprhension de lanalyse et la preuve quil sagitbien dun champ, et non de relations alatoires ou intersectorielles pisodiques, cest que touteaction entreprise par lune des agences pour modifier en sa faveur lconomie des forces ades rpercussions sur lensemble des autres acteurs. Ces luttes sont ainsi fondamentales pourcomprendre lconomie interne du champ et les processus de constitution et dextension dece dernier.

    46 Troisimement, le champ est structur socialement par la position des agents et leurs ressourcesdans le champ gnral du pouvoir. Pour comprendre les prises de position des agents, leursdiscours,il faut les corrler avec leur socialisation professionnelle, et leur position dautoriten tant que porte-parole dune institution lgitime lintrieur du champ et les rapporterdans le temps leurs trajectoires spcifiques. Il est donc ncessaire danalyser les formes dedomination et de subordination dun champ par rapport un autre champ, et de voir commentle champ spcifique en fonction de son positionnement dans lespace politique et social est mme ou non dnoncer des vrits sur la base de savoirs et de savoir-faire. Selon moi, celaconnecte la notion de champ et de doxa interne au champ avec le rgime de savoir et dnoncqui le dpasse et dans lequel il volue. Il faut donc tre plus attentif aux pratiques discursivesdans leur ensemble et aux relations entre champs, en vitant de succomber la tentation decroire limpermabilit des frontires du champ et lillusion de lautonomie porte par lesagents dominants. Il faut tenir compte des rflexions de Foucault pour amender les hypothsesde Bourdieu sur les effets de clture du champ et la naissance de lillusio.

    47 Quatrimement, le champ est transversal. Il nest pas forcment rattach au seul champ dupouvoir national ou/et socital. Il peut se dployer selon des lignes de forces mobiles et sareproduction en tant que champ ne se fait pas simplement lidentique et par proximit deposition, car la forme du champ dpend de la matrialit des enjeux quil a en charge et du cotdaccs au champ que peuvent imposer les agents dominants ainsi que des actions distancevenant dautres champs qui nentrent pas forcment dans une relation de proximit et dcartdistinctif avec les agents du champ.

    48 Parler dun espace social en termes de champ suppose donc de dterminer les frontires duchamp. Ce sont en effet les frontires qui font apparatre les effets de champ. Expliquer quecelles-ci ne sont pas traces une fois pour toutes et quelles dpendent de lconomie desrapports de force relve de la banalit, une fois admise une perspective constructiviste.

    49 A un certain niveau, on peut considrer comme le fait Pierre Bourdieu que les limites du champsont toujours poses par les agents du champ lui-mme, et donc quil suffit de regarder lesstratgies de distinction entre eux41. Mais il est tonnant que sur un point aussi central, onsen remette au sens commun des acteurs et leurs perceptions spontanes. Les stratgies dedistinction variant selon les positions occupes, il y a autant de frontires que dagents engags.Par ailleurs, lanciennet dans le champ qui est lautre critre propos nest pas forcment uncritre de lgitimit pour poser ces agents comme les agents centraux car la reconfigurationdes forces a pu marginaliser les premiers entrants. Quant dire que les frontires sont toutmoment le produit des luttes entre les nouveaux entrants et ceux qui sont dj installs, cestdj supposer la question rsolue en ayant dfini par un acte arbitraire identique celui dusystmisme, qui tait lintrieur, qui tait lextrieur et qui veut entrer. Enfin cest unetautologie que de dfinir les frontires par les effets de champ et ces derniers par la distinction

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    entre lintrieur et lextrieur du champ. La tendance lindtermination dans lespace pousse une surdtermination dans le temps. On attribue alors au pass, la gense, (la qute de)lorigine du champ un poids parfois dmesur, en oubliant justement lamnsie de la gensequi caractrise les agences.

    50 Contrairement ce que propose Bourdieu, il ny a donc pas forcment dans tout champ,ici le champ de l(in)scurit, des ples structurs dpendant des capitaux utiliss quidtermineraient des alliances des plus proches contre les plus loigns, des plus anciens contreles nouveaux. Cela peut exister dans certains champs comme celui de la culture, mais dansdautres, lconomie des relations favorise les stratgies dalliance avec des lointains et contreles proches. La topographie ne suffit pas dterminer les jeux dalliances. Cest l une deslimites de lanalyse par homologie de position que propose Bourdieu. Ds lors, la topologiedu voisinage sur laquelle sappuie lanalyse de Bourdieu est problmatique en ce quelle ades difficults conceptualiser la frontalirisation autrement que par une topologie linaire ola frontire fait office de barrire et de coupure entre un interne et un externe diffrenci, orune autre topologie est ncessaire, une topologie de type ruban de Mbius42. Le champ qui aun caractre transversal reconfigure ainsi en une seule face et un seul bord danciens universsociaux autonomes, par sa propre trajectoire et bouge les frontires de ces derniers pour lesinclure totalement ou partiellement.

    Le champ des professionnels de l(in)scurisation51 Si lon tente une dfinition prliminaire du champ des professionnels de l(in)scurit ou de la

    gestion des inquitudes en suivant ces quatre critres, on dira dabord que le champ dpend,non pas tant de la possibilit relle de lemploi de la force, telle que la sociologie classiquele donne voir chez Hobbes ou Weber en faisant de celle-ci une proprit des instancescoercitives, mais de la capacit par les agents dune production dnoncs sur les inquitudeset les solutions pour les grer ainsi que des capacits en hommes et en techniques den faireune recherche quotidienne, dveloppant des corrlations, des profils et sriant ceux quilfaut identifier et surveiller (voir les graphiques du champ en annexe). Lenjeu du champ desprofessionnels de l(in)scurisation est la dfinition de ladversaire, des savoirs sur ce dernieret des modes de gestion de la vie qui en dpendent. Les agents du champ tendent ainsi essayerde monopoliser la dfinition des menaces lgitimement reconnues, en excluant les visionsalternatives et en luttant entre eux pour imposer leur autorit sur la dfinition de qui fait peur.

    52 Il ne sagit pas simplement de la capacit de donner la mort et dimposer une monopolisationde la violence permettant lEtat davoir le dernier mot, il sagit aussi de grer la conduite desindividus vivants, de les surveiller, de les contrler, de les dresser. Il ne sagit pas simplementde la capacit des armes mais aussi de la force de conviction du respect de lordre public,de la civilit et de la manire de faire la police. Il ne sagit pas simplement de lordre desrelations internationales et intertatiques classiques o la guerre signifie le choc entre lesnations mais aussi de lordre interne et des relations intersocitales o la guerre peut signifierla lutte interindividuelle et la mise sous influence. Bref le champ de la scurit ne se situe pasau point extrme de la survie et de la capacit de mise mort, il se dploie sur tout laxe de lagestion des conduites des vivants jusqu ce point de la survie. Polices, socits dassurances,socits de protection font partie de cet espace social non rductible aux seuls enjeux militaireset la seule scurit nationale.

    53 Llargissement de la sphre de ce quest l(in)scurit au-del de la survie nous amne aussi comprendre que les technologies, les ressources capitalistiques de destruction ne sont laussi quun des ples du champ. Tout nest pas rductible la manire de survivre. Il sagitplutt de grer les inquitudes ou le malaise des populations en jouant sur le fait de pouvoirles inquiter ou les rassurer plutt que sur le fait de les protger. Et lordre discursif est icicentral. Les inquitudes peuvent relever de peurs, de risques, de menaces non intentionnellesou intentionnelles. Elles sont plus ou moins fondes, plus ou moins corrles la structuredu danger et la matrialit de ce dernier, ainsi qu sa possibilit effective de sactualiser.Dans le cas de menaces intentionnelles assorties dun danger dusage dlibr dune violencephysique, la crdibilit de linquitude est plus grande que lors de lnonciation dun risque non

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    prcis et dont la temporalit est inconnue ou alatoire. Et les transformations des technologiesde violence ont une incidence certaine sur le champ de l(in)scurit. Mais, celui-ci nendrive pas. Une des proprits du champ tient ce que les agences, dans leur volont degestion et de prvision, disent l(in)scurit en en dlimitant les frontires et en endonnant les hirarchies. Et si le champ stend cest aussi parce que les agents dominantsutilisent lanthropomorphisation du danger afin de justifier de leur action et de leurs capacits prvenir le danger, quel quil soit. Cela les amne construire limage dun ennemi, mmel o il ny en a pas ou l o il en existe une multitude, en fabriquant ds lors, volontairementou non, une polarisation sociale prolongeant ou restructurant les alliances politiques ordinaireset les jeux bureaucratiques. La connexion entre matrialit du danger, exercice de la violenceet signification de cette dernire est structure sous langle de la naturalit pour faire oublier letravail structurant dnonciation de la menace et de lennemi. Le processus d(in)scurisationrepose alors sur les capacits routinires des agents de grer et de contrler la vie, pourreprendre la formule de Foucault, travers les agencements concretsquils mettent en place.

    54 Ainsi, par rapport la dfinition gnrale du champ donne par Pierre Bourdieu, jai t amendans lunivers bureaucratique tudi, critiquer la notion des espces de capitaux diffrents(conomique, culturel, symbolique) qui permettaient de diffrencier les positions, et jai pluttinsist sur une distribution des positions en fonction dun certain type de rapport lEtat(public/priv) gnrant un capital spcifique qui samenuise sous pression du libralisme et enfonction dun certain type de savoir (celui de gestion de la vie ou biopouvoir et de la mort souverainet), et jai essay de montrer leur homologie avec les types dnoncs que chaqueagence vise promouvoir et qui se rapportent la rgulation de la menace par la frontire ou lesflux de populations et l(in)scurit individuelle ou collective43. La distribution du pouvoirau sein du champ stablit donc en fonction de deux axes: le premier positionne les agencesselon quelles visent donner la mort et mettre en jeu la survie collective ou conduire lavie, protger individuellement; le second les positionne selon les capacits technologiqueset le capital tatique dont elles disposent ainsi que selon leurs capacits managriales quantaux noncs sur ce qui fait peur, et ce sont ces positions qui permettent de comprendre lesprises de positions des agences. Cest pourquoi la notion de champ que je dveloppe est enquelque sorte htrodoxe. Les savoirs de ces professionnels ne sont pas des connaissancesneutres ou de simples schmes de perception mais des dispositifs dnoncs et de visibilits,des agencements pratiques propres un champ spcifique qui conditionnent les noncs surla vrit de ce quest l(in)scurit. Ils sont en quelque sorte les relations de mises en formedes rapports de force entre le champdes professionnels de l(in)scurit et les autres champssociaux. Ils participent de collages, dagrandissements de vues partielles qui recouvrent letableau gnral, et lui donnent un sens quil na pas forcment44.

    55 Dans le cas du champ de l(in)scurit, ce champ est dtermin par les luttes entre les agencespolicires, intermdiaires et militaires autour de la dfinition de la scurit et de la hirarchiedes menaces. La question centrale pour dfinir la scurit est donc de savoir qui est autoris, qui on a dlgu le pouvoir symbolique de dire ce que sont les menaces. A cet gard, il estimpossible den rester aux noncs eux-mmes, il faut sintresser aux nonciateurs et leurs positions dautorit, leurs intrts au sein du champ.

    56 Concernant le champ de l(in)scurit, ce qui fait sa force dattraction, cest que lesagents du champ pensent travers les mmes catgories (terrorisme, crime organis) et quilstendent imposer aux autres agents sociaux via la croyance de ceux-ci en des connaissancessupplmentaires et secrtes de ces professionnels, et via lefficacit de leur travail routinier,une certaine approche du changement social, des risques, des menaces et des ennemis. Lechamp de l(in)scurit est ce titre au sein du champ du pouvoir en tant que champbureaucratique, lintrieur duquel des agents et des groupes dagents gouvernementaux ounon gouvernementaux entrent en lutte pour pouvoir rgler une sphre particulire depratiques (classer, trier, filtrer, protger, exclure, enfermer) par des lois, des rglements et unpouvoir dapprciation au quotidien du permis et de linterdit. Mme si les hommes politiquesnationaux jouent un rle cl dans la structuration des problmes comme problmes de scurit,ce dernier point du rapport la pratique, au terrain fait que les agences qui font partie du

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    monde de la scurit sont quasiment les seules pouvoir lutter avec des chances de succs pourimposer leur autorit sur la dfinition de qui fait peur.Elles ont certes tout intrt coller auxdfinitions donnes par les acteurs politiques mais les investir de leurs propres significationset pratiques.A cet gard la lutte entre les agences se double dune lutte de reconnaissanceenvers les hommes politiques qui ont toujours le pouvoir de les supprimer ou de les rformer.Elle se double aussi dune lutte pour exclure dautres acteurs (glises, organisations de droits delHomme...) en disqualifiant leur point de vue sur les menaces et les politiques publiques visant les prvenir. Les agents du champ de l(in)scurit ne peuvent entrer en comptition avecles hommes politiques que si le champ dpasse les jeux nationaux, voque la globalit dunemenace, et contraint les hommes politiques admettre quils doivent cooprer et abandonnerle dernier mot de la souverainet. La monte en puissance des agents du renseignement commecomptiteur des vrits gouvernementales tient cette globalit prsume.

    57 Ainsi, si limmigrant, en particulier musulman, et dfini comme radical, tend devenirladversaire commun aux policiers, aux militaires, aux hommes politiques, ce nest pasparce quil est dsign globalement par tous, de manire consensuelle comme cet adversaire,mais plutt parce que convergent sur lui des inscurisations diffrentes (policire avec lecrime, le terrorisme, la drogue; militaire avec la subversion, les zones grises, la cinquimecolonne, conomique avec la crise, le chmage, dmographique avec la natalit et la peur dumlange, du mtissage...). Le discours sur lintgration devient dailleurs lui aussi une ligne descurisation lorsquil sagit dintgrer, non pour dvelopper, mais pour se prmunir de futuresrvoltes.

    58 Si on analyse maintenant la dynamique des luttes du champ de la scurit, on constate parexemple quelle est fortement dpendante des formes prises par les conflits politiques autourde leuropanisation. Mais elle nen est pas pour autant un produit driv, pas plus quelle neserait la rsultante conjoncturelle de la fin de la bipolarit ou mme de la mondialisation. Cesfacteurs jouent mais ne sont pas moteurs pour expliquer la d-diffrenciation entre scuritintrieure et extrieure. En en retraant certains moments cls, jai montr que, ds 1986 etensuite dans le document de Palma en 1988, on trouve les logiques de scurisation qui serontjustifies, aprs coup, par la fin de la bipolarit. Il en va de mme des textes europens prisaprs le 11septembre mais qui avaient t labors avant et surtout en raction aux vnementsde Gnes45. On peut dire que la dynamique des contacts et des rseaux entre des agencesaux positions gographiques et professionnelles toujours plus diversifies, anticipe le cadreinstitutionnel qui vient ensuite la consacrer et la contraindre. Les volutions des relationsde Schengen avec lUnion nordique et la Suisse, ou dEuropol avec les PECO et la Russie,ou encore de lEurocorps avec lOTAN, ne sont pas les consquences des changements ducadre institutionnel. Elles anticipent la direction que peuvent prendre les transformationsinstitutionnelles et tiennent aux concurrences internes entre les agences et leurs stratgiesde recherche dalliances au-del de lEurope au sens strict. Ainsi pour donner un exemple, auniveau europen, comme les luttes sexacerbent au niveau national, cela pousse renforcerdes contacts internationaux pour triompher nationalement. La recherche dalliances au-deldes frontires pour promouvoir une certaine conception, un certain style de police lintrieurdes frontires est dterminante pour comprendre cette europanisation et son impact. La policenationale franaise et tout particulirement les services de lutte antiterroriste ont vu dansleuropanisation une opportunit permettant de renforcer leur pouvoir et pour certaines sous-directions la possibilit de smanciper de la vision classique du contre-espionnage. Les lienssont passs de services centraux services centraux avec une tentative de ces derniers dtreles seuls interlocuteurs avec ltranger. A contrario, les gendarmes, tard venus, ont tiss desliens lchelle locale en profitant de leurs effectifs aux frontires, et ont jou la carte dutransfrontalier, avec les polices des landers, elles-mmes opposes au BKA travaillant avecles policiers franais. Lhistoricit est importante. Ces luttes, contrairement ce quune lecturerapide dAllison suggre, ne tiennent pas de toute ternit une conomie des dsirs personnelsou une fatalit des bureaucraties, mais la dynamique relationnelle qui dcoule de leurstrajectoires rciproques et des savoirs, savoir-faire et technologies dont elles disposent. Ladynamique des luttes tient la configuration particulire du champ qui tend recomposer

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    le processus d(in)scurisation par le rapprochement des agences militaires et policires etdonc la modification de leur distance relative. Il sagit dans les luttes budgtaires, les luttes entermes de mission et de lgitimit de persuader les hommes politiques quelles sont les plusaptes grer les menaces transnationales. Les trajectoires des agences sont ici dterminantes,en particulier celles qui tissent un nouveau rseau de relations en connectant des agences quiauparavant ne ltaient pas. Cest le cas des gendarmeries qui suturent lunivers policier etle militaire, ou des juges dinstruction qui connectent les mondes policiers et judiciaires, ouencore celui des douanes dans la lutte contre la drogue qui crent des ponts entre les polices etles impratifs conomiques de libre circulation. Les intrts des agences intermdiaires relierles deux univers sopposent ceux des agences les plus traditionnelles et lintrieur delles ceux qui ont tout perdre dans ce rapprochement, comme les stratges de la dissuasionchez les militaires et les policiers de scurit publique dans la police. Ainsi, les positions desacteurs, et plus encore leurs trajectoires, tendent dterminer leurs prises de position, les typesde registres discursifs quils utiliseront, les noncs quils mobiliseront pour leur combat, lesaveuglant ainsi sur leurs ressemblances.

    59 Le champ de la scurit nest donc pas institutionnalis une fois pour toute, travers lesdiffrents traits de lUnion, comme le veulent les no-institutionnalistes, bien au contraire.

    60 La notion de champ transversal de la scurit permet danalyser un espace qui est bien socialet politique, mais qui transcende la coupure interne/externe, national/international pose parla pense de lEtat territorialis. Le problme nest donc pas dopposer une conception fixistede frontires traces une fois pour toutes une conception dynamique, mais de prciser cequest une conception dynamique. Les frontires sont toujours des concrtions dans un espacedonn dun rapport de force prcdent. La formule de Michel Foucher dpasse le cadre desseules frontires gographiques46. Elle sapplique aux frontires des champs sociaux. Lesfrontires sont parfois des institutions matrialises comme les frontires physiques des Etatsou inscrites dans une relation juridique rglant par diffrenciation le dedans du dehors