didi-huberman, g., ouvrir les camps, fermer les yeux

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  OUVRIR LES CAMPS, FERMER LES YEUX  Georges Didi-Huberman Editions de l'E.H.E.S.S. | Annales. Histoire, Sciences Sociales 2006/5 - 61e année pages 1011 à 1049  ISSN 0395-2649 Article disponible en ligne à l'adresse: -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- http://www.cairn.info/revue-annales-2006-5-page-1011.htm -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- Pour citer cet article : -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- Didi-Huberman Georges, « Ouvrir les camps, fermer les yeux », Annales. Histoire, Sciences Sociales , 2006/5 61e année, p. 1011-1049. -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- Distribution électronique Cairn.info pour Editions de l'E.H.E.S.S..  © Editions de l' E.H.E.S.S.. Tous droit s réservés pour tous pays. La reproduction ou représentation de cet article, notamment par photocopie, n'est autorisée que dans les limites des conditions générales d'utilisation du site ou, le cas échéant, des conditions générales de la licence souscrite par votre établissement. Toute autre reproduction ou représentation, en tout ou partie, sous quelque forme et de quelque manière que ce soit, est interdite sauf accord préalable et écrit de l'éditeur, en dehors des cas prévus par la législation en vigueur en France. Il est précisé que son stockage dans une base de données est également interdit.    D   o   c   u   m   e   n    t    t    é    l    é   c    h   a   r   g    é    d   e   p   u    i   s   w   w   w  .   c   a    i   r   n  .    i   n    f   o          8    7  .    1    1  .    7    2  .    1    7    8      1    4    /    0    3    /    2    0    1    2    1    8    h    5    5  .    ©    E    d    i    t    i   o   n   s    d   e    l       E  .    H  .    E  .    S  .    S  . D m e é é g d s w c r n n o 8 1 7 1 1 0 2 1 © E o d E H E S S

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Didi-Huberman Georges, « Ouvrir les camps, fermer les yeux »,Annales. Histoire, Sciences Sociales, 2006/5 61e année, p. 1011-1049.

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  • OUVRIR LES CAMPS, FERMER LES YEUX Georges Didi-Huberman Editions de l'E.H.E.S.S. | Annales. Histoire, Sciences Sociales 2006/5 - 61e annepages 1011 1049

    ISSN 0395-2649

    Article disponible en ligne l'adresse:

    --------------------------------------------------------------------------------------------------------------------http://www.cairn.info/revue-annales-2006-5-page-1011.htm

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    Pour citer cet article :

    --------------------------------------------------------------------------------------------------------------------Didi-Huberman Georges, Ouvrir les camps, fermer les yeux ,

    Annales. Histoire, Sciences Sociales, 2006/5 61e anne, p. 1011-1049.

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  • Ouvrir les camps, fermer les yeux

    Georges Didi-Huberman

    Image et lisibilit de lhistoire

    On a, rcemment, commmor le soixantime anniversaire de la librationdAuschwitz. Il y a eu des plerinages et des minutes de silence. Puis, on a entendules nombreux discours des personnalits politiques. On a runi beaucoup de gens.On a republi quelques livres. On a revu certaines images. Les magazines ontport lhorreur des camps en couverture comme si lhorreur pouvait servir de couverture , et pour couvrir quoi, dailleurs ? pendant quelques semaines. Ona revu quelques films et quelques documents darchives quil est toujours bon, eneffet, de revoir. La tlvision a mis en scne une multitude de sujets et de tables rondes avec lconomie de temps, le genre de questionnements et lavulgarit formelle qui est, dirait-on, sa rgle de travail ou, plutt, de non-travail.On a, plus srieusement, inaugur de nouveaux mmoriaux, de nouveaux muses,avec les bibliothques qui leur sont attenantes.

    Pourquoi, au cur de tout cela, persiste limpression ddouble dune nces-sit politique puisque cela secoue un peu la dngation ancre chez les gens lesmieux intentionns et fait taire, pour un moment, la ngation assume par des gensbeaucoup moins bien intentionns et, en mme temps, dune terrible disjonctionquant au but poursuivi par ces rituels de la mmoire ( plus jamais a ) ? AnnetteWieviorka parle, fort justement, dune mmoire sature et du lot de souponsqui accompagnent toute tentative, aujourdhui, de travailler encore sur cette partde notre histoire : Fascination perverse pour lhorreur, got mortifre du pass,instrumentalisation politique des victimes1. Les camps avaient t ouverts depuis

    1 - ANNETTE WIEVIORKA, Auschwitz, 60 ans aprs, Paris, Robert Laffont, 2005, p. 9.

    Annales HSS, septembre-octobre 2006, n5, pp. 1011-1049.

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  • G E O R G E S D I D I - H U B E R M A N

    un an peine que ce rejet cette volont doubli tait dj perceptible : Encore !vont dire les blass, ceux pour lesquels les mots chambre gaz, slection,torture, nappartiennent pas la ralit vivante, mais seulement au vocabulairedes annes passes , crivait ds 1946 Olga Wormser-Migot2. De quoi donc cettemmoire fut-elle si rapidement sature ? Annette Wieviorka rpond quAuschwitzest de plus en plus dconnect de lhistoire qui la produit. [...] Surtout, Auschwitz estquasiment rig en concept, celui dumal absolu [en sorte que] le a dAuschwitz-Birkenau, satur de morale, est lest de trop peu de savoir historique ce savoir,jamais achev, qui consiste rendre Auschwitz aussi lisible que possible3.

    Il est ais de comprendre quunemmoire sature soit unemmoiremenacedans son effectivit mme4. Il est plus difficile de savoir ce quil faut faire pourd-saturer la mmoire par autre chose que de loubli. Pour rinventer, en somme,un art de la mmoire capable de rendre lisible ce que furent les camps en faisant,notamment, travailler ensemble les sources crites, les tmoignages des survivantset la documentation visuelle laquelle les historiens comprennent aujourdhuiquil faut accorder une attention aussi spcifique que contextuelle, alors mmeque son matriau droute ou que son apparente vidence aggrave le danger demsinterprtation5. Rendre lisible, ce peut tre renouveler les questions globales,par exemple lorsque Florent Brayard interroge la Solution finale partir destechniques et des temporalits de sa dcision6. Ou bien ce peut tre, plus modeste-ment, partir dun principe local ou micrologique qui a t promu par AbyWarburg, thoris par Walter Benjamin, puis mis en uvre sa faon par CarloGinzburg et son paradigme indiciaire , en se penchant sur un objet singulierpour dcouvrir en quoi il renouvelle, par sa complexit intrinsque, toutes lesquestions dont il sert de cristal7.

    La lisibilit dun vnement historique aussi considrable et aussi complexeque la Shoah dpend, pour une bonne part, du regard port sur les innombrablessingularits qui traversent cet vnement, par exemple lorsque Raul Hilberg dcidade dcortiquer lorganisation ferroviaire des dportations et du grand massacre8.

    2 - Ibid., pp. 9-10.3 - Ibid., pp. 14 et 20.4 - Cf. RGINE ROBIN, Une mmoire menace : la Shoah , in ID., La mmoire sature,Paris, Stock, 2003, pp. 217-375.5 - Ibid., pp. 304-314 (o lon constate que R. Robin peine dgager un point de vue partir de ladite querelle autour des images des camps ). Pour une excellente etincisive synthse sur les usages mmoriels de lhistoire, voir ENZO TRAVERSO, Le pass,modes demploi. Histoire, mmoire, politique, Paris, La Fabrique, 2005.6 - FLORENT BRAYARD, La Solution finale de la question juive : la technique, le temps et lescatgories de la dcision, Paris, Fayard, 2004.7 - Cf. GEORGES DIDI-HUBERMAN, Pour une anthropologie des singularits formelles.Remarque sur linvention warburgienne , Genses. Sciences sociales et histoire, 24, 1996,pp. 145-163 (o se trouve discut le paradigme indiciaire selon Ginzburg). Cest partir de ce principe que jai tent dinterroger les quatre photographies prises en aot1944 par les membres du Sonderkommando de Birkenau (ID., Images malgr tout, Paris,ditions de Minuit, 2003).8 - RAUL HILBERG, La destruction des juifs dEurope, Paris, Fayard, [1985] 1988 (rd.Paris, Gallimard, 1991), II, pp. 338-747.1 0 1 2

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  • F A L K E N A U

    Si la mmoire des camps peut sembler sature , cest quelle nest plus capablede mettre en relation les singularits historiques, et quelle se fixe alors quandelle nest pas tout simplement nie sur ce quAnnette Wieviorka nomme un concept , cest--dire lorsque la Shoah comme vnement historique devient la Shoah comme abstraction et limite absolue du nommable, du pensable et delimaginable. La mmoire sature nest que leffet dune philosophie spontaneayant trouv, peu de frais, son horizon de transcendance historique. Les complexitset les exceptions de lhistoire se trouvant, quant elles, rduites de simples motsdordre, aussi radicaux que possible. Mais rappelons-nous cette grande leonmthodologique de Bergson : voulant discerner ce quil nommait les faux pro-blmes , il commena par dire que la pense manque de prcision vouloirse former des conceptions si abstraites, et par consquent si vastes, quon y feraittenir tout le possible, et mme limpossible, ct du rel , alors quune vritablelisibilit des choses suggre que la notion bien pense est celle qui adhre sonobjet , donc sa singularit et sa complexit9.

    CestWalter Benjamin qui a probablement, dans le domaine historique, noncavec le plus de finesse et de rigueur ce que lisibilit veut dire. Au-del des grandesinterprtations structurelles et globales qui caractrisaient le matrialisme histo-rique orthodoxe, Benjamin a plaid pour que la lisibilit (Lesbarkeit) de lhistoirepuisse sarticuler sa visibilit (Anschaulichkeit) concrte, immanente, singulire.Il faut pour cela, puisquil ne sagit pas seulement de voir, mais de savoir, reprendredans lhistoire le principe du montage (das Prinzip der Montage)10 : principe litt-raire adopt par les surralistes ou par les animateurs de la revue Documents cre comme les Annales en 1929 ; et, surtout, principe cinmatographique tel que ledveloppaient, cette poque mme, Eisenstein, Dziga Vertov, Abel Gance ou bienFritz Lang.

    Or, Benjamin prcise demble que ce principe nest autre quune mise enavant des singularits penses dans leurs relations, dans leurs mouvements et dansleurs intervalles : il sagit en effet, dans le montage, d difier les grandes construc-tions partir de trs petits lments confectionns avec prcision et nettet [puisde] dcouvrir dans lanalyse du petit moment singulier (in der Analyse des kleinenEinzelmoments) le cristal de lvnement total (Kristall des Totalgeschehens)11 . Cest partir dune telle rflexion que la lisibilit du pass se voit caractrise parBenjamin, contre toute prtention aux concepts gnraux ou aux essences celadit contre Heidegger, mais aussi contre les archtypes selon Jung , de bildlich.On comprend alors que le pass devient lisible, donc connaissable, lorsque lessingularits apparaissent et sarticulent dynamiquement les unes aux autres parmontage, criture, cinmatisme comme autant dimages en mouvement :

    9 - HENRI BERGSON, La pense et le mouvant. Essais et confrences (1934), d. par AndrRobinet, uvres, Paris, PUF, 1959 (d. 1970), p. 1253.10 -WALTER BENJAMIN, Paris, capitale du XIXe sicle. Le livre des passages (1927-1940), trad.par Jean Lacoste, Paris, Le Cerf, 1989, p. 477.11 - Ibid. 1 0 1 3

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  • G E O R G E S D I D I - H U B E R M A N

    Ce qui distingue les images (Bilder) des essences de la phnomnologie, cest leurmarque historique. [Heidegger cherche en vain sauver lhistoire pour la phnomnologie,abstraitement, avec la notion d historialit ] [...] La marque historique des imagesnindique pas seulement quelles appartiennent une poque dtermine, elle indiquesurtout quelles ne parviennent la lisibilit (Lesbarkeit) qu une poque dtermine.Et le fait de parvenir la lisibilit reprsente certes un point critique dtermin dumouvement (kritischer Punkt der Bewegung) qui les anime. Chaque prsent est dter-min par les images qui sont synchrones avec lui ; chaque Maintenant est le Maintenantdune connaissabilit (Erkennbarkei) dtermine. Avec lui, la vrit est charge de tempsjusqu exploser. [...] Il ne faut pas dire que le pass claire le prsent ou le prsent clairele pass. Une image, au contraire, est ce en quoi lAutrefois rencontre le Maintenant dansun clair pour former une constellation. En dautres termes : limage est la dialectique larrt. Car, tandis que la relation du prsent au pass est purement temporelle, la relationde lAutrefois au Maintenant est dialectique : elle nest pas de nature temporelle, mais denature imaginale (bildlich). Seules les images dialectiques sont des images authentique-ment historiques, cest--dire non archaques. Limage qui est lue (das gelesene Bild) je veux dire limage dans le Maintenant de la connaissabilit porte au plus haut degrla marque du moment critique, prilleux (des kritischen, gefhrlichen Moments), quiest le fond de toute lecture (Lesen)12.

    Cet admirable fragment ce texte-cristal, compact, nigmatique et lumineux nous dit dj beaucoup sur les conditions de la lisibilit (Lesbarkeit) et de la connaissabilit (Erkennbarkeit) historiques. Il se situe demble, notons-le, au-del des sempiternelles arguties sur le primat du lisible sur le visible ou inverse-ment, dans lesquelles se sont trop souvent enfoncs historiens ou iconologues mme structuralistes et tous ceux qui cherchent encore tablir un ordre dehirarchie ontologique entre le symbolique et l imaginaire , par exemple.Le point de vue benjaminien tire ici sa source de lentreprise engage par AbyWarburg : non seulement parce que la question de la survivance (Nachleben) desimages culturelles y est explicitement reconnue comme centrale toute connais-sance historique13, mais encore parce que liconologie warburgienne revendiquaitdj ce rgime dhistoricit que lon saisira seulement si lon ne recule pas devantleffort de reconstituer le lien naturel, la coalescence (Zusammengehrigkeit) entrele mot et limage14 . Les meilleures tentatives, aujourdhui, pour refonder une

    12 - Ibid., pp. 479-480 (traduction lgrement modifie).13 - Ibid., p. 477. Sur cette question, se reporter GEORGES DIDI-HUBERMAN, Devant letemps. Histoire de lart et anachronisme des images, Paris, ditions de Minuit, 2000 ; ID.,Limage survivante. Histoire de lart et temps des fantmes selon Aby Warburg, Paris, ditionsde Minuit, 2002 ; CORNELIA ZUMBUSCH, Wissenschaft in Bildern. Symbol und dialektischesBild in AbyWarburgs Mnemosyne-Atlas undWalter Benjamins Passagen-Werk, Berlin, AkademieVerlag, 2004.14 - ABY WARBURG, Lart du portrait et la bourgeoisie florentine. Domenico Ghirlandaio Santa Trinita. Les portraits de Laurent de Mdicis et de son entourage (1902), trad.par Sybille Muller, Essais florentins, Paris, Klincksieck, 1990, p. 106 (traduction modi-fie par nous).1 0 1 4

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    anthropologie historique de la culture reconnaissent cette notion de lisibilit au principe mme de leur mthodologie15.

    Que nous dit ce fragment, ce cristal ? Que la connaissance historique nesten rien comme lprouve quelquefois, spontanment, lhistorien au travail lactede se dplacer vers le pass pour le dcrire et le cueillir tel quen lui-mme .La connaissance historique nadvient qu partir du maintenant , cest--diredun tat de notre exprience prsente do merge, parmi limmense archive destextes, images ou tmoignages du pass, un moment de mmoire et de lisibilitqui apparat nonc capital dans la conception de Benjamin comme un pointcritique, un symptme, un malaise dans la tradition qui, jusqualors, offrait au passson tableau plus ou moins reconnaissable.

    Or, ce point critique est nomm par Benjamin une image : non pas une fantai-sie gratuite, bien videmment, mais une image dialectique dcrite comme lafaon dont lAutrefois rencontre le Maintenant dans un clair pour former uneconstellation . Dans cette formule, lclair nous dit la fulgurance et la fragilit decette apparition quil faut saisir au vol, tant il est facile de la laisser passer sans lavoir ; la constellation nous dit la profonde complexit, lpaisseur pour ainsi dire,la surdtermination de ce phnomne, comme il en serait dun fossile en mouve-ment, dun fossile fait dun peu de lumire qui passe, comme le photogrammedun film dmesur. Elle nous dit aussi la ncessit du montage, afin que lclair cette monade ne reste pas isol du ciel multiple do il se dtache passagre-ment16. En 1940, peu avant de se donner la mort, fuyant le nazisme, Benjamindveloppera ces ides en dix-huit thses sur le concept dhistoire , o londcouvre en outre supplment capital que la question de la connaissabilit se prsente en histoire, dans son mouvement mme, comme une question thiqueet politique :

    Limage vraie du pass passe en un clair. On ne peut retenir le pass que dans uneimage qui surgit et svanouit pour toujours linstant mme o elle soffre la connais-sance. [...] Cest une image irrcuprable du pass qui risque de svanouir avec chaqueprsent qui ne sest pas reconnu vis par elle. [...] Faire uvre dhistorien ne signifie passavoir comment les choses se sont rellement passes . Cela signifie semparer dunsouvenir, tel quil surgit linstant du danger (im Augenblick der Gefahr). [...] Cedanger menace aussi bien les contenus de la tradition que ses destinataires. Il est le mmepour les uns et pour les autres, et consiste pour eux se faire linstrument de la classedominante. A chaque poque il faut chercher arracher de nouveau la tradition auconformisme qui est sur le point de la subjuguer. [...] Le don dattiser dans le pass

    15 - Voir, notamment, GERHARDNEUMANN et SIGRIDWEIGEL (dir.), Lesbarkeit der Kultur.Literaturwissenschaften zwischen Kulturtechnik und Ethnographie, Munich, Wilhelm Fink,2000.16 - Dans un fragment ultrieur du Livre des passages, Benjamin tente de rsumer en cinqmots cette notion de la lisibilit historique : images (Bilder), monade (Monade), exprience (Erfahrung), critique immanente (immanente Kritik) et, enfin, sauve-tage (Rettung) de lammoire (W. BENJAMIN,Paris, capitale du XIXe sicle..., op. cit., p. 494). 1 0 1 5

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  • G E O R G E S D I D I - H U B E R M A N

    ltincelle de lesprance nappartient qu lhistoriographe intimement persuad que, silennemi triomphe, mme les morts ne seront pas en sret. Et cet ennemi na pas finide triompher17.

    La preuve : ouvrir les yeux sur ltat des lieux

    Cinq ans plus tard, lennemi majeur, le nazisme, tait dfait par les armes allies.Les camps furent alors dcouverts et ouverts, sinon librs . Et les yeux aussi les yeux du monde civilis , comme on dit se sont ouverts dun coup surles camps, horrifis. Mme ceux, nombreux dans les sphres politiques et mili-taires, qui avaient eu connaissance du terrifiant secret , comme la nommWalterLaqueur, nen crurent pas leurs yeux18. De la mme faon quun individu confront lpreuve de linimaginable veut se pincer pour tre sr quil nest pas en trainde faire un cauchemar, les tats-majors ont systmatiquement fait appel aux tech-niques denregistrement visuelles, cinma et photographie, pour se convaincreeux-mmes, convaincre le monde entier et produire contre les coupables dirrfu-tables pices conviction sur la cruaut dmesure des camps nazis.

    Ds la fin du mois de juillet 1944, lArme rouge quavait rejoint les l-ments de la division Kosciuszko de larme polonaise entra dans la ville de Lublinet prit pour la toute premire fois le contrle dun camp allemand situ en territoirepolonais, Majdanek, o prs dun million et demi de victimes avaient t mises mort. Les Allemands eurent beau incendier les fours crmatoires le 22 juillet, lesRusses se trouvrent devant lvidence terrible des tas de cendres mles doshumains, des 820 000 paires de chaussures et des immenses entrepts de vte-ments19. Presque aussitt, deux quipes de cinastes lune, russe, tait dirige parRoman Karmen, du Studio central du Cinma documentaire de Moscou ; lautre,polonaise, tait conduite par le ralisateur Aleksander Ford furent charges deprendre des images qui furent rapidement montes vers la fin de lautomne, ensorte que le film put tre projet Lublin en novembre 1944, au moment osouvrait dj le procs des gardiens du camp20.

    Dautres exemples sont mieux connus : Auschwitz, quatre cameramen delarme sovitique taient prsents dans les jours ou les semaines qui suivirent lalibration du camp, le 27 janvier 1945. Du film Chronique de la libration dAuschwitzprovient la majeure partie de la documentation visuelle sur ltat du camp au

    17 - ID., Sur le concept dhistoire (1940), trad. par Maurice de Gandillac, revue parPierre Rusch, uvres, III, Paris, Gallimard, 2000, pp. 430-431.18 -WALTER LAQUEUR, Le terrifiant secret. La Solution finale et linformation touffe,Paris, Gallimard, [1980] 1981, pp. 7-9.19 - Soviet government statements on Nazi atrocities, Londres, Hutchinson, 1946, p. 222.20 - Tous ces renseignements proviennent de la trs prcise tude de STUART LIEBMAN,La libration des camps vue par le cinma : lexemple de Vernichtungslager Majdanek ,Les Cahiers du judasme, 15, 2003, pp. 49-60.1 0 1 6

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    moment de son ouverture21. Lavance des armes occidentales connut le mmeenchanement : ouvrir, dcouvrir, photographier et filmer, monter les images quece ft sur la maquette dun magazine ou dans la dure dun film documentaire et les montrer toutes ensemble. Notre connaissance des camps fut dabord, avantmme la publication des premiers grands rcits de survivants et des premiresanalyses dhistoriens, une connaissance visuelle, journalistiquement, militairementet politiquement filtre, des camps vus dans ltat de leur destruction par les nazis etde leur ouverture par les allis. Ces premires images nen ont pas moins suscitune prise de conscience du phnomne : une piphanie ngative des camps,comme la crit Susan Sontag et comme la comment Clment Chroux dans sonanalyse de la rception de cette iconographie atterrante22. Pensons la visite dugnral Eisenhower au camp dOhrdruf le 12 avril 1945, avec sa nue de journa-listes ; pensons aux grands photographes dpchs sur les lieux peine librs par les armes amricaine, britannique ou franaise : Lee Miller et MargaretBourke-White Buchenwald, ric Schwab Dachau, Germaine Krull Vaihingen,George Rodger Bergen-Belsen23...

    En parlant d piphanie ngative , Susan Sontag entendait dsigner ledouble mouvement produit par une telle horreur mise au jour : les images descamps nous ont paralyss deffroi devant leur visibilit, mais elles ont aussimarqu le dbut dun mouvement de lme indissociable de toutes nos attentesexistentielles, politiques et morales, le dbut de larmes, crit-elle, que je nai pasfini de verser24 . Mais, en regardant ces images aujourdhui, on reste saisi parautre chose qui est, justement, leur manque de lisibilit intrinsque, cest--direla difficult o nous nous trouvons de comprendre ces images comme imagesdialectiques , comme images capables de mettre en uvre leur propre pointcritique et leur champ de connaissabilit . Il faut donc, aujourdhui, sy pencher deux fois pour extraire une lisibilit historique de cette visibilit si dure soutenir.

    Lorsque lon sait, par exemple, que les deux quipes de tournage, Majdanek,taient diriges par des ralisateurs juifs les cameramen Stanislaw Wohl, Adolfet Wladyslaw Forbert, taient, eux aussi, des juifs communistes, ils avaient faitpartie de Start, un groupe reprsentatif de lavant-garde cinmatographique desannes trente , alors que le rsultat mont minimise manifestement la place

    21 - Cf. R. BOGUSLAWSKA-SWIEBOCKA et TERESA CEGOWSKA, KL Auschwitz. Fotografiedokumentalne, Varsovie, Krajowa Agencja Wydawnicza, 1980 ; TERESA SWIEBOCKA (dir.),Auschwitz. A history in photographs, Oswieu cim-Varsovie-Bloomington-Indianapolis-Auschwitz-Birkenau Museum/Ksiauzhka I Wiedza/Indiana University Press, 1993, pp. 190-215 et passim ; ANDRZEJ STRZELECKI, The evacuation, dismantling and liberation ofKL Auschwitz, Oswieu cim, Auschwitz-Birkenau State Museum, 2001 ; A. WIEVIORKA,Auschwitz..., op. cit., pp. 23-37.22 - CLMENT CHROUX (dir.),Mmoire des camps. Photographies des camps de concentrationet dextermination nazis (1933-1999), Paris, Patrimoine photographique/Marval, 2001,pp. 103-127.23 - Ibid., pp. 128-171.24 - SUSAN SONTAG, Sur la photographie, Paris, Christian Bourgois diteur, [1973] 1983(d. 1993), p. 34. 1 0 1 7

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    des juifs dans les massacres organiss du camp, les images du film salourdissentdune nouvelle lisibilit : la lisibilit du constat se superpose une lisibilit decontrat implicite voire de contrainte , dont lenjeu tait, bien sr, linstrumentali-sation politique de louverture des camps nazis en Pologne par le pouvoir sovitiquedans ce territoire25. On sait autre exemple qu Auschwitz la misre dans lesbaraques na pas pu tre filme immdiatement [car] les prisonniers ont d tretransfrs le plus vite possible, [tant] quasi morts de froid26.

    On sait aussi quMauthausen, louverture du camp ayant t confuse, atterre,sinistre, on fit rejouer aprs coup, pour en fixer le glorieux souvenir photographique,une libration du camp avec banderoles, sourires et vivats des prisonniers devantle char amricain qui passe27. On sait, enfin, quel point les images de Bergen-Belsen ont cristallis jusque dans Nuit et brouillard, dAlain Resnais la visibi-lit de lhorreur sur la base dun vritable contresens historique sur les cadavresque lon y montrait en croyant illustrer le phnomne du gazage de masse.Louverture des camps aura donc libr un flot de ces images o la pdagogie parlhorreur nallait pas sans un filtrage minutieux de linformation, en sorte queSylvie Lindeperg a pu mettre toute la production des actualits filmes en 1945sous la caractristique de ce quelle nomme un cran aveugle 28.

    Bref, la lisibilit historique des images produites la libration des campssemble avoir t dfinitivement offusque par la construction, la manipulationet les valeurs dusage quont connu les photographies et les films raliss alors.Rapidement, limage des camps sest trouve aux prises avec les pnibles paradoxesde la volont de mmoire et de la volont doubli, de la culpabilit et du dni, dusouci de monter lhistoire et du simple plaisir de montrer des histoires : on a doncparl, pour finir, dune histoire infilmable , et Claude Lanzmann, face unetelle situation, a trouv, pour son grand film Shoah, le recours radical consistant

    25 - S. LIEBMAN, La libration des camps... , art. cit., p. 55.26 - Tmoignage dAlexandre Voronzov, cit par A. WIEVIORKA, Auschwitz..., op. cit.,pp. 27-28.27 - ILSEN ABOUT, STEPHAN MATYUS et J.-M. WINKLER (dir.), La part visible des camps.Les photographies du camp de concentration de Mauthausen, Vienne-Paris, Bundesministe-rium fr Inneres/ditions Tirsias, 2005, pp. 130-141, o lon peut voir successivementles (mauvais) clichs du 5 mai 1945 et ceux de la remise en scne de la libration ducamp, le 7 mai.28 - Cf. MARIE-ANNE MATARD-BONUCCI et DOUARD LYNCH (dir.), La libration des campset le retour des dports, Bruxelles, ditions Complexe, 1995, pp. 63-73 (La pdagogiede lhorreur ) et pp. 163-175 (Les filtres successifs de linformation ) ; CHRISTIANDELPORTE, Les mdias et la dcouverte des camps (presse, radio, actualits filmes) ,in F. BDARIDA et L. GERVEREAU (dir.), La dportation. Le systme concentrationnaire nazi,Paris, Muse dhistoire contemporaine-BDIC, 1995, pp. 205-213 ; DAGMAR BARNOUW,Germany 1945. Views of war and violence, Bloomington, Indiana University Press, 1996 ;CLAUDINE DRAME, Reprsenter lirreprsentable : les camps nazis dans les actualitsfranaises de 1945 , Cinmathque, 10, 1996, pp. 12-28 ; SYLVIE LINDEPERG, Clio de5 7. Les actualits filmes de la Libration, archives du futur, Paris, CNRS ditions, 2000,pp. 155-209.1 0 1 8

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    refuser toute la visibilit des archives de la Libration pour construire la lisibilitdu phnomne historique sur la base dune attentive coute des survivants29.

    Mais, si Walter Benjamin a raison daffirmer que la marque historique desimages nindique pas seulement quelles appartiennent une poque dtermine[mais] indique surtout quelles ne parviennent la lisibilit qu une poque dter-mine , alors nous ne devons pas nous en tenir au raisonnement suivant lequelles images de la Libration, parce quelles furent manipules tous les signeshumains, images ou mots, ne font-ils pas toujours lobjet dune manipulation, pourle pire ou le meilleur ? , doivent tre rejetes de notre lecture de lhistoire. Nousdevons, plutt, assumer la double tche de rendre lisibles ces images en rendantvisible leur construction mme.

    Un lment essentiel de cette construction rside dans la vise juridique dunegrande partie des images ralises au moment de louverture des camps. Rien nestplus ais comprendre : si le camp, comme le dfinit Giorgio Agamben, est biencet espace dexception , ce bout de territoire qui est plac en dehors du systmejuridique normal30 dans lequel mme le droit carcral na plus de place ,alors la premire raction, louverture des camps, fut logiquement de raffirmerlespace du droit et, donc, de vouloir tablir juridiquement les culpabilits en jeudans cette monstrueuse organisation criminelle. Dcouvrir les camps, les dcrireet commencer de faire leur histoire a dabord concid avec une volont den fairele procs31. Voil pourquoi les premires images des camps comme les premires

    29 - Cf. ANNETTE INSDORF, LHolocauste lcran, Paris, Le Cerf, 1985 ; ILAN AVISAR,Screening the Holocaust. Cinemas images of the unimaginable, Bloomington-Indianapolis,Indiana University Press, 1988 ; MICHEL DEGUY (dir.), Au sujet de Shoah, le film de ClaudeLanzmann, Paris, Belin, 1990 ; SAUL FRIEDLANDER (dir.), Probing the limits of representa-tion. Nazism and the Final Solution , Cambridge-Londres, Harvard University Press,1992 ; BATRICE FLEURY-VILATTE,Cinma et culpabilit en Allemagne, 1945-1990, Perpignan,Institut Jean Vigo, 1995, pp. 21-52 ; GUY GAUTHIER, Le documentaire, un autre cinma,Paris, Armand Colin, [1995] 2005, pp. 224-228 ; BARBIE ZELIZER, Remembering to forget.Holocaust memory through the cameras eye, Chicago-Londres, The University of ChicagoPress, 1998 ; FRANCESCO MONICELLI et CARLO SALETTI (dir.), Il racconto della catastrofe.Il cinema di fronte a Auschwitz, Vrone, Societ Letteraria-Cierre Edizioni, 1998 ; PHILIPPEMESNARD, La mmoire cinmatographique de la Shoah , in C. COQUIO (dir.), Parlerdes camps, penser les gnocides, Paris, Albin Michel, 1999, pp. 473-490 ; FRANOIS NINEY,Lpreuve du rel lcran. Essai sur le principe de ralit documentaire, Bruxelles, De BoeckUniversit, [2000] 2002, pp. 253-292 ; VINCENT LOWY, Lhistoire infilmable. Les campsdextermination nazis lcran, Paris, LHarmattan, 2001, pp. 38-56 ; OMERBARTOV, ATINAGROSSMANN et MARY NOLAN (dir.), Crimes of war. Guilt and denial in the twentieth century,New York, TheNew Press, 2002, pp. 61-99 ;WALTRAUD WARA WENDE (dir.),Geschichteim Film. Mediale Inszenierungen des Holocaust und kulturelles Gedchtnis, Stuttgart-Weimar,Metzler, 2002 ; SVEN KRAMER (dir.), Die Shoah im Bild, Munich, Text + Kritik, 2003.30 - GIORGIO AGAMBEN, Quest-ce quun camp ? (1995), Moyens sans fin. Notes sur lapolitique, Paris, Payot & Rivages, 1995, p. 50 ; ID., Homo sacer I, Le pouvoir souverain etla vie nue, Paris, Le Seuil, [1995] 1997, p. 183.31 - Cf. FLORENT BRAYARD (dir.), Le gnocide des juifs entre procs et histoire, 1943-2000,Paris-Bruxelles, IHTP/ditions Complexe, 2000. Sur les rapports de lhistoire et dudroit cest--dire de lhistorien et du juge , cf. CARLO GINZBURG, Le juge et lhistorien. 1 0 1 9

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    descriptions crites ou les premires dpositions se veulent avant tout des tmoi-gnages visuels32. Voil pourquoi les tats-majors allis notamment, ct amri-cain, les responsables du Signal Corps et ceux de lOffice of Strategic Services,dont la section cinma tait dirige par John Ford avaient rapidement rdig desprotocoles de prises de vue destins, aprs la guerre, faire jouer aux images leurrle judiciaire :

    Dans lexercice de leurs missions ordinaires, officiers et soldats sont frquemment confronts des pices conviction et des tmoignages faisant tat de crimes et atrocits de guerre,que lon doit conserver pour les examiner ultrieurement. La mmoire humaine tantdfaillante et les objets constituant des pices conviction tant susceptibles de se dcompo-ser, de saltrer ou dtre perdus, il est important deffectuer un enregistrement de lvne-ment au moment o il a lieu sous une forme qui, dans la mesure du possible, lui permettede constituer une preuve acceptable de sa ralit, den identifier les participants et doffrirune mthode de localisation des auteurs de crimes et des tmoins, tout moment danslavenir. Afin denregistrer de tels tmoignages de manire uniforme et sous une formeacceptable pour les tribunaux militaires, il est essentiel de suivre scrupuleusement lesinstructions ci-jointes. Consultez-les attentivement et ayez toujours le manuel avec voussur le terrain comme rfrence33.

    Le procs de Nuremberg fut le premier, dans lhistoire, inclure dans sondispositif spatial un projecteur de cinma et un grand cran fixe destin mettreles accuss en face des images filmes de leurs forfaits, images principalementralises par les quipes de tournage des armes sovitique, amricaine et britan-nique. Elles taient verses au dossier , comme on dit, au titre de preuves charge ou, tout au moins, de pices conviction34. Le film amricain, en particulier,

    Considrations en marge du procs Sofri, Lagrasse, Verdier, [1991] 1997 ; ID., Rapports deforce. Histoire, rhtorique, preuve, Paris, Le Seuil/Gallimard, Hautes tudes , [2000]2003, pp. 13-42.32 - Sur la question gnrale du tmoignage visuel et de limage comme preuve, voirRENAUDDULONG, Le tmoin oculaire. Les conditions sociales de lattestation personnelle, Paris,ditions de lEHESS, 1998 ; PETER BURKE, Eyewitnessing. The uses of images as historicalevidence, Ithaca, Cornell University Press, 2001 ; FRANOIS NINEY (dir.), La preuve parlimage ? Lvidence des prises de vue, Valence, Centre de Recherche et daction culturelle,2003.33 - Cit et traduit par CHRISTIAN DELAGE, Limage comme preuve. Lexprience duprocs de Nuremberg , Vingtime sicle. Revue dhistoire, 72, 2001, pp. 63-78, ici p. 65.34 - Voir LAWRENCE DOUGLAS, Film as witness: Screening Nazi concentration campsbefore the Nuremberg tribunal (1995), in ID.,Memory of judgment: Making law and historyin the trials of the Holocaust, New Haven-Londres, Yale University Press, 2001, pp. 11-37 ; CHRISTIAN DELAGE, Limage photographique dans le procs de Nuremberg ,in C. CHROUX (dir.), Mmoire des camps..., op. cit., pp. 172-173 ; ID., Limage commepreuve... , art. cit., pp. 63-78. Christian Delage a galement publi et traduit le textede laudience du 29 novembre 1945 du Tribunal de Nuremberg, au cours de laquellefut projet le film Nazi concentration camps. Le commander James B. Donovan y annonceexplicitement que les tats-Unis prsentent comme preuve un documentaire sur les1 0 2 0

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    tait accompagn de plusieurs certificats dorigine et affidavit , signs par lesresponsables militaires comme par les ralisateurs et monteurs de ce film, GeorgeStevens et E. R. Kellogg :

    Ces images nont en aucune faon t modifies depuis quelles ont t tournes. Le commen-taire qui les accompagne expose de manire fidle les faits et les circonstances dans lesquellesces vues ont t prises. Sign : George C. Stevens, lieutenant-colonel, arme des tats-Unis.Fait sous la foi du serment, le 2 octobre 1945. [...]Jai minutieusement examin le film qui va vous tre projet. Je certifie que ce documentaireest constitu dextraits du ngatif tourn par les Allis, que les images qui le composentnont pas t retouches, dnatures ou modifies de quelque faon que ce soit et quellessont conformes aux ngatifs originaux contenus dans les coffres du service des transmissionsde larme des tats-Unis. Ces extraits reprsentent 2 000 mtres de pellicule. Ils provien-nent de 25 000 mtres de ngatifs originaux que jai visionns et qui sont similaires encaractre aux extraits que vous allez voir. Sign : E. R. Kellogg, lieutenant de vaisseau,Marine des tats-Unis, sous la foi du serment, le 27 aot 194535.

    Lpreuve : ouvrir les yeux sur ltat du temps

    Ces films sont accablants. On voudrait fermer les yeux. On les carquille pourtant.Mais comment se fait-il quavec le temps leur valeur testimoniale et, plus encore,leur valeur probatoire aient t remises en cause jusqu se voir quelquefois, pure-ment et simplement, rvoques de toute mmoire se faire de la Shoah ? Sansquil soit besoin daller jusquaux excs de discours chez Claude Lanzmann36, onpeut noter que le regard historien affronte souvent ces images avec un sentiment,non pas daccablement, mais de suspicion : on prfrera, alors, se poser la questionde savoir ce que ces images trahissent plutt que de sinterroger dabord sur cequelles montrent37. Ou bien on dduira des procds rhtoriques inhrents la

    camps de concentration. Ce compte rendu provient de films pris par les autorits mili-taires au fur et mesure de la libration par les armes allies des rgions o se trouvaientces camps (CHRISTIAN DELAGE, Laudience du 29 novembre 1945 du Tribunal mili-taire international de Nuremberg et la projection du film Les Camps de concentrationnazis , trad. et prsentation par Christian Delage, Les Cahiers du judasme, 15, 2003,pp. 81-95, ici p. 84).35 - Ibid., p. 87. Sur les films tourns par larme britannique et le projet inachev deSidney Bernstein qui appela Alfred Hitchcock en tant quadvisor pour le montage ,voir S. LINDEPERG, Clio de 5 7..., op. cit., pp. 231-235 ; BENEDETTA GUERZONI, Thememory of the camps, un film inachev. Les alas de la dnonciation des atrocits nazieset de la politique britannique de communication en Allemagne , Les Cahiers du judasme,15, 2003, pp. 61-70.36 - Cf. G. DIDI-HUBERMAN, Images malgr tout, op. cit., pp. 115-149.37 - LAURENT GERVEREAU, Les images qui mentent. Histoire du visuel au XXe sicle, Paris,Le Seuil, 2000, pp. 203-219. 1 0 2 1

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    destination mme de ces images un doute plus ou moins radical sur leur utilitpour lhistoire, bref sur leur lisibilit38.

    Il ne faut peut-tre pas demander ces images autre chose quun certaintat des lieux ce qui est dj considrable vu travers la progression souventdifficile, lorganisation particulire, les limitations techniques et le temps dispo-nible dune arme qui cherchait dabord gagner sa guerre. Nombreux sont lestmoignages sur la difficult intrinsque de produire ces tmoignages visuels surun enfer peine ouvert et dont personne ne pouvait encore savoir, parmi lesvictimes encore vivantes, qui seraient les naufrages et qui seraient les rescapes.Chaque situation avait ses cruauts spcifiques, ses impossibilits, ses dcisions prendre. Un sergent de larme sovitique, par exemple, a voqu ce type desituation Auschwitz : En fin daprs-midi, quelques-uns qui continuaient pleurerse sont mis nous serrer dans leurs bras, murmurer quelques mots dans deslangues que nous ne comprenions pas. Ils voulaient parler, commenaient raconter.Mais nous navions plus le temps. La nuit tombait dj. Nous devions repartir39.

    Ce seul exemple nous fait comprendre un aspect important du malaise quesuscitent fatalement ces images : si leur lisibilit demeure problmatique, ce nestpas parce que leur visibilit est illusoire ou veut nous cacher quelque chose tout,au contraire, y est consciencieusement montr en ltat ; cest parce que leur tempo-ralit elle-mme est intenable ou, plutt, dcale de lexprience tragique quelledocumente. Si les films militaires, la libration des camps, oblitrent quelquechose, cest dabord fatalement la dure : on nouvre pas un camp comme onouvre une porte, on ne libre pas les prisonniers dun camp comme on libre lesoiseaux dune cage. Ces films ouvrent les yeux sur un tat des lieux ; ils rendentlisible la rponse mme des armes la situation des victimes, mais aussi desbourreaux lorsquils sont reconnus et arrts, des notables du village voisin lors-quils sont forcs de venir voir ce quils continuent de nier avoir su, etc. Mais cesfilms nont t ni tourns, ni monts, ni montrs pour rendre lisible cette zone dutemps si paradoxale quils documentent nanmoins, je veux dire lexprience duncamp qui souvre.

    On continuera de fermer les yeux sur ces images tant quon naura pas trouvle point critique , comme dit Walter Benjamin, do surgirait une possibilitquelles soient lues , cest--dire temporalises, renoues ft-ce par une limiteimmanente la parole de lexprience. Ce point critique reste mettre en uvre.Construire une lisibilit pour ces images serait donc ne pas se contenter de lalgende quajoute, avec sa voix, le commentateur agr par larme libratrice. Ceserait resituer, recontextualiser ces images dans un montage dun autre genre, avecun autre genre de textes, par exemple les rcits des survivants eux-mmes lorsquilsracontent ce que, pour eux, signifia que leur camp souvrit.

    38 -MARTINE JOLY, Le cinma darchives, preuve de lhistoire ? , in J.-P. BERTIN-MAGHIT et B. FLEURY-VILATTE (dir.), Les institutions de limage, Paris, ditions delEHESS, 2001, pp. 201-212 ( propos du film de Sidney Bernstein).39 - Cit par C. DELAGE, Limage comme preuve... , art. cit., p. 69.1 0 2 2

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    Ouvrir les yeux sur louverture des camps, ce serait donc savoir regarder lesimages de ces terribles archives en ne cessant pas de se mettre lcoute destmoignages que les survivants eux-mmes nous ont laiss de ce moment si dcisifet si complexe la fois40. Il faudrait, par exemple, savoir regarder le visage dessoldats russes Auschwitz en relisant lapparition du librateur dans le rcit deCharlotte Delbo, Le matin de la libert. Lhomme qui apparaissait nos yeux taitle plus beau que nous ayons vu de notre vie. Il nous regardait. Il regardait cesfemmes qui le regardaient, sans savoir que, pour elles, il tait si parfaitement beaude la beaut humaine41.

    Il faudrait aussi regarder le visage du Kapo peine dnonc en relisant latoute dernire phrase du livre de David Rousset, Les jours de notre mort : Alors ilsdcidrent de le lapider42. Il faudrait savoir regarder les images de Buchenwalden se souvenant de ce quen raconte lieWiesel Notre premier geste dhommeslibres fut de nous jeter sur le ravitaillement. On ne pensait qu cela. Ni lavengeance, ni aux parents. Rien quau pain. , qui clt La nuit sur son premierregard vers soi-mme dans un miroir : Je ne mtais plus vu depuis le ghetto. Dufond du miroir, un cadavre me contemplait. Son regard dans mes yeux ne mequitte plus43.

    Ce regard est donc une dure. Ouvrir les yeux sur un vnement historique,ce nest pas plus saisir un aspect visible qui le rsumerait comme un photogramme still, frozen picture, comme on dirait en anglais que choisir une signification quile schmatiserait une fois pour toutes. Ouvrir les yeux sur lhistoire, cest commencerpar temporaliser les images qui nous en restent. Or louverture des camps a fait lobjet,de la part de quelques survivants, dune temporalisation minutieuse qui devraitconstituer le point de dpart, le socle du regard que nous portons aujourdhui surles archives visuelles de cette priode. Hermann Langbein a remarqu combienlouverture du camp vnement miraculeux, il va sans dire, qui redonnait lavie sa possibilit mme ne libre pas tout chez le prisonnier physiquement etpsychiquement bris : aussi, sa description de la libration dAuschwitz est-elledabord faite de solitude La rencontre avec la socit des hommes nveilla

    40 - Ces tmoignages aujourdhui forment un considrable corpus. Sur leur statut et leurfaon de convoquer lhistorien, se reporter ANNETTE WIEVIORKA, Lre du tmoin, Paris,Plon, 1998. Parmi les plus rcentes publications de tmoignages sur louverture descamps, voir, DOUARD AXELRAD et alii, Les derniers jours de la dportation, Paris, Le Flin,2005, et CHRISTIAN BERNADAC, La libration des camps : raconte par ceux qui lont vcue,Paris, ditions France-Empire, 2005, nouvelle dition revue par douard Bernadacde CHRISTIAN BERNADAC, La libration des camps : le dernier jour de notre mort , Paris,M. Lafon, 1995.41 - CHARLOTTE DELBO, Auschwitz et aprs, II, Une connaissance inutile, Paris, ditions deMinuit, 1970, p. 174.42 - DAVID ROUSSET, Les jours de notre mort, Paris, Hachette-Littratures, [1947] 1993,p. 960.43 - LIE WIESEL, La nuit, Paris, ditions de Minuit, 1958, pp. 174-175. Cest exacte-ment sur cette scne, le premier regard du prisonnier dans un miroir, que souvrira lelivre de JORGE SEMPRUN, Lcriture ou la vie, Paris, Gallimard, [1994] 1996, p. 13. 1 0 2 3

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    pas enmoi de sentiments profonds. [...] Triste et vide, je restai seul , dinsensibi-lit, de blessures ingurissables mles des sentiments de culpabilit44.

    Les tmoignages de Primo Levi et de Robert Antelme sont encore plusprcis. On sait que Primo Levi fut, avec son compagnon Leonardo Debenedetti,requis par lArme rouge, qui venait de librer le complexe dAuschwitz, de rdigerun rapport sur lorganisation du camp de Monowitz. Ce texte crit en 1945-1946 le premier, donc, consacr par Primo Levi son exprience concentrationnaire peut tre compar aux images militaires de louverture des camps auxquelles,dailleurs, il fait rfrence ds sa premire phrase :

    A travers les documents photographiques et les dsormais trs nombreux tmoignagesapports par les ex-prisonniers des divers camps de concentration crs par les Allemandspour exterminer les juifs dEurope, plus personne nignore sans doute ce quont t ceslieux dextermination et toutes les infamies qui y ont t commises. Toutefois, dans le butde mieux faire comprendre les horreurs dont nous avons t nous-mmes tmoins et trssouvent victimes en lespace dune anne, nous croyons utile de publier en Italie un rapportque nous avons prsent au gouvernement de lURSS, la demande du Commandantrusse du camp de concentration de Katowice, rserv aux ex-prisonniers italiens. Nousavons t personnellement accueillis dans ce camp peu aprs notre libration par lArmerouge la fin janvier 1945. Nous dsirons ajouter ce rapport quelques considrationsdordre gnral car notre rapport initial sintressait exclusivement au fonctionnementdes services sanitaires du camp de Monowitz. Des rapports similaires furent demandspar ltat russe tous les mdecins de toutes les nationalits des autres camps qui avaientt, comme nous, librs45.

    Suit un vritable tat des lieux implacable, objectif, concis, documentaire46. Ilvoque les protocoles des textes et des images destins par les armes allies servir de pices conviction pour le procs de Nuremberg. Lcriture de Si cestun homme, lanne suivante, rpond une exigence plus profonde encore maislhistorien aurait bien tort de la ngliger sous prtexte que son enjeu est plusdirectement littraire , qui est lexigence dtablir le difficile tat du temps decette exprience. L o le protocole juridique, dont relvent les documentairesfilms et les photographies militaires, veut tablir les faits avec leurs preuves, lcri-ture du tmoin, jusque dans sa teneur potique, cherche figurer lvnement danssa temporalit la plus profonde, qui est temporalit de lpreuve47. On ne peut

    44 - HERMANN LANGBEIN, Hommes et femmes Auschwitz, Paris, Fayard, [1972] 1975(d. 1997), pp. 448-475.45 - PRIMO LEVI et LEONARDO DEBENEDETTI, Rapport sur Auschwitz (1945-1946), trad.par Catherine Petitjean, Paris, Kim, 2005, p. 51.46 - Ibid., pp. 52-84.47 - FRANOIS RASTIER, Primo Levi : prose du tmoin, pomes du survivant , inF.-C. GAUDARD et M. SUAREZ (dir.), Formes discursives du tmoignage, Toulouse, ditionsuniversitaires du Sud, 2003, pp. 143-160 ; ID., Ulysse Auschwitz : Primo Levi, le survivant,Paris, Le Cerf, 2005 ; voir galement le beau texte de CLAUDE MOUCHARD, Ici ?1 0 2 4

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    rendre aux images des camps leur lisibilit malgr tout qu suivre une thiquede lcriture selon laquelle, devant linnommable, il faut, dcidment, continuer,cest--dire temporaliser sans relche48.

    Primo Levi, dans Si cest un homme, ne consacre pas moins dune trentainede pages lpilogue insupportablement trop lent entre le 17 janvier et le 27 jan-vier 1945, trs exactement de louverture du camp49. Les Russes approchent. Maiscette perspective na rien dheureux, dans un enfer comme Auschwitz, puisque,en toute logique SS, elle devrait saccompagner de la liquidation totale du camp :le matin du 18 janvier, on nous distribua la soupe pour la dernire fois, [...] etil ny eut plus aucun juif pour penser srieusement quil serait encore vivant lelendemain50. La nuit du 18 au 19 janvier fut remplie du bruit des bombardements.Le lendemain matin, chose inoue, les Allemands avaient disparu. Les miradorstaient vides. Et Primo Levi de mettre ce miracle en perspective au momentmme o il dcrit la raction des prisonniers devant cette vision extraordinaire desmiradors sans surveillants : Aujourdhui je pense que le seul fait quun Auschwitzait pu exister devrait interdire quiconque, de nos jours, de prononcer le mot deProvidence : mais il est certain qualors le souvenir des secours bibliques intervenusdans les pires moments dadversit passa comme un souffle dans tous les esprits51.

    Ce jour-l, Primo Levi observe comment lespoir qua fait natre cette visiondes miradors vide suscite, entre plusieurs prisonniers, un premier geste de partagede la nourriture, signe concret que lhumanit pourrait reprendre ses droits : Laveille encore, pareil vnement et t inconcevable. La loi du Lager disait :Mange ton pain, et si tu peux celui de ton voisin ; elle ignorait la gratitude.Ctait bien le signe que le Lager tait mort. Ce fut l le premier geste humainchang entre nous. Et cest avec ce geste, me semble-t-il, que naquit en nous lelent processus par lequel, nous qui ntions pas morts, nous avons cess dtre desHftlinge (dtenus) pour apprendre redevenir des hommes52. Mais rien ne finitsans soubresauts : le 22 janvier, des SS reviennent et abattent mthodiquementtous les prisonniers quils trouvent, alignant ensuite les corps convulss sur la

    Maintenant ? Tmoignages et uvres , in C. MOUCHARD et A. WIEVIORKA (dir.), LaShoah. Tmoignages, savoirs, uvres, Saint-Denis, Presses universitaires de Vincennes/Cercil, 1999, pp. 225-260.48 - Cf. SAMUEL BECKETT, Linnommable, Paris, ditions de Minuit, 1953, p. 213 : [...]il faut continuer, je ne peux pas continuer, il faut continuer, je vais donc continuer, ilfaut dire ces mots, tant quil y en a, il faut les dire, jusqu ce quils me trouvent, jusquce quils me disent, trange peine, trange faute, il faut continuer, cest peut-tre djfait, ils mont peut-tre dj dit, ils mont peut-tre port jusquau seuil de mon histoire,devant la porte qui souvre sur mon histoire, a mtonnerait, si elle souvre, a va tremoi, a va tre le silence, l o je suis, je ne sais pas, je ne le saurai jamais, dans lesilence on ne sait pas, il faut continuer, je ne peux pas continuer, je vais continuer. 49 - PRIMO LEVI, Si cest un homme, trad. par Martine Schruoffeneger, Paris, Julliard,[1947] 1987 (d. 1993), pp. 162-186. Tout ce dernier chapitre est simplement intitulHistoire de dix jours .50 - Ibid., pp. 167-168.51 - Ibid., p. 169.52 - Ibid., pp. 171-172. 1 0 2 5

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    neige du chemin avant de sen aller, [corps auxquels] personne neut la force deleur donner une spulture53.

    Le surlendemain, 24 janvier 1945, semble tre le jour libert : La brchedans les barbels nous en donnait limage concrte. A bien y rflchir, cela voulaitdire plus dAllemands, plus de slections, plus de travail, ni de coups, ni dappels,et peut-tre, aprs, le retour. Mais il fallait faire un effort pour sen convaincre, etpersonne navait le temps de se rjouir cette ide. Autour de nous, tout ntaitque mort et destruction54. Voil donc la tche si difficile dassumer le temps decette ouverture du camp : il y a Somogyi, le juif Hongrois livr un ultime etinterminable rve de soumission et desclavage , qui agonise en prononant Jawohl chaque fois que sa pauvre cage thoracique sabaissait , et qui montre encore combien la mort dun homme est laborieuse55. Il y a linterminable retard desRusses, qui narrivent toujours pas alors que le camp est dsert de ses bourreaux.Mais, comme on se lasse de la joie, de la peur, et de la douleur elle-mme, onse lasse aussi de lattente. Arrivs le 25 janvier, huit jours aprs la rupture avec lemonde froce du Lager qui nen restait pas moins un monde , nous tions pourla plupart trop puiss pour attendre56.

    Le camp est ouvert plus de surveillants dans les miradors, plus de gardiensSS, des brches dans les barbels , mais tout reste en ltat, cest--dire quetout continue de mourir, tandis qu des milliers de mtres au-dessus de nous,dans les troues des nuages gris, se droulaient les miracles compliqus des duelsariens57. Le 27 janvier laube, Primo Levi regarde sur le plancher, lignobletumulte de membres raidis, la chose Somogyi. [...] Les Russes arrivrent alors queCharles et moi tions en train de transporter Somogyi quelque distance de l. Iltait trs lger. Nous renversmes le brancard dans la neige grise. Charles ta soncalot. Je regrettai de ne pas en avoir un58. Le camp ouvert aura donc permis,avant mme la libert des survivants, ce qui ntait pas possible dans le camp livr la loi SS : prendre le temps de fermer les yeux du mort et de le dposer dans laneige sinon de lensevelir dans le respect de sa dignit dhomme trpass.

    Il est caractristique que le rcit de Primo Levi se referme sur un tel geste ft-il esquiss, misrable, dautant plus ncessaire pour cela de rituel funraire.Ce geste, en effet, prend valeur paradigmatique pour toute la question de savoirce quil faut assumer historiquement, thiquement une fois les camps librs.Il y a peu, Imre Kertsz, dans son discours de rception du prix Nobel, le10 dcembre 2002, a redit combien Auschwitz demeure en nous comme une plaieouverte59 . Que les camps aient t ouverts na donc pas rsolu ni referm la

    53 - Ibid., p. 178.54 - Ibid., p. 181.55 - Ibid., pp. 183-184.56 - Ibid., p. 184.57 - Ibid., p. 185.58 - Ibid., p. 186.59 - IMRE KERTSZ, Discours prononc la rception du prix Nobel de littrature Stockholm, le 10 dcembre 2002 , Bulletin de la Fondation dAuschwitz, 80-81, 2003,pp. 165-171, ici p. 169.1 0 2 6

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    question des camps, ne serait-ce que parce que lide mme des camps, commePrimo Levi la bien vite compris, nest certainement pas morte, comme rienne meurt jamais60. Mme ouverts, les camps ont donc laiss ouverte la questionhistorique, anthropologique et politique que pose leur existence mme, passe,prsente et venir. Robert Antelme, qui a galement dcrit louverture de Dachauen un long chapitre de Lespce humaine intitul La fin61 , termine son rcit surlillisibilit qui, le camp peine ouvert, se referme inexorablement comme lesyeux se ferment devant lvidence , devant la parole des survivants :

    30 avril. [...] Pour la premire fois depuis 1933, des soldats sont entrs ici, qui ne veulentpas le mal. Ils donnent des cigarettes et du chocolat. On peut parler aux soldats. Ils vousrpondent. On na pas se dcouvrir devant eux. Ils tendent le paquet, on prend et onfume la cigarette. Ils ne posent pas de questions. On remercie pour la cigarette et le chocolat.Ils ont vu le crmatoire et les morts dans les wagons. [...] Les hommes ont dj repriscontact avec la gentillesse. Ils croisent de trs prs les soldats amricains, ils regardentleur uniforme. Les avions qui passent trs bas leur font plaisir voir. Ils peuvent fairele tour du camp sils le dsirent, mais sils voulaient sortir on leur dirait pour linstant simplement : Cest interdit, veuillez rentrer. [...] Il y a des morts par terre, au milieudes ordures, et des types qui se promnent autour. Il y en a qui regardent lourdement lessoldats. Il y en a aussi, couchs par terre, les yeux ouverts, qui ne regardent plus rien.[...] Il ny a pas grandchose leur dire, pensent peut-tre les soldats. On les a librs. Onest leurs muscles et leurs fusils. Mais on na rien dire. Cest effroyable, oui, vraiment, cesAllemands sont plus que des barbares !Frightful, yes, frightful !Oui, vraiment, effroyable.Quand le soldat dit cela haute voix il y en a qui essayent de lui raconter des choses. Lesoldat, dabord coute, puis les types ne sarrtent plus : ils racontent, ils racontent, etbientt le soldat ncoute plus62.

    Et Antelme de conclure son rcit sur la facilit quoffrait dj le motinimaginable ceux qui venaient douvrir les yeux sur les preuves, mais qui fer-maient dj les yeux sur lpreuve, cest--dire qui ne parvenaient pas encore, netrouvant pas le temps, trouver une lisibilit pour lexprience de ceux quilsavaient pourtant sous leurs yeux, ceux qui tentaient dj en vain de leur raconterleur exprience :

    Les histoires que les types racontent sont toutes vraies. Mais il faut beaucoup dartificepour faire passer une parcelle de vrit, et, dans ces histoires, il ny a pas cet artifice quia raison de la ncessaire incrdulit. Ici, il faudrait tout croire, mais la vrit peut tre

    60 - PRIMO LEVI, Retour Auschwitz (1982), transcription M. Belpoliti, trad. parCatherine Petitjean, Rapport sur Auschwitz, op. cit., p. 108. On sait que Giorgio Agambena radicalis cette ide jusqu faire du camp la matrice secrte, le nomos de lespacepolitique dans lequel nous vivons encore (G. AGAMBEN, Quest-ce quun camp ? ,art. cit., p. 47 ; ID., Homo sacer I, op. cit., p. 179).61 - ROBERT ANTELME, Lespce humaine, Paris, Gallimard, 1957, pp. 269-306.62 - Ibid., pp. 300-301. 1 0 2 7

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    plus lassante entendre quune affabulation. Un bout de vrit suffirait, un exemple, unenotion. Mais chacun ici na pas quun exemple proposer, et il y a des milliers dhommes.Les soldats se baladent dans une ville o il faudrait ajouter bout bout toutes les histoires,o rien nest ngligeable. Mais personne na ce vice. La plupart des consciences sont vitesatisfaites et, avec quelques mots, se font de linconnaissable une opinion dfinitive. [...]Inimaginable, cest un mot qui ne divise pas, qui ne restreint pas. Cest le mot le pluscommode. Se promener avec ce mot en bouclier, le mot du vide, et le pas sassure, seraffermit, la conscience se reprend 63.

    Lindignation : ouvrir les yeux des meurtriers

    Comment se comporte-t-on face linimaginable ? Lhistoire est sans doute faitede rgles mais, presque autant, dexceptions la rgle. Il est probable quau dbutdu mois de mai 1945, dcouvrant le camp de Falkenau, en Tchcoslovaquie, leshommes de la Premire Division dInfanterie de larme amricaine le fameuxBig Red One aient prononc, stupfaits, les mmes mots quavait entendus RobertAntelme quelques jours auparavant Dachau : Frightful, yes, frightful ! Les Amricainstaient entrs dans Falkenau dans la nuit du 7 au 8 mai, alors que des milliers desoldats allemands dsarms peut-tre quarante, quarante-cinqmille traversaientla rgion pour se rendre aux armes occidentales plutt quaux Russes, stationns quelques kilomtres seulement. Cest l que les hommes duBig Red One dcouvri-rent la plaque indiquant le Konzentrationslager Falkenau. Un bref combat les opposaaux derniers SS du camp qui ne savaient pas ou ne voulaient pas croire que lacapitulation allemande tait juste en train dtre signe. Cest alors, en ces toutesdernires heures de la guerre et en ces toutes premires heures de la paix, que lecamp fut ouvert .

    Il y avait, parmi les simples soldats de cette division dinfanterie, un certainSamuel Fuller qui, dj, se dfinissait lui-mme comme un Candide ou un DonQuichotte devant lhistoire, mais qui tait encore loin dimaginer le grand destincinmatographique quil devait, plus tard, accomplir64. Il avait nglig, en 1942,lavertissement sinistre quon lui avait adress, selon lequel sengager dans unetelle division dinfanterie signifiait, ni plus ni moins, en revenir mort, bless ou,au mieux, fou65. Il stait engag pour lutter contre le nazisme, mais aussi pourservir deye-witness, crira-t-il plus tard, cest--dire de tmoin professionnel qui

    63 - Ibid., p. 302. Sur linaudible des premiers rcits de la dportation, voir ANNETTEWIEVIORKA, Indicible ou inaudible ? La dportation : premiers rcits (1944-1947) ,Pards, 9-10, 1989, pp. 23-59.64 - SAMUEL FULLER, A third face. My tale of writing, fighting, and filmmaking, dit parChrista Lang Fuller et Jerome H. Rudes, New York, Applause, 2002, p. 6. Cf. ABRAHAMROTHBERG, Eyewitness history of World War II, New York, Bantam Books, 1962. SurSamuel Fuller, voir LEE SERVER, Sam Fuller: Film is a battleground. A critical study, withinterviews, a filmography, and a bibliography, Jefferson-Londres, McFarland, 1994.65 - S. FULLER, A third face..., op. cit., p. 110.1 0 2 8

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    serait donne loccasion de couvrir le plus grand crime de lhistoire de ce sicle66. Fuller avait t journaliste dans la presse tablod new-yorkaise au dbut des annestrente : Jtais un reporter, jtais fait pour traquer la vrit. A cette poque, jentais pas intress par lcriture de fiction [car je voulais tmoigner] de gens relsdans des lieux rels [et quant moi, en face de cela, jtais] un rel ouvreur dyeux(a real eye-opener)67.

    Il avait aussi dcouvert le pouvoir des images lorsque conjointes aux rcitsquil faisait des violences dont, avant guerre, il tait dj le tmoin aigu, crimesmafieux ou Ku Klux Klan : Je commenais de comprendre que je pouvais mieuxtransmettre les motions [relatives aux sujets traits dans les articles] avec desmots et des images. Pas nimporte quelle image, non, mais limage prcise (theprecise image) capable de capter une multiplicit dmotions dans un instant fix68. Et cest alors quil avait commenc une vie de scnariste Hollywood zigza-guant entre journalisme et fiction69 , une vie dore brutalement interrompuepar la guerre et ses premires expriences traumatiques : la tte coupe du cama-rade fauch par un obus de mortier vision imprime dans mon esprit, criraFuller, comme une feuille dans son propre fossile70 , la femme arabe abattuecomme ennemie avec son bb encore au sein71, leau du rivage toute rougiede sang, le 6 juin 1944 Omaha Beach72... Mais, Falkenau, cest autre choseencore qui aura surgi, quelque chose que Samuel Fuller qui avait, derrire lui,toute une guerre vcue en premire ligne, au plus prs du pire dfinit commeun impossible au-del de tout effrayant (frightful) :

    Alors nous avons dcouvert lhorrible vrit (the horrible truth). [...] Ctait au-delde toute chose croyable, au-del de nos cauchemars les plus sombres. Nous tions boule-verss dans ce face--face avec le massacre. Jen tremble encore, me souvenir de cesimages dtres vivants effondrs, mlangs avec les morts. [...] Je vomis. Je voulaismchapper de ce lieu tout prix, mais je ne pus faire autre chose que regarder dans lesecond four crmatoire, puis dans le troisime, hypnotis par limpossible (mesmerizedby the impossible)73.

    Au cours dun entretien ralis dans les annes quatre-vingt par Jean Narboniet Nol Simsolo, Samuel Fuller revient plus longuement sur ce quil nommelimpossible :

    Maintenant arrive limpossible. Nous avanons. Nous sentons que quelquun attrapenotre pied. Les prisonniers narrivaient pas croire quils taient libres. Ils ne savaient

    66 - Ibid., p. 105.67 - Ibid., pp. 65 et 73.68 - Ibid., p. 73.69 - Ibid., p. 79.70 - Ibid., p. 114.71 - Ibid., pp. 118-120.72 - Ibid., pp. 162-175.73 - Ibid., p. 214. 1 0 2 9

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    pas ce qui se passait. Ils savaient une chose : les gardiens sont morts. Pour eux, celasignifie la libert. Et il fallait quils voient, de leurs yeux. Personne ne pouvait leur dire : a va. Cela naurait rien signifi pour eux. Les Allemands aussi leur avaient dit : ava , et aussi daller de ce btiment cet autre btiment, et cest l quils allaient mourir.Limpossible, cest quand tout a t port au grand jour et que chacun de nous devait seboucher le nez. Vous savez ce que camp de concentration veut dire ? Cela veut dire :lodeur ! Pour chacun de nous, ctait cela. On prenait un mouchoir. Nimporte quoi.Pour lattacher autour de notre visage. Lodeur. pouvantable ! [...] Ce nest pas lhor-reur. Cest quelque chose qui nest pas l ! Vous ne voyez pas a. Mais en mme tempsvous le voyez et cest tellement impossible, incroyable. Cest plus que de lhorreur. Cestlimpossible. Nous navions jamais eu ce sentiment dimpossible lorsque nous nousbattions74.

    Or, cet impossible coexiste avec une situation historique et juridique trsprcise : lAllemagne vient de capituler, et cela signifie que tuer un Allemand,dsormais, constitue un crime. Limpossible vient peut-tre aussi, en partie, delimpossibilit o se trouvaient ces soldats endurcis et, ici, indigns comme ilsne lavaient jamais t auparavant sur un champ de bataille de rpondre par lefeu aux crimes atroces dont ils taient les tmoins. Limpossible vient que, danslesprit de ces soldats, une guerre ne pouvait pas se finir comme cela, sur quelquechose de pire que tous les combats endurs. Limpossible vient de ce que, devantcette ralit du camp ouvert, personne, dabord, ne savait exactement commentrpondre. Fuller rsumera plus tard cette situation en termes, justement, de tmoi-gnage : Comment pourrions-nous raconter au monde ce dont nous venions defaire lexprience ? De quoi pourrions-nous tmoigner ? Comment allions-nousvivre nous-mmes avec cela75 ?

    Il fallait donc rpondre cet impossible par autre chose que par les armes.Dun ct, il y avait la tragdie que louverture du camp navait en rien rsolue .Il ne suffisait pas, en effet, de donner manger aux survivants : tel tait leur tatphysique quils continuaient de mourir comme cette jeune fille que le sergentde la garnison tenta, en vain, de soigner pendant plusieurs jours , et Fuller deremarquer combien, ici, les morts taient plus lgers que partout ailleurs76. Dunautre ct, il y avait lindignation des soldats devant lindignit des nazis et, presqueautant, de la population du bourg avoisinant : les premiers se dnonant entre eux,les seconds feignant de tout ignorer, alors que le camp ne se trouvait qu quelquesmtres des premires maisons de la ville et, surtout, quune insupportable odeur demort rgnait sur tout lespace alentour77. Fuller raconte lindignation du capitaine

    74 - JEAN NARBONI et NOEL SIMSOLO, Il tait une fois... Samuel Fuller. Histoires dAmriqueracontes par Samuel Fuller Jean Narboni et Nol Simsolo, Paris, Les ditions des Cahiersdu cinma, 1986, pp. 114-115.75 - S. FULLER, A third face..., op. cit., p. 218.76 - Ibid., pp. 217-218 (voir galement le tmoignage de Samuel Fuller dans le film deYann Lardeau et Emil Weiss, A travelling is a moral affair, Paris, M. W. Productions,1986).77 - Ibid., pp. 215-216.1 0 3 0

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    Kimble R. Richmond devant toutes ces dngations. La seule rponse tait doncde crer une situation propre juger, non pas le crime lui-mme le temps desgrands procs ntait pas encore venu , mais du moins ce mensonge. Et dimposerun geste digne, quel quil ft, en face de tant dindignit.

    Ce geste de dignit sera un geste double, dialectique. Cest un rituel de mortaccompagn de son mticuleux tmoignage visuel. Cest un geste pour fermer les yeuxdes morts et pour se situer en face deux, pour garder longtemps les yeux ouvertssur ce moment trs lourd. A tous ceux qui niaient avoir su quoi que ce ft delactivit du camp parmi lesquels le maire, le boucher, le boulanger et dautresnotables du bourg78 , le capitaine Richmond ordonna de rendre publiquementaux morts le dernier hommage qui leur tait d : quils fussent donc rhabills parles vivants, mis chacun dans un suaire et enterrs ensemble, dlicatement. Enmme temps, il fut demand Samuel Fuller dutiliser sa petite camra 16 milli-mtres Bell & Howell pour fixer une trace visuelle de ce rituel funraire rduit sa plus simple gravit.

    Cela faisait plus dun an que Fuller avait crit sa mre depuis les champsde bataille dAfrique du nord pour lui demander cette camra qui ne lui taitparvenue que peu de temps auparavant, Bamberg. Les plans tourns par Fuller Falkenau constituent donc son tout premier geste de cinaste : Mon premierfilm amateur sur des tueurs professionnels , comme il dira plus tard avec son senssi particulier de lhumour noir79. Cest un film muet dune vingtaine de minutes,attentif et sans virtuosit. Fuller ne la jamais mont, en sorte que les squencesse suivent part, peut-tre, le gnrique crit la hte sur des feuilles de papierblanc dans lordre mme, chronologique, o elles ont t tournes.

    On voit des hommes qui marchent, munis de pelles. On voit des barbels,des prisonniers, des soldats. On voit des hommes debout, silencieux (et lon dirait,alors, que le silence technique du film de Fuller se redouble dun silence bienplus fondamental). On voit des cadavres nus, sortis dun btiment o il est critLeichenkammer, puis vtus avec difficult par des civils. On voit des uniformes delarme sovitique. On voit les cadavres habills dposs en rang sur des drapsblancs, mme le sol, la tte maintenue droite, les mains croises sur le ventre.On voit, en un seul plan, les barbels du camp et les maisons de la ville touteproche. On voit des groupes dhommes accroupis puis debout, en rang, devant lescadavres et sur un promontoire. On voit un homme seul qui parle, probablementfait-il un discours. On voit des saluts militaires. Puis, une quinzaine de corps estcharge dans deux charrettes que les civils poussent dsormais travers le bourg.Quand passent les charrettes, la camra filme les roues et les pieds des marcheurs,comme si le regard spontanment se baissait au passage des morts. On voit stirerle cortge funbre. Un enfant sur la route joue avec sa carabine en bois. Dans uncoin de limage, un homme retire son chapeau. On voit la campagne printanire,la route qui monte vers le cimetire, puis, dans une grande fosse, en haut de la

    78 - Ibid., p. 215.79 - Dans le film dEmil Weiss, Falkenau, vision de limpossible, Paris, M. W. Produc-tions, 1988. 1 0 3 1

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    colline, les cadavres quon allonge nouveau les uns ct des autres. On revoitles civils parmi lesquels un adolescent blond en culottes courtes dposer surtous les corps un grand suaire fait de draps ou de bouts de tissu assembls. Lefilm se termine sur les mottes de terre noire jetes par les vivants sur le linceulblanc des morts. On voit bouger les ombres des vivants sur le talus des morts.

    Cest un document brut , comme on dit. On voit des gestes, on ne discerneaucun affect. Le silence du film semble redoubler lpuisement de toute expressi-vit devant la lourdeur de la situation et de lacte accomplir. Ces gestes, nousles comprenons certes immdiatement cest une crmonie funraire collective mais nous manque le qui, le pourquoi, lavant, laprs, lailleurs, le contexte, ledestin de tout ce quon voit. Or, il y avait des centaines de camps comme celadans les territoires domins par les Allemands, et la plupart taient bien plusimportants, plus effrayants encore que celui-ci80. Le film projet Nuremberg parlarme amricaine est dj tellement insoutenable par sa longueur, par la litaniesans fin des atrocits dcouvertes ici et l, dclinant toutes les variantes possiblesde linhumanit nazie... Cest sans doute pourquoi outre le fait que Falkenausoit rapidement entr dans la zone sovitique doccupation militaire le petit filmtremblant du soldat Fuller na pas t retenu dans la masse des pices convictionvisuelles pour les procs venir de crimes contre lhumanit. Le film sera doncrest en ltat muet, silencieux et, en un sens, aveugle pendant plus de quaranteans dans les tiroirs du cinaste. Illisible, pour tout dire.

    Illisible parce que trop prs. Et, pourtant, irrfutable dans sa valeur de tmoi-gnage. Trop loin, on perd de vue (comme lorsquon parle des camps en gnral oude la Shoah en tant que pure notion mdusante) ; trop prs, on perd la vue (cest--dire llaboration du point de vue, cette laboration ntant possible que par misesen relation, travail de montage, interprtation). Faon de dire quune image nestlisible qu tre dialectise, au sens prcis que Walter Benjamin a voulu donner ce mot. Lexprience de Falkenau nen fut pas moins dcisive et mme, en unsens, fondatrice dans la vie et le travail de Samuel Fuller. Chaque fois quil lapu, le cinaste aura tent de donner une lisibilit son exprience : lpisode deFalkenau domine pratiquement toutes les grandes interviews quil a aim donneraux cinphiles notamment aux journalistes des Cahiers du cinma admirateursde son uvre cinmatographique81. Si Jean-Luc Godard a dit admirer en Fuller lecinaste brutal , politique et pessimiste , cest que lexprience du cinmaet celle de la guerre navaient jamais, chez lui, t disjointes82. Journalisme, guerre,

    80 - Le type de crmonie funraire impose aux civils allemands Falkenau se retrouvedans nombre dautres camps, par exemple Vaihingen ou Buchenwald. Cf. M.-A.MATARD-BONUCCI et . LYNCH (dir.), La libration des camps..., op. cit., pp. 68-71.81 - Cf. J. NARBONI et N. SIMSOLO, Il tait une fois..., op. cit., pp. 114-118 ; Y. LARDEAU etE. WEISS, A travelling is a moral affair, op. cit.82 - Cf. JEAN-LUC GODARD, Rien que le cinma (1957), Jean-Luc Godard par Jean-Luc Godard, d. par Alain Bergala, Paris, Cahiers du cinma, 1998, I, pp. 96-98, ici p. 96 ;ID., Signal (1957), Ibid., pp. 115-116 ; ID., Feu sur Les Carabiniers (1963), Ibid.,p. 239 ; ID., Trois mille heures de cinma (1966), Ibid., p. 295. On sait que Godard1 0 3 2

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    cinma... Ces trois mots dsignent ce qui fait aujourdhui tourner le monde plusvertigineusement que jamais , dira le cinaste amricain : la guerre tue, le journa-lisme raconte cela, le cinma [en] fait revivre les motions83.

    Fuller a mticuleusement racont ltat de brisure psychique dans lequel ilresta longtemps au retour du conflit mondial84. Revenu au cinma, il ne consacrapas moins dune dizaine de films aux situations de guerre, tandis que les questionsdu racisme et de la violence parcourent, pour ainsi dire, toutes ses uvres. Or, cequi les distingue absolument des autres traitements hollywoodiens sur ce genrede sujet, cest que la figure centrale de ses films est celle du survivant et non pascelle du hros : Il ny a pas de hros dans mes films. Ce sont des survivants dela guerre, ils ont juste fait ce quil faut pour rester en vie85. Voil aussi pourquoile cinma de Fuller cinma de survivant consacr aux morts et aux survivantsde la mort violente peut apporter lhistorien une prcieuse contribution, la limite du tmoignage minutieux et de llaboration spectaculaire86. Contre le nappage de sucre glace (sugar coating) quil dnonait dans le cinma hollywoo-dien, Fuller a revendiqu notamment dans un change clbre avec HowardHawks un cinma artistique autant que vridique : Make it artistic. Butshow the truth87.

    Jai utilis ma connaissance directe (firsthand knowledge) pour crer des films qui, jelespre, montraient la vrit propos des hommes en temps de guerre. [...] Je hais laviolence. Cela ne ma justement pas empch de lutiliser dans mes films. Elle fait partiede la nature humaine. [...] La guerre nest pas affaire dmotions. Cest affaire dabsencedmotions. Cette absence, ce vide (that void) cest cela, lmotion de la guerre. [...] Ehbien, les mots tout seuls ne peuvent justement pas dcrire cela88.

    Voil pourquoi, bien quayant crit le trs long rcit de son exprience dansson roman The Big Red One o lpisode de Falkenau occupe, naturellement, toutun chapitre et une partie de lpilogue89 , Fuller nabandonna jamais lide de laremettre en scne, visuellement, dans un long mtrage de fiction. The Big Red One,le film, sortira en 1980 dans un montage considrablement tronqu par les studios contre lavis de Fuller, bien entendu , mais avec un gnrique de dbut qui situedj clairement lintention : Ce film est constitu de vies imaginaires (fictional life)

    fera jouer Samuel Fuller son propre rle dans Pierrot le fou, pour que soit donne ducinma une dfinition en six mots : Love, hate, action, violence, death, emotion (ID., Parlons de Pierrot (1965), Ibid., p. 268).83 - J. NARBONI et N. SIMSOLO, Il tait une fois..., op. cit., p. 13.84 - S. FULLER, A third face..., op. cit., pp. 229-234.85 - Cit par L. SERVER, Sam Fuller..., op. cit., p. 52.86 - CHRISTIAN DELAGE et VINCENT GUIGUENO, Lhistorien et le film, Paris, Gallimard,2004, pp. 46-58 et 210-214.87 - S. FULLER, A third face..., op. cit., pp. 236 et 240.88 - Ibid., pp. 219, 234 et 291.89 - ID., The Big Red One, Paris, Christian Bourgois diteur, [1980] 1991, pp. 515-531. 1 0 3 3

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    base sur des morts relles (factual death)90. Significativement, Fuller avait cartla proposition que le personnage du sergent ft interprt par John Wayne : il nevoulait surtout pas dun personnage qui ft le hros de ses actes, et que ces acteseux-mmes fussent patriotiques91 .

    Il voulait plutt construire son film sur quelque chose comme un lyrismesec (dry lyricism92) pour montrer, en somme, cette motion de la guerre faitedu vide (void) de toute motion dans les situations de danger extrme o cestle corps en mouvement qui dcide tout, presque automatiquement, par-del lex-pression normale des motions. Le choix de LeeMarvin pour interprter le sergentdevait contribuer cela, son visage maci, peu expressif, ntant pour Fuller quele visage mme, impersonnel, de la mort : Visage de la guerre le plus rid, fatigu,cadavrique possible, mais prcisment cause de cela la mort ne peut paslatteindre93.

    Le film de Fuller nen est pas moins entirement construit en toute esth-tique hollywoodienne, quil fait constamment bifurquer mais laquelle il continuedappartenir sur un pathos mouvement, le pathos de laction. Nous sommes doncaux antipodes de la lenteur inexpressive et rituelle du tournage de 1945, cest--dire des gestes puiss de Falkenau. Et, lorsquil sagira justement de mettre enscne lpisode du camp, dans The Big Red One, Fuller choisira lconomie desmoyens (quatre visages de dports dans lombre, pas plus), le paradoxe du pointde vue (le soldat amricain vu depuis les cendres du crmatoire) et, enfin, unesorte de musicalisation puissante que dgagent, comme un glas, les coups de fusilrpts par lesquels Griff (jou par Mark Hamill), boulevers par ce quil vient devoir, semble vouloir dtruire sans fin le SS quil a pourtant tu et retu absurde-ment. Tout cela pour faire lever, dans une scne o laction na plus de sens, lepathos de lindignation devant une ralit que le film de guerre, en tant que genre,choue bien sr reprsenter.

    La dignit : fermer les yeux des morts

    Nous ne pouvons pas demander un film de fiction ce quil