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Didactique du français, le socioculturel enquestion

Bertrand Daunay, Isabelle Delcambre et Yves Reuter (dir.)

DOI : 10.4000/books.septentrion.14570Éditeur : Presses universitaires du SeptentrionLieu d'édition : Villeneuve d'AscqAnnée d'édition : 2009Date de mise en ligne : 19 janvier 2018Collection : Éducation et didactiquesISBN électronique : 9782757418819

http://books.openedition.org

Édition impriméeISBN : 9782757400906Nombre de pages : 270

Référence électroniqueDAUNAY, Bertrand (dir.) ; DELCAMBRE, Isabelle (dir.) ; et REUTER, Yves (dir.). Didactique du français, lesocioculturel en question. Nouvelle édition [en ligne]. Villeneuve d'Ascq : Presses universitaires duSeptentrion, 2009 (généré le 26 novembre 2018). Disponible sur Internet : <http://books.openedition.org/septentrion/14570>. ISBN : 9782757418819. DOI : 10.4000/books.septentrion.14570.

© Presses universitaires du Septentrion, 2009Conditions d’utilisation : http://www.openedition.org/6540

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Didactique du français, le socioculturel en question

Bertrand Daunay

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Didactique du français,

le socioculturel

en question

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La collection Éducation et didactiques est dirigée par Yves Reuter

Cet ouvrage est publié après l’expertise éditoriale du comité « Sciences sociales » composé de

Jean‐Pierre Bourgois (Lille 2), Vincent Caradec (Lille 3), Francis Danvers (Lille 3), Michel Hastings (Lille 2), Xavier Labbée (Lille 2), Rémy Lefebvre (Lille 2), Helga‐Jane Scarwell (Lille 1), Loïc Salle (Lille 2), Franck Van de Velde (Lille 1), Pierre‐Yves Verkindt (Lille 2)

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Bertrand Daunay, Isabelle Delcambre, Yves Reuter

(éds)

Didactique du français,

le socioculturel

en question

Presses Universitaires du Septentrion 

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Les Presses Universitaires du Septentrion sont une association de six universités : � Université des Sciences et Technologies de Lille, Lille 1 � Université du Droit et de la Santé, Lille 2, � Université Charles‐de‐Gaulle – Lille 3, � Université du Littoral – Côte d’Opale, � Université de Valenciennes et du Hainaut‐Cambrésis, � Fédération Universitaire Polytechnique de Lille.

La politique éditoriale est conçue dans les comités éditoriaux. Six comités et la collection « Les savoirs mieux de Septentrion » couvrent les grands champs disciplinaires suivants : � Acquisition et Transmission des Savoirs � Lettres et Arts � Lettres et Civilisations Étrangères � Savoirs et Systèmes de Pensée � Temps, Espace et Société � Sciences Sociales

Publié avec le soutien de l’Agence Nationale de la Recherche et du Conseil Régional Nord ‐ Pas de Calais © Presses Universitaires du Septentrion, 2009 www.septentrion.com Villeneuve d’Ascq France En application de la loi du 1er juillet 1992 relative au code de la propriété intellectuelle, il est interdit de reproduire intégralement ou partiellement le présent ouvrage sans autorisation de l’éditeur ou du Centre Français d’Exploitation du Droit de Copie (20, rue des Grands Augustins — 75006 Paris).

ISBN : 978‐2‐75740‐0090‐6 ISSN : 1281‐7597 Livre imprimé en France

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Didactique du français, le socioculturel en question Sommaire 

Remerciements ........................................................................................................................................ 9 Didactique du français : le socioculturel en question Présentation de l’ouvrage .................................................................................................................... 11 Bertrand Daunay, Isabelle Delcambre, Yves Reuter 

1. Le socioculturel en débat ................................................................................. 17 Le socioculturel en questions .............................................................................................................. 19 Bertrand Daunay, Isabelle Delcambre, Yves Reuter 

Le problème des déterminants socioculturels de la réussite scolaire : le cas français ............... 37 François Jacquet‐Francillon 

La circulation de perspectives socioculturelles états‐uniennes et britanniques : traitements de l’écrit dans le supérieur ............................................................................................. 51 John Brereton, Christiane Donahue, Cinthia Gannett, Theresa Lillis, Mary Scott 

« Socioculturel » : de l’utilité d’un terme polysémique pour redécouvrir des couches fondatrices de la didactique du français et pour esquisser des chantiers de recherche indispensables ....................................................................................................................................... 69 Bernard Schneuwly 

2. Comment le socioculturel participe de la construction des contenus d’enseignement ................................................................................ 83 Des « textes anciens » aux « textes fondateurs » en classe de sixième : enjeux socioculturels d’un corpus scolaire ....................................................................................... 85 Nathalie Denizot 

Fermetures et ouvertures francophones dans le discours didactique des manuels roumains de FLE ............................................................................................................ 97 Cristiana‐Nicola Teodorescu 

Rapport à la culture et formation du sujet lecteur ........................................................................ 111 Érick Falardeau, Denis Simard, Julie‐Christine Gagné, Louis‐Philippe Carrier,  Héloïse Côté, Judith Emery‐Bruneau 

Avenirs des lectures scolaires ........................................................................................................... 123 Michèle Lusetti, François Quet 

3. Le socioculturel dans l’espace de la classe : pratiques d’enseignement et d’apprentissage ............................................................. 137 L’objet d’enseignement comme construction socioculturelle complexe ................................... 139 Thérèse Thévenaz‐Christen 

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Les usages du texte, entre prototexte et textes de genre .............................................................. 153 Christophe Ronveaux 

L’enseignement de la lecture entre tradition et nouveauté : une approche par les genres d’activité scolaire ............................................................................. 167 Sandrine Aeby Daghé 

Pratiques langagières au lycée professionnel : quelle place pour le socioculturel ? ................ 179 Catherine Brissaud, Christine Barré‐De Miniac 

Stratégies d’apprenants adultes pour comprendre et se faire comprendre lors de la révision d’un texte ............................................................................................................. 191 Kristine Balslev 

Milieux socioculturels différenciés et conduite de l’interaction didactique en classe de français au collège ......................................................................................................................... 205 Christina Romain 

4. Pratiques différentes pour prendre en compte les différenciations entre élèves ...................................................................................................... 217 Parcours d’élèves dans une classe de mathématiques : une construction sociale de nouveautés culturelles ...................................................................... 219 Dominique Lahanier‐Reuter 

Proposition pour donner un surcroît d’unité et de sens au cours de français compte tenu des dispositions culturelles des élèves issus de milieux modestes ..................... 235 Jean‐Louis Dumortier, Micheline Dispy 

Théâtre tragique, jeu dramatique et écritures scolaires en lycée général et technologique : similitudes et spécificités ................................................................................................................... 247 Isabelle De Peretti, Jacques Crinon, Monique Maeda, Bernard Martial 

Sur l’effet différentiel de l’action pédagogique.............................................................................. 259 Jean‐Maurice Rosier, Françoise Marsille, Isabelle Spironello 

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Remerciements 

Cet ouvrage n’aurait pas été possible sans l’aide qui nous a été apportée par les personnes et les institutions engagées dans la réalisation du dixième colloque de l’AIRDF (Association internationale pour la recherche en didac‐tique du français), qui s’est tenu du 13 au 15 septembre 2007 en France, à l’université Charles‐de‐Gaulle – Lille 3.

Il faut remercier tout particulièrement la Région Nord–Pas‐de‐Calais, dont l’aide financière importante a contribué à la réussite du colloque et à ses suites, dont cet ouvrage. L’appui logistique apporté par l’université Charles‐de‐Gaulle – Lille 3 fut également décisif, notamment dans la réalisa‐tion du CD‐Rom collectant les premières versions des communications, qui sont à la source de la plupart des articles qui suivent. Nous sommes recon‐naissants aux Presses universitaires du Septentrion d’accueillir cet ouvrage et d’avoir, en la personne de Nicolas Delargillière, facilité sa réalisation.

Notre gratitude va également aux diverses institutions qui ont financé le colloque : l’AUF, le Ministère de l’Éducation Nationale, l’UFR des Sciences de l’Éducation de l’université de Lille 3, l’AIRDF, l’équipe Théodile‐CIREL, le Conseil Général du Nord l’université de Lille 1, le DEFI de Lille 3, l’équipe Trigone‐CIREL, l’IUFM Nord–Pas‐de‐Calais.

Merci encore au comité scientifique du colloque, qui a pris part à la sé‐lection des communications et merci enfin à Frédérique Braem, qui a réalisé la composition de cet ouvrage, avec une disponibilité et une compétence remarquables.

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Didactique du français : le socioculturel en question Présentation de l’ouvrage  

Bertrand Daunay, Isabelle Delcambre, 

Yves Reuter 

T(ÉOD)LE‐C)REL  ÉA  , UN)VERS)TÉ C(ARLES‐DE‐GAULLE – L)LLE  , FRANCE  Le questionnement que le titre de cet ouvrage suggère a fait l’objet du

dixième colloque de l’AIRDF (Association internationale pour la recherche en didactique du français), qui s’est tenu du 13 au 15 septembre 2007 en France, à l’université Charles‐de‐Gaulle – Lille 3.

Les textes qui sont ici réunis ne constituent cependant pas les actes du colloque : il s’agit de textes originaux écrits, certes, à partir d’une sélection de communications faites au colloque, mais dans la perspective d’une publi‐cation autonome et cohérente, qui rende compte de l’état des réflexions sur cette question au sein de la didactique du français – question qui a pu être moins explicitement thématisée à certaines époques dans les recherches mais qui est restée constamment sous‐jacente dans le champ didactique, comme a pu le montrer le colloque1. Les quatre parties qui composent cet ouvrage permettent de faire l’état des recherches dans ce domaine.

1.– Ajoutons que deux autres publications sont issues de ce colloque, toutes deux dirigées par

Bertrand Daunay, Isabelle Delcambre et Yves Reuter : – un recueil d’actes sous forme numérique, qui contient l’ensemble des communications en‐voyées avant le colloque : Le socioculturel en question, Villeneuve d’Ascq, CD‐Rom ;

– Repères n° 38, Dimensions socioculturelles de l’enseignement du français, Lyon : INRP.

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La première partie, « Le socioculturel en débat », recueille des textes qui abordent la question du socioculturel d’une manière globale, par une ap‐proche épistémologique ou historique. Bertrand Daunay, Isabelle Delcambre et Yves Reuter ouvrent l’ouvrage par une revue des débats concernant le sujet au sein du champ de la didactique du français et font ressortir à la fois l’importance historique de la question dans le champ mais aussi les zones d’ombre qui demeurent, sur le plan théorique. Celles‐ci tiennent soit à la minoration de son traitement dans les recherches récentes, soit à des difficul‐tés théoriques qui sont ici reconstruites.

François Jacquet‐Francillon n’est pas didacticien mais philosophe et his‐torien de l’éducation : c’est à ce titre qu’il propose une mise en perspective de la question, en centrant son exposé, pour des raisons de cohérence con‐ceptuelle et historique, sur l’exemple de la France. Il retrace l’émergence, comme problématique théorique, de la question des déterminants sociocul‐turels de la réussite scolaire, en montrant le rôle crucial qu’a joué la notion de « pratiques culturelles » dans le regard porté – tant par les chercheurs que par les praticiens – sur l’école, les élèves et les apprentissages.

Une équipe de chercheurs américains (J. Brereton, C. Donahue, C. Gannett) et britanniques (T. Lillis, M. Scott) interroge pour sa part la ma‐nière dont la recherche en didactique de l’écrit dans le supérieur, aux États‐Unis et en Grande‐Bretagne, a élaboré théoriquement la question du « socio‐culturel », sous l’influence de quelques auteurs (européens et américains), dont les apports sont précisés. Cette approche comparatiste permet elle aussi de mettre en perspective la question du socioculturel dans le champ de la didactique du français.

Bernard Schneuwly, enfin, se fait le témoin direct du colloque de l’AIRDF – c’était le rôle qu’il y jouait – et contribue ainsi à faire le bilan de cet événement scientifique important. S’appuyant sur les communications proposées, l’auteur présente une vue générale de l’état de la recherche sur la question du socioculturel en didactique du français, en faisant ressortir l’existence de deux champs de réflexion : l’analyse des différences et des effets de la prise en compte ou de la négligence de ces différences ; la des‐cription de la classe, de l’enseignement et des apprentissages comme dispo‐sitifs socioculturels. Dans sa contribution, l’auteur propose encore des pistes de recherches nouvelles mais adresse aussi quelques mises en garde théo‐riques sur la question.

Les trois autres parties de l’ouvrage présentent des recherches spéci‐fiques – concernant le français langue première ou langue seconde – qui interrogent de diverses manières la question du socioculturel dans sa rela‐tion avec l’enseignement et les apprentissages du français. La deuxième partie regroupe des recherches qui visent à décrire comment le socioculturel

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Présentation de l’ouvrage ______________________________________________ 13

participe de la construction des contenus d’enseignement. En premier lieu, Nathalie Denizot s’intéresse à un corpus scolaire particulier de la classe de français, les textes « anciens », dans le premier degré de l’enseignement se‐condaire français. Par une étude historique, elle montre que la constitution de ce corpus scolaire est déterminée à la fois par des contraintes propres à la discipline, mais aussi par les conceptions de la culture véhiculées par la so‐ciété à une époque donnée.

Cristiana‐Nicola Teodorescu présente aussi une approche historique au travers de l’analyse du discours didactique des manuels de français en Roumanie, à deux périodes cruciales de l’enseignement du français dans ce pays : la période communiste et la période actuelle. Se plaçant dans une perspective interculturelle, l’auteure montre le changement de conception de l’enseignement de la langue d’une époque à l’autre : autrefois considérée comme le véhicule des stéréotypes culturels roumains, elle s’articule au‐jourd’hui à l’approche de la civilisation française.

Érick Falardeau, Denis Simard et  al., quant à eux, à partir de déclara‐tions d’enseignants sollicitées par des entretiens, cherchent à décrire à la fois la part du socioculturel dans la formation du sujet lecteur qu’est l’enseignant et la prise en compte par ce dernier du socioculturel dans sa pratique d’enseignement. Ils montrent ainsi la relation entre le rapport à la culture de l’enseignant et ses pratiques d’enseignement quant à la formation de l’élève sujet lecteur.

Michèle Lusetti et François Quet se fondent également sur des déclara‐tions d’enseignants, mais il s’agit là de souvenirs de lecture scolaire d’enseignants du primaire en formation professionnelle initiale. L’analyse de ces souvenirs sollicités permet de mieux comprendre la formation à la litté‐rature construite par l’enseignement et l’écart entre les pratiques de lecture effectives des enseignants et celles que l’école institue et valorise.

La troisième partie interroge, en quelque sorte, le socioculturel dans l’espace de la classe, par la description de pratiques d’enseignement et d’apprentissage. Thérèse Thévenaz‐Christen défend la thèse selon laquelle la perspective socioculturelle, en didactique du français, peut être appréhendée essentiellement en prenant en compte la structuration disciplinaire des ob‐jets d’enseignement, qui façonne la relation didactique. L’auteure illustre sa thèse par l’analyse de deux séquences de dictée à l’adulte d’un genre de texte particulier, la « recette de cuisine ».

Christophe Ronveaux montre, de son côté, comment la question du so‐cioculturel peut faire l’objet d’un questionnement spécifiquement didactique des objets enseignés en classe. Il analyse à cet effet les usages du texte dans

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diverses séquences d’enseignement de la production écrite et fait apparaître deux modèles socioculturellement contrastés d’usage des textes.

Sandrine Aeby Daghé, par une autre approche, interroge également les dimensions socioculturelles en jeu dans la constitution des textes – littéraires ou non – comme objets d’enseignement et dans les pratiques scolaires à pro‐pos de ces textes. Elle met au jour, à partir d’un dispositif semi‐expérimental, les dimensions historique, sociale et culturelle de ces pratiques.

Catherine Brissaud et Christine Barré‐De Miniac décrivent les activités de lecture et d’écriture au sein d’une classe de lycée professionnel, en carac‐térisant les pratiques de l’enseignant et en les confrontant aux pratiques et aux représentations de la lecture et de l’écriture des élèves, d’où ressort une difficile appropriation des savoirs concernant l’écrit pour ces élèves.

Kristine Balslev, quant à elle, présente des analyses « microgénétiques didactiques » pour appréhender, dans un contexte d’enseignement de la langue écrite à des adultes faiblement qualifiés, les stratégies qu’une ensei‐gnante et deux élèves adultes mettent en œuvre pour construire une zone de compréhension commune à propos de l’identification des actions nécessaires à la révision textuelle.

Enfin, Christina Romain analyse, dans deux milieux scolaires sociocul‐turellement contrastés, la gestion différenciée de la relation interpersonnelle entre les enseignants et les élèves, et son influence sur la conduite des échanges au cours d’activités littéraires et métalinguistiques.

Dans une quatrième et dernière partie, sont analysés plusieurs disposi‐tifs qui prennent en compte les différenciations entre les élèves. Dominique Lahanier‐Reuter, didacticienne des mathématiques, analyse l’espace langa‐gier spécifique que constitue le dispositif de « recherches mathématiques » dans une classe qui suit la pédagogie Freinet : son étude de parcours diffé‐renciés d’élèves interroge l’élaboration – socialement située – d’une culture disciplinaire.

Jean‐Louis Dumortier et Micheline Dispy, à partir d’une enquête menée auprès d’enseignants et d’élèves, interrogent la manière dont sont perçus les facteurs de la variation linguistique et dont ils sont mis – ou non – en rela‐tion avec l’interaction discursive. Ils observent notamment le rapport diffé‐rencié, selon les milieux socioculturels à la normativité strictement linguistique – elle‐même issue des pratiques d’enseignement.

Jean‐Maurice Rosier, Françoise Marsille et Isabelle Spironello présen‐tent un dispositif, la participation de classes du secondaire au prix des ly‐céens, pour réfléchir au poids des déterminations sociales du rapport au livre des élèves et aux formes de médiations nécessaires à l’initiation des élèves au monde de la vie culturelle légitime.

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Présentation de l’ouvrage ______________________________________________ 15

Isabelle De Peretti et al., enfin, présentent une séquence didactique por‐tant sur des scènes de théâtre classique, avec une place centrale accordée au jeu dramatique. Prenant appui sur un dispositif expérimental, ils analysent les effets de la séquence, présentée à deux publics scolaires différenciés, en montrant le rôle du jeu dans l’appropriation des textes et leur commentaire.

Les réflexions et les recherches présentées ici, pour riches et diversifiées qu’elles soient, n’épuisent bien sûr pas la question du socioculturel en didac‐tique du français, mais elles auront permis de la re‐thématiser, de la re‐construire. Elles appellent de nouvelles recherches sur ce terrain, dont il n’est pas besoin de souligner les enjeux sociaux.

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 Le socioculturel en débat 

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Le socioculturel en questions  

Bertrand Daunay, Isabelle Delcambre, 

Yves Reuter 

T(ÉOD)LE‐C)REL  ÉA  , UN)VERS)TÉ C(ARLES‐DE‐GAULLE – L)LLE  , FRANCE  Nous avons souhaité maintenir dans ce texte une position discursive

d’ouverture et de sollicitation de débats plus que de d’établissement de bilan ou de synthèse1. Il s’agit d’abord, pour nous, de proposer, à propos du so‐cioculturel et des formes possibles qu’il peut prendre dans nos recherches, un questionnement qui ouvre des perspectives plus qu’il ne donne des ré‐ponses ; il s’agit ensuite de stimuler la discussion sur la place du sociocultu‐rel dans l’enseignement du français et sa prise en compte dans les recherches didactiques, plutôt que de chercher à élaborer un consensus qui ne pourrait être qu’un consensus de façade. Il s’agit pour tout dire de prendre au sérieux le fait que débats et controverses participent du fonctionnement de la re‐cherche.

Nous poserons donc, en premier lieu, que la didactique du français est structurellement concernée par la question du socioculturel, que cette ques‐tion lui est attachée de par son histoire, de par ses objets (la discipline sco‐laire du français), de par sa vision du monde, et enfin, de par ses rapports aux autres espaces sociaux et aux autres disciplines.

Cela étant exposé, nous emprunterons le chemin obligé de la définition en tentant d’isoler et de circonscrire diverses significations ou divers champs de référence pour la notion de socioculturel, notion assez molle, tout compte fait. Ce moment définitionnel sera suivi d’un moment propositionnel, où

1.– C’est la position que nous avions adoptée pour la conférence d’ouverture du dixième col‐

loque de l’AIRDF à l’université Lille 3.

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nous donnerons à voir (et à discuter) notre point de vue sur l’incidence de la nécessaire et incontournable prise en compte du socioculturel dans les études didactiques.

Le troisième temps de ce chapitre ramasse quelques éléments dans les champs constitués de la didactique du français, pour interroger les pro‐blèmes soulevés par la prise en compte du socioculturel dans quelques sous‐domaines de la didactique et à propos de la question plus globale des défini‐tions de la discipline français qui ont été ou sont objets de débats dans notre communauté de recherche.

La quatrième et dernière étape, qui n’est en aucune sorte un point d’arrivée, consiste à préciser à la fois les axes forts que le dixième colloque de l’AIRDF a contribué à explorer et les pistes de travail qui nous paraissent les plus prometteuses pour le devenir de notre discipline de recherche.

1. L’indéfectible relation entre la didactique du français et la question du socioculturel  

Il nous paraît difficile d’ouvrir ce texte sans thématiser le fait, qu’à notre sens, la didactique de français est historiquement et structurellement con‐frontée aux questions liées au socioculturel. Si c’est sans doute le cas pour l’ensemble des disciplines de recherche, cela nous parait néanmoins, en l’occurrence, prendre des formes spécifiques et une acuité particulière, ce qui nous conduit à parler d’une indéfectible relation.

Nous illustrerons très succinctement cette thèse au travers de trois en‐trées, parmi d’autres possibles : celle de la genèse du champ, celle de la vi‐sion du monde et celle des caractéristiques de la discipline scolaire. . . La genèse du champ : engagement social et conflits symboliques  

L’histoire de l’émergence, récente (cf., par exemple, Ropé, 1990), de la didactique du français en tant que discipline de recherche témoigne ainsi, de multiples façons, de ces questions – en France, plus particulièrement, sans doute : les variations dans l’importance et les formes de cet engagement selon les pays et selon les didactiques constitueraient sans nul doute un objet de recherche particulièrement intéressant dans la perspective du sociocultu‐rel. On peut ainsi penser à l’engagement politique et syndical de nombre de ses acteurs qui ont transféré, au moins en partie, sur les terrains scolaire et disciplinaire leur volonté de changement social comme le manifestent les premiers numéros de certaines revues (voir, par exemple, l’éditorial du nu‐méro 1‐2 de Pratiques, en mars 1974), les convergences et alliances avec d’autres associations (AFEF, GFEN…) ou nombre d’articles des années 70‐80. On ne peut que constater, à la relecture, une certaine labilité des fron‐

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Le socioculturel en questions ___________________________________________ 21

tières entre production de connaissances et militantisme. De fait, il nous semble que la question de l’engagement, ou du moins de ses variations et de l’acceptabilité de ses modalités, n’a cessé de se poser à la didactique du fran‐çais jusqu’à nos jours, ainsi que le manifeste, par exemple, le numéro 66 de la revue Enjeux, intitulé Enseignement  et  engagement, en hommage à Jean‐Maurice Rosier ou le numéro 137‐138 de la revue Pratiques constitué d’hommages à Jean‐François Halté.

Ces phénomènes ne se réduisent cependant pas à la biographie des ac‐teurs (qu’il conviendrait, sans nul doute, de préciser par des traits diversifiés – origine sociale et géographique, cursus, diplômes… – qui manifestent que ce ne sont pas, bien souvent, des « héritiers ») mais ils concernent encore le positionnement de la discipline elle‐même. En effet, en tant que jeune disci‐pline émergente se consacrant à des objets tels les contenus, l’enseignement et les apprentissages disciplinaires, elle a dû – et elle doit encore – lutter pour conquérir un espace et acquérir une légitimité au sein du système des disciplines de recherche. Tout didacticien, du français notamment, sait à quel point les affrontements sont âpres au sein de ce champ social ; sait aussi que les débats autour de la scientificité voilent bien souvent des débats au‐tour de la légitimité des objets, des questions, des démarches, voire des ac‐teurs… qui ont, en outre, des conséquences économico‐institutionnelles non négligeables. Il convient encore de remarquer sur ce terrain que la construc‐tion même du questionnement didactique conduit certainement d’autres disciplines de recherche (traitant indépendamment les contenus, l’enseignement ou les apprentissages) à considérer qu’il existe là un risque d’empiétement sur leur domaine et de mise en question de la portée de leurs discours sur l’école. De surcroît, ce questionnement didactique peut être perçu par d’autres corps sociaux que ceux de la recherche (ceux qui sont, par exemple, chargés de la prescription ou du contrôle) comme tout autant sus‐ceptible d’empiéter sur leurs prérogatives et d’interroger la validité de leurs propos ce qui, d’un côté, engendre des attaques spécifiques et, d’un autre côté, prive les didacticiens d’alliés potentiels dans le jeu de la reconnaissance sociale…

Conflits politiques, sociaux et symboliques ne cessent ainsi d’interagir dans l’histoire de la didactique du français. . . Questions, postulats et vision du monde  

Complémentairement, toute discipline de recherche se caractérise aussi par ses problématiques, ses modes de questionnement, ses postulats impli‐cites ou explicites… qui dessinent un projet de connaissance tout autant qu’un inconscient fondateur, ce qu’on pourrait appeler une vision du monde. 

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Trois traits nous serviront à préciser cette assertion qui mériterait néan‐moins, nous en avons pleinement conscience, de longs débats.

En premier lieu, les didactiques se caractérisent par un double postulat, fondateur de leurs questionnements : les contenus disciplinaires spécifient l’enseignement et les apprentissages ; l’enseignement et les apprentissages spécifient les contenus disciplinaires. Ce double postulat instaure une rup‐ture avec les questionnements d’autres disciplines de recherche qui tendent à envisager les pôles des contenus, de l’enseignement et des apprentissages indépendamment les uns des autres. D’une certaine manière, ce qui s’affirme au travers de cette rupture, c’est une perspective qui refuse, ou du moins qui secondarise, toute velléité d’abstraction décontextualisante, de généralisation ou de neutralisation aussi bien des contenus que de l’enseignement ou des apprentissages. Ce double postulat s’articule avec un second trait, celui de la relation structurelle entre didactiques et disciplines scolaires. Au‐delà des débats complexes sur la notion de discipline et sur les formes des relations entre didactiques et disciplines scolaires (Chervel, 1988, 1988/1998, 2006 ; Reuter, 2004, 2007 ; Reuter & Lahanier‐Reuter, 2007, …) sur lesquels nous n’avons pas le temps de nous arrêter ici, cela implique de pen‐ser la relation fondamentale entre didactiques et forme scolaire (Vincent, 1980, 1994), en ce qu’elle contribue à structurer une perspective. C’est‐à‐dire non seulement en ce qu’elle permet de penser mais aussi en ce qu’elle empêche de penser ou en ce qu’elle implique comme réserves a priori. Cela nous paraît être ainsi le cas face à des expériences d’enseignement remettant en cause les cloisonnements disciplinaires (dispositifs « transdisciplinaires », modes de travail pédagogiques alternatifs…) : de manière significative, il nous semble que ces réserves s’accroissent corrélativement à l’autonomisation des didac‐tiques. Pour le dire plus nettement encore et de manière indéniablement polémique, d’un certain point de vue, le projet des didactiques repose sur et suppose le maintien d’une forme scolaire « classique ».

Le troisième trait que nous évoquerons ici a pu être désigné de diverses manières par des théoriciens différents : implication (Halté, 1992), responsa‐bilité quant aux contenus (Martinand, 1987), horizon praxéologique (Reuter, 2005)… Il nous semble cependant, qu’au‐delà de ces variations terminolo‐giques, un même ensemble de questions se voit sollicité : celui qui met en jeu les relations entre l’espace des recherches et les autres espaces (prescriptions, recommandations, pratiques…) concernés par les didactiques. Pour le dire plus précisément encore, au‐delà de positions plus ou moins divergentes, les didacticiens ne peuvent s’affranchir d’une réflexion sur la dimension praxéologique de leur discipline. Celle‐ci prend corps en amont avec les « problèmes du terrain » qui constituent tout autant une source historique de la genèse des didactiques qu’un levier du renouvellement de ses questions et, en aval, avec une visée de contribution – explicite ou implicite, directe ou

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indirecte – à l’amélioration des pratiques et de leurs effets. Ce trait nous paraît effectivement structurel en ce qu’il oriente et structure d’une certaine manière (i.e. différente de celle d’autres disciplines) la description des phé‐nomènes analysés (par exemple, les interactions dialogales dans la classe ou les productions d’élèves) et en ce qu’il nécessite la construction fine de cer‐tains concepts (par exemple, erreurs/dysfonctionnements) qui, dans ce cadre, deviennent des outils méthodologiques privilégiés. . . Les caractéristiques de la discipline scolaire  

Les caractéristiques de la discipline elle‐même – en l’occurrence le fran‐çais – constituent notre troisième entrée. Sur ce plan, on peut mentionner, en première approche, que le français, en tant que matière scolaire, présente quelques singularités qui rendent incontournables les multiples question‐nements autour du socioculturel. Soit, à titre d’exemples, son importance dans le cursus scolaire et le poids qu’il semble bien avoir dans la réussite ou dans l’échec scolaire (voir, par exemple, Lahire, 1993) ; sa « sensibilité so‐ciale » (Reuter, 2004) dont témoignent les conflits violents et médiatisés qui accompagnent son histoire, via ses relations aux pratiques quotidiennes ou à l’identité nationale ; la spécificité de ses contenus (qui imbriquent étroite‐ment, et sans toujours penser leurs relations, savoirs, valeurs, construction d’un rapport à la culture, construction identitaire, etc.), ou encore les débats qui parcourent ses théories contributoires (par exemple, les théories de la lecture ou les théories de la littérature…).

2. Mais comment définir le socioculturel ?  

Demeure la question cruciale par laquelle nous aurions pu au demeu‐rant commencer, celle de la définition du socioculturel. . . Première approche : l’extrême diversité de ses acceptions  

Lorsqu’on tente d’explorer les sens que peut prendre le terme sociocul‐turel (sous sa forme liée ou sous ses modalités disjointes : le social, le cultu‐rel) dans les travaux de didactique du français ou dans les travaux auxquels elle se réfère, on ne peut être que frappé par l’extrême diversité des défini‐tions à l’œuvre, qu’elles soient explicites ou qu’elles soient implicites, comme c’est d’ailleurs le plus fréquemment le cas. De fait, les sens attribués varient selon objets, domaines et problématiques.

Ainsi, et sans visée exhaustive, le socioculturel peut renvoyer à un en‐semble d’objets, de pratiques, de normes ou à leur fonctionnement sous forme de système. Il peut référer à des périodes antérieures, à notre époque ou à ce que celle‐ci hérite de son histoire. Il peut désigner un ensemble

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commun (ou censé l’être), des ensembles différenciés (selon les pays, selon l’âge, selon les CSP, selon des ordres sémiotico‐institutionnels tels l’oral ou l’écrit…) ou des ensembles conflictuels. Il peut être présenté sous forme hié‐rarchisée ou non. Il peut se réduire à l’extrascolaire ou être spécifique à l’école. Il peut encore être considéré de manière fixe et close ou être envisagé comme un ensemble ouvert, mobile, en constante négociation et coconstruc‐tion.

Ces significations varient en grande partie selon les questionnements au sein desquels se trouve mis en jeu le socioculturel. Ici encore, sans aucune visée exhaustive, on peut mentionner :

– la spécificité de la culture scolaire et, plus rarement sans doute, des cultures disciplinaires ;

– les variations, diachroniques ou synchroniques, de ces cultures ; – les modes de formalisation des contenus d’enseignement et d’apprentissages, plus ou moins abstraits ou plus ou moins en relation avec les questions de hiérarchisation et de légitimité culturelle, de normes et de surnormes, de pratiques… ;

– la connaissance des acteurs scolaires (surtout des élèves) dans leurs dimensions essentiellement extrascolaires d’ailleurs (pratiques, repré‐sentations, rapports à…) ;

– les variations, diachroniques ou synchroniques, de ces dimensions ; – les apprentissages disciplinaires envisagés selon des modalités, elles‐aussi, variées : celle de l’acculturation à des ordres différents (l’écrit par exemple) ; celle du conflit entre savoirs, valeurs ou pratiques ; celle de mécanismes telles les interactions ou la confrontation à des outils histori‐coculturels… ;

– les modalités d’enseignement considérées sous l’angle de la gestion de l’hétérogénéité (Lebrun & Paret, 1993) ou de celle des élèves dits en difficulté… ;

– les finalités des enseignements disciplinaires ; – les effets – d’imposition, de reproduction, d’échec ou de construction de savoirs et de réussite – des enseignements disciplinaires…

Ce relevé, qui tient sans nul doute d’un inventaire à la Prévert, appelle quatre remarques immédiates. Selon les cas, l’accent est plus ou moins porté sur tel ou tel pôle : contenus, élèves, enseignement… et le questionnement nous paraît plus ou moins didactique selon la manière d’envisager ces pôles de manière disciplinaire ou non, selon leur mise en interaction ou non, etc. Selon les modes de questionnement privilégiés, les références à d’autres disciplines de recherche sont variables et peuvent concerner l’histoire, la sociologie, l’anthropologie, l’ethnologie, la psychologie… et au sein de ces disciplines, certains courants plus que d’autres. L’approche de la culture scolaire est passée tendanciellement, lors de ces deux dernières décennies,

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d’une vision péjorante à une vision positive. L’approche de la culture extra‐scolaire des élèves nous paraît, symétriquement, être passée d’une vision positivante à une vision péjorante, surtout lorsqu’il s’agit d’élèves de milieux dits défavorisés. . . Quelques modestes propositions  

Comment dépasser ce constat – au demeurant légitimement discu‐table – sans imposer un point de vue ? Peut‐être en avançant quelques pro‐positions ne visant qu’à favoriser la spécification de cette entrée et la lecture des positions divergentes auxquelles elle donne lieu ainsi qu’à thématiser certaines directions de travail qui nous paraissent nécessaires.

En premier lieu, nous proposons de considérer que la question du so‐cioculturel renvoie à une perspective  d’appréhension des phénomènes didac‐tiques, c’est‐à‐dire à une manière spécifique de les décrire, de les analyser, de les comprendre… Si, en tant que perspective, elle n’est certes pas unique, elle nous paraît cependant fondamentale, non seulement en raison de l’histoire de la didactique du français, voire des didactiques, non seulement en raison du caractère crucial des questions qu’elle permet d’éclairer (ne serait‐ce que celle de l’échec ou de la réussite) mais encore parce qu’aucune autre ne peut y échapper, ne serait‐ce qu’en terme de positionnement dans l’espace des perspectives constituées ou possibles.

Cette perspective nous semble présenter – au delà des variantes expo‐sées précédemment – comme première singularité de considérer les objets et les phénomènes en tant qu’ils sont contextualisés, diachroniquement et syn‐chroniquement. Nous ajouterions volontiers, sans mésestimer les problèmes théoriques qui accompagnent cela, que cette contextualisation ne se résout pas à la mise en situation d’un objet ou d’un phénomène préconstruit dans un environnement donné mais s’inscrit au sein des objets et des phéno‐mènes, les  structure et détermine leurs modes d’appréhension. De surcroît, dans une telle perspective, le socioculturel est différencié et différenciant.  

Cela implique comme conséquence forte, à notre sens, d’évacuer toute idée de neutralité, d’indifférenciation ou de valorisation a priori des savoirs, des contenus, des disciplines, des modes de travail pédagogiques, de la forme scolaire, de tel type de situations, des interactions, des outils…

Mais cela impose aussi à la didactique du français de se confronter dans l’avenir à quelques questions essentielles parmi lesquelles :

– la spécificité didactique de la contextualisation/inscription des objets et des pratiques, c’est‐à‐dire en quoi, notamment, les systèmes disci‐plinaire, pédagogique et scolaire réfractent et reconstruisent, de ma‐nière spécifique, l’historicité et la différenciation sociale ;

– la manière de se référer à d’autres disciplines (histoire, sociologie…), la sélection et l’articulation de ces disciplines, le mode d’évaluation et

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de reprise de certains de leurs concepts et leur mode d’articulation avec des concepts didactiques (par exemple, enfants d’ouvriers ou élèves de milieu défavorisé ou élèves en difficulté ou élèves de ZEP d’un côté et sujets didactiques d’un autre côté) ;

– les méthodes de recherche les plus à même de servir les investigations ou, du moins, les manières de les mettre en œuvre en tentant, autant que faire se peut, de se garder de l’illusion d’une construction neutra‐lisante des résultats qu’elles visent à produire ;

– les motifs des évolutions historiques et des variations synchroniques dans la manière de construire le socioculturel, de l’apprécier, de cons‐truire et de traiter les questions qui le mettent en jeu…

3. La prise en compte du socioculturel dans les recherches en didactique du français  

Par quelques aperçus forcément parcellaires, nous allons maintenant proposer quelques exemples des problèmes que pose ou qu’a posés la ques‐tion du socioculturel aux recherches en didactique du français, en abordant d’abord quelques grands débats, récents ou plus anciens, où la question de la définition de la discipline « français » croise ou a croisé plus ou moins explicitement celle du socioculturel et en exemplifiant ensuite dans quelques sous‐domaines du français la place que les recherches ont faite aux questions de la différenciation sociale, de la contextualisation et de l’inscription cultu‐relle des objets et des pratiques. . . Les débats sur la définition de la discipline  

Il nous semble que la question du socioculturel dans ces débats peut être mise en évidence principalement sous trois dimensions.

La première dimension est celle des hiérarchies culturelles qui sont à la base de la définition de la discipline. Cette dimension sous‐tend les opposi‐tions classiques, du moins sur le territoire français, entre une configuration ancienne (Halté, 1992) et une configuration plus récente où le professeur de lettres (qui reçoit cette qualification de l’appellation des concours qu’il a passés) est censé laisser la place au professeur de français (ainsi qualifié de par la discipline scolaire qu’il a à enseigner), oppositions qui sont également représentatives d’un clivage entre institutions différentes (le secondaire obligatoire vs le secondaire post‐obligatoire) et entre cultures disciplinaires tendanciellement différentes (l’héritage patrimonial vs la construction de compétences méthodologiques ou techniques). Dans ce débat entre traditio‐nalistes et rénovateurs, la question du socioculturel est très vive ; elle est moins thématisée dans les débats qui vont être évoqués ci‐après.

La deuxième dimension qui alimente les débats est celle des finalités de la discipline « français » et des commandes sociales dont elle est l’objet. La

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question de savoir si le français est une discipline autonome ou une disci‐pline de service est une question vive depuis longtemps au Québec et en France (comme l’ont montré les discussions du colloque de Québec à propos des Instructions Officielles de 2002 pour l’enseignement primaire en France et de ce qu’elles rappelaient ou annonçaient des redéfinitions ou redécou‐pages de la discipline) sans être pour autant inexistante en Belgique et en Suisse (cf. le précédent colloque de l’AIRDF à Québec : Falardeau, Fisher, Simard & Sorin, 2007). Pour le résumer de manière caricaturale, ce débat porte sur la question de savoir si le français est une discipline à part entière, avec ses objets propres et ses opérations spécifiques, ou une discipline ancil‐laire, prise au piège de la transversalité du langage, et d’une mission de dé‐veloppement des savoir‐lire et des savoir‐écrire nécessaires aux apprentissages dans les autres disciplines. Posé ainsi, ce débat interroge la spécificité des discours disciplinaires, l’articulation entre pratiques langa‐gières et disciplines scolaires, l’articulation entre rapports au langage et rap‐ports au savoir, l’articulation entre savoirs spécifiques et compétences transversales.

La troisième dimension concerne les relations entre le fonctionnement de la didactique du français et la culture disciplinaire. Nous voulons parler des débats autour la construction de différentes matrices disciplinaires, qui ont vu dans un temps quasiment simultané (au regard de l’Histoire) s’opposer des conceptions où le français est défini tantôt par des objets (la langue, la littérature), tantôt, comme le proposait J.‐F. Halté (1992), par des activités langagières (production/réception des discours oraux/écrits), tantôt enfin, comme le proposait B. Schneuwly à Québec, par une triade articulant « la connaissance du fonctionnement de la langue, la connaissance et la pra‐tique de la littérature et des pratiques langagières (lire‐écrire‐écouter‐parler) » (2007).

Pour conclure cette trop rapide présentation des débats sur les contours et les finalités de la discipline, nous voudrions soumettre à la réflexion deux remarques. Interroger au regard du socioculturel ce sur quoi portent ou ont porté ces débats met en évidence des zones d’ombre, des lieux institution‐nels peu souvent convoqués (les filières professionnelles par exemple), des finalités peu souvent explorées ou des modes de combinaison de la disci‐pline avec d’autres dimensions comme la culture générale peu souvent pris en compte (sauf chez nos collègues du Québec, où la conception culturelle de l’enseignement du français est une question d’actualité, voir Falardeau & Simard, 2007). Les définitions de la discipline que proposent les didacticiens sont le plus souvent liées à l’enseignement secondaire, avec, certes depuis peu, un souci d’intégrer l’enseignement primaire ; elles prennent peu en compte les pratiques d’enseignement du français dans les filières dites relé‐guées.

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La seconde remarque tient au fait que dans les définitions de la disci‐pline évoquées ci‐dessus, des glissements peuvent s’observer du descriptif au propositionnel, avec une prise en compte assez variable du socioculturel. La reconfiguration de la discipline est un acte essentiel pour la didactique mais que décrit‐on et que propose‐t‐on si on ne prend pas en compte, dans ces descriptions ou ces propositions, les formes de différenciation sociale et/ou culturelle des pratiques et des savoirs ? La place de l’empirie paraît parfois assez faible dans des reconfigurations qui présentent un haut niveau de généralité et avec des formes apparentes de neutralité sociale ou scolaire qui interrogent justement la part accordée au socioculturel dans la définition de la discipline. . . La question du socioculturel dans quelques sous‐domaines du français  

Nous souhaitons maintenant proposer quelques réflexions sur les mo‐dalités de construction du socioculturel dans quelques sous‐domaines du français, en interrogeant les objets d’analyse et les modes d’approche cons‐truits pour élaborer des théories didactiques de l’écriture, de la littérature, de l’oral et en bloc, de l’orthographe, de la grammaire et de l’apprentissage de la lecture.

3.2.1. L’écriture  

La question du socioculturel n’a jamais été vraiment absente des débats didactiques sur l’écriture, même pendant ce qu’on peut appeler la période procédurale. Un questionnement sur les dimensions socioculturelles de l’écriture et de son apprentissage était exposé au congrès de Namur par Mi‐chel Dabène (1987) et Jean‐François Halté (1987), puis repris au congrès de Genève, dans une intervention où M. Dabène (1990) pensait les articulations entre écrits sociaux et écrits scolaires. Ces propos étaient peut‐être minori‐taires, mais ils n’étaient pas mineurs. Certes ils se focalisaient sur un objet important à l’époque, les textes à donner à écrire à l’école et leur rapport avec les textes produits hors de l’école, mais ils prenaient en compte le socio‐culturel précisément parce qu’ils interrogeaient les pratiques d’écriture, tant à l’école qu’en dehors de l’école.

Une interrogation semblable a produit ces dernières années l’exploration par Marie‐Claude Penloup de l’écriture extrascolaire des collé‐giens et la construction des relations entre pratiques scolaires et extrasco‐laires de lecture et d’écriture (Repères, 2001). Mais on ne peut que s’interroger sur le peu de productivité de ce champ, au regard des connaissances qu’il pourrait produire sur des pans entiers de la vie sociale de ceux qui sont par ailleurs élèves dans les classes que nous observons.

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Une autre entrée, féconde, sur les aspects socioculturels de l’écriture, est celle qui cherche à construire les représentations de l’écriture, de la mater‐nelle (Fialip‐Baratte, 2007) à l’université, celle qui élucide les rapports à l’écriture de collégiens, de lycéens, d’étudiants, d’enseignants, etc. Ces études orientent les recherches didactiques soit vers la socialisation familiale pour les élèves de maternelle, soit vers le cursus scolaire ou le contexte dis‐ciplinaire où l’écriture est interrogée (Barré‐De Miniac & Reuter, 2006).

3.2.2. La littérature  

Ce qui, du socioculturel, est convoqué dans les recherches didactiques sur l’enseignement/apprentissage de la littérature, tourne principalement autour des objets‐textes, des valeurs qu’ils véhiculent, identifiables dans les corpus donnés à lire, ou des valeurs attribuées à l’enseignement de la littéra‐ture (Enjeux, 1998‐1999). Ainsi, on pourra, selon les contextes sociopolitiques distinguer la fonction culturelle et patrimoniale de l’enseignement de la litté‐rature (voir l’opposition entre littérature et paralittératures, entre littératures française et étrangère), les enjeux de la construction d’une identité nationale (voir la prédominance des littératures nationales dans les corpus scolaires et les tensions qui, au Québec, font hésiter entre patrimoine québécois et pa‐trimoine français dans la constitution du corpus), mais aussi les valeurs mo‐rales ou éducatives (attribuées, par exemple, de nos jours, à la littérature de jeunesse, dans une forme d’héritage historique des valeurs anciennement attachées à la fréquentation scolaire des textes littéraires (Chervel, 2006).

En termes de modes d’approche, les objets littéraires sont rarement rapportés aux différenciations sociales ou socioculturelles des lectures qui peuvent en être faites ; de rares et anciennes études ont mis en évidence comment des lecteurs culturellement différents produisaient des lectures différenciées d’un même texte (on se souvient bien des analyses de Martine Burgos, 1992, à propos de la lecture du Grand Cahier d’Agotha Kristof). Au‐jourd’hui, le « sujet lecteur » n’est pas réellement construit, nous semble‐t‐il, comme un sujet socioculturel, même si cette notion est intéressante pour déplacer la question de l’interprétation, du texte ou de l’auteur vers le lec‐teur.

3.2.3. L’oral  

La façon dont est constitué l’objet oral en didactique du français prend différemment en compte diverses dimensions socioculturelles. D’une part, les propositions de l’équipe de Genève autour des genres du discours, mal‐gré (ou peut‐être à cause de) leur ancrage historico‐culturel, prennent quelque distance par rapport à « l’extrême variabilité des pratiques langa‐gières » (Dolz & Schneuwly, 1998, p. 65) pour construire et « stabiliser les

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éléments formels et rituels des pratiques » (ibid.). Les genres travaillés à l’école sont marqués de généralité, d’abstraction, voire de neutralité par rapport aux genres sociaux de référence. La question n’est pas ici de discuter de ces perspectives qui engagent à la fois des choix théoriques et des préco‐nisations pédagogiques, mais seulement d’interroger la place faite au social et au culturel dans la définition des genres scolaires.

D’autre part, l’oral scolaire est rarement construit en relation avec les pratiques orales extrascolaires, familiales ou vernaculaires, sauf dans quelques rares recherches qui articulent questionnement sociolinguistique et dimension didactique (Delamotte‐Legrand, 2004), ou qui, à partir de la pragmatique interactionnelle ou de perspectives interculturelles, dévelop‐pent les dimensions éducatives du développement d’un rapport à l’autre « socialement acceptable » dans les pratiques orales scolaires (Maurer, 2003). Mais, d’une manière générale, l’analyse des pratiques langagières scolaires neutralise d’un point de vue socioculturel les interactions verbales observées en classe. Cet état de chose est à mettre en relation à la fois avec le « dilemme normatif » (Fisher, 2007, p. 258) où se trouve l’enseignant, pris entre la varié‐té des usages sociaux et la très grande difficulté de déterminer une norme à enseigner, et avec le mode d’approche des interactions scolaires qui privilé‐gie un point de vue cognitivo‐langagier, excluant la prise en compte des variations sociolinguistiques.

3.2.4. La grammaire, l’orthographe et l’apprentissage de la lecture  

Nous nous proposons, pour échapper au désir d’exhaustivité, de globa‐liser ces trois sous‐domaines, en remarquant seulement combien la centra‐tion sur la langue occulte, dans les recherches en didactique, les dimensions socioculturelles. Or, l’on sait, au moins depuis Lahire (1993), combien le partage de la posture réflexive nécessaire aux apprentissages visant la langue est socialement différenciée et différenciante. Dans ce contexte global, il faut cependant souligner que les recherches en contextes plurilingues se caractérisent par l’importance accordée aux dimensions socioculturelles des représentations qu’ont les élèves de la langue, de la diversité des langues et de la grammaire.

Quant à l’apprentissage de la lecture, on peut prendre l’exemple des débats récents qui ont agité en France la communauté didactico‐politique. Marqués par un centrage sur les méthodes pédagogiques, sur l’enseignement plus que sur l’apprentissage, et dominés par des références à la psychologie cognitive et à la neurobiologie, ils ont occulté à la fois les dif‐férences d’origine socioculturelle d’entrée dans la culture de l’écrit, et la différenciation sociale de la construction de l’échec en général et en lecture en particulier.

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4. Perspectives, questions, problèmes  

Les considérations qui précèdent, qu’il s’agisse de l’approche globale de la question du socioculturel ou de l’approche spécifique à chaque sous‐domaine de notre champ, interrogent concrètement la manière dont notre discipline construit les problèmes liés au socioculturel dans une perspective didactique. Mais il convient ici de les articuler avec les apports du dixième colloque de l’AIRDF, et donc d’évoquer certains aspects saillants ou certains manques visibles – manque n’étant pas à comprendre comme un jugement de valeur mais comme une observation destinée à interroger, selon notre pers‐pective, la hiérarchie des problèmes que construit effectivement notre com‐munauté de recherche en privilégiant ou en écartant certaines questions théoriques, au moment actuel de son histoire. . . Le contexte  

La construction par notre discipline des problèmes liés au socioculturel dans une perspective didactique se fait notamment par l’exploitation impor‐tante de la notion de contexte. Mais cette notion est multiforme et fonctionne comme un outil théorique englobant des réalités diverses qui sont l’objet de l’investigation ; ainsi, le contexte peut être :

– la tâche, l’activité, la situation didactique, le milieu, les interactions entre les sujets didactiques, bref tout ce qui fait exister et évoluer le système didactique… : dans ce cas, le contexte fonctionne comme ce qui instaure l’élève comme sujet didactique ;

– la classe elle‐même ou les autres acteurs présents dans la classe, con‐texte englobant l’élève : rarement conçue comme en soi une dimen‐sion socioculturelle, la classe est perçue plutôt comme le lieu de l’hétérogénéité, de la diversité, posée en général plutôt comme un problème a priori ;

– l’établissement scolaire, englobant la classe et les acteurs ou sujets di‐dactiques : cette dimension est assez rarement posée, comme si l’approche didactique créait un angle mort, celui du scolaire, qui est à entendre ici comme le lieu concret où les systèmes didactiques se construisent ;

– l’école au sens large, qui informe (du fait de la forme scolaire) les pra‐tiques didactiques : ce contexte englobe les contextes précédents, syn‐chroniquement mais aussi diachroniquement, et fonctionne comme un contexte inscrit dans la société à un moment donné de son évolution mais aussi comme un contexte historique, qui induit une interrogation de l’inscription des objets d’enseignement dans l’histoire ;

– dans cette même optique, la notion de discipline scolaire peut être pensée comme contexte, qu’il soit conçu comme élément structurant de l’enseignement, à l’interne de l’école (comme un aspect décisif de la

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« forme scolaire ») ou dans son ouverture à ce qui peut lui donner une légitimité sociale, quand elle est référée, par exemple, aux pratiques savantes de référence qui informent les usages du langage au sein des disciplines ;

– la langue encore peut être entendue comme contexte, qu’il s’agisse, comme à l’instant, de la langue d’enseignement ou de la langue comme bien social, envisagé notamment dans son statut par rapport à d’autres langues ou comme lieu de la diversité socioculturelle ;

– la société, plus largement est interrogée comme contexte englobant tout le reste, pensée soit comme le lieu d’une diversité socioculturelle (là encore rarement posée comme un aspect positif ou simplement neutre, mais comme problème possible) ou comme le lieu de l’émergence de pratiques sociales diversifiées (concernant notamment le texte, sa lecture, sa production), avec ce qu’elles impliquent de rap‐port aux contenus d’enseignement. . . Le statut du contexte extrascolaire  

Quand ce dernier contexte est évoqué, il interroge parfois la manière dont l’école ou ses acteurs se le représentent, mais plus souvent la manière dont ils les prennent en compte. À cet égard, il faut ici préciser que cette prise en compte est analysée de diverses manières, mais il apparaît un présupposé rarement interrogé : la prise en compte du (des) contexte(s) par l’école (voire l’ancrage de celle‐ci dans ceux‐là) est jugée positive, comme si la question ne se posait pas de savoir si la décontextualisation, propre à la forme scolaire, n’avait pas quelque vertu. Certes, les premiers travaux de didactique mon‐traient que la décontextualisation à l’œuvre avait tout d’un leurre, dans la mesure où la décontextualisation pouvait apparaître comme une sanctuari‐sation de pratiques langagières et culturelles propres à un groupe social considéré comme dominant… Il n’est pas anodin d’ailleurs que le contexte social soit très souvent convoqué quand il n’est pas perçu comme homogène par rapports aux pratiques scolaires : le socioculturel est alors souvent cons‐titué comme cause d’échec ou de difficulté, lointain écho à la problématique du handicap.

Mais quand l’appartenance sociale des élèves peut être construite fine‐ment, en interrogeant par exemple les différenciations internes à un même groupe social en fonction de variables pédagogiques ou didactiques dans une logique comparative, il ne semble pas que la question de la décontextua‐lisation (entendue non dans une perspective psychologique de distanciation cognitive, mais au sens de prise de distance avec le contexte social) soit in‐terrogée « objectivement », c’est‐à‐dire sans présupposition de son intérêt didactique possible.

Du reste, la prise en compte du contexte n’est pas de même nature épis‐témologique (ou méthodologique) si elle est le fait de la recherche en didac‐

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tique ou de l’activité décrite (ou préconisée) par la didactique : interroger les effets du contexte dans le système didactique n’est pas la même chose que d’interroger les effets de la prise en compte du contexte par le système di‐dactique. . . Les objets didactiques en jeu  

Toutes ces interrogations sont possibles dans un cadre didactique, mais nécessitent en même temps l’emprunt à des théories diverses. Il y a là un effet intéressant dans la question du socioculturel : le fait que la didactique du français soit en prise avec le contexte intellectuel que représentent les autres disciplines de recherche est un trait que nous avons posé comme une caractéristique historique de la didactique du français.

Une autre interrogation née du dernier colloque de l’AIRDF tient au partage des objets traités. Il faut d’abord noter la diversité des approches : les communications ont proposé des réflexions ou des résultats de recherche soit sur l’objet enseignable (par référence aux sous‐matières du français ou à des objets plus isolés), soit sur les pratiques de classe (préconisées ou analy‐sées), soit sur les acteurs (enseignants et élèves). Notons encore la place rela‐tivement importante des enseignants, pour interroger aussi bien le rôle que peut jouer, dans leur activité didactique, leur appartenance à telle ou telle catégorie socioculturelle ou leurs pratiques langagières et culturelles, que la manière dont ils prennent en compte, dans leur enseignement, la dimension socioculturelle.

Concernant les objets d’enseignement, on a noté plus haut l’importance donnée à la question du texte et des pratiques sociales qui le prennent pour objet : il faut préciser ici qu’une grande importance est donnée à deux spéci‐fications des pratiques du texte : d’une part, c’est le texte littéraire qui est le plus souvent abordé (les problématiques littéraires reviennent en force, le thème étant sans doute propice, mais aussi en raison de l’accroissement des recherches comme des prescriptions en la matière) et c’est la lecture qui est la plus traitée : peu d’approches sur l’écriture, en revanche, ce qui a surpris les organisateurs comme le comité scientifique, sans qu’ils se soient donné le moyen d’expliquer cette désaffection relative des problématiques didac‐tiques de l’écriture. . . Questions de méthode  

Quelques questions restent posées. Par exemple, il serait ainsi intéres‐sant de d’interroger comment nous construisons, dans nos recherches, la notion d’échec. Par exemple, peut‐on/doit‐on parler d’« échec » ou d’« échec différencié » – socialement ou selon d’autres critères ? Du reste, comment catégoriser les élèves dans une perspective didactique ? Comment les caté‐

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goriser d’un point de vue socioculturel ? Comment articuler ces deux caté‐gorisations et surtout : en quoi et à quelles condition la didactique peut‐elle juger pertinente une catégorisation qui sort de son champ ?

Une telle question posée à la notion d’échec, qui ne peut pas ne pas in‐tervenir dans une réflexion didactique (si l’on veut rester fidèle à son projet social posé assez clairement à ses débuts et constamment réaffirmé depuis) renvoie à une question méthodologique et épistémologique importante : qu’est‐ce qu’un « bon » résultat en didactique ou, si l’on veut, que veut dire « réussite » en didactique ? L’élève « moyen » (sans prise en compte des différences qui peuvent caractériser les élèves) ? Ou l’élève en difficulté sco‐laire, l’élève le moins favorisé socialement, l’élève en échec ?

Plus généralement, qu’est‐ce qu’un échec en didactique ? La notion de dysfonctionnement permet de penser les problèmes selon une perspective qui évite la naturalisation des données et des concepts. Parler de dysfonction‐nement, en effet, c’est se donner la possibilité d’interroger le cadre de réfé‐rence qui permet la construction  du jugement d’échec et le fonctionnement didactique qui le rend possible, fonctionnement qui ne saurait être indépen‐dant des contextes qui le déterminent en partie, dont d’ailleurs les lieux de création des savoirs dits savants.

De telles questions ne peuvent qu’inciter à développer les recherches sur les contenus, les modes d’enseignement, les modes d’apprentissage, leur articulation et la différenciation de leurs effets. Mais il semble urgent aussi de réfléchir à la pertinence des méthodes dans la perspective d’un question‐nement du socioculturel : par exemple, ce dernier engage une réflexion mé‐thodologique sur le comparatisme diachronique (ce qu’il permet comme dénaturalisation des notions, comme mise en perspective des réformes – et autres préconisations – et de leurs fondements) mais aussi sur le compara‐tisme synchronique (ce qu’il permet encore comme dénaturalisation, comme exploration d’autres voies possibles, comme articulation conte‐nus/valeurs…). Ou encore, il n’est pas sans intérêt de s’interroger sur les entretiens comme voie d’accès pertinente aux significations différenciées accordées aux contenus, à la discipline, au mode d’enseignement…

Conclusion  

Nous avons voulu, dans ce texte, en nous fondant soit sur des travaux anciens soit sur les apports du dernier colloque de l’AIRDF, engager un cer‐tain nombre de débats, mais dans une perspective clairement orientée par nos propres positionnements épistémologiques dans le champ, c’est‐à‐dire sans chercher à être consensuels, dans la mesure où nous croyons fermement que la vivacité d’une discipline tient à la vivacité des discussions qui l’animent.

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Pour autant, celles‐ci ne se confondent pas avec la polémique, qui peut vite advenir sur une question comme le socioculturel dans la mesure où elle est doublement problématique – au sens où elle repose sur des présupposés théoriques pas toujours clarifiés et où, en même temps, elle peut générer de véritables questions théoriques. Il faut prendre garde de ne pas glisser insen‐siblement vers des conflits qui, de théoriques au départ, pourraient vite pas‐ser pour des positionnements institutionnels.

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Le problème des déterminants socioculturels de la réussite scolaire : 

le cas français  

François Jacquet­Francillon 

T(ÉOD)LE‐C)REL  ÉA  , UN)VERS)TÉ C(ARLES‐DE‐GAULLE – L)LLE  , FRANCE  Comment comprendre l’idée des « déterminations sociales de la réus‐

site scolaire », du moins dans son acception sociologique et non pas psycho‐logique (qui ferait référence à une psychologie « culturelle », comme celle issue de Vygotski) ? Nous pouvons tous répondre que cette idée nous vient si l’on observe les différences de trajectoires entre les élèves, et si l’on sug‐gère que ces différences pourraient s’expliquer par les caractéristiques « so‐cioculturelles » des familles donc des classes sociales dont proviennent les élèves. Ceci ne cesse de nous préoccuper depuis très longtemps, et plus pré‐cisément à partir des années 1960‐70, époque qui a vu en France l’unification du système éducatif, la démocratisation de l’enseignement secondaire, la massification conséquente des effectifs et la diversification des publics scola‐risés. Dans ce contexte en effet, cette question est liée à l’inquiétude grandis‐sante devant le phénomène massif de l’échec scolaire – voir les taux de redoublements – puisque précisément ce phénomène est inégalement distri‐bué dans la population scolarisée. C’est assez dire à quel point nous atten‐dons que l’école réduise les inégalités et satisfasse ainsi notre profond désir de justice.

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1. Histoire du problème  

Pourquoi l’inégalité sociale devant les études n’apparaît‐elle pas ou ne pose‐t‐elle pas question plus tôt ? Pour une raison simple. En fait, la Troi‐sième République, jusqu’à la guerre de 1914, s’était donné pour but fonda‐mental de développer la scolarité pour des populations qui, soit en étaient privées ou exclues, soit n’étaient pas mises en état d’en profiter vraiment. Cependant elle ne pouvait pas surmonter ce que le XIXe siècle lui avait lé‐gué, à savoir la séparation et même la ségrégation des populations scolari‐sées. Les enfants des classes populaires étaient accueillis dans les écoles communales où on leur dispensait un enseignement primaire, éventuelle‐ment prolongé par l’École primaire supérieure ou le Cours complémentaire, tandis que les élites, les notables, étaient admis dans les lycées qui incluaient une scolarité élémentaire et offraient le long cursus aboutissant au baccalau‐réat. Les populations n’étant donc pas mélangées, il n’était guère possible de s’intéresser aux trajectoires scolaires ni a  fortiori d’expliquer les différences des trajectoires par des caractéristiques sociales et culturelles. Certes, on savait bien identifier et hiérarchiser les particularités sociales ou psycholo‐giques des individus en fonction de leur appartenance sociale ; et on pouvait faire des constats, parfois même très raffinés, sur le terrain de la langue, des aptitudes intellectuelles, de la propension à l’arriération, ou… de la prédis‐position au crime. Mais c’était une autre affaire…

L’idée que l’inégalité des comportements et des acquisitions scolaires peut être rapportée à l’inégalité des conditions sociales et familiales des élèves se fait jour en France après la guerre de 1914, justement lorsque le thème de l’école unique commence d’être diffusé – ce qui va déboucher sur le principe de l’égalité des chances. Il n’y a donc pas de hasard. S’il fallait donner des points de repère pour observer cette émergence, on pourrait d’abord citer l’étude de Paul Lapie (1912), publiée dans L’année psychologique. C’est probablement la première du genre. Elle porte sur 24 élèves d’un Cours Moyen 1e année, et elle compare des « avancés » et des « retardés ». Lapie, qui est un disciple de Durkheim, relève à la fois des caractéristiques physiologiques, psychologiques, et des caractéristiques sociales des élèves. Et il montre que dans le groupe des avancés le statut économique est plus élevé, que la fratrie est moins nombreuse – d’où il résulte que la condition physique est meilleure –, que les familles ne sont pas incomplètes, que le niveau d’instruction des pères est plus élevé (en niveau de diplôme et en nombre d’années d’études), que les familles s’occupent davantage de l’éducation – d’où une rareté des absences à l’école, un contrôle plus grand sur le travail, etc. On voit que rien, ou presque, n’y manque. Lapie a même indiqué un possible rôle de la mère dans la réussite de l’enfant !

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Le problème des déterminants socioculturels de la réussite scolaire… _______ 39

Rendons hommage en passant à un autre auteur qui a fait preuve d’une belle perspicacité en ce domaine. C’est Georges Lefèvre, qui occupa la chaire de Science de l’éducation de l’Université de Lille en 1898. De telles chaires avaient été créées par la Troisième République bien avant que n’existe dans nos facultés un cursus de sciences de l’éducation – au pluriel cette fois. G. Lefèvre donc, un de nos ancêtres oublié, publia dans la Revue pédagogique de janvier‐juin 1900, « Une enquête pédagogique dans le cours moyen des écoles primaires du Nord », où 41 questions étaient posées à 37000 élèves, sur leurs matières préférées, leurs habitudes de lecture, leurs absences, leurs retards, leurs souhaits professionnels, etc. Certes, notre souci sociologique d’aujourd’hui y est peu visible, néanmoins, il est intéressant de remarquer l’incursion de la statistique sur le terrain pédagogique et non plus seulement administratif et institutionnel.

Un autre repère très intéressant, sur lequel je ne m’arrête pas davan‐tage, c’est le livre de Pierre Naville, Théorie  de  l’orientation  professionnelle, publié en 1945 et écrit pendant la guerre, moins connu de nos jours qu’il ne l’était jadis dans le milieu de l’orientation scolaire. En bon marxiste, Naville postule un primat de l’économique sur le psychologique et, au grand dam des psychologues, il en déduit qu’il n’y a pas d’aptitudes ou quasiment pas avant l’insertion dans une activité professionnelle proprement dite ; si bien que, par aptitude, il faut entendre selon lui le résultat d’un processus d’adaptation qui dépend des rapports entre le milieu socioéconomique, les bases physiologiques et la socialisation professionnelle des individus. Nous sommes à nouveau sur le registre de Lapie.

On trouve donc bien dans cette première moitié du XXe siècle une con‐ception élaborée des déterminismes sociaux de la trajectoire scolaire. Toute‐fois, il ne s’agit pas encore d’une idée force. Rien ne se passe au‐delà de quelques cercles savants. Ni les réformateurs du Front populaire ni ceux de la Libération comme Gustave Monod et Paul Langevin ne vont intégrer la donnée des rapports entre l’origine sociale des élèves et leur réussite sco‐laire. Dans ce qu’on pourrait appeler une phase primitive de la démocratisa‐tion, ne se dessinent en effet que deux grandes questions : d’une part le dépassement d’un enseignement jadis réservé à une élite, et d’autre part, pour ce faire, le développement des sciences expérimentales à la place de la culture gréco‐latine. Et ceci est cohérent avec le choix d’assurer la prolonga‐tion de la scolarité non pas en élargissant le recrutement de l’enseignement primaire supérieur et des Cours complémentaires, mais en envoyant tout le monde dans des établissements de type secondaire. Aujourd’hui, le débat français sur le collège unique, débat qui devient très tendu, c’est le moins qu’on puisse dire, pourrait se comprendre comme un retour douloureux sur ce choix initial.

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C’est donc à partir des années 1960, dans le contexte de la démocratisa‐tion de l’enseignement secondaire et de l’allongement de la scolarité moyenne que s’impose chez nous, avec le « problème » de l’échec, l’analyse sociologique des déterminants sociaux de la trajectoire scolaire (en concur‐rence, toujours avec les données psychologiques). D’après l’institution poli‐tique et juridique de l’égalité des chances, chaque élève est désormais comparable avec tous les autres si bien qu’une corrélation, qui va être bien‐tôt construite comme une causalité, apparaît de plus en plus évidente : si on prend une classe d’âge à l’entrée du système éducatif, dans la diversité so‐ciale qui la compose, et qu’ensuite on examine les progressions effectuées par les élèves au long de leur scolarité et jusqu’à la sortie, on s’aperçoit que les progressions les plus courtes, qui conduisent à la sortie précoce ou aux segments dévalorisés, sont majoritairement accomplies par les élèves appar‐tenant aux catégories situées au bas de l’échelle sociale ; et inversement. Du coup, on se met dans le cas d’interroger les variables efficaces, et, au‐delà des variables économiques, les variables culturelles vont être identifiées et analysées comme telles.

Tout ceci est bien connu et je me contente par conséquent d’un bref rappel qui ne remplace pas la lecture des articles de synthèse de Jean‐Claude Forquin (1982a, 1982b)1. Dès les débuts des années 1960 on dispose des sta‐tistiques du ministère de l’Éducation nationale, à côté d’enquêtes de diverses provenances, en particulier de l’INED2, qui ont porté sur différentes popula‐tions d’élèves. La corrélation dont je parle est très bien éclairée également par une enquête de M. Gilly (1967), « Influence du milieu social et de l’âge sur la progression scolaire à l’école primaire », comme par d’autres travaux parmi lesquels se détachent ceux de Colette Chiland3. Tout ceci met en lu‐mière l’inégalité des performances, notamment la fréquence des redouble‐ments, mais surtout le fait que le phénomène d’échec scolaire touche beaucoup plus les milieux qu’on qualifie depuis cette époque de « défavori‐sés ». En 1962, d’après l’enquête de l’INED, 76% des enfants de cadres sont en CM2 à l’âge normal ou en avance, mais 36% seulement des enfants d’ouvriers. Bourdieu et Passeron, dans Les héritiers (1964), commencent par une série de données statistiques du même acabit, qu’ils entourent de for‐mules assez dérangeantes4.

1.– Plus récemment, voir J.‐M. de Queiroz (1995). 2.– Voir Population  (1966a, 1966b). Les travaux l’INED et d’A. Girard sont résumés dans un

volume spécial de la revue Population, « Population » et l’enseignement, (INED, 1970). 3.– voir notamment L’enfant de six ans et son avenir (Chiland, 1971). 4.– P. Bourdieu et J.‐C. Passeron (1964, p. 11) : « Un calcul approximatif des chances d’accéder à

l’Université selon la profession du père fait apparaître que celles‐ci vont de moins d’une chance sur cent pour les fils de salariés agricoles à près de 70 pour les fils d’industriels et à plus de 90 pour les fils de membres des professions libérales ».

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Le problème des déterminants socioculturels de la réussite scolaire… _______ 41

Ces approches caractérisent aussi les pays étrangers, du moins les pays industrialisés, qui ont en gros les mêmes problèmes, au même moment. Aux États‐Unis, un rapport très important, le rapport Coleman, rédigé après une enquête commandée en 1964 par le congrès sous le titre Equality of Educatio‐nal Opportunity, portait sur 4000 écoles et 645 000 élèves, avec des tests de connaissance, des tests psychologiques, etc. Ce rapport a été très peu lu en France, mais il débouchait lui aussi sur une analyse des déterminants de la réussite et de l’échec scolaires, donc de l’inégalité des chances. Ces détermi‐nants sont saisis comme des composantes du milieu professionnel des pa‐rents, de l’appartenance ethnique, des moyens matériels dont l’école dispose, etc.

En outre, d’après ces recherches, l’influence de l’appartenance sociale sur la réussite ou l’échec scolaire apparaît sensible non pas seulement sur un plan aussi général, mais y compris quand on observe des choses plus fines. Même parmi les élèves qui réussissent, les chances de poursuivre les études varient en fonction de l’appartenance sociale ; il y a donc une « sursélection » au terme de laquelle ceux des fils d’ouvriers qui réussissent ne réussissent cependant pas autant ni de la même façon que les autres, ne s’orientent pas dans les mêmes voies, ne fréquentent pas les mêmes filières des universités, etc. Je me réfère là à des enquêtes anciennes ; mais la situation actuelle est traversée par les mêmes tendances inégalitaires. Avec toutes sortes de nuances bien sûr. Un panorama des décennies 1960‐1990 est dressé en 1995 par D. Goux et E. Maurin dans la Revue française de sociologie, qui fournissent des données d’enquêtes sur la formation et la qualification professionnelle, effectuées 4 fois, en 1970, 1977, 1985 et 1993.

2. Quelles catégories pour penser les déterminants sociaux de la trajectoire scolaire ?  

Il est significatif qu’à ce moment la définition et la catégorisation des déterminants sociaux est exprimée dans le langage du « socioculturel », c’est‐à‐dire en réalité du « culturel » comme tel. Avant cela, le « social » était surtout pensé au niveau de l’économique. Mais de quoi s’agit‐il exactement ? On pense certes à la catégorie socioprofessionnelle des parents, mais aussi, plus précisément, au langage et aux comportements liés à l’usage de la langue, y compris certaines conduites cognitives. Sur ce seul terrain, on a en mémoire la passionnante divergence entre Bernstein et Labov. Mais on ob‐serve en même temps d’autres genres de conduites et de pratiques. Dans un récent article, D. Meuret (2003) parle de « stimulation de l’environnement familial » et il évoque les discussions culturelles avec les parents, le soutien familial, les ressources éducatives à la maison, le travail à la maison, etc. Parfois des études envisagent des variables originales, comme J. Lautrey qui,

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dans cet ouvrage important de 1980, Classe  sociale, milieu  familial  et  intelli‐gence, s’intéresse à l’occupation des espaces domestiques. Viennent aussi sous le regard des chercheurs les phénomènes psychologiques reliés aux environnements scolaires et extrascolaires, notamment les phénomènes de motivation – assez privilégiés dans les années 1960. On pourra aussi ranger dans cette rubrique le thème du « rapport au savoir »5. Cette grande diversi‐té peut et doit susciter une certaine prudence. Est‐il possible d’établir une liste exhaustive ? Rien n’est moins sûr. Et surtout, rien ne dit que, après avoir mis en évidence une corrélation, on puisse en déduire une imputation causale. Au final, tout spécialiste le sait, les enquêtes doivent affronter la grande complexité de la configuration où interagissent de tels facteurs socio‐culturels ; d’autant que le fait d’isoler une variable expose ensuite à de re‐doutables problèmes de traitement statistique. Faute de précautions suffisantes, on peut faire dire n’importe quoi aux chiffres, ou bien ressasser d’insondables banalités.

Cela étant posé, la référence au socioculturel a permis dans un premier temps d’accomplir la critique des convictions pédagogiques conservatrices, notamment celles qui se formulaient dans l’idéologie du « don ». Cette cri‐tique, dont P. Naville fut peut‐être le fondateur, ne faisait en somme que poursuivre le vieux conflit entre les explications environnementalistes et les explications héréditaristes des facultés humaines et de l’intelligence. On la trouve en 1964 chez Bourdieu et Passeron, dans Les Héritiers ; et elle est au centre d’un congrès du GFEN en 1971, sur « La lutte contre l’échec sco‐laire »6.

Plus intéressant pour la reconstitution que j’essaye d’effectuer ici, me semble être le constat qu’il y a eu deux objectivations distinctes du « socio‐culturel ». Et ceci trace peut‐être une ligne de partage autre que celle, habi‐tuelle, entre, d’un côté les sociologues qui attribuent les différences et les inégalités à la famille, donc les situent avant l’école – ce sont les « externa‐listes » ; et d’un autre côté ceux qui trouvent des causes internes et qui dé‐noncent dans l’école et les apprentissages scolaires un rôle inégalisateur – ce sont les « internalistes », « conflictualistes ». Cette opposition n’est pas fausse, mais elle est de surface, politique seulement. Et elle ne doit pas occul‐ter la divergence scientifique qui porte sur le concept même du « sociocultu‐rel ». Dans l’imputation d’un déterminisme ou d’une causalité « socioculturelle » des inégalités scolaires en effet, la notion même du « cul‐turel » a évolué, et on est en donc présence de deux acceptions ou de deux modèles distincts, que je puis évoquer à grands traits.

5.– Voir B. Charlot, É. Bautier, J.‐Y. Rochex (1992). 6.– Colloque repris dans un volume intitulé : L’échec scolaire : doué ou non doué ? (Groupe français

d’éducation nouvelle, 1974)

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Dans le premier cas, tout en dépassant ou en approfondissant la va‐riable simplement économique, on envisage encore la variable culturelle sur le modèle de l’économique. C’est quelque chose que l’on possède, que l’on accumule, et dont on use seulement quand on la possède. C’est donc quanti‐fiable ou du moins mesurable ; c’est échelonné du plus au moins, à un degré ou à un autre ; ce qui renvoie finalement à un statut et par conséquent à une hiérarchie de statuts. L’expression ou la traduction fondamentale de cette conception, la première apparue en France, est celle de « handicap sociocul‐turel ». Aux USA l’expression usitée fut « déficit culturel » (cultural depriva‐tion), qui indique les composantes évoquées plus haut : l’univers familial, les caractéristiques éducationnelles des familles et des environnements fami‐liaux en général.

L’important est que le socioculturel s’appréhende alors sur deux axes : d’une part il renvoie à une logique de l’acquisition voire de la consommation culturelle ; d’autre part il admet comme étant « culturel » ce qui seul répond à la norme dominante, donc académique, voire scolaire. On est essentielle‐ment dans un univers d’œuvres, avec lesquelles on entre en contact sur un mode… cultivé (élaboré, etc.) et surtout par connivence. C’est dans ce sens qu’on va parler d’un héritage culturel. Bourdieu et Passeron, ne manquent pas d’intituler leur fameux ouvrage : Les héritiers.

De ces conceptions se déduisent facilement des solutions pratiques, no‐tamment les projets d’« enseignement compensatoires ». Le mot est significa‐tif ; il suppose qu’on peut combler un manque, réparer des carences, ce qui conduit à interroger les expériences éducatives de la petite enfance. En France, on a assez rapidement parlé de « pédagogie de soutien »7. En réalité, dans la logique environnementaliste, on définit autant de déficits ou de han‐dicaps que de moyens d’y remédier, moyens pédagogiques, psychologiques, éducatifs et culturels en général.

Dans la seconde variante, le culturel est pensé non plus seulement sur le mode économique, mais sur le mode anthropologique. Sous le coup de l’anthropologie – et de l’ethnologie –, on fait référence moins à ce qu’on pos‐sède, moins à un héritage familial ou à un statut (ou status) culturel du « mi‐lieu » de provenance, qu’aux formes de pratiques possibles et assumées dans ce milieu. Et de ce fait – soulignons la divergence ave la précédente ap‐proche : d’une part on objective cette fois des logiques  d’appropriation  et  de production  de  la  culture et non une simple accumulation ou possession ; d’autre part, en conséquence, la désignation du culturel ne relève pas des normes dominantes, lesquelles sont relativisées. Voilà tout ce que recèle, me semble‐t‐il, la notion de « pratique culturelle » et, conjointement, la notion des différences entre des pratiques culturelles propres à certains milieux

7.– Voir V. Isambert‐Jamati, (1973).

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sociaux, et d’autres propres à l’école. Au total, on s’intéresse à des comporte‐ments, objectivables à leur tour, y compris quantifiables par des données statistiques.

La sociolinguistique est la plus typique et la plus efficace de ces ap‐proches. En interrogeant des différences dans les pratiques de la langue, elle refuse l’idée de « niveaux de langue », elle rejette l’approche en termes de déficit au profit d’une approche en termes de types et de styles de pratiques, et de types culturels non hiérarchisés. Bernstein a donné ses lettres de no‐blesse à ce genre d’hypothèse ; mais avec de grandes difficultés pour se dé‐marquer des conceptions du handicap : on lui a souvent reproché – il s’en est défendu – de restituer l’idée de déficit. Un ouvrage de Bernard Lahire, Cul‐ture écrite et inégalités scolaires (1993), représente bien cette option moderniste, sur le terrain de l’enseignement du français. B. Lahire adresse d’ailleurs à Bernstein les mêmes reproches sur l’idée de déficit… mais je ne suis pas sûr qu’il y échappe, ni qu’il échappe, en contrepartie, à un certain relativisme. La question est très difficile à trancher.

On ne peut ignorer qu’au même moment, dans les années 1970, l’expression « socioculturel » s’impose dans les champs éducatifs non sco‐laires, spécialement celui de l’organisation des loisirs (voir l’expression « animation socioculturelle »). La notion de « pratique culturelle » se glisse elle aussi dans les études statistiques, avec ce que cela engage pour les poli‐tiques publiques. Michel de Certeau est très certainement l’auteur qui a le mieux synthétisé l’ensemble de ces approches et de ces conceptions, depuis l’anthropologie, l’ethnologie, la sociologie, la philosophie, entre autres (voir notamment La culture au pluriel, 1974 et L’invention du quotidien, 1980)8. Mais l’essentiel c’est que ces thématiques, et le regard sur les pratiques et les com‐portements qu’elles imposent, mettent en valeur un certain nombre d’éléments, dont je voudrais brièvement formuler les principaux.

– On accorde une préséance à  la production  sur  l’acquisition de  la culture ; on refuse la séparation entre ceux qui produisent et ceux qui acquiè‐rent ou consomment – en altérant plus ou moins les significations cognitives, les valeurs esthétiques ou autres. Dans le domaine de l’histoire culturelle, et notamment de l’histoire de la lecture, Roger Chartier parle ainsi de « mode d’appropriation »9 (en un sens très proche, de Certeau utilise la notion de « braconnage », qui fait penser au « bricolage » de Lévi‐Strauss).

– On réévalue  la culture populaire (vs culture savante), donc la masse et les anonymes qui la composent (vs l’élite). Il faut saisir l’importance de ce passage à une vision différentialiste, de préférence à une vision

8.– Sur ces questions, on peut se reporter à Denys Cuche, La notion de  culture dans  les  sciences 

sociales (1996). 9.– Parmi de nombreux autres titres de R. Chartier, voir « Culture écrite et littérature à l’âge

moderne », (2001).

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hiérarchique. C’est dans le même esprit sans doute qu’on ne tire plus la culture scolaire seulement ou exclusivement vers la haute culture (savante), et que, du coup, on n’y inclut pas seulement des contenus de savoirs relevant de configurations disciplinaires particulières.

– On affirme un  pluriel  de  la  culture  au lieu d’un singulier orné d’une majuscule. Autre passage important.

– On accorde un intérêt à l’individu et non plus seulement à l’Institution. La culture est certes un phénomène lié à des institutions, mais en tant que les individus y agissent, y pensent collectivement, y élaborent des convictions, etc. : une pratique culturelle relève donc d’un investissement du sujet.

En résumé : la différence plutôt que la hiérarchie, et le pluriel plutôt que l’unicité, tels sont les deux éléments cardinaux. C’est la conception régnante aujourd’hui. Pas de supériorité, mais de la distance.

3. L’évolution de l’école et de ses fonctions  

Pour être complet dans cette analyse, il faut ajouter que la visibilité des déterminants sociaux de la trajectoire scolaire n’est pas un simple effet des recherches et des approches savantes. Elle est due à une évolution du sys‐tème éducatif ou plus encore de ses fonctions et de leurs rapports, dans la période considérée.

J’ai suggéré qu’il y a deux âges de la démocratie scolaire. Le premier, celui de l’époque Jules Ferry, c’est l’âge de ce qu’on peut qualifier de démo‐cratie incomplète, une démocratie sans égalité des chances entre les ci‐toyens ; c’est l’âge de la scolarisation primaire universelle, mais qui sépare la scolarisation des enfants des classes aisées dans les lycées (qui vont des classes primaires jusqu’au baccalauréat), et celle des classes populaires, dans les écoles communales prolongées parfois par l’école primaire supérieure (sauf lorsque ces enfants accèdent au lycée par le concours des bourses). Le second âge, le nôtre, celui qui, sous le grand principe de l’égalité des chances, un principe de justice, se réalise dans l’école unique, dont le collège est l’élément central, proprement unificateur puisqu’il assure la montée obligatoire de l’école primaire vers l’enseignement secondaire. Mais cette évolution s’accompagne d’une transformation de la structure des fonctions de l’école. Comment comprendre cela ? Je me réfère aux textes théoriques de Bourdieu sur le système d’enseignement10. En simplifiant un peu, on admet‐tra que tout système d’enseignement remplit trois types de fonctions : 1) des fonctions culturelles de conservation et transmission de corpus de connais‐sances (y compris élaborés sous forme de disciplines scolaires) ; 2) des fonc‐tions de socialisation (l’éducation comme intégration à des ensemble de

10.– Voir notamment Bourdieu (1977, 1979).

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normes, donc comme inculcation identitaire) ; 3) des fonctions sociales de répartition dans la division du travail, par la distribution des titres et des qualifications. Or l’un des changements majeurs de l’école dans la période de démocratisation tient à ce que le troisième type de fonction domine voire écrase les autres. Prime désormais la distribution des titres, dans la réalité et dans les consciences. Bien sûr, les familles n’ont jamais été indifférentes aux « débouchés » de la scolarité, c’est‐à‐dire aux bénéfices, parfois très grands, qu’on en pouvait retirer. Mais aujourd’hui ces fonctions sont hypertrophiées, non seulement parce que, avec la démocratisation de l’enseignement secon‐daire et la massification conséquente du lycée puis de l’Université, elles con‐cernent toute la jeunesse ou presque, mais aussi parce que, même sans cela, par suite de la relation plus étroite et directe qui s’établit entre la formation et l’emploi dans le courant des évolutions technologiques, le diplôme joue un bien plus grand rôle dans l’accès au monde du travail, dans les chances de socialisation professionnelle, en lieu et place des modes de reproduction que jouaient jadis les corporations de métiers elles‐mêmes.

Et c’est l’importance prise par le diplôme qui explique que notre idéal de justice, d’égalité et de démocratie, se soit incarné dans une école de la compétition généralisée pour les meilleures places, via les classes, les filières, les examens et les concours. Tel est fait majeur qui configure aujourd’hui la réalité des usages de l’école dans la société. Mais soyons clair : dans cette compétition, par principe, rien n’est garanti, rien n’est assuré, rien n’est promis à personne. Personne ne peut raisonnablement estimer, par exemple, que la place de ses parents lui sera acquise à lui aussi. Tout le monde doit entrer dans la compétition et prendre le risque qui va avec. Là s’apprécie le mieux la dimension individualiste et libérale de l’école moderne. On peut dire que l’école à la fois gère le désir fondamental de l’individu moderne de se choisir lui‐même, de choisir et de conquérir son propre être social (donc aussi ses sociabilités) ; et que, de ce fait, elle ménage une incertitude fondamentale sur les statuts et les identités sociales accessibles par tout un chacun. C’est là une des significations profondes de l’épreuve scolaire aujourd’hui. Ici se vérifie de façon inattendue la fameuse formule de Sartre : l’existence précède l’essence. Il suffit d’ajouter deux qualificatifs ad  hoc et dire : « l’existence scolaire précède l’essence sociale ».

En conséquence, les fonctions culturelles de l’école subissent à leur tour une transformation, qui fait évoluer les buts et les modalités de la transmis‐sion culturelle scolaire. Car le souci dominant, celui des familles comme le nôtre, nous, enseignants, responsables politiques, etc., c’est le devenir de l’enfant, son « épanouissement », l’éclosion de ses talents, bref sa réussite non seulement à l’école mais dans la vie en général. De ce point de vue, soit dit en passant, les didacticiens pourraient s’intéresser davantage à la hiérar‐chie des disciplines scolaires, et à ses effets sur l’apprentissage des élèves, du

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fait que cette hiérarchie est commandée par l’utilité pour ne pas dire la ren‐tabilité sociale des disciplines. Comment ignorer que, dès les petites classes, l’élève « doué en maths » est mis sur l’orbite des grandes écoles ? Ces simples constats expliquent pourquoi les déterminants socioculturels de la réussite scolaire deviennent visibles, ou en tout cas, surgissent comme une question aussi manifeste qu’urgente. Et en bout de chaîne, les sociologues se penchent sur ce qui fausse la compétition : le fait que les classements scolaires à la sortie correspondent toujours peu ou prou aux classements sociaux à l’entrée (mais il faudrait le dire avec beaucoup de nuances, car il y a des points plus positifs dans l’histoire de la démocratisation, bien sûr). La grande habilité de Bourdieu aura été l’usage du concept de « reproduction » pour qualifier cette situation où, théoriquement, toute reproduction est for‐mellement exclue puisqu’il s’agit de compétition sur une base d’égalité des chances.

4. Perspectives  

Revenons sur le terrain pédagogique. Une fois les pratiques culturelles populaires reconnues et valorisées, si l’on a compris les écarts entre ces pra‐tiques et d’autres (scolaires ou académiques), doit‐on, peut‐on surtout ré‐duire ces écarts, en faveur des familles concernées par l’échec scolaire ? La tentation est aussi logique que grande. Cependant, le projet démocratique ainsi envisagé pourrait méconnaître deux séries de conditions essentielles de la transmission.

1. Une condition relative aux objets culturels. C’est la condition d’après laquelle les objets de la culture sont nécessairement produits et représentés dans un processus de différenciation et de hiérarchisation. Ce processus s’accomplit de l’intérieur de la culture, il appartient à la vie de la culture, si bien que, pour l’entraver et entraver ses effets sur la transmission, il ne suffit pas de dénoncer les rapports de force culturels et l’utilisation que font les classes « dominantes » des hiérarchies culturelles. J’ajoute que je ne fais pas seulement allusion ici à la hiérarchie qui sépare la culture académique, ou savante, ou « distinguée », et la ou les culture(s) populaire(s), comme les historiens ou les anthropologues nous parlent des univers si hétérogènes de la culture orale et de la culture écrite, mais je considère aussi bien la diffé‐renciation des savoirs élaborés et des savoirs spontanés, des concepts empi‐riques et des concepts théoriques, des énoncés particularistes et des énoncés universalistes, etc. Il est probable que les pédagogies dites « nouvelles », notamment la pédagogie Freinet, doivent une part de leur efficacité à leur façon inédite de traiter donc aussi de maintenir ces différenciations.

2. Une condition relative au sujet de la culture. Un sujet de culture, c’est avant tout un individu exposé à des normes culturelles, des normes elles

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aussi différenciatrices et hiérarchisantes. Ce sujet est constitué, si l’on veut, par la confrontation à ces normes, et il est donc titulaire des valeurs qu’elles désignent : c’est un sujet « normalisé » en ce sens. Voilà encore une banalité. Mais il est moins banal de préciser que l’intégration des normes engendre des formes de conscience de soi, autrement dit de l’identité. On en a un exemple trivial mais amusant dans le film d’Abdellatif Kechiche, L’esquive (2004), où l’on voit, dans un établissement scolaire de « zone sensible », un jeune garçon objet de quolibets homophobes pour avoir entrepris de faire du théâtre. Nous sommes à l’autre pôle des hiérarchies et des rapports de force culturels, c’est‐à‐dire du côté de la résistance populaire à la culture « culti‐vée » ; mais peu importe, je veux juste faire apercevoir dans ce cas l’efficacité « identitaire » de la normativité du sujet inscrit dans la culture. En consé‐quence, je pose la même question que précédemment : peut‐on faire l’économie de ces phénomènes ? Et comment peut‐on les maîtriser ?

Pourquoi évoquer ces deux conditions, la différenciation et la hiérarchi‐sation des objets culturels et la normativité du sujet de la culture ? Pour la simple raison qu’elles sont inhérentes à tout processus d’acculturation. Je prends là encore le terme au sens fort, avec les historiens et les anthropo‐logues, pour désigner l’adjonction, l’addition, la rencontre avec une culture étrangère (comme étaient la culture écrite ou la culture religieuse pour les paysans aux époques anciennes).

Pour conclure : est‐ce que revendiquer, en démocrates que nous sommes, la réduction des écarts culturels, ne se fonde pas sur une mise en doute du projet même de l’acculturation ainsi entendue ? Du reste, je verrais bien dans les premiers textes de Bourdieu un exemple frappant et radical de cette mise en doute. Car ce qui caractérise La reproduction (1970), c’est préci‐sément le refus d’utiliser le mot « acculturation » alors admis et en prove‐nance, comme « pratiques culturelles », de l’anthropologie. Pour traiter des phénomènes de la transmission scolaire sous l’angle sociologique, Bourdieu a préféré parler de « violence symbolique ». Sans doute voulait‐il nous rendre sensibles non pas à la rencontre et à l’addition mais au conflit et à la soustraction voire à la destruction. Ainsi nous a‐t‐il mis dans une situation intellectuellement déroutante, et en fin de compte très culpabilisante. Nous étions sommés de choisir notre camp, le bon : celui des faibles – des victimes dirait‐on aujourd’hui.

Mais la situation et les difficultés actuelles nous autorisent peut‐être à nous demander comment transmettre une culture universelle, avec ce que cela suppose de hiérarchisation des objets et de normativité du sujet de cul‐ture, bref comment entrer dans les inévitables rapports de force culturels, tout en restant… démocrates.

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La circulation de perspectives socioculturelles états­uniennes et 

britanniques : traitements de l’écrit dans le supérieur 

John Brereton, Christiane Donahue, 

Cinthia Gannett, Theresa Lillis, 

Mary Scott 

BOSTON AT(ENAEUM, MASSAC(USETTS, ÉTATS‐UN)S ; T(ÉOD)LE‐C)REL  ÉA  , DARTMOUT( COLLEGE, NEW (AMPS()RE, ÉTATS‐UN)S ;  FA)RF)ELD UN)VERS)TY, CONNECT)CUT, ÉTATS‐UN)S ;  APPL)ED LANGUAGE AND L)TERAC)ES RESEARC( GROUP, T(E OPEN UN)VERS)TY,  M)LTON KEYNES, GRANDE BRETAGNE ;  ACADEM)C L)TERAC)ES RESEARC( GROUP, )NST)TUTE OF EDUCAT)ON‐UN)VERS)TY OF LONDON, GRANDE BRETAGNE.  Plus qu’une simple description du rôle du socioculturel en didactique

de l’écrit dans le supérieur en dehors de la France, nous nous proposons de traiter dans cet article la circulation de quelques auteurs et thèmes qui sont dans la visée socioculturelle aux États‐Unis et en Grande Bretagne, y com‐pris des auteurs français qui circulent dans ces contextes davantage qu’en France. Nous aborderons la question d’abord en nous penchant sur quelques programmes de troisième année dans le champ de la « théorie de la compo‐sition » aux États‐Unis, champ qui prend comme objet principal l’écrit uni‐versitaire. Cela fournira un premier aperçu de la circulation des auteurs dans un cadre socioculturel. Ensuite nous évoquerons deux chercheurs (Mi‐chel Foucault et Kenneth Burke) qui représentent « le socioculturel » mais

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qui circulent différemment de que ce qu’on pourrait penser. Nous aborde‐rons ainsi des influences françaises sur les pensées états‐unienne et britan‐nique, mais aussi la surprise qui a été la nôtre en constatant que certains auteurs ou textes que nous nous attendions à retrouver au fil de notre étude n’étaient en fait pas exploités en France. Nous introduirons également un auteur qui influence la pensée britannique mais reste inconnu, ne circule pas, en France et aux États‐Unis. Enfin nous aborderons un exemple qui met en œuvre un cadre socioculturel pour l’exploration de l’écrit universitaire en Grande Bretagne, écrit « de recherches » ou scientifique, fondé sur la pensée des auteurs français et britanniques (et de l’auteur russe M. M. Bakhtine, référence partagée par les deux pays).

L’on verra dans les domaines développés ici que « le socioculturel » est étroitement lié aux questions de politique, de positionnements, de personnes exclues/inclues, et de relation entre textes et contextes. Nous montrerons aussi que les préoccupations socioculturelles britanniques tendent vers des analyses des étudiants marginalisés (par leur classe ou leurs langues) tandis que les préoccupations états‐uniennes tendent vers les questions de pouvoir, de politique, et de construction sociale des savoirs. Ces tendances sont elles‐mêmes en partie influencées par les auteurs qui circulent dans chaque con‐texte. À partir de cet ensemble, nous espérons favoriser le passage à une nouvelle étape de la circulation par le biais d’un dialogue international.

1. L’encadrement du socioculturel par la « théorie de la composition » aux États­Unis 

Les programmes de recherches focalisés sur l’analyse de l’écrit, de la composition, et de la rhétorique à l’université n’ont qu’une quarantaine d’années aux États‐Unis. Ils ont été initiés pour répondre à des besoins spéci‐fiques : gérer l’enseignement de l’écrit à l’université (en première année et au‐delà), effectuer des recherches sur ce sujet, et le théoriser en prenant en compte la démocratisation croissante de l’enseignement supérieur et l’entrée à l’université d’un grand nombre de nouveaux étudiants.

Bien que la rhétorique ait toujours eu une place centrale, dès la période des classicistes, son rôle dans les cursus des universités américaines a dimi‐nué pendant la deuxième moitié du 19e siècle avec l’évolution des UFR de lettres (d’« anglais ») qui se sont donné comme objet d’étude l’analyse litté‐raire et la focalisation sur l’écrit comme compétence transversale. Dans la première moitié du 20e siècle, l’écrit a été traité comme un « sujet à ensei‐gner » et non comme un objet de recherche. Au cours de la deuxième moitié du 20e siècle, la « composition » est devenue un champ de recherches et d’études formelles. Ce champ a récupéré et révisé la rhétorique classique, et

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La circulation de perspectives socioculturelles états‐uniennes et britanniques… __ 53

a développé des modèles théoriques et des projets de recherches visant les processus cognitifs et sociaux de la composition ainsi que le rôle de l’écrit dans l’apprentissage. Le champ de la composition a également exploré les meilleures façons de soutenir les perspectives personnelles et d’engagement politique naissantes chez les étudiants, en développant leurs « voix » indivi‐duelles (ce qu’on a appelé à l’époque l’« expressivisme »). Cette exploration est passée par l’étude des programmes de l’enseignement de l’écrit, par la mise en place d’études historiques concernant l’écrit et son enseignement, et par l’étude des pratiques d’écriture et de formation du savoir discursif des étudiants dans les disciplines. Dans les années 80, on a abordé le « tournant social », un mouvement théorique observé en même temps dans des champs apparentés tels que la littérature et les cultural studies.

Reynolds, Bizzell, et Herzberg (2004) expliquent que, pendant cette pé‐riode, l’écrit est devenu un objet d’analyse en tant qu’« activité de création du sens et non simplement distribution de ce sens » avec une perspective « qui reconnaît le pouvoir de la rhétorique dans la création des savoirs, des pratiques interprétatives, et des perspectives […] d’une communauté » (p. 10). Le « tournant social », qui a fourni la base pour les travaux sociocul‐turels états‐uniens, a compris :

� l’introduction de la notion des communautés de discours, des pra‐tiques interprétatives et des communautés interprétatives ;

� des études de la « nouvelle histoire » de l’éducation, de la rhétorique, et des institutions, fondées sur une perspective sociale du langage ;

� des études des questions d’ethnie, de classe sociale, et du genre, liées aux questions de l’écrit, de la littéracie, de l’éducation, des théories so‐ciocognitives de l’écrit et des études de genre, spécifiquement dans le domaine de la théorie de l’activité1.

2. Le « socioculturel » et les programmes de 3e cycle aux États­Unis 

Comment les sens de « socioculturel » ainsi que les auteurs auxquels on fait appel en s’engageant dans un travail socioculturel sont‐ils eux‐mêmes déterminés de façon culturelle par des différences de pratiques éducatives, d’histoires, et de cadres conceptuels d’un pays ? Nous aborderons ici deux voies d’influence : les programmes doctoraux et la force des auteurs indivi‐duels.

1.– Des revues de l’évolution de l’enseignement de l’écrit à l’université sont nombreuses.

Quelques ouvrages‐clefs : Bizzell et Herzberg (1990), Blalock (2002), Glenn, Goldwaithe et Connors (2003), Harris (1997), Johnson et Morahan (2002), Tobin et Newkirk (1994).

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. . La circulation des auteurs par leur institutionnalisation Les auteurs cités et retravaillés, les penseurs « fondateurs » d’un do‐

maine, trouvent leur influence et leur reproduction souvent en fonction des programmes doctoraux : les cours obligatoires, les listes de lectures, les thèmes d’examens guident l’évolution d’un canon. Actuellement il existe environ 60 à 65 programmes doctoraux qui offrent un diplôme ou une spé‐cialisation en rhétorique/composition aux États‐Unis, dont sortent plus de 300 docteurs en composition/rhétorique et dans les champs qui y sont asso‐ciés chaque année. La plupart de ces programmes se trouvent dans des UFR de lettres ; quelques‐uns sont autonomes ou se trouvent dans des UFR des sciences de l’éducation. Comment les divers programmes de ce champ font‐ils circuler des théories et des théoriciens socioculturels ? Quel rôle peut avoir la théorie socioculturelle dans les programmes doctoraux en rhéto‐rique et en composition ? Quels théoriciens socioculturels sont lus par les étudiants de troisième cycle (et sont donc plus susceptibles d’être référenciés lors de leurs propres travaux en recherches et en enseignement) ?

Il n’existe pas de moyen pour obtenir des données systématiques et comparables sur ces divers programmes de troisième cycle aux États‐Unis, mais un aperçu à partir d’une enquête et d’une collecte de documents pro‐grammatiques, effectuées à l’automne 2007 par C. Gannett, a fourni la base pour quelques constats. Ce rassemblement préliminaire de documents a ciblé les programmes et les cursus, les listes de lecture et les titres de thèses récentes qui représentaient un travail socioculturel.

On constate avant tout une influence des chercheurs internationaux, et tout particulièrement des chercheurs français. Par exemple, une revue rapide de « Google Scholar » (effectuée le 09/03/2007), utilisé couramment par les universitaires aux États‐Unis, montre une activité impressionnante autour de figures telles Jean‐François Lyotard (51.200), Michel Foucault (49.800), Jean Baudrillard (45.800), Pierre Bourdieu (43.000), Jacques Derrida (33.700), Roland Barthes (27.100), Jacques Lacan (22.000), Paul Ricœur (19.000), De‐Leuze and Guattari (15.500), et d’autres chercheurs et écrivains internatio‐naux, tels Paolo Freire (20.400), L. S. Vygotsky (86.500), M. M. Bakhtine (72.310), Basil Bernstein (7.910), et Brian Street (98.000).

Il est clair que ces figures internationales se sont enracinées de façon importante dans les questions des études de la critique littéraire, de la litté‐racie, des études culturelles, et des analyses de l’écrit universitaire. Pour ces dernières, l’influence des théoriciens français a pris une place prépondérante dans l’évolution du « tournant social » évoqué plus tôt ; cela se retrouve dans les programmes de deuxième‐troisième cycle. Bien que toutes les UFR que Gannett a étudiées aient invoqué « le socioculturel » dans plusieurs des cursus identifiés, certaines des filières sont ancrées dans la rhétorique clas‐

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sique et moderne, alors que d’autres sont ancrées dans les « études de la littéracie » ou dans des « études culturelles ». Les programmes de composi‐tion‐rhétorique qui se trouvent à l’intérieur des UFR d’anglais et de lettres interagissent plus naturellement avec les programmes d’études ou de cri‐tique littéraires, et convoquent plus facilement Foucault, Lyotard, Kristeva, Barthes, Lacan, Ricœur… S’il s’agit d’une UFR qui s’intéresse beaucoup aux théoriciens français, cette influence se retrouve également explicitement dans le programme de deuxième‐troisième cycle. Mais les programmes étu‐diés jusqu’ici se différencient les uns des autres considérablement dans leurs façons de mettre en avant la théorie et les théoriciens socioculturels, et de faire circuler certains points de vue. Afin de montrer ces différences, Gannett offre deux exemples de programmes qui s’appuient sur le socioculturel se‐lon des modes différents, en notant que les chercheurs français représentent une part importante de ces programmes.

À l’Université de Pittsburgh, la description de l’institution dit explici‐tement que « les études de critique culturelle » sont au cœur de l’UFR et du programme de troisième cycle. On y trouve quatre projets curriculaires : 1) littérature/histoire littéraire, 2) critique et théorie, 3) film, et 4) composi‐tion, pédagogie, littéracie. Il est à souligner que dans ce programme, les trois filières les plus traditionnelles sont complétées par cette filière de « composi‐tion, pédagogie, littéracie ». La présence de cours qui durent un semestre et sont dédiés à un seul auteur (voir Annexe) tel Foucault, Said, Barthes, Lacan, Bakhtine ou Derrida, signale l’importance fondamentale de ces chercheurs pour le programme. À l’University  of California  Santa Barbara, dans un en‐semble de cours de ce programme, un seul cours mentionne « le sociocultu‐rel » comme thème dans le cursus. À noter que, à UCSB, ce cours (obligatoire) s’organise autour de deux pôles, deux versions parallèles du socioculturel : l’une vygotskienne, l’autre fondée sur le pragmatisme améri‐cain. Ces deux exemples nous offrent un aperçu global de l’importance du socioculturel, dans un champ qui prépare les futurs chercheurs, et plus par‐ticulièrement un aperçu de la circulation de certains auteurs. . . La circulation transnationale des auteurs 

Partant de ces indications préliminaires, qui suggèrent déjà que le so‐cioculturel occupe une place importante dans l’encadrement des nouveaux chercheurs aux États‐Unis et que la pensée philosophique, linguistique, et psychologique française représente une influence significative, nous présen‐terons maintenant deux auteurs dans le domaine des recherches à visée so‐cioculturelle concernant l’écrit dans le supérieur aux États‐Unis. Ils serviront d’échantillon représentatif des échanges interculturels complexes, étant

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donné leur présence ou absence dans les discussions au sein de chaque pays traité ici.

Nous aborderons ici en premier le travail de Michel Foucault, très con‐nu en analyse du discours en France, mais peu utilisé dans les travaux dans le domaine de la didactique de l’écrit. Nous nous demanderons comment il s’est trouvé adopté au‐delà des frontières nationales et disciplinaires afin d’émerger comme force critique dans la théorie de la composition aux États‐Unis (et dans une moindre mesure, en Grande Bretagne). Nous aborderons ensuite un deuxième individu qui a un rôle important dans son propre pays, individu qui pourrait enrichir la conversation internationale concernant « le socioculturel », mais qui n’a pas jusqu’ici été traduit ou introduit dans le domaine de la didactique de l’écrit dans le supérieur en France. Il s’agit du chercheur états‐unien Kenneth Burke qui est un des fondateurs de la théorie de la composition et de la pratique de l’enseignement de l’écrit dans le supé‐rieur aux États‐Unis, mais qui semble absent des interactions avec la France et la Grande Bretagne. Ces deux exemples souligneront les aléas de la circu‐lation des auteurs qui informent le socioculturel en didactique de l’écrit uni‐versitaire.

Michel Foucault est certes très connu en France, mais (au moins à pre‐mière vue) son apport à la didactique de l’écrit en France est quasiment nul, alors qu’aux États‐Unis, dans le domaine de la composition theory, sa pensée a dominé la construction du tournant social. Afin de comprendre le « pour‐quoi » de cette influence de Foucault, il faut savoir au moins trois choses :

1– Les années 70 dans le domaine de la critique littéraire aux États‐Unis ont été une période d’évolution de ce qu’on peut appeler (après François Cusset, 2003) la French Theory, c’est‐à‐dire une importation d’auteurs tels Foucault, Derrida, de Certeau, ou Lacan, importation qui a arraché ces auteurs à leur contexte ;

2– La structure même de l’éducation supérieure aux États‐Unis, avec ses cours d’éducation générale, dont un cours d’initiation à l’écriture universitaire, obligatoire et transversal, a créé un terrain propice à une orientation de la part des chercheurs et des enseignants vers la critique des institutions de l’enseignement supérieur (de la domina‐tion sociale qu’elles créent, par exemple…). Cette orientation fait partie du socioculturel et permet une utilisation de certains aspects de la pensée de Foucault ;

3– Le domaine de la théorie de la composition, qui cherchait à cette époque à gagner le respect, voyait dans les auteurs tels Foucault, de‐venus des demi‐dieux dans le domaine des lettres, la possibilité d’une théorisation de son objet, par le biais d’un cadre déjà mis en valeur en d’autres domaines eux‐mêmes valorisés, tels les lettres.

C’est de Foucault que l’on a repris aux États‐Unis l’idée que le discours n’est pas le véhicule transparent de la pensée, que le langage n’est pas un

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moyen passif de transmission des savoirs et que le discours est une partie du réseau de savoir/pouvoir, formé par les disciplines et les institutions, avec leurs interactions et leurs motivations complexes. La vérité est ainsi une construction rhétorique.

Si le discours et le pouvoir sont indissociablement enchevêtrés dans le scénario de Foucault, ce pouvoir est au niveau « micro », c’est‐à‐dire enraci‐né dans les actes du quotidien, et ces pratiques quotidiennes forment les ensembles sociaux qui dominent une société. Le savoir n’appartient pas à tel groupe ; il est une fonction d’interactions glissantes, une pratique, une forme d’action, une totalité de relations. L’autorité à parler de certains types de savoir vient d’une « certification » institutionnelle ; le raisonnement est une fonction des modes acceptés de référence et de validation disciplinaire ; la persistance des institutions, y compris les universités, et de leurs préroga‐tives dépend du pouvoir qui est exercé, maintenu par et dans le discours. « Beaucoup de ce que nous a offert Foucault est une exploration de la con‐ception traditionnelle de rationalité qui se trouve inextricablement enchevê‐trée avec l’exercice du pouvoir dans une société… », suggère Faigley (1992, p. 38‐39) ; « […] le droit de l’enseignant à identifier ce qu’est la vérité est une caractéristique de l’exercice aujourd’hui d’un pouvoir social tel que décrit par Foucault, qui nous dit que le pouvoir est le plus efficace quand il est le moins visible » (p. 131).

En même temps, les questions de « discipline », dans son double sens de discipline universitaire et discipline comme acte humain, également ins‐pirées de ce que Foucault en dit, ont pris de l’ampleur dans les recherches et les questions socioculturelles autour de l’écrit à l’université aux États‐Unis. À partir de Foucault, B. Herzberg suggère que nous sommes appelés à ana‐lyser le rôle de nos institutions et de nos disciplines dans la production du discours, du savoir, du pouvoir, et que nous devons ainsi trouver une place dans nos cours pour ce projet critique. En particulier, le champ soutient une opposition à l’idée qu’on est, à l’université, dans des « communautés » cohé‐rentes et unifiées dans leurs pratiques. Pour Herzberg (1991, p. 78) :

… les concepts de Foucault impliquaient qu’il faut travailler avec les étudiants dans deux domaines : la source de l’écrit n’est pas le soi, sa voix, ses expériences, ses observations, et l’écrit n’est pas une représen‐tation de vérité, une description de la réalité, ou une communication des idées.

Un deuxième exemple d’une perspective socioculturelle fondatrice est la voix extraordinaire de Kenneth Burke, voix qui reste largement inconnue en France, comme Vygotski dans les années 60 ou Bakhtine dans les années 70 avant leurs introductions par la traduction. À la Bibliothèque Nationale François Mitterrand, il n’existe qu’un volume concernant Burke en français, écrit par Charles Roig, professeur de sciences sociales d’abord à Grenoble

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puis à Genève, qui avait eu une vive correspondance avec Burke au cours des années 70 (Roig, 1977). L’œuvre complète de Burke est à la bibliothèque, mais il n’en existe aucune traduction. Dans cet exemple, la circulation est ainsi restreinte non parce que le contexte institutionnel fait appel différem‐ment à un auteur partagé, mais pour d’autres raisons, sociales et institution‐nelles complexes.

Burke a été un des derniers grands intellectuels américains sans di‐plôme universitaire, suivant la noble tradition de Abraham Lincoln, Mark Twain, Henry James, William Dean Howells, et Harriet Beecher Stowe. Le fait qu’il n’avait pas d’éducation formelle pourrait expliquer ses écrits, peu systématiques, denses, informes, pleins de difficultés pour ses lecteurs et peu facilement abordables. Au départ, il a gagné sa vie en travaillant dans le « souterrain » littéraire qui constituait une grande partie de la culture des années 1920. Il a été imprégné de culture européenne, mais n’a visité l’Europe qu’une fois, tard dans sa vie. Il n’a accepté du travail dans l’éducation qu’une fois, dans les années 30, à l’université de Bennington dans le Vermont, université pour les femmes qui a accordé beaucoup de valeur aux arts et à la culture, une sorte d’utopie progressiste, mais sans étudiants de deuxième et troisième cycles. Ce n’est pas son travail d’enseignement mais ses expériences de l’ère de Great Depression qui ont formé Burke en tant qu’homme de gauche, participant fréquemment aux forums sponsorisés par la gauche autour de la relation entre la littérature et la société en générale.

Pendant sa longue vie, Burke a beaucoup publié, et dans beaucoup de genres : de la poésie, des traductions (on lui doit la traduction de référence de La Mort à Venise de l’allemand Thomas Mann), des nouvelles, un roman, des textes de sciences politiques, et bien sûr les travaux pour lesquels il est le plus connu, des œuvres rhétoriques. Ses quatre ouvrages les plus connus sont : Counter  Statement (1931/1968), A  Grammar  of Motives  (1945/1969),  A Rhetoric of Motives (1950/1969), et The Rhetoric of Religion (1961/1970)2. Il est de loin la plus grande influence américaine sur la pensée rhétorique d’une perspective sociale‐culturelle aux États‐Unis, comparable à Toulmin et Pe‐relman en France.

La pensée de Burke est caractérisée par cinq grandes notions. La pre‐mière, la plus connue, dessine ce que les rhétoriciens appellent depuis le « salon burkéen », une image proposée par Burke comme caractérisation de tout discours et mise en circulation bien avant les notions de « communautés discursives » qui se sont imposées plus tard. Il dit (1941/1973, p. 110‐111) :

2.– Voir également Burke (Burke, 1966, 1932/1966, 1941/1973, 1937/1984, 1935/1984 ; Hyman,

Karmiller & Burke, 1964a, 1964b).

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Imaginez que vous entrez dans un salon. Vous êtes en retard. Quand vous arrivez, d’autres personnes ont été là bien avant vous, engagées dans un débat passionné, trop chaud pour qu’on s’arrête afin de vous mettre au courant concernant le thème du débat. En effet, cette discus‐sion avait déjà commencé bien avant leur arrivée, en sorte que per‐sonne au salon actuellement n’est qualifié pour vous faire connaître tout ce qui a été déjà dit. Vous écoutez un moment, jusqu’à ce que vous ayez l’impression d’avoir saisi la substance de l’argument ; puis vous vous y lancez. Quelqu’un vous répond ; vous lui répondez ; quelqu’un d’autre vient vous soutenir ; quelqu’un encore s’aligne contre vous (ce qui a l’effet soit de gêner soit de plaire à votre adversaire, en fonction de la qualité de cette intervention). Mais la discussion est sans fin. Il est tard, et vous devez partir. Et vous partez, laissant derrière vous cette discussion vigoureuse…

Disparue l’idée de l’écrivain, solitaire dans son étude, Montaigne dans sa tour. Burke a imaginé la relation de l’écrivain à ses destinataires comme radicalement sociale, et également radicalement rhétorique.

La deuxième notion puissante pour laquelle Burke est connu est celle du « dramatistique » ; il proposait que toute interaction humaine se caracté‐rise par ce dramatisme. Tout texte écrit peut être examiné en termes de mo‐tifs : les raisons pour lesquelles les gens agissent de telle ou telle façon. Troisièmement, suivant Freud, Burke a émis l’idée que l’identification, et non l’argument tel que proposé par Aristote, est centrale pour la rhétorique. D’après lui, l’identification crée une relation entre l’énonciateur, l’énoncé, et celui qui reçoit l’énoncé. Avec ceci, Burke pousse la rhétorique vers le do‐maine socioculturel, la présentant comme un moyen de créer une cohésion sociale.

Une quatrième caractéristique de la pensée de Burke est la notion du « logocentrisme », la dominance du mot dans tout discours humain. Pour lui, le mot précède la pensée humaine individuelle ; de cette façon, Burke anticipe sur Derrida. Et enfin, Burke est connu pour certains termes très utiles qui paraissent fréquemment dans les domaines de la critique littéraire et sociale, notamment celui des « écrans terministiques » qui s’imposent quand quelqu’un est formé à une approche particulière plutôt qu’une autre, avec la terminologie qui y est attachée, et dont l’ouverture est ainsi res‐treinte. Les écrans terministiques à la fois permettent et empêchent une vraie compréhension, aboutissant à un état que Burke a nommé, avec justesse, une « incapacité formée », une expression empruntée à Thorstein Veblen et qu’il définit comme « l’état dans lequel ses capacités propres peuvent fonctionner comme aveuglements ». Pour la compréhension des effets socioculturels sur l’apprentissage de l’écrit à l’université, ces pensées burkéennes sont deve‐nues indispensables, en raison notamment des contributions de Burke à

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notre compréhension de la construction sociale de l’écrit et de l’interaction entre le social et l’individu3.

3. Le « socioculturel » et les analyses de l’écrit dans le supérieur en Grande Bretagne 

En Grande Bretagne, le contexte éducatif dans le supérieur ressemble davantage, selon certains points de vue, à celui de la France. On ne trouve pas l’équivalent des cours de « composition » ou de rhétorique dans la plu‐part des universités, pas plus qu’on ne trouve un champ de composition theo‐ry. On trouve plus facilement des cours pour les étudiants internationaux pour qui l’anglais n’est pas la première langue, et des cours offerts l’été qui traitent de « l’anglais pour les contextes académiques » (English for Academic Purposes) pour ceux qui n’ont pas réussi l’épreuve de niveaux d’anglais (TOEFL, par exemple). Bref, dans l’enseignement, on cible le soutien des étudiants qui ne parlent pas, ou pas assez bien, l’anglais.

En 1980, seuls 15% des jeunes de 18 à 20 ans accédaient à l’enseignement supérieur, mais actuellement, le système s’ouvre de plus en plus, et dans les années 90, plus de 30% des 18‐20 ans entraient à l’université. La politique actuelle en Grande Bretagne est de faire croître le taux d’accès des jeunes de 18‐20 ans à l’enseignement supérieur jusqu’à 50%, un taux qui serait conforme aux critères de Trow (1973) pour un système d’éducation supérieure dite « universelle ». En conjonction avec la participation crois‐sante des étudiants internes à un pays, on voit la croissance importante des taux d’étudiants internationaux, ce qui reflète une poussée vers la globalisa‐tion des institutions d’éducation supérieure « du centre »4.

Ces phénomènes de croissance se trouvent accompagnés par : a) des discours publics concernant un « niveau qui baisse », les difficul‐

tés à l’écrit des étudiants étant emblématiques d’une baisse plus gé‐nérale des standards ;

b) une attention officielle minimale envers le rôle du langage dans l’enseignement dans le supérieur – c’est‐à‐dire, dans les documents politiques et curriculaires – voire envers l’apprentissage du langage (voir Lea, 2004 ; Lillis, 2008 ; Lillis & Turner, 2001). Mais en même temps, l’écrit des étudiants continue à constituer une des formes principales d’évaluation, ce qui fait que les enjeux autour de sa pra‐tique à l’université sont grands.

Cherchant à opposer des cadres qui s’appuient sur un modèle de défi‐cit, et peu convaincus par les discours publics et officiels dans le contexte du phénomène d’expansion, la plupart des enseignants‐chercheurs dans 3.– Pour lire davantage sur Burke, voir Crusius (1999), Brummett (1993), and Bobbit (2004). 4.– Pour une explication détaillée des institutions dites « du centre »/« de la périphérie », voir

Wallerstein (1991).

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l’éducation supérieure qui s’intéressent à ou ont des responsabilités en ce qui concerne les pédagogies du langage en Grande Bretagne se sont engagés dans des recherches et des théorisations de l’écrit qui prennent en compte les contextes complexes dans lesquels ils travaillent, d’où leur intérêt pour les cadres socioculturels.

Dans cette ligne de pensée, Lea et Street (1998) ont introduit la notion plurielle des « littéracies académiques ». La formule a été destinée à mettre en évidence une perspective critique ethnographique, dont des éléments sont en évidence dans des ouvrages internationaux (voir Ballard & Clanchy, 1988 ; Berkenkotter & Huckin, 1995 ; Dysthe, 2002 ; Prior, 1998), mais qui s’est enracinée tout particulièrement en Grande Bretagne et en Afrique du Sud. Ce mouvement a attiré l’attention sur des facteurs qui avaient été jus‐qu’alors invisibles ou ignorés : l’effet des relations de pouvoir sur l’écrit des étudiants ; la nature contestée des conventions de l’écrit académique ; la centralité des questions de l’identité et de l’identification dans l’écrit acadé‐mique ; l’écrit académique en tant que construction des connaissances ins‐crites de façon idéologique ; la nature des pratiques de l’écrit, transversales tant que disciplinaires ; une focalisation sur l’archéologie des pratiques aca‐démiques (voir par exemple Angelil‐Carter, 2000 ; Baynham, 2000 ; Clark & Ivanič, 1997 ; Ivanič, 1998 ; Jones, Turner & Street, 1999 ; Lea & Stierer, 1999 ; Lea & Street, 1998 ; Scott, 1999, 2001, 2002 ; Scott & Coate, 2003 ; Scott & Turner, 2004 ; Thesen & Van Pletzen, 2006). Aujourd’hui, ce courant socio‐culturel britannique est au cœur des recherches sur l’écrit universitaire en Grande Bretagne et responsable pour la circulation des auteurs et des com‐binaisons de théories que nous allons maintenant évoquer. . . Une circulation qui devrait avoir lieu 

Jan Blommaert, qui est apparu plus récemment dans les discussions an‐glo‐saxonnes, travaille en Belgique et en Grande Bretagne. Il est, de façon étonnante vu ses propos, absent des discussions états‐uniennes et des inte‐ractions en France. La perspective sociopolitique de Blommaert est promet‐teuse, étant donné la massification et l’internationalisation croissantes des universités en Grande Bretagne. Son ouvrage Discourse (2005), publié par la Presse universitaire de Cambridge, est un bon point de départ pour con‐naître sa pensée. Blommaert s’intéresse globalement aux questions de diffé‐rence linguistique et d’inégalités sociales en Europe et en Afrique (le multilinguisme, les environnements multiculturels, la littéracie, la globalisa‐tion, et les questions de pouvoir dans les contextes institutionnels). Ses mé‐thodologies comprennent la sociolinguistique, l’analyse du discours, l’anthropologie linguistique, et l’ethnographie.

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Il y a cinq thèmes dans son travail de sociolinguiste anthropologue cri‐tique qui seront soulignés ici parce qu’ils sont pertinents pour l’enseignement de l’écrit à l’université, surtout aux États‐Unis, en Grande Bretagne et en France, trois pays qui ont tous un grand nombre d’étudiants internationaux et un nombre croissant d’étudiants nationaux. Pour Blom‐maert, devenir quelqu’un qui sait lire et écrire ne devrait pas être vu sim‐plement comme une question d’acquisition des compétences linguistiques, ni de réception d’un enseignement des modèles de rhétorique qu’on dit ty‐piques des genres particuliers, tels qu’« argument ». Blommaert, comme d’autres avant lui, suggère que l’écriture est une pratique sociale, une activi‐té contextualisée. Pour lui, ce contexte inclut toutes les conditions dans les‐quelles un texte est produit, circule et est interprété. Les mots ont ainsi un pouvoir « indexical », le mot désignant le sens qui émerge des relations entre texte et contexte (Blommaert, 2005) :

En sus des dénotations que détiennent la plupart du temps les signes linguistiques et autres, ils sont « indexicaux » puisqu’ils suggèrent des aspects métapragmatiques, métalinguistiques, et métadiscursifs des sens. Un énoncé peut ainsi invoquer de façon indexicale des normes sociales, des rôles, des identités.

Blommaert expose également la façon dont une personne vit sa langue. L’on ne « détient » pas, l’on ne « sait » pas une langue, par exemple l’anglais ou le français, pour lui. Les mots et les accents sont dépendants d’une his‐toire d’usage et d’une histoire de correction et d’évaluation. Pour un cher‐cheur qui analyse l’écrit universitaire, la prise en compte de ces histoires socioculturelles des mots est essentielle. Ce qui est considéré comme une « bonne écriture » dans un contexte local ou national pourrait bien sûr être vu comme inadéquat dans un autre contexte. Les individus peuvent être mobiles, se déplacer dans le monde, mais leurs ressources linguistiques ne sont pas forcément également mobiles. Pour Blommaert, donc, il ne suffit pas simplement de célébrer la diversité et la différence dans une institution, et cette célébration peut elle‐même créer des inégalités invisibles.

Au sein de cette façon de comprendre l’écrit et son contexte, l’idée de « la voix » devient un concept sociopolitique utile uniquement quand il in‐dique la capacité à être entendu (tel que présenté aussi par D. Hymes). Il y a des voix qui sont « entendues » dans certains contextes mais pas d’autres ; ceci devient particulièrement important quand un étudiant passe d’un con‐texte socioculturel à un autre (national, communautaire…). Ces thèmes dé‐veloppés par Blommaert ont des retombées directes sur le travail socioculturel britannique autour de l’écrit universitaire. À partir de cette perspective, les chercheurs et les enseignants ont besoin de réfléchir à ce qui concerne l’histoire des critères en place pour évaluer l’écrit des étudiants. Ces critères peuvent les empêcher de percevoir les complexités dans le texte

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d’un étudiant qui vient d’un autre pays ou d’une autre communauté. Scott (2005) offre un exemple qui souligne ce problème en évoquant un professeur qui demande à un étudiant « international » de « se mettre davantage » dans son écrit, ce qui pour l’étudiant, vu son passé éducationnel, n’a pas de sens. Pour Scott, un des apports des théories socioculturelles de Blommaert est ainsi celui de la mise en évidence de la nécessité d’une reconnaissance à la fois des voix évidentes dans les textes d’étudiants et des voix qu’on n’entend pas, avec ensuite une possibilité de modification des façons de commenter, de répondre à ces textes5. . . De nouvelles voies de circulation 

Dans notre exemple final, nous aimerions mettre en avant le tissage de perspectives à l’œuvre dans un projet de recherche mené par T. Lillis. Elle se positionne dans le courant des academic literacies évoqué ci‐dessus. La circu‐lation mise en évidence dans son projet est, pour nous, un exemple de la productivité permise par l’interaction transnationale des auteurs en ques‐tion. Lillis, qui par ailleurs analyse l’écrit des chercheurs européens non‐anglophones qui doivent se faire publier en anglais afin de réussir (Lillis et Curry (2006), Lillis (2008), mène une analyse de l’écrit universitaire des étu‐diants. Cet écrit est, en Grande Bretagne, l’objet d’une attention peu favo‐rable en raison des supposées lacunes des étudiants, des déficits, des capacités en déclin. Ces problèmes sont souvent associés aux étudiants « non‐traditionnels » qui arrivent depuis quelques années à l’université, suite à la politique de massification et d’accès aux études supérieures décrite plus haut (Lillis, 2001).

Lillis suggère qu’il est intéressant d’étudier le problème de l’écrit des étudiants justement du point de vue du discours public, de la presse, des medias en Grande Bretagne qui proclament que les étudiants ne savent pas écrire et sont déficitaires. Elle trouve que ce discours public, notamment dans la presse populaire, se fixe uniquement sur les propriétés superficielles – l’orthographe, la grammaire, les conventions évidentes (telles que les con‐ventions bibliographiques) – et ne s’adresse pas aux questions sociocultu‐relles des traditions rhétoriques de l’académie ni des significations historiquement valorisées dans l’académie. Ce discours public, doublé par‐fois d’un discours dans les domaines de l’éducation et de la linguistique, présuppose une version « autonome » de la langue, comme si la langue pouvait être dissociée des usagers et des contextes d’utilisation, ainsi que des conséquences des usages (et des conséquences pour les usagers).

Mais Lillis montre que ces discours ne prennent pas en compte les changements dynamiques du monde universitaire, avec sa grande diversité 5.– Pour lire davantage sur Blommaert, voir Blommaert (2001, 2004).

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de participants, de langages et langues, et de traditions rhétoriques. Les théories classiques du langage et de la communication se sont avérées insuf‐fisantes pour rendre compte des textes en contextes, pour offrir une critique de l’institution sociopolitique qu’est l’université, et pour imaginer d’autres potentialités de la communication. Elle soutient le besoin de développer une théorisation « riche », théorisation qui soit capable de s’adresser non seule‐ment aux textes et aux questions textuelles, mais aussi aux expériences, aux pratiques langagières, et aux désirs des usagers. En même temps, du point de vue de la méthodologie, on a besoin d’outils qui captent à la fois des pos‐sibilités de description empirique, de perspective critique, et de « design » (Kress, 2000).

Afin de développer un cadre théorique socioculturel qui permette à ces trois dimensions d’être explorées théoriquement et empiriquement, il est très important d’intégrer des concepts venant de perspectives théoriques di‐verses. Pour Lillis, c’est le tissage de perspectives socioculturelles, en grande partie françaises et britanniques, qui permet cette « théorisation riche » qu’elle cherche. Ces perspectives se sont développées dans les domaines de la linguistique, de l’ethnographie, des sciences de l’éducation, de la psycho‐logie.

Lillis s’appuie sur le « TODA » (le text  oriented  discourse  analysis, l’analyse du discours textuel), qui utilise le discours de Foucault et le discours (comme usages authentiques du langage) d’une tradition de linguistique appliquée critique. Cette approche a été développée par N. Fairclough (1992), qui a intégré la théorie macro‐ (pouvoir, idéologie, structure) dans l’analyse textuelle au niveau micro‐ (un ensemble d’outils linguistiques ana‐lytiques). En même temps, le domaine des New Literacy Studies a offert à la fois l’approche foucaldienne de Fairclough pour analyser le discours et les textes, et l’ethnographie en tant que méthodologie de recherches (Ivanič, 1998, 2004 ; Street, 1984). Dans ces cercles des « littéracies académiques », on emprunte entre autres les théories de la langue comme capital culturel et symbolique (Bourdieu, 1977, 1991). Une des relations clefs entre les New Literacy  Studies et la pensée de Bourdieu est l’insistance importante sur l’ethnographie à la fois comme méthodologie et comme théorie (en ceci la pensée de Jan Blommaert est pertinente).

En même temps, certains chercheurs ont travaillé avec les théories du désir, par une exploration non seulement de ce que les étudiants devraient écrire à l’université mais aussi de ce qu’ils désirent écrire. Pour Lillis, les travaux de J. Kristeva (cités ici à partir de la collection de travaux éditée par T. Moi, 1986) lient le désir et le langage de façon éclairante et contribuent ainsi à la construction d’un cadre théorique enrichissant pour l’exploration des instances réelles d’usage du langage et de l’écrit. Ensemble, ces diverses perspectives peuvent fournir un cadre structurant pour l’exploration, à des

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niveaux théoriques et empiriques, des enjeux de l’écrit universitaire‐scientifique.

Pour Lillis, c’est Bakhtine qui fournit le lien nécessaire entre les théories socioculturelles concernant le langage et l’analyse empirique des énoncés particuliers, du langage en usage. Les conclusions actuelles de ces travaux nous mènent à comprendre la pensée de Bakhtine, ainsi que l’ethnographie, comme des théorisations socioculturelles très utiles dans l’analyse des textes et des contextes. L’« énoncé » de Bakhtine nous permet de comprendre le langage : on a besoin de plus d’ethnographie pour étudier les contextes usages/usagers/conséquences (voir par exemple Bakhtine, 1981, 1979/1984 ; 1963/1984). Son « dialogisme » est une théorie qui sert à la description empi‐rique, à la critique et au design. Les conclusions actuelles des travaux de Lillis (voir par exemple Lillis, 2001, 2003, 2006, 2008) nous mènent à comprendre l’enchevêtrement de la pensée de Bakhtine, des théorisations socioculturelles mentionnées ci‐dessus, et de l’ethnographie comme une combinaison ex‐traordinairement utile dans l’analyse des textes et des contextes universi‐taires.

Conclusions 

Les auteurs évoqués dans cet article et leurs influences pourraient figu‐rer dans une liste bien plus longue. Il ne s’agit pas pour nous de vous don‐ner plus qu’un aperçu, un tout petit goût, du rôle de ces auteurs dans le travail socioculturel autour de l’écrit dans le supérieur de nos contextes cul‐turels britanniques et états‐uniens. Ce travail suggère que le socioculturel dans ce cadre de recherches et d’enseignement est énormément influencé par les pratiques éducatives, les normes, et les programmes. Les auteurs qui « prennent pied » sont adaptés différemment, informent différemment l’évolution des recherches. Nous espérons vivement que ces échanges ne sont que préliminaires, et que la confrontation de ces diverses perspectives permettra un enrichissement continu entre la France, la Grande Bretagne, et les États‐Unis en passant par une attention à la circulation des auteurs et des textes autour des questions centrales pour nos recherches.

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« Socioculturel » : de l’utilité d’un terme polysémique pour 

redécouvrir des couches fondatrices de la didactique du français 

et pour esquisser des chantiers de recherche indispensables  

Bernard Schneuwly 

GRAFE, UN)VERS)TÉ DE GENÈVE, SU)SSE Le présent texte est celui d’un témoin – c’était le rôle qui m’était assigné

lors de l’événement – qui assiste à un événement dont il tente de saisir des significations plus générales. L’événement : le congrès de l’AIRDF qui se déroule à Lille en 2007, intitulé « Le socioculturel en question » et auquel invitent les organisateurs en précisant : » Nous considérons que la question du socioculturel renvoie à une perspective d’appréhension », ce qui signifie que les objets et phénomènes en didactique sont « contextualisés », le con‐texte « s’[y] inscrivant » ; ces contextes sont par essence différenciés et sur‐tout « différenciants ». En préambule, ils présentent également la perspective sous forme d’une « liste à la Prévert » qui montre la grande ouverture du terme. Les participants, chercheurs en didactique du français, ont donc pu interpréter librement le terme « socioculturel ». Leurs réponses – les textes qu’ils ont produits pour le colloque – peuvent légitimement être considérées comme l’état de la réflexion dans le champ de la didactique. Il constitue le matériau de mes propres réflexions. Didacticien parmi les didacticiens, je n’ai aucune légitimité particulière à revendiquer pour fonder ces réflexions. Elles résultent donc premièrement du fait d’avoir été témoin et donc

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d’adopter un point de vue qui se doit le plus neutre possible ; et deuxième‐ment de celui de prendre en compte la totalité des contributions, contraire‐ment aux contributions elles‐mêmes, par définition limitées à un objet précis de la didactique.

Dans mon travail de témoignage, je n’ai pas réussi à construire une ligne argumentative précise, à trouver une thèse qui unisse le texte. Ce der‐nier est en quelque sorte à l’image du « socioculturel » et de sa liste à la Pré‐vert. Il reflète par sa forme même ce que permet le terme proposé à la réflexion didactique : le repérage de tendances, une mise à plat de ce qui existe en didactique du français concernant la question des effets de con‐textes sociaux et culturels. Mon texte apparaîtra par conséquence comme un butinage dans les contributions proposées. Les conclusions apparaissent au fil du texte : redécouverte d’un passé souvent oublié et appels à la recherche qui fait cruellement défaut.

Dans mon survol des contributions – si je puis me permettre de filer la métaphore –, il m’est d’emblée apparu que « socioculturel » désigne (au moins) deux champs de réflexion distincts. Le premier – c’est lui qui était visé en premier lieu par le congrès et qui regroupe la majorité des communi‐cations – se centre sur les différences et les effets de la (non‐)prise en compte des différences. Et l’on peut appeler le deuxième comme ayant pour objet la classe, l’enseignement et l’apprentissage comme dispositif socioculturel. Je me concentrerai sur le premier1. Je vais dans un premier temps exposer quelques éléments de réflexion générale qui cadrent mon intervention et rappellent le passé de la didactique du français, et dans un deuxième temps « butiner ».

1. De l’inégalité constitutive de l’école et de sa forme moderne  

Regardons donc le socioculturel comme « différencié et différenciant » suivant la formule des organisateurs. Un rapide coup d’œil historique – Jacquet‐Francillon (ici même) le fait de manière plus approfondie ; et nombre des contributions le rappellent – montre que la question dite du « socioculturel » n’est pas liée organiquement à l’école, mais doit être com‐prise comme surgissant d’un immense bouleversement scolaire dans les années 60 donnant accès à une formation de plus haut niveau à une large partie de la population, symbolisé notamment par le passage généralisé au secondaire (Goux & Maurin, 1995). Cette « démocratisation » – certains par‐ 1.– Pour le deuxième, on lira par exemple les textes de Aeby, le symposium de Ronveaux ou

encore la contribution de Petit. Dans la présente contribution, pour simplifier l’appareil de référenciation, j’adopte la règle suivante : les noms seuls, sans l’année, réfèrent aux contri‐butions qui se trouvent sur le site http://evenements.univ‐lille3.fr/recherche/airdf‐2007/communication.html

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« Socioculturel » : de l’utilité d’un terme polysémique… ___________________ 71

lent plutôt de « massification » (Merle, 2002) – est en lien direct avec la né‐cessité de disposer d’une main d’œuvre plus qualifiée pour le développe‐ment économique. C’est cette avancée même qui a permis de poser avec plus d’acuité le problème de l’inégal accès réel, de la très incomplète démocratisa‐tion réelle de l’école. Car l’autre sens de « démocratisation » – égaliser le rapport aux savoirs, pris ici dans un sens très large – était une revendication politique aussi à la base des réformes structurelles des années 60, mais dont il faut aujourd’hui constater les limites (pour la Suisse : Hutmacher, 1993 ; pour la Belgique : Hirtt, 2004 ; pour la France : Duru‐Bellat, 2002). Parler du « socioculturel » en didactique voudrait donc dire poser la question des rai‐sons de cet inégal accès à travers ce qui est le propre de la didactique : la constitution des objets d’enseignement et les conditions et processus de leur appropriation.

La perception de l’inégalité est aussi le fruit d’un dépassement d’autres inégalités. Si l’école, par sa fonction de sélection et distribution d’accès à des professions et autres formations, est constitutivement inégale, le combat contre l’inégalité en est tout aussi constitutif. Et l’école est le produit à la fois de tensions entre classes sociales et de combats pour plus d’égalité. De ce point de vue, ce qu’on appelle « démocratisation des études », et qui sans conteste a permis, globalement parlant, une augmentation significative du niveau des connaissances et de la maîtrise des techniques culturelles, est directement le fruit de l’évolution du système scolaire précédent qui lui a été construit au 19e siècle pour garantir l’accès pour tous à une forme plus éle‐vée de formation, la transformation même de la structure scolaire et la re‐vendication de démocratisation fondant un nouveau regard sur les inégalités qui a pris, entre autres, pour nom, « différences socioculturelles ».

Inégale par sa structure même puisqu’elle distinguait en son sein des parcours différenciés, l’école instituée par l’« État enseignant » est le fruit de compromis entre classes sociales, des attentes contradictoires de ces classes. Il s’agissait bien de donner à tous accès à une formation de base, mais en évitant qu’elle devienne un levier pour transformer la société et en mainte‐nant bien à part les différentes filières scolaires qui se sont historiquement constituées (Petitat, 1982). L’école est donc constitutivement contradictoire, en tant que construction sociale historiquement située : résultat à la fois du processus de démocratisation, impliquant accès et intégration, et de la néces‐sité imposée de hiérarchisation et de sélection, impliquant non‐accès et ex‐clusion. On peut aussi dire autrement : accès à une culture considérée commune, voire universelle, et en même temps transmission de contenus qui garantissent l’ordre et la différence. Comme le montre Petitat, l’institution scolaire est certes dépendante du contexte social dont elle « re‐produit » la structure tout en étant l’agent de cette « reproduction » (pour reprendre les termes de Bourdieu & Passeron, 1970, ici particulièrement

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mécaniques dans la forme et le fond), mais le fait justement non pas mécani‐quement – elle a un degré non négligeable d’autonomie – et non pas sans former et transformer ceux qui y sont, là aussi contradictoirement, comme nous venons de le voir, comme réelle qualification et en même temps quali‐fication limitée parce que différenciante.

L’école assume cette tâche contradictoire avec le matériau du passé qu’elle transforme en fonction de l’évolution sociale : les moyens mêmes qui donnent l’accès sont aussi toujours partiellement ceux de la différenciation et de l’exclusion. La contradiction est inévitable. La reconfiguration profonde des structures et des savoirs dans les années 60 et suivantes concerne direc‐tement les didactiques, et plus particulièrement la didactique du français en ce qu’elles en sont le produit immédiat. Comme je viens de le dire : la res‐tructuration profonde du système scolaire implique nécessairement une refonte profonde des contenus d’enseignement. Cette refonte se fait dans la double perspective d’une part des nécessités de donner accès à de nom‐breuses personnes à un niveau plus élevé de formation qui implique l’abandon de filières strictement séparées dans l’école obligatoire et donc une logique de construction des contenus profondément remaniée ; et d’autre part du postulat, profondément répandu dans les discours des an‐nées 60, d’une démocratisation nécessaire et possible dans le sens de réduire les inégalités entre classes sociales. Comme le montre Cardon‐Quint (2008)2, dans cette reconfiguration profonde des contenus, la discipline « français » est au cœur. Discipline symbole d’une première généralisation de la forma‐tion qui donne accès à tous à l’écriture et la lecture, au « français » comme maîtrise des techniques culturelles de base, elle apparaît de plus en plus, dans une prise de conscience très répandue, à la fois condition et résultat de la transformation des structures, comme discipline par excellence de la créa‐tion et de la consolidation des différences.

2. La didactique du français et la démocratisation des études  

Comme dans d’autres disciplines, la première réaction fut la réforme des programmes d’enseignement du français au primaire et au secondaire avec en point de mire au primaire une redéfinition du dispositif de base en termes de « structuration de la langue et libération de la parole » (pour reprendre la terminologie suisse romande : Besson, Genoud, Lipp & Nussbaum, 1979). Elle implique notamment une refonte des notions et dé‐marches dans les différents domaines de l’enseignement de la lecture, de la grammaire, du vocabulaire et de l’orthographe, très fortement inspirée de la

2.– Je remercie l’auteur de m’avoir mis à disposition une version provisoire de l’article

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« Socioculturel » : de l’utilité d’un terme polysémique… ___________________ 73

linguistique ; et une mise en cause fondamentale de l’enseignement de la littérature au secondaire par l’intégration d’avancées significatives dans des disciplines comme la linguistique textuelle et la sémiologie. La première réponse au problème de la nécessaire refonte des programmes dans le double sens de démocratisation est donc une sorte de « scientificisation » des contenus, essentiellement pilotées du point de vue des objets. Les limites qui apparaissent très rapidement aboutissent – tout comme par exemple en ma‐thématiques (Margolinas, 2005, pour une bonne présentation de ce mouvement) – à un élargissement des cadres de référence théorique, no‐tamment psychologiques et des sciences de l’éducation, et la constitution d’un champ disciplinaire qui prend le nom de didactique3. Dans cette re‐constitution, la force motrice originale de la démocratisation se maintient, mais, tout comme dans la période précédente d’ailleurs, constitue pour l’essentiel un objectif invoqué pour les réformes, sans en être l’objet réel. La « scientificisation » reste la ligne principale de référence qui, par la transpa‐rence qu’elle permet, constitue une manière de répondre à la « pédagogie rationnelle » que Bourdieu et Passeron appelaient de leur vœux (1964), très généraux et abstraits à l’époque, et donc d’une certaine manière pieux.

Cette ligne de référence se traduit dans le choix même du nom de la discipline qui en elle‐même comporte toujours la part d’utopie qu’y a mis son « père fondateur » Comenius (1657/1992, p. 107)4 :

L’art d’enseigner ne requiert rien d’autre qu’un emploi du temps régu‐lier associé à une bonne répartition des matières suivant un dévelop‐pement méthodique. Lorsque nous serons parvenus à l’établir avec précision, le fait de tout enseigner à toute la jeunesse, si nombreuse soit‐elle, ne sera pas plus difficile que d’imprimer mille feuilles par jour, de soulever avec une machine d’Archimède un énorme fardeau, maison ou tour, ou de traverser l’océan pour atteindre un nouveau monde.

Il n’est pas le lieu de voir dans quelle mesure cette ligne de force s’est traduite en recherches qui intègrent dans leur conception même la question de l’inégal accès aux savoirs dans le champ de la didactique du français. Il serait intéressant de voir quelle était le sort de la question des inégalités so‐ciales dans les recherches menées en didactique. Sur la base d’une analyse globale de la base de données de l’INRP, Cardon‐Quint (2008, p. 3) affirme qu’à partir des années 1980,

marqués par la linguistique puis la psychologie, plus que par la socio‐linguistique, les chercheurs en didactique du français tentèrent de

3.– Notons que la constitution de ce champ, comme partout en Europe continentale, est en

même temps liée à la transformation des parcours de formation des enseignants, universita‐risés, et nécessitant des disciplines de références professionnelles (Hofstetter & Schneuwly, 2002).

4.– Pour une explicitation, voir Bronckart et Schneuwly (1991).

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mettre au point exercices, procédés, méthodes, conçus pour un élève idéal, abstraction faite, bien souvent, des variations sociales d’aptitudes et de pratiques langagières. Ainsi, la diversité sociale des usages de la langue ne fournit‐elle que fort rarement le point de départ de travaux de didactiques de la langue. De même, l’on ne s’intéressa guère, faute de dispositifs expérimentaux adéquats, aux effets sociaux différenciés des pédagogies du français.

Autre dimension qu’elle met en évidence, « la notion de différence d’origine sociale céda‐t‐elle de plus en plus souvent la place à celle d’“hétérogénéité”, terme désignant et englobant tout à la fois des différences sociales, ethniques, d’aptitude, d’âge, de genre, etc. ». Et en effet, le titre du seul autre congrès de l’AIRDF avec une thématique proche à celui de Lille était consacré précisément à l’hétérogénéité des élèves (Lebrun & Paret, 1993). Visiblement, le discours politique et social qui distingue d’abord do‐minés et dominants, puis classes sociales, se dissout dans un discours qui pourrait avoir un relent de philanthropie, où les réalités matérielles et so‐ciales s’effacent devant un discours de reconnaissance des cultures, inspirés fortement des positions anglo‐saxonnes où en sciences de l’éducation la question de la culture est dominante (voir la table des matières du dernier congrès de l’AERA à New York). Un bel exemple en est dans la dernière livraison du Educational Researcher un important texte méthodologique sur la nécessité d’analyser quantitativement la discontinuité culturelle et qui ac‐cepte sans problème une catégorisation en termes de « African American, Asian American, Latino, and Native American students » (Tyler et al., 2008, p. 280). À aucun moment, la question des inégalités sociales et économiques n’est mentionnée.

Qu’en est‐il aujourd’hui ? Le terme « socioculturel » dans le sens que je viens de circonscrire servira de guide pour observer ce qui se passe de ce point de vue. Je concentre mes quelques réflexions sur une série de do‐maines définis en fonction des lectures des contributions5.

3. Le « socioculturel » dans les discours officiels et les programmes  

On peut constater, d’un point de vue historique (lors du congrès Bishop l’a fait remarquablement), que les premières analyses – toujours présentes dans les discours, mais souvent masquées, peu visibles – des effets différen‐ciateurs de l’origine socio‐économique définissaient un « handicap sociolin‐ 5.– Je laisse de côté les travaux, certes nombreux comme le disent les organisateurs, concernant

les représentations qu’ont les enseignants du socioculturel. Elles mettent en général en évi‐dence un rapport étroit entre représentation et pratique déclarée. L’absence d’analyse de pratiques dans ces études est cependant frappante : un autre champ immense de recherche qui pourrait unir en un paradigme la question de la construction des objets en fonction de paramètres sociaux et la question de l’effet de l’enseignant. J’y reviens plus bas.

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guistique » comme facteur explicatif. Ce handicap, comme l’implique en quelque sorte le nom lui‐même, appelle des mesures compensatoires qui laissent pour ainsi dire intact l’objet enseigné. Il semblerait bien, comme le démontre pour ainsi dire en creux l’analyse de David‐Chevalier et  al., que ces références disparaissent du discours officiel explicite qui ne fait en aucun endroit, du moins dans les extraits cités, référence à des questions de diffé‐rences entre publics, mais s’adresse à un élève en général apprenant la langue et devant disposer d’outils de réflexion sur la langue acquises à tra‐vers une démarche active, fortement intégrée dans des activités langagières. Les discours québécois sur la culture donnent également à voir en creux une certaine insensibilité à la question des différences en promouvant, à en croire la description de Côté et Simard, centrée sur des conceptions de la culture qui évoluent, certes, d’une vision patrimoniale, à travers visions instrumen‐tale vers une vision anthropologique. Belondo et Huver confirment cette analyse quand elles constatent que les dimensions socioculturelles sont utili‐sées à des fins d’orientation. Ces critères renvoient à des insuffisances (« du » français, des savoirs), et non à des savoirs ou des savoir‐faire déjà acquis par ces élèves, et/ou aux langues qui constituent leur répertoire lan‐gagier (le « déjà là »). « Diversité » ou « pluralisme » sont les maîtres‐mots. On est dans la droite ligne des discours que j’ai exemplifié plus haut : un discours de l’euphémisme qui de fait justifie les inégalités du système en les extériorisant.

4. De possibles dérives dans les discours des chercheurs  

L’effet de ces discours peut se lire dans certaines contributions. Leur analyse du point de vue de l’évocation de facteurs sociaux ou culturels montre qu’il y a réel danger de dérive. Donnons deux exemples qui le mon‐trent. Un auteur6 par exemple écrit que « l’adolescent baignant dans un mi‐lieu socioculturel et familial enrichissant possède un fond de possibilités d’expressions dans lequel il fait son choix et possède une imagination dé‐bordante et utilise le langage figuratif avec aisance. » Sont ici confondus, de toute évidence, un langage particulier, qui est celui valorisé et auquel sans doute il faut donner accès, et le langage en général. Nombre d’études ont montré l’importance de soigneusement distinguer les possibilités langa‐gières des différents parlers, tout aussi débordantes de figuration et imagi‐nation les uns que les autres, et la question du rapport au langage particulier que suppose l’entrée dans l’écrit et des genres oraux particuliers publics qui sont valorisés à l’école. Ceci peut aller assez loin quand un auteur affirme que

La présence de vernaculaires doit donc être réduite et l’école doit se charger dès le plus jeune âge d’apprendre “le parler légitime” […] Le

6.– Je me permets ici de ne pas citer nommément les auteurs.

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fait que l’enfant ne baigne pas dans le même bain linguistique entraîne des différences significatives sur son développement phonologique7.

Parmi les études à l’appui de cette thèse : l’absence de liaisons dans des expressions du type « eux aussi » démontrerait que « les enfants, plus en contact avec les normes sociolinguistiques orales, savent davantage (+53%) que l’autre groupe les variantes valorisées sur le marché linguistique. » (c’est moi qui souligne) Famille et élève sont ainsi directement les causes de l’échec. Les différences langagières fonctionnent comme cause immédiate. La résurgence de ce discours fait beaucoup de ravages aujourd’hui, on le sait.

5. Contre le risque inverse : unité de vue et absence de recherches  

Nul plus que Bautier et Rochex (1998) n’a rendu attentif à une dérive qu’on pourrait décrire comme inverse qu’ils décrivent ainsi :

Il n’est pas de raccourci sur la voie de la démocratisation de l’accès au savoir et à la culture. Celle‐ci nous semble avoir tout à perdre […] à l’extension d’une conception faible de la culture s’accommodant d’un relativisme empirique ou de méthodologies sans contenus.

On trouve par ci et par là un écho à cette mise en garde. Par exemple dans les travaux de Jaubert et Rebière qui soulignent que l’on peut constater dans les rapports des enseignants au langage et aux savoirs des résonances avec les rapports des élèves, ce qui empêche une construction de savoirs nouveaux et la cristallisation des pratiques en postures. Poggi tente de dé‐montrer que les choix de contenus effectués par des enseignants et la justifi‐cation qu’ils en donnent se distribuent de manière inégale entre établissements scolaires, renforçant, au lieu de les atténuer, les différences entre élèves de classes sociales contrastées. Mais dans l’ensemble, le pro‐blème est très peu abordé. Il nécessiterait méthodologiquement un appareil‐lage sophistiqué d’observation de construction d’objets en classe en fonction de variables sociales : une question essentielle pour la didactique pour con‐naître les déterminants sociaux de la construction des objets et des con‐traintes centrales du système didactique.

Quelles voies alors choisir dans cette situation qui ressemble fort à celle du navigateur entre Scylla et Charybde ? Ni céder à la tentation d’extériorisation du problème, ni à celle de l’abandon d’une exigence élevée de culture ? Nombre de contributions esquissent des pistes : la didactique du français est toujours essentiellement une didactique de l’action : elle docu‐

7.– Notons, en marge, que la métaphore du « bain » semble s’imposer dans ce contexte ; il s’agit

d’une théorie spontanée qui semble exclure toute intervention éducative : le bain laisse des traces indélébiles.

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mente les effets d’interventions, guidées, en l’occurrence, par le souci d’égalité d’accès au savoir.

6. Le socioculturel comme prise en compte des particularités des élèves : un paradoxe étonnant  

D’un point de vue général et suite à la transformation de la question so‐ciale vers une lignée plus culturelle, on peut dire que c’est à travers la prise en compte des particularités des élèves que s’opère concrètement et dans le corps à corps quotidien entre enseignant et enseignés, dans les classes, la transformation des objets d’enseignement, avec au cœur des questions comme : quels contenus enseigner et comment les traiter avec tel ou tel pu‐blic ? Comment tenir compte des besoins particuliers des élèves, du déjà‐là de chacun, de ce qui vient des élèves et de leur culture ? Comment indivi‐dualiser l’enseignement, tenir compte du rythme de chacun ?

De telles questions amènent inévitablement à s’interroger sur le rapport entre universel et particulier, entre visée générale pour tous et particularisa‐tion en fonction des publics, voire individus. La transformation des objets reproduit ainsi potentiellement d’une autre manière encore la contradiction par le fait que l’accès de tous à tous les savoirs essentiels peut être mis en question, que la différenciation s’opère, comme dans le système scolaire d’avant les réformes, en fonction de contenus et de publics séparés. Ce n’est plus à travers le rapport aux mêmes objets qu’opérerait la différenciation, les objets contenant en quelque sorte en eux‐mêmes la contradiction constitu‐tive, mais à travers des objets différenciés, une tendance forte aujourd’hui vers le fatalisme (Bonnéry, 2008).

Ce n’est cependant nullement dans cette lignée que se situent les con‐tributions du congrès. Sans comparer systématiquement des publics, un certain nombre d’auteurs y présentent des démarches censées permettre à des élèves distants culturellement de la littérature un accès plus facile, à travers la littérature de jeunesse (Martel), une approche systématique de la littérature en trois phases en trois phases : la préparation au projet de lec‐ture, l’accompagnement de la lecture ainsi que l’analyse et l’interprétation des œuvres (Richard) ; l’écriture de soi dans un atelier d’écriture (Crinon), le journal d’apprentissage qui permet à des élèves en difficulté lourde de pro‐gresser vers la réflexivité.

D’autres procèdent à des comparaisons. L’analyse de ces contributions ne manque pas de surprendre. Prenons‐en trois, d’autres pourraient être ajoutées. À la question de savoir si les formes de ces journaux d’apprentissage corrèlent avec les facteurs dit « socioculturels », en l’occurrence avec des élèves provenant d’école de quartiers plus ou moins défavorisés, la réponse semble être clairement non (Scheepers) :

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En effet, on pourrait légitimement s’attendre à ce que les journaux mo‐saïques soient surreprésentés dans les classes accueillant des élèves is‐sus d’un milieu plutôt favorisé et ne présentant pas d’importantes difficultés scolaires. Dans le même sens, on pourrait s’attendre à ce que les journaux en pointillés soient majoritaires dans les classes recrutant des apprenants venant d’un milieu plutôt défavorisé et rencontrant des problèmes scolaires. Ces hypothèses ne se vérifient pas.

De Peretti et  al. utilisent la mise en scène théâtrale pour aborder des œuvres tragiques classiques dans des lycées généraux, techniques et profes‐sionnels, sans observer de différences systématiques. Certes, notent‐ils, les analyses métatextuelles sont plus diversifiées dans les deux premiers types de lycées, mais

quelle que soit leur filière, les élèves s’emparent de ces textes avec les‐quels ils réfléchissent sur eux‐mêmes, ou sur leurs proches, les person‐nages incarnant des types de comportement ou des « issues » au sens sartrien du terme. Dans ces textes, ils retrouvent de grands problèmes de la société sur lesquels ils méditent.

Calame‐Gippet analyse comment des élèves de milieux « sociocultu‐rels » contrastés (cadres supérieurs du centre‐ville versus ouvriers et sans emploi dans une banlieue approchent, en grammaire, dans une situation quasi‐expérimentale, des catégories linguistiques et un groupe fonctionnel. Elle conclut :

Cette petite étude exploratoire tend à montrer que l’appartenance so‐cioculturelle ne joue pas sur les critères d’analyse convoqués dans des tâches d’identification des constituants de la langue – en tous cas dans une situation où le corpus de travail est adapté à la culture des élèves et où l’activité est clairement située.

7. Appel à prudence et à recherche  

Les études montrent donc pour l’essentiel qu’un accès est possible ; et que, dans de bonnes conditions d’enseignement, les différences culturelles sont peu marquées. Constat paradoxal d’une certaine manière. La barrière culturelle ne serait‐elle pas si infranchissable ? Les études en tout cas n’apportent guère d’éléments pour comprendre mieux les barrières qu’une large littérature pourtant postule comme existantes ; elles apportent cepen‐dant des éléments pour dire comment travailler mieux et participer à l’utopie de l’égalité des chances… On notera que la grande majorité des études portent sur la littérature, comme si, par excellence, elle incarnait la distance culturelle ; mais peut‐être aussi, par excellence, l’objectivation des différences est difficile. Serait‐ce alors cela qui ferait disparaître les fron‐tières ? L’accessibilité serait‐elle fictive ? Quelles sont les indices ? Méthodo‐logiquement, les études citées ouvrent des pistes, mais ne soumettent pas

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systématiquement la question des différences à l’épreuve contrôlée, d’autant que ce sont les intervenants eux‐mêmes qui analysent leur propre action. Des études à plus grande échelle confirment, pour le français, la présence d’un obstacle majeur, comme le montre par exemple l’étude de Brissaud et Barré‐De Miniac dans le lycée professionnel.

En conclusion, nous insisterons sur la difficile appropriation des sa‐voirs en ce qui concerne la lecture et l’écriture pour ces jeunes, majeurs pour la plupart : leurs représentations de ce qu’est un discours écrit et de sa construction font sans doute obstacle aux apprentissages et à la nécessaire mise à distance de la langue de l’école.

La construction des objets d’enseignement et enseignés semble donc en effet être au centre de la question socioculturelle. Ceci correspond profon‐dément au questionnement didactique fondamental, la forme scolaire et l’organisation disciplinaire de l’école – sous des modalités certes très diffé‐rentes – en étant la base matérielle. Le travail sur les objets d’enseignement se fait alors précisément à l’intérieur de cette forme et dans la discipline comme un travail de continuelle réorganisation des objets déjà là : pour prendre quelques exemples traités lors du congrès, la tradition des textes à lire, éternellement revus et adaptés ; le corpus de textes tenant compte à la fois de la tradition et de la modernité, de la norme et des besoins de chacun ; ou encore le découpage de la discipline oscillant entre grammaire et obser‐vation réfléchie de la langue française, représentant in vivo la lutte entre con‐ceptions contradictoires de l’objet en lien avec les discours sur les modes d’apprentissage de l’élève et la prise en compte des contextes. La construc‐tion scolaire des objets d’enseignement est une réponse de l’école aux be‐soins à la fois sociaux et des élèves dans la fondamentale contradiction entre sélection et transformation et dans la continuité des traditions. Le « sociocul‐turel », dans cette construction, est lui‐même le produit de cette contradic‐tion, l’un de ses modes d’expression à un moment historique donné et donc en construction continuelle.

8. Une interrogation curieusement négligée  

Il est intéressant à noter – signe des temps – qu’il y a un grand absent dans le concert des analyses : la langue française elle‐même. Loin sont visi‐blement les temps où un Certeau osait écrire (1980/1990, p. 108)

Lors de ma première expérience d’enseignement aux États‐Unis, j’ai été d’abord surpris de voir le nombre de fautes d’orthographe que commettaient des étudiants très avancés. J’étais habité par l’horreur, apprise dès l’école primaire, pour la faute d’orthographe. En fait, ces Américains m’ont libéré en me réapprenant ma propre histoire : pour les écrivains français des XVIe et XVIIe siècles l’oral était la référence première.

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Et plus loin encore le temps où Bally (1930) s’attaquait avec une viru‐lence salutaire à la langue française elle‐même telle qu’elle fonctionne à l’écrit, porté par l’immense élan que constituait pour lui et tant d’autres à l’époque l’éducation nouvelle (p. 16) :

Une bonne partie des difficultés qu’on rencontre à chaque ligne quand on veut écrire une page de français s’explique, historiquement, par un obscur désir inconscient de tenir à distance le vulgaire et d’empêcher le roturier d’écrire comme l’homme bien né.

Il brosse ensuite un inventaire des « mille obligations linguistiques », et de conclure (p. 24) :

Certains indices, parmi lesquels il faut compter les fameuses crises, montrent que le français est en train de se démocratiser, ou, si vous préférez, de s’encanailler. […] Aujourd’hui, mille conditions nouvelles, suffrage universel, école obligatoire, circulation toujours plus active des élites, poussent sur le devant de la scène des masses compactes d’hommes qui autrefois seraient restés dans l’ombre et qui maintenant, par choix ou par force, jouent un rôle, agissent, parlent et écrivent pour un public. Et l’on s’étonne que tous ne soient pas du jour au lendemain adaptés aux exigences tyranniques de la langue ? Croit‐on aussi que la langue, de son côté, ne devra consentir aucune concession, qu’elle ré‐sistera toujours à la poussée des tendances nouvelles, qui réclament un peu plus de simplicité, un peu plus de logique ?

Tout se passe comme si la didactique aujourd’hui ne pouvait plus poser ce problème, pourtant crucial d’un point de vue « socioculturel » ; à un mo‐ment où indéniablement l’écrit devient un mode de communication quasi‐quotidien que s’approprient avec panache et inventivité de larges couches de la population.

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 Comment le socioculturel participe de la construction des contenus d’enseignement  

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Des « textes anciens » aux « textes fondateurs » en classe de sixième : 

enjeux socioculturels d’un corpus scolaire  

Nathalie Denizot 

T(ÉOD)LE‐C)REL  ÉA  , UN)VERS)TÉ C(ARLES‐DE‐GAULLE – L)LLE  , LYCÉE VOLTA)RE, W)NGLES, FRANCE  Cet article s’intéresse à un corpus scolaire particulier de la classe de

français, dans l’enseignement secondaire français. Ce corpus est au pro‐gramme des premières classes du collège1 depuis 1938 : les textes « anciens » – c’est‐à‐dire les extraits d’auteurs antiques et quelques grands textes reli‐gieux et/ou mythologiques –, traduits en français. Ce corpus, qui apparaît pour la première fois en 1938 sous l’intitulé « contes et récits tirés des au‐teurs de l’Antiquité mis en français », a toujours été reconduit dans les pro‐grammes qui se sont succédé depuis lors (en 1941, 1977 et 1985, pour prendre les plus importants), sous des intitulés divers, mais avec une forme de permanence du corpus, autour d’un noyau dur : d’un côté Homère, et principalement l’Odyssée, Ovide, et plus généralement quelques grands textes mythologiques (parmi lesquels parfois des textes « orientaux » ou bibliques) ; de l’autre côté les historiens grecs et romains. Dans les pro‐

1.– Dans le système scolaire français, l’enseignement secondaire scolarise les élèves pendant sept

ans, d’abord au collège, de la sixième à la troisième, pour tous les élèves de 11 à 15 ans ; le ly‐cée ensuite peut préparer en trois ans, de la seconde à la terminale, à divers baccalauréats, gé‐néraux, techniques ou professionnels.

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grammes de 19962, les textes « anciens » sont devenus « issus de l’héritage antique », voire « textes fondateurs », et ils occupent actuellement une place relativement importante, y compris dans les classes.

Il s’agit ici d’étudier le corpus des textes anciens, tel qu’il apparaît à la fois dans les textes officiels qui l’instituent et dans les manuels qui l’actualisent3, en tant qu’objet scolaire, contextualisé dans des configurations disciplinaires particulières, qui lui donnent des contours et des fonctions différentes selon les époques. Je montrerai comment la constitution de ce corpus scolaire est déterminée à la fois par des contraintes propres à la dis‐cipline, mais aussi par des contraintes externes, qui ne sont pas seulement les références à des savoirs savants, mais bien davantage des conceptions de la culture véhiculées par la société à une époque donnée. Les textes anciens construisent en effet, aux différentes époques, des rapports particuliers à la culture : ils posent la question de ce que doit être la culture « générale », question à laquelle les réponses sont diverses, de la culture « classique » héritière de la configuration traditionnelle de la discipline, à l’exigence qui se fait jour actuellement d’une culture « commune », qui rassemble les élèves plus qu’elle ne les sélectionne ; mais ils posent aussi l’épineuse question, dans l’enseignement laïc français, de ce que devrait ou pourrait être à l’école une « culture de la religion », voire un « enseignement du fait religieux ».

1. Humanités classiques et culture générale  

Si l’on étudie le corpus de textes anciens en interrogeant les représenta‐tions sociales de la culture qu’il véhicule, il est clair que les fonctions qui sont assignées aux textes anciens par l’école varient selon les configurations disciplinaires et les contextes socioculturels. . .  ‐  : culture classique et culture générale  

Lorsqu’ils sont mis au programme des classes de 6e en 1938, sous l’intitulé « Contes et récits tirés des auteurs de l’Antiquité mis en français », les textes anciens s’inscrivent dans un enseignement encore marqué par les humanités, mais qui a substitué peu à peu aux humanités « classiques », es‐sentiellement fondées sur les langues anciennes, des humanités « mo‐dernes », dans lesquelles le français prend le relais du latin. Depuis la réforme de 1902, on a créé une filière sans latin. À la culture « classique » se

2.– Un nouveau programme, paru durant l’été 2008 (Ministère de l’Éducation nationale, 2008),

conserve les « textes de l’antiquité », avec un corpus sensiblement identique à celui des pro‐grammes de 1996.

3.– En France, les programmes sont nationaux, et publiés en tant que textes officiels. Les manuels sont en revanche de la responsabilité des éditeurs, et constituent en quelque sorte un pre‐mier niveau d’interprétation des programmes.

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substitue ainsi la culture « générale », expression devenue usuelle dans les années 1920 (Chervel, 2006, p. 65).

Les textes anciens sont tout d’abord prévus dans les sections classiques comme dans les sections modernes. En effet, l’objectif est explicitement de favoriser les cohérences entre l’enseignement de la littérature et l’enseignement de l’histoire, comme le précise alors le texte officiel : « L’Antiquité a été rajoutée au moyen âge pour coordonner le programme de français avec le programme d’histoire ancienne étudié en sixième ». De la même façon d’ailleurs, des textes médiévaux sont au programme de la 5e, qui étudie le Moyen Âge. Ces relations privilégiées entre français et histoire, qui existent encore dans les programmes actuels du collège, sont intéres‐santes en ce qu’elles témoignent des liens particuliers qui unissent depuis l’origine les deux disciplines : l’histoire n’a émergé que lentement comme discipline autonome et, dans la majeure partie du XIXe siècle, son enseigne‐ment, centré sur l’histoire ancienne, est le plus souvent à la charge des pro‐fesseurs de lettres. Ceci est lié à la nature particulière des « humanités » : plutôt qu’une discipline, on pourrait dire que les humanités ont formé un système cohérent d’éducation, autour des langues anciennes, de la littérature classique et de l’histoire. En 1938, c’est dans ce qui subsiste de ce système que s’inscrit la lecture en français des textes antiques.

À cette époque, ils ne sont cependant pas propres à la classe de 6e, et les programmes les prévoient aussi pour les autres classes (jusqu’à la classe de première incluse), mais dans les sections modernes exclusivement. Il s’agit clairement d’offrir une culture « classique » aux élèves qui n’apprennent pas le latin, y compris parce que les auteurs antiques sont considérés comme les modèles des auteurs classiques français. Voici l’argumentaire des instruc‐tions de 1938, concernant la classe de 5e moderne (Ministère de l’Éducation nationale, 1938, p. 73‐74) :

Les lectures de textes anciens traduits en français, qui occuperont dans l’année scolaire environ vingt heures, ont un triple but. Elles doivent faire connaître aux élèves des enseignements sans latin ni grec quelques‐uns des chefs‐d’œuvre des littératures anciennes qu’ils n’auront pas l’occasion de lire dans le texte original. Elles les feront pénétrer, non seulement dans la pensée et l’art des Grecs et des Ro‐mains, mais encore dans la connaissance de la civilisation matérielle et morale du monde antique. Elles doivent enfin leur permettre de com‐parer certaines œuvres françaises, inscrites au programme de leurs classes, aux modèles dont nos grands auteurs se sont inspirés.

Dès 1941, c’est sur ce modèle que l’on s’aligne, et le corpus de textes an‐ciens devient spécifique aux sections modernes, pour toutes les classes, jusque dans les années 1960. Il vise à compenser, dans ces sections, l’absence des langues anciennes, et ne concerne pas les sections classiques, dans les‐

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quelles il ferait en grande partie double emploi puisqu’on y commence l’étude du latin dès la 6e. Les textes anciens témoignent d’un phénomène intéressant de la première moitié du XXe siècle : la culture « classique » est bien en train de devenir une culture « générale ». La lecture des textes an‐ciens, si elle est jugée indispensable, peut être déconnectée de l’étude de la langue : l’important est davantage de connaître un corpus de textes patri‐moniaux, que de maîtriser des langues anciennes4.

Cela ne va d’ailleurs pas sans une certaine indécision quant au corpus : en 1938, il n’était question que d’« auteurs de l’Antiquité » ; en 1941, l’intitulé est légèrement modifié, et précise5 : « Contes et récits traduits d’auteurs anciens, relatifs à l’antiquité orientale et grecque » ; en 1944, on com‐plète par les textes romains : « Contes et récits traduits d’auteurs anciens, relatifs à l’antiquité orientale, grecque et  romaine ». Cette indécision n’est sans doute pas tant un signe d’instabilité qu’un signe de la difficulté à savoir ce qui relève précisément de la culture générale d’un élève moderne : faut‐il se cantonner aux Grecs et aux Romains ? ou élargir aux autres grandes civi‐lisations et à leurs textes ?

En 1963, le corpus redevient commun à tous les élèves, modernes et classiques, et se cantonne à nouveau à l’antiquité orientale et grecque : « Textes traduits d’auteurs anciens (antiquité orientale et Grèce) ». Et sur‐tout, le programme ajoute une mention particulière pour Homère, en com‐plétant l’intitulé ci‐dessus par la précision suivante : « Lecture suivie d’épisodes de l’Iliade et de l’Odyssée ». Or cette mention apparaît l’année même où disparaît du programme le Télémaque de Fénelon, explicitement présent dans la liste des ouvrages de 6e classique depuis 18956. Cette substi‐tution n’est pas due au hasard : l’ouvrage de Fénelon était là en tant qu’adaptation de l’Iliade et de l’Odyssée, avec lesquels il forme ce que Chervel (2006, p. 424) nomme les « couples canoniques » (aux côtés par exemple des Satires d’Horace et de Boileau, des Géorgiques de Virgile et de Delille, etc.), et son rôle était de mettre à la portée des élèves les grands récits mytholo‐giques, de « servir d’introduction générale à la mythologie gréco‐latine ainsi qu’aux grandes épopées d’Homère et de Virgile qui sont les piliers des pro‐grammes de langues anciennes » (id., p. 424). La mise au programme expli‐cite de pages d’Homère en 1963, et non plus d’un ouvrage préparatoire, tend à signifier que les épopées homériques en tant que telles relèvent bien de la

4.– À partir de 1944, les programmes donnent, pour les textes anciens, des listes indicatives

pour les classes de 3e, 2de et 1e (cf. Chervel, 1986). Ces listes contiennent les auteurs patrimo‐niaux grecs et romains, selon une progression qui tient compte de leur difficulté supposée. On trouve ainsi par exemple pour les auteurs grecs : L’Odyssée en 3e, l’Iliade en 2de, et Hé‐siode en 1e ; Euripide en 3e, Sophocle en 2de, Eschyle en 1e, etc. Pour les auteurs latins : Tite‐Live en 3e et 2de ; Tacite en 1e, etc.

5.– C’est moi qui souligne. 6.– Et en partie dans les listes de 5e (cf. Chervel, 1986).

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culture générale, au même titre que les autres textes antiques. Plutôt que d’attendre que les élèves soient en mesure de découvrir dans le texte l’épopée virgilienne7, on préfère visiblement leur faire découvrir en traduc‐tion des pages célèbres d’Homère : la culture générale a pris place à côté de l’étude des langues anciennes, voire a pris leur place.

Les choix de textes des manuels8, entre mythologie et grands auteurs antiques (Homère, Sophocle, Virgile et Ovide) ou historiens (Plutarque, Hé‐rodote, Quinte‐Curce, Tite‐Live et Suétone), reflètent à la fois cette volonté de compléter la culture classique des élèves modernes et en même temps cette indécision quant aux contours de cette culture générale. Deux cons‐tantes peuvent être dégagées : la place réduite accordée aux textes orientaux, et en particulier aux textes bibliques ; l’éclatement du corpus entre des textes et des auteurs très divers. Ces deux caractéristiques ne sont pas surprenantes dans une logique de culture générale, tant il est difficile, dans un corpus potentiellement aussi vaste que celui des textes antiques, de choisir ce qui est réellement le plus important, et tant les textes bibliques, dans cette première partie du XXe siècle, n’apparaissent pas (encore) comme relevant de la cul‐ture générale, mais plutôt de la culture religieuse ou de la sphère privée.

Il est difficile de dire quelle place ont dans les classes ces textes traduits. On peut juste faire remarquer qu’ils figurent dans les programmes dans la rubrique « Lectures suivies et dirigées », et non dans celle plus prestigieuse des explications françaises, réservée à la littérature française, et qu’ils four‐nissent dans les manuels que j’ai consultés très peu d’exercices ou de sujets de composition. Si le corpus de textes anciens assure la présence dans les sections modernes des humanités classiques, c’est une présence qui semble plutôt discrète. . .  ‐  : initiation au latin et culture fondatrice  

La question se pose différemment après 1968, lorsqu’apparaît une nou‐velle configuration disciplinaire : pour démocratiser l’enseignement, l’apprentissage du latin est reporté en 4e. Tous les élèves de 6e deviennent donc « modernes », mais les programmes de 1977 prévoient une initiation au latin en 5e pour tous les élèves, initiation elle‐même « préparée par des ac‐tions occasionnelles en 6e » (Ministère de l’Éducation nationale, 1981, p. 63). En 1977, puis en 1985, les textes anciens sont ainsi toujours au programme des classes de 6e et de 5e, mais ils sont pensés en complémentarité avec l’étude du latin et figurent désormais dans la rubrique « Français et latin (initiation

7.– L’étude du grec a toujours été beaucoup moins répandue que celle du latin, et c’est l’étude

de l’Énéide qui permet notamment de découvrir les épopées homériques. 8.– J’ai analysé 30 manuels entre 1938 et 2008, dont 6 pour la période 1938‐1976. Cf. également

Denizot (2004), qui comprend en particulier des analyses chiffrées et des tableaux concer‐nant la répartition des textes anciens dans le corpus de manuels.

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au latin) : Classe de 6e (sensibilisation) ». Comme l’indique le programme de 1985 (Ministère de l’Éducation nationale, p. 29 ; c’est moi qui souligne) : « On fait une place aux littératures étrangères modernes ainsi qu’aux textes an‐ciens traduits, surtout en 6e et en 5e, où  ils sont nécessaires pour  l’initiation au latin et au grec. »

La sensibilisation au latin fournit donc un nouveau cadre pour l’étude des textes anciens, cadre qui s’inscrit à la fois dans l’histoire de la discipline (et ses liens avec les langues anciennes), à la fois dans ses fondements d’ordre idéologique (transmettre une culture, des valeurs) et en même temps dans la nouvelle configuration disciplinaire qui se met en place. Par rapport à la période précédente, qui envisageait le corpus en remplacement du latin, c’est un renversement qui s’est opéré : les programmes donnent un rôle inci‐tatif au corpus de textes anciens, pour amener les élèves vers l’apprentissage du latin, qui ne va plus de soi. Cette initiation au latin est aussi initiation à la culture latine, considérée dans un rapport de filiation, et les programmes prévoient des « collaborations » avec l’enseignant d’histoire, notamment pour éclairer les vestiges matériels de la civilisation latine (programme de 1977 : Ministère de l’Éducation nationale, 1981, p. 64). Dans cette optique, les textes anciens prennent un statut ambigu, à la fois littéraire et historique, et leur finalité socioculturelle est double, puisqu’ils sont au service de ce qui reste des humanités classiques (en préparant l’étude du latin) en même temps qu’ils deviennent aussi outils de culture générale dans une interdisci‐plinarité entre français et histoire.

Cela dit, il y a apparemment loin des textes officiels à la réalité des classes, et les programmes n’ont sans doute pas pris toute la mesure de la rupture qui s’est opérée dans les collèges à partir des années 1970. Si les textes anciens figurent bien dans les programmes pendant toutes ces années, ils ont apparemment disparu des classes. En 1994, Danielle Manesse et Isa‐belle Grellet ont publié une recherche qu’elles ont menée de 1990 à 1992 sur les textes étudiés au collège. Cette enquête dresse un panorama de ce qui est étudié dans les classes : les textes anciens, dont l’enquête met en évidence l’effritement dans les classes malgré les prescriptions officielles, font partie de ce que les auteurs appellent « le patrimoine en péril » (p. 13) :

Une chose est claire : la classe de français de cette fin de siècle n’est pas prête à prendre en charge la transmission culturelle des auteurs que le recul des études latines et grecques risque de faire tomber dans l’oubli. […]. Seul Homère, avec l’Odyssée, est bien représenté. Sophocle obtient sept citations, Virgile une citation, Plaute deux, mais Ovide, Pline et Hérodote, zéro9.

9.– Les auteurs de la recherche analysent un corpus de 1999 citations d’œuvres différentes,

attribuées à 246 auteurs différents. En tête de ce palmarès vient Molière, avec 351 citations. Homère occupe la 20e place, avec 22 citations, Sophocle la 67e.

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On avait donc donné comme mission au corpus de textes anciens de suppléer l’étude du latin : en réalité, à cette époque‐là, il a sombré avec lui. L’initiation au latin n’ayant plus grand sens si le latin perd sa légitimité, les textes anciens n’ont plus véritablement de rôle à jouer. L’affaiblissement du latin a provoqué l’affaiblissement du corpus. Les manuels des années 1970‐1990, qui font des choix très divers, semblent d’ailleurs ne pas trop savoir que faire de ce corpus, intégrant le plus souvent les textes anciens dans des chapitres thématiques autour du conte, des mythes, des héros, comme si les auteurs lui donnaient diverses finalités au gré des choix propres au manuel, mais rarement celles qui sont centrales dans les programmes, et qui sont liées à l’initiation au latin. D’une certaine manière, les manuels récupèrent le corpus, pour le faire servir aux apprentissages disciplinaires. C’est bien le signe que les finalités propres aux textes anciens ne sont plus claires, et que le corpus, sans réelle finalité socioculturelle, ne parvient pas non plus à de‐venir dans les classes un véritable objet de culture générale.

Le retour en force des textes anciens depuis les programmes de 1996 est d’autant plus intéressant. Cette fois, il ne s’agit plus d’initier au latin, mais d’initier à une « culture fondatrice », aux « grands mythes », pour « per‐mettre à chacun de repérer dans le monde actuel l’héritage gréco‐latin » (Ministère de l’Éducation nationale, 1999, p. 35). C’est un autre renverse‐ment qui s’opère une fois encore : on est passé de la nécessité de l’étude des textes anciens pour l’initiation au latin (dans la période précédente) à leur nécessité justement parce que l’étude du latin ne se fera pas pour tous les collé‐giens. On peut ainsi y voir une forme de reconnaissance de ce que l’étude des langues anciennes peut apporter sur un plan culturel, ou interpréter cette permanence des textes anciens comme la survivance, voire le retour, de positions conservatrices pour lesquelles les humanités sont forcément clas‐siques et patrimoniales. Mais la situation n’est pas vraiment la même qu’en 1941, lorsque le corpus de textes anciens était mis au programme pour pal‐lier l’absence du latin dans les sections modernes. Programme et manuels se tournent en effet vers les grands mythes (bibliques – j’y reviendrai – et gré‐co‐romains), et délaissent les historiens grecs ou romains : dans le fond, ce n’est plus tant l’absence du latin qu’il faut compenser, mais l’absence suppo‐sée de la culture générale qui « fonde » notre culture.

2. Textes anciens, mythes et religions  

Mais de quelle culture générale s’agit‐il exactement ? Le programme de 1996 dit qu’il faut lire des textes « issus de l’héritage antique », c’est‐à‐dire des « œuvres qui sont des sources culturelles majeures » avec comme objectif « de permettre à l’élève d’acquérir des références culturelles » à travers ces textes. Là aussi, on pourrait croire que rien n’a changé depuis les années

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1940 mais ce ne sont plus tout à fait les mêmes textes qui constituent le cor‐pus. Si les grands textes mythologiques (en particulier Homère et son Odys‐sée) sont toujours présents, les historiens gréco‐romains ont quasiment disparu et certains textes religieux occupent désormais une place non négli‐geable. Quant aux apprentissages visés, ils se font au nom de cet « héritage » commun qui « fonde » la « civilisation ». . . Culture commune et « enseignement du fait religieux »  

Cette notion d’héritage, que suggère aussi l’expression « textes fonda‐teurs » souvent utilisée actuellement (par les enseignants, les manuels ou parfois les parascolaires), est nettement double : assez banalement, il s’agit de travailler avec les élèves les « racines » du lexique français ; mais en même temps, la question de l’héritage dépasse nettement ces considérations étymologiques. L’héritage en question n’est pas seulement celui de l’antiquité gréco‐romaine, il est aussi judéo‐chrétien : il ne peut donc plus être question seulement de travail sur la langue, et la fonction du corpus de textes anciens est aussi (surtout) de contribuer à constituer une culture com‐mune, y compris sur les grandes références religieuses. Non pas une culture religieuse, mais une culture de la religion. C’est donc une nouvelle dimen‐sion qui est ainsi donnée à ce corpus, avec cette volonté du programme de rassembler, dans ce qu’il appelle une culture « fondatrice ». D’ailleurs, dans un autre passage (à propos du français langue seconde), le programme de 1996 élargit le champ des textes fondateurs, en introduisant la possibilité de lire des textes de mythologies autres que gréco‐romaines, voire le Coran. Clairement, le corpus de textes anciens vise aussi à rassembler des élèves issus de culture et de religions différentes, à les « acculturer » en quelque sorte. On est ainsi en présence d’une sorte de genre anthropologique.

L’intérêt actuel pour les textes sacrés et bibliques dans le cours de fran‐çais s’inscrit d’ailleurs dans une tendance plus large, qui consiste à redonner à l’école la responsabilité10 d’un « enseignement du fait religieux », pour reprendre une expression que l’on trouve à la fois dans un rapport de Régis Debray (2002) et dans le projet de loi adopté par le Sénat le 24 mars 2005 : la connaissance des religions, de leur histoire, de leurs écrits est jugée indis‐pensable pour comprendre le monde moderne, comme le rappelle le projet de loi des sénateurs : « Dans le monde d’aujourd’hui, […] le fait religieux marque tout à la fois l’actualité en permanence et constitue l’une des clés

10.– Cf. Debray (2002, p. 4) : « L’effondrement ou l’érosion des anciens vecteurs de transmission

que constituaient églises, familles, coutumes et civilités, reporte sur le service public de l’enseignement les tâches élémentaires d’orientation dans l’espace‐temps que la société ci‐vile n’est plus en mesure d’assurer. »

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d’accès à la culture comme aux arts »11. Elle est aussi convoquée pour fonder ou refonder une communauté de citoyens : « Il faut également se soucier de mettre en évidence ce qui, dans le religieux, rassemble », écrit ainsi Domi‐nique Borne, doyen de l’Inspection générale, en ouverture d’un colloque sur le sujet (2004 ; c’est lui qui souligne). Cette problématique de l’enseignement du fait religieux traverse de nombreuses disciplines. Il ne s’agit ni d’un en‐seignement religieux, ni d’un enseignement limité à l’héritage judéo‐chrétien, mais d’une interrogation sur la « place du religieux dans le patri‐moine national » (id., p. 21), interrogation qui se veut dans le cadre de la laïcité (Husser, 2004). De ce point de vue, les textes religieux sont des textes patrimoniaux, et la méconnaissance de ce patrimoine est une des raisons mises en avant pour justifier l’enseignement du fait religieux12. . . Textes sacrés et/ou mythologiques  

Cette présence des textes bibliques est très nette dans les manuels parus après 1996 : les mythes bibliques tiennent désormais une place importante parmi les textes anciens. Ils sont présents dans tous les manuels13, et plu‐sieurs manuels ont renforcé leur présence entre deux éditions. En revanche, malgré les suggestions du programme, il n’y a que très peu d’extraits du Coran, et cette absence interroge la délimitation même du corpus des textes dits « fondateurs » (très ethnocentré, si l’on enlève le Coran) en même temps qu’elle est sans doute révélatrice d’une forme de prudence voire de malaise chez les éditeurs et leurs auteurs : la laïcisation et la déchristianisation rela‐tive de la société française semblent permettre un regard un peu distancié sur les textes bibliques, qu’on s’autorise visiblement difficilement pour le Coran. Seuls deux manuels de mon corpus donnent à lire le Coran : dans les deux cas, il s’agit de confronter les récits des origines dans la Bible et le Co‐ran,  et les passages choisis14 font apparaître les points d’accord entre les grands mythes de création : c’est donc une vision très consensuelle du Coran qui est proposée, loin du « désarroi » que sa lecture provoque « habituelle‐ment […] chez le non‐arabisant » et que signale comme une difficulté pre‐mière du texte un de ses spécialistes15.

11.– Cette idée était déjà celle de Ferdinand Buisson (1911), qui montrait dans son article « His‐

toire Sainte » que, si l’on ne pouvait plus enseigner l’histoire sainte comme dans la tradition catholique, il serait cependant catastrophique que toute référence et connaissance de l’histoire religieuse disparaisse.

12.– « Il faut pallier la méconnaissance d’une partie du patrimoine de l’humanité. Le religieux, en Europe, sans oublier le mythologique gréco‐romain, fait partie de ce patrimoine, il en est la source d’inspiration constante. […] Nous avons perdu la lecture de tout un pan du pa‐trimoine » (Borne, 2004).

13.– J’ai analysé 13 manuels de 6e parus depuis 1996. 14.– Deux sur trois sont extraits de la Sourate II, dite de « La vache », qui évoque notamment le

mythe d’Adam et d’Ève. 15.– René Blachère (1959/1991, p. 274), cité par Viviane Liati (2006, p. 37).

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Ce retour des textes sacrés16 marque une rupture forte avec la période précédente. En effet, les textes bibliques ont toujours été très rares dans les programmes et les manuels précédents, malgré un intitulé qui pouvait les inclure dès 1941 dans le corpus des textes anciens : « Contes et récits traduits d’auteurs anciens, relatifs à l’antiquité orientale, grecque et romaine ». Dans cette antiquité « orientale », certains manuels des années 1950‐1960 in‐cluaient parfois – rarement – un ou deux extraits de la Bible. Mais quand le programme, en 1977, propose explicitement d’étudier des extraits de la Bible, il semble bien que ses prescriptions n’aient pas été suivies de beaucoup d’effet, si l’on en croit les manuels et l’enquête déjà évoquée de Manesse et Grellet (1994) : dans les années 1980‐1990, les extraits de la Bible  sont très rares – voire inexistants – dans les manuels ; ils sont purement et simple‐ment absents des classes, d’après Manesse.

Pourtant, symboliquement, la mention de la Bible au côté des épopées homériques est un fait notable, puisqu’on introduit explicitement un texte religieux, pour la première fois depuis 1880 : c’est en effet à ce moment que disparaissent des listes officielles les « Maximes tirées de  l’Écriture sainte, par Rollin (texte latin) », les « Évangiles des dimanches en latin », ou tous ces textes qui, depuis le début du siècle, assuraient une présence religieuse et contri‐buaient à l’éducation catholique. Faut‐il comprendre qu’en 1977, la grande querelle religieuse de la fin du XIXe siècle, qui a débouché en 1880 sur la sécularisation de l’école et les lois de Jules Ferry, semble suffisamment loin‐taine et la laïcité suffisamment affermie pour que les textes bibliques puis‐sent revenir au programme sans crainte de polémique ? Il est remarquable en tout cas que cette mention de la Bible se fasse sur le même plan que les textes homériques, ce qui d’une certaine manière la dédouane de son statut de texte religieux pour la présenter comme un texte mythologique, à l’instar de l’Iliade  ou l’Odyssée. Ce n’est d’ailleurs pas un hasard si les textes bi‐bliques que l’on retrouve le plus dans les manuels appartiennent à l’Ancien Testament : le caractère mythique de ces textes est moins sujet à caution que ceux du Nouveau Testament.

Textes bibliques, textes mythologiques, tel se présente en effet actuel‐lement le corpus des textes anciens, et ce sont les historiens qui ont disparu. Dans la nouvelle logique socioculturelle des textes « fondateurs », ce choix de corpus est tout à fait cohérent, puisqu’il privilégie les textes sacrés et les grands mythes.

16.– Y compris sans doute dans les classes : une enquête par questionnaires que j’ai menée en

2006‐2007 auprès de 32 enseignants de 6e montre qu’ils accordent une place importante aux textes sacrés dans leur travail sur les textes fondateurs (seuls trois d’entre eux déclarent n’étudier « jamais » ou seulement « rarement » des extraits de l’Ancien Testament, par exemple).

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Conclusion  

L’univers scolaire est donc en train de reconstruire une légitimité à ce corpus. Cette recomposition, qui renomme les textes anciens en textes fonda‐teurs et qui les institue en nouvelle catégorie anthropologique – sinon quasi générique dans certains manuels qui définissent les « textes fondateurs » comme une catégorie spécifique (Denizot, 2004) – est loin d’être achevée. Rien ne dit d’ailleurs qu’elle le sera un jour : il n’est pas impossible après tout qu’un prochain programme envisage l’étude des textes anciens dans une autre constellation, avec d’autres enjeux socioculturels. Pour l’instant, la nouvelle configuration coexiste en partie avec d’anciens objectifs d’apprentissage corrélés avec ces textes, notamment l’approche de mythes et de légendes, traditionnellement au programme de 6e (en lien par exemple avec l’étude du conte). Cette coexistence n’a rien d’étonnant, notre discipline étant coutumière de ces superpositions et de ces mélanges d’ancien et de nouveau qui incarnent un bon nombre de ses tensions.

Sans doute l’aventure des textes anciens n’est‐elle pas terminée. Ce cor‐pus est en tout cas un objet intéressant pour interroger la discipline dans ses choix culturels, voire idéologiques, à différentes époques. Ils permettent actuellement de voir une des reconfigurations à l’œuvre dans la discipline français : la construction scolaire d’une catégorie « textes fondateurs » donne aux textes anciens une légitimité qui ne passe plus par les liens historiques et organiques avec les langues anciennes, mais qui fait apparaître de nouvelles finalités socioculturelles.

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Ministère de l’Éducation nationale. (2008). « Programmes du collège. Programmes de l’enseignement de français ». Bulletin Officiel spécial n° 6 du 28 août 2008. Paris.

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Fermetures et ouvertures francophones dans le discours 

didactique des manuels roumains de FLE  

Cristiana­Nicola Teodorescu 

UN)VERS)TÉ DE CRA)OVA, FACULTÉ DE LETTRES, ROUMAN)E  L’histoire de l’enseignement du français en Roumanie est longue et

mouvementée, car elle a connu des périodes de grande ouverture vers l’espace français et francophone, mais aussi des périodes « noires » en ce qui concerne la sensibilisation des élèves avec les réalités culturelle, littéraire, historique ou géographique de la France ou des autres pays francophones.

Notre objectif est d’enregistrer et d’analyser le discours didactique des manuels de français de deux périodes distinctes qui ont profondément mar‐qué le contenu des manuels et l’enseignement du français en Roumanie. Il s’agit de la période communiste et de la période actuelle, définie par une ouver‐ture francophone importante.

Le positionnement discursif des auteurs des manuels. Les auteurs des manuels de FLE, instances énonciatives importantes dans la conception et la structuration des manuels, se manifestent dans des contextes idéologiques et sociopolitiques différents, qui vont déterminer des positionnements didac‐tiques antagonistes.

Cecilia Condei (2007, p. 2) affirme que le discours de l’auteur, la partie la plus importante d’un manuel de FLE, a une double manifestation : comme

discours  explicite, celui du concepteur qui formule des consignes, des explications de grammaire ; des présentations des textes (non) litté‐raires et de leurs auteurs, des commentaires, des notes, etc. Ayant

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l’apparence d’un bricolage discursif, en réalité il est le résultat d’un travail d’harmonisation entre différents types de discours et de textes que les concepteurs réorganisent selon leur visée didactique

et comme « manifestation implicite dans le parcours grammatical, litté‐raire, civilisationnel choisi pour illustrer un thème et dans la conception proprement dite du manuel » (Condei, 2007, p. 2).

Cette double manifestation n’échappe pas à l’influence des facteurs so‐ciopolitiques, « car le contenu de ces discours illustre la société à un moment donné et le but éducatif est de former l’élève selon un idéal éducatif plus ou moins tributaire aux caractéristiques du moment » L’implication des facteurs sociopolitiques détermine « le choix des textes proposés comme lecture ou base de conversation » et aussi le « fil conducteur de la conception du ma‐nuel » (id., ibid.).

On voit ainsi (Jodelet, 1991, p. 37) que l’auteur du manuel […] se présente alors comme une personne qui vé‐hicule des représentations, c’est‐à‐dire des formes de représentation socialement élaborées et partagées, ayant une visée pratique et partici‐pant à la construction d’une réalité qui est commune à un ensemble so‐cial.

Nous partageons l’opinion de Cecilia Condei (2006, p. 146) qui affirme que l’auteur du manuel nous conduit dans le domaine de ce que Pierre Bourdieu et d’autres après lui appellent culture  cultivée et où nous trouvons : la littérature, la peinture, la musique, les arts en général. L’auteur nous propose également un espace qui nous renseigne sur les diverses façons de vivre et de se conduire dans la société, ce qui forme le domaine de la culture anthropologique.

1. Repères historiques dans l’évolution de l’enseignement du FLE en Roumanie  . . La période communiste  Entre 1945 et 1989 la Roumanie a connu la pire période de son histoire,

la période communiste, marquée par un discours idéologisant qui a influen‐cé tous les compartiments de la vie sociale, politique et culturelle, y compris l’enseignement. Partant de l’idée que la langue est un des instruments de pouvoir, le système communiste roumain a instauré un discours dominé par la prévisibilité, la stéréotypie obsessionnelle, le cliché, par une quantité im‐mense de paroles et dont l’évolution semble marquée par l’impossibilité de la communication (cf. Teodorescu, 2000).

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. . Traditions de l’enseignement roumain  L’enseignement des langues étrangères a une longue et riche tradition

en Roumanie à partir du XVIIIe siècle. Le XIXe siècle a connu un essor spec‐taculaire de l’intérêt pour l’étude des langues étrangères, les boyards rou‐mains luttant pour mettre fin à l’isolation culturelle du pays. Dans la deuxième moitié du XIXe siècle, l’étude des langues étrangères a connu un deuxième saut important avec des conséquences significatives pour la cul‐ture roumaine. L’enseignement primaire obligatoire, les écoles privées, les écoles bilingues, surtout françaises, les lycées, les familles se concentraient sur l’apprentissage des langues étrangères et surtout du français. Cette tradi‐tion européenne a été brusquement interrompue en 1945.

On distingue deux périodes importantes pour l’apprentissage des langues étrangères à l’époque communiste : une première période, 1948‐1965, caractérisée par la domination du russe, étude obligatoire dans tout le sys‐tème d’enseignement, au détriment des autres langues européennes, et une deuxième période, après 1965, marquée par la rupture idéologique de l’URSS et l’affirmation nationaliste de l’indépendance du pays. Le russe retrouve sa place parmi les autres langues étrangères au niveau de l’enseignement qui s’ouvre vers la modernité.  . . Commencement de l’idéologisation de l’enseignement  

Le moment 1948. L’enseignement roumain a été profondément marqué par la première loi de l’enseignement de 1948, quand l’idéologie commu‐niste commence à l’influencer. La politisation ostentatoire fait son apparition dans les programmes scolaires, remplis dès maintenant de citations de Sta‐line. Ainsi, le Programme de langues étrangères (anglais, allemand, français pour les écoles moyennes, publié par le Ministère de l’Enseignement Pu‐blique et l’Institut de Sciences Pédagogiques en 1952) insistait‐il sur le fait que « l’enseignement des langues étrangères dans les écoles moyennes doit se faire sur la base des principes fondamentaux élaborés par I. V. Staline dans son œuvre géniale Le Marxisme  et  les  problèmes  linguistiques » (Păuş, 1999, p. 91). Dans ce contexte, la langue est considérée comme « moyen d’éducation politique et idéologique » (Ibid.).

Le moment 1961. Le Programme de langue française pour les VIe et VIIe classes, approuvé par Le Ministère de l’Enseignement et de la Culture insiste sur l’objectif de l’enseignement du français qui est « la réalisation de l’éducation communiste » (Ibid.).  

On voit, donc, que les manuels de français de la période 1952‐1961 ont en commun l’idéologisation des contenus en vue de l’éducation communiste des jeunes, copiant en quelque sorte le système d’enseignement soviétique

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par l’éloignement de la langue étrangère authentique de sa culture, sa civili‐sation et, implicitement, de l’influence nocive de la culture occidentale.  

Les  années  1970. Les programmes de langues étrangères de cette pé‐riode continuent le processus d’idéologisation des années précédentes, limi‐tant au maximum l’initiative du professeur par l’organisation des contenus par leçons et non par thèmes. Malgré les contenus profondément idéologi‐sés, on remarque la modernité des approches didactiques proposées par les programmes de langues étrangères, mais l’opacité interculturelle se poursuit et se densifie, car les manuels ignorent totalement les réalités culturelles et de civilisation de la langue enseignée. Malgré la priorité accordée à l’expression orale et à la communication, les contenus restent centrés sur les réalités communistes du pays.  

Les années 1980 arrivent avec une diminution importante du nombre d’heures de langues étrangères à tous les niveaux de l’enseignement et avec le renoncement à l’enseignement des langues étrangères dans les classes primaires. Le professeur de langues étrangères utilise un manuel « maquil‐lé », libéré en partie du contenu idéologique, mais assez opaque à la culture et à la civilisation de la langue enseignée.

Les années 2000 ouvrent l’enseignement du français vers de nouveaux horizons français et francophones, la stratégie didactique des auteurs des manuels étant d’offrir aux élèves des informations très récentes et riches sur les réalités françaises et francophones.

2. Analyse des manuels de français  

Nous proposons une analyse des manuels de français des années 80 pour les classes de gymnase et des années 2000 pour les classes de lycée1 dans une perspective  interculturelle, pour rendre compte du passage de l’opacité culturelle de l’enseignement des langues étrangères de la période communiste vers la grande ouverture actuelle. À l’époque communiste, on enseignait la langue, sans rapport à sa culture, aux traditions historiques et littéraires, à la civilisation, les manuels véhiculant les réalités roumaines, les stéréotypes culturels de la période communiste dans la langue étrangère enseignée.

Le moment 1989 a représenté un point tournant dans l’histoire de la Roumanie, la rupture avec le système communiste ouvrant de grandes portes vers une approche interculturelle de l’enseignement, surtout de l’enseignement des langues étrangères, le changement idéologique se reflé‐tant directement dans la conception des manuels de langues étrangères. 1.– L’enseignement des langues étrangères se poursuit à trois niveaux : l’école primaire (de 7 à

10 ans), le gymnase (de 11 à 14 ans) et le lycée (de 15 à 18 ans). Actuellement, l’enseignement de la première langue étrangère commence en IIe classe (8 ans) et la deu‐xième langue étrangère est introduite en Ve classe (11 ans).

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Les manuels soumis à l’analyse sont : � pour l’époque communiste : – Saraş, M. & Brăescu, M. (1975). Langue française. (Manuel pour la VIe classe, deuxième année d’étude). Bucureşti : Didactică şi Pedagogică ;

– Saraş, M. (1975). Langue  française. (Manuel pour la VIIe classe, troi‐sième année d’étude). Bucureşti : Didactică şi Pedagogică ;

– Popa‐Scurtu, D., Coroamă, O. & Nasta, D. I. (1983). Langue française. (Manuel pour les IIIe et IVe années d’étude). Bucureşti : Didactică şi Pedagogică ;

– Nasta, D. I. (1984). Langue  française. (Manuel pour la VIIIe classe). Bucureşti : Didactică şi Pedagogică.

� pour l’époque actuelle : – Nasta, D. I. (2006). Langue  française : Coup de cœur. (Manuel pour la XIe classe, première langue d’étude). Bucureşti : Corint ;

– Nasta, D. I. (2006). Langue française : Francoroute. (Manuel pour la XIIe classe, première langue d’étude). Bucureşti : Corint ;

– Mladinescu, R. & Păuş, V.‐A. (2002). Tous  azimuts. (Manuel de langue française pour la XIIe classe). Bucureşti : Sigma.

Notre analyse ne va pas prendre en compte le contenu linguistique de l’enseignement, mais les aspects culturels et interculturels proposés. On va essayer de trouver dans ces manuels des références culturelles à la France, à son histoire, à sa culture et à sa civilisation, mais aussi des références cultu‐relles à l’espace francophone.

Le titre même des manuels communistes – Langue  française  – marque cette rupture entre la langue, en tant que moyen linguistique, et la civilisa‐tion et la culture françaises.

Même si les manuels actuels portent le titre générique Langue française, les auteurs proposent des sous‐titres particularisants – Francoroute,  Tous azimuts, Coup de cœur – qui renvoient à l’espace français et francophone, ex‐plicitant ainsi le rapport étroit entre les moyens linguistiques enseignés et les aspects de civilisation. . . Références géographiques  

Les manuels communistes analysés s’intègrent dans la ligne habituelle de l’opacité culturelle, proposant aux élèves des références géographiques majoritairement roumaines. Le manuel Saraş fait preuve de courage idéolo‐gique et d’ouverture vers la France et sa culture : les multiples références géographiques françaises, villes, régions, monuments historiques, endroits touristiques sont présentés et même illustrés.

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Manuels  Références géographiques françaises 

Références géographiques roumaines Saraş, Brăescu  Paris,  , rue de la Paix, Place de l’Opéra, La Seine, Une grande ville de France  Baia‐Mare, Bucureşti, Predeal  Le Delta du Danube  Le littoral roumain de la Mer Noire, Bucarest, Constanța, Ma‐maia  Stations balnéaires  Colonie de vacances  La République Socialiste de Rou‐manie Saraş  Normandie, Paris, Rouen, grande ville du Nord‐ouest de la France, Le Jardin des Tuileries, La Provence  Les bords de la Méditerranée, La Côte d’Azur, La banlieue de Paris, Nice, la Promenade des Anglais, Menton, Cannes, sur la Croisette, L’)le de la Cité, Palais de Justice, Le Quai aux fleurs, La cathédrale Notre Dame, Un grand ma‐gasin parisien. Les Champs Élysées,  

La Mer NoireLe Delta du Danube, Piteşti, Buca‐rest, La Moldavie  Les Carpates, Constanța 

Popa‐Scurtu, Coroamă, Nasta Les Alpes, Les Pyrénées, Les Pyrénées Orientales, Les Basses Alpes, Les (autes‐Alpes, Le Massif central, Taras‐con, Brest, Bordeaux, Marseille 

Le Delta du Danube, Tulcea, Le Danube, Le littoral de la Mer Noire  Les montagnes, Les vallées de l’Olt, Argeş. Mureş, La vallée de Prahova, La Transylvanie, Buca‐rest, Constanța, l’hôtel )nterconti‐nental, le village de Măgura, Alba‐)ulia, les Carpates Orientales, Mamaia,  Nasta  Le bord de la Mer Noire, Mamaia, Vaşcău, les sommets des Carpates  Moldavie, Olténie,  

Dans les manuels actuels les références géographiques françaises et francophones sont multiples : Avignon, Cannes, Paris, Pays de la Loire, Le Massif Central, la Gare Saint‐Lazare, le casino de Néris‐les‐Bains, Orléans, Bordeaux, Nantes, Bretagne, Bourgogne, Auvergne, Le Havre, Dinan, la Rance, Québec, St Laurent, Bruxelles, la Wallonie, etc.

Le manuel Nasta 1 est centré sur le monde français, le manuel Nasta 2 s’ouvre un peu plus vers l’espace francophone (avec des références belges), le plus international, le plus ouvert à l’Europe étant le manuel Mladinescu, Păuş, avec de riches références géographiques françaises, francophones (belges, québécoises), roumaines et européennes. . . Références littéraires  

En ce qui concerne les références littéraires, les manuels communistes analysés proposent des textes de lecture supplémentaire, accompagnant le

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texte de la leçon. Ces textes sont puisés dans des auteurs connus (Victor Hugo, La Fontaine, Jules Renard…), mais ce qui est significatif du point de vue idéologique est la période temporelle choisie : XIXe et début du XXe siècle. C’est comme si la littérature française s’arrêtait à cette période‐là, car la modernité ou la période contemporaine n’existent pas. C’est un choix dicté par des raisons idéologiques, les auteurs étant obligés d’ignorer toute référence à l’actualité. Manuels  Références littéraires françaises Saraş, Brăescu  Gargantua  

Chanson pour rire, Louisa Paulin  La laitière et le pot au lait d’après La Fontaine Saraş  Robert Desnos, Le pélican, Victor (ugo, Chanson des oiseaux, Un exploit de Mermoz, d’après Joseph Kessel Popa‐Scurtu, Coroamă, Nasta Ah ! Ces devoirs…, d’après Enfance de Paul Vaillant‐Couturier  ‐   Comme il étai bon, mon père ! d’après Mémoires et récits   de Frédéric Mistral  ‐ , Pitié pour les oiseaux ! d’après Histoires naturelles  de Jules Renard  ‐ , À travers champs d’après Pierre Nozière   d’Anatole France  ‐ , Louis Aragon, Molière, Poil de Carotte   d’après Jules Renard, Le chêne, Alphonse de Lamartine ‐ , Les chasseurs de casquettes d’après Tartarin de Tarascon  d’Alphonse Daudet  ‐ ,  Nasta  Comment ça va ? de Jean Tardieu, Pierre de Charles Péguy  ‐  Une fontaine dans le désert d’après Le petit Prince   d’Antoine de Saint‐Exupéry  ‐ , Bonne justice de Paul Éluard  ‐ , Le Premier mai d’(enri Bassis, La Foire aux cancres de Jean Charles,  

Les manuels actuels continuent l’utilisation des références littéraires, mais la modernité y est présente : Manuels  Références littéraires françaises  Références 

littéraires francophones Nasta    Simone de Beauvoir, Antoine de Saint‐Exupéry, Fran‐çois Mauriac, Jean‐Jacques Rousseau, Albert Camus, Anatole France, Gustave Flaubert, (onoré de Balzac, René (uyghe, Arthur Rimbaud, Stendhal, Paul Éluard, Paul Verlaine, Molière, Pierre de Ronsard, Apollinaire, Guy de Maupassant,  

Albert Cohen, Jacques Roumain,  Nasta    Jean Anouilh, Eugène )onesco, Antoine de Saint‐Exupéry, Suzanne Prou, Victor (ugo, Alexandre Du‐mas fils, Guy de Maupassant, La Bruyère, La Roche‐foucauld, Paul Éluard, Robert Desnos, Albert Camus,  

Gilles Vigneault, Léopold Sédar Senghor,  Mladinescu, Păuş  M. Yourcenar, Roger Martin du Gard, (enri Troyat, Paul Guimard, Jean Giono, Gustave Flaubert, Charles Baudelaire, Simone de Beauvoir, Romain Gary, Michel Leiris, Simone Weil, René (uyghe Gilles Vigneault, Robert Charlebois,  Jacques Poulain, (ubert Aquin, Gabrielle Roy,  

Les manuels actuels de FLE insèrent dans le contenu des leçons de pe‐tits extraits littéraires, tout en balayant l’histoire de la littérature française,

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toutes les époques y étant reflétées. La présentation ne s’arrête plus aux an‐nées 40, comme dans les manuels communistes, la modernité retrouvant sa place. On remarque pourtant une place plus réduite accordée aux textes littéraires et une préférence de tous les auteurs pour les articles de presse, pour le document authentique. Les littératures francophones retrouvent leur place dans les manuels de français, avec une préférence marquée pour l’espace québécois, la littérature suisse ou belge n’étant pas représentée. . . Références culturelles et politiques  

Les références culturelles et politiques françaises ne sont pas significa‐tives du point de vue quantitatif, le manuel Saraş continuant sa ligne d’ouverture vers la culture française. Le manuel Popa‐Scurtu et le manuel Nasta abondent en références culturelles roumaines, ignorant presque tota‐lement l’espace français : Manuels  Références culturelles 

françaises Références culturelles roumaines Saraş, Brăescu Saraş  Le Palais du LouvreLe Jardin des Tuileries  Napoléon )er  Le Château de Fontainebleau  L’acteur français Fernandel  Le lycée Balzac  Alain Gerbault  Jean Mermoz  L’hydravion Croix‐du‐Sud Popa‐Scurtu, Coroamă, Nasta  Lycée Janson‐de‐Sailly à Pa‐ris, Le Tour de France, André‐Marie Ampère, L’Académie, Pierre et Marie Curie 

Le folklore roumain, les costumes popu‐laires roumains, Dacia  , la Maison des Pionniers et des faucons de la Patrie, le foulard rouge, les tableaux de Luchian, la peinture sur verre,  Nasta  la broderie roumaine, les tableaux de Luchian, la peinture sur verre appréciée en Transylvanie, la poterie,  

Les manuels actuels insistent sur les réalités culturelles et politiques de la France, présentant : Manuels  Références culturelles et politiques Nasta    la loi Aubry, le Fond Social Européen, Les jeunes entre « oui » et « non, Le calendrier des manifestations culturelles, l’implication politique des jeunes, les idoles, François Mitterrand, Jacques Chirac, Regards sur la France, horizons francophones – des Antilles à la Polynésie, la francopho‐nie,  Nasta    les intellectuels face à la révolte, la génération transition, des jeunes, l’éducation civique, les droits et les devoirs, Jacques Chirac,  Mladinescu, Păuş  L’identité sociale, l’identité jeune, les vedettes, 

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Tous les trois manuels analysés accordent une grande place à la présen‐tation de la vie culturelle et politique française, la problématique culturelle ou politique du monde francophone n’étant pas du tout représentée. . . Références économiques et sociales  

Dans les manuels analysés il n’y a que quatre références à l’économie française, les usines Renault et le Salon de l’Automobile. Le choix des exemples est, lui aussi, significatif du point de vue idéologique, car l’industrie roumaine avait à l’époque une bonne collaboration avec Renault par les usines d’automobiles de Piteşti. Les tendances centripètes qui carac‐térisaient la société roumaine de l’époque, fortement autarcique, se font sen‐tir au niveau des manuels de français, par ce repli sur les réalités économiques roumaines, sur les « grands succès » économiques réalisés grâce à la politique du parti communiste : Manuels  Références économiques 

françaises Références économiques roumaines Saraş, Brăescu Saraş  Les usines Renault, Le Salon de l’Automobile, une entreprise industrielle, la voiture Renault 

Les usines Dacia, les usines de Piteşti, la voiture Dacia, les chantiers navals de Constanța Popa‐Scurtu, Coroamă, Nasta  Fabrique de conserves de poissons à Tulcea, la Foire )nternationale de Bucarest, l’industrie des constructions mécaniques, l’industrie lourde, légère, chimique, les trac‐teurs, Dacia   Nasta  L’industrie lourde, les usines « Electropu‐tere » de Craiova, les tracteurs, Dacia   

L’économie, française ou francophone, ne semble pas intéresser les ma‐nuels actuels qui n’offrent pas de références à ce secteur. Il y a quelques mentions concernant le travail : Manuels  Références économiques et sociales  Nasta    La Cité des Sciences et de l’)ndustrie, la politique de l’emploi, l’égalité hommes – femmes – son évolution depuis  , la loi Aubry, le Fond Social Européen, la femme active, le bâtiment et les travaux publics, les innovations technologiques, l’éco‐industrie, les préoccupations écolo‐giques, l’écodéveloppement, )NSEE, l’Île‐de‐France  Nasta    la richesse et la pauvreté, faire fortune, les inégalités en France, les immi‐grants, l’écologie, les changements dans le monde rural, le travail face aux nouvelles technologies, les nouveaux métiers, l’)ntr@net Mladinescu, Păuş  Carte du voyageur dans la zone Euro, la Banque Nationale du Canada, nouveaux mécanismes financiers européens, travail et machinisme, la mécanisation industrielle, le chômage, la pollution,  

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. . Références historiques  Il n’y a que deux références à l’histoire française, le 14 Juillet et Jeanne

d’Arc. Mais toutes les dates importantes pour l’histoire roumaine sont pré‐sentées d’une manière insistante. Manuels  Références 

historiques françaises 

Références historiques roumaines 

Saraş, Brăescu  Saraş  Jeanne d’Arc  La fête nationale de la RoumaniePopa‐Scurtu, Coroamă, Nasta  Le   juillet  Le   Août  , Le   juin  , la date de nais‐sance de Nicole Bălcescu. Le  er décembre  , Le er Mai  , la création du Parti Communiste Roumain Nasta    Le  er décembre  , Le  erMai  , la création du Parti Communiste Roumain 

Les références à l’histoire de la France sont assez rares, mais il y a un nombre important de références à l’histoire de l’Union européenne :

Manuels  Références historiques Nasta    La construction européenne, le patrimoine culturel, Nasta    Une famille française à l’épreuve de la Première Guerre mondiale, la famille bourgeoise,  Mladinescu, Păuş  Jacques Cartier, le patrimoine européen,  . . Références à la vie de tous les jours  La civilisation française est présentée dans le manuel Saraş, avec des ré‐

férences à tous les aspects de la vie quotidienne. Les autres manuels se pla‐cent sur la ligne de la fermeture interculturelle insistant sur la vie quotidienne roumaine. Manuels  Vie de tous les jours française  Vie de tous les jours roumaine Saraş, Brăescu  La maison, les vacances, les saisons, les achats au marché, la cuisine, les aliments, chez le docteur, à la cam‐pagne, le passe temps, les petits acci‐dents,  Saraş  Les vacances en France, promenade dans le Jardin des Tuileries, à la chasse, promenades à Paris, les cafés parisiens, les grands magasins parisiens, accident de voiture, le village natal, le dé parisien, les grands magasins parisiens,  

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Popa‐Scurtu, Coroamă, Nasta Les grands magasins Les vacances en Roumanie, les anni‐versaires, les beautés de la Roumanie, les produits roumains, les fêtes popu‐laires, les camarades d’école, les laboratoires de l’école, le passe‐temps, les saisons et les travaux, les animaux préférés,  Nasta  Les vacances en Roumanie, les anni‐versaires, les beautés de la Roumanie, les produits roumains, les fêtes popu‐laires, les camarades d’école, les laboratoires de l’école,  

Les manuels actuels sont extrêmement ouverts à tout ce qui signifie vie quotidienne française, la vie des jeunes, la vie des femmes, les idoles, les métiers actuels, les manifestations et les grands événements culturels et ar‐tistiques, les auteurs intégrant dans leurs manuels des unités d’enseignement dédiées à la vie quotidienne (La vie quotidienne dans Mladi‐nescu, Păuş, Lycéens citoyens dans Nasta 2).

3. En guise de conclusion  

L’analyse des manuels de français de l’époque communiste nous a permis de constater la fermeture culturelle imposée par l’idéologie domi‐nante, l’opacité culturelle promue dans l’enseignement des langues étran‐gères représentant un moyen de communication des réalités autochtones, des succès de la politique communiste. Tous les stéréotypes culturels de l’époque apparaissent dans ces manuels : la beauté du pays, les grandes réalisations économiques, la beauté de la culture traditionnelle, l’hospitalité du peuple roumain, le courage, l’esprit du sacrifice…

Malgré le fait que le manuel Saraş soit le plus ouvert à la culture fran‐çaise, on constate dans tous les manuels analysés un manque de contenus spécifiques à la formation interculturelle : il y a très peu de références aux habitudes de la vie quotidienne française, aux conditions de vie, aux rela‐tions interpersonnelles, au système de valeurs, aux croyances, au savoir‐faire, aux comportements rituels, à la gestualité. Dans ce contexte idéologisé, l’enseignement d’une langue étrangère est coupé des éléments culturels, l’accent étant mis sur l’intérieur. Un enseignement fermé à la communication réelle avec l’Autre, un enseignement opaque, qui propose l’étude de la langue comme moyen de communication des réalités autochtones, sans au‐cun intérêt pour les réalités de l’Autre.

Les manuels de français de la période communiste engendrent l’incompréhension culturelle entre les apprenants de français et les locuteurs natifs, car la communication libre avec les étrangers était considérée, à l’époque respective, comme une trahison. Des manuels centrés sur les réali‐

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108 ___________________________________________ Cristiana‐Nicola Teodorescu

tés autochtones qui n’éveillaient pas la motivation nécessaire à un apprentis‐sage efficace, la curiosité intellectuelle des apprenants pour les aspects cultu‐rel et linguistique de la langue cible. Dans ces manuels, il n’y a pas de progression culturelle qui accompagne la progression linguistique, car le niveau strictement linguistique est coupé des aspects culturels de la langue cible. Le professeur n’est pas du tout un médiateur culturel, mais un propa‐gandiste du Parti Communiste. Dans cet espace dominé par le refus de l’extérieur, la compétence culturelle des apprenants ne constitue pas un ob‐jectif éducationnel.

Les manuels actuels, tout en s’appuyant sur les modèles français, s’ouvrent vers la modernité, vers les aspects de civilisation, le document authentique retrouvant sa place privilégiée. Le professeur est devenu un médiateur culturel. La méthode de l’approche communicative, utilisée dans l’enseignement roumain des langues étrangères, accorde une grande impor‐tance à l’enseignement de la civilisation.

Georges Mounin considère que la civilisation et la culture sont des sy‐nonymes englobant aussi bien « l’histoire des institutions sociales, poli‐tiques, juridiques que les manifestations de la vie intellectuelle, artistique, voire spirituelle » (Georges Mounin, cité par Fanová, 2004).

Ross Steele fait une distinction importante entre « Culture littéraire et artistique » et « une conception anthropologique de la culture : la culture vécue au quotidien » (Ross Steele, cité par Fanová, 2004). Les manuels ac‐tuels de FLE combinent les deux types de culture, la culture littéraire et artis‐tique et la culture vécue au quotidien.

Agnesa Fanová montre que « l’intérêt pour la civilisation mène logi‐quement à une dimension interculturelle. Tandis que la culture exige des connaissances, l’interculturel fait appel aux valeurs morales telles que l’ouverture d’esprit, la recherche de l’objectivité, l’affectivité, la solidarité, le respect d’autrui, même s’il a des idées différentes, la tolérance. […] Si l’enseignant de FLE réussit non seulement à éduquer ses apprenants dans l’esprit de ces valeurs, mais aussi à les leur inculquer, il peut se considérer comme médiateur interculturel et sa mission est accomplie » (Fanová, 2004).

Les auteurs des manuels actuels de FLE s’inscrivent ouvertement dans ce contexte, la fermeture culturelle de l’époque communiste étant oubliée à jamais.

Références bibliographiques  Condei, C. (2006). « Culture cultivée, culture anthropologique et politique ». Dans

J. Aden (Éd.), De Babel à la mondialisation. Actes du colloque international « Con‐tenus  culturels  et  didactique  des  langues :  rôle  des  disciplines  contributoires ». (p. 145‐157). Dijon : SCÉRÉN/CRDP de Bourgogne.

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…discours didactique des manuels roumains de FLE _____________________ 109

Condei, C. (Éd.). (2007). « Les grandes images du vécu communautaire dans le réper‐toire communicatif proposé par les manuels roumains de FLE ». Communi‐cation présentée lors du 10e colloque international de l’AIRDF : Didactique du français :  le  socioculturel  en  question (Villeneuve d’Ascq, 13‐14‐15 septembre 2007). [CD‐Rom] Villeneuve d’Ascq : AIRDF.

Fanová, A. (2004). Professeur  de  FLE,  médiateur  culturel  et  interculturel. [En ligne]. http://www.france.sk/culturel/coll_professeur.htm (Page consultée le 15 juil‐let 2006)

Jodelet, D. (1991). Les représentations sociales. Paris : PUF. Păuş, V.‐A. (1999). Limba franceză în şcoala românească. Aspecte metodologice. Bucureşti :

Teora. Teodorescu, C.‐N. (2000). Patologia  limbajului  comunist  totalitar. Craiova : Scrisul Ro‐

mânesc.

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Rapport à la culture et formation du sujet lecteur  

Érick Falardeau, Denis Simard, 

Julie­Christine Gagné, Louis­Philippe Carrier, 

Héloïse Côté, Judith Émery­Bruneau 

CR)FPE  GREC , UN)VERS)TÉ LAVAL, QUÉBEC, CANADA  Cette réflexion sur la part du socioculturel dans la formation du sujet

lecteur s’inscrit dans les travaux de recherche menés depuis quelques années par le GREC (Groupe de recherche sur l’enseignement et la culture) de l’Université Laval. Elle vise à décrire, analyser et comprendre la part du socioculturel – compris comme les influences sociales qui structurent en partie la culture d’un individu – dans l’activité de lecture de l’enseignant et la prise en compte par ce dernier du socioculturel dans la formation du sujet lecteur. Le cadre théorique du rapport à la culture nous aidera à mieux com‐prendre ces deux plans complémentaires de l’activité de l’enseignant comme sujet lecteur (plans individuel et pédagogique), en s’intéressant moins aux différences socioculturelles entre les groupes sociaux qu’à la part des in‐fluences sociales dans l’activité de lecture d’un individu.

En nous appuyant sur un corpus de dix‐huit entretiens semi‐dirigés menés auprès d’enseignants du français du secondaire au Québec, nous centrons notre analyse sur les facteurs sociaux qu’évoquent les enseignants en parlant de leurs lectures littéraires personnelles et de leurs pratiques en‐seignantes. Pour ce faire, nous devons distinguer ce qui relève proprement de la subjectivité du lecteur, ce qu’ont déjà par ailleurs décrit Langlade et

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Fourtanier (2007) et toutes les contributions au colloque sur le sujet lecteur (Rouxel & Langlade, 2004), des influences socioculturelles qui jouent un rôle dans la lecture personnelle et dans l’enseignement. Après avoir défini le cadre théorique du rapport à la culture et les outils méthodologiques utilisés pour la production puis l’analyse des données, nous présenterons nos résul‐tats en étudiant trois thèmes liés à la formation du sujet lecteur dans lesquels le socioculturel joue un rôle prédominant : la construction de l’enseignant comme sujet lecteur par le socioculturel ; les contraintes institutionnelles dans la formation du sujet lecteur ; la mise en rapport de l’enseignant sujet lecteur et de ses élèves dans la classe.

1. Cadre théorique et considérations méthodologiques  

Nous inscrivant dans une sociologie du sujet, la microsociologie du rapport au savoir (Charlot, 1997), qui étudie les relations d’un sujet situé avec des pratiques sociales, des savoirs, des personnes, des institutions, des représentations du monde, nous définissons le rapport à la culture – désor‐mais RC – comme un ensemble plus ou moins organisé de relations dyna‐miques d’un sujet situé avec des acteurs, des savoirs, des pratiques et des objets culturels (Falardeau & Simard, 2007). Cette notion de RC nous parait tout particulièrement appropriée pour étudier la question du socioculturel dans la classe, dans la mesure où elle met en lumière les relations entre le social et le culturel et leur influence sur les pratiques enseignantes. D’une part, selon notre approche théorique, toute relation sociale est marquée par la culture, comprise comme l’ensemble des cadres symboliques qui structu‐rent la forme et le contenu des rapports sociaux. D’autre part, la culture ne se réduit pas à des influences sociales : en effet, conformément à la microso‐ciologie du sujet, l’étude du rapport à la culture n’implique pas que du so‐cial, mais aussi la sphère du sujet. En d’autres mots, le sujet n’est pas réductible à du social incorporé, il a son affectivité, sa réflexivité, ses pra‐tiques et ses expériences personnelles. Ainsi, pour nous, l’étude du sociocul‐turel dans la classe de français renvoie non pas à la prise en compte de différences sociales entre des groupes d’individus, mais à l’analyse des fac‐teurs sociaux qui influencent le RC de sujets. En conséquence, l’analyse du socioculturel dans la formation du sujet lecteur renvoie certes d’abord à la dimension sociale, mais aussi aux autres dimensions du RC – subjective et épistémique – dans la mesure où elles sont liées à la dimension sociale. Les dimensions du RC, toutes présentes à des degrés variables dans les relations qu’un sujet entretient avec la culture, fournissent les repères théoriques qui facilitent l’analyse du socioculturel dans la formation du sujet lecteur.

La dimension subjective désigne l’individu, son histoire comme sujet de culture, son activité réflexive à l’égard des objets qu’il s’approprie et des

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Rapport à la culture et formation du sujet lecteur ________________________ 113

pratiques auxquelles il se livre, ainsi que ses représentations de la culture. La dimension subjective recoupe aussi les projets qui amènent le sujet à s’engager dans des pratiques culturelles. Les aspects axiologiques désignent la valeur ou le sens que l’individu attribue à la culture. Enfin, les aspects psychoaffectifs du rapport à la culture considèrent les sentiments et les dé‐sirs qui animent le sujet dans sa relation avec des objets ou des pratiques culturels.

La dimension épistémique désigne principalement le statut des savoirs dans les pratiques culturelles, leur histoire, leur évolution, leurs représenta‐tions sociales. C’est cette dimension épistémique qui amène le sujet à consi‐dérer la culture comme un médiateur plus ou moins important dans ses projets personnels, à adopter un rapport réflexif aux savoirs culturels et aux différentes postures épistémologiques qu’ils impliquent, de façon explicite ou implicite.

La dimension sociale place le sujet au cœur des relations qu’il tisse avec les hommes, les objets et les diverses interprétations du monde. De façon plus précise, elle touche au rôle des autres dans le développement culturel de l’individu, aux réseaux de socialisation dans lesquels il est impliqué (fa‐mille, religion, politique, loisirs, amitiés, profession, situation conjugale). Elle concerne aussi la place et le rôle que l’individu accorde à la culture dans ses relations sociales. Enfin, comme notre enquête est menée sur le terrain de l’école et que les enseignants interrogés évoquent abondamment leur expé‐rience scolaire, la dimension sociale renvoie au rôle qu’ont joué l’école et les enseignants dans la structuration du rapport à la culture de l’individu.

Pour comprendre l’activité enseignante dans ce cadre théorique, nous avons découpé deux plans distincts : individuel, désignant le rapport à la culture de l’individu, et pédagogique, compris comme la prise en compte par l’enseignant de l’élève comme sujet de culture. Ainsi, les trois dimen‐sions qui viennent d’être présentées sous l’angle du plan individuel peuvent être appréhendées sur le plan pédagogique.

Loin de constituer un raccourci théorique, l’équivalence postulée entre les notions de sujet de culture et de sujet lecteur met en lumière le caractère éminemment culturel de la lecture littéraire. La formation d’un sujet lecteur est aussi la formation d’un sujet de culture au sens où la discipline français et la lecture littéraire se combinent à des finalités sociales et culturelles qui dépassent les murs de l’école. Se comprendre comme sujet lecteur, c’est aussi mieux maitriser les cadres symboliques de la culture qui structurent notre compréhension du monde.

Dans l’analyse des données obtenues, ce cadre théorique nous permet de mieux comprendre la façon dont l’enseignant sujet lecteur intègre une multitude de références socioculturelles dans son activité lectorale et la ma‐nière dont il se montre sensible au rapport complexe de l’élève à la lecture

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littéraire – en d’autres termes à l’élève comme sujet lecteur. Il s’agira donc d’étudier le socioculturel dans sa diversité auprès des enseignants lecteurs pour analyser la relation entre les plans individuel et pédagogique de leur RC.

Pour ce faire, nous avons mené dix‐huit entretiens auprès d’enseignants de français du secondaire au Québec, en portant notre attention sur les ques‐tions liées à la formation du sujet lecteur. Les entretiens ont été soumis à une analyse de contenu. Nous avons divisé les dix‐huit transcriptions en unités de signification – des unités qui ont un sens en elles‐mêmes (L’Écuyer, 1990) – et les avons classifiées en employant une catégorisation mixte, soit des catégories préétablies, découlant des trois dimensions et des deux plans du RC, et des catégories émergentes (L’Écuyer, 1990). La catégorisation complé‐tée, nous avons centré notre attention sur les unités associées à la dimension sociale, telle que définie dans le cadre théorique, pour mettre en lumière l’importance de cette dimension dans l’activité du sujet lecteur, ainsi que les relations qu’elle entretient avec les dimensions subjective et épistémique – qui ne seront considérées que dans la mesure où elles sont liées à la question du socioculturel.

2. La construction de l’enseignant comme sujet lecteur par le socioculturel  

La construction de l’enseignant comme sujet lecteur s’inscrit dans une histoire individuelle mais aussi dans un réseau complexe d’influences so‐ciales. Ces influences sur l’individu se répercutent, à des degrés variables, sur ses pratiques d’enseignement de la lecture littéraire et la formation de l’élève comme sujet lecteur. C’est cette relation entre le plan individuel et le plan pédagogique du RC que nous présenterons dans les lignes qui suivent en mettant d’abord l’accent sur le plan individuel. . . Regard de l’autre et regard sur l’autre en lecture littéraire  

Plusieurs des enseignants interrogés ont expliqué à quel point le regard que les autres portaient sur eux a été déterminant dans la construction de leur identité comme sujet lecteur. Pour comprendre ici le rôle spécifique du socioculturel dans l’activité de lecture, il s’agit d’étudier les influences so‐ciales ou le rôle des autres et leurs relations avec les pratiques scolaires. Le cas de P151 permet d’illustrer ces influences : elle se décrit comme une enfant solitaire qui a du mal à entrer en relation ; le livre, c’est le refuge,

1.– La lettre « P » suivie d’un numéro indique le code donné à chacun des enseignants de notre

échantillon.

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Rapport à la culture et formation du sujet lecteur ________________________ 115

l’imaginaire. Adolescente, son amour des livres combiné à sa passion des mots la marginalisent (p. 3 : 35‐44 ; p. 4 : 8‐122) :

Quand je suis arrivée au secondaire, parce que mes parents m’avaient fait prendre des cours de diction puis j’adorais ça, puis j’ai toujours adoré les mots nouveaux, mais ça été mal vu. […] Moi je pensais pas que je dépassais, mais je dépassais. Pas parce que j’étais plus qu’eux, c’est parce que j’étais pas comme eux, un peu différente. […] Les mots que j’utilisais étaient pas les mêmes que les leurs, mon accent était pas le même. […] Puis tout d’un coup, j’avais l’étiquette snob. […] Ç’a été tellement pénible que vingt ans après, quand ç’a été le temps de re‐tourner au pensionnat pour rencontrer, je m’étais inscrite puis j’ai fini par pas y aller.

Elle‐même victime d’intolérance, de railleries, en raison de son amour de la langue et des livres qui la différenciait des autres, non seulement com‐bat‐elle les préjugés en classe, mais encore oriente‐t‐elle son enseignement de la littérature pour que ses élèves apprennent à comprendre les autres à travers les œuvres, sans juger (p. 6 : 21‐28) :

C’est quelque chose [Le  Choix  de  Sophie de William Styron] d’extrêmement fort qui m’a dérangée beaucoup quand elle doit choisir entre ses deux enfants. Quand j’ai lu ça, j’avais un petit bébé, puis ma petite fille de trois ans. J’ai tellement pleuré, puis je suis pas la seule à avoir pleuré. La pire des abominations. Choisir entre ses deux enfants lequel va survivre. Bien ça, mes élèves, ils le sentent. C’est eux qui sont en guerre. Qu’on arrête de penser que c’est toujours les autres qui sont en guerre, puis que c’est toujours les autres qui vivent des affaires ter‐ribles. C’est nous.

Cette citation illustre clairement la façon dont son expérience indivi‐duelle de la culture et de la littérature, fortement marquée par le regard de l’autre, oriente sa prise en compte de la subjectivité des élèves et du regard qu’ils portent sur les autres. À travers son enseignement de la littérature, elle laisse une place importante aux émotions des élèves tout en poursuivant des objectifs socioculturels qui vont au‐delà du programme : la littérature nous ouvre à l’autre, nous amène à combattre les préjugés. Par exemple, parlant du Livre  de  Saphir de Sinoué, elle explique à quel point « il faut travailler pour être moins intolérant, [éprouver] plus de compassion » (p. 6 : 45). Dans ses cours de littérature, elle cherche ainsi à former des personnes qui parta‐gent ses valeurs de respect, de tolérance et de compréhension, qui sont tous des éléments rattachés à la dimension sociale de son RC.

2.– Ces références renvoient aux transcriptions des entretiens.

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. . La littérature dans la transformation du rapport au monde  Les univers culturels représentés dans les textes littéraires et le regard

que ces derniers jettent sur le monde transforment souvent nos rapports aux autres, notre compréhension des rapports humains, des réalités sociopoli‐tiques et culturelles, des questionnements éthiques et philosophiques. Pour P26, un enseignant d’origine libanaise arrivé au Québec à l’âge de douze ans, la littérature a joué un rôle capital dans sa quête identitaire et sa com‐préhension de lui‐même. Toutefois, cette prise de conscience est venue tar‐divement, parce qu’à l’école secondaire (p. 3 : 22‐26),

les enseignants de français qui voulaient nous faire lire de quoi, c’était des livres que je trouvais fades, puis on nous assénait des examens. […] C’était des questions pourquoi a‐t‐elle fait, il ne fallait pas justifier, c’était juste une petite réponse et ça, ça me dégoutait de la lecture, ça me dégoutait de tout cet univers‐là et tout ce qui vient avec.

Si un tel enseignement agit sur P26 comme une influence sociale néga‐tive sur son RC, c’est grâce à un professeur significatif au secondaire, « qui rendait la littérature présente et vivante » (p. 2 : 25), qu’il se met à lire sur ses origines, pour comprendre qui il est, en lisant Amin Maalouf notamment. Ici, le socioculturel est à l’œuvre d’une double manière : d’abord dans l’activité d’un enseignant significatif qui contribue à transformer le RC de P26 ; ensuite par l’univers culturel représenté dans le livre qui amène P26 à comprendre les autres et à se comprendre différemment. En d’autres mots, l’identité de P26 comme sujet lecteur ne se construit pas en autarcie, mais dans un réseau d’influences socioculturelles. Cette construction de la réfé‐rence identitaire teinte fortement son regard sur le monde, notamment la culture québécoise (p. 6 :1‐7) :

J’essaie de voir, étant donné que je suis imprégné de culture orientale arabe, j’essaie de voir un peu les différences entre les cultures quand je lis. À chaque œuvre que je lis, je pense un peu à moi‐même, à mon ba‐gage culturel, celui de mes parents, de ma famille et je le confronte à ça. C’est peut‐être ça, quand je vous disais que j’essaie de mettre des éléments, des visages, j’essaie de trouver des points communs entre les deux, entre ces deux univers‐là et j’essaie de trouver des points diffé‐rents, ce qui va diverger un peu entre les deux.

Cette quête identitaire amène P26 à privilégier dans l’enseignement lit‐téraire le questionnement sur soi et sur l’autre, la quête identitaire où la litté‐rature devient un lieu de dialogues, d’échanges, de confrontations d’univers socioculturels. S’agissant de sa lecture des Identités meurtrières d’Amin Maa‐louf avec ses élèves, il aborde cette thématique de l’identité (p. 7 : 2‐7) :

Quand je parle avec mes élèves, je parle de cette question‐là, en géné‐ral, globalement et parce que c’est vrai qu’à travers mes lectures, c’est la question de l’identité que j’essaie de retrouver un peu partout.

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Pourquoi j’en parle à des élèves québécois d’origine, parce que je trouve que le phénomène de l’immigration se fait à deux sens. Il y a l’immigrant qui arrive ici, il doit adopter une attitude envers la société qui l’accueille et il y a aussi les gens qui sont là, donc ceux natifs du Québec.

La réflexion de P26 témoigne d’une prise de conscience du rôle de ses propres questionnements culturels dans les orientations qu’il donne à son enseignement de la littérature. C’est là une illustration de l’interrelation, complexe et nullement mécanique, que nous postulons théoriquement entre les plans individuel et pédagogique du RC, à travers la formation du sujet lecteur. . . Les savoirs littéraires dans la formation de soi  

Ce qui frappe dans l’entretien de P18, c’est le rôle central que l’école et les enseignants ont joué dans la structuration de son RC. Dans un long soli‐loque sur le sens des savoirs dans sa propre formation académique et dans son travail d’enseignant, P18 développe une conception du savoir qui s’oppose à un enseignement littéraire centré sur la transmission de dates et de faits, au détriment de la formation du sujet. Autant pour lui que pour ses élèves, il revient sans cesse sur cette « quête de sens », soit la recherche de réponses à des questions sur le monde que les hommes se sont toujours po‐sées et se posent toujours, en puisant dans les grandes œuvres qu’ils ont produites. Pour P18, la quête de sens trouve ses points d’ancrage dans son enfance, chez certains maitres érudits et rigoureux, et surtout dans la littéra‐ture (p. 4 : 37‐43) :

Quand j’ai lu La part de  l’autre d’Éric‐Emmanuel Schmitt, c’est exacte‐ment ce sentiment que j’ai pu ressentir au plus profond de moi‐même et de ma pensée. De voir que tout ce qu’il explique, tout ce que le re‐gard de l’autre, on pourrait dire tout ce que la pensée de l’autre, tout ce que l’écriture de l’autre que l’on s’approprie peut nous faire découvrir de nous‐mêmes. Éric‐Emmanuel Schmitt va même encore plus loin en disant que ce que nous découvrons d’essentiel sur nous‐mêmes, c’est l’autre qui nous le fait découvrir, et c’est ça, la part de l’autre.

P18 ira jusqu’à dire que la lecture du roman de Schmitt aura été pour lui une véritable révélation, parce que les mots du romancier lui font prendre conscience que sa quête de sens ne peut avancer sans l’apport de l’autre, sans le regard distancié qu’il nous permet de jeter sur nous. Et « l’autre à l’école, il s’appelle d’abord le savoir. Le savoir. C’est la raison d’être de l’école » (p. 5 : 12). La quête de sens, qui est au cœur de son ensei‐gnement, est médiatisée par la dimension épistémique du RC, par les savoirs institutionnels qui permettent de mettre en forme l’expérience en lui don‐nant des significations plus explicites (p. 5 : 3‐6 ; 29‐31) :

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L’école, pendant l’enfance, à l’adolescence, au collégial, à l’université, c’est la même chose, à des degrés divers, c’est ce qui permet d’aller chercher partout autour de nous, en nous et de greffer les choses pour que ça se tienne. Pour qu’il y ait de la cohérence dans notre vie. […] Si l’école se sert pas du savoir pour réunir toutes ces choses, qu’est‐ce qu’on fait à l’école ? On est aussi bien de rester dans la rue. Parce qu’on va avoir de l’expérience de vie, au moins !

Si le savoir est central dans le plan individuel du RC de P18, il structure la façon dont il pense la formation du sujet lecteur dans ses dimensions tant cognitives, affectives que réflexives, et à l’égard desquelles l’école comme milieu socioculturel joue un rôle éminemment important, selon P18.

3. Les contraintes institutionnelles  

La relation entre le plan individuel et le plan pédagogique du rapport des enseignants à la culture est médiatisée par des facteurs institutionnels qui pèsent souvent de façon importante dans la formation du sujet lecteur. C’est le cas par exemple de P7 qui enseigne dans un milieu rural, dans une école dite « orientante » (p. 10 : 39‐47) :

Le roman qu’ils lisent actuellement, c’est un roman policier en secon‐daire 4. L’objectif, c’est une approche orientante. […] Ça vise, si pos‐sible, à faire des liens avec le monde du travail dans nos cours. Quel est le lien que je fais ? Bon ils lisent un roman policier, […] en trois pa‐ragraphes, tu dis « moi j’aimerais ou je n’aimerais pas faire un métier qui est dans le roman que j’ai rencontré : médecin légiste, coroner, avo‐cat et ci et ça ». Ils rencontrent plein de métiers au travers de ces ro‐mans‐là. « Tu t’exprimes là‐dessus ».

Dans le choix des œuvres comme dans ses choix didactiques, P7 ne peut penser la formation du lecteur dans le sens d’une découverte et d’une ap‐propriation des univers représentés ; la raison d’être de la lecture est exté‐rieure à la subjectivité du lecteur, instrumentalisée et dictée par une fin qui ne vise pas la formation d’un lecteur sensible et réflexif.

Pour P32 également, plusieurs facteurs institutionnels entravent la for‐mation du sujet lecteur, notamment les règles budgétaires émises par le mi‐nistère de l’Éducation qui interdisent l’achat de livres par les élèves (p. 2 : 26‐32) :

On veut les sensibiliser aussi à prendre un vingt dollars puis à s’acheter un livre au lieu de s’acheter une petite camisole au Garage. […] avant, je le faisais acheter par les élèves, ils pouvaient écrire de‐dans s’ils voulaient, mais maintenant, ils ont coupé ça.

Ces règles institutionnelles ont un impact négatif sur la formation cul‐turelle de l’élève : en effet, P32 organise tout son enseignement littéraire autour des œuvres intégrales (15 par année) ; elle souhaite amener ses élèves

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à s’approprier des œuvres en les annotant, en pliant des pages, bref, à faire en sorte que le livre devienne le leur. Elle mentionne également les risques encourus par une école qui s’oriente résolument vers les programmes à vo‐cation particulière, favorisant les élèves les plus forts (p. 7 : 17‐23) :

C’est ça qui s’en vient. Dans les écoles, une épuration épouvantable. Ça fait que le régulier, c’est plus le régulier, il y a plus de leader positif pour drainer. Avant, on avait 7‐8 forts, des moyens, 7‐8. C’était correct, c’était un beau mélange. Maintenant, il y a deux forts, deux moyens forts. […]. [De la littérature] ils en font pas beaucoup en secondaire 4. Ils lisent deux romans, moi j’en lis quinze.

P32 voit bien que, dans un tel contexte, il devient pratiquement impos‐sible de former des sujets lecteurs dans les classes régulières, parce que celles‐ci n’ont plus de pratiques de lecture fréquentes, de dynamique d’échange autour du livre.

Un des effets pervers de cette « épuration », c’est que les enseignants de français faibles lecteurs, peu intéressés par la littérature, se retrouvent au régulier, ce qui prive les élèves de modèles, selon P21 : « Je trouve qu’on veut niveler un petit peu vers le bas, puis je dis que je veux pas dénigrer mes collègues, mais c’est un peu ça. Mais le choix des livres qu’ils font des fois… » (p. 4 : 28‐29). Elle déplore après ce commentaire le fait qu’une charge d’enseignement en français ait été attribuée à un enseignant d’éducation physique pour des raisons d’ordre purement syndical : « Je trouve ça un peu particulier, en français. C’est notre langue, c’est ce qui nous sert dans toutes les autres matières, puis on trouve pas ça assez important pour trouver des profs compétents en français. » (p. 4 : 32‐35) P9 renchérit, critiquant ses col‐lègues faibles lecteurs : « Et pis, plus triste que ça, j’ai des collègues qui en‐seignent le français, mais qui ne pratiquent pas le français dans leur vie. Ils pourraient enseigner, je sais pas moi, la diététique, pis ça serait probable‐ment pareil. » (p. 6 : 24‐26) Ces enseignants soucieux de la formation cultu‐relle des élèves, on le voit, sont consternés devant ces cohortes ne recevant pas à l’école une formation en littérature qui donnerait un élan et un sens à leur appropriation des œuvres. Ces exemples montrent bien que la forma‐tion du sujet lecteur est aussi soumise à contraintes socioculturelles qui peu‐vent entraver de façon importante l’enseignement de la lecture littéraire et la formation culturelle de l’élève.

4. La mise en rapport de l’enseignant sujet lecteur et de ses élèves dans la classe  

Réfléchissant au fil des ans à la pertinence des activités proposées aux élèves autour des œuvres lues, P32 en est venue à transformer ses pratiques d’enseignement et d’évaluation. Parce qu’elle vit la littérature à travers toute

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sa subjectivité et qu’elle a progressivement pris conscience de l’implication intellectuelle et affective des élèves dans leurs lectures, elle a été amenée à rejeter une certaine forme scolaire caractérisée par l’emploi abusif de ques‐tions anecdotiques sur les œuvres (p. 8 : 33‐46) :

[Les élèves] savent qu’ils travaillent pas dans le vide, ils savent que comparativement à une compréhension de texte, un petit texte niai‐seux puis quatre, cinq questions, ils savent que ça, ça vaut rien. Moi, je dénigre pas, je dis pas que ça vaut rien, parce qu’ils ont des amis au régulier, mais je leur dis que pour moi, c’est pas un investissement à long terme de répondre à des questions sur un petit texte. […] Puis là, un texte, moi, c’est ça qui me choquait de ces examens‐là, que voulait dire le personnage en disant telle affaire, ils te donnent cinq, six possi‐bilités de réponses, mais le flo [l’adolescent], il a compris d’autres choses, lui. Puis là, je fais quoi ? Si je dis oui à lui, il faut que je dise oui à l’autre. Là, les autres profs viennent te voir et disent : « Tu as accepté ça ? » « Bien oui, c’est pas bête… »

Devant cette impasse, elle définit une approche qui permet l’expression d’une subjectivité en classe de littérature. Elle se trouve alors confrontée à ses propres interprétations qui ne correspondent pas toujours avec ce que ses élèves lui proposent, souvent de façon très articulée (p. 4 : 27‐47) :

Je fais lire Le Parfum à tous mes élèves et je leur demande : « Est‐ce que Jean‐Baptiste Grenouille a sa place dans une société ? » Je les laisse al‐ler avec ça en 500 mots. 98 % des élèves vont me dire : « Non, c’est sûr, il massacre tout le monde. » […] Le premier qui m’a dit oui, j’ai dit : « Oh non ! Il coule, c’est sûr ! » Ma première réflexion. Et après ça, quand j’ai lu son analyse, son hypothèse, puis de la façon dont il la dé‐veloppait, il a eu 98 %. […] Et c’était développé par un petit gars dont je ne m’attendais vraiment pas à ça. […] Je pense que c’était sa façon de le voir. […] Puis je dis toujours à mes élèves : « Arrêtez d’essayer de me dire ce que vous pensez que je veux entendre. Dites‐moi ce à quoi vous croyez, puis si vous êtes capables de bien l’analyser, de bien le développer, de bien l’expliquer, vous allez avoir vos points. […] Moi, ce que je regarde, c’est ce que vous en avez retiré, puis c’est très diffé‐rent d’un élève à l’autre. »

L’élève devient cet Autre qui force P32 à changer ses pratiques ensei‐gnantes, son rapport à la culture de l’élève. La dimension subjective, dans ses aspects psychoaffectifs, réflexifs et axiologiques, est alors le moteur d’une rencontre, d’un dialogue entre l’élève‐lecteur, l’univers de l’œuvre et la lecture de l’enseignant. En d’autres termes, l’élève comme sujet lecteur prend pleinement sa place dans une telle approche de l’enseignement litté‐raire : P32 reproduit avec ses élèves ce qu’elle cherche elle‐même comme lectrice, des rencontres fortes et significatives.

De la même manière que P32, P2 réagit à la forme scolaire française tra‐ditionnelle. Revenant sur son propre parcours scolaire au collège, au lycée et

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Rapport à la culture et formation du sujet lecteur ________________________ 121

dans la préparation de son agrégation de Lettres, elle raconte comment elle a été soumise au modèle scolaire centré sur les connaissances qui prend peu en compte le sujet (p. 2 : 15‐22) :

[En classe préparatoire], on se faisait traiter de crétins, d’imbéciles, d’ignorants, de ramassis d’ignares. En tout cas, c’était épouvantable, on avait des lectures à faire… Moi, je comprends pas comment j’ai pas eu une écœurite aigüe de tout ça, parce que dans ces deux années‐là, ça a été deux années, vraiment, de… de bagne, et puis de bourrage de crâne. On te lit la Bible au complet, puis des interrogations écrites sur la Bible tous les jeudis matins. Puis après, c’est Shakespeare au com‐plet. Puis après, c’est Claudel au complet.

Même si elle admirait ses maitres érudits, elle a très vite pris ses dis‐tances par rapport à cet enseignement élitiste ; le vocabulaire qu’elle emploie en témoigne. Par la suite, P2 s’est découverte comme sujet lecteur en s’engageant affectivement et intellectuellement dans des études de maitrise en littérature québécoise ; elle ne comprend donc pas le refus de ses élèves à explorer les œuvres avec leur subjectivité (p. 10 : 1‐17) :

Et puis elles m’ont dit un truc qui m’a vraiment sidérée. C’est que, à l’examen par exemple, elles m’ont dit : « Mais on n’est pas sûres de réussir, parce qu’on sait pas ce que vous, vous voulez. » […] Et puis, quand j’ai discuté avec les élèves en question, parce que j’avais l’impression qu’elles, elles construisaient pas un savoir pour elles, mais pour le prof. […] Alors que moi, je veux pas des perroquets savants, des singes savants. Je me sens super mal [par rapport à ça dans mon travail d’enseignante]. Parce que je veux des gens qui pensent, moi. Je veux des gens qui sachent se servir finalement des outils que moi je leur apporte pour être capables de se débrouiller avec, après.

Elle construit alors des outils d’évaluation qui vont à l’encontre des ha‐bitudes scolaires qu’ont développées ses élèves qui cherchent davantage à satisfaire les attentes de leur enseignant qu’à développer leurs capacités en lecture. L’école agit alors comme une influence socioculturelle négative, selon P2. Le plan individuel de son RC, marqué négativement par son par‐cours scolaire, se répercute ainsi sur ses pratiques pédagogiques qui privilé‐gient l’expression de la subjectivité des élèves.

Conclusion  

Ce que nous avons essayé de montrer à travers les trois thèmes analysés ici rapidement, c’est que le socioculturel joue un rôle non négligeable dans la définition du rapport à la culture et dans la formation du sujet lecteur, dans la mesure où le socioculturel se répercute à la fois sur le plan individuel et sur le plan pédagogique du RC. Cette relation entre le RC de l’enseignant et ses pratiques enseignantes esquissée ici à partir de quelques exemples

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montre que la recherche en didactique du français ne peut faire l’impasse sur le caractère socioculturel de l’activité du sujet lecteur, parce que celui‐ci ne lit pas en étant seulement replié sur son monde intérieur ; il est aussi un lecteur ouvert à une multitude d’influences socioculturelles qui modifient ses lectures – comme son enseignement de la littérature. En ce sens, observer les pratiques enseignantes dans une perspective socioculturelle, c’est ouvrir l’analyse de ce qui est observé en classe à des influences socioculturelles qui, sans expliquer entièrement les pratiques, contribuent à nous les faire com‐prendre. On met alors en évidence comment des rapports à la culture diffé‐rents peuvent induire des pratiques enseignantes différentes.

Références bibliographiques  Charlot, B. (1997). Du rapport au savoir : éléments pour une théorie. Paris : Anthropos. Falardeau, É. & Simard, D. (2007). « Le rapport à la culture des enseignants de fran‐

çais et son rôle dans l’articulation de la culture avec les contenus discipli‐naires ». Dans É. Falardeau, C. Fisher, C. Simard & N. Sorin (Éd.), La didactique du  français. Les voies actuelles de  la recherche. (p. 147‐164). Québec : PUL.

L’Écuyer, R. (1990). Méthodologie de l’analyse développementale de contenu : méthode GPS et concept de soi. Sillery : PUQ.

Langlade, G. & Fourtanier, M.‐J. (2007). « La question du sujet lecteur en didactique de la lecture littéraire ». Dans É. Falardeau, C. Fisher, C. Simard & N. Sorin (Éd.), La didactique du  français. Les voies actuelles de  la recherche. (p. 101‐123). Québec : PUL.

Rouxel, A. & Langlade, G. (Éd.). (2004). Le sujet  lecteur :  lecture subjective et enseigne‐ment de la littérature. Rennes : PUR.

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Avenirs des lectures scolaires 

Michèle Lusetti, François Quet 

RÉEL, )UFM‐LYON  , FRANCE RÉEL, )UFM‐LYON  , EF L, )NRP, CED)L)T, GRENOBLE  , FRANCE Beaucoup d’enfants rencontrent la littérature à l’école et vivent avec elle

pendant plusieurs années. Puis ils s’éloignent de l’école, et le plus souvent aussi, de la littérature. Quelle a été leur expérience ? En France par exemple, les pratiques culturelles des jeunes sont bien connues grâce à des études quantitatives conduites par des sociologues, et souvent limitées à un inven‐taire de genres, titres et noms d’auteurs (Lahire, 1998, p. 112). Notre descrip‐tion des souvenirs de lecture des professeurs des écoles stagiaires1 (désormais PE) se situe dans une longue série d’enquêtes (Baudelot, Cartier & Detrez, 1999 ; Sublet et Chartier dans Fraisse, 1993 ; Robine, 2000 ; Schmitt, 2006). Cependant nous nous en différencions sur plusieurs points, d’abord en nous plaçant dans un moyen terme, à 4 ou 5 ans de distance au minimum de la fin de la scolarité, ensuite en limitant l’enquête aux souvenirs de lecture scolaire, et enfin en demandant aux enquêtés de développer autant que pos‐sible leur relation au souvenir évoqué. Cette étude s’inscrit dans le prolon‐gement de nos travaux précédents (Lusetti & Ceysson, 2007 ; Quet, 2007) consacrés aux souvenirs de lecture d’élèves de sixième.

Nous ignorons tout du bilan que chacun trace de sa rencontre avec la littérature scolaire et des liens entre lecture scolaire et lecture privée, ques‐tion d’autant plus importante qu’elle se situe dans un double contexte de crise culturelle et d’innovation pédagogique : 1.– Les futurs professeurs des écoles, stagiarisés dans les IUFM (Institut de formation des

maîtres), sont recrutés par concours, ouverts à des titulaires d’une licence (baccalauréat + 3).

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‒ d’une part, le discours très médiatisé des déclinologues pour qui l’école a renoncé à enseigner la littérature (Daunay, 2006 ; Manesse & Grellet, 1994) ;

‒ et d’autre part la banalisation du concept trop peu questionné de « su‐jet lecteur » (Daunay, 2007), qui, associé au souci de « développer le goût de la lecture » et d’enseigner, en même  temps, à lire « en profon‐deur » (Manesse & Grellet, 1994, p. 104), risque de générer une con‐ception mythifiée du littéraire, calquée sur l’expérience personnelle des enseignants et le fantasme d’une classe de français idyllique (Beaudrap, 2004 ; Chartier & Hébrard, 2000).

Or ce pari d’une approche de la littérature comme « expérience subjec‐tive » (Butlen, 2006, p. 15) repose justement sur une hypothèse jamais véri‐fiée : la capacité de la littérature à s’imposer dans le cadre d’un enseignement de masse, quelles que soient les expériences singulières et les références socioculturelles de chacun.

Décrire les souvenirs de lectures scolaires des PE permet un retour sur la formation à la littérature construite dans le système d’éducation et, en définissant la part des pratiques et des représentations, on peut augurer les difficultés de ces futurs prescripteurs de lecture confrontés à des publics hétérogènes.

1. Cadrage théorique et méthodologique 

Le travail présenté ici a été effectué dans le cadre d’une recherche ex‐ploratoire. Notre but est essentiellement descriptif, il est aussi méthodolo‐gique. Il s’agit de forger des outils et des instruments d’analyse pertinents pour mieux définir l’expérience de la littérature réfléchie par des sujets lec‐teurs empiriques. . . L’enquête 

Les données ont été recueillies à l’aide d’un questionnaire renseigné in‐dividuellement à l’IUFM de Lyon par un échantillon de 134 professeurs des écoles‐stagiaires en présence d’un professeur de français en juin 2007.

Le questionnaire permet de dégager quelques caractéristiques sur la composition sociale de cette population.

� Une très importante majorité de femmes : (   F   

� Âge : une disparité significative (de 21 à 47 ans) : De   à   ans  De   à    De   à    

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Avenirs des lectures scolaires _________________________________________ 125

De   à    De   à    De   à    

� Une majorité de citadins : Études en…  collège  lycéecampagne     petite ville   ville  

� Des milieux socioculturels plutôt favorisés. L’un des deux parents est : agriculteur  commerçant ou chef d’entrepriseouvrier  employé  profession intermédiairecadre  

� Un peu plus de « littéraires » que dans la moyenne nationale :   Section    A ou L   C, D ou S   B ou ES 

Une partie de notre projet initial (rendre compte de la variation des souvenirs de lectures scolaires en fonction des milieux sociaux d’origine) se trouve invalidée par l’homogénéité du groupe social constitué par ces 134 stagiaires dont il serait aisé de dresser le portrait robot : en 2007, un profes‐seur des écoles débutant est une femme issue d’un milieu plutôt favorisé et qui a fait ses études secondaires en ville. Le constat n’est évidemment pas sans importance compte tenu de la diversité socioculturelle des publics que rencontreront ces jeunes enseignants.

D’autres questions permettent de compléter le portrait de chaque en‐quêté. Avec ses lectures de loisirs (derniers livres lus), on lui demande de s’évaluer en tant que lecteur : « Vous considérez‐vous comme lec‐teur/lectrice ? Pour quelles raisons ? »

D’autre part, chaque enquêté doit répondre à trois questions : 1‒ Pouvez‐vous évoquer une (éventuellement plusieurs) lecture ef‐

fectuée dans le cadre de votre scolarité (à l’école, au collège ou au lycée), lecture que vous n’avez pas oubliée ? (Titre de

2.– Les filières A, B, C, D, E au baccalauréat ont été remplacées en 1994 par les filières L (litté‐

raire), S (Scientifique) et ES (Économique et social).

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l’ouvrage ou de l’extrait et bref résumé pour aider à faire com‐prendre ce dont il s’agit)

2‒ Pouvez‐vous expliquer ce qui vous a touché, ému, choqué, en‐thousiasmé dans le texte que vous venez de citer ?

3‒ Pouvez‐vous évoquer les circonstances dans lesquelles ce texte a été rencontré ? (Explication de texte, exposé, lecture proposée, travail de groupe, présentation par le professeur, etc.) . . Cadre théorique 

Tout souvenir de lecture s’inscrit dans une histoire individuelle à tra‐vers des conditions historiques3, nationales4, culturelles, sociales et scolaires5. L’institution scolaire occupe une place spécifique dans cet apprentissage : prescription d’une bibliothèque et d’une modalité de lecture « savante » distincte des usages « ordinaires », plus volontiers adoptés par les lecteurs des milieux populaires.

Chaque réponse est considérée comme une déclaration sur une pratique, et non comme un fait. Dans ce cadre, nous choisissons de regarder les ré‐ponses comme des fragments autobiographiques et argumentatifs permettant à chacun de construire une figure de lecteur. Quoique monologal, chaque dis‐cours sera considéré comme essentiellement dialogique, c’est‐à‐dire, selon les principes définis par Bakhtine6, construit à partir du discours d’autrui et destiné à agir sur autrui, s’inscrivant dans le palimpseste infini des discours sur la lecture (Chartier & Hébrard, 1989/2000), à partir duquel chacun a le choix de reproduire ou d’innover, tributaire d’un imaginaire social nourri des stéréotypes de son époque.

2. Les discours sur la lecture 

Comment un PE se dit‐il « lecteur » ou « non‐lecteur » ? . . Les « non‐lecteurs » En réponse à la question : « Vous considérez‐vous comme lec‐

teur/lectrice ? Pour quelles raisons ? », un peu moins d’un stagiaire sur cinq répond par la négative.

3.– Cf., par ex., Goulemot J.‐M. (1985/1993) à propos de la lecture par des étudiants de la Sor‐

bonne de L’éducation sentimentale avant et après 1968. 4.– Cf., par ex., Burgos. M (1991) à propos de la lecture du roman d’A. Kristof Le grand cahier par

trois groupes de lecteurs de générations différentes dans trois villes européennes, Francfort, Madrid et Strasbourg ou Leenhardt J., Jozsa P. (1982/1998) à propos du roman Les choses de G. Perec lu en Hongrie ou en France.

5.– Cf., par ex., Renard F. (2008) à propos des liens entre lecture en contexte scolaire et extrasco‐laire selon le contexte familial, social et culturel.

6.– Pour une mise au point concernant le concept de dialogisme, préféré à celui de polyphonie, voir Nowakowska (2005).

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Avenirs des lectures scolaires _________________________________________ 127

La plupart des réponses se font sur la base du constat et de la quantité : se déclarer « non‐lecteur », c’est dire qu’on lit peu (9 mentions du type : « Je ne peux prétendre à être jury du livre Inter ») ou irrégulièrement (7 men‐tions : « Je ne lis véritablement que l’été »). Le motif du temps est évoqué de deux manières, sur le mode du constat (5 mentions), ou sur un mode plus culpabilisant (3 mentions : « Plus le temps de lire. Or un vrai lecteur trouve toujours le temps de lire »).

D’autres réponses considèrent la « non‐lecture » sur un plan qualitatif : ‒ lire ce serait lire de la littérature (6 mentions : « Je sais lire mais je ne suis pas lectrice “littéraire”, dévoreuse de romans » ou « Je ne me con‐sidère pas comme une lectrice car des livres d’auteurs (Hugo, Balzac) me semblent encore inaccessibles ») ;

‒ ce serait entretenir un rapport « personnel » avec la littérature (3 men‐tions : « Je n’ai pas de lectures personnelles d’œuvres littéraires »).

La question du savoir lire est posée à deux reprises : « Je lis peu et diffici‐lement », par exemple. Trois enquêtés seulement s’expriment en termes de goût ou de dégoût. Leur rejet est justifié soit par un « dégoût » construit à l’école, soit par un rapport au corps : « J’ai besoin d’être active et de m’investir davantage dans le sport. » . . Les « lecteurs » 

Ce qui domine chez les « lecteurs », c’est le discours du plaisir (28 men‐tions : « Lire rime avec plaisir ») et de la possession ; la lecture est un besoin (4 mentions) ou une activité captivante (8 mentions : « Quand je suis passionnée, je ne sens pas le temps passer et je “saute” les repas, captivée par ma lec‐ture »). Le discours hédoniste dominant sur le plaisir de lire à l’impératif a eu son efficacité. Quelle complicité ou quelle compréhension ces adultes auront‐ils avec des enfants pour qui lire est effort, activité pénible et labo‐rieuse, souffrance, échec et image négative de soi ?

Dans le passé, la lecture extensive n’a pas toujours été encouragée (De Singly, 1996). Aujourd’hui, dans ce groupe d’enquêtés, presque aussi fré‐quent, le discours de la quantité (22 mentions), et de la régularité (19 men‐tions) s’affiche dans l’affirmation de l’omniprésence des livres (7 mentions). Le lecteur/la lectrice dévore : « Je peux dévorer un livre en quelques heures », autant qu’il est dévoré. Il/elle annonce des chiffres : nombre de pages par jour ou de livres par semaine. Il/elle se montre envahi(e) dans son quotidien par les livres « dans [s]on sac, sur [s]a table de chevet » ou encore il/elle « ne [s]’endort jamais sans avoir lu au moins quelques pages ».

Le discours de la diversité est aussi fortement représenté (21 mentions) : plusieurs enquêtés affirment tout lire, tout ce qui se présente : « Je

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m’intéresse à des genres très divers (romans policiers, science‐fiction, ou‐vrages documentaires, magazines, BD) ».

De façon surprenante, le loisir ou la distraction sont beaucoup moins re‐présentés (6 mentions). D’autres postures apparaissent de façon plus disper‐sée : celle de l’attachement identitaire (4 mentions : « J’ai toujours beaucoup lu, je lis beaucoup, et je lirai toujours »), celle du bibliophile (3 mentions : « J’aime les “beaux livres” »), celle de la compétence (3 mentions : « Je sais lire »). On note une seule référence au partage des lectures et aux sociabilités autour du livre.

Même dans un établissement de formation où l’on a parlé de lecture, d’apprentissage et de sociabilisation des lecteurs, de compétence ordinaire (le « savoir lire »), la figure qui domine dans ces autoportraits reste celle du lettré, sentiment partagé par les « lecteurs » comme par les « non‐lecteurs », dont les pratiques continuent d’être perçues, y compris par eux‐mêmes comme peu légitimes.

3. Les souvenirs de lecture scolaire 

Les réponses à l’enquête sur les souvenirs de lecture scolaire sont assez disparates. On n’a certes pas réussi à éviter le catalogue de titres associé parfois à la mention « mais je n’ai aucun souvenir de ces textes ». . . Première information : l’édifice‐littérature reste debout.  

Tableau 1 : Œuvres « classiques » citées par les enquêtés Mentions   Œuvres citées   Période     Antiquité     Moyen Âge    :   auteurs. Molière   mentions pour   œuvres ; Racine   pour   œuvres.  XV))e s.   Rousseau et Voltaire   mentions. XV)))e s.    :   auteurs. Zola   mentions pour   œuvres ; Maupas‐sant   pour   œuvres ; Stendhal   pour   œuvres ; Flaubert et Baudelaire   mentions et (ugo   pour   œuvres.  X)Xe s.    auteurs « classiques » :   poètes,   auteurs de théâtre,   romanciers  Camus   mentions pour   œuvres ; Vian   ; Sartre et Queneau   ; Malraux, Céline, Barjavel  .  XXe s. 

Cet inventaire confirme la pérennité de la bibliothèque classique. Mal‐gré l’écrasante présence du XXe siècle on constate la permanence de l’Antiquité ou du Moyen Âge à travers quelques titres (Tristan et Yseult, Le chevalier  à  la  charrette ou Perceval). Le baccalauréat reste l’une des clés de voûte de l’édifice : pour l’ensemble des souvenirs situés précisément dans le

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temps, 31 viennent de l’école primaire, 70 du collège et 96 du lycée, parmi lesquels 53 sont précisément liés à la classe de première. . . Les souvenirs littéraires des plus jeunes 

En étudiant de plus près les réponses des 65 stagiaires qui ont obtenu leur baccalauréat depuis 1999, nous avons choisi de privilégier une approche plus homogène, centrée sur une génération. Les témoignages des plus âgés, moins nombreux, auraient dispersé une approche à dominante qualitative sans permettre de comparaison intergénérationnelle significative.

La répartition des réponses selon les filières du baccalauréat, et les re‐présentations des pratiques de lecture donne le résultat suivant : Section  Non réponses Se dit « lecteur » Se dit « non‐lecteur » L      ES        S         TOTAL         %

3.2.1. Les « non­lecteurs » ou « lecteurs irréguliers » 

Les « scientifiques », on le voit, sont plus nombreux à se déclarer « non‐lecteurs » que les autres. Commençons par un portrait :

N4, dont le père est tourneur et la mère secrétaire, a fait ses études dans une banlieue populaire de Lyon et s’est présentée au baccalau‐réat L. Aujourd’hui elle lit surtout Voici et les magazines people (« j’adore ! » ajoute‐t‐elle entre parenthèses). Elle raconte son premier roman lu en CE2, La fièvre du mercredi soir : « un enfant du collège dé‐cide de faire grève de ses activités du mercredi car il n’a pas le temps de se reposer », cite deux autres livres lus à la même époque et, pour expliquer son intérêt, donne deux raisons dont on reparlera : « le fait que je l’ai lu seule en entier et la violence de la guerre, des gens envers un enfant, la mort d’un enfant » (Mon ami Frédéric en CM1).

Portrait qu’on pourrait rapprocher de celui de N2 : Avec un père ouvrier et une mère agricultrice, N2 a fait ses études dans une zone rurale et présenté le baccalauréat ES. Elle lit la presse locale, Sciences et vie, le Fig Mag. Elle a lu le Da Vinci Code et Harry Pot‐ter. Elle aussi a surtout des souvenirs de l’école primaire. Même si elle se souvient de Bel ami et du Hussard  sur  le  toit, elle préfère énumérer « les livres lus à l’école primaire qui m’ont touchée car ils racontaient la vie d’enfants, leurs préoccupations, ce qui nous permettait de nous identifier à eux ».

Les « non‐lecteurs » évoquent plus volontiers des lectures antérieures au lycée qu’il s’agisse de souvenirs dysphoriques ou au contraire de bons moments. N1 a été « dégoûtée de la lecture » par Le  cheval  sans  tête et

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L’assassinat  du Père Noël : « thème inintéressant, lecture imposée, question‐naires et fiche de lecture (collège) ». Les cours de français sont cependant rarement tenus pour responsables comme le fait F3 : « la lecture de ce livre [Le Château des Carpates] a été une horreur, je ne comprenais qu’un mot sur deux et même à l’aide du dico, je me souviens avoir lu cinq fois une même phrase avant d’en saisir le sens ». C’est plus souvent la neutralité qui accom‐pagne des titres non commentés dont l’énumération contraste avec l’évocation d’ouvrages qui ont laissé des souvenirs plus vifs.

N1 valorise par exemple Les  cheminées  de  Paris et Claudine  de  Lyon : l’œuvre n’était pas imposée, faisait l’objet de travaux de groupe ou d’exposé et l’identification au personnage, comme la vie et le travail des enfants ex‐pliquent son souvenir. Il y a peu de références au programme des lycées chez ces enquêtés mais La princesse de Clèves, L’œuvre et Les  confessions ont laissé de bons souvenirs. Mme de Lafayette a su toucher L9 avec « ses méli‐mélo amoureux bourgeois […] dans un contexte de cour », malgré « les nombreuses analyses faites en classe » (répété 3 fois). N3 a été émue par L’œuvre, cette histoire de « peintre soumis à son inspiration », « victime de son génie ». Son émotion est liée à l’ambiance et aux personnages « atta‐chants », notamment le héros.

Les titres « marquants » sont presque tous liés à une ouverture sur le monde ou l’histoire (La  case de  l’oncle Tom, présentée pendant l’élection de Mandela en liaison avec des exposés sur l’esclavage et l’apartheid), ouver‐ture renforcée par des évènements extérieurs à la lecture : le visionnement d’un film, une adaptation au théâtre, la rencontre avec A. Begag pour l’un de ses livres. Maupassant et Zola semblent les seuls « classiques » persistants dans la mémoire, Maupassant pour son lien avec le fantastique, Zola pour la critique sociale, l’attachement aux personnages et des « scènes dures ».

L’attention à la forme se manifeste dans l’expression du goût pour cer‐tains genres : le fantastique de Maupassant préfigure ainsi des lectures plus corsées. F1 évoque avec la lecture de Misery (S. King), la rencontre à l’école, dans le cadre d’une lecture « au choix », d’une paralittérature qui convient à son goût du thriller : « Je me rappelle surtout le passage où le fanatique cou‐pait les pieds de l’écrivain, car ça m’a choquée ».

3.2.2. Les « lecteurs » 

Plus nombreux, les « lecteurs » ont un champ de référence plus vaste : certains citent des œuvres pour la jeunesse : les Histoires comme ça, Le jobard de Piquemal, Le petit prince, Matilda, ou Un sac de billes. L’ensemble des sou‐venirs est encore plus riche, plus varié chez les lecteurs de la section S : Ha‐mlet, L’assommoir, Une  saison  blanche  et  sèche, L’écume  des  jours, La  nuit  des temps, Le  dormeur  du  val, Le  Horla, Les  jeux  de  l’amour  et  hasard, L’histoire 

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d’H. Keller, La peste, Poil de carotte, Le grand Meaulnes, La gloire de mon père, Sa majesté des mouches, L’île du docteur Moreau, Bel ami, Le malade imaginaire, Can‐dide, À l’ouest rien de nouveau. Les propositions de lecture sont‐elles plus ou‐vertes ou moins contraintes dans cette section ? Les élèves investissent‐ils dans la lecture littéraire une dimension plus libre, plus personnelle puisque la littérature pèse moins sur les coefficients du baccalauréat ? Représentent‐ils un public plus favorisé, et globalement plus à l’aise ou plus curieux ?

De l’identification au personnage à l’image de soi comme lecteur 

L’identification est l’argument le plus souvent avancé pour justifier la forte impression causée par un livre : les Contes du  chat perché sont « amu‐sants » parce que les fillettes font « les mêmes bêtises que moi à cet âge ». Le questionnaire n’invitait pas à se remémorer des moments de divertissement, aussi cette référence est‐elle à peu près absente au profit d’une lecture par temps de crise, relais thérapeutique explicite dans des moments de « rup‐tures biographiques et identitaires » (Lahire, 1998, p. 111) : tel livre est lu « à un moment difficile (divorce, déménagement) », tel autre a été « trouvé chez ma grand mère, puis présenté sous forme d’exposé ». Mais la lecture à son tour peut être un marqueur d’étape dans un cheminement autobiogra‐phique :

La baleine emballée  (Hitchcock) m’a donné envie de lire toute la collec‐tion et c’est ce que j’ai fait. Je me souviens que c’était très prenant et qu’il fallait me forcer à lâcher le livre pour venir à table (pourtant j’ai toujours adoré manger).

Des thèmes, des formes 

Ce sont toujours les mêmes thèmes qui retiennent les lecteurs : la vio‐lence sociale ou individuelle, l’injustice, la guerre (La  fabrique  de  violence, Roméo et Juliette, Mon bel oranger, Poil de carotte, Germinal, Un sac de billes), la tristesse et la mort d’un enfant (La Perle), la tristesse de l’enfant (Le Sagouin), les conditions de travail des enfants (Claudine de Lyon). Antigone est « une jeune femme qui s’élève contre sa famille », Si c’est un homme est relié à « la lutte pour survivre de l’auteur », Joffo relate « l’histoire vraie » d’un petit garçon pendant la guerre. Dans Une  vie, une lectrice a retenu la scène de l’accouchement et « l’histoire d’une vie dont je ne voulais pas pour moi ».

Mais des arguments d’une autre nature sont aussi avancés pour justifier les goûts formés plus tardivement (au lycée) : les jeux avec les mots et la curiosité des Fleurs  bleues, l’implicite de l’histoire, les joies de la relecture pour faire émerger un sens caché, le style de Zweig (Le joueur d’échec) ou celui de Tristan  et  Yseult. Et « l’humour » des Histoires  comme  ça, « l’ambiance étrange et prenante » du Horla, lié aux Histoires  extraordinaires de Poe indi‐quent aussi un intérêt pour la forme. Un autre lecteur évoque le « sus‐

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pense ». Ailleurs, ce sont des considérations psychologiques qui marquent une certaine distance vis à vis de l’action. Ainsi, à propos de Des souris et des hommes, lu en 3e, L6 note qu’elle a adoré « le personnage de Lenni, simple et attachant et son ami Georges, rusé mais cœur tendre ». Parfois les critères esthétiques sont retenus pour justifier le rejet de L’écume des  jours, du Père Goriot, ou Au bonheur des dames dont les descriptions sont jugées « insuppor‐tables ».

Terminons par un portrait : F6, qu’il faudrait ici rapprocher de F1, ini‐tiée à S. King par sa professeure de français, évoque sa lecture des 13 vo‐lumes d’Angélique marquise des anges en 4e‐3e : le premier tome

faisait partie d’une liste d’ouvrages donnée par mon prof de français. J’ai adoré cette histoire parce qu’elle me faisait voyager dans d’autres univers, et parce que je me suis identifiée au personnage principal. Cette histoire m’a vraiment transportée… Les nombreuses descriptions m’ont permis de bien imaginer les paysages, les contextes.

Elle évoque aussi le cadre dans lequel cette lecture a débuté : un échange de livres entre élèves. Ce témoignage n’est paradoxal qu’en appa‐rence, il pourrait même paraître emblématique de configurations trop peu sollicitées dans l’enseignement des lettres :

‒ en combinant l’identification, le jugement esthétique (sur les descrip‐tions), la capacité à sortir de soi (à imaginer), à propos d’un texte qui n’appartient pas à la culture scolaire traditionnelle, il souligne l’hétérogénéité des postures et des pratiques susceptibles d’être solli‐citées en contexte scolaire ;

‒ proposé dans une situation pédagogique atypique (lecture indivi‐duelle, puis socialisation par l’échange sans production verbale ou écrite imposée), il témoigne d’une stratégie de médiation dont on trouve peu d’exemples dans les réponses à nos questions.

Sur un échantillon aussi faible, la variable L, ES ou S n’est pas un fac‐teur de distinction suffisamment puissant pour compenser le trait commun facteur d’homogénéité : le concours PE, sa préparation et l’année de PE2. Ainsi, il est très probable qu’apparaît ici une caractéristique générationnelle repérée par F. de Singly (1993) ou A.‐M. Chartier (Fraisse, 1993) : le livre et la lecture n’ont plus le statut prestigieux qu’ils avaient dans des époques pré‐cédentes. Cela permet des déclarations affranchies de l’obligation de lire. Il est probable aussi que la formation des PE aide à construire une image dé‐complexée de la lecture qui autorise à citer la presse gratuite, les lectures de la petite enfance ou des ouvrages de grande consommation. On retiendra ce‐pendant quelques points :

‒ Le peu de diversité des thèmes évoqués est une première informa‐tion : faut‐il y voir une image du corpus scolaire ? Ou au contraire une sélection (anthropologique ou sociologique, on ne tranchera pas) des affects les plus marquants ?

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‒ L’imbrication des motivations, parfois chez le même lecteur (thèmes, formes, projection) est un autre élément, qui confirme la pluralité des approches de la lecture littéraire et qui montre sa compatibilité (au moins) avec l’enseignement reçu. Cependant on retiendra que ce sont toujours des modalités esthétiques qui impliquent des abandons ou des rejets. Autrement dit, on aime un livre pour son sujet ou pour sa forme, mais c’est toujours pour sa forme qu’on le déteste.

‒ Les souvenirs de lecture scolaire sont plus variés chez les « lecteurs » que chez les « non‐lecteurs », en section S qu’en section L. C’est la seule différence notable entre les sections.

‒ La lecture esthétique opposée à la lecture éthico‐pratique est plus fré‐quemment citée par les lecteurs que par les « non‐lecteurs », chez qui elle est surtout un facteur de rejet.

‒ La lecture comme événement et surtout comme événement fondateur de lecture est très fréquemment évoquée. D’où l’importance des mo‐dalités de lecture libre ou semi‐libre. Si les explications et le baccalau‐réat jouent un rôle structurant, il apparaît clairement que la part émotive du rapport à la lecture est plus souvent liée à des découvertes personnelles et guidées.

4. Que lisent les futurs professeurs des écoles ?  Outre la presse dont ils font une consommation significative (plus de 70

titres cités dans des registres très différents), ils ont lu Gavalda, 20 mentions, Lévy 19, Brown 16. Si on s’intéresse à nouveau aux 65 stagiaires qui ont pas‐sé leur baccalauréat depuis 1999, Brown est cité 16 fois, Gavalda 14, Harry Potter 7, Lévy 7, Werber 5, Schmidt 5, Musso 4, Grangé et Nothomb 3 ; sont encore cités 2 fois Begag, Higgins Clark, Connelly, Süskind et Orsenna pour La grammaire est une chanson douce.

Plusieurs remarques : 1‒ La concentration des choix : 9 auteurs sont cités plus de 2 fois

sur 112 mentions, et ils représentent à peu près la moitié des mentions.

2‒ Le peu de lectures relevant de la « littérature blanche » : Les Bienveillantes, un roman de Banks, de Baricco, d’Easton Ellis, Van Cauwelaart, ou Kennedy.

3‒ Les nouveautés arrivent largement en tête devant les rééditions en livre de poche : le fonds littéraire mondial est quasiment ab‐sent de cet inventaire à l’exception d’une référence à García Márquez, Wharton, Kafka, et Zweig.

4‒ La présence à côté de cette littérature légitime de deux registres très différents : – Les livres de suspense : polars, thrillers, etc. – Une littérature plus proche par sa thématique et par sa forme de la littérature traditionnelle portée elle aussi par des best‐sellers.

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5‒ Aucune différence de répertoire n’est notable entre « lecteurs » et « non‐lecteurs » ou « lecteurs irréguliers ». La lecture des best‐sellers existe dans les mêmes proportions, mais les « non‐lecteurs » sont plus orthodoxes que les « lecteurs » : leurs incur‐sions en dehors des 9 auteurs cités ci‐dessus sont assez rares, leur consommation est plus homogène. Les « lecteurs », au con‐traire, ont des pratiques : – plus hétérogènes : on lit Gavalda, mais aussi Vargas ou Jar‐din ;

– plus centrifuges par rapport à la pratique dominante du groupe : N7 cite par exemple : On  achève  bien  les  chevaux, American Darling, Les  châteaux  de  la  colère  et un roman de Khadra ; F2 un roman de Benacquista et Les Chroniques  de San Francisco ; L3 Une femme (Delbée) et La décharge (Beck).

Quelle est la responsabilité de la formation littéraire dans la construc‐tion de cette culture générationnelle ? Doit‐on lui attribuer le succès de Dan Brown ? L’influence des médias est sans doute déterminante et la construc‐tion identitaire explique l’affirmation d’un goût de lire indépendant de celui des ainés et de leur tentative de transmission. Cette contre‐culture est‐elle le produit le plus visible de la culture scolaire ? C’est le point de vue de Baude‐lot (1999, p. 228) : l’« expérience malheureuse » produite par l’école donne un minimum de repères et, en favorisant son propre rejet, aide à construire des identités de lecteur. Quant à nous, nous émettons l’hypothèse que la lecture littéraire n’a été qu’une courte expérience liée au temps scolaire si bien que la plupart des lecteurs, même enseignants, reviennent assez vite à des modalités de « lecture ordinaire »7.

Conclusion 

Nos résultats avec les PE ne se distinguent pas de ceux de Baudelot et al (1999). L’expérience scolaire de la littérature dans l’histoire des individus (même femmes, même issus de milieux favorisés et des sections les plus valorisées de l’enseignement) est une parenthèse vite traversée, qui laisse le champ libre à des pratiques plus largement partagées. Leur rapport à la lec‐ture, centré sur le divertissement, orienté par des thèmes ou des émotions liés à des valeurs sociales, devrait donc rapprocher les jeunes enseignants de leur public. Cependant ces usages culturels communs restent silencieux et se heurtent aux exigences des programmes et du discours sur les Lettres, quitte à produire chez les enseignants d’abord, un clivage identitaire (Louichon, 2007). Du fait de l’écart entre la littérature qu’ils consomment et celle qu’ils

7.– La qualification de « lecture ordinaire » a été introduite par Darnton R. (1985/1993) pour une

analyse de la lecture de La Nouvelle Héloïse faite par un riche négociant protestant du XVIIIe siècle différente de celle de l’élite parisienne.

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enseignent, ils excluent de leurs cours une part d’eux‐mêmes et de leur cul‐ture. La formation de praticiens réflexifs implique que soit plus systémati‐quement explicitée l’articulation entre pratique savante et consommation culturelle ; et ceci, à tous les niveaux de l’enseignement : en termes de didac‐tique et de programmation, comme une introspection nécessaire pour tout acteur social, et, dans les classes, pour observer la position relative des pra‐tiques et des valeurs socioculturelles, chez les élèves et chez les enseignants eux‐mêmes.

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 Le socioculturel dans l’espace de la classe : pratiques d’enseignement et d’apprentissage 

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L’objet d’enseignement comme construction socioculturelle complexe 

Thérèse Thévenaz­Christen 

GRAFE, UN)VERS)TÉ DE GENÈVE, SU)SSE  La conférence d’ouverture du colloque de Lille (Daunay, Delcambre &

Reuter, 2007) affirme l’indéfectible relation entre la didactique du français et la question du socioculturel. Cette indéfectible relation se joue selon nous en particulier dans la structuration des objets d’enseignement en disciplines scolaires, structuration étroitement liée à la forme scolaire d’enseignement et d’apprentissage. La structuration disciplinaire des objets pour et par l’enseignement est ici vue comme une construction socio‐institutionnelle qui façonne la relation didactique. Ce processus de structuration est à saisir par la didactique pour penser ses objets et leurs impacts. Nous cherchons à mon‐trer que ce processus se conçoit à l’intersection de plusieurs concepts : la forme scolaire, la discipline, le curriculum et la transposition didactique. L’analyse de deux séquences de dictée à l’adulte d’un genre de texte « re‐cette de cuisine » vise la mise en évidence de certains aspects de ce façonne‐ment disciplinaire dont la dynamique d’ensemble est faite de décalages et de contradictions à différents niveaux. En classe, cette dynamique dépend de la forme scolaire disciplinaire et de la transposition didactique et engendre en particulier la nécessité de la construction d’une attention conjointe combinée à une négociation de l’intercompréhension afférant à l’objet d’enseignement. Pour comprendre cette dynamique d’ensemble, il s’agit de préciser ce qu’il faut entendre par la structuration des objets et le façonnement disciplinaires.

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1. Les objets d’enseignement, une construction socioculturelle scolaire  

Les objets d’enseignement sont incontestablement porteurs des finalités et fonctions de l’école. Les finalités concertées et négociées au niveau poli‐tique et institutionnel visent la transmission de l’état des connaissances, des techniques, des arts et des valeurs d’une société donnée pour une génération d’élèves et doivent permettre la poursuite du développement économique et social de cette société. Ces finalités se traduisent en objets publiquement déclarés comme devant être enseignés. À propos de la fonction de l’école, sa nature est double et contradictoire : la transmission générationnelle de l’état des connaissances sociales s’organise non seulement dans une perspective transmissive formatrice, mais aussi distinctive, reproduisant les différences sociales et opérant une sélection sociale des capacités de travail futures. Cette double fonction formatrice et différenciatrice confère aux objets d’enseignement des traits de socialisation contradictoires. La forme scolaire disciplinaire est l’instrument de cette socialisation contradictoire.

Ce concept sociologique (Vincent, 1982) est clairement associé à la dis‐cipline scolaire (Chervel, 1988/1998), à l’enseignement et à l’apprentissage systématiques pour tous et à l’école obligatoire. Dans « L’école primaire française », Vincent confère à la discipline scolaire le double sens qu’elle a aujourd’hui encore. D’une part, le sens d’un comportement libre réglé et raisonné que l’école transmet et d’autre part le sens de « disciplines » d’enseignement, visant une éducation intellectuelle, physique et morale. Par comportement réglé et raisonné, il faut entendre une éducation façonnant une personne capable de penser, de parler et d’agir par elle‐même, parce que, par l’éducation, l’individu « comprend ce qu’il sait et ce qu’il doit faire » (p. 160). La connaissance et la capacité de jugement tant cognitives que morales permettent le contrôle de son propre comportement. Dès lors, la discipline scolaire, l’objet même de la didactique, représente une entité so‐cioculturelle porteuse de la fonction différenciatrice et formative du point de vue du comportement, des valeurs et des savoirs.

Les disciplines scolaires prises ensemble opérationnalisent la différen‐ciation sociale et le projet éducatif de l’institution : chaque discipline contri‐bue à normer des comportements et à entrer dans un questionnement propre (langues, mathématiques, sciences, éducation civique, manuelle, physique, artistique et morale). Des ensembles différenciés de disciplines structurent le curriculum qui les programme selon une progression temporelle, découpée et organisée selon les degrés (des classes d’âge) et selon des filières (un ins‐trument particulier de la reproduction sociale).

La discipline scolaire représente le cadre organisateur de la forme sco‐laire fondé sur un profond processus de disciplinarisation. Ce processus est

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L’objet d’enseignement comme construction socioculturelle… _____________ 141

une construction culturelle de l’école (Chervel, 1988/1998) qui dépend aussi étroitement de la transposition didactique des objets d’enseignement (Chevallard, 1985/1991, 1994).

Pour résumer, les objets d’enseignement représentent un construit so‐cio‐institutionnel et sociohistorique complexe, à caractère disciplinaire, cur‐riculaire et transposé. Le concept de forme scolaire rend partiellement compte de cette complexité. Il s’agit d’en identifier la part proprement didac‐tique. Nous ne le ferons pas au plan curriculaire. Pour montrer des retom‐bées importantes de la forme disciplinaire scolaire sur l’action didactique en classe, nous mettrons l’accent sur deux aspects qui sont la conséquence de la prescription et de la programmation des objets en amont de la classe : la construction de l’attention conjointe et d’une compréhension intersubjective relative à un objet d’enseignement précis.

2. La construction de l’objet en classe 

L’école comme espace/temps délimité pour apprendre coupé des activi‐tés de travail suppose la création et la mise en scène de l’objet d’enseignement par les artifices d’une situation dans laquelle les élèves sont placés. Toujours créée en fonction des expériences et des capacités des élèves, la situation représente le medium (terme utilisé par Dewey, voir Allal, 2001) des activités d’apprentissage. Ce medium comprend des compo‐sants de l’objet d’enseignement et une finalité donnant aux activités une direction, un sens – où tendre tout en faisant sens. En conséquence, la situa‐tion d’apprentissage scolaire répond à la double exigence de mettre en scène un objet d’enseignement officiellement et institutionnellement défini et de le créer de façon à mobiliser les capacités déjà‐là et l’intérêt des élèves. Du point de vue de l’apprentissage, la question se pose de la compréhension que les élèves dotés d’expériences et de rapports au monde différents peu‐vent avoir d’une telle construction. Ces différences sociales et culturelles relativement à des objets institutionnels supposent une négociation perma‐nente de l’intercompréhension relative à un objet.

Il ressort de ce qui précède que l’objet d’enseignement se compose de strates multiples, de logiques contradictoires, évoluant selon une dynamique difficilement saisissable. Son moteur se situe dans le processus d’enseignement, c’est‐à‐dire dans la transformation de l’objet d’enseignement en objet enseigné. Fondement de la forme scolaire vue comme un produit de la culture de l’école et comme un processus transposi‐tif, ce processus apparaît comme continu, avec ses discontinuités. Pour l’appréhender et mieux saisir son fonctionnement, il s’agit de délimiter et de définir une unité d’analyse susceptible d’examiner la construction de cet objet dans toute sa complexité et dans sa dynamique. La séquence d’ensei‐

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gnement, comme suite d’activités limitées plus ou moins en lien entre elles, constitue selon nous l’unité théorique et méthodologique à même d’appréhender ce processus. Elle a le mérite d’être délimitée dans le temps et offre un empan possible et suffisant pour cerner la dynamique relative à la construction de l’objet d’enseignement.

Dans cette perspective, nous commencerons par exposer les éléments structurant l’objet d’enseignement. Puis nous présenterons cet objet dans deux séquences d’enseignement observées en classe. Pour examiner les composants de l’objet d’enseignement construits et négociés avec les élèves, nous analyserons les deux séquences au plan d’une macro‐ et d’une micro‐analyse et nous montrerons la complémentarité de cette double analyse, rendue possible par le choix de l’unité d’analyse séquence d’enseignement d’un genre de texte, la recette de cuisine.

3. La structuration du genre « recette de cuisine » 

Le genre de texte « recette de cuisine » concerne une sphère particulière d’activités humaines, l’alimentation, la nourriture et les repas. Il est produit à l’oral dans la vie courante, par exemple lorsque les secrets de fabrication des biscuits de Noël sont transmis moyennant démonstration et tour de main. Il représente alors un genre premier qui s’organise en rapport avec l’activité. Ce genre se secondarise dès qu’il s’agit d’une présentation de re‐cette à la télévision ou à la radio. La situation de communication différée suppose dès lors la production d’un texte plus monogéré que polygéré. À l’écrit, le genre de texte est un genre second qui se traduit par des textes divers, selon le maître queux, et sans oublier les parodies du genre (sur le genre, voir Bakhtine, 1979/1984 ; Bronckart, 1996, chapitres 2 et 5). De ma‐nière générale, la gestion du contenu du texte est orientée par la visée de faire connaître précisément le procédé de fabrication précis d’un mets. Par le truchement d’une description d’actions précise et systématique et d’un lexique spécialisé, la recette devrait permettre de cuisiner avec doigté et effi‐cacité. Relativement au référent, ceci suppose un rapport dissymétrique entre l’énonciateur du texte et le destinataire de celui‐ci. Autrement dit, l’action langagière consiste à décrire toutes les actions à exécuter dans un ordre anticipant et réglant l’action d’autrui.

Avec la visée communicative de l’enseignement par des activités langa‐gières, le genre recette, comme d’autres genres de texte, a été modélisé (pour la modélisation des genres, voir Dolz & Schneuwly, 1998). Cette modélisa‐tion s’effectue en référence aux finalités générales de l’école, aux plans d’étude et programmes, selon les degrés et le cursus scolaire. En début de scolarité, certains objectifs sont poursuivis alors qu’en fin d’autres sont visés, le tout se concevant selon une logique de progression. Plus généralement, la

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didactisation d’un genre représente selon nous une forme de secondarisation afférant à la forme scolaire. . . La production du genre « recette » par la dictée à l’adulte  

Dans le cadre de l’entrée dans l’écrit, l’écriture d’une recette de cuisine en classe vise d’une part à montrer une fonction de l’écrit, qui permet d’agir à partir de l’écrit, et d’autre part la situation de communication différée dans le temps et dans l’espace entre l’énonciateur et le destinataire du texte. Cer‐tainement mieux encore dans une situation d’écriture que de lecture. À l’école enfantine, avec la dictée à l’adulte, une intervention ciblée et négociée devient possible.

Rappelons que la dictée à l’adulte instaure un dispositif d’écriture parti‐culier pour apprendre à lire, qui réunit un ou plusieurs apprentis lecteurs et un adulte lettré. Elle consiste en une chose d’apparence simple : de l’écrit se fabrique par une dictée assumée par un apprenant lecteur, étayée par un adulte qui écrit et relit. Cette tâche complexe illustre une manière d’initier à la communication écrite. Elle vise précisément l’énonciation d’un oral écri‐vable, la capacité à le dicter, la description de comment faire la recette, la segmentation en mots. La démarche permet de diriger l’attention des élèves sur l’écrit tracé par l’enseignant : par exemple les lettres, les phonogrammes, les morphogrammes, la segmentation en mots, en phrases…

L’écriture de la recette avec des élèves s’organise également en fonction du genre. Voyons quels sont ces aspects, même si seulement certains sont retenus avec de jeunes élèves.

La visée du genre recette contraint à une organisation du contenu en différentes parties très clairement délimitées : le titre nomme le mets final et en donne une première représentation ; trois parties distinctes, signalées par des sous‐titres, composent la liste des ustensiles, des ingrédients, et la marche à suivre ; cette dernière décrit toutes les actions à réaliser avec préci‐sion et de manière exhaustive. La mise en mots d’une recette implique un lexique tout à fait précis ayant trait à la sphère d’activité et au mets : par exemple, les termes ustensiles, ingrédients, marche à suivre, bol, moule, spatule, etc. ou encore les verbes d’action, tels que découper, mélanger, etc. La structuration des phrases à visée prescriptive suppose le plus souvent l’usage du présent (tu ou vous, selon le destinataire), de l’impératif ou de l’infinitif. Les marques d’énumération des listes ou de la marche à suivre supposent l’utilisation d’organisateurs énumératifs (tirets, chiffres, lettres, etc.).

Parmi l’ensemble de ces composants, il s’agit maintenant d’examiner sur quoi les enseignants dirigent l’attention des élèves et comment se négo‐

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cie de l’intercompréhension. Plus exactement, quel objet se construit‐il du point de vue de l’entrée dans l’écrit ? . . L’objet enseigné dans deux macrostructures  

Deux séquences d’enseignement sont analysées ici. Le recueil des don‐nées les concernant a consisté à filmer plusieurs périodes successives de production écrite avec la démarche de dictée à l’adulte, dans deux classes de 2e enfantine, à Genève, en début d’année scolaire (élèves de 5 ans). Les enre‐gistrements ont été intégralement transcrits1. Pour condenser les données et pour rendre visible la structure des séquences d’enseignement, nous avons utilisé la démarche de construction d’un synopsis (voir Dolz, Schneuwly & Ronveaux, 2006). À partir de là, la macrostructure des deux séquences a pu être établie (voir tableau 1).

La macrostructure de la séquence 1 montre les principaux éléments : la fa‐brication du cake ; la formulation du titre de la recette, titre qui a été dicté à l’enseignant ; la formulation et la dictée du matériel et des ustensiles utili‐sés ; par reformulation et classement, la réorganisation en deux listes, maté‐riel et ingrédients ; l’évocation et l’écriture de la marche à suivre.

La macrostructure de la séquence 2 fait apparaître d’autres éléments de fo‐calisation : la découverte d’un récit sur la fabrication d’une tarte aux pommes à partir d’un livre d’images, écriture sous les yeux des élèves de la liste des ingrédients ; la reconnaissance du genre de texte recette parmi d’autres genres (histoire et documentaire) et le pointage sur la liste des in‐grédients ; l’écriture et la relecture de la liste des ingrédients d’une tarte aux pruneaux ; relecture des listes, ingrédients et ustensiles, de la marche à suivre (préparée par l’enseignante avant la séance en classe) et fabrication pas à pas de la tarte aux pruneaux.

Les deux macrostructures montrent que la séquence débute par une ac‐tivité collective créant une situation, une expérience commune à chaque classe cadrant et orientant l’activité. Les macrostructures présentent aussi des différences.

Tableau 1 : Présentation des éléments travaillés dans deux macrostructures d’écriture d’une recette de cuisine Séance  Séquence    Séquence .  fabrication du cake en classe découverte d’un récit portant sur la fabrication d’une tarte aux pommes ; 

écriture sous les yeux des élèves de la liste des ingrédients de la tarte aux pommes 

1.– Nous remercions C. Dombre et J. Claude (2003) pour l’enregistrement et la transcription de

ces séquences, travail effectué pour leur mémoire de licence en sciences de l’éducation. 2.– L’italique indique que la séance n’a pas été enregistrée.

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.  formulation du titre de la recette, dic­tée du titre    reconnaissance du genre de texte re‐cette, pointage sur la liste des ingré‐dients .  formulation du matériel et des ingré‐dients utilisés, dictée  écriture sous le regard des élèves et relecture des ingrédients .  réorganisation de la liste du matériel et des ingrédients et dictée  écriture de la liste des ustensiles et de la marche à suivre .  évocation de la marche à suivre, écri‐ture des actions   relecture de la liste des ingrédients, des ustensiles et de la marche à suivre et fabrication pas à pas de la tarte aux pruneaux, chaque étape est accompa‐gnée par la lecture  

La comparaison fait apparaître que la liste du matériel et celle des in‐grédients ont fait l’objet d’une focalisation dans les deux classes. Remar‐quons que cette focalisation n’est pas de même nature. Dans la séquence 1, un travail de formulation orale et de réorganisation des listes s’observe. Les élèves sont en effet amenés à dicter les listes une seconde fois pour claire‐ment différencier le matériel des ingrédients. Un fort accent est mis sur la dictée. Par contraste, dans la séquence 2, l’accent est mis sur la lecture de ce qui a été écrit par l’enseignante, alors que la formulation des énoncés à écrire et la dictée de ces énoncés ne s’observent guère. Toujours dans la séquence 2, les élèves examinent divers livres de recette, avec des histoires ou des textes documentaires. Ils sont amenés à observer la liste des ingrédients dans les recettes.

Regardons ce que la microanalyse montre à propos de la formulation des listes, un élément commun aux deux séquences. . . Microanalyse d’une partie du texte, les listes du matériel et des ingrédients  

La microanalyse de la production des listes du matériel et des ingré‐dients permet une comparaison portant spécifiquement sur le travail de formulation d’un oral écrivable répondant aux normes de l’écrit ; sur la ma‐nière de dicter, d’écrire et de relire. Cela permet d’examiner l’attention por‐tée à la formulation orale du contenu et aux composants transversaux (segmentation, phonogrammes) et textuels de l’écrit. En effet, la production des deux listes suppose une référence au genre textuel, en particulier à l’organisation du contenu thématique en fonction du but (permettre à d’autres d’agir).

Ces différents aspects rendent observables l’attention conjointe et l’intercompréhension qui se construisent et se négocient relativement à l’ob‐ 3.– Les caractères gras mettent en évidence ce qui est récurrent dans chacune des séquences

concernant dans la séquence 1 la dictée à l’adulte, comme énonciation du contenu et formu‐lation d’un oral écrivable et dans la séquence 2 l’écriture par l’enseignante sans formulation d’un oral écrivable.

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jet d’enseignement dans les deux séquences examinées. Pour notre argumen‐tation, nous avons choisi d’illustrer, pour les deux séquences, les activités de formulation et de dictée‐écriture.

3.3.1. Activité de formulation d’une liste dans la séquence 1 

L’enseignante construit l’ensemble des objets constitutifs de la liste du matériel par opposition à la liste des ingrédients qu’elle nomme nourriture. Elle revient sur les différences entre matériel et ingrédients. Dans l’exemple ci‐dessous, elle procède par formulation des éléments supraordonnés – ce que les élèves font inégalement – et par une tentative de désignation d’un synonyme du superordonné « matériel » que les élèves ne trouvent pas (us‐tensiles), alors qu’il a été utilisé plusieurs fois par l’enseignante.

Formulation du contenu Ens.   :  Est‐ce que tu te rappelles de ce qu’on avait comme matériel comme ustensiles / il y avait quelque chose qui était rouge c’était quoi Él. :  un bol […]… Él. :  une cuillère en bois Él. :  de l’œuf aussi Ens.     non ça c’est de la nourriture Él.   le yoghourt à la vanille / Ens.   :  ça c’est de la nourriture / comme matériel il y avait un bol il y avait une cuillère en bois Él. :  un moule Él. :  le sucre Ens.   :  on n’est pas à la nourriture […] on appelle comment le matériel / 

Plus loin dans la séquence, la différence entre la liste du matériel et des ingrédients est reprise. Elle donne ensuite lieu à une dictée à l’adulte qui cette fois se focalise aussi sur les phonogrammes.

Formulation et écriture négociée Ens.   : prend les ustensiles et les pose devant les élèves ; une feuille blanche est affichée au tableau noir  alors maintenant pour être sûrs qu’on n’oublie pas / on va justement écrire la liste du matériel / j’écris le titre / ça com‐mence pas /m/ […] je le souligne  elle souligne / est‐ce qu’il y a quelqu’un qui pourrait essayer de venir montrer quelque chose qui faisait partie du matériel là c’était tout mélangé / on avait mis la nourriture et le matériel/ elle montre la feuille sur laquelle des ingrédients et des ustensiles avaient été notés en vrac  […] ici c’est le matériel  elle met un tiret au début de la ligne) / un m//ou//le  elle montre le mot avec un stylo  un  Éls. :  moule […] Ens.   : ça commence par quoi Él. :  mou Él. :  /u/ Ens.   : mou / exactement / le tout premier son Él. :   m/ /m/ 

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Ens.   : oui /m/ après pour faire /u/ […] Él. :   u Él. :  o Ens.   : o / u 

On observe également de la segmentation en mots.

Écriture par dictée avec segmentation en mots Él. :  un bol Ens.   : un // bol Él. :  un bol Ens.   : j’écris un bol Él. :  un Ens.   : un  elle écrit unÉl. :  bol 

Dans la séquence 1, la formulation du contenu et sa reformulation en un énoncé conçu dans la perspective de l’écrit sont des activités récurrentes. La dictée à l’adulte consiste à dicter conformément aux normes de l’écrit.

3.3.2. Activité de formulation et d’écriture d’une liste dans la séquence 2 

Dans la séquence 2, la formulation du contenu thématique est suivie de l’écriture par l’enseignante.

Formulation du contenu Él. :  ils ont besoin un petit peu de farine Ens.   : alors je vais marquer Él. :  et aussi un petit peu de lait Ens.   :  alors Él. :  et aussi un petit peu de tarte Ens.   : alors j’écris très lentement quand même / je ne peux pas écrire si vite que vos idées vont / vous attendez un petit moment Él. :  puis aussi 

Écriture négociée du mot farine Ens.   :  de // la  elle écrit) je vais écrire farine / de quelles lettres est‐ce que j’ai besoin pour écrire le mot farine Él. :  le a Él. :  le a Ens.   : le a j’en aurai besoin […] farine / pour écrire le mot farine j’ai besoin du a /oui / vous allez voir je vais d’abord écrire la lettre èf Él. :  èf Ens.   : qui fait /f/ 

Par comparaison avec la séquence 1, on n’observe pas de formulation de ce qui est à écrire. Une fois le contenu de la liste mentionné, l’activité consiste à montrer de l’écrit aux élèves et ceux‐ci sont interrogés sur les

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lettres nécessaires pour écrire « farine ». Le travail de transformation de l’oral ne s’observe pas. La segmentation en mots s’observe dans l’activité de relecture.

Relecture avec segmentation en mots Ens.   : regarde bien on relit ensemble / Kel. tu regardes  elle met le doigt sur de  de Éls. :  de Ens.   : elle montre les mots avec son doigt  la // farine Él. :  la // farine Ens.   : Dia tu n’étais pas attentive / regarde bien les lettres /  elle pointe les mots avec son doigt  de // la // farine 

En conclusion, bien que les composants pointés au cours des séquences soient assez proches, une différence notable porte sur la formulation orale du contenu par les élèves, orientée ou non par la visée textuelle. . . Synthèse et interprétation 

La macro analyse des deux séquences de dictée à l’adulte fait apparaître la logique et la dynamique des activités conduites avec les élèves et les com‐posants, similaires ou distincts, de l’objet d’enseignement.

La logique des activités, dans la séquence 1 la formulation de ce qui est à écrire, suit la logique d’écriture du texte : tout d’abord la production du titre, l’écriture et la révision des deux listes avec les sous‐titres, puis la marche à suivre. Au cours du processus de production du texte, un travail sur la segmentation en mots et sur les phonogrammes s’observe. Les pro‐blèmes d’écriture à résoudre sont, sous forme amplifiée pour être visibles, ceux de tout scripteur. Dans la séquence 2, l’écriture de la liste des ingré‐dients joue un rôle central : la liste est montrée à partir d’un récit, une pre‐mière liste est alors produite ; les élèves observent des recettes et les listes dans les recettes ; suit une nouvelle production de liste d’ingrédients, légè‐rement différente. Cette focalisation récurrente sur la liste est une façon de travailler l’identification de mots. Malgré ces différences de logique, presque les mêmes composants de l’écrit sont pointés dans les deux séquences ; la seule différence notable porte sur la transformation de l’oral en écrit. Signa‐lons que ces aspects ne deviennent observables qu’à partir de l’unité d’analyse séquence d’enseignement.

Plus généralement on peut constater que la dictée à l’adulte joue un rôle d’intégration : de nombreux composants de l’écrit sont présentés aux élèves en cours d’écriture, dans leur fonction et leur relation. Elle joue le rôle de recomposition de ce qui a été décomposé dans la séquence d’enseignement et dans ce qui l’a précédée. On n’observe par contre pas d’exercisation d’un composant particulier. Ceci fait apparaître que l’appropriation systématique

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qui suppose l’exercisation ne se réalise pas dans une séquence de dictée à l’adulte.

De nombreux indices de construction d’une attention conjointe relati‐vement à l’écrit et au genre recette se manifestent. Par divers artifices, sou‐vent conjugués – le discours de l’enseignante, ses gestes, de l’écrit affiché, des livres ou du matériel pour fabriquer la recette, les composants de l’objet sont montrés et transformés. L’enjeu essentiel est que les élèves puissent les observer et se les approprier, une exigence constitutive de la forme scolaire. L’élève qui exprimerait sa préoccupation de ne pas savoir casser les œufs manifeste certes une attention, mais il resterait accroché à l’artifice et ne per‐cevrait pas l’objet langagier que l’enseignant voudrait lui faire voir. L’enseignement systématique, à partir de situations créées, avec les exi‐gences de focalisation sur des composants de l’objet d’enseignement génère incontestablement des décalages d’attention et de l’incompréhension. Sur la base de la négociation de l’attention et du pointage sur des composants de l’objet, les transformations des conceptualisations des élèves sont toutefois possibles, en particulier ici par la reformulation lexicale pour mettre en mots un texte, par la lecture de listes ou par des processus de généralisation qui se manifestent par exemple par une classification et une catégorisation en listes du matériel et des ingrédients (travail lexical sur le superordonné ingré‐dients et ses supraordonnés) : l’intercompréhension du terme se négocie de manière répétée. À la fin des deux séquences, sa compréhension n’est pour‐tant pas encore stabilisée.

4. Pour conclure dans une perspective socioculturelle  

La construction de l’objet d’enseignement est montrée ici en amont de la classe et dans sa médiation en classe comme processus transpositif dyna‐mique. L’analyse empirique met l’accent sur la modélisation du genre tex‐tuel du point de vue des sciences du langage, sur la part nécessairement officielle et prescrite de cet objet et sur sa négociation en classe.

Vu sous l’angle de la forme scolaire, son organisation à la fois discipli‐naire et curriculaire est mise en évidence. Dans l’analyse empirique, c’est l’aspect disciplinaire qui apparaît, l’analyse au niveau d’une séquence d’enseignement ne permettant en effet pas de cerner la part curriculaire. Les aspects propres à la structuration disciplinaire de l’objet sont identifiables. La dictée à l’adulte est indubitablement une activité langagière de lec‐ture/écriture. Elle fait apparaître les relations et les accents relativement à l’écriture et à la lecture. L’accent dans la séquence 1 est plutôt mis sur l’écriture et le processus de réécriture alors que dans la séquence 2 plutôt sur la (re)lecture (album, textes, listes, divers écriteaux). Dans la séquence 1, le travail de formulation orale de l’écrit et de transformation de l’oral en écrit

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est systématique ; dans la séquence 2 c’est l’évocation orale et l’observation de l’écrit qui est privilégiée. Les activités langagières parler, lire et écrire sont différemment travaillées, mais elles sont constitutives de la discipline fran‐çais. L’objet est bien de nature disciplinaire et évolue dans le cadre de l’organisation de la discipline.

La séquence comme unité d’analyse fait voir ce qui est récurrent – le travail sur la liste des ingrédients – et comment l’objet d’enseignement se déplie, se décompose et se recompose. Les diverses focalisations, qui suppo‐sent une attention conjointe de tous les élèves, font apparaître les compo‐sants englobants ou englobés de l’objet qui sont les lieux de négociation de l’intercompréhension.

Le concept de forme scolaire disciplinaire véhicule non seulement l’idée de la formation cognitive mais conjointement la formation du comportement et du jugement normés. L’attention conjointe constamment négociée façonne une manière de parler, de penser et d’être qui discipline le corps et l’esprit. Cet aspect n’a pas été traité ici. D’un point de vue didactique, pour ne pas en rester à l’analyse banale des interventions disciplinantes des enseignants, il s’observe à un plan plus général que les deux séquences analysées ici : par exemple au plan du choix de l’activité langagière (quelles justifications sont à la base d’un travail sur les textes incitant à agir ?) et des valeurs et des normes relatives aux textes travaillés en classe. C’est la question des normes langagières servant de modèle à l’enseignement du français.

Plus généralement, le socioculturel représente pour nous, nous l’avons montré, un cadre pour la didactique pour saisir la construction des objets, c’est à dire les déterminations socio‐institutionnelles et sociohistoriques ex‐ternes constitutives des objets didactiques, mais aussi la question de l’appropriation de ces objets par les élèves (question non traitée ici). Ce cadre est vaste et la didactique pourrait y perdre son objet. Ce qui apparaît crucial pour la didactique et pour l’apprentissage de la lecture et de l’écriture des élèves de l’école enfantine et primaire, c’est la question de l’effet du dépliage, de la décomposition et de la recomposition de l’objet sur l’appropriation de cet objet et l’exercisation (pas vraiment attestable dans les deux séquences analysées ici). L’exercisation, comme décomposition et répé‐tition, schématisant des composants de l’objet, est souvent présentée négati‐vement : elle fait certes perdre la compréhension de l’orientation générale de l’activité. Pourtant si l’exercisation est absente et si les élèves sont essentiel‐lement placés dans des activités intégratives complexes – comme la dictée à l’adulte, leurs possibilités d’appropriation peuvent être sérieusement mises en cause. La construction de l’attention conjointe et de l’intercompréhension est un phénomène didactique dynamique si complexe qu’il exige des mo‐ments d’intériorisation qui passe par des formes d’exercisation.

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Pour conclure, pour nous ce sont les conditions et les contraintes de l’appropriation disciplinaire qui sont indéfectiblement constitutives d’une perspective socioculturelle en didactique du français.

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Les usages du texte, entre prototexte et textes de genre1 

Christophe Ronveaux 

GRAFE, UN)VERS)TÉ DE GENÈVE, SU)SSE  1. Les usages du texte dans le cours de l’activité 

Certains termes fonctionnent comme des « sésames » et ne se chargent de légitimité que dans les champs réservées à ces usages. Il est admis de réserver l’usage du « socioculturel » aux explications sociologiques. Appli‐qués à l’école, certains des déterminants sociaux se sont traduits dans la tradition française en termes d’écarts entre les pratiques langagières et cultu‐relles scolaires et celles des familles. Nous voudrions montrer l’intérêt d’un questionnement didactique des déterminants sociaux depuis l’angle de vue des objets enseignés en classe. Suivant en cela le programme esquissé par Schneuwly (2007a, 2007b) et sa définition du socioculturel comme effet de la réalité scolaire d’une contradiction constitutive, nous visons à saisir dans le détail des pratiques de classe et sous l’angle des objets enseignés les contra‐dictions du matériau constitué par l’école et ses transformations. L’examen précis des variations des usages du texte comme objet d’enseignement liés à la discipline français, et non de l’imprimé comme produit culturel transver‐sal, devrait permettre de montrer l’importance de l’objet enseigné et de ses propriétés pour l’analyse des déterminants sociaux.

1.– Cette contribution est le troisième volet d’un triptyque dont le premier volet a été présenté à

Sousse en février 2007 et le deuxième à Louvain‐la‐Neuve en mars 2007. Le premier volet concernait les usages du texte rapporté à la logique d’ensemble des séquences d’enseignement. Le deuxième volet concernait les textes littéraires et leurs usages dans l’ensemble de la collection des textes d’opinion.

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La présente contribution se propose d’examiner les usages du texte dans les séquences d’enseignement sur la production écrite. Notre visée est descriptive‐compréhensive et s’inscrit dans les présupposés et le cadre théo‐rique de la recherche FNS (1214‐068110) dirigée par B. Schneuwly et J. Dolz2. Elle porte son questionnement sur l’objet d’enseignement tel qu’il apparait dans le cours de l’activité didactique. En ce sens, les situations décrites et analy‐sées ne sont pas considérées comme des états de choses, mais comme les occurrences de pratiques sociales, historiquement déterminées, imputables à des agents appartenant à un corps de professionnels identifiés à partir d’une discipline, le français. Ce point de vue implique : d’une part, que l’on consi‐dère ces professionnels dans leurs manières de faire singulières dans la visée de décrire quelques‐uns des déterminants des modalités de la socialisation scolaire3 ; d’autre part, que l’on se centre sur des objets d’enseignement dis‐ciplinaires et que l’on élargisse l’empan d’observation à l’unité de la sé‐quence d’enseignement.

La première implication place au centre la construction sociohistorique des objets scolaires. Comme le précise Schneuwly (2007b, p. 20) :

La construction scolaire des objets d’enseignement est une réponse de l’école aux besoins à la fois sociaux et des élèves dans la fondamentale contradiction entre sélection et transformation et dans la continuité des traditions. Le « socioculturel », dans cette construction, est lui‐même le produit de cette contradiction, l’un de ces modes d’expression à un moment historique donné et donc en construction continuelle.

La deuxième implication considère que l’on ne peut saisir les effets des objets scolaires (les textes sont des éléments essentiels de la discipline fran‐çais) dans l’observation d’un contexte immédiat d’une interaction verbale. L’élargissement de l’empan d’observation à la séquence à pour effet de mettre à jour des logiques de progression et de hiérarchisation des objets d’enseignement inédites. L’unité englobante de la séquence comme lieu d’inscription du sens de la situation suppose une collection de situations. Nous avons conduit nos questions de recherche sur une partie de la collec‐tion rassemblée par le GRAFE, celle qui comprend les 17 séquences concer‐nant le texte  argumentatif. Celles‐ci seront désignées désormais par une abréviation (TA) suivie d’un numéro de TA01 à TA17.

Les textes comme entités matérielles sont des ressources sémiotiques sur lesquelles s’appuie l’enseignant pour confectionner sa séquence 2.– Pour une présentation détaillée de la recherche et de sa méthodologie, cf. Schneuwly, Cor‐

deiro & Dolz (2005). 3.– L’on n’est pas très loin du programme d’une « anthropologie de l’interdépendance » de

Lahire (1995, p. 14) dans lequel il s’agit de « s’attacher à la description et à l’analyse des modalités de socialisation familiale ou scolaire, dans le cadre d’une sociologie des processus de constitution des dispositions sociales, de construction des schèmes mentaux et compor‐tementaux ». La spécificité didactique de ce programme réside dans la place faite aux pro‐priétés des objets d’enseignement dans les déterminants sociaux.

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d’enseignement. Traversant toutes les séquences de la collection, les textes comme produits de pratiques sociales déterminées sont au cœur des tâches d’enseignement sur la langue ; ils font l’objet d’une grande variété d’usage. Quelle est cette variation quand le texte devient un objet secondaire au ser‐vice de la production écrite ? Du point de vue du choix du corpus, de la pré‐sentation matérielle des textes ? Quelles composantes de l’écrit sont visées dans le cours de l’activité menée sur les textes ? Quelle part d’influence exerce‐t‐il sur la structuration d’une séquence ? Suivant quelles conditions ? Ces questions sur les usages du texte nous renseignent sur un geste fonda‐mental de l’enseignant de français aux prises avec un objet langagier, cultu‐rel, traversé de traditions, qui conditionne son activité de transposition en même temps que cette activité le transforme.

2. Le texte comme unité empirique . . Une unité empirique matérielle pour observer l’enseignement de l’argumentation Parmi toutes les suites linguistiques travaillées dans le cours de

l’activité didactique des 17 séquences de la collection, d’ordres de grandeur différents, comment faire le départ entre ce qui relève de la phrase ou d’une simple succession de phrases et ce qui relève d’une entité de l’ordre du texte ? Quelles propriétés privilégier pour identifier l’unité empirique ? L’objet texte soumis à la classe par l’enseignant correspond davantage à une entité sémiotique dont la signification se déploie dans l’espace temps d’un apprentissage scolaire. Il fait l’objet d’une « re‐création » pour reprendre les termes de Jewitt et Kress (2003) et correspond moins à un objet pensé et re‐connu en externalité par l’institution littéraire ou médiatique, identifié par un auteur reconnu, ancré à une école littéraire. Cet état de soumission à un nouveau contexte le coupe de ses conditions de production originale qui permettrait de l’associer à un genre donné en même temps qu’il le lie par cette sémiotisation nouvelle à l’ensemble des textes scolaires du même genre. Il semble abstrait des opérations psychologiques par lesquelles il s’est constitué comme produit de la sphère d’activité de son auteur et que Bronc‐kart (1996, p. 150 sq.) considère comme constitutif de la textualité. Mais le texte comme produit fini tel qu’il apparait dans le cours de l’activité didac‐tique est inscrit dans le sens d’un parcours que lui donne cette pratique so‐ciale qu’est l’école. Si le texte nous renseigne sur l’objet d’enseignement, qu’il soit associé à un auteur, à une œuvre, c’est au travers des sélections opérées par le discours de l’enseignant et les tâches réalisées par les élèves qui les médiatisent. Posons donc que le texte qui constitue notre unité empi‐rique d’investigation didactique n’a de sens qu’à l’intérieur de cette collec‐

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tion de séquences d’enseignement sur la production écrite. Aussi nous avons choisi de guider notre observation des textes à partir d’une définition « or‐ganique » qui puisse rendre compte des choix réalisés dans ces séquences d’enseignement.

Rappelons que notre propos s’inscrit dans le champ de la didactique du français. Notre projet n’est donc pas d’enrichir une représentation contrastée des traditions linguistique ou philologique et leur appartenance logico‐grammaticale ou rhétorique/herméneutique, mais de rendre compte de la création originale d’une  forme scolaire de  l’enseignement de  l’argumentation par les  textes, de décrire ses lignes de force, ses contradictions, d’identifier les traditions auxquelles se rattachent ces créations originales, et de les modéli‐ser. . . Une définition du texte en trois principes 

Notre définition opératoire s’inspire de celle proposée par Rastier (2001, p. 21) : est considéré comme texte (1) toute suite linguistique empirique at‐testée (orale ou écrite), (2) comprise entre deux bornes, produite dans une pratique sociale déterminée, (3) fixée sur un support (page ou enregistre‐ment).

Développons brièvement ces trois principes. Le premier principe d’objectivité doit se comprendre de deux manières. D’une part, comme le rappelle Rastier, il ne s’agit pas de création théorique forgée par le cher‐cheur, ni d’un texte à venir, hypothétiquement déterminé par une activité en cours, mais d’un texte empiriquement constitué, déjà produit par un scrip‐teur et soumis à la classe dans le cours de la leçon. Que le scripteur soit re‐connu ou non, qu’il appartienne ou non au panthéon des auteurs classiques, n’intervient pas dans ce principe. L’important est qu’il ne soit pas en cours de production. Ceci nous dispense de rendre compte des textes que les élèves doivent produire dans une tâche déterminée.

D’autre part, il nous permet de rendre compte de l’importance accordée dans la séquence à l’authenticité du texte soumis à la classe. Entre les textes produits ad hoc pour s’exercer à repérer tels éléments du texte argumentatif (le plan, les arguments, les connecteurs) et les textes d’auteurs identifiés par une référence complète (auteur, titre, recueil, année de publication, etc.), le degré d’authenticité se décline sur un continuum et se manifeste à la fois dans la présentation matérielle du support et dans le discours de l’enseignant qui le prend en charge ou non dans l’introduction du texte dans le fil de la leçon.

Le deuxième principe renvoie à la pratique d’un corps professionnel identifié par une discipline, le français, et considère le texte comme un tout, une globalité identifiable entre deux bornes. Ces deux bornes établies par le

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manuel ou l’enseignant donnent au tout le sens de son usage. C’est à l’intérieur de ces limites que jouent les dimensions de structuration et d’organisation des contenus, de cohésion temporelle, nominale et de cohé‐rence qui font qu’un texte ne se réduit pas à une simple suite de phrases juxtaposées. Ces dernières dimensions auxquelles renvoie l’expression « suite linguistique » trouvent leur justification dans l’objet de la linguistique textuelle définie notamment par Rastier (1998, 2000), Maingueneau (1993) ou Bronckart (1996). Dans certaines séquences d’enseignement sur le texte d’opinion, c’est d’ailleurs cette dernière dimension de cohésion qui oriente la réduction du texte avec la visée de rendre plus apparent le mouvement ar‐gumentatif. Ainsi les quelques répliques entre Argan, le malade imaginaire, et Béralde, son frère, sont présentées comme un tout et travaillées comme tel, indépendamment des caractéristiques du texte théâtral et de l’ancrage de l’extrait dans l’économie de la scène. La controverse que les élèves doivent identifier correspond au mouvement argumentatif de l’extrait délimité.

Ce principe nous permet en outre de rendre compte de la manière dont le texte est rapporté ou non au contexte de sa production et aux limites qui lui sont imposées par le genre. Entre les textes dont le genre est clairement identifié (et les limites explicitement travaillées et rapportées au genre) et les textes d’auteurs dans lesquels les élèves entrent ex abrupto pour travailler le contenu thématique, la structure narrative ou la planification, il y a la place pour décliner sur un continuum une textualité dont on va soit reporter le caractère argumentatif à une contrainte générique, soit attribuer le type ar‐gumentatif au traitement stylistique de la mise en mot et/ou la mise en plan. Ainsi l’extrait de Germinal de Zola est analysé dans sa structure comme une prise de position contre le traitement des animaux dans la mine.

Le troisième principe insiste sur la dimension matérielle du texte comme médium et nous permet de rendre compte des activités critiques menées sur les textes. Ce principe doit nous rendre attentif aux ressources typographiques de la mise en page. Ajoutons que, hors support, l’activité de commentaire, de repérage, d’identification, de manipulation est difficile, sinon impossible.

Compte tenu de ces principes, notre analyse porte trois niveaux de question :

1 ‒ sur l’ensemble de la collection, selon quel regroupement identi‐fier les textes ?

2 ‒ au niveau de l’inscription du texte dans la séquence, de quelle procédure fait‐il l’objet ?

3 ‒ quant au traitement du texte même, de quelle activité est‐il le support ? Quelles dimensions de l’objet d’enseignement sont rendues pertinentes ou neutralisées dans cette activité sur le texte ?

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3. Prototextes et textes de genre . . Quatre‐vingt‐dix‐huit textes pour   séquences Compte tenu de notre définition du texte, nous avons répertorié 98

textes sur l’ensemble de la collection TA (cf. le tableau en annexe). L’étiquetage des textes hésite entre une dénomination strictement générique, reconstituée à partir des conditions de production explicites ou supposées, et les appellations proposées par les manuels et/ou les enseignants. L’étiquette « article de presse » renvoie aux textes publiés dans des quotidiens ou des revues hebdomadaires, qui n’ont fait l’objet d’aucun étiquetage générique, soit sur le support, soit dans le discours de l’enseignant ou celui des élèves. Dans la dernière ligne du tableau, les textes à produire visés par la séquence d’enseignement sont désignés entre guillemets selon l’appellation de l’enseignant. Nous les avons répartis en trois catégories (cf. Dolz & Schneuwly, à par.). La première regroupe les prototextes de type argumenta‐tif, ils sont présentés comme des textes d’idée qui échappent aux singularités du contexte de production de l’occurrence (une forme « pure » selon le mot de l’enseignant en TA14 ; ou encore, une forme construite sur une structure dialectique qui se retrouve dans diverses situations de communication, un article de journal, un débat à la maison, un monologue intérieur comme c’est le cas dans TA09). La deuxième catégorie regroupe les textes explicitement associés à un genre, annoncé au début de la séquence d’enseignement (la lettre ouverte en TA02 ; la pétition en TA07 et TA11 ; le point de vue en TA08 ; la note critique de lecture en TA13 ; la lettre de réclamation en TA15). La troisième regroupe les textes d’invention (au sens de Daunay, 2004) à réaliser au départ de textes littéraires (la morale au départ des fables en TA05, un recours au départ du Procès de Montserrat de Roblès en TA12).

Leur listage donne à voir un nombre important d’articles de presse (21) sans spécification de genres. Si l’on ajoute à ces textes les cinq artefacts qui regroupent les textes transformés pour les besoins de la tâche, les « Notes critiques de lecture » (4), les textes de genre qui se rapportent aux rubriques « Droit de réponse » (2), « Réponses au courrier des lecteurs » (1), « Lettres ouvertes » (6), « Point de vue » (2), tous tirés de l’édition journalistique, on peut considérer que la moitié des textes (41), répartis sur onze séquences, relève du domaine de la production journalistique. Par contraste, les textes littéraires (11), répartis sur six séquences, sont peu représentés. Seules les séquences TA05 et TA12 en font un usage central dans leur enseignement. Nous ne traiterons pas ces dernières séquences dans cette contribution.

Mais une autre polarité apparait avec la mise en correspondance des textes en usage avec les textes visés par les séquences d’enseignement. Les textes engagés dans une séquence d’enseignement visant la production d’un

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texte qui relève d’un genre scolaire (« dissertation », « rédaction », « compo‐sition d’idées ») proviennent de genres sociaux très variés, de la fable à l’article de presse, d’une scène de théâtre à un extrait de roman, du mono‐logue intérieur à l’allocution télévisée. Leur trait commun, l’argumentatif, provient d’une catégorie plus « abstraite ». La détermination de cette der‐nière catégorie ne nécessite pas en effet le recours à des conditions sociohis‐toriques précises, mais plutôt à un dispositif de communication dialogique. Pour entrer dans la catégorie du type argumentatif4, les textes doivent satis‐faire aux éléments suivants : un propos sur le monde, deux protagonistes engagés sur ce propos et en désaccord. Sont compris dans cette catégorie aussi bien le dialogue de Molière entre les deux frères argumentant pour ou contre la médecine de leur temps que la description de l’arrivée d’un cheval dans la mine, qu’un essai sur l’utilisation des téléphones portables par les adolescents, qu’un récit mettant aux prises un loup et un agneau. On remar‐quera que dans le cas de Zola, le récit n’est pas argumentatif en soi, ni dans son contenu ni dans sa forme, mais prétexte à l’argumentation sur le traite‐ment des animaux.

Au contraire, les textes engagés dans les séquences explicitement orien‐tées vers la production d’un genre nommé (la « pétition », le « point de vue », la « lettre ouverte ») relèvent de genres sociaux très proches (le cour‐rier des lecteurs, l’éditorial, le droit de réponse, texte de point de vue pour TA08), voire homogènes (la lettre ouverte pour l’ensemble des textes de TA02, la pétition pour la presque totalité des textes de TA07 et pour l’ensemble des textes travaillés dans TA11). Une première différenciation se dessine entre des textes qui relèvent d’un genre et les textes qui relèvent d’une catégorisation plus englobante, celle du type « argumentatif ». . . Présentification par la lecture à voix haute 

Comment les textes sont‐ils introduits dans la séquence d’enseignement en cours ? Par quel procédé sont‐ils rendus présents ? Les textes apprêtés pour une recomposition des paragraphes de TA08, TA13, TA14 et TA17 exceptés, le texte de Roblès de TA12 et les textes travaillés à la maison dans TA01 et TA04, tous les textes de la collection (87/98) sont rendus présents par une lecture à haute voix des élèves ou de l’enseignant. Mais c’est dans TA05 seulement que la lecture de la première fable par laquelle s’ouvre la sé‐quence d’enseignement fait l’objet d’une tâche spécifique. Après une prépa‐ 4.– À ce stade du raisonnement, méthodologiquement, si nous voulons saisir à quelles catégo‐

ries englobantes ou sociohistoriques se rattache la logique didactique qui se dessine par le choix de ces textes, il nous faut éviter de pousser la détermination de cette notion de « type argumentatif ». Le choix n’est pas à poser entre l’un des modèles théoriques disponibles, soit le « mode d’organisation argumentatif » de Charaudeau (1992), soit le « type argumen‐tatif » de Maingueneau (1993), soit encore l’« action langagière d’argumenter » du modèle genevois, mais de répertorier les textes en usage sous le qualifiant « argumentatif ».

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ration individuelle et silencieuse, les élèves sont invités à mettre en voix le texte dans « une lecture qui aie un sens », selon les termes de l’enseignante, et pas « un déchiffrage à haute voix » ; la performance est ensuite évaluée par les pairs sur base de critères formulés a posteriori. Pour l’ensemble des séquences, par cette activité, les enseignants assurent une plage d’attention conjointe qui permet à l’ensemble de la classe de prendre connaissance du texte. Compte tenu des questions qui suivent cette mise en voix, les ensei‐gnants supposent que la sonorisation des signes graphiques suffit à la com‐préhension. Cette première sémiotisation apparait comme indispensable à la poursuite de la tâche. Le texte dans sa matérialité sonore est un objet sémio‐tique que l’oralisation rend présent pour l’ensemble des élèves. Cette impor‐tance du matériau sonore comme préalable indispensable au travail sur le texte est maximale pour les textes d’auteurs et minimale pour les textes ap‐prêtés du premier ensemble. . . Pointage par la tâche dans le cours de l’activité 

Qu’en est‐il des activités menées sur le texte après la lecture à voix haute ? Il faut distinguer le commentaire que fait l’enseignant immédiate‐ment après la lecture à haute voix de la tâche proprement dite, faisant l’objet d’une annonce explicite. Laissons de côté le commentaire « à chaud » sur la lecture des textes pour nous centrer sur l’espace de travail aménagé par l’enseignant à travers la tâche et centrons‐nous plus particulièrement sur le cours de l’activité. Les tâches menées sur les textes sont déterminées par la place qu’elles occupent dans la séquence d’enseignement. Si l’on replace ces tâches dans la visée de la séquence d’enseignement et qu’on les associe aux productions textuelles attendues en fin de séquence, trois ensembles se des‐sinent correspondant aux trois familles dégagées par les chaines de tâches (Ronveaux & Schneuwly, 2007). Laissons les chaines de tâches liées aux textes littéraires présentées ailleurs (Ronveaux, 2007) pour nous centrer sur les deux autres ensembles.

Le premier ensemble comprend les tâches orientées vers la rédaction d’un prototexte. La progression est assurée en plusieurs temps. Premier temps, la définition et/ou l’identification d’une argumentation (soit une « si‐tuation argumentative », soit un « type argumentatif ») à partir du contenu du texte. Deuxième temps, l’identification des éléments qui composent le texte argumentatif. Trois ensembles de notions sont travaillés dans les sé‐quences de manière inégale. Par ordre croissant d’importance, de la plus petite unité à la plus grande, viennent principalement la proposition, l’argument et le mouvement argumentatif. La notion fondatrice prend la forme d’un propos sur le monde (l’« idée », le « thème », la « thèse », la « théorie », la « position » d’un auteur, selon les termes des enseignants).

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L’argument est l’expansion de ce propos sur le monde. Il est identifié à tra‐vers un mot‐clé selon l’unité rédactionnelle du paragraphe. Les arguments sont listés « en vrac » ou mis en relation avec la proposition de départ. À un niveau plus englobant, le travail de l’articulation des arguments en mouve‐ments argumentatifs (« le plan dialectique », la « controverse ») se fait à par‐tir du repérage des connecteurs assurant les « transitions logiques », l’unité de travail étant le « corps du texte » ou le « développement ».

Quant à la fonction des textes, elle varie selon leur insertion dans la chaine des activités. Deux ensembles de tâches orientent l’usage des textes : celles qui présupposent la lecture du texte ; celles qui subordonnent la lec‐ture du texte à l’exercice de la pensée. Dans le premier ensemble, le travail de lecture et de compréhension des textes précède la tâche de définition du type argumentatif ou celle de l’identification d’une thèse, d’un argument ou d’une controverse, la détermination de la valeur sémantique d’un connec‐teur. Dans le deuxième ensemble, le texte est un prétexte pour prendre posi‐tion par rapport à une thèse, « travailler les idées », selon les termes des enseignants, débattre d’une controverse. Dans certains cas, la lec‐ture/compréhension ne passe pas par une explicitation du groupe classe. L’enseignant invite les élèves à « prendre connaissance du texte sans le lire en détail ».

Lorsqu’ils ouvrent la séquence d’enseignement et servent la définition de l’argumentation, les textes miment par leur contenu référentiel la situa‐tion argumentative. Les textes utilisés pour travailler les notions centrales de thèse, argument et mouvement argumentatif sont subordonnés à l’objet et à la tâche. Les textes modifiés ne sont pas interchangeables ; leurs « apprêts » les conditionnent pour un seul objet, le plus souvent la planification. Lors‐qu’ils apparaissent en fin de séquence, au moment de réaliser la mise en texte des notions travaillées, les textes ont une fonction de réservoirs d’arguments. On le voit, les textes ne sont pas investis dans leur dimension langagière, mais par ce qu’ils représentent des idées, ils sont au service de la pensée.

La mise en correspondance des chaines de tâches, des objets travaillés dans les textes, de la nature de la textualité convoquée dans la tâche nous permet d’établir le schéma suivant correspondant au modèle représenta‐tionnel de l’enseignement par les textes :

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Figure 1 : Insertion et fonctions des textes dans la chaine des tâches du premier ensemble 

 Le deuxième ensemble comprend les tâches répondant à la visée de

produire des textes de genre. Il est remarquable de constater que les textes de ce deuxième ensemble sont à la source de la tâche et sont présentés sur des supports qui reproduisent au plus près l’original. Dans le cas de TA15, l’enseignant va jusqu’à reproduire une lettre de réclamation reçue en privé en biffant les dates, noms et adresses des protagonistes pour « faire authen‐tique ». C’est autour de textes modèles que se construisent les activités. Par « textes modèles », il faut entendre ces produits de l’activité langagière à l’œuvre dans les formations sociales, plus ou moins stabilisés (Bronckart, 1996, p. 137 sq.). Contrairement au premier ensemble, les textes fournis dans l’activité ont le statut de « modèle indexé » tout au long de la séquence. Leur mobilité est maximale dans le sens où leur indexation vaut pour n’importe laquelle des composantes du genre. Quels que soient les éléments langagiers travaillés dans la pétition de la séquence TA07, verbes de demande, modali‐sateurs, anaphores temporelles, mise en page typographique, les tâches s’exercent sur un texte du même genre. La subordination des tâches aux textes se manifeste dans l’attention particulière que les élèves doivent soute‐nir sur les dimensions langagières des composantes du genre travaillé.

La mise en correspondance des chaines de tâches, des objets travaillés dans les textes, de la nature de la textualité convoquée dans la tâche nous permet d’établir le schéma suivant correspondant au modèle communica‐tionnel de l’enseignement par les textes :

DÉF)N)R  RÉFLÉC()RDéfinir une argumentation ou une situation argumentative 

Repérer/ identifier une thèse  Repérer/ reformuler  des arguments Repérer un mouvement argumentatif, une controverse, remettre en ordre 

Textes mimeurs  Textes prétextesTextes apprêtés Textes réservoirs 

Prendre position  Lister, se situer Débattre Rédiger un texte de type « argumentatif » RÉAL)SER 

(omogénéité du « type argumentatif », mais variété générique

S’EXERCER 

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Les usages du texte, entre prototexte et textes de genre ___________________ 163

Figure 2 : Insertion et fonctions des textes dans  la chaine des tâches du deuxième ensemble 

 

4. Variations et sédimentation 

L’usage des textes pris comme analyseur des pratiques d’enseignement montre une image complexe. Deux modèles contrastés en ressortent. Les séquences du premier ensemble utilisent les textes, le plus souvent trans‐formés en artefact, pour construire une compétence rédactionnelle abstraite, en négligeant la textualisation au profit du mouvement argumentatif (le plan dialectique), tandis que les séquences du deuxième ensemble mettent à la disposition de l’apprenti scripteur des textes modèles, homogènes, apparte‐nant à un genre déterminé. D’un côté, diversité des textes prétextes et géné‐ralisation de la situation argumentative, abstraite des conditions de production de textes empiriques, au service du prototexte argumentatif, et de l’autre, homogénéité et singularité des textes de genre dont les enseignants soignent l’authenticité (apprêtée ou reproduite). Du point de vue des tâches, on constate d’un côté, la priorité accordée au travail d’identification du thème ou de la structure (entendre le « mouvement argumentatif »), et de l’autre, la priorité accordée au travail sur le contexte énonciatif, les condi‐tions de production et les dimensions langagières.

Le principe unificateur de ces ensembles correspond à des préconcep‐tions du langage et du texte ancrées dans des traditions anciennes. La pre‐mière, de tradition représentationaliste, considère l’argumentation comme une pratique langagière générale sans spécification de genre. C’est la pensée et les contenus thématiques sur le monde qui prévalent sur les composantes langagières. La deuxième famille, de tradition communicative ou rhétorique, entre par les textes de genre et organise sa progression sur un travail des composantes langagières des textes. Neutralisant le plus souvent les conte‐nus et la référence des thèmes, elle met en partage dans la classe des formes

)dentifier les caractéristiques du genre Produire un texte de genre en production )dentifier/ produire une demande  )dentifier/ produire une justification 

)dentifier/ produire une mise en page Produire un texte de genre 

PRODU)RE  PRODU)RE PRODU)RE EXERCER 

Textes modèles  Textes modèles interchangeablesCARACTÉR)SER  )DENT)F)ER (omogénéité générique, mais variété thématique maximale 

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diversifiées de textes en privilégiant des corpus de textes de genre homo‐gène.

La coexistence des deux logiques dans une même séquence d’enseignement témoigne des contradictions d’un objet d’enseignement socioculturellement contrasté. L’analyse ici menée pourrait laisser accroire que les deux logiques s’excluent mutuellement. Il n’en est rien. Comme le montrent d’autres analyses, le modèle orienté vers les genres textuels ne remplace pas le modèle du prototexte, mais se superpose à lui. La sédimen‐tation se présente comme la superposition dans la synchronie du cours de l’action didactique de plusieurs logiques didactiques obéissant à des mo‐dèles d’enseignement par les textes distincts, ni compatibles ni complémen‐taires. La réforme entreprise dans les années soixante‐dix se réalise dans le travail en classe à travers une lente transformation de pratiques séculaires : ni continuité, ni rupture, mais adaptation par une sorte d’instillation de nouveaux contenus et de nouvelles démarches.

Références bibliographiques Bronckart, J.‐P. (1996). Activité  langagière,  textes  et  discours :  pour  un  interactionisme 

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Les usages du texte, entre prototexte et textes de genre ___________________ 165

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166 _________________________________________________ Christophe Ronveaux

Annexe 

Tableau 1 : caractérisation et dénombrement des textes en usage dans les séquences sur les textes argumentatifs 

Textes attendus 

Total  Romans extraits Poème fragmenté Fables  Comédie extrait Drame extrait Définition Schéma technique Droit de réponse Courrier des lecteurs  Point de vue Réponse à une réclamation Lettres de réclamation  Pétitions )nitiative populaire fédérale Notes critiques de lecture Préface Éditorial Situations dialogiques orales Allocution radiophonique  Nouvelle brève Communiqué Compositions d’idée Dissertations Artefacts sans référencement Articles de presse genre non préciséTextes en

 usage 

Prototexte argumentatif  « composition d’idées »                                         T01

 Texte de genre  « lettre ouverte »                                         T02

 Prototexte argumentatif  « dissertation »                                         T03

 Prototexte argumentatif  « dissertation »                                         T04

 Texte d’invention  « morale »                                         T05

 Prototexte argumentatif  « dissertation »                                         T06

 Texte de genre  « pétition »                                         T07

 Texte de genre  « point de vue »                                         T08

 Prototexte argumentatif  « texte argumentatif »                                         T09

 Prototexte argumentatif  « texte d’opinion »                                         T10

 Texte de genre  « pétition »                                                       T11

 Texte d’invention  « recours »                                                       T12

 Texte de genre  « notes critiques de lecture »                                         T13

 Prototexte argumentatif  « texte argumentatif »                                         T14

 Texte de genre  « argumentation épistolaire »                                         T15

 Prototexte argumentatif  « dissertation »                                         T16

 Prototexte argumentatif  « dissertation »                                         T17

 

                                        TAt 

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L’enseignement de la lecture entre tradition et nouveauté : une approche 

par les genres d’activité scolaire 

Sandrine Aeby Daghé 

FPSE, UN)VERS)TÉ DE GENÈVE, SU)SSE Comment appréhender les dimensions socioculturelles en jeu lors de

l’enseignement de la lecture/littérature1 ? Dans la présente contribution, nous développons le point de vue que celles‐ci se manifestent dans les textes donnés à lire aux élèves et dans les pratiques scolaires à propos de ces textes. Nous référant à une approche sociohistorique de la didactique, nous cher‐cherons à démontrer que la théorie de la transposition didactique (Chevallard, 1985/1991) constitue une des voies possibles pour les appré‐hender. Une analyse des discours à propos des textes mais aussi de leur matérialité constitue une première étape pour rendre compte de la modélisa‐tion sous‐jacente à leur transformation en objets d’enseignement. Quant aux pratiques scolaires, elles se situent dans une tradition d’enseignement disci‐plinaire (Chervel, 1988/1998) socialement et historiquement situé. Nous in‐terrogerons ici l’intérêt de la notion de genre  d’activité  scolaire pour appréhender la part d’ancien et de nouveau dans la manière d’aborder le texte (dimension historique), la part relevant des pratiques de lecture sco‐laires et extrascolaires (dimension sociale) et, enfin, la part correspondant à un héritage culturel littéraire (dimensions culturelles).

1.– Cette expression ne signifie pas que nous renonçons à distinguer ces deux matières mais que

nous considérons qu’elles ne peuvent être distinguées a  priori relativement à notre re‐cherche.

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168 _________________________________________________ Sandrine Aeby Daghé

Quelles sont les spécificités des pratiques scolaires de la lec‐ture/littérature dans des classes du secondaire inférieur ? Ces pratiques se différencient‐elles en fonction des textes à lire ? Et si oui, comment ? Telles sont les questions que nous abordons en fonction d’un double regard sur les textes, considérés comme des produits socioculturels, et sur les interactions didactiques spécifiques à la discipline. Notre contribution prend appui sur un dispositif de recherche semi‐expérimental qui joue sur les contrastes entre des textes s’opposant par leur longueur, par leur place dans le patri‐moine culturel reconnu par l’école et par leur situation historique. Plus pré‐cisément, il s’agira d’examiner les effets de l’ouverture à la diversité des textes et aux pratiques extrascolaires des élèves sur les formes d’activité scolaire mises en œuvre en classe.

1. Où il est question de transposition didactique 

C’est à partir d’un cadre transpositif chevallardien que nous examinons la manière dont il est possible de rendre compte des dimensions sociocultu‐relles et historiques lors d’un enseignement littéraire. Nous nous référons ici à une définition de la transposition didactique à un double niveau : externe, tout d’abord, pour rendre compte des transformations d’un objet de savoir émergeant dans les pratiques savantes ou d’experts en objet d’enseignement ; interne, ensuite, correspondant aux transformations de cet objet dans les interactions didactiques. Au niveau externe, le passage d’un objet de savoir d’un contexte institutionnel à un autre s’accompagne de transformations : transformation de la finalité relative à cet objet, restructu‐ration dans un contexte et selon une logique autre (souvent celles des ma‐nuels). Ce premier niveau de transposition est le lieu d’un chassé‐croisé de mouvements ascendants et descendants : ainsi, il y a lieu de penser l’influence du pédagogique et du social sur le développement scientifique ou littéraire. Au niveau interne  de la transposition, c’est le processus d’adaptation de l’objet en classe qui nous intéresse. Il s’agit d’appréhender la manière dont des objets lecturaux et littéraires sont mis en scène dans le contexte de la classe. La spécificité de notre point de vue repose dans l’idée qu’il préexiste des modes de faire qui font partie de la discipline et qui facili‐tent le travail des enseignants, modes de faire que nous désignons sous les termes de genres d’activité scolaire.

Nous exposons ici pourquoi et comment nous considérons, relative‐ment à l’enseignement de la lecture/littérature, les textes à lire comme des objets transposés. Nous chercherons ensuite à démontrer la portée heuris‐tique de la notion de genre d’activité scolaire retenue dans le cadre de nos ana‐lyses des pratiques effectives d’enseignement.

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L’enseignement de la lecture entre tradition et nouveauté… _______________ 169

. . Les textes à lire en classe comme des objets transposés Selon nous, la théorie de la transposition didactique élaborée par Che‐

vallard (1985/1991) et discutée par Schneuwly (1995) et Bronckart et Plazaola Giger (1998) dans la perspective de la didactique du français constitue une réponse à la nécessité de rendre compte des spécificités des textes à lire en tant que produits socioculturels. Elle permet de :

� penser les mécanismes à l’œuvre lors du passage – dans un sens mé‐taphorique – d’un objet de savoir d’un contexte institutionnel à un autre : quels sont les effets sur la matérialité du texte de son insertion dans un contexte ayant finalité d’apprentissage ? ;

� problématiser l’origine des savoirs – savants et d’experts – de réfé‐rence et leur apprêt dans le système didactique : d’où viennent ces sa‐voirs et quelles transformations subissent‐ils ? Les savoirs didactiques à propos d’un texte sont‐ils les mêmes que les savoirs littéraires ? ;

� envisager les interrelations entre les différents systèmes de savoir et en considérant les tensions qui peuvent en découler comme produc‐tives : les modes de lecture spécifiquement scolaires peuvent‐ils in‐fluencer les modes de réception et de production littéraires2 ?

Se pose alors la question de l’opérationnalisation de cette notion pour l’enseignement littéraire. Nous postulons que cette transposition a lieu à pro‐pos des textes à lire et qu’elle se manifeste dans des lieux privilégiés que sont :

� le discours de  la critique et de  la poétique universitaire pour lequel nous retenons les analyses qui portent soit sur les textes à lire, soit sur le genre dont ils relèvent mais également les analyses qui ont trait à leur réception ;

� le discours de la tradition scolaire comprenant les études sur la présence et l’exploitation de tel ou tel auteur dans les anthologies, les manuels scolaires, les discours de la noosphère présents dans diverses revues de didactique du français ainsi que dans des actes de colloques ;

� l’existence matérielle  du  texte  en tant qu’objet imprimé en retenant la distinction entre les instructions de lecture fournies par les procédures de mise en texte de l’auteur et celles portées par la forme typogra‐phique et qui relèvent de choix éditoriaux pouvant suggérer des lec‐tures différentes d’un même texte (R. Chartier, 1985/2003).

Le texte est donc un lieu de rencontre ou d’opposition de discours d’origines historique, sociale et culturelle différentes auxquels la théorie de la transposition didactique nous rend sensibles.

2.– Les analyses de Balibar (1974/2007) à propos de la première phrase de la nouvelle flauber‐

tienne Un cœur simple et de L’Étranger de Camus montrent en quoi la langue littéraire peut refléter les conflits entre les différents ordres scolaires.

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170 _________________________________________________ Sandrine Aeby Daghé

. . Les genres d’activité scolaires socialement et historiquement situés La deuxième notion primordiale pour rendre compte de la spécificité

des modes de mise en œuvre de l’objet est celle de genre d’activité  scolaire. Elle répond à la nécessité de prendre en compte les pratiques et leur organi‐sation au sein de configurations disciplinaires historiquement, socialement et culturellement situées. L’activité scolaire désigne tout d’abord ce que fait et ce que fait faire l’enseignant à travers le dispositif didactique et qui donne forme à l’activité d’apprentissage de l’élève. Elle est l’une de manière de rencontrer l’objet, de la travailler, de le manipuler, de l’exercer, de l’étudier. Travaillée par le psychologue du travail Clot, notamment en collaboration avec Soubiran (1998), la notion d’activité permet de rendre compte des pra‐tiques effectives en classe à plusieurs plans :

� Un premier concerne l’activité accomplie en situation selon des scéna‐rios choisis en fonction du destinataire (les élèves), des autres activités du sujet (le maitre) et de son objet (ici un cours de lecture/littérature). Ces différents éléments sont sources de contradictions qui autorisent le développement de l’activité.

� Un deuxième est lié au fait que l’activité « n’est jamais que la recréa‐tion d’activités qui la préfigurent fortement » et qu’elle se déploie en fonction de « stocks de mises en acte, de mises en mots prêtes à par‐ler […] ». (Clot & Soubiran, 1998, p. 85).

Nous avons fait le pari d’une opérationnalisation de cette notion sous les termes de genre d’activité  scolaire par analogie au concept bakhtinien de genres du discours retravaillé dans une perspective didactique par Dolz et Schneuwly (1998)3. Le genre d’activité scolaire définit ainsi un contenu, une facette de l’enseignement de la lecture/littérature. Il présente une organisa‐tion typique dans l’enchainement des activités. Enfin, il détermine une forme de textualisation reconnaissable dans les modes d’interaction entre enseignant et élèves.

Concrètement nous avons dégagé les genres d’activité scolaire en fonc‐tion d’un double mouvement : sur la base d’un éclairage historique porté sur l’enseignement de la lecture et de la littérature en nous inspirant des activi‐tés décrites et prescrites dans des textes de référence, tout d’abord. Nous avons ainsi recensé des genres d’activité scolaire traditionnels tels que l’explication de texte, la lecture à haute voix. Nous avons ensuite pu obser‐ver, à partir de nos analyses empiriques des leçons filmées dans les classes, des genres d’activité scolaire qui semblaient relever d’une tradition plus

3.– Selon Bakhtine (1979/1984), le genre est le moyen dont dispose le sujet pour entrer dans

l’échange. Trois éléments le caractérisent : le contenu thématique, le style et la construction compositionnelle.

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L’enseignement de la lecture entre tradition et nouveauté… _______________ 171

récente de l’approche des textes : par exemple, l’expression des avis des élèves sur le texte ou le travail sur la compréhension.

Quelles sont les potentialités du concept pour rendre compte des inte‐ractions didactiques en classe à propos de l’enseignement de la lec‐ture/littérature ? Les genres d’activité scolaire :

� relèvent de la discipline scolaire qui doit être considérée comme une forme historiquement et socialement variable délimitant des contenus en référence à des domaines du réel social tout en gardant une cer‐taine autonomie (Chervel, 1988/1998) ; en ce sens, ils portent les trace des tensions entre langue et littérature dans la discipline « français » ;

� permettent de prendre en compte les spécificités de l’objet : l’insistance sur le rapport aux objets (aimer lire, aimer la littérature), l’importance du travail quantitatif des enseignants et des élèves, la part du travail réalisé à domicile, la diversité des dispositifs d’enseignement et d’activité ;

� conduisent à accorder de l’importance aux éléments du contexte lan‐gagier dans l’accès aux fonctions psychiques supérieures ; ils fondent l’idée de l’existence de pratiques cognitivo‐discursives spécifiques, où se construisent conjointement le savoir, ses formes de validation et d’exposition.

2. Les genres d’activité scolaire dans la discipline 

Il n’y a pas lieu ici de faire un état de l’histoire de l’enseignement de la lecture/littérature : nous retiendrons toutefois les trois étapes qui ont struc‐turé cet enseignement (Chervel, 1986 ; Verrier, 1994) : 1) la première fondée sur l’imitation et l’amplification des textes ; 2) la deuxième liée, dès la fin du XIXe siècle à l’apparition de la composition et de l’explication de texte ; 3) la troisième intervenant dès les années 1970 avec l’entrée en scène du para‐digme communicatif, qui conduit à privilégier la lecture au détriment de la littérature et à mettre l’accent sur une diversité de textes. À ces trois étapes correspondent des modes de faire, de manières d’aborder les textes diffé‐rents. Nous nous arrêtons très brièvement sur trois formes qui, selon les textes de référence, apparaissent en Suisse romande au cours des deuxième et troisième périodes. La plus ancienne est l’explication de  texte qui permet l’étude d’extraits de textes modèles tant du point de vue du fond que de la forme, qui oriente vers l’appréhension du style propre à l’écrivain. Elle auto‐rise l’apport d’un supplément de sens par le recours à l’histoire littéraire, à la stylistique, à l’histoire des idées incarné dans la lecture expressive. Le compte rendu est à mettre en lien avec le développement dans et en dehors de la classe d’une lecture silencieuse et autonome qui constitue l’aboutissement de l’enseignement du primaire. Il est mis en place pour contrôler une lecture qui échappe à l’enseignant. La lecture suivie, au sens qui lui a été conféré en

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172 _________________________________________________ Sandrine Aeby Daghé

Suisse romande, marque l’entrée dans la classe de la lecture comme pratique sociale. Issue du primaire, elle permet l’entrée en scène de textes de la littéra‐ture de jeunesse.

Dans le cadre de notre travail doctoral (Aeby Daghé, 2008), nous avons regroupé les douze genres d’activité scolaire4 identifiés en fonction de trois modes d’approche du texte. Ces regroupements rendent compte de régimes de fonctionnement de l’objet enseigné et de postures de l’enseignant et des élèves différents. Ont donc été distingués5 :

� l’appropriation du texte qui porte sur la diégèse au sens de ce dont traite le texte, d’abord comme enchainement d’actions, ensuite comme uni‐vers des événements racontés. Parmi les genres d’activité scolaire re‐levant de l’appropriation du texte, la lecture à domicile correspond aux lectures que les élèves doivent effectuer individuellement en vue de la préparation d’une leçon. La lecture  à  haute  voix se présente comme l’oralisation du texte soit par l’enseignante soit par des élèves en vue de gagner l’intérêt de la classe et d’en faciliter la compréhension. Le résumé du texte correspond à la saisie du sens global du texte. Il peut être considéré comme une réduction du texte à sa diégèse. Il est le lieu de vérification de la pertinence (voire de l’existence) de la lecture ef‐fectuée.

� le commentaire  de  texte qui porte sur une unité traditionnelle de l’enseignement de la lecture/littérature, le fragment ou l’extrait. Nous avons rattaché à cette catégorie l’explication  de  texte  qui implique le traitement, souvent simultané, de l’idée principale du texte et l’établissement du plan de composition. Enfin, un point est consacré à l’étude des qualités littéraires du texte ou des caractères moraux sail‐lants. Le travail  sur  la  compréhension vise à éclairer des éléments de compréhension fine. Il peut passer par la lecture à haute voix pour saisir l’ironie, par le questionnement sur les points incompris pour dégager des stratégies de lecture. L’étude des éléments de grammaire tex‐tuelle, à la différence de l’explication de texte qui se focalise sur le texte dans son ensemble, est centrée sur un/des objets à étudier dans un texte : certaines figures de style, l’ironie, etc.

� Les discours sur la production et la réception du texte considéré dans ses dimensions culturelles, sociales et historiques. Il peut s’agir des dis‐cours reçus ou des discours produits/à produire par les élèves. Dans cette optique, la lecture est appréhendée comme une activité histori‐quement et culturellement située matérialisée dans un ensemble de discours socialement, culturellement et historiquement marqués. La mise  en  réseau  de  textes qui désigne, selon l’expression empruntée à

4.– Si nos observations nous ont conduit à en dénombrer douze, il n’y a pas lieu de penser que

ce nombre est un absolu. 5.– Ce regroupement a été opéré sur la base de six critères : a) l’unité de base en jeu, b) le mode

de relation entre les unités de base ou entre les unités de base et le tout, c) la nature de l’objet en jeu, d) les modes de progression, e) les modes d’interaction, f) les modes de fré‐quentation du texte (pour le détail des critères voir Aeby Daghé, 2008).

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Tauveron (1999), la capacité à établir des liens entre différents textes pour en dégager des points communs et des différences relève de cette catégorie. La présentation matérielle  du  texte correspond au parcours global du livre dans ses dimensions graphiques et matérielles. Le débat interprétatif est l’occasion d’un travail de construction à partir du sens global ou d’éléments du texte. Tout comme pour l’expression des avis personnels, l’accent est mis sur les prises de position personnelles mais en lien avec la construction du sens. La discussion thématique im‐plique une discussion systématique des thèmes présents dans le texte ; elle laisse place aux avis personnels des élèves. L’expression des avis sur le  texte  permet au lecteur d’exprimer une prise de position person‐nelle. La production de  texte regroupe les activités impliquant un pas‐sage par la mise en texte.

Ces regroupements répondent à la tentative de rendre compte des ten‐sions et autres phénomènes de « renouvèlement cumulatif », selon les termes de Veck (1997) qui traversent l’organisation disciplinaire de l’enseignement de la lecture/littérature en pointant les points d’articulation entre les diffé‐rentes approches, là où Chartier et Hébrard (1989/2000) montrent le para‐doxe d’une lecture libre et autonome, la lecture des bibliothèques, qui s’est scolarisée (l’obligation, à l’école, de la lecture plaisir et de la lecture informa‐tion et, hors de l’école, les interventions pour valoriser la lecture en attes‐tent).

3. Le dispositif de recherche 

Le dispositif de recherche semi‐expérimental a été mis en œuvre dans quatre classes de dernière année de la scolarité obligatoire (élèves de 15 à 16 ans) en Suisse romande. Il impliquait :

� la sélection par les enseignants des textes à lire lors d’une séance col‐lective enregistrée : deux textes longs que l’on peut qualifier de litté‐raires et un texte court relevant d’un genre public pouvant intéresser l’école ;

� l’enseignement selon leurs habitudes mais à partir des textes préala‐blement choisis et la permission accordée à la chercheuse d’enregistrer les séquences d’enseignement.

Le dispositif de recueil de données a conduit à deux éléments impré‐vus : l’ajout d’un quatrième texte par une quatrième enseignante qui n’estimait pas possible de lire Candide avec ses élèves de 9e année ; puis d’un cinquième texte De  l’horrible danger de  la  lecture de Voltaire donné en préa‐lable à la lecture de Candide6. Il a donné lieu à l’enregistrement audio et vi‐déo des séquences d’enseignement, à leur transcription et à l’établissement

6.– Les prénoms sont fictifs.

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des résumés descriptifs, séquentiels et hiérarchiques de ces séquences sous la forme de synopsis.

Tableau 1 : Le dispositif observé sur l’année scolaire   Année scolaire  ‐    Choix de Sarah, Julie et Maud   A (ORR)BLE DANGER DE LA LECTUREVoltaire B CAND)DE OU L’OPT)M)SME Voltaire 

CLE CR) DE LA MOUETTE E. Laborit D C(RON)QUE DE J. P)LET paru dans l’(ebdo 

  Choix de Muriel       ELA FÉE CARAB)NE D. Pennac 

   

Un premier état de situation montre que le dispositif d’observation lon‐gitudinale permet d’opposer des pratiques de lecture de textes longs (B, C, D) et de textes courts (A, D) ; des pratiques de lecture de textes littéraires (A, B) versus des pratiques de lecture de textes paralittéraires (C, E) versus des pratiques de lecture de textes d’un genre public pouvant intéresser l’école (D).

Nos analyses ont permis de dégager les processus transpositifs à l’œuvre sur les textes. En ce qui concerne les textes longs, il est possible d’opposer un texte comme Candide qui a fait l’objet d’un long processus de transposition à l’autobiographie d’Emmanuelle Laborit Le Cri de  la Mouette qui relève davantage des pratiques extrascolaires des élèves. Le cas de La fée carabine atteste, selon nous, des liens entre l’école et la production littéraire : produit par un enseignant, il relève d’un genre dont les vertus didactiques (Lits, 1987, p. 86) ont été remarquées tout en se situant en marque du champ de la littérature policière. Quant à l’opposition entre De l’horrible danger de la lecture de Voltaire et « La dictature délivre  l’homme » de Pilet, elle met les en‐seignants en situation d’enseigner un texte qu’ils connaissent en tant qu’usagers mais dont les caractéristiques ne font pas l’objet d’une modélisa‐tion didactique.

4. La répartition des genres d’activité scolaire en fonction des textes à lire 

Il s’agit maintenant de mesurer la validité de cette double entrée pour répondre à la question suivante : quels sont les genres d’activité scolaire mis en œuvre en fonction des dimensions socioculturelles des textes en jeu ?

Le tableau ci‐dessous présente une répartition des douze genres d’activité scolaire définis supra regroupés selon les trois modes d’approche du texte en fonction des textes.

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L’enseignement de la lecture entre tradition et nouveauté… _______________ 175

Tableau 2 : Distribution des genres d’activité scolaire en fonction des textes Textes Genres d’activité  Candide   Le Cri de la Mouette La Fée Carabine  De l’horrible danger  « La dictature délivre l’homme »Total 

Appropriation  26  6  12  1  1  46 Lecture à domicile             Lecture à haute voix             

Résumé             Commentaire  18  3  6  4  3  34 Explication de texte             Travail sur la compréhension             Étude des dimensions du texte             

Discours sur la production et la réception 

14  8  2  0  0  24 

Mise en réseau             Présentation du texte             Débat interprétatif             

Discussion thématique             Expression des avis             Production             Total  58  17  20  5  4  104 Genres d’activité scolaire impliqués  11  6  8  4  2  12 

L’analyse de ce tableau autorise une double hypothèse, celle de liens entre : � la longueur des textes et les modes d’approches dont ils font l’objet (et a fortiori le nombre et la variation des genres d’activité en jeu) ;

� le fait que ces textes soient reconnus ou non comme classiques et les modes d’approches dont ils font l’objet.

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Nos observations mettent au jour un premier système d’opposition entre les textes – Candide, La fée carabine et Le Cri de la Mouette – impliquant la mise en œuvre de genres d’activité de l’ordre de l’appropriation, du com‐mentaire et du discours sur la production et la réception des textes et les textes courts qui donnent presque exclusivement lieu à des genres d’activité de l’ordre du commentaire dans la perspective d’un travail sur des extraits. Cette attention portée lors de la lecture de textes longs à l’appropriation du texte nous semble liée à la nature de l’objet en jeu – la lecture de l’œuvre intégrale – et aux conditions de son insertion dans le temps didactique. Au‐trement dit, il est nécessaire de replacer cette lecture dans sa relation aux pratiques individuelles de lecture à domicile dans la mesure où elle ne sau‐rait se déployer entièrement dans le temps de classe (pour la question du travail des élèves à la maison dans une perspective didactique, voir Félix, 2002). En même temps, l’importance accordée à la lecture à haute voix du texte montre la nécessité de rendre présent le texte en classe par la voix et d’en faciliter l’accès. On peut faire ici l’hypothèse de finalités liées à un en‐seignement continué de la lecture. La présence de genres d’activité de l’ordre du discours sur la production et la réception des textes semble éga‐lement indiquer que les textes longs autorisent une discussion sur leurs spé‐cificités historiques, sociales et culturelles et sur les manières de les appréhender en classe ; ce qui ne parait guère être le cas pour les textes courts.

Un deuxième système d’opposition apparait entre des textes reconnus comme classiques – Candide ou De  l’horrible danger de  la  lecture (et dans une moindre mesure La fée carabine) – et des textes plus récents comme Le Cri de la Mouette ou « La  dictature  délivre  l’homme ». Alors que pour Candide, on constate une grande diversité des modes d’approches des textes et a  fortiori des genres d’activité (répartis en fonction de l’appropriation, du commen‐taire et du discours sur les textes), la lecture du Cri de la Mouette conduit à la mise en œuvre privilégiée de deux genres d’activité, la discussion théma‐tique et l’explication de texte. Dans le cadre de la lecture de textes courts, De l’horrible danger de la lecture autorise une variété dans les genres d’activité de l’ordre du commentaire alors que les enseignants recourent uniquement à l’explication de texte dans le cadre de la lecture de « La  dictature  délivre l’homme ». De ce point de vue, la nouveauté des textes à lire conduirait à une forme de cristallisation des valeurs dans les activités scolaires alors que la tradition des textes à lire semblerait autoriser une certaine nouveauté des formes d’activité.

Voyons ce qu’il en est texte par texte. C’est la lecture de Candide qui au‐torise le plus de variété dans les genres d’activité puisque tous – à l’exception de la discussion thématique – sont engagés par les enseignantes. Certains genres lui semblent spécifiques : le débat interprétatif, la présenta‐

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L’enseignement de la lecture entre tradition et nouveauté… _______________ 177

tion matérielle du texte, le questionnaire et le résumé. Il y aurait dès lors un lien entre le statut littéraire du texte et le mode de lecture (Daunay, 2002).

La fée carabine présente un profil proche de Candide. L’absence de la pré‐sentation matérielle du texte, du débat interprétatif, de la discussion théma‐tique tendrait toutefois à pointer une moindre légitimité du texte par rapport à Candide.

Pour Le Cri de  la Mouette,  l’absence d’étude des caractéristiques spéci‐fiques du texte et de production semble aller de pair avec une moindre mo‐délisation didactique des caractéristiques de l’objet. À l’inverse, la présence de la discussion thématique sur le texte souligne un traitement du texte da‐vantage centré sur la réception du texte par le lecteur.

De l’horrible danger de la lecture donne lieu à trois genres d’activité spéci‐fiques : le travail sur la compréhension, l’étude et l’explication de texte. Il se distingue par là de la grande variété de genres d’activité auxquels donnent lieu des textes plus longs. Des entrées comme le travail sur la compréhen‐sion, l’étude ou l’explication de texte semblent toutefois attester de possibili‐tés offertes par le texte de multiplier les manières de l’aborder.

« La dictature délivre  l’homme » se distingue des autres textes par le fait que les enseignants ne convoquent à son propos qu’un seul genre d’activité, l’explication de texte, dans des formes qui restent conventionnelles. Face à un texte court, relevant d’un genre peu didactisé, les enseignantes ont donc choisi d’en revenir à un genre d’activité scolaire héritier d’une tradition qui semble attester d’une entrée dans le texte qui se conçoit davantage par le genre d’activité scolaire mis en œuvre que par l’objet enseigné.

Conclusion 

À l’issue de cette contribution, nous espérons avoir montré que les en‐seignants disposent de formes stables à l’intérieur de la discipline, forgés par la tradition pour aborder les textes, des genres d’activité scolaire. Nous les considérons comme des conditions à la mise en œuvre de l’objet d’enseignement en classe. Nous avons regroupé ces douze genres d’activité en trois ensembles – l’appropriation du  texte, le commentaire de  texte et le dis‐cours sur la production et la réception du texte correspondant à une organisation de la discipline ancrée historiquement (A.‐M. Chartier & Hébrard, 1989/2000). C’est ainsi que nous avons cherché à démontrer la validité heu‐ristique de la notion de genre d’activité scolaire pour l’analyse des pratiques d’enseignement. Ainsi, le fait que le texte ne puisse pas être considéré comme un texte littéraire conduit à une homogénéisation des pratiques d’enseignement au contraire de ce qu’il se passe pour des textes plus clas‐siques, pour lesquels la part d’originalité du travail des enseignants du point de vue des dispositifs mis en œuvre pour aborder le texte est plus impor‐

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tante. En ce sens, les notions de transposition didactique et de genres d’activité scolaire apparaissent comme des outils pour intégrer une réflexion sur les dimensions historiques et socioculturelles des pratiques d’enseignement.

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Pratiques langagières au lycée professionnel : quelle place 

pour le socioculturel ? 

Catherine Brissaud, Christine Barré­De Miniac 

L)D)LEM, UN)VERS)TÉ STEND(AL, )UFM DE L’ACADÉM)E DE GRENOBLE, UN)VERS)TÉ JOSEP( FOUR)ER, FRANCE Un colloque organisé en 1998 conjointement par l’Institut national de

recherche pédagogique et le Conservatoire national des arts et métiers (Lazar, 1999), posait la question de la place du langage au travail. Plus préci‐sément, il s’agissait de repenser les systèmes de formation initiale et conti‐nue en relation avec les transformations du travail et les nouvelles technologies. La généralisation de l’écrit au travail et les nouvelles formes d’organisation imposent en effet de nouvelles relations au langage oral et écrit. Les travaux de ce colloque concluaient notamment à la nécessité et l’intérêt de la constitution d’un corpus de pratiques pédagogiques centré sur la langue et les lieux de formation professionnelle. À ce jour, ce corpus n’existe pas. Le lycée professionnel français, en particulier, a peu suscité l’intérêt des didacticiens jusqu’à présent : on connait mal les élèves qui le fréquentent et leurs processus d’apprentissage ; on sait encore moins ce qui se passe en classe. Nous avons pourtant besoin de savoir comment le fran‐çais y est enseigné et sert aux apprentissages, dans des classes souvent stig‐matisées pour leurs difficultés face à l’écrit et leur absence de familiarité avec les formes scolaires de littéracie (Lahire, 1993).

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Le travail présenté ici s’inscrit dans la lignée des travaux de didactique actuels qui visent à décrire la classe de français dans sa diversité (voir les actes du colloque AIRDF qui s’est tenu à Québec en 2004 : Falardeau, Fisher, Simard & Sorin). Il relève d’un projet en cours, financé par la région Rhône‐Alpes1, qui a pour ambition de comprendre les mécanismes de sélection scolaire et d’orientation par l’échec, liés à la maitrise de la langue écrite. Son objectif est de décrire la nature des écueils linguistiques susceptibles d’expliquer les difficultés d’apprentissage dans les différentes disciplines scolaires : description des normes langagières propres à différentes disci‐plines scolaires et description du rapport de lycéens de lycées professionnels à ces types d’écrits.

Nous nous concentrerons ici sur les données recueillies dans une classe de français de lycée professionnel que nous avons observée une à deux fois par semaine pendant sept mois (de fin septembre 2006 à fin avril 2007). Notre objectif est de décrire les pratiques langagières scolaires de cette classe de 2e année de brevet d’études professionnelles bureautique qui prépare au BEP en trois ans au lieu de deux, et qui rassemble douze élèves pour la plu‐part issus de sections d’enseignement général professionnel et adapté (SEGPA). L’étude est centrée sur les pratiques d’écrit. Elle est envisagée sous l’angle double de la lecture et de l’écriture, et regardée du point de vue de l’enseignant (ce qu’il donne à lire ou à écrire aux élèves) et des élèves (ce qu’ils font à propos de l’écrit, et comment ils le font). Notre objectif est de caractériser les pratiques de l’enseignant dans cette classe (caractérisation des types d’écrits soumis aux élèves ‒ tous les documents supports sont fabriqués par l’enseignant ‒ et produits par eux) et de tenter de les relier aux pratiques et aux représentations de la lecture et de l’écriture des élèves. Après avoir décrit le fonctionnement de cette classe de français et analysé la première des séquences observées (à partir d’un enregistrement audio et de prises de notes ; les trois séquences observées présentent un déroulement similaire), nous analyserons les entretiens menés auprès de 9 des 12 élèves sur leurs pratiques de littéracie. En conclusion, nous mettrons en relation les observations faites en classe et les réponses des élèves.

1. Le programme d’année de la classe observée 

Trois heures de français‐histoire‐géographie sont inscrites à l’emploi du temps des 12 élèves de la classe, tous issus de milieux modestes, volontaires, et présentant des profils très variés. C’est un enseignant unique, bivalent, qui prend en charge ces trois heures et qui assure en outre l’heure et demie 1.– Ce projet, intitulé « Formes langagières et exclusion scolaire : le rapport aux écrits des disci‐

plines scolaires chez les 15‐18 ans », est financé par la région Rhône‐Alpes dans le cadre du cluster de recherche n° 12 : « Dynamiques sociales et territoriales – exclusions et intégra‐tions » (responsable scientifique : Olivier Ihl).

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de « gestion de projet » durant laquelle les élèves sont en demi‐groupe. De fait, durant la période d’observation, l’enseignant consacre le temps dévolu à l’histoire et à la géographie à un enseignement de français. Les trois heures hebdomadaires sont organisées en trois séquences :

– La 1e séquence (8 séances) est intitulée « Un genre énigmatique : le roman policier » (du 26/9 au 20/10) ;

– La 2e séquence « Séquence sur la presse dans le cadre du projet de journal » commence le 10 novembre et se prolonge jusqu’à la fin du mois de janvier (l’enseignant est en congé du 11 au 22/12) ; elle s’inscrit dans le cadre d’un projet qui implique cinq enseignants et dont l’objectif est la prise en charge de la production d’un journal ;

– La séquence 3 : « Le conte une leçon de vie » (du 2/3 au 23/3) se ter‐mine par une séance de lecture d’une nouvelle (L’étranger de Gilbert Cesbron).

Chacune des trois séquences inclut une séance de langue « décrochée » : dictée et questions à la fin de la première séquence (extrait des Petits poèmes en prose de Baudelaire), séance sur les « accords de mots » en février (à partir d’un extrait de La  chute de  la maison Usher d’Edgar Poe) et orthographe en avril.

Les trois séquences présentent un déroulement similaire. Elles ont pour objectif et pour terme la production individuelle d’un texte ; elles ont pour point de départ des textes supports courts ; le travail des élèves est guidé par une fiche fabriquée par l’enseignant ; les phases de travail individuel et de correction collective alternent ; un temps relativement important est consa‐cré à l’écriture des textes par les élèves.

Avant de détailler le contenu de la première séquence, il nous semble utile de préciser les conditions matérielles de la classe et d’essayer de resti‐tuer l’atmosphère habituelle de travail.

2. Une classe au travail 

L’ambiance est studieuse, plutôt sereine, et les élèves sont volontaires. L’enseignant a su instaurer dans cette classe, qu’il a pour la deuxième année consécutive, le climat de confiance nécessaire aux apprentissages. Mais, comme dans toutes les classes, les élèves, parfois engoncés dans leur blouson qu’ils ne quittent pas, connaissent des moments d’absence ; tous discutent plus ou moins avec leur voisin ; tous s’occupent tôt ou tard, peu ou prou, de leurs ongles ou de leur ruban adhésif, voire des messages laissés sur leur téléphone portable ; tous finissent, à un moment ou à un autre, par laisser vagabonder leur regard à l’extérieur de la salle de cours. Les douze élèves (10 filles et 2 garçons), issus de milieux modestes, sont rarement tous pré‐sents : ils ne sont pas épargnés par la maladie ; une élève a fait une fugue et a manqué plusieurs cours ; une autre a été renvoyée d’un cours pour insolence

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(elle en était confuse et s’est excusée bien volontiers lors de la discussion avec l’enseignant qui a suivi le cours). Pour l’observateur extérieur mais au courant de la vie mouvementée, voire tourmentée, de ces élèves du lycée, la vie en classe apparait comme un moment de pause, voire de répit. Le calme et le sérieux sont au rendez‐vous.

En ce qui concerne l’occupation de l’espace, les élèves ont adopté (im‐posé ?) une organisation bien particulière : les tables sont agencées selon une disposition classique dite « autobus » mais les élèves n’occupent pas le cœur de la salle et semblent comme rejetés à sa périphérie, presque toujours par deux. Tout se passe comme si l’adulte faisait le vide autour de lui – ensei‐gnant ou observatrice. L’enseignant ne s’est rendu maitre de la disposition des élèves qu’une seule fois (pour les faire écrire un texte) en leur deman‐dant de se mettre un par bureau ; ils en ont été fort contrariés et il s’en est suivi comme une désorganisation, un sentiment de panique.

Les élèves ont en général leur porte‐document avec eux (ils n’ont pas de manuel ; l’enseignant leur distribue à chaque séance des documents qu’il fabrique lui‐même) et mettent un point d’honneur à le tenir rangé. Ils s’appliquent quand ils écrivent et n’aiment pas raturer (le « blanc » circule souvent dans la classe). Ils ont 17 ou 18 ans mais réagissent parfois comme des élèves plus jeunes : « Monsieur on n’a plus la place » ou « Il faut mar‐quer quoi Monsieur ? » ou « C’est noté ? » ou encore, à retardement, « C’est quoi en fait Monsieur qu’il faut faire ? ». Il n’est pas rare qu’ils manifestent également le sentiment du devoir accompli : « C’est bon. On a bien travail‐lé ».

En ce qui concerne la prise de parole (par exemple pour rendre compte d’une expérience commune – visite d’entreprises, séance cinéma), on cons‐tate une grande hétérogénéité : un des deux garçons a tendance à mobiliser la parole (il parle toujours très fort), plusieurs filles ne parlent que lors‐qu’elles sont sollicitées. Les élèves réclament des discussions. Et c’est là sans doute une fuite devant l’écrit. Le passage à l’écrit est en effet toujours dou‐loureux pour l’ensemble des élèves, surtout s’il s’agit de produire un texte, comme c’est le cas à la fin de chacune des séquences observées.

3. Déroulement de la première séquence : « Un genre énigmatique : le roman policier » 

Le déroulement de la 1e séquence est résumé dans le tableau 1, donné en annexe. Cette séquence, consacrée au roman policier, s’est déroulée sur quatre semaines à raison de deux séances par semaine (une de 45 mn de travail et une de 90 à 100 mn). Chaque ligne du tableau concerne une activité différente, dont la durée est précisée. Le nombre de documents distribués

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lors de cette séquence s’élève à huit et ce sont les seuls écrits avec lesquels les élèves sont en contact (la liste est fournie avec le tableau 1).

Les activités autour de l’écrit occupent une place prépondérante : envi‐ron 4/5e du temps. La production individuelle de textes arrive en tête (36 % du temps). L’enseignant passe alors d’un élève à l’autre, aidant qui à trouver des idées, qui à reformuler un passage, encourageant toujours les élèves à écrire. Le travail sur fiches représente 45,1 % du temps : les élèves répondent aux questionnaires qui guident leur travail, préparés par leur enseignant, tantôt de manière individuelle, tantôt de manière collective (l’enseignant mène alors le jeu et pose les questions qui vont aider les élèves à répondre). Les réponses se présentent sous des formes variées : tableaux, exercices à trous, plus rarement questions à choix multiples. L’enseignant veille à limi‐ter le nombre de réponses rédigées pour ces élèves. Quand ces phases de travail sur fiche sont individuelles, elles sont systématiquement suivies de moments de correction collectifs, qui occupent environ un sixième du temps (16,8 %). L’enseignant interroge oralement les élèves, écrit les réponses au tableau et demande aux élèves de prendre la correction par écrit. Les 20 % restants se répartissent de la manière suivante : échanges oraux (5,3 %, en particulier rappel de ce qui a été fait lors de la séance précédente), lecture de textes (2,7 %) et « discussions » (11,2 %, retour sur des visites d’entreprise, des projections de films). Si l’écriture a une place prépondérante, la lecture de textes ne représente en revanche que 2,7 % du temps de la classe de fran‐çais. L’oral n’est pas vraiment travaillé en tant que tel.

En dehors des consignes et synthèses, quels types de textes les élèves ont‐ils lus ? Les textes des quatre quatrièmes de couverture abordées lors de la séance 4 (environ 10 lignes chacun ; doc. 5), le texte de synthèse rédigé par l’enseignant (9 lignes ; doc. 5b) et l’extrait du roman de Georges Simenon Le chien  jaune  lors de la séance 6 (24 lignes). Comme dans les trois séquences observées, les textes proposés aux élèves sont relativement courts. En ma‐tière de lecture, les choix de l’enseignant sont plus proches de ce qui est pré‐conisé pour la classe de français de CAP que celle de BEP. Il n’en reste pas moins que les moments de lecture, qu’ils soient individuels ou qu’ils présen‐tent un caractère collectif, à haute voix, semblent plutôt appréciés des élèves, ce que confirment les entretiens.

Comme on l’a déjà signalé, le passage à l’écriture est presque toujours difficile quand il s’agit de produire un texte. Les élèves renâclent, la concen‐tration est difficile : « C’est trop dur. Je ne sais pas par quoi commencer ». Et le rituel : « C’est noté ? ». Certains élèves n’arrivent pas à faire le lien entre ce qui a été vu précédemment dans la séquence et ce qui leur est demandé. On a parfois l’impression qu’ils ne trouvent pas le sens de l’activité proposée et que l’écriture n’est que scolaire et réponse à une injonction. Or l’enseignant a pris le parti de la production écrite.

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En résumé, des routines structurantes ont été mises en place par l’enseignant, servies par des formes diversifiées d’activités écrites courtes ; les élèves lisent peu mais ne rechignent pas à écrire ; ils ont un classeur ou un cahier bien tenu. L’importance accordée à la propreté, voire à la beauté du classeur ou du cahier peut étonner, eu égard à l’âge des élèves et au ni‐veau scolaire. Elle peut aussi s’analyser comme une forme d’investissement : de l’écrit ? Du travail ? De l’école ? Ou tout simplement de la propreté en soi, de la matérialité des choses, de la part d’élèves ayant un « rapport oral/pratique au monde », selon l’expression de B. Lahire (1993). Les activi‐tés d’écriture priment dans les séquences proposées. Elles prennent la forme, d’une part de réponses à des questionnaires ; d’autre part, en fin de sé‐quence, de productions de textes courts dont les caractéristiques ont été au préalable abordées dans la séquence. Les choix de genres faits par l’enseignant (roman policier, presse, conte oral) semblent reposer sur des présupposés socioculturels. L’enseignant pense que ces choix feront sens pour les élèves mais les entretiens montrent qu’ils ne sont pas du tout inves‐tis par les élèves en‐dehors de l’école. Les élèves renvoient d’ailleurs très nettement à leur professeur l’image du décalage culturel entre l’école et ce qu’ils vivent à l’extérieur de l’école : « Monsieur ! Vous croyez qu’on lit les journaux ? On regarde que la pub. Et encore ! ».

4. Les élèves et ce qu’ils disent de l’écrit 

Neuf élèves ont été interrogés, à l’aide d’un questionnaire proposé sous forme d’entretien. Il s’est agi d’entretiens brefs (15 mn environ), visant à appréhender leur sentiment global à l’égard de l’écrit scolaire et non sco‐laire. Aiment‐ils lire/écrire ? Cela détermine‐t‐il leur intérêt pour les diffé‐rentes disciplines scolaires ? Se sentent‐ils bon/mauvais lecteur/scripteur ? À quel niveau situent‐ils leurs difficultés en matière d’écriture ? Et, globale‐ment, préfèrent‐ils l’oral ou l’écrit ?

Concernant le gout pour l’écriture, les avis sont partagés. Seuls deux expriment un « non » franc ; l’un d’eux, un des deux garçons, dit écrire trop à l’école : « On fait que ça. On a pas un moment de repos ». Deux autres di‐sent préférer lire, nuancent leur réponse (« ça dépend ») et évoquent les dif‐ficultés d’écriture. Les autres disent oui, évoquant principalement l’écriture scolaire de prise de notes (« prendre la leçon »). Ce gout (ou le non rejet) de la prise de notes confirme les observations in situ : les moments de prise de notes (sous dictée voire copie au tableau) sont des moments de calme et de forte application. L’application des élèves et le soin apporté à la calligraphie peuvent aussi rendre compte de la fatigue ressentie et, par là, du besoin de repos, de répit.

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À quoi sert l’écriture ? Leurs réponses indiquent qu’ils pensent écriture scolaire. Et de manière quasi unanime : l’écriture sert à apprendre. Soit à apprendre l’écriture elle‐même : « s’améliorer », « améliorer l’écriture », « l’orthographe » ; soit apprendre en général : « retenir », « relire chez soi ». Deux élèves évoquent d’autres objectifs : les pratiques sociales (« pour la vie courante on en a toujours besoin ») et la fonction de communication (« pour se faire comprendre »).

Se sentent‐ils bons scripteurs ? Très globalement : non. Sur ce point, trois constats sont à retenir.

– Pour certains, écrire bien évoque la calligraphie. Et la plupart trouvent que leur écriture n’est pas belle.

– Les difficultés mises en avant relèvent systématiquement de l’orthographe et de la conjugaison.

– Interrogés plus avant sur leurs éventuelles difficultés à construire un texte, à enchainer des idées, ils sont comme étonnés de la question et leurs réponses sont claires : non, ils n’ont pas de difficultés à ce ni‐veau. Seuls deux des neuf élèves interrogés évoquent la chute du texte comme lieu problématique.

Tout se passe comme si l’orthographe empêchait de penser le texte comme une entité, comme si la question de l’écriture se résumait à « faire de l’orthographe ». Et c’est peut‐être encore plus vrai pour les élèves les plus en difficulté à l’écrit : pour eux, écrire sert à « améliorer l’orthographe », à « voir ses fautes », à « éviter les répétitions ». Une élève a « peur d’écrire mal », un autre « écrit comme ça vient ». Le poids socioculturel de l’orthographe semble peser lourd dans la perception qu’ont ces élèves de leurs capacités ou plutôt de leurs difficultés. L’orthographe fait de l’ombre au texte et les em‐pêche d’appréhender la dimension textuelle de l’écriture.

Écrivent‐ils en dehors de l’école ? Sur ce point les réponses sont très hé‐térogènes. Pour certains, écrire en dehors de l’école signifie : « faire les de‐voirs » (les leurs ou ceux des petits frères ou sœurs) ; ceux‐là n’écrivent rien d’autres. Deux élèves disent avoir écrit des poèmes (« avant, j’étais amou‐reux », avoue Diego). Un autre finit par dire qu’il utilise l’ordinateur pour correspondre avec ses amis. Il n’écrit d’ailleurs pas mais « parle avec d’autres personnes ». Pour cet élève, écrire, c’est « écrire sur une feuille ». Nous retrouvons avec ce public scolaire ce que d’autres enquêtes ont montré (Penloup, 1999) : garçons comme filles écrivent tous types de textes, et le disent, pourvu qu’ils se trouvent dans des conditions qui le leur permettent. Par contre, ce qui apparait dans ce questionnaire qui faisait suivre cette question d’une autre relative à la lecture, c’est que ces élèves lisent plus qu’ils n’écrivent. Que lisent‐ils ? Des « livres », disent‐ils au premier abord, des magazines, lorsqu’on leur demande de préciser. La réponse qui vient

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spontanément à deux élèves est le code de la route : « Je lis beaucoup avec mon code de la route en ce moment ». Les réponses des élèves font écho à l’appellation générique « livre » pour désigner tout support de lecture, mon‐trée par J. Bernardin à la suite d’interviews d’élèves de cours préparatoire (1997). Quant aux magazines, il s’agit des lectures privilégiées des lycéens (Barré‐De Miniac, 2006) quand ils ne sont pas soumis à des obligations sco‐laires fortes, notamment celle du baccalauréat de français (Baudelot, Cartier & Detrez, 1999/2002). Notons qu’ici les magazines cités, quand ils le sont, sont : les magazines people ainsi que les mots fléchés (et mots mêlés).

Une dernière question leur était systématiquement posée : ont‐ils beau‐coup de travail à faire à la maison ? Deux constats, d’ordres différents sont à retenir.

De manière unanime, la réponse est immédiate et négative. Et ceci in‐terroge fortement : est‐ce un constat de réalité ? Est‐ce un sentiment ? Au‐trement dit, auraient‐ils beaucoup de travail mais ne le perçoivent pas ? Ou : les enseignants renoncent‐ils à leur en donner, en raison de leurs faibles capacités, de leurs difficultés d’écriture ou du constat de démobilisation ? Il faut aussi considérer que ces élèves de BEP ont beaucoup d’heures de pré‐sence au lycée. En tout cas, ces propos tranchent avec ceux des lycéens de section générale et devraient donner matière à réflexion sur les pratiques en lycée professionnel.

Deux élèves sur les neuf interrogés répondent à la question sur « le tra‐vail à la maison » en terme ménager ou d’entretien domestique. Les soucis scolaires semblent loin une fois l’école quittée.

De manière générale, et comme cela a déjà été constaté dans d’autres enquêtes, la prise d’information relative aux représentations auprès de ce type de population scolaire pose de difficiles problèmes méthodologiques : les questions fermées risquent d’induire artificiellement des réponses ; les questions ouvertes mettent en difficulté les enquêtés déjà en difficulté avec le langage ; par ailleurs la moindre nuance dans la formulation des questions peut entrainer une modification totale des réponses. Ici il s’est surtout agi d’établir une photographie globale de la classe en termes de sentiments gé‐néraux éprouvés à l’égard de l’écrit. De ce point de vue, il ressort globale‐ment que si les élèves ont une image négative d’eux‐mêmes comme scripteurs, ils perçoivent ces difficultés comme étant des difficultés de sur‐face, et non comme des difficultés à construire un discours écrit. À l’oral, et lors de la passation de ce questionnaire notamment, on ne peut qu’être frap‐pé de la difficulté de ces mêmes élèves à construire un discours. Leurs ré‐ponses sont le plus souvent des monosyllabes ou des bribes d’énoncés.

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Pratiques langagières au lycée professionnel… __________________________ 187

Remarques conclusives 

Nous insisterons tout d’abord sur la difficulté de rendre compte d’une réalité complexe où se tissent la difficulté que représentent les activités de lecture et d’écriture au lycée professionnel et la complexité du rapport à la littéracie des jeunes adultes observés. La familiarité relative avec l’observatrice, que les élèves ont côtoyée plusieurs mois durant, ne nous semble pas suffire pour saisir les multiples spécificités de ces classes de lycée professionnel. Il faudrait sans doute passer encore plus de temps dans les échanges, formels et informels avec les élèves afin que leur histoire scolaire soit davantage prise en compte.

Nos observations nous ont cependant permis d’appréhender la difficile appropriation des savoirs en ce qui concerne la lecture et l’écriture pour ces jeunes, majeurs pour la plupart : leurs représentations de ce qu’est un dis‐cours écrit et de sa construction font sans doute obstacle aux apprentissages et à la nécessaire mise à distance de la langue de l’école. Ces élèves sont plus proches, en ce qui concerne les représentations, d’élèves beaucoup plus jeunes (Barré‐De Miniac, 1997 ; Bernardin, 1997). Tout se passe comme si l’école n’était pas parvenue à leur faire dépasser l’utilité immédiate de l’écriture qui est pour eux plus une pratique qu’un outil ; à leur permettre d’intégrer la matérialité de l’écriture à ses fonctions cognitives.

La spécificité de ce public appelle une attention particulière en forma‐tion des professeurs. Ces élèves sont pris en charge par des enseignants bi‐valents qui ont rarement fait des études de Lettres (la plupart ont une formation universitaire de géographie, d’histoire ou d’anglais) et à qui la bivalence n’a pas permis d’approfondir la didactique de la lecture et de l’écriture. Ces enseignants devraient pourtant être sensibilisés à un certain nombre de points que nos observations nous permettent de mettre en avant : prise en compte des représentations de l’écriture et de ses fonctions, décul‐pabilisation par rapport à la question de l’orthographe qui empêche de pen‐ser le texte, réflexion sur les genres (Y aurait‐il des genres réservés à des populations scolaires ? Et inaccessibles à d’autres ?), construction de la com‐préhension. Gageons que la réorganisation des filières au lycée professionnel (disparition programmée des brevets d’études professionnelles, mise en place de nouveaux programmes pour le baccalauréat professionnel, désor‐mais préparé en trois ans, avec la réaffirmation de priorités comme la mai‐trise de la langue et la construction de l’identité culturelle) permettront cette nécessaire réflexion.

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Références bibliographiques Barré‐De Miniac, C. (1997). La famille, l’école et l’écriture. Paris : INRP. Barré‐De Miniac, C. (2006). « Les pratiques de littératie des adolescents et des jeunes

adultes ». Dans L. Pasa, S. Ragano & J. Fijalkow (Éd.), Entrer dans l’écrit avec la littérature de jeunesse. (p. 49‐66). Paris : ESF.

Baudelot, C., Cartier, M. & Detrez, C. (1999/2002). Et pourtant, ils lisent. Paris : Seuil. Bernardin, J. (1997). Comment les enfants entrent dans la culture écrite. Paris : Retz. Falardeau, É., Fisher, C., Simard, C. & Sorin, N. (Éd.). (2004). Actes du 9e colloque de 

l’AIRDF : « Le  français : discipline  singulière, plurielle  ou  transversale ? »  (Qué‐bec, 26‐28 aout 2004). [En ligne] http://www.colloqueairdf.fse.ulaval.ca/actes/ (Page consultée le 23 novembre 2008). Québec : Université Laval.

Lahire, B. (1993). Culture  écrite  et  inégalités  scolaires :  sociologie  de  l’“échec  scolaire”  à l’école primaire. Lyon : PUL.

Lazar, A. (1999). Langages et travail : enjeux de formation. Lyon : INRP. Penloup, M.‐C. (1999). L’écriture extrascolaire des collégiens : des constats aux perspectives 

didactiques. Paris : ESF. Programmes Programme d’enseignement du  français dans  les classes de seconde professionnelle et termi‐

nale BEP, arrêté du 10 juillet 1992, BO n° 31 du 30 juillet 1992. Enseignement du français en CAP, arrêté du 26 juin 2002, BO hors série n° 5 du 29 aout

2002. Brevets d’études professionnelles,  documents  d’accompagnement  des  programmes  de 

français et histoire‐géographie, Ministère de l’Éducation nationale, 1993.

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Pratiques langagières au lycée professionnel… __________________________ 189

Annexe 

Tableau 1 : Déroulement des activités lors de la séquence 1  et liste des documents distribués 

     Oral, rappels 

Écrit réponse q

uestionnaire 

Correction qu

estionnaire  

Écriture de te

xte individuel

le Lecture

 Discus

sion hors séqu

ence   

séance 1  mn  doc.                Travail sur la représentation du roman policier et définition séance 2  mn                     doc. et  a              Travail sur  e de couverture  lecture image    doc. et  a              Exercices de lecture de l’image                 Correction collective    doc.  b              Travail individuel sur la relation titre/illustration                 Correction collective    doc.  c              Synthèse sur  e de couverture  QCM  séance 3  mn  doc. et  a              Travail sur texte  e de couverture  

Le secret de la femme en bleu                  Correction collective séance 4  mn                 À propos d’Indigène, vu la veille   doc. et  a              Reprise séance                     Suite travail séance    La santé par les plantes                  Correction collective                   Travail individuel sur Le chat qui vivait haut                  Correction collective   doc.  b              Lecture d’une synthèse par l’enseignant    doc. b               Écriture  e de couverture  avec contraintes  séance 5  mn   doc.                Suite écriture individuelle  e couverture  autoévaluation  séance 6  mn                     doc.                Suite écriture individuelle  e couverture                   Retour sur la visite d’entreprise faite la veille     doc.                Lecture voix haute : extrait de Chien jaune    doc.                Repérage champ lexical    doc.                Exercice de remise en ordre d’un texte séance 7  mn                  Discussion hors séquence 

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     Oral, rappels 

Écrit réponse q

uestionnaire 

Correction qu

estionnaire  

Écriture de te

xte individuel

le Lecture

 Discus

sion hors séqu

ence   

séance 8  mn                 Correction/reprise des textes   doc.                Reprise    doc.                 Exercice de repérage des verbes d’action                    durée  mn                   %    ,   ,   , , ,   ,  

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Stratégies d’apprenants adultes pour comprendre et se faire comprendre 

lors de la révision d’un texte 

Kristine Balslev 

TALES, UN)VERS)TÉ DE GENÈVE, SU)SSE Pour que l’enseignement‐apprentissage se déroule efficacement à tra‐

vers les interactions entre enseignant et apprenant dans la réalisation d’une tâche donnée, il est nécessaire que l’enseignant et l’apprenant se compren‐nent, c’est‐à‐dire qu’ils construisent, avec leurs significations, une zone de compréhension commune. C’est du moins le postulat des microgenèses di‐dactiques (Saada‐Robert & Balslev, 2006), postulat que l’on retrouve dans les travaux de la psychologie sociohistorique vygotskienne (Brossard, 2004 ; Brossard & Fijalkow, 1998 ; Grossen, 2001). Or, la construction d’une zone favorisant l’apprentissage est loin d’être évidente lorsqu’il s’agit d’enseigner‐apprendre le français écrit. En effet, les particularités du français écrit et des situations formelles d’apprentissage1 (Brossard, 1997, 2001) cons‐tituent des obstacles à la construction d’une telle zone. Pour mieux com‐prendre ce qui se passe entre un enseignant et un apprenant lorsqu’ils interagissent pour enseigner‐apprendre, nous nous sommes intéressée de près à un cours de français écrit destiné à des adultes qui veulent ou doivent revoir le programme de français de l’école obligatoire (Balslev, 2006). Les séances portant sur la production et la révision textuelle ont fait l’objet

1.– D’après Brossard (1997) les situations informelles d’apprentissage sont régies par une lo‐

gique de l’action et de la réussite (réussir un gâteau, réussir à fabriquer un arc et une flèche) alors que les situations formelles d’apprentissage sont gouvernées par une logique de la dé‐couverte et de l’explicitation.

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192 ______________________________________________________ Kristine Balslev

d’analyses microgénétiques didactiques qui consistent à reconstruire le chemi‐nement de la construction de connaissances sur un temps court dans une situation didactique donnée. Cette contribution vise à mettre en évidence les stratégies utilisées par une enseignante et deux apprenants adultes pour construire une zone de compréhension commune concernant l’identification des actions nécessaires à la révision textuelle et aussi à pointer ce qui fait obstacle à cette construction.

1. Références théoriques  

Notre cadre théorique est pluriréférentiel. Le concept de zone de compré‐hension commune émane du champ des microgenèses didactiques qui puise ses sources dans la psychologie développementale constructiviste et repose sur l’analyse des processus sociocognitifs qui permettent d’expliquer la trans‐formation des connaissances (Saada‐Robert & Balslev, 2006). Mais ce concept est aussi apparenté à celui de cadre  commun d’activités (Brossard, 2004) qui provient de la psychologie sociohistorique vygotskienne. De ce même champ disciplinaire, nous empruntons les concepts de significations objectives et subjectives (Brossard, 1997). Le concept de contrat  didactique (Brousseau, 1980, 2003) de la théorie des situations didactiques en mathématiques, prend une place importante dans notre analyse dans la mesure où il permet de mieux comprendre les places de l’enseignant et l’apprenant en interaction. Les concepts de stratégies  d’enseignement (Aeby Daghé & Dolz, 2007) et de tâche (Dolz, Schneuwly, Thévenaz & Wirthner, 2002 ; Goigoux, 2001) pro‐viennent, quant à eux, de la didactique du français.

L’étude des microgenèses didactiques porte sur la transformation des con‐naissances sur un temps court dans une situation didactique. Elle s’intéresse particulièrement à la dimension diachronique des interactions verbales en cherchant à cerner comment les apprenants construisent des significations nouvelles, ou transforment leurs significations, à travers les interactions avec leurs pairs et avec leur enseignant dans une situation didactique donnée. Elle postule que l’apprentissage dépend d’une zone de compréhension commune qui se coconstruit entre les partenaires (Martinet, Balslev & Saada‐Robert, 2007). Cette zone est constituée de la rencontre entre les significa‐tions attribuées au savoir par l’enseignant et par l’apprenant. Brossard (1997) distingue les significations objectives des significations subjectives. Alors que les premières sont produites collectivement par des pratiques antérieures et déposées dans le monde des objets œuvrés, les secondes sont davantage liées aux compétences de l’individu. C’est la prise en compte de la distance entre les significations objectives et subjectives ainsi que la transformation – grâce aux interactions avec l’enseignant dans une tâche donnée – qui inté‐resse les microgenèses didactiques.

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Stratégies d’apprenants adultes … lors de la révision d’un texte ___________ 193

Comme mentionnée plus haut, la notion de zone de compréhension commune est apparentée à celle cadre  commun  d’activités.  Brossard (2001) affirme que l’enseignant et l’apprenant doivent avoir en commun un certain nombre de significations à propos de l’activité en jeu pour que celle‐ci se déroule de manière coopérative. Il ajoute que c’est au sein d’un contexte intersubjectif que l’apprenant peut construire des significations nouvelles (Brossard, 2004). La manière dont ces significations se construisent et de‐viennent communes au cours même des interactions enseignant‐apprenant est au cœur de l’analyse des interactions.

La construction d’une zone de compréhension commune est tributaire du contrat  didactique que Brousseau (1980) a défini comme « ces habitudes (spécifiques) du maître attendues par les élèves et les comportements de l’élève attendus par le maître » (p. 181) et encore « l’ensemble des obligations réciproques et “sanctions” que chaque partenaire impose ou croit imposer, explicitement ou implicitement, aux autres ; et celles qu’on lui impose ou qu’il croit qu’on lui impose, à propos de la connaissance en cause. » (Brousseau, 2003, p. 6). Si les interactions enseignant‐apprenant sont en par‐tie soumises au contrat didactique, elles participent aussi à sa modification puisque ce dernier est le « résultat d’une “négociation” souvent implicite des modalités d’établissement des rapports entre un élève ou un groupe d’élèves, un certain milieu et un système éducatif. » (ibidem, p. 6). D’où vien‐nent les attentes de l’enseignant et des élèves ? Où les représentations des obligations et sanctions de chacun des partenaires ont‐elles été élaborées ? Qu’est‐ce qui favorise ou, au contraire, empêche une négociation ou une modification du contrat didactique ? Une prise en compte de certains aspects socioculturels en jeu dans une situation didactique apporte des éléments de réponses à ces questions. En effet, le passé social, culturel et scolaire des apprenants a un impact sur les attentes qu’ils ont vis‐à‐vis de leur ensei‐gnant, impact qui est amplifié lorsque les apprenants sont des adultes parce que leurs expériences scolaires passées sont plus longues. Cet aspect va être repris plus loin. Par ailleurs, nous nous permettons de relier les concepts de rôles et de places avec celle de contrat didactique. Alors que le rôle est fixe, prédéfini et se situe à un niveau d’analyse macrosociale ; la place présente un caractère plus souple et se place à un niveau d’analyse microsociale (Grossen, Liengme Bessire & Perret‐Clermont, 1997). Le contrat didactique implique des rôles différents – le rôle d’enseignant se distingue nettement du rôle d’élève –, mais lors du déroulement même de l’interaction les places peuvent se distinguer des rôles et contribuer à modifier le contrat didactique (si par exemple un élève valide une réponse ou une solution à la place de l’enseignant).

Pour un apprenant, s’autoriser à questionner les paroles de l’en‐seignante, à demander des explications, à expliciter ses propres significa‐

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194 ______________________________________________________ Kristine Balslev

tions, ou seulement s’accorder le droit de répondre aux demandes ou ques‐tions de l’enseignant sont des attitudes tributaires des attentes évoquées par Brousseau (1980) et donne des indications sur la place qu’il s’accorde dans l’interaction avec l’enseignant. De ces attitudes dépendra en partie l’articulation ou la rencontre entre les significations de l’apprenant et celles de l’enseignant. Cette articulation prend une configuration que nous avons nommée « pattern de construction de sens » (tableau 1) et débouche sur une zone de compréhension plus ou moins commune. Le repérage de ces « pat‐terns » a pour fonction de pointer l’état de la zone de compréhension en mettant en évidence les significations qui dominent (celles de l’apprenant ou celles de l’enseignant ?) ; la proximité des significations ou la distance entre elles et leur articulation.

Dans la présente contribution, nous nous intéressons plus particulière‐ment à la rencontre entre les significations de l’enseignant et de l’apprenant et leur transformation dans la définition, mouvante, de la tâche de révision textuelle et des actions qu’elle requiert (c’est‐à‐dire identifier une erreur ou un problème, trouver un moyen corriger l’erreur ou de résoudre le pro‐blème, modifier, évaluer la modification).

« Quelles connaissances sont susceptibles d’être construites dans une si‐tuation didactique donnée ? » constitue une question fondamentale à l’étude des microgenèses didactiques et une analyse a priori de la  tâche permet d’y répondre (Saada‐Robert & Mazurczak, 2002) c’est « (…) essentiellement au travers et pour des tâches à réaliser que les connaissances et capacités des élèves se transforment. » (Dolz  et al., 2002, p. 3). En fixant des objectifs, en pointant des objets de savoirs, en découpant et en organisant le savoir, etc. la tâche constitue le déjà‐là qui préexiste à la situation didactique (Astolfi, Darot, Ginsburger‐Vogel & Toussaint, 1997/1998) et participe ainsi à former le contrat didactique. Dans la perspective des microgenèses didactiques, il s’agit d’étudier la coopération, l’ajustement et la compréhension réciproque entre enseignant et apprenants lors de la réalisation d’une tâche et, ce fai‐sant, identifier ce qui amène l’apprenant à construire de nouvelles connais‐sances.

La construction d’une zone de compréhension commune requiert des stratégies tant de la part de l’enseignant que de l’apprenant. La notion de stratégie est habituellement apparentée à l’apprentissage. En psychologie cognitive, il est question de stratégies de résolution de problèmes. La straté‐gie implique que face à un obstacle, il existe plusieurs manières de le dépas‐ser et que chaque stratégie dépend d’une décision provisoire (Aeby Daghé & Dolz, 2007). Estimant que l’enseignant et l’apprenant mettent en œuvre des stratégies pour comprendre et se faire comprendre (comme reformuler l’énoncé de l’autre ; affirmer ne pas comprendre ; demander davantage d’explications ; défendre une proposition de modifications ; etc.), nous par‐

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Stratégies d’apprenants adultes … lors de la révision d’un texte ___________ 195

lons de stratégies à un niveau plus local, directement en lien avec la zone de compréhension. Ces stratégies dépendent des attentes de chacun vis‐à‐vis de son interlocuteur et sont guidées par des intentions.

2. Terrain investigué et démarche d’analyse des données 

La présente recherche porte sur les pratiques ordinaires se déroulant dans le terrain de l’enseignement de la langue écrite à des adultes dits « fai‐blement qualifiés ». Le public concerné est constitué de personnes scolarisées dans des pays non francophones ou victimes d’échec scolaire : c’est‐à‐dire des personnes ayant quitté l’école avant ou à la fin de la scolarité obligatoire. Nous avons filmé et analysé les interactions prenant place lors de séances de révision textuelle entre une enseignante et cinq apprenants. Étant donné que le cours fonctionne de manière individualisée, plusieurs dyades comprenant une même enseignante et chacun des cinq apprenants ont été filmées. Les séances de révision textuelle sont au nombre de dix et ont duré entre 30 et 60 minutes. Ce cours regroupe des apprenants qui ont comme seul trait com‐mun d’avoir à améliorer leurs compétences scripturales et textuelles et de nombreuses différences : pour certains, il s’agit de mieux apprendre à écrire (par exemple les adultes francophones ayant été scolarisés jusqu’à l’âge de 12 ans) alors que pour d’autres, il s’agit en plus de comprendre le fonction‐nement même du français écrit (par exemple, les adultes scolarisés dans des pays non francophones et maîtrisant le français à l’oral, mais pas à l’écrit). Le cours est donc composé d’un public hétérogène et les profils socioculturels y sont variés. Pour la présente communication, les séances de révision tex‐tuelle concernant deux apprenants, Nina et Marcel, ont été choisis. Nina a 30 ans et est d’origine portugaise. Elle a poursuivi sa scolarité au Portugal jus‐qu’à la fin de l’école primaire et travaille comme aide‐soignante. Marcel a 33 ans et est d’origine suisse. Comme Nina, il a arrêté sa scolarité à la fin de l’école primaire (en Suisse romande). Il est actuellement en recherche d’emploi.

Les données de la recherche sont constituées d’enregistrements audio‐visuels de séances de révision textuelle, d’enregistrements audio des entre‐tiens a  posteriori avec l’enseignante observée et des textes produits par les apprenants. Les séances d’enregistrements audiovisuels sont transcrites puis analysées selon les procédés des microgenèses didactiques (Balslev & Saada‐Robert, 2007). Ces procédés consistent :

1– à segmenter les verbatims2 en unités de sens (US), c’est‐à‐dire en unités minimales analysables, renvoyant aux intentions guidant les énoncés des partenaires à propos du savoir. Chaque unité

2.– Les verbatims sont des transcriptions complètes d’enregistrements audio ou audiovisuels

(Deslauriers, 1991).

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196 ______________________________________________________ Kristine Balslev

est définie selon sa composante du savoir (par exemple, s’il est question des relations entre les éléments d’une phrase, la com‐posante du savoir identifiée sera la syntaxe) et l’intention qui la sous‐tend (par exemple, si l’enseignante reformule un énoncé en vue de le corriger, l’intention identifiée reformuler pour corriger)

2– sur la base de cette première segmentation – à découper le ver‐batim en séquences  microgénétiques, c’est‐à‐dire en une suite d’unités de sens portant sur une même composante du savoir ou des composantes proches les unes des autres ;

3– à caractériser la zone de compréhension à l’intérieur de chacune des séquences en leur attribuant un pattern de construction de sens (voir les cinq patterns identifiés dans le tableau 1 tiré de Martinet, Balslev & Saada‐Robert, 2007).

Tableau 1 : Définition et exemplification des patterns de construction de sens 

Patterns  Définition  Exemples 

juxtaposition des significations 

Lorsque l’enseignant et l’apprenant activent des significations disjointes à propos du savoir en jeu.  Alors que l’enseignante demande à l’apprenant d’expliquer pourquoi une erreur en est une, celui‐ci propose une modification de l’erreur. significations imposées 

Lorsque l’enseignant impose ses significa‐tions sans chercher à connaître celles de l’élève.  L’enseignant explique pourquoi il faut une majuscule au début de la phrase sans s’appuyer sur la signification qu’en a l’apprenant. accès aux signifi­cations de l’apprenant 

Lorsque l’enseignant cherche à percer les significations sous‐jacentes aux actions de l’élève ou que celui‐ci donne spontanément à « voir » ses significations. Sur demande ou non de l’enseignant, l’apprenant explicite la manière dont il s’y est pris pour modifier une phrase. 

significations conjointes en construction 

Lorsque l’enseignante, consciente des signifi‐cations attribuées par l’élève, pose des ques‐tions ou fournit des explications permettant à ce dernier de trouver une solution nouvelle. L’apprenant formule un énoncé ne respectant pas la syntaxe écrite et l’enseignante lui demande « comment on pourrait dire ça autrement ? ». 

significations partagées 

Lorsque l’enseignant et l’apprenant se com‐prennent immédiatement, c’est‐à‐dire qu’ils activent les mêmes significations.  L’enseignante demande à l’apprenant de corriger l’orthographe d’un mot et celui‐ci y parvient immédiatement. 

3. Résultats 

Dans le but d’appréhender les stratégies que l’enseignante et les appre‐nants mettent en œuvre pour établir une zone de compréhension commune à propos de l’identification des erreurs ou de problèmes dans une produc‐tion textuelle, nous avons sélectionné les séquences de deux séances de révi‐sion textuelle dans lesquelles la zone de compréhension est en voie de devenir commune (c’est‐à‐dire ou les patterns « accès aux significations de l’apprenant » ou « significations conjointes en construction » apparaissent) – et où il s’agit d’identifier un problème ou une erreur. Des séquences éma‐nent de séances de révision à propos de productions textuelles répondant à

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la consigne suivante : « Vous faites partie d’une association qui vous a de‐mandé d’organiser un voyage de trois jours pour ses membres. Vous organi‐sez le voyage, puis vous envoyez une lettre aux membres de l’association pour leur présenter votre projet. ». Quatre séquences émanant de la séance de révision textuelle concernant Nina, et cinq autres de la séance de révision textuelle impliquant Marcel sont analysées.

Les tableaux suivants présentent des séquences découpées en unités de sens (regroupées autour d’une erreur ou maladresse dans les productions textuelles) et catégorisées selon les intentions des interlocuteurs. Une analyse essentiellement inductive a permis de dégager une série d’intentions comme identifier une erreur ou un problème ; reformuler un énoncé antérieur ; ac‐cepter un énoncé précédent ; fournir une aide ; valider positivement ou né‐gativement une réponse ou une modification ; mieux comprendre un énoncé ou une démarche antérieurs ; proposer une modification ; réorienter une réponse ; expliquer une démarche, une règle, une solution, etc.

Tableau 2 : Identifications de problèmes dans la production textuelle de Nina3 

N° US  Énoncés de l’enseignante  Énoncés de l’apprenant  Intentions 

SÉQUENCE II : composante syntaxique (Nina a écrit « Nous avons une participation de 20 Fr. » et l’enseignante estime que cette formulation n’est pas satisfaisante)   est‐ce que vous comprenez ce que je dis là ?    Identifier avec 

l’apprenant     oui je comprends mais je ne sais pas comment inverser la phrase   reformuler pour comprendre 

  comment dire autrement ?     reformuler une reformulation pour comprendre     oui   accepter un énoncé précédent ‐   …        si vous me racontiez ?     fournir une aide     votre participation sera de   francs  proposer une modifi­cation ‐   …        oui exactement    valider positivement une proposition de modification 

SÉQUENCE VI : composante lexicale (Nina a utilisé le pronom « on » plutôt que le pronom « nous »)   à votre avis pourquoi j’ai mis une vague en dessous de ce « on » ?    identifier avec l’apprenant     je ne sais pas  …   comprendre 

3.– La séance de révision textuelle concernant Nina et l’enseignante est découpée en 21 séquen‐

ces et 252 unités de sens.

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‐   …        parce qu’au fait je vous avais pas dit que quand on parle on va souvent dire « on » mais quand on écrit on va préférer utiliser « nous » // donc vous allez remplacer ce « on » par « nous »  …    identifier une erreur 

et modifier production textuelle 

    D’accord  accepter énoncé précédent     Nina remplace les « on » 

par « nous » modifier des mots 

SÉQUENCE X : composante « cohérence du texte » (Nina a écrit « 18 heures du matin au lieu de « 6h du matin »)   vous voyez ce qui ne va pas ?    identifier avec 

l’apprenant ‐  …      

    j’ai pas vu là le pro‐blème  …   comprendre 

  …        le problème c’est que le départ est fixé à  h  et nous arrivons vers  h du matin    Identifier une erreur 

  …          ben  h ça peut être h du matin  Identifier une erreur 

‐       

  parce que pour vous  h  ça peut aussi être le matin ? D’accord bon ok/ on laisse ça de côté / on en parlera demain / donc c’est  h      valider négativement et modifier produc­tion textuelle  

SÉQUENCE XIII : cohésion verbale (Nina a écrit « nous prévoirons de faire du ski », formulation que l’enseignante juge insatisfaisante)   là Le samedi nous prévoirons de faire du ski si vous utilisez le futur c’est pas la peine / vous êtes en train de dire ce qu’on fera     identifier une erreur 

‐  …      

    nous irons faire du ski …   proposer une modifi­cation   …        ou bien encore plus simple ?    réorienter ‐       

    nous allons faire ?  proposer une modifi­cation   mais non !     valider négativement 

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‐       

    nous ferons  proposer une modifi­cation   voilà !    valider positivement 

Tableau 3 : Identifications de problèmes dans la production textuelle de Marcel4 

SÉQUENCE III : cohérence (Marcel ne donne aucune indication sur la nécessité pour les adultes de s’inscrire)   oui je voulais vous demander ça / pour les personnes qui voudraient prendre leurs enfants ils devront le signaler au plus vite et une parti­cipation de cent francs sera demandée / c’est par enfant ça ?  …  vous voulez pas dire comment les adultes doivent faire pour s’inscrire ? 

  Identifier 

‐  …          ben ils sont déjà inscrits  expliquer  ‐         mais ils vont pas tous venir à Disney Land    identifier un 

problème     ben justement pour les per­sonnes qui voudraient prendre leurs enfants / ils devraient le signaler au plus vite  …  Donc ils signalent si ils prennent les enfants / ah ouais d’accord 

identifier un problème 

‐  …        il faut quand même qu’ils disent s’ils veulent venir ou pas    identifier du 

problème     ouais avec une réponse   proposer une modification 

SÉQUENCE VII : orthographe et lexique (La préposition « où » a été supprimée dans une phrase du texte)    …  il y a quelque chose qui manque là/ un petit mot     identifier une erreur 

    oui   accepter un énoncé précédent   où une petite collation sera servie à l’arrivée du 

car / ben non faut pas l’enlever    valider négati­vement une modification effectuée     ben alors pourquoi vous l’avez souligné ?  comprendre 

4.– La séance de révision textuelle concernant Marcel et l’enseignante est découpée en 34 sé‐

quences et 375 unités de sens.

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  …        parce qu’il y a quelque chose qui va pas / alors il y a deux « ou »    expliquer 

  …        non / y a « ou » / c’est le chat ou le chien puis « où » / c’est l’hôtel où une petite collation    valider négati­vement et expli­quer ‐  …      

    c’est quoi c’est cet accent qui est là‐haut ?  comprendre 

  oui/ c’est un accent grave     expliquer ‐  …          ah mon dieu  rires  )ls ont été le chercher où celui‐là ?  comprendre 

  ben c’est un autre mot     expliquer     ah d’accord je croyais que vous l’aviez souligné par que je pensais que c’était un mot qui avait pas besoin de le mettre  comprendre 

SÉQUENCE VIII : orthographe (il manque un E à l’adjectif « petite »)    …  dites­moi là je lis « une petit »  

  identifier une erreur     ouais, une petite   identifier   vous avez écrit « petit » / il manque quelque chose pour que ça fasse « petite »    identifier 

    il manque le E   modifier un mot   oui     valider positive­ment     je l’avais mis mais vous l’aviez souligné  comprendre 

  c’est pas la même chose / là on parle du petit déjeuner / c’est petit déjeuner et petite colla‐tion     expliquer 

‐           ah d’accord   accepter énoncé 

précédent SÉQUENCE XIII : lexique et cohérence (l’enseignante estime que la préposition « vers » est utilisée trop souvent dans le texte)   alors // bon y a un peu souvent « vers »/hm/    identifier pro­

blème     j’aime bien la couleur vert rires   expliquer 

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  oui mais justement là c’est pas la couleur/ mais bon    valider négati­vement     Non  accepter     là je devrai mettre « aux alen‐tours »/ nous arriverons sur 

place aux alentours de 23h/  proposer une modification 

  (E. relit silencieusement le texte de Marcel)       ou bien vous faites ça/ ou bien vous laissez/ ou bien de temps en temps au lieu de mettre « vers » vous mettez « à »/ vous décidez que c’est c’est une heure de départ ferme/ c’est comme vous voulez/ ou bien vous laissez 

  proposer une modification 

    ben c’est‐à‐dire que comme c’est un voyage en car/ y a des montées/ y a des stops/ y a des feux_ expliquer 

  non mais là c’est à une heure de départ/    expliquer     non c’est l’heure d’arrivée (Marcel pointe le « vers » de « vers 23h30 »)  expliquer 

  non mais moi je parle de celui­là  rires  (E. pointe le « vers » de « vers 18h45 »)    expliquer 

    ah d’accord/ ouais/  accepter énoncé précédent   y en a quelques uns où vous pourrez décider d’une heure ferme    proposer des modifications     ouais nous partirons sur Ge‐nève vers  h / c’est pas 

précis qu’il parte à 18h45/ 

expliquer 

  bon ben alors on laisse comme ça    accepter     y en a toujours un qui traîne la savate hein/  rires  / qui a pas fini son café/ ou  expliquer 

  rires  c’est bon/ c’est bon/    accepter énoncé précédent 

En posant des questions telles que « vous comprenez ce que je dis là ? » (séq. II, US 6), « à votre avis, pourquoi j’ai mis une vague en dessous de ce “on” ? » (séq. VI, US 71) ou « vous voyez ce qui ne va pas ? » (séq. X, US 100), l’enseignante cherche à engager Nina dans la phase d’identification du problème. Dans la séquence II, Nina reformule le problème pour mieux comprendre puis donne la réponse. Dans la séquence VI, elle répond « je ne sais pas » à l’invitation à expliquer le problème de pronoms identifié par l’enseignante, puis, après avoir entendu les explications et propositions de modifications, elle procède à la modification effective des pronoms. À la séquence X, elle montre que pour elle l’erreur repérée par l’enseignante n’en est pas une. Dans la séquence XIII, l’enseignante identifie l’erreur et laisse

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Nina proposer une modification en la réorientant pour qu’elle propose la modification attendue. Nina s’autorise à montrer qu’elle ne comprend pas ou qu’elle ne sait pas certaines choses, mais ne questionne pas les affirma‐tions de l’enseignante et exprime très discrètement son point de vue. Sa place dans l’interaction est fortement soumise à celle de l’enseignant. De plus, l’enseignante tend à proposer de plus en plus de modifications plutôt que de laisser l’apprenante en proposer elle‐même. La stratégie de l’enseignante consistant à partager le travail d’identification du problème tend à être remplacée par une stratégie se résumant à proposer une modifi‐cation et à expliquer pourquoi elle est meilleure.

L’analyse des séquences concernant Marcel montre des interactions se déroulant différemment de celles impliquant Nina. En effet, l’enseignante débute souvent par une même stratégie, consistant à amener l’apprenant à lui‐même formuler une identification du problème et à proposer une modifi‐cation. Mais contrairement à Nina, Marcel garde une place importante dans ce processus et donne des explications sur ses choix (séq. III, US 22) ou entre dans le processus d’identification du problème (séq. III, US 28). Par mo‐ments, il montre qu’il veut comprendre les interventions de l’enseignante (séq. VII, US 135, US 149) ou expose clairement son étonnement face à cer‐taines règles orthographiques (séq. VII, US 143‐147). Dans la séquence 8, il parvient même à justifier pourquoi il ne modifiera pas un problème identifié par l’enseignante (Marcel a répété plusieurs fois la préposition « vers » et l’enseignante aimerait qu’il la remplace par d’autres prépositions).

Les deux apprenants présentent des figures contrastées en ce qui con‐cerne leur place dans l’interaction : alors que Nina reste plutôt « silen‐cieuse », Marcel donne clairement à voir ses significations et n’accepte pas toutes les modifications que l’enseignante propose à son texte. Il adopte une place lui permettant de négocier la révision de son texte, il défend son travail et questionne les propositions et remarques de l’enseignante. Ses significa‐tions étant accessibles, il semblerait plus facile pour l’enseignante de cons‐truire une zone de compréhension commune avec Marcel.

4. Discussion 

Malgré les tentatives de l’enseignante d’intégrer davantage Nina dans les actions, celles‐ci demeurent vaines. De plus, ses interventions, au départ ouvertes, sont peu à peu remplacées par des interventions davantage direc‐tives. Serait‐il bénéfique pour l’apprenant d’expliciter sa définition du con‐trat didactique pour pouvoir transformer sa représentation de ce qu’est apprendre à l’aide d’un enseignant ? Ou alors est‐il plus important que l’enseignant tente de modifier cette définition de manière plus subtile ? Par exemple en poussant l’apprenant à dévoiler ses significations subjectives

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malgré ses résistances ou en l’encourageant à adopter une posture autorisant la négociation, la défense de son point de vue, voire le questionnement des paroles de l’enseignant. En effet, dans les séquences analysées, peut‐être qu’en encourageant davantage l’apprenant à participer au processus d’identification d’erreurs ou de problèmes, l’enseignante aurait pu créer une dynamique dans laquelle les significations sont à même de se rencontrer. Nous nous demandons aussi si une défense trop importante des significa‐tions subjectives (attitude qu’on retrouve chez Marcel) ne constitue pas un obstacle à l’apprentissage : à force de justifier ses propres significations, n’empêche‐t‐il pas leurs transformations ?

La différence entre Nina et Marcel dans leur place dans l’interaction s’explique en partie par leurs attentes vis‐à‐vis de l’enseignante, c’est‐à‐dire de leur définition du contrat didactique. Alors que Nina ne se permet pas de mettre en doute ce que dit l’enseignante, face à celle‐ci, Marcel trouve des arguments pour justifier sa manière d’écrire. Cette définition provient, d’après nous, en partie des expériences scolaires antérieures des apprenants et de leur appartenance socioculturelle. Il est fort probable que la façon dont les apprenants incorporent leur appartenance socioculturelle, c’est‐à‐dire leur habitus (Bourdieu, 1981), les amène à adopter une place plus ou moins docile face à l’enseignant. En d’autres mots, nous considérons que l’habitus des apprenants a un effet sur leur manière d’interagir et sur les stratégies qu’ils activent pour comprendre et se faire comprendre. Pour finir, nous émettons l’hypothèse qu’une prise de conscience par l’enseignant de la défi‐nition du contrat didactique des apprenants – teintée par leur appartenance socioculturelle – peut être le point de départ d’une transformation de la dy‐namique des interactions enseignant‐apprenant. Cette prise de conscience implique de considérer que l’appartenance socioculturelle des apprenants fait partie des contraintes de la situation didactique.

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Milieux socioculturels différenciés et conduite de l’interaction didactique 

en classe de français au collège 

Christina Romain 

PAROLE ET LANGAGE  UMR  , )UFM A)X‐MARSE)LLE, UN)VERS)TÉ DE PROVENCE, A)X‐EN‐PROVENCE, FRANCE  À l’origine les participants d’une situation d’enseignement ont des

« positions statutaires » (Vion, 1992, p. 78 ; 1999) asymétriques définies par l’institution qui déterminent leurs places respectives dans l’interaction di‐dactique. L’analyse proposée vise à étudier l’évolution de ces places en fonc‐tion du déroulement de l’interaction dans une perspective contrastive (milieux socioculturels différenciés) et s’inscrit dans une approche pragma‐tique s’inspirant de travaux menés tant en pragmatique qu’en linguistique interactionnelle. Le modèle de Brown et Levinson (1978, 1987) prolongé par Kerbrat‐Orecchioni (1996) est tout particulièrement utile pour mettre en exergue la gestion de cette relation interpersonnelle. Les notions de poli‐tesse, en tant qu’ensemble de procédés que le locuteur met en œuvre pour ménager ou valoriser son partenaire d’interaction, mais aussi de distance interpersonnelle sont privilégiées. Dans un premier temps, l’analyse porte donc sur les procédés de réajustement ou de négociation de la relation inter‐personnelle qui sont mis en œuvre par les enseignantes lorsque leur place dominante est remise en cause par un ou plusieurs élèves. Afin d’étudier cette variable gestion de la relation interpersonnelle certains indicateurs de position haute ont  été  retenus  (cf.  analyse  conduite  par Kerbrat‐Orecchioni,  1991,  p. 319‐349) : relation complémentaire, déictiques de personne (je/tu/vous, etc.), impératif, prénom de l’élève, ratés des tours de parole (interruption, chevauchement),

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menaces et/ou atteintes portées à la face de l’enseignante conduisant à une réactivité ou à une absence de réactivité de la part de cette dernière. À ce stade et suivant en cela Aubergé (2002), Delais‐Roussarie (2007), Duez (1987), Faraco et Kida (2003), Lacheret‐Dujour et Beaugendre (1999), Léon (1971) et Lucci (1979), nous signalerons que certains indicateurs prosodiques (accentuation de syllabes et de mots, rupture sans pause, pause très brève ou brève, intonation montante, intonation implicative) ont également été étu‐diés pour les besoins de l’analyse et ont fait l’objet d’une publication spéci‐fique (Romain, 2007a). Une fois la gestion interpersonnelle décrite, nous nous proposons d’examiner dans quelles mesures cette gestion de la relation interpersonnelle, supposée différenciée en fonction de l’appartenance socio‐culturelle des élèves considérés, a une influence sur la conduite des activités littéraires et métalinguistiques faisant intervenir la classique séquence inter‐rogative‐informationnelle, c’est‐à‐dire la séquence initiée par un acte direc‐teur produit par l’enseignante de forme interrogatif (question), que suivent un ou plusieurs actes subordonnés produits par les élèves (réponses), pou‐vant donner lieu – dans le cas où ils ne sont pas conclusifs – à une ou plu‐sieurs stratégies produites par l’enseignante pour obtenir une réponse concluante, pour finalement se clôturer par la production de l’acte d’évaluation final par l’enseignante. Ces séquences appartiennent à la catégo‐rie des séquences de travail proprement dites, par opposition à celle des sé‐quences parasitaires ou perturbatrices qui correspondent à l’altération de ces dernières par des commentaires et/ou des contestations portés sur les propos de l’enseignante ou encore par des conversations entre élèves faisant digres‐sion avec la thématique pédagogicodidactique. Dans  le cadre de  l’étude cette seconde  variable,  à  savoir  la  structuration  de  l’échange  question/réponse(s)/éva‐luation conclusive  (im)médiate,  les  indicateurs retenus sont  les  suivants : la na‐ture des questions, les stratégies des enseignantes afin d’obtenir une réponse concluante, les marqueurs d’évaluation conclusive. Cette analyse traitera donc des différents composants de la structure des échanges interrogatifs‐informationnels et ce quelle que soit leur forme. Pour mener à bien cette étude, nous avons utilisé la classification de Sprenger‐Charolles (1983) ainsi que, dans une moindre mesure, une étude de Ricci (1996). À ce stade, il con‐vient de mettre en garde contre une analyse qui consisterait à se focaliser sur les moments où l’enseignante cherche à obtenir des réponses, puisqu’une telle étude risquerait de donner une image un peu biaisée du rôle du péda‐gogue car finalement la structure de tels dispositifs de communication est plus monologique que réellement dialogique. Ainsi, si notre démarche vise à décrire les composantes de cette séquence interrogative‐informationnelle, elle s’inscrit également dans une perspective d’analyse contrastive plus large en ce qu’elle cherche à établir les éventuelles influences subit par ces compo‐

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santes du fait d’une gestion différenciée de la relation interpersonnelle en‐seignante/élève(s).

1. Méthodologie 

Cette analyse contrastive, en ce qu’elle prend en compte l’appartenance socioculturelle des élèves, repose donc sur l’étude du rapport de places insti‐tutionnelles classique qui prédétermine la relation interactionnelle en classe. L’étude a pour but de mettre en évidence les vraisemblables influences d’une gestion différenciée de la relation interpersonnelle maître/élève(s) sur le bon déroulement de la séance de cours et plus particulièrement du méca‐nisme question/réponse. Le terrain d’étude est composé de huit classes de 4e et de 3e de deux collèges : un collège classé ZEP de la ville de Vitrolles (B) et un collège de la ville de Marseille (A). Nous avons procédé à des enregis‐trements audio parmi lesquels nous avons sélectionnés 16 heures de cours de français, que nous avons par la suite transcrites et qui ont donné lieu à un dépouillement statistique avant d’être analysées. Les données sociocultu‐relles ont été établies à partir de la localisation géographique et « institution‐nelle » des établissements, du compte rendu des fiches administratives des élèves par le corps enseignant et du traitement de près de deux cents ques‐tionnaires remplis par les élèves des deux collèges.

Notre hypothèse de départ est que nous trouverons dans les enregis‐trements effectués dans le collège inscrit en ZEP des difficultés de gestion de l’interaction didactique qui s’inscrirait dans le cadre d’une situation portant continuellement des atteintes répétées à l’encontre de la face de l’enseignante. Situation qui serait en opposition, tout de même plus relative que radicale, avec celle rencontrée dans le collège de Marseille. Ainsi, cette communication se propose d’examiner dans quelles mesures des atteintes supposées répétées à la face des enseignantes en milieu difficile induit des disparités dans le traitement de l’échange interrogatif‐informationnel eu égard au traitement de ce même échange par les enseignantes en milieu fa‐cile. La mise en correspondance des différents  indicateurs retenus pour  les besoins de  l’analyse visera à permettre de mieux comprendre  les  stratégies discursives des protagonistes  et,  surtout,  de  voir  dans  quelles mesures  deux  gestions  supposées divergentes de  la relation  interpersonnelle entre  les deux catégories d’enseignantes altèrent  ou  non  la  construction  de  l’échange  interrogatif‐informationnel  en  tant qu’échange classique de l’interaction didactique. 

2. Gestion différenciée de la relation interpersonnelle 

Le système d’expression de la relation interpersonnelle, ayant comme épicentre le respect des faces de chacun, s’organise autour d’une relation horizontale (distance vs familiarité), d’une relation verticale (le système des

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places, dominant vs dominé) et d’une relation conflictuelle/consensuelle (agonale vs irénique). Si les événements interactionnels sont déterminés par les données contextuelles, produites dans le cadre interactionnel de l’institution scolaire, ces événements ne cessent en même temps de remode‐ler ces mêmes données qui les déterminent. En principe dans ce cadre inte‐ractif, les règles qui régissent les marqueurs de distance relèvent d’un cadre strictement défini pouvant être plus ou moins transgressé mais toujours avec l’assentiment des enseignantes. Ainsi, quel que soit le contexte, la face des enseignantes est préservée lorsque celles‐ci se trouvent être en positionne‐ment de type haut. Par ailleurs, lorsque les enseignantes occupent une posi‐tion haute restaurée cela signifie que leur face a subi une agression ou à tout le moins une tentative de déstabilisation, mais surtout que cette situation a conduit ces mêmes enseignantes à adopter une attitude restauratrice de la distance ou bien encore une attitude défensive, anticipatrice et donc préser‐vatrice. Cette gestion de la perturbation de l’interaction didactique classique par les enseignantes conduit à une « remise à place » des élèves mais aussi d’elles‐mêmes. Les places initiales de chacun sont restaurées, la face des enseignantes est réhabilitée et celle des élèves est ternie. Cette situation cor‐respond effectivement à celle observée en milieu dit favorisé où la relation interpersonnelle repose sur un rapport de force symbolique (au profit des enseignantes) :

P — tiens‐toi correctement E — j’ai fait tomber le crayon P — je m’en fous tiens‐toi correctement

Les enseignantes dans ce type de milieu imposent donc par leur posi‐tion haute et leur position haute restaurée le style de l’interaction, le proto‐cole, ses enjeux et ses règles conformément au contexte institutionnel ; elles usent notamment de marqueurs paraverbaux (prosodiques et vocaux), d’intensité articulatoire et du timbre de leur voix, du débit et de l’articulation de leurs phonèmes (Romain, 2007a).

Au contraire, en milieu dit défavorisé, les enseignantes assouplissent considérablement leurs taxèmes verbaux, il s’agit pour elles de ne pas faire peser trop de poids institutionnel sur leurs élèves, ceci les conduit à reculer leur seuil de tolérance et à rechercher la coopération au point de ne pas rele‐ver des atteintes portées à leur face, qui dans le cas contraire pourraient peut‐être bien les conduire à la perdre définitivement, et donc à occuper momentanément mais de façon récursive une position basse :

P — voilà/ HICHEM il a un livre il sert à RIEN/ ABSOLUMENT à RIEN/ il décore la table là vous voyez t’as pas chut suivi/ on aurait mieux fait de le donner à des filles qui auraient travaillé E1 — qu’est‐ce qu’elle veut <agacement > <… ?> P — vous avez compris l’ensemble du texte malgré tout + l’idée >

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Le problème des altérations et de la gestion du rapport de force maître/élève(s) se pose donc essentiellement en milieu difficile puisque l’analyse a montré que les séquences de travail – séquences tâches et sé‐quences guides – sont très largement majoritaires en milieu socioculturel dit favorisé, tandis qu’en milieu socioculturel dit défavorisé, elles alternent ré‐gulièrement avec des séquences parasitaires – séquences conversationnelles entre élèves, séquences réactives, séquences régulatrices.

Ce contexte explique les difficultés rencontrées par les enseignantes en milieu difficile à tenir un échange discursif de son initiation à sa clôture, contrairement à ce qui se produit en milieu facile. Les enseignantes quel que soit le milieu considéré adaptent donc leur contenu discursif afin de sollici‐ter au mieux les élèves mais n’y parviennent pas toujours face à des adoles‐cents difficiles. Par conséquent, dans un contexte où la situation de communication est dépendante d’une attitude désinvolte et potentiellement agressive de certains élèves qui mettent les enseignantes régulièrement en position basse, ces dernières adoptent une conduite qui tend à dissiper cette tension ambiante, peu favorable à une situation d’apprentissage, par la mise en œuvre de procédés de réajustements et de négociation de la relation in‐terpersonnelle, privilégiant la coopération à l’autorité, ceci afin d’éviter la réalisation d’un conflit, potentiellement déstabilisateur pour le reste de la séquence, tendant à émerger avec un ou des élève(s). De fait, des stratégies d’évitement apparaissent là où en milieu dit favorisé une attitude agonale sera nettement affirmée. Plus précisément, en milieu difficile les ensei‐gnantes sont mises en position basse – une position soumise et donc tolé‐rante – et ne cherchent pas ou ne réussissent pas à restaurer leur position haute initiale, mais plutôt sont conduites à élaborer des stratégies de conci‐liation ou de négociation ou encore de fuite (tels que la dérision de leurs propres propos, l’abstention, la compensation, la concession, la justification, l’esquive ou la feinte de l’ignorance afin de gérer une situation qui pourrait dégénérer en conflit) afin de gérer ces manifestations (actes menaçants ou directifs, critiques ou réfutations, contestations, reproches, ignorance de la personne – de la fonction des enseignantes –, distance de communication étroite ou familière). Autrement dit, le fait de rester crédible au regard des élèves consiste parfois à accepter une rupture communicationnelle en la passant sous silence afin de mieux gérer la partie intradiscursive de leur propre discours et donc de mieux retrouver la partie interdiscursive de ce même discours reposant sur le thème de la séquence, voire adoptent une attitude productrice d’actes menaçants pour leur propre face constitutive assez souvent d’une attitude abstentionniste, et ceci toujours pour ne pas perturber le cours de la séquence, pour ne pas provoquer une rupture de la communication dans ses perspectives intradiscursive et interdiscursive

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puisque, comme cela a été observé, sitôt que les enseignantes adoptent une attitude belligérante, une sorte de surenchère s’instaure chez les élèves. Elles évitent ainsi de perturber outre mesure la classe et reprennent très vite leur position haute lorsque les interventions des élèves concernés se tarissent, c’est‐à‐dire qu’on assiste à une gestion et à une négociation de ces perturba‐tions de façon à ce que la relation interpersonnelle coopérative entre ensei‐gnantes et élèves ne soit pas altérée. La relation interpersonnelle évoluant sans cesse dans le sens d’un rapprochement progressif réducteur de distance à travers une relation irénique maître/élève(s). Par ailleurs, ces perturbations n’interviennent que d’un point de vue micro en ce quelles sont certes nom‐breuses mais ne perturbent que localement l’interaction, cette dernière n’étant jamais remise en cause dans sa globalité. Ainsi, ce que Cicurel évoque à travers une parole improvisée et imprévisible des élèves (1986), une tentative de se libérer de l’assujettissement interactionnel didactique (1996), et la présence d’un « décrochage communicatif » aggravé en classe difficile, se retrouve effectivement au cours de notre analyse en milieu dit défavorisé, mais les différentes situations rencontrées semblent être conte‐nues par les enseignantes en présence.

Enfin, l’analyse a également montré que si le domaine extradisciplinaire favorise, quel que soit le milieu, un renversement de places au profit des élèves, le domaine intradisciplinaire, au contraire, se présente comme le moins favorable à des menaces portées à l’encontre de la face des ensei‐gnantes et ce, néanmoins, dans des proportions nettement plus significatives en milieu facile. Les enseignantes sont donc conscientes qu’un sujet (l’enseignant) n’est crédible dans un rôle (pédagogique et didactique) que lorsqu’il se met à distance de ces interlocuteurs (les élèves).

3. Usages différenciés des principaux taxèmes de position haute 

Notre étude des positionnements des acteurs de l’interaction didactique a porté sur l’analyse d’un certain nombre de taxèmes présélectionnés par Kerbrat‐Orecchioni (1991, p. 319‐349) qui déterminent, au sein même de l’échange communicatif, les rapports de places. Ainsi, l’analyse a permis d’établir que cette gestion différenciée de la relation interpersonnelle a bien des incidences quant à la gestion des principaux taxèmes de position haute des enseignantes. Conformément à la relation complémentaire classique, la position haute des enseignantes en milieu dit favorisé détermine la relation dissymétrique qui unie enseignantes/élèves et repose sur une stricte distance institutionnelle. Cette position haute dominante est entretenue par le recours à des outils linguistiques que sont les déictiques « je », « tu » et « vous », renforcée par le recours à l’impératif et aux prénoms des élèves, mais aussi

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par des formulations autoritaires voire agressives et ironiques – sans même que la situation ne le justifie forcément – et ce plus encore en activité litté‐raire. Ce mode de relation interpersonnelle pédagogique est par conséquent divergent avec celui recueilli en milieu dit défavorisé, où la position haute est peu sollicitée et de fait n’entretient pas une distance synonyme de rela‐tion interpersonnelle dissymétrique entre enseignantes et élèves. Ainsi, alors que les commentaires et les contestations jalonnent la séance de cours, et ce plus fréquemment encore à l’occasion d’activités métalinguistiques, la posi‐tion haute n’est pas ou ne parvient pas à être utilisée pour rétablir la relation complémentaire, c’est‐à‐dire que les élèves ne sont que rarement sanctionnés d’avoir transgressé la distance institutionnelle, bien au contraire. En effet, la position haute est peu utilisée par les enseignantes, puisqu’elles tolèrent les interruptions et les chevauchements réactifs – alors même qu’ils sont consti‐tutifs de commentaires et de contestations sans nécessairement avoir un lien avec la séquence de travail, et qu’en milieu facile les enseignantes ne tolèrent que les interruptions et les chevauchements induits, en ce qu’ils font pro‐gresser l’échange considéré –, et ont plus souvent recours aux pronoms d’allocution consensuels « nous » et « on » porteurs d’une réduction de dis‐tance. Toutefois, si la position haute se manifeste peu à l’occasion de sé‐quences de travail, elle tend à apparaître un peu plus à l’occasion de séquences de régulation. Ainsi, face à des adolescents difficiles les déictiques de personne sont moins consensuels dans le cadre de séquences parasitaires, qu’ils ne le sont dans le cadre de séquences de travail, mais ils peinent à s’imposer. Cette différence souligne donc bien un mode de relation interper‐sonnelle ou à tout le moins un mode de choix énonciatif différent suivant la population d’élèves considérée. Autrement dit on assiste en milieu difficile à une relation interpersonnelle bien plus coopérative qu’elle ne l’est en milieu dit favorisé. Enfin, notre étude a permis d’obtenir des résultats discordant avec ceux obtenus par Mondada (1995) qui a observé que la technique de prise de parole des élèves est déterminée par le maître – qui prend en charge toutes les phases d’initiation et de clôture des échanges (Sacks, Schegloff & Jefferson, 1978 ; Sprenguer‐Charolles, 1983) – et exclut donc toute prise de parole spontanée par les élèves. L’interprétation des résultats établi par le traitement de notre corpus a montré que cette prise de parole spontanée était le mode de sélection des élèves le plus fréquent et ce sans distinction du milieu socioculturel d’origine. Toutefois, si ce mode de sélection est prédo‐minant, il est toujours orienté vers l’exercice en cours en milieu facile, ce qui n’est pas toujours le cas en milieu difficile. Dans ce dernier contexte, appa‐raissent des dialogues entre élèves en réaction ou pas avec les propos du maître qui vont faire l’objet, comme cela a été observé par Ricci (1996), de lutte pour le pouvoir mettant en jeu les faces de chacun et perturbant peu ou prou le fonctionnement de l’interaction didactique et donc de la classe.

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4. Relation interpersonnelle et séquence interrogative­informationnelle 

Enfin, l’analyse a permis de mettre en évidence l’effet d’une gestion dif‐férenciée de la relation interpersonnelle, en fonction du milieu socioculturel des élèves, sur les composants de l’échange interrogatif‐informationnel. Pour cette étude nous nous sommes servie des indicateurs utilisés par Sprenger‐Charolles dans son étude d’un échange didactique en séance d’explication de texte (1983, p. 68‐72). Concrètement, le registre discursif de type coopératif observé en milieu dit défavorisé a un effet direct sur les stra‐tégies d’évaluation de réponses non concluantes puisque parmi les stratégies les plus sollicitées figurent celles formées en tout ou partie d’un concessif, qui a une valeur indicielle et lénifiante, et qui présente l’avantage de ne pas remettre en cause la valeur de vérité du contenu de l’intervention de l’élève, mais aussi celles correspondant à des reformulations informationnelles cons‐titutives d’indices pour les élèves afin de mener à bien la recherche de la réponse attendue. Au contraire, en milieu dit favorisé, la gestion de la rela‐tion interpersonnelle laisse également des traces dans la structure de l’échange interrogatif‐informationnel puisque parmi les stratégies les plus utilisées figurent les réfutatifs, qui contestent la valeur argumentative de l’énoncé produit par l’élève ; la reformulation des questions, qui ignore la valeur tant argumentative que de vérité de l’énoncé de l’élève ; et la sollicita‐tion de structures pré‐établies quant à la forme des réponses qui est deman‐dée aux élèves en activité métalinguistique. On voit bien en quoi ces différentes stratégies font échos à une gestion stricte de la relation complé‐mentaire maître/élèves où les élèves sont très largement maintenus et perçus dans une position basse.

Cependant, cette gestion différenciée des stratégies d’obtention de ré‐ponse concluante, ne modifie pas pour autant la taxinomie de ces procédés qui est commune aux enseignantes quel que soit le milieu considéré. Toute‐fois, on ne peut éluder le fait que, si la démarche est la même pour tous les élèves, les élèves de milieu difficile éprouvent des difficultés plus grandes à produire une réponse concluante ce qui pousse les enseignantes à utiliser un plus grand nombre de stratégies afin d’obtenir une réponse pertinente et donc à poser moins de questions. Contrairement à notre hypothèse de dé‐part, l’analyse montre que si ces élèves peuvent générer des relations conflic‐tuelles et les enseignantes gérer ces mêmes situations, le traitement strict de la tâche interrogative‐informationnelle ne s’est jamais révélé altéré par des comportements conflictuels, c’est‐à‐dire qu’ils s’impliquent concrètement dans le traitement d’une question portant sur la compréhension. De même, les séquences conversationnelles élève(s)/élève(s), les séquences réactives et les séquences régulatrices qui sont caractéristiques à titre principal du col‐

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lège à milieu socioculturel dit défavorisé n’interviennent que très peu durant les échanges question/réponse/évaluation conclusive, puisqu’elles intervien‐nent à des moments de relâchement pédagogicodidactique (les enseignantes tournant le dos à la classe pour écrire au tableau, distribution de copies et de photocopies, travail individuel/par groupe, avant et après les séquences composant le corps de l’interaction début de séance). Ceci conforte d’une part le fait que les élèves réputés difficiles s’impliquent concrètement et acti‐vement au traitement strict de la tâche qui leur est impartie et d’autre part suggère que la relation complémentaire de type positionnement haut/positionnement bas est à son paroxysme dans ce type d’échange mais aussi et surtout que ces mêmes élèves satisfont au traitement de la tâche tout comme les élèves issus de milieux socioculturels dits plus favorisés.

5. Synthèse 

Si les places institutionnelles sont prédéterminées par la relation inter‐personnelle de type scolaire (position haute/position basse), leur transgres‐sion/non‐reconnaissance introduit une menace potentielle pour les enseignants par une modification consécutive des places modulaires (cor‐respondant à des moments interactionnels subordonnés au type dominant) mais aussi des places discursives. Cette situation conduit donc les ensei‐gnants de A à avoir recours principalement à leur place institutionnelle (po‐sition haute) mais aussi à leur place subjective (expert, autorité) pour repositionner l’élève en position basse. Alors que cette même situation con‐duit les enseignants de B à jouer sur les places subjectives (mise en scène de soi au travers de stratégies de conciliation/d’ignorance par les enseignants) afin de maintenir les places modulaires initiées par eux‐mêmes. Simultané‐ment, les places énonciatives (au travers d’une atténuation de l’intensité des pronoms d’allocution et des temps choisis par les enseignants) mais aussi les places discursives (présence de séquences latérales de négociation secon‐daire permettant de gérer les moments conflictuels) vont être des moyens au service des enseignants afin de restaurer leur place institutionnelle et de facto la place subjective qui en découle (expert/consultant) mais aussi leurs places modulaire et discursive. Ces faits discursifs sont accompagnés de faits prosodiques renforçant le registre discursif offensif des enseignants en A (accentuation didactique, intonation montante et/ou implicative, des pauses très brèves ou brèves et des ruptures sans pause) alors que le registre discur‐sif plus consensuel/négociatif des enseignants de B est accompagné de faits prosodiques didactiques plus atténués (accentuation didactique et rupture sans pause). Les enseignants de B semblent donc contraints ou à tout le moins résolus à mettre en scène une image d’eux‐mêmes qui n’est pas tou‐jours conforme à celle que leur confère leur place institutionnelle, d’effectuer

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ou de non‐effectuer des tâches langagières, d’adopter divers modes d’implication vis‐à‐vis des dires échangés mais aussi d’initier localement des types d’interaction particuliers pouvant aller à la non‐reconnaissance de la place institutionnelle mais aussi subjective qui leur a été imputée. Mais, comme l’analyse a pu également le montrer (Romain, 2007a, 2007b ; Schultz‐Romain, 2003), si ce type de relation interpersonnelle se réalise au détriment de la face des enseignants, elle contribue surtout au bon déroulement intra‐discursif mais aussi interdiscursif du cours et semble être la clef d’une com‐munication réussie tout au moins à court terme dans ce type de milieu, car elle maintient la communication : dans le cas contraire on en viendrait peut‐être à une rupture communicationnelle sur le moyen voire le long terme entre enseignant et élève(s).

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 Pratiques différentes pour prendre en compte les différenciations entre élèves 

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Parcours d’élèves dans une classe de mathématiques : une construction 

sociale de nouveautés culturelles 

Dominique Lahanier­Reuter 

T(ÉOD)LE‐C)REL  ÉA  , UN)VERS)TÉ C(ARLES‐DE‐GAULLE – L)LLE  , FRANCE  Une anecdote célèbre1 raconte comment le jeune Gauss, à l’âge de dix

ans, trouva de façon astucieuse et rapide la somme des cent premiers nombres, prenant ainsi de court son maître, pour qui la résolution de l’exercice supposait des calculs longs et compliqués. Ce récit circule dans la communauté des mathématiciens en tant que récit d’une « illumination » individuelle qui serait un signe annonciateur du destin scientifique de Gauss – que certains qualifient de « plus grand génie mathématique » que l’humanité ait jamais connu. J’ai rapporté cette anecdote pour deux raisons. La première est qu’elle est tout simplement la preuve qu’une culture ma‐thématique n’est pas constituée seulement de savoirs, mais également de croyances, de récits… Mais, et c’est là la seconde raison à cette introduction, je n’aurai jamais pensé à rapporter ce récit particulier s’il ne m’avait pas été donné d’assister, à une scène comparable quelques trois cents ans plus tard : dans une classe de mathématiques, un élève de CM2, Erwann, propose à la classe de calculer la somme des dix‐huit premiers nombres par ce que nous appelons la méthode de Gauss : au lieu d’ajouter successivement 1, 2, (…)18, il additionne 1 et 18, 2 et 17 (…) 9 et 10, et effectue « simplement » le produit de 19 (le résultat identique de toutes ces additions) par 9 (le nombre d’additions). Cette observation, si elle n’était rapportée que pour illustrer

1.– Un site Web rassemble une centaine de versions différentes de cette anecdote :

http://www.sigmaxi.org/amscionline/gauss‐snippets.html

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l’anecdote qui précède, ne servirait qu’à tempérer l’aspect miraculeux de l’invention de l’élève Gauss et son caractère prémonitoire. Mais, en tant que didacticienne des mathématiques, c’est à l’observation dans une classe que je m’intéresse prioritairement : l’anecdote n’était là que pour l’éclairer.

À partir de ces remarques, je vais montrer comment les analyses des conduites d’élèves que je propose s’inscrivent dans une problématique du socioculturel en interrogeant la question de « la culture mathématique » et le statut du fait observé que je viens de rapporter.

1. Le statut et le cadre d’interprétation du fait observé 

Décrire et comprendre ce fait observé relèvent de décisions qui concer‐nent non seulement le projet de connaissances, le champ scientifique dans lequel nous nous inscrivons mais aussi le découpage et de la nature de ce fait. Il se peut que ce fait soit uniquement rapporté à Erwann, que nous dé‐cidions de découper dans le réel observé le temps de l’événement : « Erwann dit à la classe comment faire » et ne prendre en compte que les gestes et les paroles de cet élève. L’invention du procédé de Gauss est dans ce cas un fait psychologique individuel : comme dans l’anecdote, il s’agit d’expliquer ou de décrire ce qui s’apparente à « une rencontre purement individuelle avec une nécessité d’ordre mathématique ». Mais il est possible d’étendre ce dé‐coupage du monde à ce qui survient ensuite dans la classe : la réception par le maître et les autres élèves du procédé d’Erwann, ou à ce qui est arrivé auparavant : comment la question de ce calcul a pu être posée dans cette classe. Le statut de l’invention d’Erwann s’en trouve modifié : elle devient alors pour nous un fait  social, et c’est sous cet angle que nous décidons de l’envisager. Elle est fait social parce que, même si cette invention peut être expliquée par des caractéristiques psychologiques de cet enfant, comme sa maîtrise des traitements des écritures mathématiques2, cette structure psy‐chologique particulière n’existe et n’a d’intérêt à nos yeux, que parce que les actes qu’elle autorise visent les autres élèves et le maître. Ainsi l’élève qui a posé la question ne comprendra pas immédiatement la proposition d’Erwann, et décidera de continuer sa recherche. Le regard du maître sur Erwann, la place qu’il lui accordera dans la classe de mathématiques se trouveront modifiés, et la façon dont les groupes de travail seront ensuite constitués devra quelque chose à cette intervention. Cette décision de lire l’invention d’un élève de dix ans en tant que fait social dans une classe de 2.– Ce qui ne signifie pas que l’invention d’Erwann est entièrement déterminée par « le milieu

social ». C’est une question vive parmi les mathématiciens que celle‐ci. Dieudonné par exemple, s’insurge en citant une autre invention de Gauss (encore !) : « Celui qui m’expliquera pourquoi le milieu social des petites cours allemandes du XVIIIe siècle où vi‐vait Gauss devait inévitablement le conduire à s’occuper de la construction du polygone ré‐gulier à dix‐sept côtés, eh bien, je lui donnerai une médaille en chocolat. » (Dieudonné, 1982, p. 23)

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mathématiques, doit beaucoup au texte de Paul Veyne (2007), qui, parlant de la révélation à la foi chrétienne de l’empereur Constantin, a ces mots si éclai‐rants :

On oppose à tort « société » à « individu » et « social » à « psycholo‐gique » alors que l’acte le plus individuel est social s’il vise autrui. La psychologie de l’évergète grec qui faisait spontanément du mécénat pour prendre individuellement une supériorité morale sur sa cité n’est ni individuelle ni psychologique : elle est non moins sociale, puis‐qu’elle vise les autres, que la conduite collective de la cité qui collecti‐vement, en une autre occasion, impose en retour à un notable avare le devoir de se conduire en évergète. […] Social et collectif ne sont pas la même chose. Lorsque tous les passants ouvrent à la fois leur parapluie parce qu’il se met à pleuvoir, ce n’est pas un fait social, tandis que la psychologie vaniteuse et ostentatoire d’un notable isolé est sociale.

Constituer en fait social ce découpage du réel et les lectures qui en dé‐coulent a pour conséquence que ce ne sont pas les trajectoires individuelles d’enfants qui nous intéressent. Ce qui est en jeu pour nous est un système : comment une question émerge, comment un élève se charge, à un moment donné, d’un rôle particulier dans l’étude d’une question, comment sont en‐tendues ses paroles etc. D’une certaine façon, ce sont des  parcours  d’élèves dans la classe de mathématiques en tant qu’espace social que nous retraçons. Ces parcours d’élèves sont des parcours d’étude, puisque dans la classe de mathématiques ils ont un enjeu disciplinaire, qui est celui d’attribuer à cer‐tains objets le statut de bien culturel mathématique. Mais avant de pour‐suivre, interrogeons cette notion d’objets culturels.

2. La culture mathématique ou des espaces de culture mathématique ? 

Il y a consensus dans la communauté des didacticiens des mathéma‐tiques pour reconnaître aux objets et aux savoirs mathématiques le statut d’objets et de savoirs culturels. Mais c’est en tant qu’objets et savoirs rele‐vant de la culture mathématique qu’ils sont ainsi désignés. Qu’il s’agisse de discours théoriques3, ou de discours plus polémiques, mais reçus néanmoins dans cette communauté4, la culture mathématique convoquée est une culture 3.– « La culture mathématique, quoique indispensable au développement de la société, est

relativement éloignée des préoccupations courantes et paraît austère à la plupart. Les ma‐thématiciens, conscients des difficultés de sa diffusion, ont toujours été attentifs aux moyens de la maintenir au niveau nécessaire. En France, la didactique des mathématiques est née avec les IREM, de ce souci de faire partager la culture mathématique et ses avantages à l’ensemble de la population. Ce sont les mathématiciens qui ont suscité les premiers, de la part de la société, des efforts particuliers pour surmonter les obstacles que rencontre l’enseignement de leur discipline ». (Brousseau, 1994)

4.– « Un autre aspect qui ne peut manquer de frapper le lecteur à la lecture du projet de socle, c’est une certaine absence de ce qu’on peut appeler la culture mathématique. […] Qu’entendons‐nous par culture mathématique ? Une première forme a été évoquée dans ce

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unifiée, pérenne. Elle est conçue comme indépendante des groupes sociaux dans lesquels elle vit ou est transmise. Cette description de la  culture ma‐thématique renvoie à une conception de la culture en tant que patrimoine de savoirs et de manières de savoirs…, capital culturel « universel » à trans‐mettre.

Cette conception est différente de celle qui construit la notion de culture comme structure reliant entre eux des savoirs, croyances, modes de compor‐tements, valeurs etc. structure qui à la fois pèse sur mais qui est aussi engen‐drée par les interactions d’un groupe d’individus, situé socialement, dans l’espace et dans le temps. Cette dernière conception permet d’envisager une culture mathématique dépendante de l’espace dans lequel se situent les in‐dividus, dépendante des contextes.

Ceci est cependant légitime : en effet, reconnaître comme mathéma‐tiques certains « objets » des structures en particulier, inobservables et in‐tangibles, peut dépendre de la situation, au sens où cette reconnaissance est soumise à des croyances, des rapports sociaux : on peut refuser d’effectuer un calcul de probabilité en achetant des billets de loto.

Certes, si nous envisageons de référer ces objets (les mesures de proba‐bilité de gain et leur structure5…), ainsi que les comportements qu’ils sou‐tiennent, les gestes qu’ils autorisent, les savoirs que ces derniers témoignent, à « la » culture mathématique, nous pouvons différencier les statuts de ces objets par les termes proto mathématiques, para mathématiques et mathé‐matiques (Chevallard, 1991/1996). Ainsi la relation entre gestes et formes géométriques des carreaux peut être, pour un laveur de carreaux expérimen‐té, un objet dont le statut est proto mathématique : cette relation existe pour lui et il l’utilise sans chercher à la décontextualiser, tandis qu’elle sera ma‐thématique pour l’ingénieur chargé de programmer un robot pour accom‐plir cette tâche.

Cela ne résout cependant pas le problème de savoir aux yeux de qui ces statuts ont un sens, pas plus que cela ne permet de poser la question du poids de la situation sociale, des positions, des rôles, des enjeux etc. sur ces statuts : on peut refuser tout calcul rationnel parce qu’on est en train de jouer

que nous avons dit plus haut concernant l’insertion des mathématiques dans une volonté de compréhension rationnelle du monde : faire le lien entre l’introduction de concepts mathé‐matiques et leurs motivations et leur rôle pour décrire, mettre en équations, modéliser, abs‐traire les phénomènes naturels, et donc donner une finalité épistémologique aux techniques, c’est déjà un élément important d’une culture mathématique. Mais il y a aussi autre chose : il faut faire saisir aux étudiants qu’il y a un mouvement interne des mathéma‐tiques, que leur évolution s’appuie en permanence sur de grands problèmes […] que nos mathématiques ne soient pas des réponses à des questions jamais posées, c’est une préoc‐cupation qui doit nourrir les enseignements de mathématiques eux‐mêmes, et c’est un as‐pect décisif de la culture mathématique. » (Rogalski, 2007) Ce texte est une réponse aux propositions actuelles de « programme commun ou socle commun de connaissances » pour les licences de mathématiques.

5.– Leur hiérarchisation et leurs rapports.

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au loto une somme peu importante, et effectuer des calculs rigoureux lors‐qu’il s’agit d’investir une somme conséquente. Cette détermination des sta‐tuts des objets et des savoirs par les espaces sociaux s’étend aux croyances, aux valeurs qui touchent aux mathématiques : l’habilité à calculer de tête est respectée et valorisée à l’école primaire, dans la vie marchande et regardée avec davantage de condescendance dans les milieux scientifiques.

On conçoit donc qu’il est possible et légitime de poser les objets ma‐thématiques en tant qu’objets culturels, et d’interroger les rapports à ces objets dans différents espaces sociaux. Est‐ce pour autant pertinent de le faire dès lors lorsque nous nous intéressons à l’école ? En effet, la spécificité de l’école, ou plutôt de la classe de mathématiques, est d’obliger les acteurs de cette classe à rencontrer de nouveaux objets, de nouveaux savoirs disci‐plinaires. Certes les objets mathématiques (à enseigner, enseignés…) sont des objets dont les statuts peuvent être différenciés (proto, para etc.) pour les acteurs ou pour l’institution6. Mais ces objets « à enseigner », « enseignés », et ce qui permet leur enseignement, c’est‐à‐dire les milieux avec lesquels les élèves interagissent, sont plutôt conçus par la plupart des didacticiens comme « affectés par des facteurs externes, (culturels, ou autres) mais pas comme expressions même [d’une] culture7 ». Pouvons‐nous accepter de con‐sidérer la nouveauté des objets, des savoirs rencontrés par les élèves comme une nouveauté spécifique à cette classe là et pas à une autre ? Pouvons‐nous accepter de poser, comme hypothèse globale, que les rapports aux objets enseignés vont, pendant quelque temps, être plus ou moins fortement dé‐pendants de la classe dans laquelle l’enseignement et les apprentissages ont eu lieu ?

Nous proposons de le faire lorsque cette approche est fructueuse, c’est‐à‐dire quand la culture mathématique à laquelle nous, chercheurs en didac‐tique des mathématiques, référons le(s) système(s) didactique(s) analysé(s), ne peut ou ne doit pas être considérée comme unifiée ou figée.

Plusieurs paramètres de recherche imposent ce choix théorique : le pro‐jet de différenciation des élèves, la prise en compte de la dynamique du sys‐tème ou les recherches menées sur des temps longs, la dimension comparative de l’étude… Par exemple une recherche menée sur un temps long ne peut poser que les objets étudiés sont fixes.

L’étude que nous allons développer ici satisfait à ces critères : elle a pour but de décrire les parcours d’élèves dans une classe de mathématiques particulière, en les considérant comme des parcours situés d’étude d’objets relevant d’une culture mathématique également singulière. Ce projet s’inscrit dans une question plus globale, qui est à terme une double compa‐

6.– Il me semble que ceci n’est pas évident. 7.– Pour paraphraser les dires de Audigier, Crahay, et Dolz sur le curriculum (2006, p. 15)

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raison : celle basée sur l’exploration de différentes disciplines et celle basée sur la prise en compte de dispositifs pédagogiques différents. Nous avons dans le cadre de ce projet mis en évidence des critères décisifs pour la com‐paraison de classes de mathématiques. En tant qu’espaces sociaux, ces classes peuvent se différencier selon les objets disciplinaires qui sont étudiés et leurs modes d’étude, les positions des acteurs (maître et élèves), les tem‐poralités de l’étude, les modes d’évaluation et de validation et enfin les règles des pratiques langagières. Mais dans les études précédentes, nous avons utilisé ces dimensions pour faire émerger des différenciations globales entre classes relevant de dispositifs pédagogiques différents : quels que soient les élèves interrogés, l’analyse des pratiques langagières met au jour des différences importantes entre une classe inscrite dans un mode pédago‐gique « traditionnel » et une classe inscrite dans un mode pédagogique « Freinet ». Cependant, il nous apparait aujourd’hui un autre résultat : ces critères sont également pertinents pour différencier, à  l’intérieur de  la  classe « Freinet », les élèves entre eux, tandis qu’il nous semble qu’ils ne le sont pas dans d’autres classes de mathématiques relevant d’autres dispositifs.

Certes, la question de la différenciation des élèves dans « la » classe de mathématiques est une question vive en didactique des mathématiques, principalement sous l’impulsion des travaux de M.‐L. Schubauer‐Leoni (1998/2001), G. Sensevy et A. Mercier (2007). Mais elle est essentiellement une question concernant les outils théoriques de compréhension et d’interprétation des différences constatées entre les performances des élèves et leurs comportements. Notre position est différente puisque nous ne nous appuyons pas sur des différences de performances. En effet, ces différences de performances sont peu visibles dans une classe Freinet, puisque les élèves ne font pas la même chose en même temps. Nous nous proposons seulement de montrer que les critères qui nous ont permis (Lahanier‐Reuter, 2005) de différencier globalement des dispositifs didactiques sont à même de décrire et de comprendre comment des élèves, qui évoluent dans le même espace social, soumis à un même dispositif pédagogique d’inspiration « Freinet », construisent et étudient différemment des objets disciplinaires « neufs ».

Pour chacun des critères listés plus haut, nous rappelons en quoi il spé‐cifie la classe « Freinet » puis en quoi il permet de distinguer les élèves de cette classe. Les documents sur lesquels nous nous appuyons sont les obser‐vations et les retranscriptions des séances observées, les productions des élèves recueillies et les réponses de ces élèves à un questionnaire que nous avons distribué en fin d’année.

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3. Différencier des parcours d’élèves dans une classe de mathématiques fonctionnant en pédagogie Freinet 

Nous nous intéressons ici aux parcours d’études durant l’activité de « recherches mathématiques ». Durant cette activité, les élèves ont pour tâche d’élaborer un thème de recherche mathématique et de travailler une question qui leur est personnelle. Des séquences d’exposés ponctuent ces recherches mathématiques au cours desquelles le travail peut être collectif. L’activité se clôt lorsque les élèves ont abouti à un texte écrit que l’enseignant juge cohérent. . . Les objets et les savoirs nouveaux étudiés 

Les objets étudiés dans la classe « Freinet » et dans les autres classes ob‐servées ne sont pas identiques, puisque les élèves ont à élaborer leur propre thème d’étude, tandis que dans les autres classes, ces objets sont désignés par le maître. Cependant, il est possible de dresser une liste des objets étu‐diés durant ces trois mois d’observation en CM2. Est indicateur d’un objet d’étude tous les faire et les manières de faire d’un élève qui sont considérés comme nouveaux par le maître tout d’abord et par l’ensemble de la classe ensuite : vocabulaire nouveau, procédures jusque là inconnues, extension du domaine de maîtrise des procédures et techniques connues.

Les références institutionnelles travaillées dans les autres classes ne sont pas toutes représentées : les mesures des aires de figures « simples » ne sont pas abordées par exemple. Cependant, la plupart des contenus d’enseignement prescrits sont étudiés : opérations sur les nombres déci‐maux, exploration et construction de figures planes régulières. Nous ajou‐tons aussi que les modes de questionnement peuvent évoquer des procédés généraux de l’activité d’invention mathématique (au sens des mathéma‐tiques scientifiques) : opérations de réitération, variations systématiques ou régulières…

Mais ce qui nous importe le plus est de différencier les parcours des élèves. Il est évident que les thèmes travaillés et choisis différencient les élèves entre eux. En revanche, leur nouveauté l’est moins. Certains vont en effet produire des savoirs nouveaux pour la classe – des techniques de cons‐truction du milieu d’un segment – d’autres des domaines nouveaux à explo‐rer – l’utilisation de la division pour trouver le nombre qui multiplié par un nombre fixé donne un autre nombre fixé. D’autres enfin semblent n’apporter rien de « nouveau » : les tâches qu’ils s’assignent n’amènent pas de décon‐textualisation des procédés connus, ni de questions nouvelles. La recherche mathématique qu’entreprend Daphné par exemple, est celle du calcul de « très grandes opérations », des multiplications dont les facteurs ont plus de

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12 chiffres. Ceci est la preuve que la technique opératoire de la multiplica‐tion n’est pas pour elle un procédé décontextualisé et que sa maîtrise est soumise à des variations de la longueur des facteurs du produit, contin‐gentes du point de vue des savoirs de référence de la discipline.

Devons nous en conclure que les parcours des élèves peuvent se diffé‐rencier selon la nouveauté des savoirs, techniques, objets qu’ils produisent ? Si nous adoptons une position extérieure à la classe, cela parait simple. Mais si nous considérons la validation de cette nouveauté culturelle comme un fait social, cela l’est moins.

Reprenons l’exemple de Daphné. Cette élève s’exerce, au sens scolaire du terme, mais elle réalise aussi un exploit dans la classe : non seulement Daphné dit, dans le questionnaire, qu’elle est « fière de sa recherche », mais elle la présente au tableau comme un « chef d’œuvre », dénomination que les autres élèves et l’enseignant valident. Ce que nous serions tentés de con‐sidérer comme une nouveauté uniquement aux yeux de Daphné – le fait de parvenir à effectuer de « longues » multiplications – est une nouveauté pour la classe et cette « nouveauté » est une qualité qui est jugée socialement8.

Il n’est donc pas simple de distinguer les parcours et les études des élèves selon la nouveauté des savoirs, objets, techniques étudiés. Nous pré‐férons dire qu’il y a tension entre la nouveauté « pour soi » que perçoit l’élève et la nouveauté « pour le groupe » que la classe valide. Si nous déve‐loppons ce propos, cela signifie pour nous que la nouveauté d’une expérience disciplinaire n’est pas forcément, au regard des normes de l’espace social, des règles de la culture disciplinaire de la classe, liée à  la  rencontre de nouveaux savoirs. La façon dont elle est exprimée ou présentée est un élément clé pour rentrer dans l’analyse de la discipline scolaire, telle qu’elle est pratiquée. . . Les lieux et leur instauration 3.2.1. Les sources des objets et des savoirs « nouveaux » 

L’espace de la classe de mathématiques « Freinet » n’est pas un espace totalement clos. En effet les ressources disponibles pour l’activité des élèves peuvent provenir d’autres espaces. Ainsi la relation d’expériences du monde extrascolaire au cours des séances du « Quoi de neuf ? » peut être reformulée par l’enseignant en expériences nouvelles à entreprendre dans les recherches mathématiques9. Les élèves ont aussi le droit de convoquer dans leurs textes des acteurs imaginaires (« c’est une abeille qui butine une fleur dont les pé‐ 8.– Ceci implique par conséquent qu’il est possible de tricher à ce jeu social : Daphné pourrait

feindre des difficultés en calcul… 9.– C’est le cas par exemple d’une élève qui raconte lors d’un « Quoi de neuf ? » que sa mère lui

a acheté un nouveau pull, mais que ce dernier a rétréci au lavage. L’enseignant dans ce cas reformule cette expérience du monde en disant que le pull rétréci est semblable, réduit, ho‐mothétique, au pull initial.

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tales portent les dix premiers nombres » écrit Nadia) ou des formes non ma‐thématiques : les directions d’une boussole (N, NO, O etc.) sont transposées en combinaisons correspondantes d’opérations (addition, addition suivie de multiplication, multiplication etc.) par Kévin et Omar. Cependant l’incursion de ces autres univers n’est que temporaire. Le recours à des formes non ma‐thématiques n’apparaît que dans les premiers temps de l’écriture et les réfé‐rences à ces expériences ne sont pas toujours explicitées par les élèves – que ce soit dans les présentations à la classe ou dans leurs productions écrites.

Deux conséquences en résultent. La première est que les « inventions » disciplinaires dans cette classe paraissent spontanées : la nouveauté si elle est reconnue, ne l’est pas forcément par celle des sources de questionnement, ce qui différencie globalement cette classe d’autres qui fonctionnent en situa‐tions problèmes ou activités préparatoires. La seconde conséquence est que les objets étudiés par ces élèves peuvent être référencés – ou non – à des situations d’autres mondes que le monde mathématique. L’examen des pro‐ductions écrites fait supposer que les parcours des élèves peuvent être différenciés selon  qu’ils  s’autorisent  ou  non  à  prendre  appui  sur  des  éléments  extra  discipli‐naires, selon le choix des sources de leurs études. Dans le questionnaire, un élève sur trois dit avoir « eu l’idée d’une recherche » par la lecture du monde extra scolaire : carte de l’Europe, fiche de travail du père etc. En revanche un seul d’entre eux reconnait le « Quoi de neuf ? » comme source de sa recherche et un seul également dit avoir été guidé par le maître. Le reste des élèves (soit près de 60% de l’effectif) déclare s’être inspiré d’une recherche qu’il avait lui même déjà menée, ou de la recherche d’un autre élève. Par conséquent, les parcours des élèves se différencient bien selon les sources qu’ils s’autorisent. Sortir de l’espace scolaire/disciplinaire pour interroger le monde est une position légitime certes, mais encore peu commune.

3.2.2. Les places des élèves et la nouveauté : soin jaloux ou partage coopératif ? 

Comme nous venons de le voir, la transformation, voire la reprise d’une étude antérieure est souvent la base d’une nouvelle recherche. Est‐ce à dire que la nouveauté est une affaire de coopération ? Que les élèves abandon‐nent volontiers leurs idées à d’autres ? Nous avons, pour répondre à ces questions, analysé les places qu’occupaient les élèves.

Les places que peuvent occuper les élèves sont caractérisées tout d’abord par l’occupation de l’espace physique. Dans cette classe, à un maître presque « immobile » à sa table au milieu de celles des élèves correspondent des élèves en déplacements incessants. Les éventuelles disparités parmi les élèves concernent tout d’abord leurs déplacements et les prises

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d’information sur les travaux des autres. Mais leurs positions peuvent aussi différer selon l’acceptation ou le refus des indications du maître10.

Les observations menées montrent que les élèves ne se déplacent pas de la même façon dans la classe : leur cercle est plus ou moins important (cer‐tains interrogent pratiquement tous les élèves, d’autres aucun etc.) leurs déplacements sont plus ou moins longs. Les réponses au questionnaire mon‐trent également cette diversité : à la question « Aimes‐tu dire aux autres ce que tu as trouvé ? » un élève sur cinq répond qu’il n’aime pas partager son travail. Deux exemples illustreront cette diversité. Erwann, comme nous l’avons déjà dit, propose à la classe une solution au calcul de 1+2+3+ (…) 18. Mais l’auteur de la recherche n’est pas Erwann. C’est Nadia qui s’est posé cette question. Le plus étonnant peut‐être est que Nadia reprend la solution d’Erwann dans son écrit final, sans lui en attribuer le mérite, et sans qu’Erwann ne s’en soucie. La position de celui‐ci est donc une position de coopération. En revanche, certains aiment à garder leur secret et conserver ainsi une position enviée d’expert : c’est le cas de Katryn, qui réalise de mer‐veilleuses figures géométriques. Elle ne laisse voir aux autres que la figure achevée et déclare dans le questionnaire qu’elle « n’aime pas dire aux autres comment elle s’y prend ».

3.2.3. Les différents temps de cette classe et leur gestion de la nouveauté : continuité et parcours d’auteurs 

Si les places disponibles et les positions prises permettent de différen‐cier spatialement les parcours des élèves, nous allons voir que les temporali‐tés de ces parcours y contribuent également.

L’activité de « recherche mathématique » est soumise à un découpage institutionnel du temps scolaire, découpage affiché sous la forme d’un em‐ploi du temps. Les présentations publiques des élèves y sont programmées. Mais contrairement à ce qui est observé dans des classes comparables, la gestion du temps d’exposition et de travail collectif est dévolue à un élève (le « gardien du temps ») qui a pour charge de dire, de façon très codifiée, la fin de l’activité. À ce temps uniformisé correspond un temps de l’étude (le temps de la recherche) qui commence sur une injonction du maître et qui se clôt par la validation de la production écrite finale. L’écoulement de ce temps est différencié selon chaque élève : il est géré par les demandes, les propositions de l’élève et les retours de l’enseignant. Mais ce qui particula‐rise les formes de cette temporalité à l’école « Freinet » est la continuité de ce temps et sa durée exceptionnelle. Le temps de l’étude n’est pas délimité par

10.– L’enseignant est celui qui se charge de proposer des extensions décisives, des outils inso‐

lites, de créer un milieu problématique.

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des exercices courts mais par la poursuite, semaine après semaine, du travail de l’élève.

Ainsi, la longueur et la continuité de ce temps d’étude nécessitent un rapport au temps particulier, rapport qui différencie les élèves de cette classe. Les observations révèlent que les temps strictement personnels d’étude (c’est‐à‐dire où l’élève est seul) sont très variables : certains peuvent travailler plus de dix minutes, tandis que d’autres sont continument en de‐mande d’aide du maître. Ces différenciations sont confirmées par les ré‐ponses au questionnaire : Trouves‐tu le temps des recherches long (60%), court (32%), trop court (8%) ?

Mais les temporalités sont aussi à penser en termes de continuité de par‐cours, de questionnements et d’objets d’étude.

En effet, nous pouvons différencier ces parcours selon qu’ils manifestent : ‒ Une discontinuité de l’étude : les élèves choisissent des objets d’étude différents, mais qui leur sont propres (on pourrait avancer que ces élèves agissent « sans mémoire »).

‒ Une continuité de leur propre étude : les élèves choisissent des objets singuliers, mais poursuivent leur étude. Ils s’approprient le temps de l’étude et adoptent une position excentrée par rapport au collectif, même s’ils apportent leur contribution.

‒ Une continuité de l’étude collective : les élèves choisissent des objets plus ou moins communs, en s’inspirant de recherches d’autres élèves. Ils s’inscrivent en conséquence dans une recherche collective.

Le tableau ci‐dessous dispose les thèmes des recherches menées au dé‐but du second trimestre en regard de ceux qui ont suivi. Le lien entre les travaux des élèves est indiqué s’il s’agit d’une inspiration : les élèves qui les travaillent sont différents, ou d’une continuité : il s’agit des mêmes élèves qui ont poursuivis leurs recherches initiales.

Tableau 1 : Le rapport au temps Recherches  janvier, février     Recherches  mars, avril  Des figures emboîtées     Divisions successives  Inspiration  Divisions successives Les milieux     Partager un cercle en parties égales     

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Des sommes régulières  Inspiration et continuité 

Des sommes régulières Des opérations en série  Inspiration et 

continuité Des machines  qui ne font rien Des machines affines  Inspiration et 

continuité Des machines affines 

Des « inconnues »     Dixièmes, centièmes…  Inspiration  Les fractions Le périmètre         Des multiplications et divisions 

Nous lisons ce tableau comme la gestion de « nouveaux biens cultu‐rels » par un espace social : certains des thèmes s’épuisent – comme celui des milieux qui a fait l’objet de cinq recherches différentes en janvier – mais cet abandon repose sur une décision des élèves et du maître : le travail mené est jugé satisfaisante. La plupart des thèmes cependant donnent naissance à d’autres recherches.

La filiation de ces recherches est un événement social : c’est parce que Thomas fait remarquer que la combinaison de certaines opérations ne modi‐fient pas le nombre initial (multiplier par 2 puis diviser par 2) que Thomas et Rachid proposent de travailler sur des « machines qui ne font rien ». Ils ex‐posent à la classe que « inverser le chiffre des unités et des centaines » est une machine, qui effectuée deux fois, « ne fait rien ». Mais c’est aussi parce que le maître leur demande de trouver des machines géométriques qui ne font rien, que leurs recherches acquièrent comme nous allons le voir une valeur disciplinaire. . . Les valeurs des travaux 

L’évaluation des travaux d’élèves, dans une classe de mathématiques, repose, selon Claire Margolinas (1993), sur deux démarches : la validité dis‐ciplinaire et la valeur de ces productions. Elle distingue ainsi ce qui est de l’ordre des informations données par l’enseignant dans cette discipline et celles qui concernent des jugements sur la présentation, la justesse du tracé etc.

Les modes d’évaluation du travail des élèves sont particulières dans la classe que nous étudions. En effet, non seulement les élèves ne sont pas éva‐ 11.– « Machines » est le terme utilisé dans l’école pour désigner des combinaisons d’opérations

ou de transformations : « multiplier par 2 puis enlever 4 » est une machine que nous dirions affine, « faire le symétrique par rapport à un axe, puis tourner de 30° » une machine géomé‐trique. Une machine qui ne fait rien est par exemple : « faire pivoter une figure d’un angle droit vers la gauche, faire pivoter d’un angle droit vers la droite ».

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Parcours d’élèves dans une classe de mathématiques… ___________________ 231

lués simultanément sur les mêmes tâches, mais leurs productions ne sont pas notées par l’enseignant. Les productions des élèves ne sont pas étalon‐nées, et il leur est en conséquence plus difficile qu’ailleurs de se comparer. La validation de l’étude – par le maître mais aussi par les autres élèves – repose sur un critère principal, celui de la nouveauté de l’expérience. C’est lui qui est sans cesse invoqué pour rediriger l’élève, pour rejeter ses proposi‐tions etc. En revanche, la validité de son travail – du point de vue de la dis‐cipline – ne survient pas immédiatement alors que c’est le cas dans les autres classes observées. Ainsi les sanctions en « vrai/faux » sont extrêmement rares. Ce délai de validité disciplinaire peut provoquer pour certains des sentiments d’incertitude et de doute tandis que pour d’autres il est au con‐traire source de confort intellectuel et d’absence de doutes.

La valeur de la production d’un élève est accordée parfois publique‐ment par les autres élèves. Ceci est une des singularités de cet espace social : jamais ailleurs nous n’avons pu relever de tels témoignages publics : « moi je trouve que ta recherche elle est bien, je trouve que ta méthode elle est rapide ». Cette valeur peut être esthétique, ou économique (élaborer une méthode pour parvenir plus rapidement à un résultat connu), mais demeure avant tout celle de la nouveauté que nous avons déjà signalée. Si nous considérons les valeurs attribuées à la production nous pouvons différencier les trajets des élèves selon le fait qu’ils attribuent à leur production :

‒ Une valeur esthétique : les productions des élèves sont des œuvres graphiques ;

‒ Une valeur économique : nous désignons ici les études qui aboutissent à des méthodes qui permettent de gagner du temps, ou de simplifier des procédures connues ;

‒ Une valeur de progrès personnel : dans ce cas, les élèves se mettent en difficulté sur le traitement d’un cas complexe en recourant à des pro‐cédures connues ;

‒ Une valeur exploratoire : ce sont des trajets dont le projet initial est de résoudre une « énigme ».

Cette valeur peut peser sur la position de l’élève au sein de la classe : s’il peut, au regard de la valeur que lui attribuent les autres, se poser en ex‐pert, si sa production et les moyens de la réaliser peuvent devenir désirables, alors la position de l’élève devient une position enviée12. . . Les pratiques langagières 

La dernière caractéristique qui permet de différencier les parcours des élèves est celle des rapports au langage. Les contraintes qui pèsent sur les

12.– En conséquence le principe de communication et de coopération peut devenir une con‐

trainte forte et inopportune, comme nous l’avons signalé plus haut pour Katryn.

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pratiques langagières dans la classe de mathématiques Freinet sont tout d’abord des contraintes disciplinaires : productions écrites où s’articulent différents registres, lexique particulier etc., productions où les opérations de substitutions et de réarrangements sont importantes. Si ceci ne différencie guère les classes Freinet d’autres classes de mathématiques, nous ajoutons que la forme scripturale des productions des élèves est beaucoup moins normée qu’ailleurs13, et surtout que ces écrits y sont plus longs. Les exemples précédents d’Erwann et de Daphné montrent que les types d’écrits à pro‐duire, les rapports à l’écrit exigés différencient les élèves selon qu’ils :

‒ Articulent ou non de façon systématique différents registres (tabu‐laires, graphiques etc.)

‒ Conçoivent ou non des traitements, des opérations de langage sur les écrits mathématiques.

4. Des parcours et des positions différenciés d’élèves 

Ces critères de différences établis, nous pouvons établir des profils ca‐ractéristiques d’élèves. En voici deux. . . Katryn et les figures emboîtées : un parcours d’artisan ? 

Durant plusieurs semaines Katryn se donne pour tâche la construction de figures identiques emboîtées régulièrement les unes dans les autres : triangles équilatéraux dont elle prend les milieux des côtés, milieux qu’elle rejoint pour former un triangle plus petit et ainsi de suite, carrés puis hexa‐gones sont traités de même. Les productions finales de cette élève sont cons‐tituées de ces figures que les autres admirent et de quelques calculs (pour déterminer l’emplacement des milieux successifs). C’est donc un trajet mar‐qué par la continuité et la persévérance, marqué par la valeur esthétique de l’œuvre, marqué aussi par la mise en œuvre du procédé de réitération qui garantit une activité mathématique. En revanche jamais Katryn ne fera, par un retour réflexif sur sa production, de différence entre les figures pour comparer les « vitesses » de réduction des triangles, carrés, hexagones. Elle produit pour produire, s’arrête lorsque les contraintes matérielles du tracé deviennent trop fortes, acquérant une position de virtuose valorisée et en‐viée. Nous qualifions le trajet de Katryn de parcours d’artisan : à partir de matériaux disponibles, elle refait les mêmes gestes, garde avec un certain soin jaloux ses secrets de fabrication, en considérant son œuvre comme suffi‐samment intéressante du point de vue esthétique pour satisfaire le principe de nouveauté.

13.– Nous ne trouvons pas les contraintes traditionnelles de l’organisation des réponses (opéra‐

tion posée en colonne à gauche/phrase de conclusion à droite) par exemple.

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. . Erwann et les interventions décisives : un parcours disciplinaire exemplaire ? Erwann quant à lui a un parcours qui est davantage marqué par la coo‐

pération gratuite et un rapport à l’écrit remarquable. C’est lors d’une séance d’exposé que la classe se trouve confrontée au calcul de la somme 1+2+3+4+5+ (…) 20 et qu’Erwann propose de réunir mentalement 1 et 20, 2 et 19, 3 et 18 (…) 10 et 11, pour montrer que cette somme est le produit de 21 par 10. Cette méthode est alors reprise dans la production de l’élève qui a posé le problème (elle échappe ainsi momentanément à son auteur). Erwann reprendra – une à deux semaines plus tard – l’étude entreprise en cherchant à calculer économiquement le nombre de triangles pavant un triangle équila‐téral. Encore une fois, il s’agit d’un parcours continu qui s’inscrit dans la durée. Mais contrairement à Katryn, Erwann accepte une position de contri‐buteur à l’élaboration de connaissances collectives. La valeur reconnue de son travail est davantage économique. Enfin, la distance réflexive à l’écrit, les opérations de permutations mentales que traduit sa proposition sont particulières à ce trajet, que nous qualifions d’exemplaire pour la discipline.

Conclusion 

La mise en œuvre des critères que nous avions élaborés pour différen‐cier des classes de mathématiques permet également de différencier, dans cette classe particulière, des élèves entre eux. Il nous semble, au contraire, que sur les dimensions que nous avons listées, la différenciation des élèves dans les classes « ordinaires » comparables que nous avons étudiées est moins fla‐grante. En effet dans ces dernières, les objets étudiés, ou plutôt les objets désignés comme objets d’étude sont a priori ceux que le maître choisit pour tous les élèves, même si nous supposons que le rapport à ces objets est diffé‐rent pour chacun de ces élèves. De plus, les places disponibles et celles qui sont occupées sont relativement restreintes, les sources de questionnement sont déclarées communes etc.

Ce que nous voulons signaler par conséquent, est que la fiction d’une étude commune est plus vivace dans d’autres classes de mathématiques tandis qu’à l’école Freinet les élèves ont pour mission de mener explicite‐ment des études différentes.

L’étude que nous venons de développer montre assez l’intérêt que revêt pour les didactiques disciplinaires la considération de l’espace de la classe et l’élaboration d’une culture disciplinaire. Les spécificités du contexte de cette étude permettent de mettre en lumière des caractéristiques encore peu ex‐plorées dans d’autres classes, comme celle des valeurs accordées aux pro‐ductions des élèves, mais elles autorisent aussi des questions centrales qui

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touchent à l’élaboration de l’espace de la discipline scolaire : comment la nouveauté est‐elle reconnue dans une classe de mathématiques ?

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Proposition pour donner un surcroît d’unité et de sens au cours de français 

compte tenu des dispositions culturelles des élèves issus 

de milieux modestes 

Jean­Louis Dumortier, Micheline Dispy 

SERV)CE DE D)DACT)QUE DU FRANÇA)S, UN)VERS)TÉ DE L)ÈGE, BELG)QUE  1. Des activités permettant à tous de prendre place dans 

la communauté discursive scolaire ? 

Y a‐t‐il des activités, des modes de présentation de celles‐ci, des façons de guider leur réalisation, des manières d’évaluer cette dernière particuliè‐rement propices à faire advenir, dans l’esprit des élèves, la conscience de prendre place dans la « communauté discursive scolaire » (Bernié, 2002) spécifiée par la discipline « français » ? Cela en dépit des différences sociales interindividuelles, fréquemment renforcées par les structures de scolarisa‐tion. Cela en dépit de la diversité des rapports aux contenus et aux activités d’enseignement et d’apprentissage que ces différences sociales induisent.

En quête de telles activités, nous avons pris en considération le fait que les élèves dont la dotation socioculturelle est la moins adaptée aux pratiques langagières de l’école sont désireux d’apprendre des choses qui servent « dans la vie » (Charlot, 1999). Il est peu de savoirs dont l’acquisition soit aussi utiles « dans la vie » que ceux qui permettent de comprendre les actes de communication et accroissent la maîtrise des moyens d’interagir avec autrui. Or, les apprentissages qui conditionnent le progrès dans l’intelligence

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des actes de communication ne sont pas ce qui, à quelque niveau de la scola‐rité et dans quelque forme d’enseignement que ce soit, donne son épine dor‐sale au cours de français.

Pourtant, (Dumortier, 2006, p. 45) un grand nombre d’élèves entretien‐nent avec la langue française

un rapport qui a quelque chose de schizophrénique. Parfois le français fait partie de leur zone intime, il colle au vécu personnel, aux émotions éprouvées dans l’instant, aux désirs ou aux besoins immédiats. Dans ce cas, la langue n’est pas perçue comme un ensemble de moyens d’interprétation du réel, de construction de soi, d’expression d’une in‐dividualité en quête d’autonomie, de communication de ses représen‐tations du monde, comme un système de ressources entre lesquelles on peut choisir pour penser et pour apprendre, pour concilier la volonté de s’affirmer et le souci d’accueillir l’autre. Elle est toute entière, la langue, à l’intérieur du sujet, elle se confond avec ses possibilités d’en faire usage. D’autres fois, au contraire, le français est une langue comme étrangère, voire pire : une langue confisquée. C’est le français de l’école, le français écrit, la langue de personnes dont les centres d’intérêt, les idées, les modes de communication, les manières de dire sont déconcertantes, intimidantes.

Pour soigner cette schizophrénie linguistique, plusieurs thérapies sont envisageables. Au nombre des moyens thérapeutiques on peut, à titre d’hypothèse de recherche, placer la réflexion sur les usages ordinaires de la langue, à partir de documents authentiques ou d’extraits d’œuvres de fiction relatifs à des questions de nature à intéresser les élèves tout en accroissant leurs ressources cognitives et affectives.

L’observation d’activités de communication, l’identification des facteurs de leur succès ou de leur échec relatif, le débat sur les conditions de la réus‐site communicationnelle, tout cela est‐il de nature à persuader une majorité des élèves non prédisposés à la métacommunication que le cours de français est, comme beaucoup le souhaitent tacitement ou manifestement, en prise directe sur « la vie » ? Cette entrée‐là dans le domaine immense des savoirs langagiers, par la porte des interactions verbales permet‐elle, dès l’école primaire, une réorganisation disciplinaire des ressources impliquées par les compétences de communication dont les élèves doivent être prioritairement pourvus — une réorganisation profitable aux moins culturellement nantis ? À ces questions, il n’est pas possible de répondre sans une ample expérimen‐tation.

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Proposition pour donner un surcroît d’unité… __________________________ 237

2. Des possibilités de guider la réalisation de telles activités ? 

Ce n’est donc pas à ces questions‐là que nous apporterons une réponse, mais à cette autre, préalable : en Communauté française de Belgique, le tout venant des instituteurs dispose‐t‐il des clés permettant d’ouvrir cette porte‐là au tout venant des élèves ? Nous nous attacherons à avancer quelques éléments de réponse en nous fondant sur trois sortes de données : celles que met au jour l’examen de quelques manuels utilisés par les maîtres au dernier degré de l’enseignement primaire, celles que nous avons récoltées en inter‐rogeant ces derniers sur les perspectives d’apprentissage qu’ouvrent, à leurs yeux, un écrit fictionnel illustrant la variation linguistique, et celles enfin que nous tirons des réponses des élèves à un questionnaire portant sur ce même écrit.

Un mot du contexte de notre entreprise. En Belgique, des commissions sont chargées de mettre au point des outils d’évaluation censés orienter les enseignants dans la réalisation ou dans le choix de moyens, de dispositifs d’apprentissage ou d’évaluation au service de l’apprentissage. Or, les outils forgés jusqu’à présent ont soulevé des protestations nombreuses pour divers motifs. S’il en est un dont la recevabilité est particulièrement sujette à cau‐tion, c’est celui‐ci : une œuvre retenue pour évaluer la compétence de com‐préhension d’un récit de fiction, ne devrait pas donner le « regrettable » exemple d’un usage « familier », voire « vulgaire », de la langue française. Cette critique est symptomatique d’une représentation caricaturale de cette langue très répandue, y compris dans le cercle des enseignants de français (David, 1997 ; Paveau, 1998). Selon cette conception, il y aurait d’un côté, le « bon » français et, de l’autre, le(s) « mauvais » ; un « bon usage » à promou‐voir et des mauvais à stigmatiser. Par conséquent il n’y aurait pas lieu de faire réfléchir les élèves sur les variations linguistiques et leurs rapports avec le temps, l’espace, les caractéristiques socioculturelles des locuteurs et celles de la situation de communication, pas lieu d’exercer leur jugement sur les conditions d’acceptabilité des différents usages et sur ce que l’on peut ga‐gner ou perdre en utilisant la langue de telle ou telle façon dans telles ou telles circonstances. Et, bien sûr, il conviendrait de bannir de la classe de français tous ces écrits donnant l’exemple du « mal dire » auxquels une pé‐dagogie « démagogique » a indûment accordé un droit de cité. Est‐il pire façon d’accroître l’insécurité linguistique des élèves dont l’usage ordinaire du français est très différent du standard scolaire ? Et, le sentiment d’insécurité étant susceptible de provoquer des comportements de repli ou des comportements d’agression, ne renforce‐t‐on pas ainsi la ghettoïsation linguistique des enfants les moins nantis d’un point de vue socioculturel ?

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C’est compte tenu de ce contexte que nous avons choisi de proposer aux élèves et aux maîtres du dernier degré de l’école primaire un récit de fiction donnant à réfléchir sur les paramètres de la variation linguistique et sur leur rapport avec l’interaction discursive.

Pourquoi un récit de fiction ? D’abord parce que le dialogue littéraire dans la fiction narrative, met en évidence certains aspects du discours en interaction et place le lecteur dans des conditions particulièrement propices à la réflexion sur les facteurs potentiels du succès ou de l’insuccès relatifs de la communication (Kerbrat‐Orecchioni, 2005). Ensuite parce que nous esti‐mons important de sensibiliser le plus tôt possible les élèves à la représenta‐tion, dans la fiction, de la rencontre des sociolectes (Dufour, 2004) : les activités portant sur la caractérisation des personnages par leurs discours, sur les effets de ces discours dans l’univers fictionnel et sur les causes de ces effets nous paraissent de nature à décloisonner les composantes langagières et littéraires constitutives de la discipline « français ». Enfin parce qu’il est difficile d’accéder directement aux représentations des jeunes concernant les pratiques de communication verbale : la médiation d’une interaction fictive qui donne aux enfants l’occasion de caractériser et d’évaluer ces usages et ces pratiques fournit un accès indirect mais relativement sûr à leurs repré‐sentations.

3. Hypothèses et méthode de recherche 

Nos hypothèses, fondées en partie sur les recherches d’autrui (Boutet, 2003 ; Maurer, 1998 ; Paveau, 1998 ; Wirthner, Martin & Perrenoud, 1991), en partie sur notre propre contribution à la formation continuée des maîtres ou de leurs formateurs, étaient les suivantes. 1°) La représentation manichéenne des usages oraux de la langue la plus répandue dans l’institution scolaire suscite, tant de la part des élèves que de celle des maîtres, des appréciations fondées sur des critères élaborés dans l’ignorance à peu près complète des savoirs (transposés) relevant, entre autres, de la sociolinguistique et de l’analyse du discours en interaction. 2°) De telles appréciations, quand elles sont le fait des élèves, résultent surtout du discours des maîtres (parfois re‐layé par celui des parents) et des tâches qui visent à conformer les perfor‐mances de communication des apprenants à des normes scolaires établies sans prendre en considération les conditions de réussite des échanges ex‐trascolaires. 3°) Lorsqu’elles sont le fait des maîtres eux‐mêmes, ces appré‐ciations procèdent tantôt du discours de formateurs, insuffisamment pourvus des connaissances qui leur permettraient de mettre en question la représentation manichéenne des usages, tantôt des tâches que proposent les manuels les plus utilisés.

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Proposition pour donner un surcroît d’unité… __________________________ 239

Notre échantillon se compose d’une centaine d’élèves et de douze insti‐tuteurs en poste dans le dernier degré de l’école primaire. Les classes ont été choisies compte tenu d’un contraste de profils socioculturels des écoles sé‐lectionnées : d’une part des établissements majoritairement fréquentés par des enfants issus de milieux plutôt aisés, d’autre part des établissements peuplés par des enfants issus de milieux modestes. À l’exception d’un seul, les maîtres n’ont pas bénéficié d’une formation en cours de carrière les sen‐sibilisant à la problématique des discours en interaction, ni à l’exploitation du dialogue romanesque pour aborder cette problématique.

Voici le récit de fiction qui a été soumis aux apprenants comme aux en‐seignants.

Façons de parler 

Papa est prof de français… Oh ! Pardon. Mon père enseigne la langue et la littérature françaises. C’est pas marrant tous les jours ! Je veux dire : parfois, la profession de mon père est pour moi cause de certains désagréments. L’autre jour, par exemple. En sciant du bois, je me suis coupé le pouce. Profond ! J’ai couru trouver papa qui lisait dans le salon. — Papa, papa ! Va vite chercher un pansement, je pisse le sang ! ai‐je hurlé en tendant mon doigt blessé. — Je te prie de bien vouloir t’exprimer correctement, a répondu mon père sans même lever le nez de son livre. — Très cher père, ai‐je corrigé, je me suis entaillé le pouce et le sang coule abondamment de la plaie. — Voilà un exposé des faits clair et précis, a déclaré papa. — Mais grouille‐toi, ça fait vachement mal ! ai‐je lâché, n’y tenant plus. — Luc, je ne comprends pas ce langage, a répliqué papa, insensible. — La douleur est intolérable, ai‐je traduit, je te serai donc extrêmement reconnaissant de bien vouloir m’accorder sans délai les soins néces‐saires. — Ah ! Voilà qui est mieux, a commenté papa, satisfait. Examinons d’un peu plus près cette égratignure. Il a baissé son livre et m’a aperçu, grimaçant de douleur et serrant mon pouce sanguinolent. — Mais t’es cinglé ou quoi ?! a‐t‐il hurlé, furieux. Veux‐tu f… le camp, tu pisses le sang ! Tu as dégueulassé la moquette ! File à la salle de bains et dém… ‐toi ! Je ne veux pas voir cette boucherie ! J’ai failli répondre : « Très cher papa, votre façon de parler m’est com‐plètement étrangère. Je vous saurais donc gré de bien vouloir vous ex‐primer en français. » Mais j’ai préféré ne rien dire. De toute façon, j’avais compris ! Je suis doué pour les langues, moi !

Friot, B. (2005). Histoires pressées. Toulouse : Milan junior

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Aux enseignants nous avons demandé 1°) quels objectifs d’apprentissage ils poursuivraient en proposant des activités relatives à ce texte, 2°) dans quels domaines devraient progresser les élèves grâce à ces activités, 3°) quels savoirs elles devraient leur permettre de s’approprier, 4°) avec quels points du référentiel Socles de compétences elles seraient mises en rapport. Pour chaque question, deux réponses étaient demandées.

Nous n’avons donc pas envisagé les activités elles‐mêmes, mais nous avons tenu à sensibiliser les participants au fait que la conduite du « prati‐cien réflexif » est orientée par une triple conscience : 1°) celle de des compé‐tences de communication dont il s’agit de favoriser le développement dans l’esprit des élèves, 2°) celle des savoirs dont l’appropriation conditionne ce développement et 3°) celle des moyens propices à cette appropriation ainsi qu’à la perception par les apprenants du rapport entre celle‐ci et le dévelop‐pement des compétences susdites.

4. Résultats 

Nous estimons, que la compréhension, par le chercheur, des gestes di‐dactiques et des dispositifs d’apprentissage des contenus disciplinaires n’est pas conditionnée par la seule prise en considération de tout ce qui donne forme à ces contenus, de tout ce qui peut servir ou desservir leur appropria‐tion, de tout ce qui avantage effectivement tel élève et désavantage tel autre : il importe, à notre avis, que l’observateur sache, en outre, quelle est la com‐pétence de communication dont le maître entend étayer le développement et quels sont les savoirs que, pour ce faire, il tente de rendre intelligibles et désirables. Du moins importe‐t‐il qu’il sache cela dans le contexte institu‐tionnel de la Communauté française de Belgique où les objectifs de l’apprentissage ont été redéfinis en termes de compétences, mais où le réfé‐rentiel Socles de compétences énumère, dans les domaines distincts du « lire », de l’« écrire » et du « parler‐écouter », des capacités très générales qu’il fau‐drait préciser et surtout conjuguer pour cerner de véritables compétences.

Alors qu’un tel référentiel devrait être ce qui guide les enseignants dans le choix ou la conception des tâches propices aux apprentissages, il n’est, la plupart du temps, qu’un carnet d’où ils détachent des vignettes de conformi‐té. Sur l’échantillon suivant de réponses à la quatrième de nos questions – citations mot pour mot des « compétences » énumérées dans le référentiel –, on peut se faire une idée de l’aide dérisoire qu’apporte ce dernier aux insti‐tuteurs qui réfléchiraient aux possibilités d’exploitation de l’écrit fictionnel ci‐dessus compte tenu du fait que les usages de la langue peuvent varier en fonction des ancrages socioculturels. Voici, par ordre décroissant d’importance, les réponses données à la quatrième question par au moins deux participants : « orienter le message/l’écrit/l’écoute en fonction de la

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Proposition pour donner un surcroît d’unité… __________________________ 241

situation de communication », « traiter les unités lexicales », « utiliser les unités lexicales/un vocabulaire adapté à la communication ». Ne fait‐on pas cela quoi que l’on dise ou qu’on écrive, quoi que l’on écoute ou qu’on lise ?

Ce qui nous frappe le plus, s’agissant des trois autres questions, ce sont les difficultés des participants à répondre précisément. « Objectifs d’apprentissage », « domaines (du savoir) », « savoirs » et « activités » (sur lesquelles nous n’interrogions pas) sont majoritairement confondus. Ainsi trouve‐t‐on des savoirs (« les synonymes », « la polysémie des mots ») et des activités (« compléter un dialogue », « passer d’un registre à l’autre », « pas‐ser du dialogue au discours indirect ») donnés pour objectifs d’apprentissage. Ainsi trouve‐t‐on les mêmes mots (« vocabulaire », « syno‐nymes ») cités comme « objectifs », « domaines » ou « savoirs ». Ainsi trouve‐t‐on des activités (« oralisation », « mise en voix », « traiter la ponc‐tuation ») données pour des savoirs ou pour des objectifs, et des items du référentiel Socles de compétences cités comme savoirs (« orienter son écoute en fonction de la situation de communication »), etc. Ce que manifeste cette confusion des réponses, c’est la peine qu’éprouvent nombre de maîtres à distinguer les moyens, les fins et les objets spécifiques de l’apprentissage.

La lecture séparée des quatre séries de réponses à nos questions ne permet guère d’avancer quelque interprétation intéressante étant donné notre projet de jeter une lueur sur les « dispositions » (Bourdieu, 1998) des maîtres à charpenter la discipline « français » par les compétences de com‐munication et à étayer le développement de ces dernières de manière à ne pas donner aux élèves dont le savoir‐communiquer est le moins en phase avec les pratiques discursives promues par l’école le sentiment d’un handi‐cap qui les infériorise. En revanche, la comparaison de l’ensemble des ré‐ponses de chaque maître aux quatre questions permet d’esquisser des profils de dispositions typiques.

A. Le maître qui 1°) utilise la notion de « niveau (parfois registre) de langue », 2°) ne désigne par là une variation exclusivement lexicale 3°) n’a pas une conception axiologique des registres et 4°) envisage d’aider les élèves à s’approprier la notion par des activités a) de changement de registre, b) de réflexion sur le rapport entre registre et situation.

B. Le maître qui 1°) utilise la notion de « niveau de langue », 2°) désigne par là une variation exclusivement lexicale 3°) Le maître qui n’a pas une conception axiologique des registres et 4°) envisage d’aider les élèves à s’approprier la notion par des activités a) d’identification, b) de changement.

C. Le maître qui 1°) utilise la notion de « niveau de langue », 2°) désigne par là une variation exclusivement lexicale 3°) a une con‐ception axiologique des registres et 4°) envisage d’aider les élèves à s’approprier la notion par des activités de transposition du discours

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direct au discours indirect (lequel étant, supposons‐nous, considéré comme une garantie de recours à un « bon » niveau de langue).

D. Le maître qui 1°) utilise la notion de « niveau de langue », 2°) ne dé‐signe pas par là une variation exclusivement lexicale 3°) a une con‐ception axiologique des registres et 4°) envisage d’aider les élèves à s’approprier la notion par des activités qui mobilisent des savoirs lexicaux et syntaxiques.

E. Le maître qui 1°) n’utilise pas de la notion de « niveau de langue », 2°) a une conception axiologique de la variation lexicale et 3°) envisage d’aider les élèves à se l’approprier par des activités por‐tant sur les « synonymes ».

F. Le maître qui 1°) n’utilise pas de la notion de « niveau de langue », 2°) est sensible aux rapports entre les caractéristiques du discours et les situations de communication, 3°) n’a pas une conception axiolo‐gique de la variation langagière, 4°) envisage d’aider les élèves à comprendre un dialogue romanesque en mettant à portée de leur entendement des savoirs concernant la caractérisation des person‐nages par le discours et les effets potentiels sur le lecteur1.

G. Le maître qui ne voit pas l’occasion d’aborder, notamment, la ques‐tion de la variation langagière liée aux caractéristiques sociales des interlocuteurs ou liée à la situation de communication. Autrement dit, celui pour qui Façons de parler est un texte à lire, sans plus, pour « donner du sens aux expressions » ou pour « améliorer l’intonation ».

Si notre échantillonnage a quelque valeur, nul doute : ces types de dis‐positions se rencontrent et ce qu’elles ont de plus commun, c’est, 1°) l’extraction de la question des registres de discours de la problématique de la communication, 2°) la réduction de cette question à la variété lexicale, 3°) son arrimage à des activités traditionnelles de vocabulaire ou de gram‐maire.

Étant donné la forte dominance d’une formation initiale où les savoirs langagiers sont répartis dans et cloisonnés par les sous‐disciplines « gram‐maire », « vocabulaire », « conjugaison » et « orthographe », d’une formation où l’étude de la langue prévaut sur celle des activités langagières et se trouve coupée de l’étude des « textes », nous ne nous étonnons pas de ren‐contrer les types de dispositions susdits. Nous nous en étonnons d’autant moins vu les résultats d’un modeste sondage réalisé dans huit manuels utili‐sés par les maîtres de l’école primaire2. Les ouvrages dans lesquels les insti‐tuteurs puisent généralement leurs activités n’intègrent pas la question des 1.– Il ne s’agit pas, dans ce cas, d’un profil typique, mais du cas particulier de l’enseignante

ayant suivi une formation en cours de carrière dont n’ont pas bénéficié les autres. 2.– La  balle  aux mots, Nathan, 1988 ; Vocabulaire, Nathan, 1995 ; Des  outils pour  améliorer  l’écrit,

Sed, 1999 ; Vocabulaire actif, Nathan, 1999 ; Pour enrichir son vocabulaire, Hatier, 2000 ; Outils pour le français, Magnard, 2002 ; Fichier pédagogique Larousse, 2003 ; Les clés du français, Sed, 2006.

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Proposition pour donner un surcroît d’unité… __________________________ 243

« niveaux de langue » dans la problématique de la communication. Certains abordent la variation liée aux caractéristiques sociales des interlocuteurs ou à la situation de communication sans en évoquer les facteurs, voire sans différencier les usages oraux et écrits. D’autres font brièvement état de ces facteurs, tout en laissant dans l’ombre les variations liées à l’époque et à l’endroit, dont l’observation est pourtant elle aussi fort propice au dévelop‐pement du sens de la relativité des usages admissibles. Qu’ils évoquent ou qu’ils n’évoquent pas certains facteurs de la variation, les ouvrages consultés proposent malheureusement presque tous des exercices de repérage ou de changement de niveau à partir de phrases, voire de mots décontextualisés. La place que prennent ces exercices par rapport à celle dévolue aux savoirs et à leur exemplification n’est assurément pas pour rien dans l’acquisition, par les enseignants, des types de disposition dont nous avons fait état.

Aux élèves nous avons demandé 1°) ce qu’ils pensaient de la façon « na‐turelle » de parler de l’enfant (avant les remarques du père), 2°) ce qu’ils pensaient de la façon « naturelle » de parler du père (avant sa dernière ré‐plique), 3°) pour quelle raison changeait la façon de parler de ce dernier, 4°) si leur propre manière de parler se modifiait parfois, en quelles situations et pour quelles raisons.

Nous avons comparé les réponses à la première question de classes peuplées d’élèves en majorité issus de milieux socioculturels plutôt en phase avec la culture scolaire (classes A et C) et celles de classes peuplées d’élèves en majorité issus de milieux socioculturels plutôt en déphasage avec cette culture (classes B et D). Cette comparaison a d’abord porté sur les deux classes (A et B) qui présentaient le contraste plus sensible au point de vue socioculturel, ensuite sur deux classes moins fortement contrastées (C et D). Environ deux tiers des enfants de la classe A estiment que l’usage de la langue du petit garçon est plutôt acceptable et à peu près un tiers le jugent franchement incorrect. En revanche, un sixième seulement des enfants des classes B formulent une appréciation positive, les autres exprimant un juge‐ment négatif. La différence est moins sensible entre les classes C et D.

Affinons un peu l’analyse s’agissant de A et de B. Les deux tiers des élèves de la classe A font part d’évaluations qui s’échelonnent de l’acceptation avec réserves, largement représentée, à l’appréciation positive, beaucoup plus rare, en passant par toutes sortes d’évaluations tolérantes diversement motivées. Le sixième des élèves de la classe B qui approuvent la façon de parler du gamin font part de cette approbation en usant d’une for‐mule non axiologique : « je comprends bien son langage ». S’agissant des appréciations négatives, dans la classe A, elles s’échelonnent elles aussi sur un continuum allant de la quasi acceptation au rejet le plus net, en passant par des jugements tempérés. Dans la classe B également, on peut constater

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un échelonnement, mais de moindre amplitude : « grossier » est le terme qui revient le plus souvent.

La comparaison des réponses données à la deuxième question par les classes A et B révèle une différence dans les réactions au discours du père analogue à celle dont nous venons de faire état, s’agissant du discours du fils. Dans la classe A, trois cinquièmes des élèves jugent positivement la ma‐nière de parler de l’adulte et deux cinquièmes la jugent négativement. Dans la classe B, on trouve trois fois plus de jugements positifs que de jugements négatifs. Il apparaît ainsi que les élèves les moins culturellement nantis sont les plus favorablement impressionnés par le discours du père, les moins enclins à dénoncer son incongruité compte tenu de l’interlocuteur, des cir‐constances de l’interaction et de la nature de cette dernière. La comparaison des classes C et D fait, comme précédemment, apparaître une différence un peu moins nette : si, en C, on trouve toujours trois élèves sur cinq qui ap‐prouvent le discours du père, en D, c’est deux et non trois fois plus de juge‐ments positifs qui se manifestent. Plus l’écart socioculturel entre les élèves se réduit, plus leurs opinions sur le style du discours tendent vers le consen‐sus.

Il apparaît également, si l’on affine l’analyse des données récoltées en A et en B, que les jugements de la classe A sont plus variés, plus nuancés que ceux de la classe B. On retrouve en A l’échelonnement des appréciations, positives ou négatives, déjà remarqué à propos du discours du fils. On re‐trouve également une tendance à préciser ou à motiver le jugement qui se ne manifeste pas dans la classe B. Ces deux phénomènes s’expliquent proba‐blement par le fait que les élèves de A disposent de ressources lexicales plus importantes et de possibilités de modulation plus nombreuses que les élèves de B. Ces derniers font part d’évaluations qui s’échelonnent beaucoup moins, ils précisent rarement et ils ne motivent presque jamais. On notera que, lorsqu’ils émettent une appréciation favorable à propos du discours du père, ils utilisent quasi unanimement l’adjectif « poli », symptomatique d’une représentation des usages où le savoir dire et le savoir‐vivre tendent à se confondre.

Si l’on compare les réponses des élèves de A et de B, d’une part, de C et de D, d’autre part, à la question « Pourquoi la façon de parler du père change‐t‐elle ? », on ne constate pas de sensibles différences. Majoritaire‐ment, les uns et les autres font état de la colère paternelle ou de ce qui l’a provoquée. Il est toutefois notable que la moitié des élèves A et seulement un quart des élèves B donnent des réponses totalement divergentes de ces deux‐là. Dans la classe A, on trouve, à peu près dans la même proportion, des réponses révélatrices d’une compréhension selon laquelle le père change volontairement de style discursif. Si contestable que soit, en l’occurrence, la

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Proposition pour donner un surcroît d’unité… __________________________ 245

valeur de ces réponses, elles témoignent d’une sensibilité, qu’on ne trouve guère dans la classe B, à la diversité des facteurs de la variation.

Les réponses des élèves à la dernière question (« Ta manière de parler se modifie‐t‐elle parfois, en quelles situations et pour quelles raisons ? ») révèlent beaucoup de lucidité de leur part sur ce qui influence leur style de discours. Ils citent 1°) les circonstances spatiotemporelles de l’interaction, 2°) le genre de l’interaction, 3°) l’identité de leur interlocuteur, 4°) le style de discours de ce dernier qui déteint sur le leur, 5°) le but qu’ils poursuivent, 6°) leur état émotionnel, 7°) leurs valeurs.

Constate‐t‐on une différence entre les réponses fournies par les classes A et B ? Oui : l’éventail des facteurs de modification est plus large en A qu’en B, où dominent de manière fort nette, d’une part, l’état émotionnel du locuteur, généralement provoqué par un tiers ; d’autre part, la plus ou moins grande familiarité avec l’interlocuteur.

Conclusions 

Prenons le risque de tirer de cette modeste enquête, quelques conclu‐sions, qu’il faudrait chercher à invalider par des recherches mieux outillées. 1°) Pour la plupart, les élèves terminant leur scolarité primaire manifestent

d’incontestables dispositions à s’approprier des savoirs sur les facteurs de la variation linguistique ainsi que sur les rapports entre le style du discours et la réussite ou l’échec relatif d’une interaction verbale. Loin de constituer toutes un obstacle à l’acquisition de ces savoirs, certaines de leurs représentations offrent de solides points d’ancrage à des con‐naissances scientifiquement garanties. Évitons toutefois l’excès d’optimisme : juste avant leur entrée dans le secondaire, beaucoup d’élèves manifestent déjà une tendance à juger de la valeur d’un dis‐cours en recourant de manière exclusive à de fort discutables critères de correction linguistique, autrement dit sans tenir compte de l’adaptation du style discursif aux particularités de la situation de communication. Mais il se rencontre dans toutes les classes, y compris dans celles qui re‐lèvent de la « discrimination positive », des enfants enclins à mettre en question l’exclusivité de ces critères‐là.

2°) Les représentations mises au jour par notre enquête diffèrent de ma‐nière sensible en fonction de la situation socioculturelle des enfants et du profil socioculturel des établissements où ils sont scolarisés. Lorsque l’une et l’autre sont défavorisés, ils concourent à émousser le sens de la valeur relative des styles discursifs et à imposer plus qu’ailleurs cette vision manichéenne des usages langagiers que nous regrettions plus haut. Au lieu de mettre à portée d’entendement des jeunes des savoirs qui rendraient possible le développement d’une réflexion dont les germes sont patents, l’école tendrait alors à accroître un sentiment d’insécurité linguistique qui conduit au mutisme et qui réduit les

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chances de participation aux différentes communautés discursives sco‐laires.

3°) Par défaut de formation initiale et faute de trouver les ressources péda‐gogiques adéquates dans les manuels, la majorité des maîtres, au lieu de tirer parti des dispositions favorables de leurs élèves envers une ob‐servation réfléchie des moyens langagiers conditionnant la réussite communicationnelle, coupent les ailes à la réflexion des enfants, l’enferment dans la cage des « niveaux de langue » et la nourrissent de graines puisées dans les vieux sacs du « vocabulaire » et de la « gram‐maire ». Bien sûr, ce qui est à observer, ce sont, entre autres, des phé‐nomènes d’ordre lexical et grammatical, mais c’est la perspective de l’observateur qui importe : envisager l’acquisition de savoirs sur les ni‐veaux de langue et celle de la capacité de transposer un énoncé d’un ni‐veau à l’autre, ce n’est pas se donner pour horizon le développement de compétences de communication. Et ce n’est pas non plus se donner les meilleures chances de sensibiliser à l’importance de l’adaptation des discours aux situations les enfants les plus portés — déjà, hélas ! — à croire qu’il n’est qu’un seul bon usage.

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Théâtre tragique, jeu dramatique et écritures scolaires en lycée 

général et technologique : similitudes et spécificités 

Isabelle De Peretti, Jacques Crinon, Monique Maeda, Bernard Martial 

TEXTES ET CULTURES  ÉA  , ARTO)S )UFM NORD–PAS‐DE‐CALA)S, FRANCE ; ESS)  UN)VERS)TÉ DE PAR)S  , )UFM DE CRÉTE)L  UN)VERS)TÉ DE PAR)S  , FRANCE ; LYCÉE BRANLY, NOGENT SUR MARNE, FRANCE ; LYCÉE LANGEV)N WALLON, C(AMP)GNY SUR MARNE, FRANCE. 1. Cadre théorique et méthodologique . . Objectifs didactiques 

Beaucoup d’enseignants, aux prises avec des publics en difficulté sco‐laire, cherchent à s’adapter à ce public, évitent les activités susceptibles de mettre les élèves en échec et proposent des contenus considérés comme plus adaptés à leurs caractéristiques socioculturelles et plus proches de leurs préoccupations quotidiennes. Le discours de l’institution scolaire elle‐même, si on en juge à l’aune de sujets d’examen très contrastés selon les filières, est souvent ambigu. Les grandes œuvres du patrimoine seraient‐elles réservées aux élèves des sections générales des lycées les plus réputés ?

La construction de la séquence dont nous voulons analyser ici les effets a été orientée par deux paris : l’un sur le théâtre, l’autre sur les grands textes classiques. Pour les publics en difficulté particulièrement, il nous paraît inté‐

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ressant de travailler sur le théâtre où le jeu, entre le réel et l’illusion, est ma‐nifesté par la représentation même, et où la parole, prise en charge par les personnages, est action. Nous avons par ailleurs fait le choix des classiques, en tant que chargés d’un potentiel historique, symbolique et esthétique très fort (Boimare, 1999 ; Todorov, 2005).

Par rapport aux procédures habituelles de lecture analytique, l’introduction du jeu comme outil (Dulibine & Grosjean, 2004) permet aux élèves d’objectiver leur investissement émotionnel dans un personnage, de s’explorer « soi‐même comme un autre » (Ricœur, 1988), les angoisses et les émotions étant mises à distance par le texte et magnifiées par « la joie esthé‐tique » (Sartre, 1948). L’alternance des phases d’étude, de jeu et d’observation des scènes jouées par les autres nous paraît favorable à une bonne prise en compte de toutes les dimensions de la lecture (Picard, 1986). . . La séquence expérimentale « Bourreaux et victimes » 

La séquence a été construite pour des élèves de seconde1, à partir d’extraits d’Euripide (Iphigénie  à  Aulis,  la prière, v. 1211‐1252), de Racine (Iphigénie, acte IV, sc. 4 ; Britannicus, acte II, sc. 3 à 8) et de Molière (Tartuffe, acte IV, sc. 5), avec des objectifs de connaissances (registres tra‐gique/comique, spécificités de la tragédie et de la comédie classiques, repré‐sentation théâtrale, œuvre de Racine), de compétences (jouer, analyser des textes de théâtre) et de développement du sujet (capacités d’expression à travers le jeu). Un synopsis précis de son déroulement, commun aux diffé‐rentes classes, a prévu une alternance de séances d’étude des textes et de jeu dramatique (par petits groupes d’élèves, avec des consignes précises, un temps de préparation court, des jeux en groupes devant la classe, suivis de temps d’analyse). Ainsi la problématique de la séquence et le sujet des pièces y sont introduits par un cercle de profération des répliques, les textes abor‐dés par le jeu après leurs premières découvertes et avant les lectures analy‐tiques : théâtre‐image ou mimes pour l’extrait d’Iphigénie de Racine, suivies d’improvisations libres sur l’autorité parentale abusive, jeux textes en main à partir du texte allégé pour Britannicus, improvisations sur la trame du texte pour Tartuffe). La séquence intègre des validations écrites en lien avec la préparation de l’épreuve de français du baccalauréat : deux commentaires littéraires et une dissertation ou un sujet d’invention sur la problématique du groupement de textes2.

1.– Classe indifférenciée à l’entrée au lycée avant l’orientation vers les filières générales ou

technologiques, classe spécifique pour la filière professionnelle. 2.– On trouvera un descriptif complet de la séquence dans De Peretti, Aubert, Crinon & Maeda 

(2006).

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Théâtre tragique, jeu dramatique et écritures scolaires… __________________ 249

. . Principaux résultats antérieurs La recherche présentée ici prolonge une première phase de recherche,

présentée ailleurs (De Peretti, Aubert, Crinon, Depoilly et al., 2006). Nous y avions notamment illustré le rôle des mises en jeu et du passage par des versions allégées du texte pour permettre aux élèves en difficulté d’accéder au sens de ces textes. Le jeu facilite la résolution des exercices scolaires car, outre la mobilisation sur la tâche qu’il provoque, par les nombreuses relec‐tures qu’il suscite, par la quête de sens pour jouer, il laisse les textes présents à la mémoire et conduit à diversifier les entrées dans le texte. . . Objectifs de cette recherche 

Les élèves de toutes les filières se sont effectivement approprié les textes de Racine et de Molière dans une séquence expérimentale avec jeu ; mais les modes d’approche des textes, les cheminements, les retombées du jeu sur la lecture littéraire et sur les exercices scolaires qui la traduisent sont‐ils les mêmes pour tous ?

Nous confronterons deux populations scolaires de la région parisienne : celle d’un lycée général classique (LG)3 d’une commune résidentielle et celle d’un lycée polyvalent (LPO)4 d’une commune proche comportant des grands ensembles de logements sociaux, en nous intéressant à la réception différenciée de ces textes par les élèves, d’une part sur un mode non formali‐sé, d’autre part à travers les performances dans les commentaires littéraires des extraits de Racine. En outre, dans le second établissement, nous dispo‐sons d’une classe témoin, dans laquelle la même séance a été travaillée sans procédures de jeu : à la place, l’enseignant a introduit le travail par une comparaison entre le film Troie et un résumé oral de l’Iliade pris en note par les élèves, donnant lieu à un devoir écrit. . . Méthodologie et cadres de l’analyse 

Le corpus analysé comprend, pour chaque élève de seconde, un devoir réalisé avant la séquence et deux commentaires littéraires réalisés au cours

3.– Le lycée général Branly de Nogent‐sur‐Marne, comportant essentiellement des classes de

séries générales. La population scolaire est majoritairement issue de familles aisées (cadres, enseignants, chefs d’entreprise etc.). L’offre locale dans le domaine du théâtre y est de quali‐té et la fréquentation théâtrale des familles, importante. Nous l’identifions par l’abréviation LG et ses classes expérimentales de seconde indifférenciée par LG expé.

4.– Le lycée polyvalent Langevin Wallon de Champigny‐sur‐Marne, comportant principalement des classes des différentes filières technologiques (peu de classes de séries générales) ainsi que des classes professionnelles. Ses élèves viennent majoritairement de familles de catégo‐ries socioprofessionnelles modestes, habitant surtout dans les grandes cités HLM du dis‐trict. Le taux d’élèves boursiers y est particulièrement élevé. Nous l’identifions par l’abréviation LPO, par LPO expé les classes de seconde indifférenciée avec jeu et par LPO témoin sa classe témoin de même niveau.

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de celle‐ci5 ainsi que des entretiens semi‐directifs avec quelques élèves aux profils socioculturels contrastés, portant sur les premières appréhensions des textes, les rôles choisis, les obstacles ou les aides à la compréhension et à la résolution des exercices scolaires, la part prise par le jeu, les évaluations affectives et les réflexions sur et à partir des textes et des personnages6.

Des données ont été recueillies concernant le profil socioculturel et sco‐laire de chaque élève. Nous disposons aussi de questionnaires initiaux et finaux pour tous les élèves, des descriptifs des séquences effectivement réa‐lisées établies par les enseignants et, pour les groupes du lycée polyvalent, des notes de cours prises par les élèves.

Nous avons établi une liste d’indicateurs de la compréhension et du mode d’entrée et de cheminement dans la lecture afin de chercher dans ce corpus la réponse à nos questions. Nous sommes partis des typologies de difficultés ou d’erreurs dans la réalisation des commentaires, mis en évi‐dence par Veck (1988) : remarques atomisées, juxtaposées, système textuel non maîtrisé, accumulation de citations etc. et de la notion de « créativité commentative » (Beaudrap, 1994). Nous nous sommes d’autre part appuyés sur l’analyse des difficultés des nouveaux lycéens à « s’autoriser à être au‐teur » (Bautier & Rochex, 1998) et sur la typologie des postures adoptées par les élèves lorsqu’ils commentent un texte qu’a proposée Bucheton (1999). Enfin nos analyses se sont trouvées enrichies par les travaux de Daunay (2002) concernant la paraphrase et les modes de convocation du texte source. Nous avons également pris appui sur les données de la critique racinienne.

2. Résultats et discussion . . Ce que nous disent les questionnaires et les entretiens 2.1.1. La force de ces textes et leur réception positive par les adolescents 

d’aujourd’hui 

Avec ou sans jeu dramatique, les élèves de tous les groupes disent, au terme de la séquence, leur satisfaction et leur intérêt très grand pour ces textes, et surtout pour les textes tragiques.

Il n’y a pas de différences marquées entre le groupe « LG expé » et le groupe « LPO expé » en ce qui concerne la compréhension fine des person‐nages et de leurs interrelations : on trouve des développements plus détail‐lés en fonction de préférences d’ordre individuel, non socialement contrastés. Pas de différences non plus sur la question des registres, des élé‐

5.– Devoirs de 24 élèves de LG expé, 20 élèves de LPO expé, 5 élèves de LPO témoin. Voir la

grille d’analyse en annexe 2. 6.– Entretiens avec 4 élèves de LG expé, 7 de LPO expé, 6 de LPO témoin. Voir la grille

d’analyse en annexe 1.

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Théâtre tragique, jeu dramatique et écritures scolaires… __________________ 251

ments de mise en scène. La versification – l’alexandrin racinien – n’entraîne pas de rejet, mais des jugements positifs (c’est bien, c’est beau). La réflexion sur soi, sur son inscription dans des cercles de sociabilité ne différencie pas nettement ces groupes.

Il y a plus d’appréciations positives des œuvres, d’investissement éva‐luatif et affectif, sur le personnage d’Iphigénie chez les filles de LPO expé, sur celui de Junie chez les filles de LG expé. Les garçons des deux groupes sont en premier lieu captivés par le personnage de Néron, par le fait de jouer ce rôle ; en second lieu, en LG expé plus qu’en LPO expé, par celui de Bri‐tannicus, personnage plus difficile à saisir, à investir. Cependant, les temps de jeu ayant été plus longs en LG expé, ceci tend à mettre en évidence leur importance pour approcher les personnages complexes plus que des diffé‐rences liées à un habitus social.

En revanche, les publics de lycée général et de lycée polyvalent se diffé‐rencient surtout, en lien avec des usages socialement différenciés du lan‐gage, par le mode d’expression de l’investissement personnel dans la lecture, par le mode d’entrée et de cheminement de l’analyse. Ainsi, même dans les écrits spontanés, la subjectivité et l’investissement affectif et évaluatif s’expriment plus souvent de façon indirecte en LG expé et de façon directe en LPO expé ; en LG expé, les élèves ont recours pour justifier leurs juge‐ments de valeur à des catégories scolaires ; leurs émotions, leurs évaluations directes portent le plus souvent sur les rôles qu’ils ont joués. En LPO expé, ce sont les jugements de valeur, surtout ceux qui expriment l’admiration qui sont convoqués pour traduire le degré d’intérêt porté aux œuvres. Ils con‐cernent les personnages bien sûr mais aussi les fables des pièces. Dans les deux cas, ces jugements sont étayés par des analyses solides des person‐nages à travers des parcours identificatoires.

MARION (LG EXPÉ) — Junie j’aimais bien, parce que c’était une pièce où elle devait un petit peu se mettre en colère, donc beaucoup montrer ses sentiments et c’est quelque chose que j’aime bien extérioriser comme ça, surtout la colère (…). Avec Néron elle exprime un peu de colère pour montrer qu’elle aime toujours Britannicus, elle exprime aussi un peu de tristesse, et c’est tous ces sentiments qui font que moi j’ai bien aimé le jouer (…). Parce que justement, Junie, c’était pas comme Iphi‐génie qui restait un peu cachée, je veux dire qui ne montrait pas trop ses sentiments, tandis que là, Junie elle disait ce qu’elle pensait quand même. JESSICA (LPO EXPÉ) — J’trouve, ouais, l’histoire elle est mieux, en plus elle est courageuse… j’sais pas… de prendre son courage, d’aller parler à son père, de lui dire tout ce qu’elle ressent, tout ce qu’elle veut dire (…). Elle a du courage (…). C’est dur de découvrir tout ce qu’on res‐sent et tout… Elle elle le dit… Dans des moments comme ça, on ne parle pas, on ne fait rien.

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Ainsi, de façon très nette, dans le groupe LPO expé, abondent les com‐mentaires enthousiastes pour le courage d’Iphigénie, ou pour celui de Junie, courage d’affronter la mort, de dire ce qu’on pense à quelqu’un qui nous domine, de pouvoir extérioriser ses sentiments, de rester digne dans la souf‐france, ainsi que l’admiration pour la subtilité dans l’utilisation du langage.

2.1.2. Comprendre des situations dramatiques complexes 

L’investissement dans le jeu apparaît comme un moyen de modifier les horizons d’attente et de dépasser un rapport affectif évaluatif au texte ; c’est ce qui apparaît dans la comparaison entre les élèves qui ont joué (LG expé et LPO expé) et les autres (LPO témoin). Les garçons des deux groupes expé‐rimentaux disent d’une façon très majoritaire le plaisir pris à jouer le rôle de Néron, et dans une moindre mesure celui de Britannicus (plus souvent en LG expé qu’en LPO expé). La pièce Britannicus, plus subtile, où la situation de Junie apparaît moins tragique que celle d’Iphigénie, où les personnages masculins sont inquiétants, recueille moins d’indices d’intérêt et d’appréciations positives dans le groupe témoin sans jeu, et certains garçons expriment une déception à l’encontre des personnages masculins qui n’est pas perceptible dans les groupes avec jeu. Cette dernière pièce est, en tout cas, moins bien comprise.

Comparons par exemple la réponse de Max (LPO expé) et celle de Ri‐chard (LPO témoin).

MAX (LPO EXPÉ) — Oui, moi, j’ai bien aimé [Néron]… (…) Il est un peu vicieux, il est…, même si… il sait que ça va rendre triste peut‐être Ju‐nie, mais… ben et lui, c’est ce qu’il veut, c’est son bonheur, il pense pas au bonheur des autres, bon il est un peu vicieux… et j’aime bien jouer un peu les vices (…) Alors j’suis pas trop habitué non plus à voir souf‐frir les gens et aimer ça, bon mais j’aimais bien ce rôle quoi. RICHARD (LPO TÉMOIN) — Parce que déjà ce sont que les hommes, qui, dans ces pièces, qui sont les bourreaux, oui, on donne une mauvaise opinion d’eux. (…) Et puis les victimes non plus, ce sont pas des hommes, mais des femmes aussi et ils mettent en place leur plan en‐vers elles, on ressent ce sentiment de domination envers les femmes.

Par ailleurs Carine (LPO témoin) explique : I. — Donc ce qui te plaît en elles, si j’ai bien compris c’est qu’elles soient fortes ? CARINE — Si, parce que elle est prête à renoncer à son amour, à sa mère, pour mourir, c’est fort c’est… moi j’aurais été elle, j’aurais fait : non, moi, je meurs pas, c’est tout, je recherche pas de complication, mais elle voilà j’ai bien aimé le fait que bon, si elle doit mourir, elle doit mourir et Junie, même si elle aime Britannicus, elle est prête à mourir, elle est prête à renoncer à son amour pour que lui il puisse vivre, pour que lui il soit… donc c’est fort aussi…

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Ici encore la pièce est reçue sur le mode de « l’identification admira‐tive » aux héros (Jauss, 1978). Ceci correspond d’ailleurs à un des rôles de la fonction cathartique de la tragédie et renvoie à la question de l’équilibre des œuvres et de registres présentés dans les cursus scolaires. On explore plus au collège et au lycée les registres comique et satirique que le registre tra‐gique, plus Molière que Racine et Corneille, pour ne citer que de grands classiques (Manesse & Grellet, 1994). Or, dans notre corpus par exemple, une grande comédie comme Tartuffe s’est révélée être beaucoup plus difficile à aborder pour toutes les filières qu’Iphigénie ou Britannicus. On peut donc faire l’hypothèse que les grandes pièces tragiques sont à même d’attirer les élèves éloignés de la culture traditionnelle vers la littérature, en raison des modes d’identification esthétique qu’elles suscitent, notamment « l’identification admirative », qui apparaît très nettement dans notre re‐cherche. Ce mode de réception, scolairement peu valorisé (tout du moins pas dans ces formes d’expression très directes), semble ici constituer plus fré‐quemment l’horizon d’attente des « non héritiers ». On peut aussi faire l’hypothèse que le fait de pouvoir jouer le rôle de Néron a permis aux élèves, en particulier de LPO expé, d’accéder ensuite à d’autres modes d’identification – par exemple « l’identification par sympathie » (Jauss, 1978) – et de déplacer ainsi leur regard sur l’œuvre.

Une autre différence entre les deux groupes (LPO expé et LPO témoin) concerne la référence au langage des personnages : dimension importante en LPO expé, nous l’avons vu, mais absente dans l’autre groupe. Enfin, sans exercices de profération de l’alexandrin racinien, l’abord des textes parait plus difficile en LPO témoin. La difficulté à lire des vers apparaît de manière récurrente dans la classe témoin, alors qu’elle est rarement signalée dans la classe expérimentale. . . Les commentaires littéraires 

Dans un exercice très codifié comme le commentaire littéraire du bacca‐lauréat, que les élèves des trois groupes disent aimer apprendre à faire, qu’en est‐il de ces ressemblances et de ces différences ?

Le commentaire littéraire vise à présenter un bilan de sa lecture, argu‐menté avec rigueur, où on demande de gommer les marques de subjectivité trop directes, tout en gardant des traces discrètes d’une lecture personnelle, pour n’affirmer son jugement qu’en conclusion. Paradoxe qui nécessite un rapport distancié au langage, mettant souvent en difficulté les « nouveaux lycéens » (Bautier & Rochex, 1998).

L’enthousiasme pour la séquence se traduit dans tous les groupes par un grand investissement dans la tâche et des devoirs longs. Il n’y a pas de différences dans les analyses en termes de registre, ni sur la compréhension

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globale du phénomène de la triple énonciation. Toutefois, seuls les meilleurs élèves de LG expé ont une perception intégrée de ses effets.

Les différences, ici aussi, opposent de fait moins les deux groupes qui ont joué que le groupe expérimental et le groupe témoin de lycée polyvalent. Ces différences, d’autant plus sensibles que les élèves avaient des compé‐tences rédactionnelles moins assurées, portent essentiellement sur deux as‐pects.

D’une part, les commentaires des élèves moyens ou faibles en LPO expé traduisent une meilleure compréhension des émotions, des sentiments, des réactions des personnages dans l’espace de la scène.

D’autre part, l’expérience du jeu et du spectacle du jeu des camarades fournit des ressources au moment de la rédaction du commentaire et permet plus de distance, de cohésion et de logique dans le déploiement des analyses chez les élèves de la classe LPO expé, que chez les élèves de LPO témoin, à niveau égal.

La confrontation des copies de Max (LPO expé) et de Richard (LPO té‐moin) est représentative de cette différence. Dans leur premier commentaire, portant sur Iphigénie, ces élèves présentent le même type de difficulté : re‐marques morcelées et juxtaposées, limitées à des reformulations d’arguments d’Iphigénie, appuyées sur des citations du texte. Si nous com‐parons leur second commentaire7 (après la phase de jeu pour Max, après le cours pour Richard), on distingue des différences remarquables, dans le passage où les sentiments de Britannicus sont analysés.

Chez Max, au‐delà des maladresses d’expression, l’enjeu global de la si‐tuation est perçu, les interactions entre le discours de Britannicus et la réac‐tion de Junie sont prises en compte, l’évolution des réactions de Britannicus est conduite avec une certaine clarté, l’analyse du langage intégrée à sa pragmatique.

Dans la même partie du devoir de Richard, l’enjeu global de la situation n’est pas clairement énoncé, les remarques qui portent sur le fond et la forme sont moins articulées entre elles, l’évolution de la situation plus difficilement perçue. Les réactions de Junie sont moins prises en compte, les citations da‐vantage accumulées.

Cet exemple bien sûr n’aurait aucune valeur s’il n’était corroboré par de nombreuses autres copies. Ainsi Marion (LG expé) avait exprimé dans son interview son grand plaisir à explorer le rôle de Junie et sa préférence pour ce personnage qui dit ce qu’il pense, qui ose se mettre en colère, et qui est assez ambigu. Elle réfléchit aux situations de travail où on est soumis à un patron. Malgré des maladresses, son deuxième commentaire manifeste un progrès dans la cohérence de l’écriture, surtout en ce qui concerne Junie :

7.– Voir les extraits reproduits en annexe 3.

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l’accumulation des citations s’estompe au profit de l’analyse des interac‐tions.

Les élèves en grande difficulté des groupes expérimentaux, en retrait des productions scolaires (évitement de la tâche ou productions minimales), manifestent des progrès notables après le jeu. Toutefois, les points de com‐paraison avec le groupe témoin manquent pour ce type d’élèves et on peut seulement conclure que le jeu a été un puissant stimulant pour entrer dans la production d’écrits ou accepter d’écrire. Ainsi Christopher (LPO expé), élève qui ne rend pas ses devoirs et d’une passivité à toute épreuve en classe, s’est investi dans le jeu et on voit dans ses productions une modeste amorce de commentaire cohérent, avec une formulation personnelle.

Conclusion 

Sans prétendre que ce travail conduit sur quelques séances à modifier les hiérarchies scolaires entre élèves et entre établissements, notre hypothèse initiale, dans les limites de notre corpus, se trouve toutefois confirmée. Les différences de postures face aux textes et de compétences à respecter les règles du commentaire littéraire sont ici moins nettement fonction de l’origine sociale et scolaire des élèves (lycée général de banlieue résiden‐tielle/lycée technologique de banlieue difficile) que des entrées et dispositifs didactiques mis en œuvre (présence/absence du jeu). Le jeu, avec ce qu’il représente de travail pratique sur les textes, leur langue et les situations qu’ils décrivent, a sensiblement aidé à déplacer les modes d’appropriation de ceux‐ci et, au service d’un projet personnel, a permis une meilleure com‐préhension des personnages et de leurs interactions. Cet effet a été plus sen‐sible pour l’extrait de Britannicus que pour celui d’Iphigénie, plus accessible par une lecture analytique. La problématique de Néron est une probléma‐tique de l’adolescence (Mauron, 1957/1986). Jouer a aidé non seulement à comprendre les jeux de scène, mais aussi à explorer les personnages « de l’intérieur ». Il a permis un gain dans la prise de distance nécessaire à la co‐hérence du commentaire.

Il n’y a pas pour autant d’effet mécanique du jeu : le rôle de l’enseignant dans les réglages, entre ce qui ressort du cours, de l’analyse de l’écriture proprement dite, et du jeu, reste capital. Ce n’est pas le jeu seul qui est intéressant, mais le va et vient entre implication et distanciation. Un trop grand investissement dans le jeu n’aurait peut‐être pas offert les mêmes résultats.

Notons enfin que le goût pour la lecture de ces œuvres est allé dans chaque cas au‐delà des attentes des enseignants et questionne les représenta‐tions du répertoire littéraire adapté aux élèves. Notre analyse nous conduit à penser que renforcer la part des tragédies, classiques ou modernes (ou des

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drames shakespeariens, par exemple) dans les cursus scolaires – et ce parti‐culièrement pour les « nouveaux lycéens » –, dans des dispositifs appropriés, pourrait aider à mieux prendre en compte les différences socioculturelles entre les élèves. Un des éléments importants présents dans ce corpus est un besoin d’admiration et de valeurs, auquel, de fait, ne répond pas toujours la culture scolaire.

Références bibliographiques Bautier, É. & Rochex, J.‐Y. (Éd.). (1998). L’expérience scolaire des nouveaux  lycéens : dé‐

mocratisation ou massification ? Paris : Armand Colin. Beaudrap, A.‐R. (de) (Éd.). (1994). Le commentaire de texte en français. Paris/Toulouse :

Bertrand‐Lacoste/CRDP Midi‐Pyrénées. Boimare, S. (1999). L’enfant et la peur d’apprendre. Paris : Dunod. Bucheton, D. (1999). « Les postures de lecture des élèves au collège ». Dans P. De‐

mougin & J.‐F. Massol (Éd.), Lecture privée et lecture scolaire : la question de la littérature à l’école. (p. 137‐150). Grenoble : CRDP.

Daunay, B. (2002). Éloge de la paraphrase. Saint‐Denis : PUV. De Peretti, I., Aubert, M., Crinon, J., Depoilly, S., Farcy, S. & Maeda, M. (2006).

« Bourreaux et victimes : des élèves de lycées professionnel, polyvalent et général face à l’univers tragique ». Dans J.‐L. Dumortier & M. Lebrun (Éd.), Une formation littéraire malgré tout. (p. 99‐118). Namur : PUN.

De Peretti, I., Aubert, M., Crinon, J. & Maeda, M. (2006). « Lire les classiques en lycée professionnel ». Argos (41), 14‐20. Créteil : CRDP.

Dulibine, C. & Grosjean, B. (2004). Coups de  théâtre  en  classe  entière :  au  collège  et  au lycée. Créteil : CRDP.

Jauss, H. R. (1978). Pour une esthétique de la réception. Paris : Gallimard. Manesse, D. & Grellet, I. (1994). La littérature au collège. Paris : INRP‐Nathan. Mauron, C. (1957/1986). L’inconscient  dans  l’œuvre  et  la  vie  de Racine. Paris/Genève :

Champion/Slatkine. Picard, M. (1986). La lecture comme jeu : essai sur la littérature. Paris : Minuit. Ricœur, P. (1988). Soi‐même comme un autre. Paris : Seuil. Sartre, J.‐P. (1948). Qu’est‐ce que c’est la littérature ? Paris : Gallimard. Todorov, T. (2005). « Livres et vivre ». Le Débat (135), 53‐63. Paris : Gallimard. Veck, B. (1988). Production de sens : lire/écrire en classe de seconde. Paris : INRP.

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Théâtre tragique, jeu dramatique et écritures scolaires… __________________ 257

Annexe 1 : Catégories utilisées pour l’analyse des questionnaires et des entretiens 1. Investissement personnel dans les personnages, dans l’histoire

1.1. Degré d’intérêt global pour Iphigénie, Britannicus 1.2. Jugements, appréciations concernant les personnages 1.3. Jugements, appréciations sur le sujet et la situation de la pièce 1.4. Items traduisant l’émotion esthétique

2. Axe des analyses psychologiques des personnages et de leurs inter‐relations 2.1. Compréhension fine des points de vue, des sentiments des per‐

sonnages 2.2. Compréhension fine des relations entre les personnages et de

leur évolution sous l’effet des discours 3. Genre théâtral et registres. Rhétorique du genre

3.1. Les registres, leur portée 3.2. Prise en compte des jeux des acteurs et de la mise en scène 3.3. Double, triple énonciation 3.4. Versification

4. Construction du sujet et du sujet‐lecteur 4.1. Plan psychologique 4.2. Plan sociologique 4.3. Plan historique 4.4. Plan axiologique 4.5. Plan philosophique 4.6. Plan esthétique

5. Rôle du dispositif : ce qui aide à comprendre

Annexe 2 : Catégories utilisées pour l’analyse des commentaires littéraires   Personnages analy‐sés, qualité des analyses, investis‐sement personnel grâce au jeu. 

Prise en compte de la rhétorique du genre et analyse du registre tragique. Mise en texte orien‐té par un projet de lecture  intention du sujet/intention du texte  Nombre de plans analysés présents, modalités de l’analyse, catégories utilisées, système de référence, mode de convocation du texte, présence d’analyses du langage, finalisation de ces analyses par leur impact. 

     

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Annexe 3 : Commentaires littéraires 

Extrait de la copie de Max (LPO expé) Pour cette scène, Britannicus ressentira plusieurs sentiments, car il n’est pas au courant de la demande de Néron à Junie. Au début de la scène, Britannicus est amoureux de Junie et le montre bien  par  des  questions  et  des  exclamations  contenant sa joie et sa passion, v. 695 « Madame, quel bonheur me rapproche de vous ? », il emploie même le champ lexical de l’amour. Ensuite, face à la réaction de  Junie, Britannicus est surpris, cette fois‐ci encore, il emploie des questions et des exclamations, mais cette fois‐ci elles montrent bien son étonnement qui est renforcé par la répétition de « Quel » et « Quelle », v. 707 : « Vous ne dites rien ? Quel accueil ! Quelle glace ! ». Il va donc demander des  explications à Junie, en hachant et en accélérant le rythme ce qui montre bien son étonnement. Britannicus  croit  alors que Junie a peur, et il la rassure en lui assurant que tout le monde veut qu’ils se marient, v. 720‐724. Pour finir,  Britannicus  va  devenir  soupçonneux  et  jaloux : il le montre bien dans le v. 738 « Néron vous plairait‐il ? Vous serai‐je odieux ? » en coupant le vers en deux questions, il va ensuite poser une multitude de questions à Junie et va faire de nombreuses interjections et critiquer Néron. Junie, elle, tient entre ses mains la vie de Britannicus, et elle doit lui faire croire qu’elle ne l’aime plus, pour cela elle va adopter plusieurs positions. (…)

Extrait de celle de Richard (LPO témoin) Britannicus entre en scène avec son cœur voué à Junie. Mais celle‐ci le repousse et Britannicus se sent en perdition. L’amour cette passion dé‐vastatrice domine la première réplique avec le champ lexical du bon‐heur : « bonheur » v. 693, 697, « jouir d’un entretien si doux » v. 694 et de l’amour passionné : « Parmi ce plaisir, quel chagrin me dévore ! » v. 695. Emporté par son amour, il qualifie Néron de « démon envieux » v. 701 et d’« ennemi » v. 709. Il est prêt à la protéger à n’importe quel prix : « Quel démon envieux m’a refusé l’honneur de mourir à vos yeux » v. 701 et 702, « Mais bannissez, madame, une inutile crainte / La foi dans tous les cœurs n’est pas encore éteinte », v. 720 et 721. Junie essaye de renfermer ses sentiments et ses prises de parole sont assez courtes, elles vont de 1 à 5 vers. Pour éviter la mort de son amant, elle va jusqu’à louer l’empereur : « Vous êtes en ces lieux tout pleins de sa puissance » v. 713 ; « Que Rome le louait d’une commune voix » v. 727. Elle essaie de mettre tout de même de mettre Britannicus en garde par cette métaphore : « Ces murs même peuvent avoir des yeux. » v. 713. Elle réussit à le faire partir en disant : « Retirez‐vous, Seigneur, l’empereur va venir » v. 742 Britannicus sent que Junie est distante, il essaie alors de briser la glace : « Parlez, ne suis‐je plus dans votre souvenir ? » v. 741 (…).

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Sur l’effet différentiel de l’action pédagogique 

Jean­Maurice Rosier, Françoise Marsille, Isabelle Spironello 

CMUDF, UN)VERS)TÉ L)BRE DE BRUXELLES, BELG)QUE La notion de socioculturel réfère souvent à des conceptions implicites

différentes de la culture. Elle ne fait donc pas irruption dans le champ sco‐laire à la manière du surgissement régulier des problèmes de violence ou d’incivilité. Au contraire, elle apparaît comme une cause absente, pour re‐prendre le vocabulaire de L. Althusser (1965, p. 206 sqq.), une sorte de surdé‐termination qui pèse sur les débats où les responsables éducatifs discutent de culture commune et de démocratisation ou non du système scolaire.

En proposant d’observer et de relater de manière non narrative le tra‐vail d’une classe confrontée à des lectures ressenties comme ne relevant pas du devoir rituel imposé par une logique de domination pédagogique, nous espérions faire surgir le poids sociétal qui détermine le rapport au livre, en retirer effets de connaissance et de reconnaissance. En effet, il nous semble que les modèles ayant cours, les divers protocoles utilisés, les représenta‐tions de la lecture scolaire trouvent leur fondement dans une opposition entre pratiques scolaires, pratiques extrascolaires, entre lecture de travail et lecture de loisir, dichotomie valorisant posture ascétique et distanciée comme si apprendre consistait à mener l’élève du concret à l’abstrait et non de passer d’un concret‐vécu à un concret‐de‐pensée1.

1.– Le texte qui suit est à lire comme la réécriture d’une séquence pédagogique (sep‐

tembre/avril 2006/2007) menée en classes terminales à l’Institut Provincial d’enseignement secondaire de Tubize en Belgique francophone. En aucun cas, il ne s’agit de critiquer ou

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260 ____________________________________ J‐M. Rosier, F. Marsille, I. Spironello

Les textes décrétaux qui structurent l’enseignement du français en Communauté Française de Belgique ont défini les missions prioritaires de l’école en même temps qu’ils énonçaient les objectifs de chaque niveau en termes de compétences. Comme il est d’usage de parler de ses lectures, voire de développer une réflexion critique sur les plaisirs ou les déplaisirs que l’on ressent, les programmes de langue maternelle suggèrent la mise en place d’une stratégie de communication en aval du tête‐à‐texte (Kuentz, 1974). Il s’agit, en toute logique, de permettre aux élèves d’échanger des jugements de goût motivés et l’on suppose que le débat prendra la forme d’une conver‐sation ordinaire émaillée parfois de formules empruntées au discours de l’expert.

Juste retour du balancier quand on sait que certaines lectures métho‐diques, technicistes ou analytiques privaient l’élève de paroles. Cependant, faire reposer la motivation de lecture sur le désir ou le besoin de communi‐quer ce que l’on éprouve à la sortie d’un livre, événement vécu alors comme subjectif et émotionnel, proposer en définitive un projet qui entraîne à la maîtrise qui est essentiellement discours de prolongement critique, privilège de caste ou de classe dominante s’il en est, n’est‐ce pas faire silence sur toutes les opérations nécessaires pour réussir l’appropriation de l’acte de lecture, pour entrer dans l’univers de l’écrit. Nous faisons ici allusion à tous ces obstacles (matériels et cognitifs) qui séparent nos élèves du champ cultu‐rel ou des réseaux littéraires puisque nous sommes en Belgique francophone et qu’il est obligatoire de surmonter sous peine de ne jamais manifester la moindre appétence ou empathie pour le littéraire.

Certes, ces difficultés sont traitées par les enseignants sur le terrain (sur‐tout en primaire et au collège) mais de manière anecdotique, apéritive, inci‐tative, jamais de façon systémique, non abordées comme éléments constitutifs, tributaires des règles d’un champ dont on peine à cerner la structure, le plus souvent par le biais de tâches ludiques non fondées par des savoirs.

L’impatience à faire lire, à sacrifier au rituel de la classe de français amène une focalisation sur le texte lu ou à lire et l’on s’efforce de croire que la transformation du lecteur réel avec ses déficiences en lecteur modèle s’obtiendra par la répétition de la tâche (c’est en lisant qu’on devient lecteur) comme si la posture demandée et souhaitée n’était pas une construction qui prend source dans un état antérieur à la pratique de lecture au sens strict ; alors que dans d’autres domaines artistiques, l’enseignement comprend, par

d’invalider le thème‐prétexte de notre expérience, à savoir : le Prix des lycéens, mais d’analyser certains problèmes liés à la lecture littéraire. Autre remarque : nous ne convo‐querons pas l’argumentaire des sciences exactes pour valider méthode et résultats. Notre travail exploratoire d’observation de classes cerne un échantillon représentatif, mais nous nous abstiendrons de toute généralisation.

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Sur l’effet différentiel de l’action pédagogique ___________________________ 261

expérience, que l’accès même au secteur est en soi un problème. Aller au théâtre ou à l’opéra par exemple ne relève pas d’une habitude culturelle partagée. Par contre, en ce qui regarde la littérature, l’appropriation même matérielle n’est pas approchée comme activité ou tâche‐problème, ce que requiert pourtant l’enseignement des savoirs par les compétences dans sa volonté de contextualiser les apprentissages.

1. Notre problématique 

À contre‐courant des études de cas sur le sujet‐lecteur et ses manques qu’il conviendrait d’attribuer d’ailleurs à la position dominée de l’élève comme agent du champ culturel avant d’analyser le rapport lettré ou non de ce dernier avec l’écrit littéraire, nous proposons, à partir d’une expérience : celle de la participation de classes du secondaire au prix des lycéens (PDL), de créer un environnement (mésogenèse) où nous confronterons les élèves à une série de problèmes jusqu’au processus interactif de dévolution. Le nombre d’élèves concernés et la limitation à une seule école ne permettent pas, bien sûr, de tirer des conclusions quantitatives de ce travail. Avec le PDL, l’occasion est belle d’activer le versant affectif de la compétence de lecture puisque les études sur le sujet‐lecteur ont montré la disparité des postures compte tenu des activités ressenties comme scolaires ou non. Cette antinomie, d’une part, la lecture scolaire experte, d’autre part une lecture privée, plus spontanée repose sur une illusion à notre niveau d’enseignement. À ce retour du spectre du sujet, nous opposerons une con‐ception du sujet comme pandémonium de forces opposées (Žižek, 1999) et à l’autonomie concédée à ce dernier, un espace de liberté ancré dans la divi‐sion de classes sociales, ce que l’expression de « sujet didactique » concrétise assez bien.

Soit, mais cet itinéraire cognitif s’attache à ce que vivent les élèves et ce pour éviter « l’humiliation » (Bergounioux, 2006) causée par la « violence symbolique » (Bourdieu, 1982). L’école a pour mission de placer l’élève en position de lecture par une conceptualisation qui déborde le cadre habituel‐lement réparti à la discipline, à savoir une certaine appréhension de la litté‐rature et de son enseignement. Notre démarche, de notre point de vue, n’a rien à voir avec une déscolarisation qui en définitive sape les bases de l’institution (Johsua, 2003) ; elle tient compte tout simplement du rapport réel des élèves à la culture littéraire. Notre programmation n’a pas pour but l’apprentissage de la lecture experte, si peu pratiquée par ailleurs, mais d’initier les apprenants au monde de la vie culturelle légitime où ils jouent un rôle, souvent en l’ignorant parce que l’institution scolaire stigmatise ou refoule ce qu’ils véhiculent socialement, économiquement et culturellement. L’inflation de la notion d’interprétation dans le système oublie trop souvent

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« qu’être cultivé, ce n’est pas avoir lu tel ou tel livre, mais savoir se repérer dans leur ensemble, donc savoir qu’ils forment un ensemble et être en me‐sure de situer chaque élément par rapport aux autres » (Bayard, 2007).

2. Le prix des lycéens 

Le PDL, bien qu’équivalant du Goncourt des lycéens français pour la France, n’est pas mimétique d’un prix officiel en Belgique francophone. Le réseau de sociabilité qu’il engendre ne dépasse guère les milieux éducatifs2. C’est dire que les élèves ne participent pas à l’euphorie médiatique des au‐tomnes littéraires à l’instar de leurs condisciples français. Leur intervention est ainsi requise pour un enjeu peu promotionné par les medias3, ce qui oblige les concepteurs à mettre l’accent sur la vertu d’initiation du prix. Non seulement, les promoteurs entendent faire lire une classe d’âge dont on s’accorde à dire que son taux de lecture est insuffisant, mais ils veulent faire découvrir les productions littéraires francophones de Belgique, méconnues à quelques exceptions près (par exemple A. Nothomb). Cette valorisation‐intrusion du littéraire belge contemporain, bel exemple de littérature domi‐née, ne va pas sans tensions, révélatrices de certains problèmes théoriques et didactiques non élucidés, ce qui ne semble pas effleurer la conscience des décideurs‐créateurs du PDL. La littérature francophone de Belgique n’est pas un bon exemple pour inverser la tendance du lire aux livres et pour substituer à l’impatience du système une attention à l’amorce d’un habitus, aux prémices de passage d’une entrée dans l’univers lettré (démarche inver‐sée donc où l’on part des livres vers l’acte de lecture proprement dit). À première vue seulement, parce qu’en définitive on ne peut appréhender cette littérature mineure, périphérique, qu’en la constituant comme pratique sociale. Ce modèle pour penser « la chose littéraire belge » ne relève donc pas d’une simple insertion historique. Enfin, la cellule Culture‐enseignement de la Communauté française précise que l’on peut doubler l’activité de lec‐ture (six romans aujourd’hui) par des exercices d’écriture et d’accompagnement divers : illustrer un des romans sélectionnés, traduire une fiction retenue en bande dessinée. Ces directives, bien entendu, concer‐nent les enseignants en panne d’imagination pédagogique, elles n’ont guère le mérite de l’originalité.

Revenons au prix et à l’activité des élèves pour conclure en expliquant qu’après une réflexion sur les ouvrages sélectionnés, les participants sont amenés à donner une cote à chaque livre selon une grille d’évaluation élabo‐

2.– Cette année, 3000 élèves, 68 écoles de tous les réseaux, 138 classes et 96 professeurs ont

participé au PDL, 8e édition en 2006/2007. 3.– Couvert modestement par la presse au moment de la remise du prix ; cette année attribué à

l’écrivain B. Tirtiaux.

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rée par les responsables du prix, ce qui limite nécessairement la dimension collaboratrice du projet : professeurs/élèves/auteurs.

3. Du plaisir de lire au plaisir d’élire 

Soit, les élèves concèdent bien volontiers n’être guère compétents pour juger de la valeur des romans qu’ils n’ont pas choisis, éloignés de leurs pré‐férences lectorales, mais ils sont capables cependant de dire s’ils aiment ou non ce qu’on leur présente. Le discours de conviction des organisateurs sou‐tient que la présence des écrivains aux débats évaluatifs, alliée à « l’enthousiasme des enseignants » (sic) rend le livre vivant, fait disparaître tout sentiment anxiogène et suscite des réactions et des conduites sponta‐nées, brimées lors des séances scolaires de lecture patrimoniale. Il est vrai, sans doute, que cette consommation de la littérature basée sur une critique de goût nous éloigne de la pratique scolaire et convoque les critères de la lecture‐loisir. Les livres appréciés racontent une histoire, offrent des possibi‐lités d’identification, présentent des sujets forts, vulgarisent pour la plupart une connaissance historique et l’on sait l’importance de la mémoire éclatée, narrée par des témoins anonymes, insoupçonnables dans le processus de formation de l’identité individuelle.

Arrivons maintenant à ce qui nous apparaît essentiel et qui justifierait l’adhésion à une expérience du type PDL. Quels sont les principes du succès et les limites du dispositif ? En d’autres termes : le cadrage du PDL permet‐il aux élèves de déployer une activité de réception différente ; s’appuie‐t‐il davantage sur une élaboration de l’apprenant ? Peut‐on opposer la lecture scolaire actuelle, techniciste et distanciée à cette lecture‐action (Bucheton, 2000) à dominante psychologique où l’on joue le jeu de la fiction, où prime le pacte référentiel, où le commentaire se fait plaidoirie ludique en conformité avec le libellé de la grille évaluative élaborée à l’occasion du prix. On y trouve des intitulés comme :

– prix sucré/salé ; – prix du personnage auquel je m’identifie ; – prix du roman le plus surprenant ; – prix de la meilleure fin4. Notre réponse est négative. Le désamour de la littérature est à chercher

dans la manière dont l’école refuse de mettre en place les médiations néces‐ 4.– Les six romans de cette année étaient : Pitié pour le mal (B. Tirtiaux) qui remporte le prix ; Les 

fausses  innocences (A. Job) ancien vainqueur ; La  nuit  de  Sala (F. Pirart) chroniquée dans l’Humanité ; Les frères Y (M‐E Sténuit) un premier roman ; Première Communion (J. Guerlan) ; Excusez  les  fautes du  copiste (G. Polet) plébiscité par les élèves de Tubize. Fruit des méca‐nismes d’imposition de la culture légitime (on y écarte les mauvais genres) cette sélection renvoie à une charte du bon livre selon les critères en usage en milieu pédagogique. Cette célébration n’est pas sans rappeler le travail de validation des commissions qui opèrent dans les procédures de contrôle de la littérature de jeunesse.

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saires [excepté celle de la visite de l’écrivain en classe, laquelle peut prendre des allures burlesques si l’on se réfère à ce qu’écrit Valérie Dayre dans Le jour où on a mangé l’écrivain5 en amont du texte à lire, ignorant l’obligation de construire un para‐/péritexte pour les dominés du champ culturel. Partir donc de l’univers de la réception du livre avant tout acte de lecture et non l’inverse, rejeter tout import/export culturel, bref cesser de croire au miracle en matière d’appropriation civique et culturelle.

4. L’écrivain en visite de classe 

Les écrivains bénéficiaires de la sélection du jury, tous lauréats poten‐tiels, acceptent au gré de leur disponibilité6, l’invitation qui leur est envoyée pour rencontrer les élèves, conscients qu’aujourd’hui7 le PDL peut changer leur rapport au public, à l’éditeur, à la presse, voire à eux‐mêmes. Certes, ils ont une autoperception de l’importance relative d’un prix littéraire dans un pays où l’actualité culturelle est peu repérable et peu dotée en capital sym‐bolique8. Les écrivains constituent également, aux yeux des élèves, un panel hétérogène : l’auteur débutant croise l’écrivain consacré, bien ou mal dans le champ ; mais tous pratiquent un second métier : archéologue, sculpteur, scénariste, identité multiple sans doute représentative de la condition d’auteur en Belgique francophone, parfaitement intelligible dans le cadre local pour des spécialistes mais illisible et non signifiante pour des élèves initiés scolairement à la tradition littéraire française. Quoi qu’il en soit, les écrivains honorés s’exhibent de bon cœur, sans condescendance, donnent des clefs d’interprétation de leur roman, affinent les possibles critères de préférence, n’étant pas dupes de la substitution qui s’opère dans certaines écoles où ils sont intronisés, à leur corps défendant, professeurs9. Jeu de rôles et parenthèse ludique aux antipodes de tout apprentissage où la logique du sous‐champ littéraire francophone n’est pas approchée d’autant que « les écrivains en Belgique vivent la littérature sous le mode d’une découverte familiale ou scolaire et d’une participation individuelle au monde littéraire » (Aron & Denis, 2006, p. 13).

5.– Dayre, V. (1997). Le jour où on a mangé l’écrivain. Paris : l’École des loisirs. 6.– Quatre sur six ont effectué le déplacement. 7.– Ce n’était pas le cas à l’origine. 8.– « En Belgique, quand on est trop paresseux pour être agriculteur ou coureur cycliste, on

devient auteur de bandes dessinées » Sokal, B. (2005). « L’affaire belge », Canardo (Vol. 15). [BD]. Paris : Casterman

9.– À Tubize, les enseignants ont opté pour une dramatisation d’extraits de romans, manière de lancer l’activité scrutatrice des élèves et de passer d’un modèle incitatif à un modèle appro‐priatif, au grand plaisir des écrivains ravis de voir leur œuvre partiellement théâtralisée.

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5. Du côté des élèves 

Ceux‐ci ont un protocole de lecture fondé sur les notions de genre, de série ou de collection et leur pratique effective porte sur le fantastique, le policier, M. Lévy et S. King. Paradoxalement, on utilise peu à l’école ce capi‐tal référentiel et l’approche externe du phénomène littéraire (péri ou para‐texte). Au contraire, dans l’institution scolaire la littérature se construit comme négation de médiations. On devine, quand même, des affleurements de ce processus pendant l’opération PDL, parce que l’école belge est moins ségrégationniste que son homologue de l’Hexagone et qu’elle mêle respect des valeurs patrimoniales, classiques ou académiques et lecture des « mau‐vais genres » : BD, science‐fiction, roman‐photo, policier… Dans la séquence pédagogique consacrée au PDL, on voit apparaître un processus de scolari‐sation hybride où l’illusion textuelle, fruit de la pratique de travail sur les « grands textes », côtoie l’illusion affective, produite par les sociabilités mises en place dans les débats et discussions des classes participantes. Comme on pouvait s’y attendre (Burgos & Privat, 1993, p. 163‐181) s’installe ainsi un usage du littéraire dilettante et anarchique où l’aimer l’emporte sur le comprendre. Cette appropriation libérale où l’on passe d’un livre à l’autre en fonction de ses désirs et du temps libre, relève, selon les enquêtes, d’un entre‐deux fait de consommation‐loisir et d’accessibilité immédiate à l’œuvre, attitude qui est spécifique des fractions intellectuelles de la classe moyenne.

Une restriction cependant : pressés par l’échéance et obligés de justifier leurs préférences, les élèves vont se rabattre pour étayer leurs jugements de valeur sur une lecture plus référentielle (« la troisième illusion » selon A. Compagnon, 1998). Ces régimes de lecture différentiés dont usent les élèves vont aboutir, en fin de programme, à couronner les deux auteurs Po‐let et Tirtiaux édités par des maisons françaises à forte connotation symbo‐lique. Comme quoi, le bricolage de ceux que souvent on disqualifie comme faibles lecteurs rejoint la perception critique des experts du champ pédago‐gique. Les romans analysés présentent des sujets traités sans parti‐pris, une réticence envers tout didactisme et moralité sermonneuse, des possibilités d’identification (bref tout ce qui réjouit le scolairement valorisé au‐jourd’hui)…

6. Du lire au livre 

Le PDL s’opère sur des livres prescrits, bien formatés et le choix arbi‐traire du consommateur‐élève relève d’une célébration ou d’une déprécia‐tion. Il ne peut en résulter qu’une vision sacralisée de la culture à ne voir que comme un monde de relations enchantées. Comme l’écrivent M. Burgos et

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J.‐M. Privat (1993, p. 180) : « l’expérience, si l’on n’y prend garde, amène à reconduire, voir à durcir la légitimité de la hiérarchie culturelle ou des sys‐tèmes de classement dominants ».

La différenciation des modes de lecture est un élément positif à retenir de cette participation d’élèves au PDL, mais ne peut‐on pas aller plus loin et transformer cette participation en véritable apprentissage ? Se dire que peut‐être le modèle dominant qui reste celui du plaisir cache d’autres réalités. Il est louable de faire exister l’élève comme lecteur‐idéal, mais dans le cas pré‐sent nous assistons à une véritable « simulation globale », où l’on tente de le constituer en expert habilité à produire de la valeur10.

Ce simulacre n’a pas à être convoqué, ne peut‐on se limiter à impliquer les élèves comme des agents du champ culturel dont la logique leur échappe ? Il ne s’agit pas de baliser la diversité des goûts ou les polémiques interprétatives abusives, mais de maîtriser les enjeux de l’offre et de la de‐mande du littéraire afin de construire un socle pour une lecture responsable et non aliénée. On procédera à quelques dévoilements : l’école ne reçoit pas de subsides pour alimenter les classes en livres sélectionnés, il n’y a pas de relation entre le réseau des bibliothèques ignorantes du prix et les écoles ; il n’y a pas d’espace de promotion pour les livres retenus pour le PDL chez les libraires de province parce que les adultes ne lisent guère la littérature de Belgique. Ainsi, par enquêtes et questionnaires nous déculpabilisons les élèves de leur méconnaissance du phénomène littéraire par la reconnais‐sance des barrières culturelles qui les séparent du champ culturel au sens étroit du terme. Des savoirs sont nécessaires pour répertorier et cataloguer les maisons d’édition et le net bien utile (certains écrivains ont un blog) pour suivre la trajectoire des auteurs, la raison du second métier, les étapes de la conquête de la légitimité et les traces d’une belgitude dans la posture qu’ils adoptent.

Chacun trouve matière à dominer sa vulnérabilité différentielle. La cul‐ture n’est plus réception, contemplation et vénération ; l’on se rend compte que si l’on rêve de démocratie participative, c’est sur le social qu’il faut agir11. La connaissance de la littérature n’est pas une fin en soi, écrit Todorov (2006). Ce sont ces modalités d’accompagnement qui détermineront la récep‐tion et écarteront cette subjectivité accidentelle12 tant louée dans les descrip‐tifs attentifs aux modalités de lecture des adolescents. Quand bien même, on 10.– Dans les classes de l’IP de Tubize, nous n’avons pas rencontré de « ces élèves satisfaits de

découvrir la littérature de Belgique » dont parle l’une des responsables du prix (Ducheny & Massart, 2004). Pour les élèves, la frontière n’est pas géopolitique, mais générationnelle.

11.– Ce que nous défendons depuis des années (Rosier, Dupont & Reuter, 1988/2000). L’IP de Tubize participe depuis trois ans au PDL Le moment semblait venu pour un bilan. Que les élèves de terminales soient ici remerciés de leur bonne volonté culturelle et de leur capacité de résistance au formatage élitiste et médiatique.

12.– Parce que fixée sur des centres d’intérêts passagers, aux antipodes de la lecture oblique de R. Hoggart (1970/1971).

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imaginerait faire advenir le sujet‐lecteur dans le sujet scolaire par une pra‐tique répétitive de lecture, resterait la question des écarts de grandeurs légi‐timées, c’est‐à‐dire la maîtrise des règles du champ littéraire.

Conclusion 

À se focaliser sur le « tête‐à‐texte », le PDL est un entre‐deux entre for‐matage scolaire et comportement plus anarchique, plus ludique, postmo‐derne comme l’écrivent certains (Petrucci, 1998) où l’apprenant peut s’affirmer comme lecteur‐sujet individuel affichant ses rejets et ses préfé‐rences. Malheureusement, à privilégier ce dispositif, ce qui a lieu nous inté‐resse moins que ce qui ne se passe pas, à savoir : cerner la preuve que les déterminations sociales pèsent comme médiations dans l’activité de lecture. Sans doute, on peut croire que les pratiques culturelles spécifiques des élèves se manifesteraient davantage si la situation didactique prenait en compte ce qu’ils lisent vraiment : les « mauvais genres », par exemple. En vérité, diriger les élèves vers un « canon » légitimé ou non ne modifie pas les résultats enregistrés par le PDL et pousse à associer mauvais genres, mau‐vaise lecture et mauvais lecteurs, à assimiler donc type de textes et mode d’appropriation, disqualifiant lecture naïve, genre populaire et récepteur dominé. Pour se convaincre qu’il existe des publics socialement différenciés qui ont des accès diversifiés à l’univers de l’écrit, il faut changer le proces‐sus, élargir l’angle d’attaque, aller du livre au lire et des savoirs ignorés (ceux de la lecture experte) aux connaissances (de proximité) en amont et en aval du phénomène lectural ; bref, construire du capital culturel et initier aux mécanismes d’appropriation tributaires des conditions sociales qui les ont façonnés : enquêtes sur le terrain pour analyser la réception du livre dans les familles, visite de bibliothèques et de librairies, mise en place de réseaux de socialité pour donner les moyens de pratiquer du temps de lec‐ture (« le temps est le champ du développement humain » Marx, 1985, p. 154). Ces démarches (ce que nous appelons « effet différentiel ») sont pour nous aussi urgentes que de multiplier les offres culturelles qui souvent ren‐forcent les inégalités ou de vouloir libérer la culture de la « World Compa‐ny » à coups de jugements de valeurs.

Références bibliographiques Althusser, L. (1965). Pour Marx. Paris : Maspéro. Aron, P. & Denis, B. (2006). « Réseaux et institution faible ». Dans D. De Marneffe &

B. Denis (Éd.), Les réseaux littéraires. (p. 7‐18). Bruxelles : Le cri. Bayard, P. (2007). Comment parler des livres que l’on n’a pas lus ? Paris : Minuit. Bergounioux, P. (2006). École : mission accomplie. Paris : Prairies ordinaires. Bourdieu, P. (1982). Ce que parler veut dire. Paris : Fayard.

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268 ____________________________________ J‐M. Rosier, F. Marsille, I. Spironello

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Compagnon, A. (1998). Le démon de la théorie. Paris : Seuil. Ducheny, M. & Massart, R. (2004). « Entretien avec A.‐M. Beckers ». Français  2000

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Auxerre : Sciences humaines. Rosier, J.‐M., Dupont, D. & Reuter, Y. (1988/2000). S’approprier  le  champ  littéraire : 

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Todorov, T. (2006). La littérature en péril. Paris : Flammarion. Žižek, S. (1999). Le sujet qui fâche. Paris : Flammarion.

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Ouvrage composé par Frédérique Braem

Nicolas Delargillière

Achevé d’imprimer ‐ février 2009 Imprimerie de l’Université Charles‐de‐Gaulle – Lille 3

Dépôt légal ‐ février 2009

Ce livre est le 1 142e au catalogue des Presses Universitaires du Septentrion

Villeneuve d’Ascq – France

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1

Didactique du français, le socioculturel en question

L’ouvrage fait le point théorique sur la prise

en compte des diférents contextes socioculturels

auxquels sont soumis l’enseignement et l’ap-

prentissage du français. Après une approche

épistémologique ou historique permetant de cerner la déinition du socioculturel, l’ouvrage interroge le rôle que jouent les contextes socio-

culturels sur la construction des contenus d’en-

seignement et leur inluence sur les pratiques de classe.

Les contributeurs sont des spécialistes recon-

nus dans plusieurs champs de la recherche

sur l’enseignement et l’apprentissage, dont la didactique du français. Cela fait de l’ouvrage

une référence sur la question.

Bertrand Daunay, Isabelle Delcambre, Yves Reuter

sont professeurs de sciences de l’éducation à l’université Charles-de-

Gaulle – Lille 3, spécialistes de didactique du français, membres du

laboratoire Théodile-CIREL (Théories didactiques de la lecture–écriture,

centre interuniversitaire de recherche en éducation de Lille). Ils ont publié

plusieurs ouvrages et articles sur la didactique du français, les concepts et

les méthodes de recherche en didactique.

F 111425

20 €

Maquette de couv. Nicolas Delargillière, illustration Vincent Herlemont.

ISBN : 978-2-75740-0090-6

ISSN : 1281-7597

Did

acti

que

du fr

ança

is,

Sandrine Aeby DaghéFPSE, université de Genève, Suisse

Kristine BalslevTales, université de Genève, Suisse

Christine Barré-De MiniacLIDILEM (univ. Stendhal), univ. J. Fourier (IUFM), F.

John BreretonBoston Athenaeum, Massachusetts, États-Unis

Catherine BrissaudLIDILEM (univ. Stendhal), univ. J. Fourier (IUFM), F.

Louis-Philippe CarrierCRIFPE (GREC), université Laval, Québec, Canada

Héloïse CôtéCRIFPE (GREC), université Laval, Québec, Canada

Jacques CrinonESSI (univ. Paris 8), univ. Paris 12 (IUFM), France

Isabelle De PerettiTextes et Cultures, univ. d’Artois (IUFM), France

Nathalie Denizot Théodile-CIREL, Lille 3, Lycée Voltaire, Wingles, F.

Micheline DispyService de didactique du français, univ. de Liège, B.

Christiane DonahueThéodile-CIREL, Dartmouth College, NH, États-Unis

Jean-Louis DumortierService de didactique du français, univ. de Liège, B.

Judith Émery-BruneauCRIFPE (GREC), université Laval, Québec, Canada

Érick Falardeau CRIFPE (GREC), université Laval, Québec, Canada

Julie-Christine GagnéCRIFPE (GREC), université Laval, Québec, Canada

Cinthia GannettFairfield University, Connecticut, États-Unis

François Jacquet-Francillon Théodile-CIREL, université Lille 3, France

Dominique Lahanier-ReuterThéodile-CIREL, université Lille 3, France

Theresa LillisALLRG, Open University, Milton Keynes, G.-B.

Michèle LusettiRéel, Lyon 1 (IUFM), France

Monique MaedaLycée Branly, Nogent sur Marne, France

Françoise MarsilleCMUDF, université libre de Bruxelles, Belgique

Bernard MartialLycée Langevin Wallon, Champigny sur M., France

François QuetRéel (Lyon 1, IUFM), CEDILIT (Grenoble 3), INRP, F.

Christina RomainParole et Langage, univ. Provence (IUFM), France

Christophe RonveauxGRAFE, université de Genève, Suisse

Jean-Maurice RosierCMUDF, université libre de Bruxelles, Belgique

Bernard Schneuwly GRAFE, université de Genève, Suisse

Mary ScottALRG, Inst. of Education, Univ. of London, G.-B.

Denis Simard CRIFPE (GREC), université Laval, Québec, Canada

Isabelle SpironelloCMUDF, université libre de Bruxelles, Belgique

Cristiana-Nicola Teodorescu Université de Craiova, faculté de Lettres, Roumanie

Thérèse Thevenaz-ChristenGRAFE, université de Genève, Suisse