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Dhimmi d'hier, citoyen d'aujourd'hui? Introduction Il y a quelques années en Algérie, des français ont été jugés car ils mangeaient en plein jour durant le mois de Ramadan. Au-delà de ce seul exemple, qui peut paraître anecdotique, la présence des communautés non musulmanes en terre d'islam soulève de nombreuses questions tant du côté des communautés non-musulmanes que du côté des musulmans. Des affaires quotidiennes à l'intégration sociale, en passant par la représentation politique de ces communautés non-musulmanes, la question du statut de dhimmi est abordée, dans les textes qui suivent, à travers différentes époques historiques depuis le Moyen-Age jusqu'à aujourd'hui. En interrogeant l'évolution de la dhimma, il s'agira de voir si le dhimmi d'hier est devenu un citoyen aujourd'hui? Les textes présentés ici, sont issus d'un séminaire, organisé par le Cercle des Chercheurs sur le Moyen-Orient (CCMO), qui s'est tenu à l'Ecole des Hautes Etudes en Sciences Sociales (EHESS- Paris), le 19 mars 2012. Ce séminaire a réuni trois intervenants aux profils différents. Deux historiens, Pascal Buresi et Ahmed Amrani, qui ont évoqué respectivement les enjeux et les problèmes de la dhimma à travers l'histoire, puis le statut de dhimmi au Moyen-Age, à partir des textes du célèbre Ibn Khaldun. Une juriste enfin, Meriem Ben Lamine, qui est revenue sur la question des non-musulmans dans la Tunisie d'après Ben Ali en interrogeant le sort qui pourrait leur être réservé dans le contexte d'une poussée islamiste.

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Page 1: Dhimmi d'hier, citoyen d'aujourd'hui? · PDF fileDhimmi d'hier, citoyen d'aujourd'hui? Introduction Il y a quelques années en Algérie, des français ont été jugés car ils mangeaient

Dhimmi d'hier, citoyen d'aujourd'hui?

Introduction

Il y a quelques années en Algérie, des français ont été jugés car ils mangeaient en plein jour durant

le mois de Ramadan. Au-delà de ce seul exemple, qui peut paraître anecdotique, la présence des

communautés non musulmanes en terre d'islam soulève de nombreuses questions tant du côté des

communautés non-musulmanes que du côté des musulmans.

Des affaires quotidiennes à l'intégration sociale, en passant par la représentation politique de ces

communautés non-musulmanes, la question du statut de dhimmi est abordée, dans les textes qui

suivent, à travers différentes époques historiques depuis le Moyen-Age jusqu'à aujourd'hui.

En interrogeant l'évolution de la dhimma, il s'agira de voir si le dhimmi d'hier est devenu un citoyen

aujourd'hui?

Les textes présentés ici, sont issus d'un séminaire, organisé par le Cercle des Chercheurs sur le

Moyen-Orient (CCMO), qui s'est tenu à l'Ecole des Hautes Etudes en Sciences Sociales (EHESS-

Paris), le 19 mars 2012.

Ce séminaire a réuni trois intervenants aux profils différents. Deux historiens, Pascal Buresi et

Ahmed Amrani, qui ont évoqué respectivement les enjeux et les problèmes de la dhimma à travers

l'histoire, puis le statut de dhimmi au Moyen-Age, à partir des textes du célèbre Ibn Khaldun. Une

juriste enfin, Meriem Ben Lamine, qui est revenue sur la question des non-musulmans dans la

Tunisie d'après Ben Ali en interrogeant le sort qui pourrait leur être réservé dans le contexte d'une

poussée islamiste.

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La ḏimma et les ḏimmī à travers l’histoire : problèmes et enjeux1

Pascal Buresi2

Les traductions et qualifications des termes de ḏimmī et de ḏimma posent d’emblée un certain

nombre de questions, tant elles sont contradictoires : « tributaire, protégé » ou « soumis » pour le

premier, « protection », « pacte », « statut d’infériorité juridique », qualifié par certains

d’« humiliant » ou de « dégradant », pour le second. Il convient donc d’éviter les anachronismes et

de ré-historiciser ces deux concepts.

Définition et contextualisation

Dans le Coran, le terme utilisé pour l’accord passé avec les « associationnistes » (mušrikūn, c’est-à-

dire les chrétiens), est ʿahada, qui signifie « passer un pacte (ʿahd) ». Mais deux versets, qui

évoquent les incroyants qui ne respectent ni la parenté, ni le pacte conclu, utilise le terme de ḏimma,

pour désigner ce pacte (Coran, IX, 8 et 10). Ainsi le Coran est-il assez elliptique sur la nature de ce

pacte et dans la passage cité, en fait, il dénonce les associateurs hypocrites feignant un pacte en

paroles qu’ils trahissent dans leurs actes.

En fait, la ḏimma et le statut des ḏimmī apparaissent empiriquement au fur et à mesure des

conquêtes du premier siècle de l’islam. Ces catégories juridiques, comme il y en a tant d’autres,

furent forgées par les docteurs de la Loi (les fuqahā’) à partir d’un terme coranique, sans réel

contenu et précisé progressivement par une Tradition — les dits et faits (ḥadīṯ) attribués au Prophète

Muḥammad, et la Sīra, l’hagiographie du Prophète — qui se précise et se définit peu à peu. C’est au

moment de la constitution d’un Empire dirigé au nom de l’islam par des souverains, les Omeyyades

(660-750), contraints de gérer empiriquement une population très majoritairement non musulmanes,

que ces deux catégories juridiques apparaissent. Les dirigeants de cet Empire immense s’étendant

de la péninsule Ibérique aux frontières de l’Inde ne disposaient pas encore des instruments du droit

musulman (fiqh) que les savants établirent justement pour faire face aux situations nouvelles.

Jusqu’au IXe siècle, il n’y eut pas une seule version du Coran en circulation dans le monde

musulman, les recueils de ḥadīṯ n’existaient pas encore — ils furent établis au IXe siècle au moment

où l’inflation des ḥadīṯ-s attribués au Prophète devenait problématique —, et la biographie du

1 La seconde partie de ce texte reprend partiellement une communication présentée à l’Université Libre de Bruxelles, le 24 septembre 2009 et intitulée : « La frontière : laboratoire des mythes dans la péninsule Ibérique (Xe–xve siècle) ? », à paraître dans Mythes de la coexistence interreligieuse : histoire et critique, éd. Monique Weis, Xavier Luffin et Isabelle Dépret, Bruxelles, Brepols (« Bibliothèque des Hautes Etudes - Sciences religieuses », sous presse.

2 Pascal Buresi est Directeur de recherche au CNRS-CIHAM-UMR 8167

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Prophète d’Ibn Hišām n’est rédigée qu’en 834, même si elle reprend celle antérieure et perdue

d’Abū Iṣḥaq, m. en 767. Ainsi, la très grande majorité de la population de l’Empire étant non

musulmane, le statut traduit un véritable pragmatisme juridique, permettant à une minorité, arabes

et musulmanes, de s’assurer l’adhésion et la fidélité d’une population qui n’adhère pas à la foi des

dirigeants.

On conçoit ce que ce statut a pu représenter de liberté à une époque où les minorités religieuses,

chrétiennes hétérodoxes ou juives, étaient persécutés par les pouvoirs byzantins, wisigothiques,

sassanides. L’arrivée de dirigeants mettant sur le même plan les religions non musulmanes

(judaïsme, zoroastrisme, christianisme), du moment qu’elles n’entrent pas en contradiction avec le

culte principal — interdiction des insultes contre la religion des dirigeants, contre le Prophète de

l’islam — et attribuant à ces populations le droit de conserver leurs biens, leurs lieux de culte, leurs

pratiques religieuses et de les transmettre a été perçue comme une réelle amélioration par beaucoup.

Telle est la ḏimma des premiers siècles de l’islam. Elle évolue au gré des circonstances.

En échange, un certain nombre de contraintes pèsent sur les ḏimmīs : le mariage avec une femme

musulmane était interdit, de même que le prosélytisme ; vers 850, une ordonnance du calife

abbasside de Bagdad al-Mutawakkil les obligent à se vêtir différemment (habits jaunes et ceintures

spéciales) ; ils ne devaient pas édifier de bâtiments plus élevés que ceux des musulmans (ce qui

indique en même temps le partage des mêmes quartiers), ni boire de vin ouvertement. Ils pouvaient

restaurer les anciens lieux de culte, mais pas en construire de nouveaux, ni porter d’armes, ni aller à

cheval mais seulement à dos d’âne ou de mulet, enfin les morts devaient être enterrés discrètement.

En outre, les personnes relevant de la ḏimma devaient payer un impôt spécifique : la ǧizya. Cet

impôt, calculé en fonction du nombre d’individus, c’est la raison pour laquelle on parle souvent de

« capitation », était prélevé collectivement par les autorités de ces communautés : les prêtres, les

rabbins ou notables juifs. Il y a donc une solidarité du groupe et la ḏimma peut être perçue comme

l’institutionnalisation d’un système communautaire. Ce statut est donc communautariste (pas au

sens actuel de repli sur soi), dans le sens où chaque individu est reconnu comme membre du

communauté, et l’appartenance à cette communauté lui donne certains droits et certains devoirs.

Au cours du temps, l’application du statut varia considérablement en fonction du contexte. Par

exemple, le célèbre calife abbasside de la fin du VIIIe siècle, Hārūn al-Rašīd, dirigea plusieurs fois le

pèlerinage à La Mecque, il multiplia les expéditions militaires vers l’Empire byzantin, et en même

temps les discriminations à l’égard des ḏimmīs. À l’inverse, très tôt, les premiers mystiques, tels

ʿĀmir b. ʿAbd Allāh b. ʿAbd Qays, un ascète, formé par le grand théologien Abū Mūsá al-Ašʿarī,

s’opposèreent parfois aux agents du gouverneur qui traitaient injustement les ḏimmīs, au nom de la

prescription coranique « d’ordonner le bien et d’interdire le mal ».

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La ḏimma a été adaptée en fonction du contexte. C’est le cas en Inde : les populations,

majoritairement hindouistes, c’est-à-dire non monothéistes, ni zoroastriennes, ont bénéficié du

statut de la ḏimma du XVe siècle au XIXe siècle, période de domination des souverains Moghols,

musulmans sunnites. Les hindouistes représentaient 80% de la population totale de l’Inde en 1857,

date de la conquête anglaise, et les musulmans 20% seulement. Comme dans tous les domaines du

droit, islamique ou non, la norme diffère bien souvent de la pratique. Tout discours définitif

conduisant à l’essentialisation est vain, à propos d’un statut qui a pu constituer un compromis très

favorable aux minorités durant des siècles, et parfois à l’inverse justifier une oppression à d’autres

époques, en ayant alors parfois un côté infamant et dégradant.

Al-Andalus

Al-Andalus a une place un peu à part, dans l’histoire du monde musulman médiéval d’un côté, dans

l’histoire de l’Europe médiévale de l’autre. Du IXe siècle au XIIIe siècle y apparaît un nombre très

important de savants musulmans, chrétiens et juif : philosophes, juristes, médecins, botanistes,

mathématiciens, théologiens, mystiques, dans une effervescence dont on connaît peu d’exemples

comparables dans l’histoire. Du même coup cette période a été investie par les historiens et les

penseurs des siècles postérieurs de bien de traits qui relèvent du mythe plus souvent que de la réalité

et qui renvoient plutôt à l’imaginaire postérieur qu’à l’histoire de cette période.

Dans la littérature islamique, al-Andalus incarne un âge d’or et un regret, le sentiment de perte d’un

joyau. Al-Andalus est devenu le symbole d’une grandeur passée pour les musulmans des siècles

suivants. On peut attribuer la naissance de ce mythe à tous les savants andalous qui ont fui devant

les armées chrétiennes et se sont réfugiés au Maghreb et en Orient peuplant les madrasas qui

apparaissent à l’époque au Proche-Orient, sous l’influence des Turcs seljoukides puis des

Ayyoubides et des Mamelouks. De même, dans la mémoire juive et pour les Orientalistes du

XIXe siècle, al-Andalus constituerait le modèle d’une coexistence tolérante, le cœur d’échanges

culturels et artistiques entre monde arabe et européen, entre civilisation islamique et chrétienne,

entre cultures abrahamiques3. Al-Andalus est devenu pour certains récemment le symbole d’une

globalisation bienfaisante opposée aux localismes mesquins des identités nationales.

On retrouve en particulier cette vision dans les œuvres de Maria Rosa Menocal. Qu’il suffise de

citer quelques phrases : « L’identité andalouse pendant ces premiers siècles se distingua par

3 « Aucune autre communauté juive du monde non juif, écrit R. P. Scheindlin se référant aux juifs d’al-Andalus, n’a promu autant d’individus à de hautes positions, y compris dans le domaine du pouvoir ; et aucune autre communauté juive n’a produit une culture littéraire aussi riche, reflétant le profond impact d’une culture partagée avec des non-juifs » (R. P. SCHEINDLIN, « The Jews in Muslim Spain », dans S. K. JAYYUSI, The Legacy of Muslim Spain, Leyde, Brill, p. 188-200).

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d’heureux mariages entre communautés de cultures diverses et des dialogues culturels de grande

qualité avec les ḏimmī-s » ou encore « Juifs, chrétiens et musulmans surent, au-delà de leurs

insolubles divergences et d’un tenace ressentiment, alimenter une subtile culture de la tolérance ».

Le problème c’est que cette vision de Maria Rosa Menocal va de pair avec une méconnaissance

totale du contexte et de l’histoire événementielle, politique et sociale d’al-Andalus, des personnages

et des mouvements intellectuels et religieux, des sources primaires et secondaires dans d’autres

langues que l’anglais4. Ce mythe s’appuie sur l’idée qu’al-Andalus est aux marges du monde

musulman médiéval, ce qui permet d’en faire une zone atypique, une scène où l’on peut représenter

toutes sortes de fictions désincarnées, comme celle de la convivencia des trois cultures (musulmane,

chrétienne et juive), ainsi que l’influence capitale de la civilisation andalouse sur l’essor de la

culture européenne et son multiculturalisme5.

Cela n’aurait été possible que grâce au statut de la ḏimma autorisant l’existence de minorités au sein

de l’Islam. Cette vision idyllique des relations inter-communautaires au Moyen Âge dans la

péninsule Ibérique repose sur un malentendu à propos du rapport entre le pouvoir et les minorités et

du statut des ḏimmīs, les « tributaires » ou « protégés » en Islam. Cette question est au cœur des

questions de tolérance et de convivencia6. La ḏimma, le statut des minorités religieuses en terre

d’islam, est présentée par Menocal et ses partisans comme le signe de la tolérance essentielle de la

religion musulmane. À l’opposé, d’autres chercheurs, de manière tout aussi anachronique, mais à

partir de positionnements idéologiques très différents, ont insisté sur l’aspect discriminatoire de la

ḏimma, décrite cette fois comme infamante. Je pense en particulier au chapitre tout récent de Paul

Fenton sur les juifs dans le monde musulman du VIIe siècle au Xe siècle dans le nouveau volume de la

nouvelle Clio qui parle des « lois dégradantes attachées à la condition du ḏimmī (capitation imposée

aux non-musulmans), qui induisirent de nombreux juifs à se convertir à l’islam ».

En fait ce statut juridique n’est ni le signe d’une tolérance essentielle de l’islam, ni la marque d’un

mépris éternel à l’égard de ce qui n’est pas musulman. Ce statut se fonde sur la personnalité du

droit, c’est-à-dire sur le fait que les mêmes normes juridiques ne s’appliquent pas à tous

indistinctement ; tout litige entre juifs, ou entre chrétiens, était réglé par les représentants de la

communauté concernée, le juge musulman n’intervenait que si un musulman était impliqué. Ainsi,

comme il a été dit plus ahut ce système communautariste garantit les biens, les personnes et la 4 Pour une excellent analyse de ce courant historiographique, on se réfèrera à l’étude récente de Bruna Soravia dont

je résume plus loin, à propos de María Rosa Menocal, les principaux arguments : B. SORAVIA, « al-Andalus au miroir du multiculturalisme. Le mythe de la convivencia dans quelques essais nord-américains récents », dans M. MARÍN (éd.), Al-Andalus / España. Historiografías en contraste. Siglos XVII-XXI, Madrid, Casa de Velázquez (Colección de la Casa de Velázquez, 109), 2009, p. 351-365.

5 Ma R. MENOCAL, L’Andalousie arabe. Une culture de la tolérance, VIIIe-XVe siècle, Paris, Autrement (collection Mémoires 92), 2003, p. 29 et 12). Voir aussi Ma R. MENOCAL, The Arabic rôle in Medieval Literary Theory. A Forgotten Heritage, Philadelphie, University of Pennsylvania Press, 1987.

6 R. BARKAÏ, « Les trois cultures ibériques entre dialogue et polémique », dans R. BARKAÏ (dir.), Chrétiens, musulmans et juifs dans l’Espagne médiévale, de la convergence à l’expulsion, Paris, éd. du Cerf, 1994, p. 227-251.

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liberté de culte des ḏimmīs, en même temps qu’il institue la supériorité symbolique du droit

musulman. Il est donc à la fois inégalitaire et protecteur, communautariste et tolérant, en ce qu’il

laisse des groupes de personnes se gérer de manière autonome, dans le cadre d’une loi générale

englobante.

Il correspond de facto à une délégation des prérogatives régaliennes aux communautés. Par sa

souplesse, il a assuré la pérennité de communautés ethniques, religieuses ou linguistiques,

jusqu’aux XIIe siècle et XIIIe siècle qui nous intéressent, voire beaucoup plus longtemps et il a permis

le maintien durable de pouvoirs musulmans sur des populations très majoritairement non

musulmanes. Mais ce statut n’est qu’un statut juridique, une norme de référence susceptible d’être

contestée dans une certaine mesure, contournée plus facilement, transgressée, voire ignorée

totalement. Elle est le point de vue légal et ne rend pas compte de la pratique des relations inter-

confessionnelles, au sein de chacun des ensembles territoriaux en contact, et à la frontière entre ces

principautés.

En outre soutenir la thèse de l’essence tolérante de l’islam, qui accompagne chez certains la notion

de ḏimma, ou à l’inverse de son caractère intolérant et militariste, ôte aux minorités toute initiative,

tout protagonisme historique. Or ces minorités développent des stratégies autonomes liées à

l’exercice du pouvoir, en vue de négocier avec celui-ci, à titre collectif ou plus souvent familial et

individuel ; c’est le cas, au XIe siècle, pour les juifs d’al-Andalus avec par exemple Samuel Ben

Nagrila, qui devient vizir et conseiller du prince de Grenade, fondant une dynastie de vizir.

Le pouvoir obtenu finit par se retourner contre ces membres éminents de la communauté juive

andalouse, puisque le fils tombe en disgrâce pour être finalement décapité, cependant que les juifs

de Grenade, la même année, en 1060, subissent des pogromes de la part de la population qui leur

imputent les problèmes politiques et économiques de la principauté.

Ces stratégies de pouvoir comportent une grande part de risque, mais celui-ci ne concerne pas

seulement les juifs et les chrétiens arabisés en terre d’islam, mais aussi les communautés

musulmanes qui ont réussi à se maintenir après la conquête chrétienne comme Kathryn Miller l’a

bien montré pour les mudéjars d’Aragon du XIIIe siècle jusqu’au début du XVIe siècle7. Ce n’est donc

pas tant les religions musulmane, juive ou chrétienne au nom desquelles le pouvoir est exercé qui

sont intolérantes per se, mais c’est plutôt l’essence même du pouvoir, fondé sur la coercition, qui

instaure un système de faveurs, de résistances et parfois de violences. Les vizirs dans le monde

musulman médiéval ne sont pas disgraciés parce que juifs, ils le sont parce qu’ils ont un grand

pouvoir, qu’ils menacent l’autorité souveraine et constituent un bouc émissaire parfait lorsque la

7 K. MILLER, Guardians of Islam. Religious authority and Muslim Communities of Late Medieval Spain, New York, Columbia University Press, 2008.

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population est mécontente : c’est le cas d’Ibn Abī l-Ḫiṣāl à l’époque almoravide, d’Averroès à

l’époque almohade (1198), et auparavant des vizirs barmécides de Bagdad8, alors même que ces

vizirs sont musulmans. Ces crises renvoient aux structures du pouvoir dans les mondes médiévaux

musulmans, plutôt qu’à un problème de judéophobie ou de mépris à l’égard des non-musulmans.

Conclusion

Aujourd’hui l’attachement de certains islamistes au statut de la ḏimma est quand même et toujours

le symbole de l’aporie de leur positionnement idéologique. En effet, dans les États qui sont censés

appliquer ou qui affirme appliquer la « charia » (sic !), ce qui en soi est une aberration puisqu’on ne

peut pas appliquer la Loi divine, mais seulement une interprétation de cette Loi, l’interprétation

choisie est d’autant plus rétrograde que le pays ne peut s’extraire de la mondialisation. Or celle-ci

impose aux États, musulmans, des règles et règlementations, des traités et un cadre juridique qui

n’ont rien à voir avec l’islam. Aussi, les législateurs nationaux se replient sur les seuls domaines où

ils ont une possibilité d’afficher une islamité symbolique : le Statut Personnel, la sexualité et les

relations avec les femmes ou les non-musulmans.

8 Voir J. DAKHLIA, L’empire des passions. L’arbitraire politique en Islam, Paris, Aubier (Collection historique), 2005.

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Les dhimmî de l’époque mamelouke d’après Ibn Khaldûn

Ahmed Amrani9

« Les descendants des Coptes sont restés jusqu’à nos jours. Les hommes d’Etats islamiques leur

confient le calcul du kharâj [tributs ou impôt foncier] et le prélèvement d’argent parce qu’ils s’en

occupaient déjà, et savaient les contrôler, les maîtriser et les faire croître. Certains se convertissent à

l’islam, évoluant ainsi dans les fonctions liées aux finances auprès du sultan, dont la plus haute en

Egypte est le vizirat. Les sultans accordent ce poste aux Coptes convertis qui jouissent par la suite

de la proximité du sultan, d’un sort très favorisé dans l’Etat et d’une puissance liée au jâh [la dignité

ou l’honneur]. Parmi eux, nombreux sont les hommes et les grandes familles à s’être distingués

ainsi. A notre époque, le sultan se contente d’en recruter exclusivement parmi celles-ci. Quant aux

autres, la ‘âmma [la plèbe], ils continuent à pratiquer la religion chrétienne. Ils sont concentrés dans

la région du Sa‘îd et ses provinces où ils s’adonnent à l’agriculture. »10

La question des dhimmî à l’époque mamelouke a attiré l’attention des historiographes et des juristes

au point d’y consacrer de volumineux ouvrages tels Ahkâm Ahl al-dhimmâ d’Ibn Qayyim al-jawziya

(m. 751/1351), al-Madhamma fî isti‘mâl ahl al-dhimma d’Ibn al-Naqqâsh (m. 763/1362), al-

Kalimât al-muhimma fî mubâsharat ahl al-dhimma d’al-Isnawî (m. 772/1370) ou bien de traiter

cette question dans des ouvrages de jurisprudence tels Tahrîr al-ahkâm fî tadbîr ahl al-islâm d’Ibn

Jamâ‘a (m. 733/1333) et bien d’autres. Historien et juriste, Ibn Khaldûn y consacre un chapitre dans

la partie traitant de l’histoire des Mamelouks de son Kitâb al-‘Ibar11. Ce chapitre se veut à la fois

historique et juridique. De sa partie historique, il traite des mesures prises par le sultan mamelouk

al-Nâsir Muhammad en 700/1300 à l’égard de ahl al-dhimma [communautés non-musulmanes

protégés par les musulmans contre une taxe de capitation] en Egypte et en Syrie. De son aspect

juridique, l’auteur rappelle le Pacte de ‘Umar [‘ahd ‘Umar b. al-Khattâb (m. 23/644)], document

sur lequel les juristes musulmans s’appuient pour émettre leurs fatwa.

De prime abord, il faudrait signaler qu’Ibn Khaldûn ne traite pas de la question des dhimmî ni tout

au long du sultanat mamelouk ni depuis l’avènement de l’islam comme il a fait avant lui Ghâzî b.

9 Membre du CCMO, Ahmed Amrani est né en Algérie en 1979, diplômé en sciences politiques à l'université d'Oran. Il prépare une thèse à l'université Paris-Ouest à Nanterre sur l'histoire politique des Mamlûks, et s'intéresse à l'histoire de l'Algérie après 1962.

10 Ibn Khaldûn, Kitâb al-‘Ibar, éd. M. al-Sabbâgh et N. al-Hûrînî, Bûlâq, 1867, II/77-78.11 Kitâb al-‘Ibar, V/416-417.

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al-Wâsitî12 (vivant en 1292) et Ibn al-Naqqâsh et après lui, al-Qalqashandî13. Il place ces

informations dans un moment précis de l’histoire mamelouke. En outre, on trouve d’après des

historiographes mamelouks des faits relatifs à la situation des dhimmî semblables à ceux des

années : 678/128014, 680/128215, 701/130116, 709/130917, 721/1321,18 755/135419, 782/138020, et

autres.

Ibn Khaldûn ne mentionne pas sa source. Par ailleurs, on peut constater qu’il puise certainement

dans les matériaux historiques relatifs aux dhimmî dans le long chapitre figurant dans Nihâyat al-

arab d’al-Nuwayrî21 (m. 733/1333). Les autres historiographes mamelouks de cette période ne

réservent pas beaucoup de pages à cette question. Baybars al-Mansûrî22, Ibn Habîb23, Abû al-Fidâ24

al-Dhahabî25, al-‘Umarî26 et al-Safadî27 y consignent seulement quelques lignes sauf al-Yûnînî et Ibn

al-Naqqâsh avec quatre pages environ28. Et encore, le chroniqueur chrétien Mufaddal b. Abû al-

Fazâ’il y consacre dix lignes seulement.29

Ibn Khaldûn articule son chapitre en deux parties : la première qui concerne les mesures prises par

le sultan à l’encontre des dhimmî est résumée à partir du chapitre d’al-Nuwayrî ; quant à la seconde,

elle suit à la lettre le texte envoyé à ‘Umar b. al-Khattâb par les chrétiens d’Egypte et de Syrie.

Nous savons par ailleurs que le Pacte de ‘Umar n’est pas introduit dans la biographie de celui-ci

dans le volume II de Kiâb al-‘Ibar.

C’est le seul chapitre qui suscite, dans l’histoire des Mamelouks, outre un événement historique, à

savoir les mesures anti-dhimmî, le recours à rappeler un texte juridique fondateur du statut des

dhimmî en islam. Pourquoi Ibn Khaldûn insère-t-il le Pacte de ‘Umar dans l’histoire des

Mamelouks ? Et pour quelle raison il s’intéresse au sort des dhimmî en leur consacrant un chapitre ?

Sachant que c’est le seul chapitre de Kitâb al-‘Ibar qui porte un titre traitant de la question.

12 Ghâzî b. al-Wâsitî, al-Rad ‘alâ ahl al-dhimma wa man tabi‘ahum, éd. et trad. en anglais par R. Gottheil, Journal of the American Oriental Society, (41), 1921, pp. 383-457.

13 al-Qalqashandî, Subh al-a‘shâ, XIII/378-387.14 Al-Maqrîzî, al-Sulûk li-ma‘rifat duwal al-mulûk [désormais abrégé en al-Sulûk], éd. A. Ata, Beyrouth, Dâr al-kutub

al-‘ilmiya, 1997, II/125.15 Al-Yûnînî, Dhay mir’ât al-zamân, Hyderabad, Osmania university, 1961, IV/92.16 Ibn Kathîr, al-Bidâya wa-l-nihâya, éd. A. Turki, Le Caire, Dâr hajar, 1998, XVIII/9-10.17 Al-Suyûtî, Ta’rîkh al-khulafâ, Beyrouth, Dâr Ibn Hazm, 2003. p. 380.18 Al-Maqrîzî, al-Sulûk, III/44.19 Ibn al-Naqqâsh in F. A. Belin, « Fetoua...», Journal asiatique (18), 1851, p. 491 et al-Qalqashandî, Subh al-a‘shâ,

XIII/378-387.20 Al-‘Asqalânî, Inbâ’ al-ghumr, Hyderabad, Osmania university, 1968, II/18.21 Al-Nuwayrî, Nihâyat al-arab fî funûn al-adab, XXXI/416-426.22 Baybars al-Mansûrî, Zubdat al-fikra, éd. D. Richards, pp. 351-352.23 Ibn Habîb, Tadhkirat al-nabîh, éd. M. Amin et alii., p. 233.24 Abû al-Fidâ, al-Mukhtasar, IV/59.25 Al-Dhahabî, Duwal al-islâm, éd. H. I. Marwa et alii, Beyrouth, Dâr sâdir, II/231.26 Al-‘Umarî, Masâlik al-absâr, éd. H. A. Abbes, Abou Dhabi, al-Majma‘ al-thaqâfî, 2004, XXVII/489.27 Al-Safadî, Al-Wâfî bi-l-wafâyât, éd. A. Arnaout et alii, IV/255.28 Al-Yûnînî, Dhayl mir’ât al-zamân, éd. Hamza Abbes, Abou Dhabi, al-Majma‘ al-thaqâfî, 2007, t. 1, pp. 460-464.29 Mufaddal b. Abû al-Fazâ’il, al-Nahj al-sadîd, III/544-546.

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Pour répondre à ces questions je me propose de voir d’abord comment Ibn Khaldûn a rapporté les

mesures prises par le sultan al-Nâsir puis la façon dont il a présenté le Pacte de ‘Umar, pour arriver

à déceler quel intérêt porte-il sur les gens du Livre dans le territoire islamique.

Les dhimmî en 700/1300

A propos des conditions requises concernant les protégés non-musulmans sur le territoire mamelouk

à l’époque du sultan al-Nâsir Muhammad, Ibn Khaldûn résume le texte d’al-Nuwayrî30. D’ailleurs,

ils sont les deux seuls historiographes qui explicitent ces conditions – sachant qu’après Ibn

Khaldûn, al-Maqrîzî en donne seulement quelques éléments en s’appuyant sur al-Yûnînî31. Ibn

Khaldûn résume fidèlement le texte d’al-Nuwayrî sans le copier. En revanche, il modifie certains

éléments concernant les circonstances du décret du sultan. On traitera d’abord les circonstances

telles que relatent Ibn Khaldûn et al-Nuwayrî ; puis, nous verrons le contenu des termes de l’édit.

Ibn Khaldûn écrit : «Un vizir maghrébin arriva en 700/1300 [en Egypte] dans un but

diplomatique. ». Il ne donne ni le nom du vizir ni celui de son sultan : hafside, zianide ou mérinide.

Par ailleurs, dans le chapitre n° 58, l’auteur évoque les relations diplomatiques entretenues entre les

sultans mérinides et ceux d’Egypte ; mais, il ne fait pas mention d’un passage de vizir maghrébin en

Egypte en 700/1300. Il ajoute par ailleurs que le sultan mamelouk al-Nâsir envoie un émir en

704/1304 chez les Mérinides. Voulait-il dire que c’est un envoi pour répondre à l’ambassade de

700/1300 ?

En rapportant le but de l’arrivée du vizir maghrébin en 700/1300 chez les Mamelouks, Ibn Khaldûn

ne suit pas le texte d’al-Nuwayrî. Car celui-ci écrit : «A cette année, le vizir du pays du Maghreb est

arrivé en Egypte dans le but d’accomplir le pèlerinage. » Que voulait-il dire par le vizir du

Maghreb ? Nous savons que ce pays est partagé entre trois dynasties : mérinide, zianide et hafside.

Pense-t-il aux Mérinides qui sont les plus puissants ? La seconde remarque tirée de ce passage se

rapporte au but du vizir qui n’est pas envoyé pour entretenir les relations diplomatiques entre les

deux Etats ; mais tout simplement, afin d’accomplir le pèlerinage. Ibn Khaldûn considère

probablement l’acte de faire le pèlerinage pour les hommes d’Etat comme un acte politico-

diplomatique. Ce qui est sûr c’est qu’à maintes reprises des hommes politiques ou des savants

quittent le Maghreb à cause des conflits politiques sous le prétexte d’aller à la Mecque. D’ailleurs,

sous le prétexte de se rendre à la Mecque qu’Ibn Khaldûn a quitté le Maghreb pour fuir les querelles

survenues avec un autre savant et homme politique, Ibn ‘Arafa, pour s’installer définitivement au

Caire. Dans son étude sur les relations entre les sultans mérinides et mamelouks, M. Canard affirme

30 Le texte d’al-Nuwayrî a été traduit librement par Hammer-Purgstall dans Journal asiatique, 1855, pp. 393-396.31 Al-Maqrîzî, al-Sulûk, II/337-339.

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que le vizir « était sans doute venu en pèlerinage ».32

Au sujet de la situation des dhimmî au Maghreb, al-Nuwayrî écrit : « Le vizir entretint avec les

émirs [mamelouks] de la question des dhimmî. Il évoqua leur état de mépris et d’avilissement au

Maghreb où ils ne furent pas autorisés à monter de chevaux et de mulets et qu’ils ne furent pas

employés dans le service de l’Etat. Le vizir ajouta beaucoup de chose rapportant à cela. » (Nihâyat,

XXXI/416) Ibn Khaldûn ne mentionne pas ce passage. Juge-t-il cette information peu pertinente ? Il

est fort probable que ce soit le cas. Car l’auteur connaissait la situation des non-musulmans au

Maghreb. Les juifs par exemple fréquentaient la cour mérinide et Ibn Khaldûn entretenait une

relation avec le médecin juif Ibrâhîm b. Zarzar. Par ailleurs, les versions du Pacte de ‘Umar qu’on

verra ci-dessous sont multiples. Presque chaque lignée de juristes appartenant à la même doctrine

juridique possède la sienne. Il semble qu’Ibn Khaldûn n’a pas appris quoi que ce soit sur ce Pacte

auprès de ses maîtres au Maghreb. C’est probable que ce Pacte, par sa nature juridique, ne fait pas

partie du savoir transmis oralement de maître à disciple mais plutôt d’un savoir livresque.

Un deuxième élément est omis par Ibn Khaldûn. Il concerne le lieu et les personnalités rassemblées

pour discuter les conditions à exiger aux dhimmî. L’auteur écrit : « Le sultan demanda un

rassemblement de juristes afin de traiter des limites que les dhimmî ne doivent pas affranchir.»

D’après le passage, la réunion ne contient que des fuqahâ [juristes]. Selon al-Nuwayrî, c’est dans la

medersa al-Sâlihiyya que se sont réunis le grand cadi hanafite Sham al-dîn al-Sarûjî, al-hukkâm [les

gouverneurs ou les cadis ?], le cadi Majd al-dîn Ibn al-Khashshâb et autres juristes. Le Patriarche

avec un groupe d’archevêques, de grands prêtres et de dignitaires chrétiens sont présents avec le

chef et les dignitaires juifs.

Un troisième point n’est pas présent dans le récit d’Ibn Khaldûn. Il s’agit du sort de l’application de

ces mesures sur l’ensemble du territoire mamelouk. Al-Nuwayrî rapporte que, vu le nombre

important des dhimmî dans Kérak et al-Shawbak, le gouverneur de ces deux villes a proposé de ne

pas appliquer ces mesures sur ses sujets. Ibn Khaldûn écrit, après l’approbation des chefs chrétien et

juif, «On a écrit aux [gouverneurs des] provinces d’appliquer ces mesures. » C’est le centre de

l’Etat, la capitale, qui intéresse Ibn Khaldûn.

Quant aux mesures prises par al-Nâsir à l’égard des dhimmî en 700/1300, qui sont au nombre de

dix-sept, elles ne dérogent vraiment pas de la version du Pacte de ‘Umar cité par l’auteur. Certains

points sont plus détaillés que le Pacte de ‘Umar tels que la couleur des turbans de chaque

communauté : bleu pour les Chrétiens et jaune pour les Juifs. Les femmes portent un habit

particulier. Les dhimmî ne doivent pas enfourcher correctement un âne mais de mettre les pieds du

32 Marius Canard, « Les relations entre les Mérinides et les Mamelouks au XIVe siècle », AIEO, t. V, 1939-1941, p. 1, n. 1.

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même côté. Ils doivent porter une cloche autour du coup au hammam. Ils ne doivent pas faire

travailler péniblement un musulman. Celui qui commet l’adultère avec une musulmane doit être

exécuté. Je ne pourrais analyser l’impacte de ces extensions par rapport au Pacte de ‘Umar sans les

mettre dans une longue durée. Or cela dépasse le but de cet exposé.

Le statut du Pacte de ‘Umar dans l’ouvrage d’Ibn Khaldûn mérite une analyse du moins pour la

partie qui concerne l’Egypte des Mamelouks.

Le Pacte de ‘Umar33

Al-Nuwayrî puise le Pacte de ‘Umar dans l’ouvrage de Muhammad b. ‘Abd al-Rahmân b.

Muhammad al-Kâtib [le secrétaire de Saladin]34 qui s’intitule : al-Dur al-thamîn fî manâqib al-

muslimîn wa mathâlib al-mushrikîn [La perle précieuse dans les vertus des musulmans et les

défauts des mécréants]. Cet ouvrage n’existe probablement plus et les grands ouvrages

bibliographiques ne le mentionnent pas non plus. Outre le Pacte de ‘Umar, al-Nuwayrî mentionne

autres éléments puisés dans l’ouvrage du secrétaire de Saladin. Il s’agit d’un billet de poésie, des

versets coraniques, des faits de ‘Umar rapportés par le transmetteur du hadîth Abû Hurayra (m. vers

58/678). Ibn Khaldûn ne retient que le Pacte de ‘Umar et les propos d’Abû Hurayra.

Ce n’est pas d’après un juriste qu’al-Nuwayrî rapporte le texte mais plutôt d’un secrétaire comme

lui. Voulant donner au texte de ‘Umar un aspect plus religieux, Ibn Khaldûn n’évoque pas la source

dans laquelle al-Nuwayrî a puisé le Convention de ‘Umar. Il est probable qu’Ibn Khaldûn voulait

donner au Pacte un statut juridique et le mettant sous l’autorité d’un secrétaire réduit sa valeur. Il ne

cite alors explicitement ni al-Nuwayrî ni sa source.

Ibn Khaldûn ne mentionne aucun Pacte dans les chapitres réservés à la prise du pouvoir par ‘Umar

b. al-Khattâb et ses conquêtes en Egypte et en Syrie.35 Mais il semble qu’il connaissait ce traité en

tant que juriste, métier qu’il a exercé longtemps en Egypte. Il rapporte : « Sur les préceptes de ce

Pacte, soit en se référant directement au texte soit par analogie, les juristes concevaient leurs fatwa

au sujet des dhimmî. » (ch. 55)

33 Le plus ancien texte complet de ce Pacte se trouve dans Sirâj al-Mulûk d’al-Turtûshî (m. 520/1126). Le texte a en outre connu plusieurs versions, Cf. Antoine Fattal, Le statut légal des non-musulmans en pays d’Islam, Beyrouth, Dar al-mashriq, 1995, pp. 60-69. D’autres versions se trouvent dans : Ibn Qudâma (m. 630/1233), al-Mughnî, Beyrouth, Dâr al-kitâb al-‘arabî, 1983, X/606 ; Ibn Taymiyya (m. 728/1328), al-Jawâb al-sahîh liman baddala dîn al-Masîh, éd. Ali Ibn Nasir et alii, Riyadh, Dâr al-‘âsima, 1999, I/306-308 ; Ibn Jamâ‘a (m. 733/1333), Tahrîr al-ahkâm fî tadbîr ahl al-islâm, éd. F. Abdmunim Ahmed, Qatar, 1985, pp. 253-255 ; Ibn al-Durayhim (m. 762/1361), Manhaj al-sawâb fî qubh istiktâb ahl al-kitâb, éd. Sayed Kisrawi, Beyrouth, Dâr al-kutub al-‘ilmiyya, 2002, pp. 146-149 et bien d’autres.

34 Il est fort probable qu’il soit Muhammad b. ‘Abd al-Rahmân b. Muhammad b. Mas‘ûd (m. 584/1188), le précepteur d’al-Malik al-Afdal b. Salâh al-dîn. Il a rédigé un commentaire des Maqâmât [Séances] d’al-Harîrî. Cf. Zirikli, al-A‘lâm, VI/191.

35 Kitâb al-‘Ibar, II/85-124.

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Ibn Khaldûn propose une histoire brève pour chaque dynastie ou Etat. Il opte pour ne mentionner

que les matériaux importants en évitant les longues citations. Or, ici on trouve un long passage cité

scrupuleusement. Aux yeux de l’auteur, cette citation a une double valeur : historique ou temporelle

et juridique ou intemporelle. Le trait juridique est très important. C’est ainsi qu’elle est mentionnée

dans sa totalité. On y retrouve Ibn Khaldûn le juriste mais il se distingue des autres. Le sanad ou la

chaîne de transmission, quoique brève dans l’ouvrage d’al-Nuwayrî, est omise. Le Pacte est

rapporté d’après le Général ‘Abd al-Rahmân b. Ghunm (m. 87/687) – dans le texte d’al-Nuwayrî,

nous lisons, Ibn ‘Uthmân – qui joue le rôle de transmetteur entre les dhimmî et ‘Umar b. al-Khattâb,

n’est pas indiqué par Ibn Khaldûn. Force est d’admettre que la science historique telle qu’elle est

décrite dans la Muqaddima n’insère pas de la chaîne de transmission.

Si l’on considère que le Pacte de ‘Umar n’est qu’une pièce tardive, comme le signale Cl. Cahen en

disant que « le Pacte de ‘Umar, […] sous sa forme complète, n’est attesté qu’à la fin du Ve/XIe s. »36,

les juristes et les historiographes musulmans, dont Ibn Khaldûn, le considèrent authentique. C’est

pour cette raison que l’auteur l’introduit entièrement dans son Kitâb al-‘Ibar sans le résumer.

L’auteur ne semble pas copier aveuglément al-Nuwayrî. Concernant un point particulier, il rapporte

sa propre vision relative à l’histoire du début de l’islam. En s’appuyant sur les propos de l’éminent

Abû Hurayra le transmetteur du hadîth pour les sunnites, al-Nuwayrî rapporte que tous les lieux de

culte des dhimmî construits après le début de la révélation [bi‘tha], vers 610 apr. J-. C. doivent être

démolis. Ibn Khaldûn ne prend pas le même repère historique et propose plutôt l’an 1 de

l’Hégire/622 A. J.-C. C’est intéressant de voir comment Ibn Khaldûn use de ses principes cités dans

la Muqaddima pour les appliquer sur le fiqh. Il en résulte deux considérations. La première, le

contact réel du prophète Muhammad avec les gens du Livre a permis un repère pour toute loi les

concernant. La seconde, c’est avec la prise de Médine, ville où le Prophète assoit son pouvoir,

qu’on peut parler et dater des lois concernant les dhimmî.

Ibn Khaldûn rapporte une des versions du Pacte de ‘Umar qui convergent plus au moins sur

certaines clauses. Cette version figure dans le texte du secrétaire de Saladin, celui d’al-Nuwayrî et

celui d’Ibn al-Qayyîm. Cependant, Ibn Taymiyya et Ibn al-Naqqâsh s’appuient sur d’autres

versions. Il serait une digression de s’occuper du choix d’Ibn Khaldûn ou de s’aventurer dans

l’analyse de ces clauses.

Cette version contient vingt-sept clauses concernent la construction des lieux de culte et des

maisons, la relation entre dhimmî et musulmans en temps de paix et de guerre, l’exercice de la

36 Claude Cahen, « Dhimma », EI², II/235. Nombre chercheurs sont d’accord sur le caractère apocryphe de la convention de ‘Umar, cf. Antoine Fattal, Le statut légal des non-musulmans en pays d’Islam, Beyrouth, Dar al-mashriq, 1995, pp. 66-69. En outre, Bruno Paoli rapporte quelques vers de poésie datant du début de l’islam où l’échanson non-musulman porte des vêtements distinctifs, « Marchands, taverniers et échansons, étrangers et gens du Livre dans la poésie bachique arabe », IFPO, 2009, pp. 2 et 9.

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religion des dhimmî, la distinction par les noms, les habits, l’écriture, les selles et la coiffure, la

défense de porter d’arme.

Dans la Muqaddima, Ibn Khaldûn donne au jihâd contre les non-musulmans un trait sine qua non à

l’islam.37 Il ne dit cependant rien du sujet de cette population non-musulmane en terre d’islam. On

attendait que ce Pacte de ‘Umar figure dans la Muqaddima. Mais, il l’introduit dans la partie traitant

de l’histoire des Mamelouks. Quelle signification peut-on donner à cette extrapolation d’un texte

intemporel, le Pacte de ‘Umar, dans une chronologie historique, à savoir l’histoire des Mamelouks ?

Quelle signification peut-on donner au récit d’Ibn Khaldûn ?

Un éclairage sur la vie politique en Egypte à la fin du VIIe/XIIIe s. dissipe quelques malentendus

concernant le statut du sultan al-Nâsir Muhammad. En 700/1300, le sultan n’a que 16 ans. Le

pouvoir réel est entre les mains de deux émirs : le vice-roi Sayf al-dîn Sulâr et l’atabek Husâm al-

dîn Lâjîn. Al-Nâsir Muhammad a été désigné sultan pour la première fois en 693/1294 à l’âge de 11

ans pour une durée de presque un an, puis on l’a destitué. Ensuite, on le réinstalle en 698/1299

jusqu’en 708/1308. Un an après, il reprend le pouvoir jusqu’à sa mort en 741/1341. C’est durant son

troisième long sultanat qu’il exerce réellement le pouvoir. L’époque de son deuxième sultanat, al-

Nâsir Muhammad était sous la tutelle des émirs mamelouks de son père al-Mansûr Qalâwûn. Ce qui

est à retenir c’est que le pouvoir s’est installé dans la maison du père d’al-Nâsir, Qalâwûn : son fils

Muhammad est le sultan et ses mamelouks, les régents de celui-ci.

Au niveau de l’extérieur, les Mamelouks subissent une invasion de la Syrie par les Mongols en

699/1299. Mais ils remportent une victoire en 702/1303 contre ceux-ci qui n’oseront plus

s’aventurer en Syrie. Sous le chapitre n° 53, Ibn Khaldûn traite de la défaite d’al-Nâsir contre le

mongol Ghâzân en 699/1299 et sous le chapitre n° 56, il évoque la victoire du Mamelouk contre le

Mongol. L’histoire des mesures prises à l’égard des dhimmî se trouve entre les deux chapitres. Que

peut-on en tirer comme considération d’après le schéma présenté par Ibn Khaldûn ?

Les événements de 699/1299 et 702/1302 ne sont pas présentés en ordre chronologique par l’auteur.

Les Mamelouks et à leur tête al-Nâsir mènent à l’extérieur une guerre juste contre les Mongols. Ils

subissent d’abord une défaite en 699/1299 (ch. 53); ils rentrent ensuite au Caire et lancent une

expédition contre les Arabes bédouins de la Haute Egypte en 701/1301, et rapportent un butin

important ; et après la mort du calife Abbasside al-Hâkim, ils désignent son fils, al-Mustakfî, à sa

place. (ch. n° 54) Puis ils décrètent un édit au sujet des dhimmî qui a pour conséquence d’une part

une ressource d’argent, jizya, et d’autre part une confiance de la population égyptienne qui participe

37 Ibn Khaldûn, Muqaddima, trad. A. Cheddadi, p. 532.

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financièrement contre l’attaque mongole de 702/1303. (ch. 55) Enfin, ils repoussent victorieusement

les Mongols de la Syrie. (ch. 56) c’est ainsi qu’Ibn Khaldûn articule ces quatre chapitres.

Si al-Nasîr accepte de revenir au Pacte de ‘Umar concernant les dhimmî, Ibn Khaldûn voulait

prouver que les Mamelouks sont des véritables protecteurs de l’islam. D’ailleurs, il a déjà annoncé

dans le premier chapitre sur la formation militaire et religieuse des nouveaux recrus mamelouks

arrivés au Caire. Les Mamelouks «entraient dans la religion avec une bonté ancrée dans la foi […].

L’Islam se réjouit d’être puissant [grâce à eux].» (ch. n° 1). Autrement dit, l’auteur donne une

légitimité religieuse à l’Etat mamelouk.

L’auteur voit en al-Nâsir un modèle comme l’était le deuxième calife de l’islam ‘Umar b. al-

Khattâb. C’est une comparaison sous-jacente. D’abord ‘Umar a un poids particulier aux yeux d’Ibn

Khaldûn. Il est le calife le plus cité dans la Muqaddima contrairement au trois autres : Abû Bakr,

‘Uthmân et ‘Alî. Le nombre des pages consacrées à ce calife dépasse celles des autres, excepté

‘Alî.38 Al-Nâsir est un sultan par excellence d’après Ibn Khaldûn car dans le récit, on comprend que

c’est le sultan qui était à l’origine du décret. « L’indignation [du vizir maghrébin] parvint au sultan

qui manda les juristes de se réunir, » écrit l’auteur. Cependant, al-Nuwayrî ne mentionne nulle part

le sultan ; c’est avec les émirs que le vizir exprime son indignation.

On est tenté de donner une autre signification du fait de l’insertion d’un texte intemporelle dans le

res gestae du sultan al-Nâsir Muhammad. Ibn Khaldûn écrivait l’histoire des Mamelouks en Egypte

sous les auspices du sultan Barqûq à qui, il donne une copie de son Kitâb al-‘Ibar d’une part ; et

d’autre, il exerçait la fonction de grand cadi malikite à la métropole de l’islam du XIVe s. où les

Mamelouks sont les maîtres de certains territoires appartenant autrefois aux chrétiens telle la Petite

Arménie, Acre, Antioche et bien d’autres. Par exemple, l’auteur cite que le roi arménien capturé en

776/1375 est emmené au Caire et reçoit un traitement. Cela laisse comprendre qu’une masse

importante de non-musulmans se trouvent assujettie à un pouvoir islamique. D’autant plus que le

nombre important d’ouvrages traitant de la question des dhimmî à l’époque mamelouke confirme la

présence d’une population non-musulmane. Ibn Khaldûn écrivait un chapitre sur les mesure à

prendre à l’égard des dhimmî et rappelait le Pacte de ‘Umar pour signaler à Barqûq le bon sultan de

l’islam : ‘Umar pour les Arabes et al-Nasîr pour les Mamelouks.

L’auteur se reconnaitrait en ce vizir maghrébin. Si ce vizir avec son indignation avait réussi à

changer les conditions des dhimmî au début du VIIIe/XIVe siècle auprès du grand sultan mamelouk

al-Nâsir, Ibn Khaldûn et à travers ce chapitre voulait faire la même chose à la fin du même siècle.

38 Les deux ans du califat d’Abû Bakr entre 11/632 et 13/634 sont expédiés en 21 pages (II/64-85) ; les dix ans de ‘Umar b. al-Khattâb entre 13/634 et 23/644 en 39 pages (II/85-124) ; les douze ans de ‘Uthmân b. ‘Affân entre 23/644 et 35/656 en 26 pages (II/124-150) ; les cinq ans de ‘Alî entre 35/656 et 40/661 en 36 pages (II/150-186),

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Les chroniques mameloukes n’ont cependant pas enregistré de fait notable concernant les dhimmî à

l’époque d’Ibn Khaldûn. Par contre, elles ont parlé du caractère sévère d’Ibn Khaldûn quant à son

exercice de la fonction de grand cadi. Entant que juriste, il était donc sévère non seulement avec les

dhîmmî qui se trouveraient en contentieux devant lui mais avec ses propres coreligionnaires

musulmans.

Comme on a vu à l’introduction, la plupart des juristes de l’époque mamelouke tels Ibn al-Naqqâsh,

al-Isnawî et Ibn al-Durayhim et à travers leur titre d’ouvrage, se posaient plutôt la question de la

présence des dhimmî dans l’appareil administratif de l’Etat. Ils contestaient la négligence des

Mamelouks et les poussaient à s’en défaire. Selon son récit, Ibn Khaldûn ne prête pas attention à

l’utilisation des non-musulmans dans les services du sultanat. Au contraire, il loue leur savoir-faire.

Les Mamelouks « ont l’habitude, écrit Ibn Khaldûn, de choisir leur vizir parmi les officiers coptes

qui sont à la tête des services de la comptabilité et des impôts, parce que, en Egypte, les Coptes

connaissent ces questions depuis les temps anciens. »39 C’est d’ailleurs ce que renferme l’incipit où

la khâssa [les dignitaires et les élites] étant convertis à l’islam, occupent les plus hautes fonctions et

la ‘âma [la plèbe] exerçant l’agriculture, conserve sa religion chrétienne. Ce qui importe Ibn

Khaldûn c’est que le pouvoir suprême et son entourage doit être islamique, quant au bas peuple, il

peut garder sa religion du moment où il paye l’impôt. En revanche, il plaide pour que les signes

distinctifs soit établis sur les non-musulmans.

Force est de comprendre que les dignitaires coptes, bien sûre récemment convertis à l’islam,

prélèvent l’impôt ou la capitation sur, entre autres, leurs anciens coreligionnaires. Car parmi les

fonctions du vizirat chez les Mamelouks, Ibn Khaldûn compte « la collecte des différents impôts :

impôt foncier, taxes douanières, capitation. »40 On doit signaler au passage l’importance de la

charge des finances et des impôts, d’après l’auteur, la personne qui s’en occupe partage

indirectement le pouvoir avec le souverain. Le chargé des finances tient un des trois piliers de

l’Etat, à savoir l’armée, la chancellerie et les finances.41

Selon Ibn Khaldûn, l’Islam a rejeté le christianisme au sud du Caire où les Coptes exercent

l’agriculture ou dans les environs du Caire, à al-Matariya.42 La deuxième religion monothéiste, le

judaïsme, se trouve à l’ouest de la capitale mamelouke auprès des Arabes bédouins d’al-‘Aqaba al-

saghîra, à côté d’Alexandrie, où les Juifs se donnent au commerce.43 C’est ainsi qu’Ibn Khaldûn

présente la carte religieuse à l’époque mamelouke. Anciens peuples, les Coptes et les Juifs, ne

vivent plus au centre des grandes villes, Jérusalem et Le Caire. Ils se trouvent soumis et bannis de la

39 Muqaddima, trad. Cheddadi, p. 550.40 Muqaddima, trad. Cheddadi, p. 548.41 Muqaddima, trad. Cheddadi, pp. 552-553.42 Kitâb al-‘Ibar, II/78.43 Kitâb al-‘Ibar, II/309 et VI/72-73.

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capitale et payent l’impôt pour l’Etat islamique. C’est la courbe systématique de la vie d’un peuple

du nomadisme où le mode de vie par excellence est le pillage en passant par la construction de

l’Etat, enfin les descendants des détenteurs du pouvoir se trouvent contribuables et exercent soit le

commerce soit l’agriculture.

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La situation des non musulmans en Tunisie après la montée des islamistes

au pouvoir

Meriem Ben Lamine44

« Quiconque a une idée fixe et cherche à l'imposer, c'est-à-dire quiconque interprète la liberté

d'expression et la liberté de conscience en ce sens que la société doit se comporter de la manière

qu'il juge bonne, n'a pas les qualités requises pour être citoyen d'une démocratie."

E.Voegelin

Sous le régime Ben Ali on a assisté à une surenchère religieuse. Il a banni les islamistes, surveillé de

très près les fidèles, réprimé les voilées. Mais pour tenir la population en liesse, il a exhibé une

islamité de vitrine, comme la coupure des programmes audio-visuels par l’appel à la prière, la

banque islamique Zitouna et le Hadj de la famille régnante. Après la révolution, cet islam

folklorique a engendré un retour en force des islamistes exilés qui prônent l’idée d’un islam radical.

Certes, 98% de la population tunisienne se décrit comme arabe et de confession musulmane sunnite

mais la population juive bien que minoritaire existe encore au sud de Djerba et dans la région de

Tunis. Il existe aussi une petite population chrétienne. Les juifs tunisiens ne veulent pas entendre

parler d’abandonner la Tunisie suite aux appels à émigrer lancé par le vice premier ministre

israelien Silvan Shalom lui-même né en Tunisie. C’est l’opinion de Jacob Lelouche qui dirige un

restaurant en Tunisie et qui était candidat indépendant à la constituante. Où est ce que j’irais ?

demanda t il aux journalistes de la BBC « en Europe ? Voyons je ne suis pas stupide. En Israël ? Je

ne suis pas stupide à ce point ! »

Vendredi 16 mars, des manifestants, dont une majorité de salafistes, se sont rassemblés pour exiger

l'instauration de la charia comme "unique source de la législation". Une délégation des manifestants

a été reçue à l'Assemblée pour réclamer, en plus de la charia et de la non-adhésion de la Tunisie aux

accords internationaux "non conformes ", que les fonctions de chef de l'Etat et de chef du

gouvernement soient réservées à des musulmans de sexe masculin mariés à des musulmanes. Plus

récemment, un événement s’est passé à l’église orthodoxe russe juste après la messe du dimanche,

un individu s’est adressé à l’archipétre sur un ton grave et lui a donné un ultimatum de 3 jours pour

enlever le croix et se convertir à l’islam sinon il devra payer une « jezia »

44 Meriem Ben Lamine ets juriste, enseignante-chercheure à l'Université de Tunis. Elle est membre du Conseil d'administration du CCMO.

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Une série d’événements sont passés depuis les élections du 23 octobre et qui génèrent l’attention et

la méfiance pour une Tunisie connue par sa reconnaissance des pluralités politiques. A cet effet,

deux questions devraient susciter notre attention. D’abord, faut il au nom de la démocratie et du

pluralisme sacrifier la paix civile et ensuite l’Etat va-t-il garantir aux non musulmans la liberté

d’entreprendre leurs rituels religieux ?

Faut-il au nom de la démocratie et du pluralisme sacrifier la paix civile ?

En Tunisie, les élections d’octobre ont fourni à Ennahda une majorité de contrôle relative dans le

nouveau parlement. Après sa victoire électorale, Ennahda aura l’occasion d’utiliser sa toute

nouvelle autorité pour influencer la trame de la culture musulmane tunisienne. Mais contrairement à

la Libye, le parti devra négocier son programme en fonction de l’héritage laïc bien ancré et imposé

par le président fondateur Habib Bourguiba.

«Les islamistes», s’ils sont largement considérés comme bloc monolithique en Occident, sont en

réalité bien différents les uns des autres. Si les dirigeants du parti tunisien Ennahda, ont réussi à

incorporer une interprétation libérale de la charia dans leur programme, certains radicaux islamistes

du Conseil National de Transition libyen (CNT) semblent tenir à rétablir la polygamie et la charia

sans qu’ils soient élus. Il en est de même des Frères musulmans égyptiens qui sont bien partis pour

prendre le règne du pays dans quelques mois.

En Tunisie, on sent depuis un moment un malaise et une division à l’égard de la question de l’islam

notamment à la suite d’événements qui se sont passés au vu et su des forces de sécurité et sans

réaction immédiate du gouvernement élu.

– Le «6ème Califat» de Hamadi Jebali. Moins d’une semaine après les élections le Premier

ministre a fait une déclaration incroyable aux sympathisants d’Ennahdha, affirmant qu’il

avait reçu des «signaux divins» et qu’il allait instaurer le 6e califat. Le califat a été institué à

la mort de Mahomet pour le remplacer à la tête de l'État musulman. Le terme désigne dans

son acception actuelle un mode de gouvernance basé sur la loi islamique.

– Les salafistes à la Faculté des lettres de la Manouba, sans doute l’affaire qui reflète au mieux

l’incompétence et la mauvaise foi de ce gouvernement. Ces derniers ont défié la décision du

conseil scientifique interdisant le port de la burqa dans les salles de cours et lors des

examens

– L’Emirat salafiste de Sejnane: cette affaire gravissime, qui paraît relever du surréalisme, a

gravement terni l’image de la Tunisie à l’échelle internationale. Un journal de la place a

révélé l’histoire incroyable de la création d’un véritable émirat salafiste dans la petite ville

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de Sejnane. Cet émirat s’est démarqué de la Tunisie en ayant ses propres règles de conduite

émanant de la Sharia

– La librairie Mille Feuilles depuis le 23 janvier, la librairie a reçu des menaces de la part

d’inconnus lui ordonnant de retirer un des livres exposés dans sa vitrine. La particularité de

cet ouvrage? Son titre: «Femmes au bain, le voyeurisme dans la peinture occidentale», et sa

couverture: une peinture datée du XXe siècle représentant trois femmes nues. L'individu à

l'origine de cette mise prétendrait agir au nom d'un groupe de Salafistes pour signifier à la

librairie que le livre ne respectait pas les valeurs de l'Islam.

– Ni Allah ni maître, titre Nadia Al Fani, cinéaste tunisienne, son dernier film. Provocateur

pour certains, ironique pour d’autres, « lé rabbi lé sidi » serait la version tunisienne de « Ni

Dieu ni maître », expression de Louis Auguste Blanqui désignant, depuis la fin du XIXe

siècle, le refus de toute soumission à une autorité indiscutable, religieuse ou politique soit-

elle. Nadia Al Fani fait l’objet d’une campagne haineuse après avoir dit « je suis athée et

j’ai le courage de le dire »

– L’affaire Nesma ou ce qu’on appelle ainsi en Tunisie. La violence avec laquelle a été

condamnée une scène d’un film d’animation décrivant l’imaginaire divin d’un enfant est

pour le moins stupéfiante, amplifiée et outrancière. Persépolis, ce film qui engendré la colère

des ultraconservateurs Ce qui est déroutant dans cette triste affaire du film Persépolis, c’est

qu’on a purement et simplement zappé la substance et le fond du film, son message. C’est

autour du vécu de cette petite fille, son exil forcé, sa crise d’appartenance, son courage et

surtout sa soif inébranlable de liberté et de dignité que l’on aurait pu engager la réflexion. Il

n’en fut rien. Le directeur de la chaine a été condamné jeudi 3 mai à payer une amende de

2.400 dinars (1.200 euros) pour la diffusion d'un film "troublant l'ordre public et portant

atteinte aux bonnes mœurs", selon la décision du tribunal de première instance de Tunis.

Le salafisme avec ses deux tendances de la prédication et du jihadisme revendiquent le

monothéisme absolu de la religion musulmane de la à cataloguer un hindou, juif ou chrétien etc. de

mécréant.

Face à la poussée du radicalisme religieux en Tunisie, le président Moncef Marzouki a demandé à

trancher la question à travers l'adoption d'une loi qui incrimine les accusations de blasphème, afin

de préserver la cohabitation, la fraternité et la solidarité entre les Tunisiens.

Cet attentisme politique subi par la Tunisie et qui n’en finit pas d’être provisoire a encouragé

certaines voix à réclamer la promulgation de lois divines à travers nos gouvernants transitoires dans

les médias ou au sein de l’Assemblée Nationale Constituante. Et la question demeure suspendue :

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cette voix sera t elle finalement la voix de la majorité ?

A ce stade, une autre question majeure s’impose l’Etat va-t-il pouvoir garantir aux non musulmans

vivant en Tunisie la liberté d’entreprendre leurs rituels religieux ?

L’Etat va-t-il garantir aux non musulmans la liberté d’entreprendre leurs rituels religieux ?

L'Assemblée constituante a commencé, la rédaction de la nouvelle constitution avec un rapport de

force favorable, à première vue, à la coalition au pouvoir (Ennahdha, CPR, Ettakattol). La société

tunisienne est polarisée entre deux camps qui se font face, avec un enjeu majeur : la place de la

religion dans la future constitution. Le premier camp se réclame laïque, moderne, pour la primauté

du droit positif, des libertés individuelle et des droits de l’homme, et demande un Etat civil. Le

second se réfère au religieux.

Durant la préparation de la rédaction de la nouvelle constitution tunisienne, des projets de

constitution «non officielle» apparaissant sur certains sites. On dénote, les propos de dirigeants

d’Ennahdha relatifs à l’inclusion, dans la constitution, d’un article 10 faisant de la charia une source

essentielle du droit. Concrètement, que la charia soit la source de la législation tunisienne signifie

que lorsqu'il s'agira pour le parlement tunisien d'adopter des lois, il faudra que ce soit en conformité

avec la loi islamique. Tandis que l'article 126 de ce projet prévoit la création d'un Conseil suprême

islamique, autorité constitutionnelle indépendante, apte à émettre des fatwas (avis religieux) selon la

loi islamique.

Quoi de plus normal dans un pays musulman disent-ils. Sadok Chourou, député d’Ennahdha et

membre de la commission du préambule, a déclaré que ‘le préambule doit se faire suivant trois

références fondamentales, qui sont le Coran, la Sunna et l’unanimité des savants de la Umma

islamique’. Le système judiciaire, doit aussi se baser sur la Chariaâ pour organiser les relations

entre les citoyens’. ‘Les références à l’homme ne peuvent être que relatives et il faut les insérer dans

les références absolues de Dieu’, a-t-il ajouté.

Durant la campagne électorale, le parti islamiste ennahda n’a pas abordé la question de la place de

l’islam dans la constitution, mieux encore il s’est référé au modèle turc. Maintenant que les

élections sont derrière nous, et qu’une bonne partie de l’opinion a été bernée, voici que des ballons

d’essai sont lancés ici et là, afin de «tester» l’opinion générale.

Il serait légitime de se poser les questions suivantes : d’abord, que faut-il entendre par charia ? et

ensuite quel effet elle produira sur la fonction législatrice de la Nation ?

La charia est loi pour certains auteurs classiques, religion (dîn) pour d’autres. Toutefois, la charia

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s’est au fil des siècles remplie de normativité. A cause de ce contenu difficile à déterminer les élus

d’ennahda parlent désormais de « principes de l’islam45 ». Ainsi selon le chef du groupe

parlementaire d’ennahda « les principes de la constitution doivent s’inspirer de trois principales

références : le système de valeurs islamiques, l’héritage réformateur tunisien et les acquis de

l’humanité ». Baudouin Dupret, directeur du centre de recherches Jacques-Berque, à Rabat, au

Maroc, considère que: « La charia, c'est la normativité, le référent normatif pour les croyants

musulmans. C'est une source d'inspiration de laquelle peuvent découler des choses différentes. Par

exemple, au Soudan, c'est un code très restrictif. En Egypte, il s'agit de suivre des principes

généraux. »

La charia devenue source essentielle de droit, s’en suivra la création d’un conseil de choura formé

de théologiens qui seront les seuls habilités à interpréter le coran et les hadiths pour dire si telle ou

telle loi est bien conforme aux prescriptions de l’Islam. Le droit positif laissera place aux

surenchères de fatwas, un avis juridique donné par un spécialiste de loi islamique. Le peuple est par

conséquent dépossédé de sa souveraineté au profit des hommes de religions.

Autre conséquence de la proposition d’Ennahdha : la remise en question de toute loi contraire à la

charia y compris les traités ratifiés par la Tunisie (la Déclaration universelle des Droits de l’homme,

la CEDAW, etc.) En effet, d’après le principe de la hiérarchie des normes de Kelsen, une loi

inférieure ne peut déroger une loi supérieure. Les traités et les corpus de lois comme le CSP vont

être relayés en seconde position, après la charia.

Ceci est vraiment dangereux. Le problème susceptible de se poser aussi serait l’illégalité du mariage

de la musulmane avec un non musulman et le problème de la succession entre couple mixte.

Jusqu’à présent, aucune loi n’interdit en Tunisie ce mariage ou cette succession, ainsi l’application

de la sharia entrainera une discrimination entre musulman et non musulman mais aussi entre

tunisiens.

L’article 1er de la Constitution de 1959, texte de référence, dispose que la Tunisie est un Etat libre,

indépendant et souverain dont religion est l’Islam, langue l’arabe et le régime la République.

L’article 1er recouvre deux choses à la fois : un dispositif juridique et une formule identitaire. L’Etat

tunisien, malgré son enveloppe d’islamité, la charia n’est pas source de droit d’autant plus que

d’autres articles de la Constitution reconnaissent la liberté de conscience et le principe de non-

discrimination entre les citoyens. L’islam est la religion de l’Etat vu du coté identitaire sans que

cela crée de l’ambiguïté et de l’ambivalence quant au rôle de l’Etat dans le respect des religions.

45 Les principes de l’islam doivent être «un système qui doit être reconnu comme un composant civilisationnel de premier ordre, comme une réalité politique et comme pouvoir dans les lois fondamentales de l’Etat et ses lois, comme une présence dans l’éducation, la culture et une nécessité pour le développement économique (…)». Le document évite de parler de Chariâ et évoque «une constitution qui respecte le référentiel législative ou tachriiste .«de manière éviter la contradiction entre les principes du Coran et la Sounna du Prophète ,التشريعية المرجعية

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Ennahda vient de réussir, certes, un bon coup de communication politique en annonçant par la voix

de Rached Ghannouchi, son Président, qu’il ne modifiera pas l’article 1et de l’ancienne constitution.

Toutefois, la portée juridique de cette décision n’est pas si claire et il est même trop tôt de dire que

l’islam ne jouera aucun rôle juridique dans la Constitution et la législation. La fin de la rédaction de

la constitution a été annoncé vers le 23 octobre 2012, d’ici la on verra comment les choses vont

évoluer.

Conclusion

Une démocratie qui ne garantit pas la liberté de conscience et donc les droits des minorités n’en est

pas une. De même, une citoyenneté tunisienne qui veut s’apparenter à l’Ouma est une citoyenneté

où les Tunisiens non musulmans sont discriminés. Une forme de ségrégation contraire au principe

d’égalité et à la dignité humaine.

Des pèlerins juifs venant du monde entier étaient à la Ghriba, la plus ancienne synagogue d’Afrique

sur l’île de Djerba (Sud Tunisien). Le pèlerinage s’est passé dans de bonnes conditions malgré la

réticence des ressortissants juifs de se déplacer en Tunisie.

L’Islam tunisien est connu pour être tolérant, éclairé et authentique. C’est aux musulmans modérés

de faire valoir ses valeurs les plus nobles et de ne pas laisser champ libre aux plus fanatiques. Des

civilisations entières se sont succédé en Tunisie, carthaginoise, phéniciennes, romaines ou arabes.

Ils nous ont légué un attachement maternel et identitaire à nos traditions et nos coutumes. La

constitution, texte fondamental, est au fondement de la vie commune, et de l’organisation des

pouvoirs publics. Elle ne reconnaît d’autres souverains que la Nation, et préserve toutes les libertés

qui doivent être reconnues à des citoyens égaux. Dans ce cas, elle unit le peuple sans méconnaître

ses diversités.

En conclusion et comme l’a précisé Yadh Ben Achour, L’avenir de la Tunisie se jouera en grande

partie par le contenu de la future constitution par les trois points suivants : La nature de l’Etat : Etat

civil ou Etat qui tire son essence et sa législation de la charia ? Ou les deux. Le rapport entre

l’action politique et la religion : ira-t-on jusqu’à interdire la confusion entre politique et religieux ou

bien y aura-t-il silence sur la question ? La liberté de conscience. Il ne s’agit pas seulement de la

liberté des minorités religieuses, mais cela va jusqu’au droit de renoncer à sa religion, de croire ou

de ne pas croire.