devine, arlene l french dept. m.a. le sujet abordé dans cette

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Devine, Arlene L French Dept. M.A. RESUME Le sujet abordé dans cette dissertation traite du Mythe de la Femme dans l'Oeuvre de Gérard de Nerval, c'est-à-dire de la présence psychologiquement désirée qui caractérise tous les phénomènes de dédoublement dans les écrits de notre auteur. Nous situons le rOle de la femme dans la vie du poète et le rOle de sa propre vie dans son oeuvre. Nous voyons le poète - par un travail mental extraordinaire - transformer la femme en une sorte de figure mythique. Puis nous insistons sur l'aspect de la femme qu'on retrouve dans la théosophie de l'auteur. Vient le phénomène curieux de IIl'épanchement du songe dans la vie réelle", et de l'état de confusion qui ne cessera de se développer, .. au point de confondre le rêve avec la réalité. D'ou la hantise du temps anachronique. De tout ceci nous essayons de dégager, par le double moyen d'une littéraire et d'une étude psychologique, comment et pourquoi est chez Gérard de Nerval le besoin de se créer une IIfemme-déesse". La conclusion de ce travail fera la synthèse du sentiment d'amour, du destin et enfin de la psychologie de notre auteur.

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Page 1: Devine, Arlene L French Dept. M.A. Le sujet abordé dans cette

Devine, Arlene L French Dept. M.A.

RESUME

Le sujet abordé dans cette dissertation traite du Mythe de la Femme dans

l'Oeuvre de Gérard de Nerval, c'est-à-dire de la présence psychologiquement

désirée qui caractérise tous les phénomènes de dédoublement dans les écrits

de notre auteur.

Nous situons le rOle de la femme dans la vie du poète et le rOle de sa

propre vie dans son oeuvre. Nous voyons le poète - par un travail mental

extraordinaire - transformer la femme en une sorte de figure mythique. Puis

nous insistons sur l'aspect de la femme qu'on retrouve dans la théosophie de

l'auteur. Vient ~lors le phénomène curieux de IIl'épanchement du songe dans

la vie réelle", et de l'état de confusion qui ne cessera de se développer, ..

au point de confondre le rêve avec la réalité. D'ou la hantise du temps

anachronique.

De tout ceci nous essayons de dégager, par le double moyen d'une qu~te.

littéraire et d'une étude psychologique, comment et pourquoi est né chez

Gérard de Nerval le besoin de se créer une IIfemme-déesse".

La conclusion de ce travail fera la synthèse du sentiment d'amour, du

destin et enfin de la psychologie de notre auteur.

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LE MYTHE DE LA FEMME DANS L'OEUVRE DE GERARD DE NERVAL

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LE MYTHE DE LA FEMME DANS LI OEUVRE DE GERARD DE NERVAL

by

Arlene Devine, B.A.

A the sis submitted ta

The Facu1ty of Graduate Studies and Research MCGi11 University

in partial fu1fi1ment of the requirements for the degree of

Master of Arts

Under the direction of Professor Henri Jones Department of French Language and Literature.

1. @) A:r 1ene Devine 19'70

----------------------~~

June 1969.

Page 4: Devine, Arlene L French Dept. M.A. Le sujet abordé dans cette

INTRODUCTION: La femme dans la vie de Nerval

Chaque homme qui pense, chaque homme qui écrit, a besoin d'une source

d'inspiration. 1.' affectivité projette dans un: vague stimuluBi cette pensée

inorganisée qui trouvera sa raison d'être dans le monde extérieur. Pour

Gérard de Nerval, homme romantique, la femme agit comme source d'inspiration.

La femme représente pour Nerval une force omnipotente ~ une présence. Cette

présence, il la cherche, essaie de la saisir, de la décrire, jusqu'à la fin

de sa vie. De là sa frùstration: cette présence il ne l'a jamais acquise.

La Femme devient une obsession dans la vie de Nerval et il la transpose

par un pouvoir sublime dans son oeuvre. Elle prend toutes sortes de formes,

depuis la femme terrestre jusqu'à la Vierge Elle~même. Notre auteur essaie

de créer cette Epouse mystique, une sorte de femme mythique qui personnifie

tout ce qu'il cherche dans l'idéal de la femme. Il désire cet idéal à un

tel point qu'il vit et meurt toujours avec la même pensée: la nécessité

d'atteindre ce mythe-idole de la femme, cette perfection que l'esprit imagine

sans pouvoir l'obtenir complètement.

Pour saisir le sens de ce mythe dans :'oeuvre de Nerval, il est néces­

saire de bien comprendre sa vie et la place de sa vie dans son oeuvre. La

vie de Nerval crest son oeuvre; c'est-à-dire que les incidents de sa vie réelle

servent de point de départ à sa vie rêvée - son oeuvre. "Si l'oeuvre du poète

dérive des événements de sa vie, ceux-ci subissent une élaboration complexe.

"Sylvie" et Aurélia, par exemple, ne sont pas des récits uniquement autobio­

graphiques. L'expérience intérieure qui s'y trouve est inimitable et même

assez difficile à définir 1 ... Nerval a reconnu ce caractère autobiographique

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, de ses meilleurs livres: "Je suis du nombre des écrivains dont la vie tient

intimement aux ouvrages qui les ont fait connaître", écrit-il. Pour Nerval,

l'oeuvre est liée à la vie profonde et s'y insère comme une série d'étapes

2 indispensables sur la voie de la destinée personnelle L'oeuvre peut ac-

quérir, au-delà de l'anecdote qui en est l'occasion, la portée d'une explica-

tion que le poète se donne de son destin. C'est une sorte de quête intérieure

ébauchée par des faits réels et terrestres: " ••. la mission de l'écrivain est

d'analyser sincèrement ce qu'il éprouve dans les graves circonstances de la 3

vie ... " Dans sa vie sentimentale Gérard s'éprenait de femme~ qu'il n'osait

ensuite approcher de peur de détruire l'illusion. Il était capable de rester

des mois, une année - plus encore - sans se déclarer. Enfin, il leur écrivait

des lettres d'amour. C'est pourquoi il dit: "J'ai appris le style en écri-

vant des lettres de tendresse et d'amitié". ,_

Gérard, qui prétend avoir été, toute sa vie, l'homme d'un seul amour,

part dans ~on oeuvre du principe de poursuivre les mêmes traits dans des fem-

mes diverses. Et lorsqu'il s'adresse à son idole sacrée, il sent qu'il peut

jouer, sur un morceau de papier, son avenir et son bonheur, sa vie et sa mort.

Ainsi, il formule sa théorie des ressemblances, comme nous le verrons plus loin.

C'est donc toujours de lui, sous fiction ou déguisement, que Gérard parle dans

ses oeuvres, et il souligne lui-même que les événements de sa vie sentimentale

sont mêlés à ses épreuves de folie. C'est notre tache de chercher pourquoi et

comment s'étaient produites ces interférences.

"Non seulement Aurélia, mais encore les oeuvres écrites dans l'intervalle

des accès, ont permis de découvrir l'existence de conflits névrotiques dont

4 nous n'hésitons pas à dire qu'ils nous livrent le secret de Gérard de Nerval" .

En effet, il y a danger d'être trompé par le caractère mythique de ses oeuvres,

et de les prendre pour une fantaisie d'artiste, sans voir qu'elles correspondent

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~ des réalités. Nerval l'a fait par pudeur de dévoiler des souffrances trop

intimes pour ~tre livrées crQment au public, mais n'a-t-il pas obéi ~ un be­

soin plus impérieux de son esprit? C'est ce que nous essaierons de dire bientôt.

Les transformations successives du mythe chez luisse comprennent si l'on ex­

plique les causes profondes de son angoisse. La transformation mythique de

la réalité dans son oeuvre cachait un sentiment d'infériorité causé par les

femmes dans sa vie.

La femme présente le problème central de la vie de Nerval. C'est vers

elle que convergent ses désirs, ses craintes, et ses aspirations mystiques.

Tou~ se ramène ~ cette préoccupation majeure de la femme. Pas exemple, nous

le verrons admirer de loin l'actrice Jenny Colon comme une idole dont l'appa­

rition sur scène suffisait ~ le transporter dans un bonheur indicible. C'est

la même méprise ~ Vienne, envers Marie Pleyel, et de nouveau Nerval est exclu

de ce ravissement auquel il aspire et qu'on lui refuse inexorablement. Le dé­

sarroi o~ le jette cette angoissante révélation ne lui ouvre pas les yeux sur

ce besoin qui tend vainement ~ s'assouvi~ . et ne trouve nulle part l'objet dont

l'absence entretient ce malaise. Ayant renoncé ~ demander ~ une femme ce

qu'elle peut lui donner Gérard ne cesse de chercher ailleurs l'effusion de ten­

dresse qui comblerait son coeur. '~ais le mythe dont la fonction est de suppri­

mer l'angoisse en proposant l'espérance ••• n'arrive pas davantage ~ triompher

des redoutables nuances qui interdisent l"accès ~ ce bonheur ineffablerr5 •

Toujours surgit quelque obstacle au moment o~ Gérard est sur le point de gonter

~ ce qui lui est mystérieusement défendu et partout c'est la même défaite dont

il se relève pour s'élancer ~ la poursuite de l'insaisissable chimère. Il

semblé que l'implacable fatalité s'exerce contre Gérard sans lui accorder

l'imaginaire possession qui eut été la préfiguration de ce bonheur auquel

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s'adresse aveuglément son ardeur inquiète.

Le rôle de la mère

pourquùi Gérard recherche-t-i1 toujours la même tendresse de l'âme

sans y admettre un désir charnel? Le rôle de sa mère, qu'il n'a d'ailleurs

jamais connue, expliquera ce fait en partie.

La mère de Gérard est morte quand il n'avait que deux ans. Pourtant,

elle était la première femme qui ait laissé empreinte sur le jeune poète.

Pendant toute sa vie il attribuera à l'absente un pouvoir presque surhumain

de bonheur changeant son absence en une présence. "Je n'ai jamais connu ma

mère," écrit-il Qa~ Promenades et Souvenirs, "ses portraits .:>nt été perdus ou

volés t?~ je sais seulement qu'elle ressemblait à une gravure du temps, 6

d'après Prudhon ou Fragonard qu'on appelait 'la Modestie'." Notez ce mot

''modestie'' qui aura une place très importante dans le développement du senti-

ment de pudeur chez Gérard. Le poète continue, "La fièvre dont elle est morte

m'a saisi trois fois à des époques qui forment dans ma vie des division singu1iè-

res, Périodiques".] ~n fait, sa mère était enterrée en Silésie, au cimetière

polonais de Gross-G1ogaw. Elle est morte, dit Gérard, à vingt-cinq ans, d'une

fièvre qu'elle avait contractée traversant un pont chargé de cadavres. Elle

suivait son mari médecin ftà\~làrea.

Nerval idéalise la mère perdue et un lien spirituel avec celle qui lui

manque devient de plus en plus évident. L'Allemagne, où sa mère est inhumée,

devient pour notre auteur "L'Allemagne, notre mère à tous". Il cherchait en

Allemagne, à travers des souvenirs de jeunesse que son père lui fournissait~t,

l'image de la mère perdue. Il est facile de discerner dans l'oeuvre de Nerval

la fixation de la mère et un conflit latent avec le père. L'épisode du simu-8 _ .... .: __ ... .: __ ............ __ .:_~ _ •• .,~_I"'t. ~_;~ 1 __ ~_ -' _ ____ .! ____ ~ ..... ____ ~ __ .a.. ____ _ .l_1 _____ ._

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correspond à la recherche d'une mère de remplacement, à un besoin de pré­

sence féminine 9.

La Mère est et restera toujours au centre de l'existence de notre auteur.

Nerval a pu reprendre l'affirmation de Stendhal au seuil d'Henri Brulard:

"la mort de la mère fut le premier malheur de sa vie." Elle est la clef de

voOte de son existence. En vain la cherchera-t-il sous divers masques, le

fantOme de sa mère se dérobera toujours ne laissant derrière qu'une incurable

nostalgie. Tout jeune Gérard cherche le substitut de sa mère réelle dans le

mythe germanique des Mères et surtout dans l'image d'Isis. Ses amantes ima-

ginaires - Adrienne, Jenny Colon, Marie Pleyel, en offraient le reflet. Mais

elles ne font que servir de témoins successifs à une mère de l'ame par excel-

lence, dont le culte grandira progressivement dans le coeur de Gérard: la Vierge

Marie. En celle dont Marie Pleyel porte le nom, il retrouve, après quarante

années d'absence, la mère si tOt arrachée. L'image de la Mère restera pour

Nerval l'un des symboles de la religion. Présente dans tous ses r~ves, aimée

du grand amour qu'amplifie l'absence, Nerval retrouvait la mère partout. Auré-

lia en est témoin. Comme le dit Albert Béguin:

... Ce livre raconte la transformation progressive de l'actrice Jenny Colon, métamorphosée en d'autres fi­gures féminines, puis en divinités d'une mythologie personnelle, et finalement résorbée dans l'image sal­vatrice de la Vierge Mère ... A travers toutes ces incarnations, c'est bien la Femme Maternelle dont Gérard sollicite désespérément l'amour. C'est bien sa propre mère qu'il espère retrouver, et c'est pour la retrouver qu'il se lance à corps perdu dans des croyances orientales et les métempsycoses 10

Toute cette féminité essaie de combler le vide laissé par une mère perdue dont

l'image ne se devinait qu'à travers une allusion à un portrait.

11 L'image de la "Mère éternelle" n'est qu'un idéal pour Nerval; cette

image représente le désir de retrouver sa mère, mais sous une autre forme. Il

désire sa présence non en tant que femme ou mère mais comme force universelle.

Il fait du mythe de la mère une sorte de r~ve éternel, une force intérieure qui

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le pousse à agir, à écrire, à penser. Mais ce n'est en réalité qu'un idéal

~ platonique, symbole du salut personnel et universel. Tout indique à Gérard

que plus épouse que mère, la sienne s'est engagée sans regrp.t dans une voie

qui fera de lui un orphelin. "Victime d'une frustration qui a troublé son

moi profond, le poète a pressenti le rOle irremplaçable de la mère dans la

formation de la personnalité de l'enfant, indissolublement liée aux premières

manifestations affectives".12 Frustration qui une fois pour toutes l'a écarté

de la condition humaine. Par exemple, il place sa réprobation ironiquement

dans la bouche du père dans L'Alchimiste. Il fait dire par Fasio condamné,

à sa femme qui veut le suivre dans la mort, ce que le docteur Labrunie,

s'opposant au départ de sa femme pour le suivre en guerre, aurait da dire:

Souviens-toi que ta vie à l'avenir féconde, Par des liens sacrés et retenus au Monde, Et que ce dévouement où ton coeur est enclin Laisserait au berceau notre enfant orphelin .•• Pauvre enfant isolé qui n'aurait plus de mère.

(III,9)

Le 27 novembre, 1853, de la clinique du Docteur Blanche, Gérard écrit à

son cousin Dublanc: "Aujourd'hui, jour anniversaire de celui où ma pauvre

mère est morte en Silésie suivant le drapeau de la France, mais laissant son

fils orphelin.,,13 M@mes termes, tnemes impressions que dans L'Alchimiste à

quatorze ans de distance. La blessure était inguérissable. La silhouette

de l'amazone silencieuse - la mère - hante l'imagination de Nerval avant

toute autre. La mère est la première de ces amazones qui, du '~arquis de

Fayolle", à "Sylvie" et "Pan dora" , jalonnent l'oeuvre du poète.

Encore dans L'Alchimiste Ne~·al nous renseigne sur le mal qui emporta

sa mère. Par la bouche du comte Lelio, Gérard, cette ~e pudique, laisse

échapper une plainte, la seule de son oeuvre:

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"

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Or, il advint un jour que des fièvres mortelles Passèrent sur l'Espagne en secouant leurs ailes; La Mère . . . . . . . . . A l'~ge de trente ans fut rappelée à Dieu, . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Hélas! le pauvre enfant, si petit qu'il était, Avait déjà compris que sa mère emportait Le bonheur avec elle • • • • • • • • • • . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .. Sa mère qu'à cette heure il se rappelle encor, Comme un ange entrevu dans un nuage d'Or!

(II, 3)

La femme de son oncle Jean-Baptiste fut pour Gérard une vraie mère.

C'est elle qui ent le malheur de recevoir son dernier billet:

Ma bonne et chère tante~ dis à ton fils qu'il ne sait pas que tu es la meilleure des mères et tantes. Quand j'aurai triomphé de tout, tu auras place dans mon Olympe comme j'ai une place dans ta maison. Ne '4attends pas ce soir, car la nuit sera noire et blanche.

Qu'il met haut celle qui lui a dispensé un peu de tendresse maternelle.

G:::-ace à elle nous savons qU'il n'aura pas été tout à fait le "desdichado" qu'il

s'est plaint d'être.

On peut en conclure que le grand, l'irréparable malheur de Nerval, c'est

de n'avoir pas connu sa mère. Son absence a pesé d'un poids terrible sur

l'existence du poète. Cette expérience indispensable lui ayant manqué, tout

amour, et surtout le premier, devait fatalement prendre la forme de cette fixa-

tion maternelle.

Pour tout homme la mère demeure éternellement jeune, la plus belle parce

que la première aimée, et parée comme une fiancée dont on est fier. Nous

savons que Gérard nia jamais connu ces doux sentiments. C'est pourquoi il

cherchait dans des jeunes filles cette tendresse féminine dont l'enfant le

1 é · f . b . "J'é" éd' f '11 ,,15 p us r t1 a toujours eso~n: ta~s toujours entour e Jeunes 1 es,

nous dit-il. N'avaient-elles pas pour le petit orphelin une amitié presque

maternelle, et de son cOté ne trouvait-il pas dans ces innocentes passions

l' é",:··~.valent de ce qu'il n'avait jamais pu recevoir de la chère disparue.

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Il ne cesse par la suite de demander à toute autre femme d'~tre une mère

autant qu'une amante. D'où viennent les troubles émotifs de Nerval? Comment

dire les sentiments qui agitent un coeur timide n'osant consentir aux exigen-

ces brQlantes? Sait-il bien lui-même vers quoi l'entra1nent ces transports,

et n'est-il pas retenu par la crainte d'accomplir une profanation? Gérard

nous fait penser à ce compagnon de la ballade allemande qui dit: "Je ne t'ai

pas connu ••• mais je t'aime et t'aimerai pendant: l'éternité ••• ,,16.

Gérard de Nerval souffrait d'un complexe d'infériorité qui provenait de sa

timidité envers la femme. Les échecs amoureux, comme nous allons voir, con-

tribuaient à ce sentiment d'infériorité. Nerval, homme, essaie de justifier

son manque de succès auprès des femmes en substituant à l'amante, l'image de

la Mère, qu'il eQt été sacrilège de souiller.

Le role du père

C'est le cOté féminin de Gérard qui appara1t dans ses relations avec son

père: douceur, tendresse et jalousie - il est jaloux de la clientèle exclusi-

vement féminine qui fréquente le cabinet du père, spécialisé après son départ

de l'armée dans la gynécologie. Ces dames auxquelles son père manifeste tant

d'attentions, ne vont-elles pas lui enlever ce qu'il a de plus cher au monde?

Ne vont-elles pas aller jusqu'à prendre la place de cette mère disparue qui

règne encore, invisible? D'ailleurs, la vision réaliste du père ajustant ses

"instruments de torture" a pu marquer le point de départ d'une névrose qui,

17 au contact de ses r~veries, le mènerait un jour à la folie. On voit un rappel

de ces détails dans cette hallucination d'Aurélia:

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Je crus alors me trouver au milieu d'un vaste charnier où l'histoire était écrite en traits de sang. Le corps d'une femme gigantesque était peint en face de moi; seulement ses diver~es parties étaient tranchées comme par un sabre ••• 1

La pudeur de Nerval fut irrémédiablement blessée par les écrits qu'il

trouva dans le cabinet de son père; par exemple, le suivant: "Dissertation

sur les dangers de la privation et de l'abus des plaisirs vénériens chez la

femme". En épigraphe, une lettre au clocteur Tissot, (ce"funeste -40cteur

Tissot, lequel traça à la fin du XVIIIe siècle un si effroyable tableau des

égarements de l'amour que tout le XIXe

siècle risqua d'en devenir frigide" 19),

nous renseigne sur les intentions du docteur Labrunie: nécessité irréluctable

de l'Amour; mais si l'homme s'écarte des "besoins immortels de la Nature", ~U

s'expose à "des maladies sans nombre, placées par elle comme des sentinelles vi-

20 gilantes." Une part de la fatalité qui pèse sur Gérard est peut-être ins-

cri te dans cette connaissance anticipée des choses de l'Amour. Son goüt "des

formes vagues ••• des fantômes métaphysiques" 21, semble!.~ s'imposer comme un

écran pour masquer le souvenir de ces tristes visions, de ces réalités trop tôt

révélées, lui fermant à jamais le mystère du corps féminin:

Il Y a de certaines façons de forcer une femme qui me répugnent ... Vue de près, la femme révoltait mon ingénuité; il fallait qu'elle apparÜt reine ou déesse, et surtout n'en pas approcher. 22

Nerval a donc réagi très tôt en substituant à ce réalisme de salles d'opérations,

un idéalisme éthéré, en recherchant l'innocence et ses jeux en pleine lumière:

Ma passion s'entoure de beaucoup de poésie et d'originalité ... C'est une image que je poursuis ... 23

On a donc vu que Nerval souf~rait de n'être pas aimé par son père comme il

aurait voulu l'être. Il y avait chez lui un besoin de protection maternelle que

ne sut pas rendre le ~octeur Labrunie. Son attitude de témoin impitoyable rendit

impossible toute identification physique et psychique. Il porte le poids de cet

infantilisme dont Gérard n'a pu se dégager 24

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On se rappelle la scène où Gérard, agé de sept ans environ, jouait devant

la maison de son oncle Boucher, lorsqu'il vit arriver trois officiers en uni-

forme. Instinctivement il reconnut son père à l'effusion de ses embrassements:

25 "Mon père! ... tu me fais mal," son cri lui demeure présent, et sans doute son

effroi. Cette virile étreinte provoque un recul chez l'enfant, habitué à de

plus tendres caresses. "De ce jour", écrit l'auteur, "mon destin changea. ,,26

D'ailleurs c'est son père qui en 1814 (?) mit fin à la plus heureuse période

de son enfance: Nerval dOt quitter la maison de l'oncle Boucher et ses jeunes

amies de campagne. Ainsi, ses premières années sont demeurées pour Nerval l'ima-

ge d'un bonheur paisible brusquement interrompu par son père: "Le plus agé,

sauvé des flOts de la Bérésina glacée, me prit avec lui à Paris pour m'apprenàre

ce qu'on appelait les devoirs.,f7

Quel contraste entre ce caractère durci, aigri

par tant d'épreuves et celui du bon oncle Boucher de Mortefontaine dont Nerval

aime si volontiers parler et dont il idéalise le portrait. Ce vieillard prati-

quait une sagesse païenne imprégnée des doctrines philosophiques du XVIIIe siècle,

tempérée d'un scepticisme, qu'il enseignait à son neveu. L'oncle Boucher, avait

une tendance au mysticisme, équilibrée par un bon sens de paysan; quand le jeune

Gérard lui demanda ce qu'était Dieu, il répondit: "Di~u, c'est le soleil." 28

En m~me temps qu'il arrachait Nerval à l'atmosphère charmante du Valois,

son père lui apportait la certitude qu'il ne verrait jamais, n'embrasserait

jamais, ne recevrait jamais les gages de tendresse que seule une mère peut

prodiguer. Gérard savait qu'il serait toujours privé d'un bonheur accordé à

tous les autres. Il tient son père responsable et c est lui-m~me qui doit en

souffrir les conséquences.

Dans Aurélia, le poète imagine l'union de la femme et de l'homme sous cette

forme cruelle qui aboutit à la destruction du "type éternel de la beauté". ~

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"Ne gardait-il pas le souvenir de cette violente étreinte qui lui avait fait

mal, alors comment ne pas en soupçonner d'autres plus brutales, peut-être au

point d'être mortelles? Si donc son père était responsable de la mort de sa

mère, peut-être n'était ce pas pour les raisons qu'il avait d'abord entrevues,

mais pour d'autres plus secrètes et plus effroyables, à cause de cette puissance

30 de l'homme assouvissant aveuglément son désir." D'où son refus d'identifica-

tion avec son père. Ainsi, son oncle Boucher incarne à ses yeux le modèle idéal

de la perfection, car c'est lui qui, dans les premières visions du premier accès

onirique de Gérard lui apparatt et l'initie aux mystères de l'au-delà. Dans son

oeuvre c'est la seule figure masculine que Gérard ait tracée avec tant de respec-

tueuse tendresse et il a pris dans le coeur de Gérard la place d'un père qu'il

aurait aimé sans réserve. Le poète le disculpe de toute action sexuelle qui

serait à ses propres yeux un crime.

L'hostilité de Gérard contre son père est née de l'effroi du premier con-

tact, du reproche de l'avoir privé de mère. Cette hostilité, qui n'a pas pris

une forme agressive, est allée très loin dans son moi profond. "Le fantasme

sanglant a triomphé du désir qu'il étai: désormais impossible de satisfaire,

du moins avec la femme véritablement aimée. Car c'est bien la scène imaginaire,

et pas une autre, qui s'imposait: l'amour de son père avait obligé sa femme à

le suivre, et si elle avait succombé, c'est à cause de l'ardeur de la passion,

incapable de mattriser un élan brutal. L'eUt-il moins violemment aimée, il n'eUt

sans doute pas détruit le rype éternel de la beauté dont la perte le rendait in-

consolable. ,,31 Ainsi Nerval se laissait ~~ à de passagères aventures avec des

grisettes, car il n'avait pas à craindre alors l'assouvissement d'une puissance

que seule une passion véritable rendit dangereuse. "Ainsi se comprend cette

étrange dissociation, ce malheur~ux babylonisme qu'il s'efforça en vain de

légitimer par le MYTHE, substitué à l'explication réelle qu'il ne pouvait deviner.,,32

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Le thème de la "cousine"

A cause de son affinité pour la mère, d'autres femmes dans la vie de Nerval

prennent des places spéciales. C'est parce qu'elles remplacent la mère dans son

coeur. Une de ces dames est Sophie de Lamaury, "cousine" de Gérard, avec qui,

tout enfant, il a joué aux Tuileries ..

Son amour pour Sophie était tout-à-fait cérébral: "Cet amour était un amour

d'enfant, tout entier dans la t~te." Quant à leurs liens: " ... des souvenirs com-

muns, des relations de famille rapprochées ... " Gérard a besoin du rappel de ces

liens, en particulier du décor d'autrefois, dont il sent qu'il est le principal

support de cet amour d'enfance. Son amour est de toute pureté et c'est "à la

r. 33 pensée de[cette] jeune fille LqueJ l'amour [lJ 'a fait poète."

Gérard a trouvé auprès de sa "cousine" beaucoup de cette affection qui lui

sera si mesurée. Par exemple, dans Léo Burckart on lit ces mots de Frantz, (Ner-

val), à Marguerite, (Sophie):

Ecoutez, point de coquetterie ici. Quelque chose me dit que cette nuit de demain me sera funeste ... Que je vous voie seulement! Que j'entende quelques douces paroles à ce moment suprême. Autrement, seul au monde ... à qui dirais­je le secret de ma vie et de ma mort! Ma mère n'est plus et je n'ai point d'autre soeur gue vous.

(Acte III, scène XIX)

On voit que Sophie double la mère pou~ Gérard. Il espère tro~~er en elle,

par une régression à l'état infantile, son attachement et sa rédemption. L'His-

toire du Calife nous rense igne'5~(' c.e.\o...:

... moi j'aime ... tu vas frémir ... une soeur! Et cependant, chose étrange, je ne puis éprouver aucun re­mords de ce penchant illégitime; j'ai beau me condamner,je suis absous par un pouvoir mystérieux que je sens en moi. Mon amour n'a rien des impuretés terrestres. Ce n'est pas la volupté qui me pousse vers ma soeur ... C'est un attrait indéfinissable, une affection profonde comme la mer, va~e comme le ciel, et telle que pourrait l'éprouver un Dieu.·

Que veut dire Nerval par ces mots? Que mère, "cousine" et "soeur" ne sont qu'une

et même chose pour lui. Il les aime d'un amour hautain, pur et sans aucune

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répercussion sexuelle. c'est pourquoi Dieu acceptera ce genre d'amour, même

pour une soeur. Cette affection maternelle devait nécessairement l'armer pour

la vie et lui conférer cette ma1trise de soi qu'il envie chez les autres. Cet

amour, qu'il pare de tous les prestiges, doit lui conférer la toute-puissance.

"C'est au sens propre, une nouvelle conception, qui doit faire de lui un autre

35 honnne" .

"Un attrait indéfinissable, une affection profonde connne la mer, vaste comme 36

le ciel," ainsi a-t-il décrit son amour pour sa soeur. Qui ne verrait là la nos-

talgie de l'enfant trop tOt sevré des caresses maternelles, qui tourne en rond,

accroché à une image idéalisée de la Femme.

De Sophie de Lamaury, sous forme de tendresse protectrice, Gérard attendait

donc le bonheur. Malheureusement, son rêve d'enfant frustré, que la soeur apaise,

réconforte, est indispensable, s'écroulait - Sophie se mariait avec quelqu'un

d'autre, ce qui a détruit tout le rêve de Nerval. La grande, inexpiable faute de

Sophie, selon notre auteur, fut de n'être pas entrée dans ce rOle de substitut ma­

ternel qu'il attendait d'elle. "Ingrate Sophie" 37 dira-t-il en 1853.

Jusq"u'au bout, Baudelaire, en termes véhéments, reprochera à sa mère sa

frustration. Gérard a cela en commun avec lui qu'il n'oublie pas. Leur mémoire

est implacable, leur blessure est inguérissable. "Sophie librement aimée, n'était-

ce tout un autre horizon, harmonieux et serein, qui se découvrait, de la promesse

d'une existence heureuse aux certitudes de la malad:iejugulée?,,;38

Dans la Marguerite de Faust, Gérard retrouve une Sophie, un substitut à la

mère: "En lisant les scènes de la seconde partie où sa grâce et son innocence

brillent d'un éclat si doux, qui ne se sentira touché jusqu'aux larmes, qui ne

plaindra de toute son âme cette malheureuse sur laquelle s'est acharné l'esprit

du mal, qui n'admirera cette fermeté d'un€: âme pure, que l'enfer fait tous ses

~f ' . 1 éd . ,,39 eI orts pour égarer, mais qu ~ ne peut s u~re ...

L'amour pour Sophie, image et substitut maternels, dont les consé~uences au-

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raient été de le maintenir dans le cercle restreint de sensations et d'expé-

riences du milieu familial ne pouvait qu'amener l'étouffement de sa personnalité.

Le bonheur avec elle se détruit lui-même. AO Mais dans la "Sidonie" de son monde

irréel Nerval remplace Sophie. Sidonie sera pour lui une soeur a1née, et il aura

pour elle un attachement fraternel.

Le thème de la cousine - ou de la soeur - ne cessera d'obséder Gérard. La

tourterelle, son compagnon de Mortefontaine, symbolisa la soeur et peupla à Paris

son petit monde enfantin. Déçu de n'avoir pas trouvé en son père les sentiments

maternels, que sa tendresse réclame, Nerval a dü s'enfoncer dans un rêve qui est

né à Mortefontaine où il jouait avec des Princesses, comme nous le verrons. Et

les Princesses, sont, elles aussi, symbole de la soeur, être de sang.

Nerval amoureux d'une actrice

Tout jeune homme tombe amoureux d'une femme qu'il idéalise. Mais pour Gérard

de Nerval, les répercussions de cet amour étaient éternelles. Par hasard, c'est

Jenny Colon, jeune actrice de l'époque, qui émeut Gérard. Elle représentait pour

lui une présence et presqu'un aliment spirituel sans lequel il ne pouvait vivre.

Dans la vie du poète, elle n'était que Jenny; dans son oeuvre elle est la Femme,

la lumière directrice, sans laquelle ni lui ni l'univers ne sauraient exister.

Gérard avait vingt-sept ans lorsqu'il tomba amoureux de Jenny:

Je sortais d'un théatre, où tous les soirs je parais-sais aux avant-scènes en grande tenue de soupirant . ... Indifférent au spectacle de la salle, celui du thé­atre ne m'arr~tait guère, - excepté lorsqu'à la seconde ou à la troisième scène d'un maussade chef d'oeuvre d'a­lors,- une apparition bien connue illuminait l'espace vide, rendant la vie d'un gfuffle et d'un mot ~ ces vaines figures qui m'entouraient. .

Il continue en décrivant plutOt son mythe de la femme que Jenny elle-m~me:

Je me sentais vivre en elle, et elle vivait pour moi seul. Son sourire me remplissait d'une béatitude infinie; la vibration de sa voix si douce et cependant fortement timbrée me faisait tressailler de joie et d'amour. Elle

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avait pour moi toutes les perfections, elle répondait à tous mes caprices- ... .. . Je craignais de troubler le miroir magique qui me ren­voyait son image, - et tout au plus avais-je prêté l'oreil­le à que1qu4~ propos concernant non plus l'actrice, mais la femme .. ,

L'écran de sa passion donnait à Gérard l'assurance que l'objet de son amour nouris-

sait à son égard les mêmes tendres sentiments. L'échange qu'il créait entre eux

était le gage suffisant d'une idéale et parfaite possession. Il s'en forma une

image (l'image d'une idole). L'actrice, selon lui, l'a toujours aimé et l'aime

encore; c'est par une faute qu'il l'a perdue, mais elle lui sera rendue dans une

autre vie.

Comme s'il devinait ce que cette attitude a de singulier, Gérard ajoute:

Nous vivions alors dans une époque étrange ... C'était un mélange d'activité, d'hésitation et de paresse, d'utopies brillantes, d'aspirations philosophiques ou religieuses, d'enthousiasmes vagues, mêlés de certains instincts de renaissance, d'ennuis des discordes passées, d'espoirs incertains - quelque chose comme l'époque de Pérégrinus et d'Apulie. L'homme matériel aspirait au bouquet de roses qui devait le régénérer par les mains de la belle Isis; la déesse éternellement jeune et pure, nous appa­raissait dans les nuits et nous faisait honte de nos heures de jour perdues ... A ces points élevés, ... nous respirions l'air pur de~ solitudes, nous étions ivres de poésie et d'amour. 43

C'est bien lui-même que Nerval dépeint en écrivant ces lignes. Il reste

fidèle à cet idéal qu'il crée: "C'est une image que je poursuis, rien de

44 plus." Et son amour envers cet idéal reste toujours pur: "C'est votre

45 ame que j'aime avant tout;" "vous êtes la première femme que j'aime et

je suis peut-être le premie r homme qui vous aime à ce point". 46

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Pour Jenny notre poète fonda "Le Monde Dramatique", revue qui le ruina.

Pour elle, il entretenait des songes graves qui l'éloignaient du monde. Per­

sonne ne sait si l'actrice lui a cédé. De toute façon, elle s'est mariée avec

quelqu'un d'autre, un flûtiste. Blessé au vif, Gérard comme toujours lorsqu'il

souffre, fait un retour sur lui-même. Quelle folie d'aimer une femme de théa­

tre: "Je me suis fait une Laure ou une Béatrice d'une personne ordinaire de

notre siècle ... ,,47 Jenny meurt en 1842.

La passion de Nerval pour Jenny était celle d'un amour céleste; Nerval

crut voir en elle un reflet des créatures nées de son esprit. Cette attitude

constitue déjà un appel à l'idéal. Il fait de l'actrice sa dame et sa Reine

quoique cet amour n'ait pas atteint la possession. "Sylvie" et Aurélia retra­

cent longuement la poursuite de Jenny par Nerval, mais à un niveau plus profond

à l'intérieur de l'esprit. "Le point de sa vie où Gérard a rencontré Jenny de­

vient, dans une connaissance semblable à celle du rêve et comme lui ignorante du

temps, le point initial, antérieur à l'enfance elle-même".48

Le malheur s'abat sur Nerval, s'incarnant dans l'aventure la plus simple-

mer.t humaine: dans "un amour vague et sans espoir, conçu pour une femme de

théatre.,,49Cette histoire banale se transforme à ses yeux en "une série d'évé­

nements logiques,,5~ui concernent sa destinée de créature terrestre, semblable à

tOUL~ autre créature. Les incidents de sa vie prennent une valeur symbolique et

font surgir de leur sein l'interrogation éternelle de l'homme, inquiet de ses re­

lations avec la réalité immédiate et avec d'autres espaces. Les faits qui se sont

déroulés dans le temps l'avertissent qu'une part de lui-même est en rapport avec

au~re chose que le temps.5l Donc, il faut reconna1tre des origines plus lointaines

que celles de la naissance terrestre. Quittant son individualité, Jenny, la femme

aimée et perdue évolue lentement vers la figure de l'ange intercesseur. Ce glisse­

ment vers le mythe n'est pas voulu: les images éternelles se substituent irrésis­

tiblement à la perception "normale" de la réalité vécue.

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Nerval fait de Jenny Colon une sorte d'héro~ne romantique. Très tOt il

a rêvé son Aurélia en Jenny. D'une femme terrestre, il va créer un système de

mythologie subjective - un système qui l'emporte sur la réalité. (Nous étudie-

rons ce mythe après avoir accumulé tous les faits nécessaires pour le compren-

dre. Voir III, 5 et suiv.)

De l'actrice à la pianiste

La rencontre de Marie Pleyel à Vienne a beaucoup influencé la vie et ainsi

l'oeuvre du poète. Véritable héroïne romantique avec des yeux sombres et des

bandeaux noirs, Gérard l'aima à première vue et c'est elle-même qui à Bruxelles

ménagera une entrevue entre lui et Jenny.

L'état d'esprit de Gérard lors de son arrivée à Vienne (après l'échec amou-

reux avec Jenny) est dépeint dans Aurélia:

"J'affectai la joie et l'insouciance, je courus le monde, follement épris de

1 . é éd· ,,52 a var1 t et u capr1ce ... Nerval voulait s'étourdir pour chasser des souve-

nirs pénibles; il voulait conna1tre à Vienne les plaisirs de la jeunesse. Il vou-

lait surmonter sa timidité. Il voulait modifier la réputation que lui avait faite

sa liaison avec Jenny. Afin d'effacer l'échec de sa passion malheureuse pour elle,

il adopta un air de bravoure et de libertinage qui semble un peu forcé. Il insis-

te sur la facilité des jolies Viennoises et embellit la réalité: sa joie insou­

ciante est plus affectée que réelle. ,53

Dans cet état d'esprit Gérard rencontre Marie Pleyel, pianiste dont le talent

et la beauté sont renommés. Cette fois encore en le voit timide, n'osant aborder

la célèbre artiste. Enfin il lui parle: il lui 'raconte son admiration pour des

blondes sans penser qu'elle est brune. En fait, il ne pense qu'à Jenny! Mais la

pianiste ne lui témoigne pas de ressentiment et Gérard est charmé par sa simplicité.

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Soudain il interrompt ses confidences: '~ais ... il me semble que je vais

~ te raconter l'aventure la plus commune du monde. M'en vanter? Pourquoi donc?

54 Je t'avouerai m~me que cela a mal fini." Dans Aurélia, douze ans plus tard,

Nerval raconte cette expérience ajoutant les moindres détails qui nous expli-

quent sa véritable attitude envers Marie Pleyel .

. . . Après une soirée où ellp., [Marie Pleyel] avait été à la fois naturelle et pleine d'un charme dont tous éprou­vaient l'atteinte, je me sentis épris d'elle à ce point que je ne voulus pas tarder un instant à lui écrire. J'étais si heureux de sentir mon coeur capable d'un amour nouveau! ... J'empruntais, dans cet enthousiasme factice, les formules m~mes qui, si peu de temps auparavant, m'a­vaient servi pour peindre un amour véritable et longtemps éprouvé. La lettre partie, j'aurais voulu la retenir, et j'allais r~ver dans la solitude à ce qui me semblait une profanation de mes souvenirs . ... Elle m'avoua que ma lettre l'étonnait tout en la rendant fière. J'essayai de la convaincre; mais, quoi que je voulusse lui dire, je ne pus ensuite retrouver dans nos entretiens le diapason de mon style, de sorte que je fus réduit à lui avouer, avec les larmes que ~ m'étais trompé moi-même en l'abusant. Mes confidences attendries eurent pourtant quelque charme et une amitié plus forte dans sa douceur succéda à de veines protesta­tions de teudLEsse. 55

On voit dans ces déclarations la joie d'aimer qui libère Nerval d'une crainte

obsédante: depuis la rupture avec Jenny, nulle autre femme n'a pu lui inspirer

un amour profond. Mais avec Marie, quel soulagement de se décc,uvrir un pouvoir

qu'il croyait perdu. Malheureusement, ce n'est qu'un enthousiasme factice afin

d'excuser son premier échec avec Jenny. Gérard confesse sa passion à Marie par

lettre; il emploie les formules dont il s'était servi pour attendrir Jenny.

AussitOt qu'il se trouve devant la pianiste, le poète se trouble et perd ses

moyens. Il s'en tire en avouant à Marie qu'en elle c'est une autre femme qu'il

aimait et qu'il l'a involontairement abusée en lui adressant des hommages que son

coeur destinait à Jenny. "Il est bien possible, d'ailleurs, que les choses se

soient ainsi passées. Le motif invoqué pour s'excuser d'une manière honorable,

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en m~me temps que plausible, a pu se fixer dans son esprit à la faveur de

l'état émotif engendré par une telle déconvenue après un si vibrant espoir.

Mais ne masquait-il pas à Gérard lui-m~me la véritable cause de son insuccès?ffS6

En réalité, la douloureuse aventure avec Marie Pleyel, nouvel échec surve-

nant deux ans après le premier, devait laisser en Gérard des traces indélébiles.

Car, où bien dès ce moment il était convaincu que son amour pour Jenny lui inter-

disait à jamais tout autre ·~ttachement, ou bien son mal était d'une nature diffé-

rente et il devait désespérer de pouvoir conquérir d'autres femmes que des griset-

tes. Sa dérobade prendrait dans ce cas une toute autre signification, où l'on

conçoit que le souvenir de ce qui s'était passé avec Jenny ait joué, mais d'une

autre manière, au moment de gagner les faveurs de Marie Pleyel. Ce qui donnerait

quelque force à cette seconde hypothèse, c'est l'explosion de rancune qui éclate dans

La Pandora (1821) plus de douze ans après. Dans ce récit, Nerval s'acharne vi-

vement sur l'artiste dont Aurélia a fait un portrait très différent. "Ne faut-il

pas voir ici la libération d'un ressentiment profond, qui cherche à se décharger

des torts qu'il ne consent pas à se reconna1tre en accablant le partenaire dont la

faute involontaire est de lui avoir découvert ce tragique secret.,,5T De son amour

fidèle pour Jenny il fera l'excuse de ses échecs avec les femmes. D'où la nécessité

d'élever Jenny-Aurélia au niveau d'une déesse. Ainsi Nerval fut conduit à rechercher

des moyens de libération qui ne pouvaient qu'aggraver son conflit intérieur et le

rendre de plus en plus insoluble.

58 Qui est cette "belle Pandora du théâtre de Vienne", la fennue mystérieuse qui

provoque en Gérard des sentiments si complexes? Il s'est bien gardé de le dire

d'une façon explicite et dès les premières lignes, il se ret1'a:fhe derrière le mythe 59

obscur: . '~i homme, ni femme, ni androgyne, ni fille, ni jeune, ni chaste, ni

folle, ni pudique, mais tout cela ensemble" ... "Enfin, Pandora, c'est tout dire -

puisque je ne veux pas dire tout. ,,60Nous voilà avertis que ce nom symbolique sert

à cacher des souvenirs dont il ne livrera qu'une ~rtie. Après ces précautions,

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Gérard cède aux souvenirs qu'évoque Vienne et écrit cette phrase singulière:

~ "J'adorais les pâles statues de ces jardins que couronne la gloriette de

Marie-Thérèse, et les chimères du vieux palais m'ont ravi mon coeur pendant

que j'admirais leurs yeux divins et que j'espérais m'allaiter à leurs seins

61 de marbre éclatant." N'est-ce pas l'expression d'un besoin d'amour enfantin?

Plus loin, lorsque sa rêverie l'entraine vers le pays de ses jeunes amours,

il s'écrie: 62

"Pourtant, je n'aimais qu'elle alors." Bien sOr, il s'agit de

Jenny, toujours adorée par le poète, malgré la rupture. Peut-~tre aurait-il

oublié la douleur que provoquait cette rupture s'il n'avait pas rencontré Pan-

dora. C'est elle la cause de tout son malheur, "l'artificieuse Pandora, cette

femme fatale laissant échapper de sa boite les maux qui accablent les hommes. ,,63

Pandora est sans doute Marie Pleyel malgré la contradiction entre cette descrip-

tion et celle d'Aurélia. Cette contradiction s'expliquera d'elle-même tout le

long de cette thèse.

Si Marie Pleyel trouble Gérard et réveille son inquiétude, comme en porta

témoignage La Pandora, elle l'aide aussi à dépasser sa passion et son angoisse

dans le sens du mythe. Elle incarne pour lui l'unique et changeante présence

de l'amour.

L'amazone: Sophie Dawes

L'image de Sophie Dawes, anglaise de naissance, obséda les derniers jours de

Nerval.

Les Tuileries conformistes ne parlaient qu'avec réprob3tion de cette femme.

Le Duc de Bourbon, vieux libertin, dont elle était la favorite, n'hésita pas à

marier cette aventurière à un officier distip~ué, M. de Feuchères, tout à fait

persuadé qu'il donnait son nom à la fille naturelle du Duc.

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Gérard avait aperçu cette dame: une amazone bien en chair solidement campée

sur sa monture, donnant les ordres autour d'elle d'une voix assurée. Une che-

ve1ure blonde, une carnation éblouissante, c'est le type de femme qui fascinait

Gérard. Cette image initiale, à laquelle bien d'autres chevauchées à travers le

Valois se superposent, il la portera en lui jusqu'à la fin. C'est elle seule que

la censure rigoureuse qu'il exerce sur ses écrits laissera ~~ dans "Sy1vie"

et dans Aurélia. Car en 1853, pendant un séjour chez le Docteur Blanche, Nerval

annonce son intention d'aller à Chantilly épouser Mme de Feuchères. "Surgie des

profondeurs de l'inconscient, combien nous parait révélatrice cette intention 64

"posthume" dont on pourrait suivre le cheminement souterrain". D'ailleurs,

Sophie était, comme Jenny Colon, 'bionda e grassota'. Ceci suffit aux exigences

du rêve que le poète modifie au gré de sa fantaisie: Sophie deviendra en partie

Adrienne, la jeune religieuse en qui Nerval verra la naissance d'Aurélia.

Les femmes qui ont vraiment existé et que Nerval a rencontrées pendant sa

vie, le poète les transforme en êtres quasi-symboliques. Leur présence prend la

forme d'une apparition. C'est parce que pour Nerval le quotidien et l'imaginaire,

le réel et le rêve sont objets de perceptions identiques. (Voir: toute la troi-

sième partie de cette thèse). Tout ce qu'il dit et décrit dans son oeuvre a déjà

été vu. Il a "vu" et "connu" sa mère, Sophie de Lamaury, Jenny Colon, Marie Pleyel

et Mme de Feuchères. Il les visualise donc par l'écriture. Il essaie de décrire

ce qu'il a vu. "dans une série de visions insensées peut-être". 65

Le mythe que Gérard de Nerval va créer dans son oeuvre part de la réalité -

il batit son idéalité mystique sur sa vie sentimentale vécue. Afin de se cacher

des faiblesses psychologiques, il crée un idéal, une sorte de "feminine mystique".

Il se trompe puisque le mythe n'est que dans l'affectivité et n'entrera jamais

dans la réalité.

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Notes

1. Jean Richer, Gérard de Nerval (Poètes d'Aujourd'hui 21, Editions Pierre Seghers, Cinquième édition refondue), p.9

2. Albert Béguin, Gérard de Nerval (Paris, Librairie José Corti, 1945), p.l04

3. Gérard de Nerval, Aurélia (Livre de Poche, Librairie Générale Française, 1961), p.225

4. L.-H. Sebillotte, Le Secret de Gérard de Nerval (Paris, Librairie José Corti, 1948), p.265

5. Ibid., p.2l2

6. Nerval, Oeuvres (Paris, Bibliothèque de la Pléiade, Librairie Gallimard, 1960), T.I, p.136

7. Ibid.

8. On en voit un exemple dans rrSylvie": rrEn un instant, je me transformai en marié de l'autre siècle, Sylvie m'attendait sur l'escalier .•• La tante poussa un cri en se retournant ... C'était l'image de la jeunesse." Les Filles du Feu. (Livre de Poche), p.137

9. Richer, op.cit., p.lOl~

10. Béguin, op.cit., p.128

Il. Nerval, Aurélia (Livre de Poche), p.242

12. Edouard Peyrouzet, Gérard de Nerval Inconnu (Paris, Librairie José Corti, 1965), p.53

13. Cité par Aristide Marie, Gérard de Nerval le Poète et l'Homme (Librairie Hachette, 1955), p.283

14. Publ. par Arsène Houssaye, Le Livre (1883), et cité par A. Marie, Ibid., p.345

15. Nerval, Oeuvres (Pléiade), T.I, p.137

16. Cité par Sebillotte, op.cit., p.2l7

17. Peyrouzet, op.cit., p.l02

lS. Nerval, Aurélia (Livre de Poche), p.275

19. Peyrouzet, op.cit., p.l05

20. Ibid.

21. Nerval, Les Filles du Feu, rrSylvie" (Livre de Poche), p.122

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o 22. Ibid., p.l22

23. Ibid., p.l23

24. Peyrouzet, op.cit., p.l09

25. Cité par Sebillotte, op.cit., p.239

26. Ibid.

27. Ibid.

28. Nerval, Aurélia (Livre de Poche), p.260

29. Ibid., p.275

30. Sebillotte, op.cit., p.243

31. Ibid., p.255

32. Ibid.

33. Cité par Peyrouzet, op.cit., p.208

34. Nerval, Oeuvres (Pléiade), T.II, p.367

35. Peyrouzet, op.cit., p.209

36. Ibid.

37. Nerval, "fragment - lettre à Standler", 1853

38. Peyrouzet, op.cit., p.2ll

39. Nerval, Faust (Paris, l868),T.I, p.1-265

40. Peyrouzet, loc.cit.

41. Nerval, Les Filles du Feu, "Sylvie" (Livre de Poche), p.120

42. Ibid.

43. Ibid. , p.12l

44. Nerval, Les Filles du Feu, "Sylvie" (Livre de Poche), p.l23

45. Nerval, Oeuvres (Pléiade), Lettre II, T. l, p.749

46. Ibid.

47. Nerval, Aurélia (Livre de Poche), p.220

48. Béguin, op.cit., p.20

49. Nerval, Les Filles du Feu, "Sylvie" (Livre de Poche), p.l27

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50. Nerval, Aurélia (Livre de Poche), p.234

51. Béguin, op.cit., p.27

52. Nerval, Aurélia (Livre de Poche), p.220

53. Sebillotte, op.cit., p.98

54. Cité par Sebillotte, Ibid., p.99

55. Nerval, Aurélia (Livre de Poche), p.22l

56. Sebillotte, op.cit., p.lOO

57. Ibid., p.lOl

58. Nerval, Oeuvres (Pléiade), T.I, p.347

59. Selon le Petit Larousse, Pandore, en mythologie grecque, était la première femme créée par Héphaïstos, sur l'ordre de Zeus. Athéna, déesse de la Sagesse, la doua de toutes les graces et de tous les talents. Zeus lui fit don d'une boite et l'envoya à Epinéthée, le premier homme, qui l!épousa; ce dernier ouvrit la boite fatale, d'oà s'échappèrent les biens et les maux. Il ne resta au fond que l'Espérance. Petit Larousse, Paris, Librairie Larousse, 1959.

60. Nerval, Oeuvres (Pléiade), T.I, p.347

61. Ibid., p.348

62. Ibid.

63. Sebillotte, op.cit., p.200

64. Peyrouzet, op.cit., p.174

65. Nerval, Aurélia (Livre de Poche), p.225

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PREMIERE PARTIE

LA VIE DE NERVAL DANS SON OEUVRE

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CHAPITRE 1: Transposition de la Femme dans l'oeuvre de Nerval

A chacune de ces femmes qui ont pris une place si iQPortante dans sa vie

sentimentale, Nerval donne une position spécifique dans son oeuvre. C'est à

travers le rêve qu'il transpose la femme aimée au point de la changer complète-

ment. Par exemple, l'image de Sophie de Lamaury, semblable à la dame mystérieuse

dans Aurélia qui se met soudain "à grandir sous un clair rayon de lune ... ,,1

ne va cesser de se transformer dans l'esprit de Gérard.

Dans les ''Mémorables'', l'état dernier des rêves de Nerval, nous retrouvons

Sophie à sa vraie place, la première. C'est la Sophie de Saint-Germain, trans-

cendée, divinisée presque, mais la même "intrépide chasseresse qu'il promenait

autrefois dans les bois";,celle dont le souvenir n'a cessé de "l'éblouir, de

l'enivrer" 3

Oh! que ma grande amie est belle. Elle est si grande qu'elle pardonne au Monde et si bonne qu'elle m'a pardonné ... ,

Ma grande amie a pris place à mes cOtés sur une cavale blanche caparaçonnée d'argent. Elle m'a dit: "Courage, frère, car c'est la dernière étape" - et ses grands yeux dévoraient l'espace et elle faisait voler ~dans l'air sa longue, chevelure, imprégnée des parfums de Yémen.

Je reCOnnus les traits divins de *** [Sophie]. Nous volions en triomphe et nos ennemis étaient à nos pieds ... 4

Ainsi, sur le plan supérieur des "Mémorables", nous retrouvons Sophie de Lamaury

telle que l'a toujours rêvée Gérard: image de la Mère, secourable soeur atnée.

Elle lui a pardonné tous ses griefs: "L'épreuve à laquelle tu étais soumis est

venue à son terme" ... "Courage, frère, c'est la dernière étape." L'épithète

de "frère" enchass~ ici est hautement significatif. Et Gérard nous confie:

"Je sors d'un rêve bien doux. J'ai revu celle que j'avais aimée, transfigurée

et radieuse. Le ciel s'est ouvert dans toute sa gloire, et j'y ai lu le mot

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pardon signé du sang de Jésus-Christ."S "Transfigurée," le mot n'est pas trop

fort, c'est bien lui, en dernière analyse, qui doit être appliqué, car il ne

s'agit ici de rien de moins qu'une transfiguration: Sophie, libérée de sa

condition terrestre.

c'est la même image qu'à la fin du Comte de Saint-Germain: "A nous deux le

monde à présent! ... 0 Julia Salviati, mon épouse, ma soeur.,,6 "Tu n'es plus

captive" de ta forme terrestre, de ce pauvre corps qui fut, ici-bas, un obstacle

à notre union.

Une Sophie libérée vient annoncer à Gérard qu'il est libre aussi: telle est

la suprême compensation que lui accorde, à la fin, son subconscient, réalisant,

pour quelques secondes peut-être, ce rêve irréalisable sur terre.

La transformation de Sophie de Lamaury n'est qu'un exemple du procédé onirique

chez Nerval. Jenny Colon, par le même procédé devient l'Aurélia des rêves. Dans

le fond Gérard ne dou~pas d'être toujours aimé par elle et rien ne peut altérer

cette douce conviction. Le poète a voué à l'idole une éternelle fidélité, que

l'abandon l~ plus cruel ne peut lui faire retirer. Dès lors son destin est lié à

cette femme, dont nulle autre ne pourra le déprendre et ce qui lui fut refusé, son

coeur le cherchera dans les promesses du songe.

Suivons maintenant dans l'ordre chronologique de l'oeuvre de Nerval cette

transposition de la femme.

"Les Filles du Feu"

Dans Les Filles du Feu, (Sylvie, Adrienne, Octavie et les autres) c'est la

création ih~ccessible qui l'emporte chez Nerval. Ses filles du feu ne sont qu'un

idéal qu'il ne peut obtenir. Son comportement envers ces femmes s'explique par la

recherche d'un type unique de mère-épouse, et dans ces amours il demande un dépasse­

ment de soi. C'est ainsi qu'il voit dans ses "filles du feu" de nombreuses incar-

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nations de l'Epouse mystique. Privé de mère et d'épouse, la femme devient pour

Nerval la Mère, Isis tutélaire, la Vierge jusqu'à ce Paradis retrouvé du Valois,

où il revoit, à défaut d'autre passion, ses amours enfantines.

Les Filles du Feu sont faites de pièces et de morceaux et d'une suite de son­

nets composés dans cet état de "rêverie supernaturaliste" 7, (comme disaient les

Allemands), dont l'auteur assume d'un air serein la pleine responsabilité. "Ces

sonnets, ajoute Nerval dans la préface, ne sont guère plus obscurs que la méta-

physique de Hegel ou les "mémorables" de Swedenborg et perdraient de·leur charme

à être expliqués, si la chose était possible ... La dernière folie qui me restera

probablement ce sera de me croire poète: à la critique de m'en guérir." 8 Espé-

rons ne pas détruire dans notre analyse le charme qu'a créé le génie de Nerval.

"Angélique"

Le manl!scrit~ le poète fait allusion. dans "Angélique", première des

"filles du feu", n'est pas une invention. Fille d'un grand seigneur de Picardie,

conseiller du Roi Louis XIII et Maréchal de ses armées, Angélique de Longueval a

gaché sa vie par amour d'un garçon parfaitement indigne d'elle. "Histoire d'amour

noble et poignante, on conçoit que Nerval l'ait tirétde l'oubli.,,9

Dans "Angélique" Gérard retrouve son enfance, une enfance pure, dégagée du

temps. Il mêle aux chapitres de ce récit des souvenirs de son pays natal sous le

prétexte de raconter comment il avait recherché ses documents! Sous ces évocations

nostalgiques de son Valois, le poète cherche vainement l'autre pays, le Pays,

rappelant à la mémoire le souvenir insaisissable. Mais il ne trouve pas la clef

de ce paradis perdu. 10

Les relations entre Angélique et la Corbinière sont "toujours chastes" selon

l'auteur. S'il en est ainsi, en faisant la~part de l'humour, Angélique (et notez

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ce nom un peu exagéré) est un exemple de la femme dont Nerval cherche malgré

tout la présence: elle ne peut être au fond que la Pureté même, une femme sans

chair, tout à fait cérébrale ... C'est encore "l'épouse platonicienne ... soumise

. 11 à son sort par le raJ.sonnement."

Gérard nous raconte dans "La Paysanne de Montmorency" qu'un dimanche soir,

il est (c'est-à-dire il s'imagine) à un Bal à Montmorency:

C'est au milieu du tumulte et à l'instant le plus animé du bal que je vis Angélique. - Dès lors, j'ou­bliai mon rOle d'observateur. Rose petite, frêle, oeil noir, humide, passionné, cheveux noirs, sourire cares­sant ... avec quelque f~ose d'aérien dans la physionomie. Telle était Angélique.

Dans sa vie rêvée, plus présomptueux qu'en réalité, il '!ne tarda~ pas à lui dire

ce qu'elle [1'] avait inspiré, tant ~on) ame avait été fortement impressionnée.­

[n] rêvai d'elle toute la nuit; sa physionomie suave s'offrait souvent à[son]

imagination. Avant le point du jour, il parcourais Montmorency affin de décou-

13 vrir sa demeure." Et le dimanche suivant, il distingue, parmi la foule, les

traits de son Angélique, et pendant toute la soirée il est en proie à des pensées

extravagantes, désordonnées, et même un peu ridicules:

Délicieuses: Lorsqu'en dansant, je pressais la main d'Angélique, et qu'elle me répondait avec ce sourire si près des larmes, ce regard timide, et embarrassé de jeune fille pudique qui rougit, ne sait ce qpz c'est que l'amour, mais qui rougit comme par instinct.

Comme d'habitude, Nerval exagère dans ses descriptions oniriques. Il y a de

nouveau de l'humour dans cette description de jeune fille pudique, car la pudeur

est un sentiment féminin artificiel qui n'existe pas à l'état premier. Des en-

fants purs, tels qu'Angélique, ( ... "Angélique, qui, craintive comme un enfant,

15 se perdait dans un groupe comme une gazelle dans un troupeau de compagnes"), ,

ne connaissent pas encore ce sentiment qui na1t après la faute commise.

Angélique ne trahit pas Gérard comme l'avait fait Sophie de Lamaury; elle

lui reste fidèle en tant que "soeur" dont l'amour est innocent. Elle s'éloigne

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toute seule dans la foule, non comme Sidonie (Sophie) qui l'a trahi pour un soldat.

Elle compense la honte de Nerval devant l'échec avec Sophie. Elle est 'fraiche'

et 'pure' et toujours jeune. Par le rêve le poète se venge de l'infidélité de

Sophie; il la transpose en jeune fille virginale dont on a l'impression qu'elle

ne se mariera jamais. Angélique est l'incarnation de ces filles du Valois éter­

nellement jeunes comme Sylvie.

"Sylvie": le récit

Qui est Sylvie? Que représente-t-elle? Le récit qui porte son nom est né

dans la période du pire désordre mental chez Nerval (1853). Enfin sorti des mai­

sons de santé le poète retrouve la paix dans son Valois précieux. Sylvie est pour

lui l'innocence et le bonheur de l'enfance dans le Valois; elle traduit un univers

de rêverie.

Par une transposition, par des surimpressions savantes, Gérard, qui était re­

venu plusieurs fois dans le Valois pendant les intervalles que lui laissait sa ma­

ladie, n'a négligé aucun effet pour en arriver à ses fins.

Pourtant ce séduisant récit a l'air d'une aimable succession habilement calcu-

lée, d'événements authentiques, bien plus même, contrOlables. La donnée en est

simple. Un soir qu'il consultait les cours de la Bourse, Gérard découvre que plu­

sieurs gros paquets de titres étrangers sur lesquels il ne comptait plus depuis

longtemps, allaient être reconnus, par suite d'un changement de ministère. "Les

fonds se trouvaient déjà cotés très haut, je redevenais riche ... " 16 AussitOt le

voilà parti pour Loisy où les archers de Senlis, apprend-il, ce même soir en par­

courant les feuilles, doivent rendre le bouquet de la fête précédente. Il a pris

le coche, il roule, encore mal réveillé, à travers des bois e~ des prairies et

dans l'ensommeillement qui s'empare de lui évoque le souvenir de ses premières

amours. 17

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"Sylvie" est un perpétuel recommencement; il y a trois plans de souvenirs

superposés mais si peu différenciés, que nous nous a~rcevons à peine que Gé-

rard passe de l'un à l'autre. Il fait attention pour discerner l'économie de

cet ouvrage. On note aussi que Gérard éprouve une certaine difficulté qui n'est

pas feinte, peut-~tre,à séparer les mortes des vivantes.

Comme le dit M. Albert Brousseau, "une première lecture de "Sylvie" laisse

dans l'enchantement et le coeur et l'esprit. Les prestiges d'une forme très

pure, simple, familière, rev~tant d'une parure classique le plus touchant pastel

romantique. Ce miracle de discrétion, de pudeur, de tendresse et de renoncement

ne trahit guère, dans le ravissement qu'il procure, les humiliations, les chagrins,

les désespoirs dont fut déchiré le plus doux et le plus subtil des compagnons de

l'HOtel du Doyenné, non plus que le labeur de son long enfantement.

Dans sa trame transparaissent pourtant ces m~mes thèmes qui éclateront parmi

les beautés singulières de l'Aurélia, le délire de La Pandora, et fourniront peut­

~tre, en cette dernière nuit, blanche et noire, les motifs de l'évasion tragique."lB

On voit donc que "Sylvie" trahit les tourments d'une imagination au seuil du

délire, nourrie des constantes préoccupations dont Nerval tente vainement de se

délivrer, et qui, fondées sur des convictions morbides, deviennent dominantes,

irréductibles au cours des accès de dépression ou d'excitation. Pourtant, dans

l'équilibre remarquable de l'oeuvre on voit l'artiste soucieux de ne pas gacher

ses intentions.

Dans le début de "Sylvie" apparait le thème de la femme aimée, proposant

au poète un chimérique bonheur dont il désespère d'approcher jamais:

Une seule pensée résulta de ce changement de situation, celle que la femme aimée si longtemps était à moi si je voulais. - Je touchais du doigt mon idéal. N'était-ce pas une illusion encore, une faute d'impression railleuse?19

Succède la r~verie opposant au thème initial un chant d'une pureté, évo-

quant la blanche apparition d'une autre femme aimée avec la pure ferveur de

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·e

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l'adolescence:

J'étais le seul garçon dans cette ronde, où j'avais amené ma compagne toute jeune encore, Sylvie, une petite fille du hameau voisin, si vive et si fra1che avec ses yeux noirs, son profil régulier et sa peau légèrement halée! ... 20

Les deux thèmes se m~lent, entrelaçant leurs dissemblances, puis se fon-

dent à l'unisson - "Sylvie" dont le leitmotiv se développe en variations fra1.-

ches et légères est troublée par "Adrienne", seule ombre sur cette juvénile

gaieté. Mais lorsqut appara1t la véritable Sylvie, le thème se dépouille;

ainsi est ~réparée la reprise du thème dans Aurélia. C'est le retour à la

m~me passion, cette fois éclairée d'espoir. "Les deux parties superposent

leurs douloureuses dissonances qui se rompent sur un silence tragique. La

conclusion rappelle avec mélancolie les thèmes principaux et laisse la brume

. 1 . ... . ,,21 recouvr~r es souven~rs par une rcver~e.

Ermenonville, pays où fleurissait encore l'idylle antique - traduite une seconde fois d'après Gessner! tu as perdu ta seu~étoile, qui chatoyait pour moi d'un double éclat.

On peut donc conclure que ces deux r~veries se répondent et expriment les plus

intimes pensées de Nerval. Adrienne et Sylvie s'opposent à Aurélia.

Dans "Sylvie", le ton de confidence, les allusions plus précises à son amour

pour Jenny Colon (dans la figure d'Aurélia) risquent de mettre à nu sa blessure

toujours saignante que le temps n'avait pas refermée. Ainsi Gérard brouille les

dates, mélange la fiction à la réalité et met en lumière la figure de Sylvie

rejetant à l'arrière-plan l'image beaucoup plus floue de l'actrice, de sorte

qu'on ne saisisse plus au juste s'il exprime des sentiments passés, réveillés

par un souvenir nostalgique, et si la désillusion qui lui laisse les plus vifs

regrets est celle causée par l'infidélité de Sylvie, ou par l'indifférence de

l'actrice. C'était son moyen de ne pas donner accès jusqu'aux retraites les

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mieux dissimulées de son coeur~3

Opposer ce vague amour d'enfance à celui qui a dévoré ma jeunesse, y avais-je songé seule­ment? 24

Il eUt dit plus exactement: j'ai cru trouver dans le souvenir de mon amour

pour Adrienne et pour Sylvie l'explication de ma timidité devant Aurélia; mais

ne savait-il pas que c'était un fantasme de r~verie, et non une réalité?

Nerval veut combattre son sentiment d'infériorité, le neutraliser par une

explication qui soit pour la conscience une excuse valable. Par la rêverie il

va se délivrer de son malaise. Nerval a-t-il pu réellement éprouver un enthou-

siasme passager pour Mme de Feuchères (Adrienne) qui avait alors à peu près

l'age de Jenny et des charmes opulents? Il importe peu que ce soit elle ou une

autre, puisqu'il transpose la réalité selon les besoins de sa r~verie. L'essen-

tiel, en effet, c'est bien que cette femme soit devenue religieuse. Cette situa-

tion a précisément l'avantage de tirer Nerval de l'embarras; il identifie l'ac-

trice à la religieuse, et du même coup va justifier sa retenue et faire compren-

dre son renoncement à l'amour: devenir l'amant d'Aurélia eUt été décevoir une

religieuse vouée par ses engagements à la virginité. Tout cela est imaginaire:

Adrienne ne quitta pas le monde pour entrer au couvent, et en dépit d'une vague

ressemblance, la jeune étoile des Variétés ne pouvait ~tre la Baronne de Feuchè-

res. Mais la r~verie mélange la fiction et le réel afin d'apaiser d'une façon

illusoire un conflit dont elle est l'expression travestie. Au lieu de dévoiler

son complexe, elle substitue des scrupules conformes à une règle morale.

Aurélia n'a rien de commun avec Adrienne, sinon cette ressembl~~~e qui a

permis à Gérard de confondre les deux images et de croire éclairci le mystère.

Cette solution n'est pas valable et le problème reste le même, que Nerval aurait

peut-être essayé de résoudre autrement s'il avait pu deviner ce que lui cachait

la rêverie.

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Enfin, le souvenir de Sylvie, sans doute idéalisé par la reverie, qui là

encore, traùspose les faits au gré de sa fantaisie, intervient comme le témoi­

gnage consolant que Nerval n'est pas incapable d'un amour entreprenant. Bien

que la jeune paysanne éclipse par une ingénuité et ses charmes gracieux les

beautés de bas lieux rencontrées à Vienne, on ne peut s'empêcher de retrouver

une analogie avec ces conquêtes où Nerval cherche à compenser ses déceptions.

C'est une sorte de revanche qu'il ne lui déplait pas de faire connattre.

La reverie donne vie à d'imaginaires personnages - Sylvie en est un exem­

ple - et laisse ~ Nerval toute licence d'inventer le dénouement conforme à la

logique apparente de ses sentiments, dans la mesure où il ne ravive pas l'an­

goisse. Son échec auprès de Sylvie n'apparatt donc pas humiliant, puisqu'il

n'en est point responsable, et il laisse croire que sa conduite aurait touché

la jeune fille si Polle n'avait pas déjà engagé son coeur. En apprenant ses

fiançailles, Gérard se retire sans se reprocher autre chose que d'avoir trop

longtemps oublié Sylvie, qui, après avoir attendu, a fini par douter de sa

fidélité.

Dans ce jeu de miroirs qu'est "Sylvie", Nerval obsédé, se demande si l'ac­

trice Aurélia n'est pas la même qu'Adrienne, et laisse parattre son désarroi.

Ici apparatt nettement chez lui de fausses reconnaissances: la ressemblance

des êtres entre eux qui se prolongent dans une vie antérieure. Le poète croit

que si la vie antérieure fut hors de doute, il serait certain que la ressemblance

peut être une identité. L'ame de celle qui est morte, par exemple, peut se

trouver en quelqu'autre fo~e qui lui ressemble physiquement.

A Restif de Bretonne Gérard a emprunté cette théorie des ressemblances.

cette recherche dans l'amour d'un type prédestiné, "sorte d'élection fatale fondée

plutOt sur la forme extérieure que sur l'ame." C'est dans l'actrice Aurélia,

pense-t-il, que va s'accomplir ses destinées amoureuses ...

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Elle était belle comme le jour aux feux de la ram-pe qui l'éclairait d'en bas; pale comme la nuit quand la rampe baisée la laissait éclairée d'en haut sous les rayons du lustre et la montrait plus naturelle, brillant dans l'ombre de sa seule beauté, comme les Heures divines, qui se découpent, avec une étoil~:ru front, sur les fonds bruns des fresques d'Herculanum.

Or, ce n'est pas une fortuite aventure: dans les traits de cette actrice, Gé-

rard a cru retrouver la figure a demi oubliée de "l'autre" - vision blonde et

vapo~reuse - Adrienne, la religieuse, la morte. Et cette ressemblance, illu-

soire ou réelle, il se demande si elle ne va pas jusqu'à l'identification .

. .. Et si c'était la m~me! Il ya de quoi devenir fou! c'est un entratnement fatal où l'inconnu vous attiret6 comme le feu follet fuyant sur les joncs d'une eau morte.

Le doux visionnaire trouve ici la plus touchante application de ses théories

sur les ames sublimées: la cantatric2 actuelle, la blonde Adrienne de jadis,

déjà vue dans une autre existence, serait, dans ses avatars successifs, la

migration du même esprit, c'est l'ame de l'idéale amante, de son destin pre-

mier, qui lui revient sourire - identique et immortelle.

Ce jeu de ressemblances a fini par se retourner contre l'auteur, et l'on

comprend sans peine pourquoi. Aurélia, "image composite" ne peut lui présenter

un visage uniforme. Elle a longtemps été Sophie de Lamaury; par ce jeu subtil

de ressemblances, Nerval substitue Jenny Colon à Sophie. Jenny a donc fait irrup-

tion dans Aurélia, élargissant le masque, sans toutefois le faire éclater et sans

en chasser l'ombre de Sophie. Aurélia est-elle Jenny ou Sophie? '"

On voit que pour Nerval les ressemblances sont, pour ainsi dire, subjectives;

elles ne résultent que de reflets harmoniques en son esprit.

Sylvie: la jeune fille

Sylvie représente l'un des deux aspects de la femme à partir de qui Nerval 27

va créer son mythe. Elle est de la même lignée qu'Angélique: "vive et fratche",

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''bonne et pure de coeur",28 et "la seule figure vivante et jeune encore qui

[le) rattachat à ce pays. ,,29 Pour Nerval, Sylvie est et sera toujours pure.

Elle représente sa jeunesse, avec ses songes heureux:

Le regard enchanté de Sylvie, ses courses folles, ses cris joyeux, dc~aient autrefois tant de charme aux lieux que je viens de parcourir! C'était encore une enfant sau­vage, ses pieds étaient nus, sa peau halée, malgré son chapeau de paille, dont le large ruban flottait p~le-m~le avec ses tresses de cheveux noirs •.. 30

Son amour pour Sylvie remonte naturellement à l'enfance. Gérard voit cet

amour d'enfant sous un aspect religieux. Son culte de la femme s'y révèle déjà.

"La douce Sidonie" de Saint-Germain est la transposition poétique de Sylvie:

"Sylvie, si vive, si fraîche .•• avec ses yeux noirs, son profil régulier et sa

peau légèrement halée .•. ".3l "Les beaux yeux de la douce Sidonie"ne vont-ils

pas exercer jusqu'à la fin leur inépuisable fascination sur le poète à travers

"le regard enchanté" de Sylvie?

:1Re prenons pied sur le réel,,32 dit Gérard. Le réel c~est Sylvie, avec ses

charmes simples, son ingénuité de paysanne, point experte à feindre des senti-

ments qu'elle n'éprouverait pas. Et Gérard se souvient qu'il l'aimait avant

de s'~tre pris "au mirage de la gloire et de la beauté" d'Adrienne. "Pourquoi

l'ai-je oubliée depuis trois ans? .. C'était une bien jolie fille, et la plus

belle de Loisy. ,,33 Au lieu de se consumer dans une passion sans espoir, que n'est-

il retourné auprès d'elle,?· A-t-il laché la proie pour l'ombre? Mais il n'est

peut-~tre pas trop tard et Nerval veut s'en convaincre: '~lle m'attend encore ...

Qui l'aurait épousée? Elle est si pauvre!,,34 Sa pensée ne peut plus se détacher

de la fra~che image de Sylvie qui triomphe, pour le moment, de la mystérieuse

Adrienne comme de l'inaccessible Aurélia. Il imagine ce qu'elle peut faire à

cette heure, mais "c'est aujourd'hui la fête de l'Arc, la seule de l'année o~

l'on danse toute la nuit. - Elle est à la fête .•• ".35 Sa décision est prise;

il monte en voiture, au milieu de la nuit, pour aller au bal de Loisy. Au cours

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du voyage, chaque village ou chaque bourg sur la route familière lui rappelle

le passé. "Pendant que la voiture monte les cOtes, recomposons les souvenirs

du temps où j'y venais si souvent.,,36Ici , c'est à peine une rêverie, ou du

moins dirigée, l'esprit se lsissant aller à l'évocation de scènes charmantes

qui vont le préparer à revoir Sylvie telle qu'au temps de leur franche amitié.37

Pourtant Gérard se rappelle d'abord avec quelle froide réserve il fut accueilli

à la fête patronale quelques années après la ronde dans le parc. Sylvie boudait

encore et se plaignait que sa longue absence ne fUt pas due à ses études.

Enfin, Gérard arrive au bal de Loisy et rejoint Sylvie, lasse d'avoir dansé

toute la soirée. Le jour se lève sombre, et comme autrefois il s'offre à l'ac-

compagner chez elle. Tout d'un coup sa tendresse fervente qui s'était exaltée

au mirage de sa rêverie lui semble vaine. Il le voit à présent, Sylvie ne

l'aime plus, et elle ne le dément pas. Peut-être s'il était revenu quand son

coeur frémissant de jeune fille s'attendrissait à lire la Nouvelle Héloise de

Rousseau, mais il était bien loin en Italie. "Il faut se faire une raison, 38

les choses ne vont pas comme nous voulons dans la vie." S'il l'avait retrouvée

fidèlement amante, il aurait pu se satisfaire d'un bonheur simple et conquis

sans effort. Cette nouvelle désillusion lui montre qu'il cherchait seulement à

combler des désirs, et qu'il ne pourra jamais aimer une autre que l'actrice.

Alors, il confesse ce malheureux amour et implore sa pitié. Lorsqu'ils se quit-

tent Gérard se dirige vers Montagny pour revoir la maison de son oncle Boucher.

Ce paysage aimé rend plus sensible encore la différence entre les jours insou-

cieux de sa jeunesse et ses incertitudes présentes. Avant de perdre tout es-

poir il veut revoir Sylvie; hélas! leur entretien ne fait qu'accrottre sa dé-

convenue: elle n'est plus la naïve paysanne dont la spontanéité était si char-

mante. Elle ne chante plus les vieilles chansons du pays, mais des airs d'opéra

et "elle phrasait!,,39Tous les rêves enchanteurs se brisaient au contact de la

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désolante réalité.

Malgré tout, Sylvie résisterait-elle si Nerval la courtisait et la trom-

pait avec G~S paroles qui ne viendraient pas du coeur? Non, il ré9ugne à cette

comédie: "un amour qui remonte à l'enfance est quelque chose de sacré .. , Syl-

vie, que j'avais vue grandir, était pour moi comme une soeur. Je ne pouvais 40

tenter une séduction." (Mais, Nerval n'avait pas raison puisque les enfants

sont parfois saturés d'érotisme.) D'ailleurs la pensée d'Aurélia traverse en

ce moment son esprit. Voilà une autre raison, plus forte encore, de ne pas

commettre une profanation et de renoncer. Tout se ligue contre lui et il

accepte de perdre son bonheur. Sylvie n'est plus celle d'autrefois, du moins,

celle que sa rêverie avait sans doute idéalisée; elle n'est plus la synthèse

de toutes les fillettes qui furent des compagnes d'enfance. "Ainsi, le voyage

au Valois que nous décrit "Sylvie", entrepris à la suite d'une rêverie pour 41

guérir une passion dont l'objet semble inaccessible, s'achève sur une déconvenue."

A travers l'image idéalisée de Sylvie, Nerval voulait échapper à une an-

goisse, celle de n'être pas aimé. Mais quand la réalité lui révèle qu'il s'est

trompé dans son désir de remplacer une passion mQrie par un amour pur de jeunesse,

il sera obligé de trouver un refuge dans le mythe de la femme qu'il va créer.

Même s'il n'est pas aimé, ici-bas, il retrouvera son amante, c'est-à~dire, son

idéal de mère-épouse, dans l'au-delà. Continuons ...

Adrienne: "fille du feu"

Adrienne, comme Aurélia, représente l'autre aspect de la femme idéale chez

Nerval. La fraicheur de Sylvie ne peut rien contre Adrienne et Aurélia, qui

sont une seule et même présence: "fille du feu".

A travers Adrienne, on aperçoit l'impuissance de Nerval à se détacher des

images de l'enfance. Il la voit partout - elle est transfigurée par un costume

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d'ange. Daus sa rêverie sur Chaalis, G~rard dit:

Un esprit montait de l'ab1me, tenant en main l'épée flamboyante, et convoquait les autres à venir admirer la gloire du Christ vainqueur des enfers. Cet esprit c'était Adrienne transfigurée par ~on costume, comme elle l'était déjà par sa voc~tion.42

Ainsi, Adrienne semble déjà presque désincarnée, admise à ce monde des esprits,

où un ange de lumière, armé, lui aussi, d'un glaive, sépare les élus des damnés

qui n'ont point part à la béatitude éternelle,43

Adrienne, n'est qu'un idéal irréalisable tandis que Sylvie provient de la

réalité. L'idéal sortira vainqueur mais ce n'est que pour le moment; Adrienne

entrera dans un couvent, Sylvie tome dans l'oubli mais le souvenir d'Adrienne

sera le "germe" de l'amour pour Aurélia, croit-il. Ni le réel ni l'idéal ne

peuvent être atteints par le poète qui perd l'un et l'autre.

Cette interprétation simplifiée semble être juste, mais si on comprend la

psychologie - la maladie - de Nerval, on voit que la figure d'Adrienne va beau-

coup plus loin dans le "moi" profond du poète.

Toujours sur la route pour Loisy, Nerval se remémore les bals auxquels il

prenait part jadis:

A peine avais-je remarqué dans la ronde où nous dansions une blonde, grande et belle, qu'on appelait Adrienne. Tout d'un coup, suivant les règles de la danse, Ad4~enne se trouve placée seule avec moi au milieu du cercle ...

Il l'embrasse comme c'est la coutume puis apprend qu'Adrienne est la petite fille

de l'un des descendants d'une famille alliée aux anciens rois de France et lors-

qu'un an plus tard, aux vacances, il s'informe dans le pays de ce qu'elle est

devenue, on lui apprend qu'elle est entrée en religion.

Evidemment Gérard n'est pas dupe de sa fantaisie et nous devons prendre

l'épisode de la danse avec Adrienne pour ce qu'elle vaut. Son charme l'y autori-

se. Grace à lui, toutefois, nous apprenons du narrateur que dans Jenny Colon,

Gérard avait cru retrouver Adrienne: "Quoi! aimer une religieuse sous la forme

d , . ,,45 . l' une actr1ce .... Ceci est une pure rat10na 1sation. /

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Au moment où il apprend par Sylvie qu'Adrienne est morte au couvent, à

travers l'image de cette pure jeune fille entrée en religion, il associe celle

de Jenny, et il soupire:

Tout m'était expliqué par ce souvenir à demi r~vé. Cet amour vague et sans espoir conçu pour une femme de théatre qui, tous les soirs me prenait à l'heure du spectacle pour ne me quitter qu'à l'heure du sommeil, avait son germe dans Adrienne, fleur de la lune, fan­tOme rose et blond glissant sur l'herbe verte à demi baignée de blanches vapeurs. La ressemblance d'une figure oubliée depuis des années se dessinait désor­mais avec une netteté singulière ... 40

C'est à ce moment-là qu'intervient pour l'aider, comme il dit, "à prendre pied

sur le réel", la présence de Sylvie. Il décrit ensui~e l'épisode du simulacre

de mariage dans laquelle il s'écrie:

o jeunesse, 0 vieillesse saintes! Qui donc eut songé à tenir la pureté d'un premier

4;mour dans ce

sanctuaire des souvenirs fidèles ...

Il semble donc qu'Adrienne serve de liaison entre Sylvie, la réalité même,

et Aurélia, l'idéal inaccessible. Mais enfin Adrienne et Aurélia prennent le

pas sur Sylvie. "De secrètes correspondances (pensons à Baudelaire) les poussent

à s'unir pour ne plus former bientOt qu'une m~me et inquiétante figure dans le 48

clair-obscur où le poète cherche à tatons sa route qui le conduit à la folie."

Cette route le conduit à la folie car c'est la fausse route - l'amour de Nerval

pour Adrienne n'absoudra jamais celui pour Aurélia.

A Y regarder de près, l'histoire d'Adrienne peut ~tre un raccourci de celle

de Sophie de Lamaury. Dans ce bref épisode Gérard a, semble-t-il, enfermé son

amour "impossible et vague". Adrienne, consacrée par sa famille à la vie reli-

. '1 . 1 d h· 49 g1euse, c est a séparat1on, e mariage e Sop 1e.

Adrienne est en partie Sophie, comme Sylvie est en partie Sidonie: le "Der-

nier Feuillet" de "Sylvie" le donne à entendre. Reprenons cette citation:

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Tour à tour bleue et rose comme l'astre trompeur d'Aldébaran, c'était Adrienne ou Sylvie - c'était les moitiés d'un seul amour. sb'une était l'idéal sublime, l'autre la douce réalité.

Si nous lisons la variante, elle précise:

Je ne sais pourquoi, dans les rêveries vagues qui m'étaient venues par moments, deux figures aimées se combattaient dans mon esprit: l'une semblait descen-dre des étoiles et l'autre monter de la terre. La dernière disait: Je suis simple et fraiche comme les fleurs des champs; l'autre: Je suis noble et pure comme5l les beautés immortelles conçues dans le sein de Dieu ...

Adrienne-Sophie: l'idéal sublime. Sylvie-Sidonie: la réalité douce. L'une,

humble fleur des champs, l'autre, grand lys odorant, fleurs non du Valois na-

tal, mais de Saint-Germain. Donc, l'image d'Adrienne pure de tout contact ma-

tériel est ici celle de Sophie de Lamaury adolescente, et la ronde dans le parc

crépusculaire synthétise les amours de 1821 auxquelles Gérard a voulu tresser

. Il 52 une couronne ~mmorte e.

Ql\inze ans plus tard, vers 1852, une r~verie révélera à Nerval une ressem-

blance entre Jenny Colon et Adrienne. La r~verie lui rappelle la figure d'A-

drienne au moment où il vient de renoncer à la conqu~te d'Aurélia. Peu importe

que ceci se passe quinze ans plus tard; ce passé douleureux est toujours présent

dans le coeur du poète: "Tout m'était expliqué par ce souvenir à demi r~vé.,,53

Nous voyons ici le besoin de l'explication qui procède d'une angoisse et qui a

pour fonction de résoudre un problème insolite. Alors, dans l'état affectif où

se trouvait Nerval, cette r~verie prend soudain une explication inattendue. 54

"Cet amour vague ... etc." N'avons-nous pas vu déjà cette théorie desressem-

blances, si chère à Nerval qu'elle est devenue un des thèmes principaux de son

55 oeuvre, et quiil faut lui accorder une attention spéciale? La ressemblance de

Jenny et d'Adrienne date de 1852 et cette découverte date de cette époque et non

e de 1837, comme "Sylvie" le laisse supposer. En effet, alors que Nerval n'a pas

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,.. 'V

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hésite à avouer à Marie Pleyel qu'il s'était mépris sur ses sentiments, et

qu'en elle c'était une autre femme qu'il aimait;, pourquoi n'a-t-il pas fait

le même aveu à Jenny en 1837. C'est qu'il ne s'est pas encore avoué cette

explication avantageuse. On voit ici comment Gérard brouille les faits et

pourquoi: "Aimer une religieuse sous la forme d'une actrice! Et si

c'était possible. I1 y a de quoi devenir fou ... " etc. La ressemblance

d'une figure oubliée depuis des années se dessine avec précision. Nerval

semble accepter cette idée, et elle provoque un soulagement sans trop aviver

d'angoisse.

On voit donc nattre dans la théorie des ressemblances le mythe de l'amante

idéalisée. Nerval ne peut pas toucher Marie Pleyel puisqu'elle ressemble,

par une association voulue de caractéristiques, à Jenny Colon, et aimer Marie

serait profaner la mémoire de Jenny. Il n'est capable non plus d'aimer Jenny

puisqu'il crée sa ressemblance avec la religieuse, Adrienne, et aimer une re1i-

gieuse, d'un amour charnel, n'est pas moral. Or, la théorie des ressemblances

veut expliquer par une méprise un amour s'adressant à une femme dont les traits

rappellent ceux d'une autre aimée jadis. n'ailleurs il faut souligner que dans

"Sylvie", il s'agit d'une identité entre Adrienne et Aurélia, qui, si elle avait

été réelle, aurait apporté l'explication satisfaisante, mais qui est bientOt re-

connue comme illusoire; de plus, cette ressemblance ne suggère pas tant le sou-

venir d'un visage connu que celui d'une tendresse dont l'enfance de Gérard n'a

pas été éclairée - celle de la mère.

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1. Nerval, Aurélia (Livre de Poche), p.236

2. cité par Edouard Peyrouzet, Gérard de Nerval Inconnu (Paris, Librairie José Corti, 1965), p.249

3. Ibid., p.250

4. Nerval, Aurélia, ''Mémorables'' (Livre de Poche), p.278

5. Ibid., p.279

6. ''Mercure de France", I-XI, 52-492

7. Francis Carco, Gérard de Nerval (Paris, Editions Albin Michel, 1953), p.8l

8. Nerval, Les Filles du Feu, "A Alexandre Dumas" (Livre de Poche), p.24

9. Carco, op.cit., p.84

10. Nerval, Les Filles du Feu, "Angélique" (Livre de Poche), p.80

11. Ibid.

12. ''Mercure de France" du xrxe Siècle, 1832, p.483-490

13. Ibid.

14. Ibid.

15. Ibid.

16. Nerval, Les Filles du Feu, "Sylvie" (Livre de Poche), p.123

17. Carco, op.cit., p.85-86

18. A. Brousseau, préface du Livre de L.-H. Sebillotte, Le Secret de Gérard de Nerval (Paris, Librairie José Corti, 1948), p.x

19. Nerval, Les Filles du Feu, "Sylvie" (Livre de Poche), p.123

20. Ibid., p.125

21. Sebillotte, Le Secret de Gérard de Nerval (Paris, Librairie José Corti, 1948), p.170

22. Nerval, Les Filles du Feu, "Sylvie" (Livre de Poche), p.157

23. Sebillotte, op.cit., p.17l

24. Nerval, Aurélia (Livre de Poche), p.256

25. Nerval, Les Filles du Feu, "Sylvie" (Livre de Poche), p.120

26. Ibid., p.127

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27. Ibid. , p.i25

28. Ibid. , p.127

29. Ibid. , p.144

30. Ibid. , p.145

3I. Ibid. , p.125

32. Ibid. , p.127

33. Ibid.

34. Ibid.

35. Ibid., p.128

36. Ibid., p.129

37. Sebillotte, op.cit., p.160-l

38. Nerval, Les Filles du Feu, "Sylvie" (Livre de Poche), p.134

39. Ibid., p.148

40. Ibid., p.150

41. Sebillotte, op.cit., p.163

42. Nerval, Les Filles du Feu, "Sylvie" (Livre de Poche), p.139

43. Sebillotte, op.cit., p.16l

44. Nerval, Les Filles du Feu, "Sylvie" (Livre de Poche), p.125

45. Ibid., p.127

46. Ibid.

47. Ibid., p.136

48. Carco, op.cit., p.94

49. Notez que la figure d'Adrienne est née des deux Sophie: Sophie de Lamaury, qui était pour Nerval une soeur, une image-mère et Sophie Dawes, l'amazone en qui Nerval se rappelait sa mère bélicose. Ainsi, Sophie (soeur) + Sophie (amazone) = Adrienne.

50. Nerval, Les Filles du Feu, "Sylvie" (Livre de Poche), p.157

51. Nerval, Oeuvres (Pléiade), T.I, p.116, note 16

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e

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52. Edouard Peyrouzet, Gérard de Nerval Inconnu (Paris, Librairie José Corti, 1965), p.249

53. Voir le numéro 46 de ce chapitre

54. Ibid.

55. C'est de l'''Essai'' sur Restif de Bretonne que cette théorie est formulée de la manière la plus explicite. Mais antérieurement, elle s'exprime dans "Octavie", et c'est elle qui, dans Aurélia, fournit à Nerval une excuse pour son comportement singulier devant Marie Pleyel.

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CHAPITRE II: "Aurélia": La métamorphose de la femme aimée

Importance du livre

Partagé entre la terreur de la folie et l'espoir de la gUérison, Gérard

se trouvait dans la clinique du dbcteur Blanche quand il composait Aurélia.

Blanche était un ami. Précurseur de la psychanalyse, il estimait sans doute

que la maladie de Nerval pouvait s'améliorer si l'homme écrivait ce qu'il

ressentait en esprit, c'est-à-dire, dans ses r~ves. A propos de ce livre,

Nerval écrit au docteur: '~es pensées ont toujours été pures. Laissez-moi

donc la liberté de les exprimer ... Je continuerai cette série de r~ves •••

J'entreprends d'écrire et de constater toutes les impressions que m'a laissées

ma maladie ..• J'arrive ainsi à débarrasser ma t~te de toutes ces visions qui

l'ont si longtemps peuplée."l Le poète cherche donc à découvrir la formule

perdue et par le double moyen du rêve et de l'incantation littéraire, il veut

réaliser l'équivalent de la "Descente chez les Mères" de Faust.

En effet, il y eut du mieux. Du mois de mai au mois d'aoüt, Gérard eut

l'autorisation d'entreprendre de courts voyages. Mais il est hospitalisé de

nouveau à Passy, o~ il pense à son livre. A ce propos, il s'ouvre à Dumas en ces

termes:

Une fois persuadé que j'écrivais ma propre histoire, je me suis mis à traduire tous mes rêves, toutes mes émotions, je me suis attendri à cet amour pour une étoile fugitive qui m'abandonnait seul dans la nuit de ma destinée; j'ai pleuré; j'ai frémi des vaines apparitions de mon som­meil. Puis un rayon divin a lui dans mon enfer; entouré de monstres contre lesquels je luttais obscurément, j'ai saisi le fil d'Ariane et dès lors toutes mes visions sont devenues célestes. Quelque jour j'écrirai l'histoire de cette uDescente aux Enfers" et vous verrez qu'elle n'a pas été entièrement 2 dépourvue de raisonnement si elle a toujours manqué de raison ...

Aurélia se trouve résumé. dans ces lignes. Cette étoile fugitive dont il parle,

est Jenny qui n'est elle-m~e que l'incarnation d'Adrienne dans un monde différent.

Et, toutes deux: la fée, comme il l'entend, et la Sainte, sont mortes. Le raison-

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nement de Nerval suit ses propres règles affectives et n'a rien à faire avec

la raison commune de tous les hommes.

Aurélia est l'ultime témoignage de Nerval, et constitue notre principale

source d'information dans l'analyse de son oeuvre. L'auteur a laissé de cOté

ce qui, à ses yeux, n'avait pas d'importance. En effet, lorsqu'en décembre,

1853, il entreprend d'écrire les impressions de sa maladie, il veut livrer

l'explication qu'il se proposait à lui-même de sa destinée singulière. Sou but

essentiel était de faire partager ses croyances en retraçant les épreuves de son

initiation. D'où sa sincérité. Aurélia est donc l'aboutissement du chemin de

Nerval.

Si on parcourt ce chemin, surgissent de multiples contradictions. Par exem-

pIe, dans Pandora et Aurélia, écrits à peu d'intervalle, la conception de la femme

aimée est très différente: il y a peu de ressemblance entre "l'artificieuse

Pandora", coquette et cruelle, qui semble se jouer de Nerval et cette femme d'une

renommée pleine de charme, dont il se sent soudainement ép~is dans Aurélia. Au

souvenir de la première, il semble ne vouer qu'un ressentiment passionné à l'autre,

après l'aveu de son involontaire duperie. La moqueuse Pandora n'a rien en commun

avec l'artiste sensible, généreuse, qui aurait provoqué cette démarche d'Aurélia

où Gérard crut voir le pardon du passé. Toutes deux sont psychologiquement vraies,

mais il faut comprendre pourquoi Nerval a exprimé des sentiments si opposés. C'est

que dans Aurélia il crée déjà son mythe de la femme. A travers ses rêves il a vu

que la femme pure lui appartiendra dans la mort. Dans Pandora il souffre encore

de son complexe d'infériorité, mais dans Aurélia, dont l'idée est de raconter ses

crises de délire, il exprime le résultat de ses crises: la compensation du mythe.

Le mythe lui explique que l'amour qui compte n'est qu'une sorte d'amitié, d'où ~

son changement d'attitude envers Marie Pleyel. Il ne peut l'aimer que d'un amour

pur afin de ne pas souiller la mémoire de Jenny Colon, sa première amante.

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Il faut se rappeler que dans Aurélia, Nerval s'est proposé de "transcrire

les impressions d'une longue maladie", et non d'en faire connaitre les diverses

phases dans le moindre détail, q~'il a créé une oeuvre d'art et non une observa-

tion médicale. Il rapporte donc les r~ves qui lui sont venus au cours d'un inter-

nement ayant duré environ neuf mois; or, quand on y regarde de près, on est surpris

de constater que dans ces cinq chapitres il-raconte en tout trois r~ves, et encore

le dernier semble ~tre surtout, coanne il le dit: "une sorte d'histoire du monde

3 m~lée de souvenirs d'études et de fragments de songes." Il est évident que

Nerval a fait un choix, ce qui implique une intention particulière. Il n'a donc

retenu que ce qui peut servir son ùessein et expliquer de quelle manière s'étaient

formulées ses convictions. Il altère le sens de ses r~ves pour créer son mythe

personnel, afin de s'apaiser. En effet, il écrivit à Mme.Dumas:

.... Quel malheur qu'à défaut de gloire la société actuelle ne veuille pas toutefois4 me permettre l'illusion d'un rêve continuel.

Nerval applique ses r~ves à son conflit intérieur et les explique d'une fausse

manière pour s'en libérer. Il ne saisit pas le fil conducteur de sa maladie.

Dans Aurélia, on assiste à la métamorphose d'une image féminine: l'actrice

Jenny Colon, Aurélia, devient Isis, la Vierge, la Médiatrice. Un m~me amour finit

par composer les traits d'Adrienne, la fée de son enfance entrevue parmi les fillet-

tes du Valois, de Jenny Colon,l'actrice si longuement chérie dans la discrétion de

son coeur, de Marie Pleyel, qu'à Vienne, un soir il crQt aimer, de l'image de sa

propre mère, la personne mystique de la Médiatrice, Isis ou la Vierge, implorée

dans ses visions d'Apocalypse: "Sous le Soleil noir dans un ciel désert et un

globe rouge de sang au-dessus des Tuileries."S

L'enfance de Gérard subit l'influence de cette métamorphose récente, car cette

enfance est arrachée à l'enchainement des jours successifs pour n'~tre que l'objet

d'une-mémoire intemporelle. Inscrite dans une autre- succession, soumise à la seule

loi de la conscience présente, l'époque où Nerval vivait à Mortefontaine entre dans

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ct

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le même mythe de la femme que celui des années de sa maturité. 6

Son propre

passé n'intéresse Nerval qu'en tant qu'il peut servir à ses rêves! Comme le

dit Jean Giraudoux à propos d'Aurélia: "~ervaf] use de la même encre pour

décrire le monde de la réalité et celui du rêve. Cela lui était naturellement

possible parce qu'il ne les ressentait différents."

En conclusion, Aurélia n'est d'abord qu'une suite de rêves que Gérard remet

au docteur Blanche, et l'on peut se demander si notre auteur a entrepris ce tra-

vail spontanément ou à l'instigation de son médecin dont la sollicitude l'aurait

encouragé dans le double but de favoriser une libération plus complète en même

temps que de recueillir des documents précieux. Nerval s'y prête d'autant plus

volontiers qu'il pense ainsi "débarrasser sa tête de toutes ces visions qui l'ont

si longtemps peuplée,,7, et ne fait pas difficulté à reconnattre qu'elles tenaient

à un état morbide, puisqu'il ajoute: "A ces fantasmagories maladives succèderont

des idées plus saines."B Lorsqu'on cherche d'où procède le besoin d'écrire

Aurélia, on peut d'abord y voir un désir de libération dans lequel ~'influence

du docteur Blanche a pu avoir une part prépondérante. Mais, ensuite, Gérard

p01.·,rsuivra cette oeuvre avec une autre intention. Dès que reviendront les jours

d'abat~ement, à quoi aurait-il recours sinon au MYTHE, seul capable, par l'espé-

rance qu'il apporte, de donner un sens à ses souffrances. C'est donc une tenta-

tive de justification que devient cette confession poignante. Aussi, Gérard est-il

obligé de se justifier devant ceux qui le prennent pour un malade, et s'il tente

de faire partager ses convictions, c'est peut-être plus encore afin de les forti-, 9

fier en lui-même que pour se réhabiliter dans le monde.'

"Nerval est revenu aux seules croyances capables de tromper passagèrement une

. . éd. ,,10 ~nqu~ tu e rena~ssante. Il s'est arrêté à l'explication qui, selon lui, donnait

un sens à ses épreuves. Dans cette explication fallacieuse, il cherchait un secours,

le seul moyen de pénétrer le mystère de l'Univers invisible et de participer à la

vie des esprits auxquels plus rien n'est caché, puisqu'ils ont franchi les degrés

de l'initiation terrestre et vaincu. la mort.

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Aurélia s'achève dans une atmosphère de sérénité reconquise, d'allégresse,

bientOt ébranlée de nouveau par les craintes. Ainsi, la purification du désir,

sans lui Oter l'espoir d'un mariage mystique, supprimait momentanément les inhibi­

tions angoissantes. Après sa sortie de la maison de santé du Ïocteur Blanche,

Nerval t~Lt le désir de sauvegarder les convictions acquises sans lesquelles ses

souffrances n'avaient plus de sens, car les renier et reconnattre qu'il avait été

victime d'illusions impuissantes à triompher de son mal, ent été retomber dans la

désespérance.

On a fait remarquer combien Aurélia est pétrie de la propre substance de

Nerval. On peut alors se demander si, pour lui, la vie réelle n'était pas juste-

ment sa vie poétique, le reste n'ayant pas, à ses yeux, de valeur profonde. Le

0. mythe où il se réfugie devient plus vrai que les décevantes apPjences de ce monde:

il constitue pour lui la seule réalité. Comme le dit M. Sebillotte à la fin de

son étude sur Nerval:

Aurélia:

... [LaJ texture (d'Aurélia] est faite d'évènements réels entrem~lés de rêves et de mythes qui ne sont pas moins réels pour Nerval. Les uns et les autres sont indissolublement unis dans un présent où se conjoignent l'avenir et le passé, et c'est ainsi qu'ils prennent leur signification actuelle, dépassanL une simple récapitulation ... La foi dont est animé le chant n'est pas seulement une méditation du passé, tel qu'il fut, mais tel qu'il est devenu pour soutenir cet élan vers l'avenir, qui trans­figure.les sOïffrances humaines et leur confère une valeur ré­demptrl.ce ...

Aboutissement de la métamorphose

En 1836, Nerval publie un conte fantastique dans la "Soirée d'Automne",

où se fait sentir l'influence des romantiques allemands et où il écrit pour la

première fois le nom d'Aurélia:

La douce Aurélia toute pAle, pAle de larmes et de froid, assise, les mains entre ses genoux, une seule chandelle sur la table et pas de feu. Pauvre enfant de quinze ans, dont le père est sous verrous et dont la mère pleure dans sa chambre,

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la t~te contre le lit. Je la regardais cherchant à la consoler sans paroles, mais par la douce influence magnétique d'une ame qui s'en va réchauffer une autre 12 ~e d'une sympathie douce et silencieusement ~panchée.

Ceci est une simple réminiscence d'ouvrages d'occultisme et on doit mettre

l'acêent sur le mot "sympathie", pris dans son sens le plus fort. Gérard

s'attendrit sur une discrète détresse qui fait écho à la sienne. Notre pre-

mière impression donc est celle d'une femme douce et sympathique. Qui savait

qu'elle deviendrait le comble de la femme idéalisée chez Nerval? C'est à travers

son raisonnement d'homme que le poète fera de cette femme une reine et une déesse.

C'est la figure d'Aurélia que nous voyons appara1tre dès les premières lignes

de "Sylvie", Aurélia parée de tous les prestiges que confère l'éclat de la rampe

et que Gérard vient adorer de loin chaque soir. Aurélia, vue sous l'angle de

"Sylvie" n'est qu'une Q!!!hre de l'Aurélia du récit. La première n'a pas encore

subi une métamorphose complète dans l'esprit de Nerval. Elle n'est que Jenny

Colon transfigurée: c'est l'actrice qu'il n'a pas pu posséder. Il la voit "en

amazone, avec ses cheveux blonds flottants 1:traversant] la for~t comme une reine

d'autrefois " .. ,,13 Elle semble remplacer son amour enfantin pour Adrienne:

.,. J'avais projeté de conduire Aurélia au chateau, près d'Orly, sur la m~me place verte où pour la première fois j'avais vu Adrienne. Nulle émotion ne parut en elle. Alors je lui racontai tout; je lui dis la source de cet amour dans les nuits, r~vé plus tard, réalisé en elle. Elle m'écoutait sérieusement et me dit: "Vous he m'aimez pas! Vous attendez que je vous dise: '~a comédienne est la même que la religieuse; vous cherchez un drame,voilà tout,et le dénouement vous échappe. Allez, je ne vous croi:: plus. rr14

L'Aurélia de la fin de l'oeuvre est tout autre chose. Elle représente

chez Nerval comme nous le verrons, le mythe de la femme par excellence.

Nous sommes tous déguisés devant la réalité. Quand nous avons contact

avec cette réalité les formes prennent un déguisement. Pour Nerval, la femme

est travestie dans certaines formes: d'abord, elle se confond avec Sylvie,

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pure et pratique, puis elle devient Aurélia, transcendante et inaccessible.

Le mythe d'Aurélia représente pour Nerval le déguisement de la forme féminine.

Elle se transforme en médiatrice, muse d'inspiration. Gérard veut montrer à

travers Aurélia que ses visions deviendront le couronnement d'aspirations mysti-

ques. Il ne s'agit plus d'aventures réelles. Seul lui importe maintenant l'expé-

rience mystique qu'a ina~réten lui l'échec de son amour avec Jenny. Et vivante

encore, Jenny ëommence son voyage vers la figure mythique qui est toute l'histoiLe

15 de la folie de Nerval.

Notons que dans "Corilla", essai dramatique de ses amours avec l'étoile Jenny

Colon, Nerval prépare sa métamorphose de la femme aimée: elle n'existe plus dans

la vie quotidienne:

Mais qui peut remplacer dans l'ame d'un amant la belle image qu'il s'est plu tous les jours à parer d'un nouveau prestige? Celle-là n'existe plus en:·réalité sur terre; elle est gravée seulement au fond du coeur fidèle, et nul ïortrait ne pourra jamais rendre son impérissable beauté. 6

Pour Nerval la beauté n'a rien d'essentiellement matériel. Ce qui est beau est

surtout invisible et éternel. La beauté de la femme ne vieillit donc pas puisqu'elle

découle de l'ame. L'amour des formes belles doit être pur comme chez Platon et

simple comme une sorte d'idylle.

La Femme Belle dont il rêve n'existe pas dans ce monde car sa beauté est

abstraite: on l'entrevoit par des archétypes. Parfois, le beau s'incarne pour

prendre alors un masque, et celui qui s'attache à sa poursuite est destiné à une

grande souffrance ou à un grand bonheur.

"Le type éternel de la beauté,1f on ne le retrouve que dans la pureté anté-

rieure, dans quelque autre existence, ignorant le Péché. Sur terre, la stérilité

est belle et la fécondité détruit la jeunesse de la femme. Il n'y a qu'une fécon-

dité, une perfection - celle de l'Art chaste.

C'est par la beauté que la femme devient immortelle - beauté non seulement

de chair mais d'esprit. Ainsi Aurélia sera remplacée par Isis, représentant la

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sagesse orientale. Mame avant de se fondre dans l'image d'Isis, Aurélia devient

le modèle de la piété à laquelle aspire Gérard.

Dans un rêve prémonitoire Nerval dit:

La dame que je suivais ..• entoure gracieusement de son bras nu une longue tige de rose trémière, de telle sorte que peu à peu le jardin prenait sa forme, .•• tandis que sa figure et ses .bras imprimaient leurs con­tours aux nuages pourprés du ciel. Je la perdais ainsi de vue à mesure qu'elle se transfigurait, car elle sem­blait s'évanouir dans sa propre grandeur.

"-Oh! ne fuis pas! m'écriai-je; car la nature meurt avec toi."

Disant ces mots, je marchais péniblement à travers les ronces, comme pour saisir l'ombre agrandie qui m'échap­pait; mais je heurtais à un pan de mur dégradé, au pied duquel gisait un buste de femme. En la relevant, j'eus la persuasion que c'était le sien ... Je reconnus des traits chéris, et, portant les yeux autour de moi, je vis que le jardin avait pris l'aspect d'un cimetière

1 Des voiJ~

disaient: "-L'univers est dans la nuit!" 7

La femme pour le poète est liée d'une manière confuse aux éléments de la nature.

Dans sa forme la plus haute, elle se confond avec la Nature. C'est elle qui est

reine dans ses rêves, dans son univers intérieur de la nuit. Elle s'évanouit

bientOt puisqu'elle est inaccessible et ne laisse qu'une image, "un buste de

femme." Nerval ne conçoit que l'ombre de cet idéal de beauté qu'il essaie d'attein-

dre.

L'idée du retour nécessaire au monde terrestre traverse le rêve et en détruit

l'harmonie. La divinité s'écroule lamentablement, réduite à niêtre plus qu'un buste

inerte, couché au pied d'un mur dégradé. La signification de ce rêve, Nerval se la

donne: " ... QUe signifiait-il (ce rêv~ ? Je ne sus que plus tard. Aurélia était

morte. 1118

S'il était vraiment assuré qu'elle lui appartenait '~ien plus dans sa mort

que dans sa vie", pourquoi cet indicible tourment à la voir se transfigurer dans

un ciel de gloire et lui échapper aussi? C'est plus tard que Nerval fut en proie

à cette crainte de perdre la femme aimée, devenue déesse, qui lui apparaissait sans

qu'il pQt jamais la saisir.

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Nous avons dit qu'Aurélia sera remplacée par Isis. Déesse des Egyptiens,

~ mère d'Horus, déesse de la Médecine, du Mar~age, de la Culture du blé, elle

personnifie la première civilisation égyptienne. 19 Nerval puise dans la mytho-

logie grecque afin de créer son propre mythe.

Les périodes d'allégresse chez Nerval sont troublées par la pensée de la mort

et la crainte du chatiment (jusqu'au moment où il sera convaincu de l'immortalité

des ~es). Il n'a d'autre refuge que de se confier à Isis qui, parfois, lui

. ." 1 f' d Vé . ,,20 f' . 1 . d 1 appara~ssa~t sous a ~gure e nus ant~que, par o~s auss~ sous es tra~ts e '

Vierge. Isis, "C' est le nom qui. .. résume tous les autres [y compris Auréli~, c'est

l'identité primitive de cette reine du ciel, aux attributs divers, au masque chan­

geant!,,2l En tant que déesse, elle est inabordable et Nerval ne pourra jamais la

saisir.

Au terme des épreuves imposées par les prêtres d'Isis, c'est toujours le visage

féminin, objet d'un insatiable désir, qui appara1t, et le poète voit enfin s'animer

cette froide statue dont les traits avaient pris tout à coup la ressemblance de la

femme qu'il aimait le plus ou de l'idéal qu'il s'était formé de la beauté la plus

parfaite. Aurélia devient Isis dans l'autre monde.

Par sa pudeur Aurélia se mêle à "la Vénus pUdique",22 qui accueillait Nerval

dans ses rêves avec "une attitude pleine de grace".

A ses pieds, un dauphin, chargé de petits amours, annonçait la déesse sortant du f10t. 23

Nerval sent se lever en lui quelque chose de profond, de mystérieux, qu'il ne compreI

, "d ,,24 pas. L oncle Antoine lui avait dit: Voici Vénus, Leine e Chypre ...

Quand il s'en va en Orient, Gérard r.'0ubliera pas les leçons de son oncle.

Dans un décor semblable à celui de son enfance, il cherche le temple de Vénus:

"la Vénus populaire et terrestre qui préside aux mariages ... et dont la statue

ornait toutefois le Temple," - "La Grande Mère Divine, déesse de Cythère, la Vénus

~ austère, idéale et myetique." En un mot, l'archétype de la Mère qui n'a cessé de

poursuivre Gérard, se dessine ici parmi les thuyas du Petit Parc de Mortefontaine,

sous les traits de la "Vénus Pudique".25 C'est la même Vénus qu'il transformera

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o

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dans "Pallas ou Vénus armée.,,26

Par un phénomène brillant de métamorphose, la femme aimée chez Nerval

évolue lentement en diverses figures féminines, puis en divinités subjectives,

et finalement, elle aboutit à la figure de l'ange intercesseur. Les habitants

intermédiaires du songe prennent une signification assez claire. Où voit se dé-

battre dans l'univers de Nerval les grandes querelles des dieux entre eux. 27

Je vois encore, sur un pic baigné des eaux, une femme abandonnée, qui crie, les cheveux épars, se débattant contre la mort. Ses accents plaintifs dominaient le bruit des eaux ... Fut-elle sauvée? Je l'ignore. Les dieux, ses frères, l'avaient condamnée; mais au-dessus de sa t~te brillait l'Etoile du soir qui versait sur son front des rayons enflammés ... Partout mouvait, pleur~it,

languissait l'image souffrante de la Mère éternelle. 2H

A la Mère éternelle correspond la dernière étape de la métamorphose de la femme

chez Nerval. Elle représente pour lui l'archétype de la femme.

Nerval transpose les femmes de sa vie dans son oeuvre. Ainsi il les méta-

morphose en l'idéal dont il a besoin pour créer son mythe. Cet idéal est né dans

la philosophie de Platon.

Nerval a écrit: "Vue de près, la femme révoltait notre ingénuité; il fallait

qu'elle apparnt reine ou déesse et surtout n'en pas approcher.,,29 Voici, en quel-

ques mots l'esthétique de la femme chez lui. On trouve chez notre poète l'idéali-

sation de l'amour. Ainsi, la femme pour lui n'est pas facilement accessible -

actrice, chanteuse, danseuse ou religieuse, elle a une beauté transcendante.

Comme chez Platon la vraie beauté ne se manifeste que par la vertu, d'où la

nécessité que la femme soit pure et 'blanche'. Le concept de pureté s'associe à

la pureté et la beauté d'ame. L'idéale, la plus belle femme, selon Platon, doit

~tre élevée au niveau d'une reine ou d'une déesse; on ne peut la toucher, d'où

le mythe de la femme inaccessible. D'ailleurs, Gérard cherche une tendresse que

n~le amante ne pourrait lui donner. Après 1841, quand il n'eut d'autre espoir

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que de conquérir dans l'au-delh, selon les promesses du songe, la bien-aimée

disparue, il se la représentait sous les traits d'une déesse-mère. Cette

substitution avait pour but d'atténuer le sentiment d'infériorité par le tabou.

Ce mécanisme névrotique proposait une explication susceptible de satisfaire

d'autres désirs.

Nous sommes allés un peu loin dans cette analyse d'Aurélia et du récit

qui porte son nom, afin de montrer que l'esthétique de la femme chez Nerval est

née plutOt d'un besoin psychologique que d'une création intentionnelle.

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Notes

1. Lettre inédite. Collection Henri Houssaye. Cité par Aristide Marie, Gérard de Nerval le Poète et l'Homme (Librairie Hachette, 1955), p.285

2. Nerval, Les Filles du Feu, "A Alexandre Dumas" (Livre de Poche), p.24

3. cité par L.-H. Sebi11otte, Le Secret de Gérard de Nerval (Paris, Librairie José Corti, 1948), p.70

4. Lettre à Mme A. Dumas, 9 novembre 1841. Cité par Aristide Marie, Gérard de Nerval le Poète et l'Homme, p.177

5. Albert Brousseà~réface du livre de L.-H. Sebi11otte, Le Secret de Gérard de Nerval, p. xi

6. Albert Béguin, Gérard de Nerval (Paris, Librairie José Corti, 1945), p.17

7. cité par Sebi1lotte, op.cit., p.210

8. Ibid.

9. Ibid.

10. Ibid. , p.220

11. Ibid. , p.275-6

12. "Soirée d'Automne", 1836

13. Nerval, Les Filles du Feu, "Sylvie" (Livre de Poche), p.155

14. Ibid., p.156

15. Béguin, op.cit., p.20

16. Nerval, Les Filles du Feu, "Corilla" (Livre de Poche), p.213

17. Nerval, Aurélia (Livre de Poche), p.236

18. Ibid.

19. Dictionnaire Petit Larousse (Paris, Librairie Larousse, 1959)

20. Nerval, Les Filles du Feu, "Isis" (Livre de Poche), p.190

21. Ibid.

22. cité par Edouard Peyrouzet, Gérard de Nerval Inconnu (Paris, Librairie José Corti, 1965), p.80

23. Ibid.

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e 24. ~.

25. ~., p.8l

26. Nerval, Oeuvres (Pléiade) T.I, p.393

27. Béguin, op.cit., p.80

28. Nerval, Aurélia (Livre de Poche), p.24l-242

29. Nerval, Les Filles du Feu, "Sylvie" (Livre de Poche), p.122

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CHAPITRE III: Le pays de l'enfance

Pour Gérard de Nerval, la place du pays natal dans la création du mythe

de la femme, surpasse la réalité. Le Valois de sa jeunesse devient, dans son

oeuvre, le paradis perdu - le même paradis que Mallarmé essaya d'atteindre dans

sa poésie. Gérard est "le chantre nostalgique de son pays natal, acharné ~

poursuivre l'image d'une fennne disparue."l Ses souvenirs d'enfance, complétés

par ceux de séjours en vacances, et ravivés par de fréquentes excursions, pren-

dront dans ses derni~res années des colorations mythiques. Ils sont dominés

par des amours enfantines embellies.

On note ce rappel d'un autre temps, d'abord dans "Sylvie", ob Gérard décrit,

dans un ton mélancolique, l'ancienne maison de son oncle Boucher:

Une grande tendresse me gagna dès que j'entrevis la façade jaune et les contrevents verts [d~ la maison de l'oncle Boucher). Tout semblait dans le même état qu' au­trefois; seulement il fallut aller chez le fermier pour avoir la clef de la porte. Une fois les volets ouverts, je revis avec attendrissement les vieux meubles conservés dans le même état et qu'on frottait de temps en temps, la haute armoire de noyer ..• et sur la table, un chien empaillé que j'avais connu vivant, ancien compagnon de mes courses dans les bois, le dernier car~in peut-être, car il appar­tenait ~ cette race perdue ••.

Et il ajoute:

La maison de mon oncle était toute pleine de voix mélo­dieuses et celles de servantes qui nous avaient suivies ~ Paris, chantaient tout le jour les ballades joyeuses de leur jeunesse dont malheureusement je ne puis citer les airs car tout cela est profondément oublié: le secret en est demeuré dans la tombe des aieules. 3

Ce besoin prétendu de retrouver ses origines traverse toute l'oeuvre de

Nerval et on lit dans Aurélia: "Nous vivons dans notre race et notre race vit 4

en nous." A travers le Valois, il cherche sa lignée obscure, et il plonge

dans un passé de légendes vaporeuses comme les paysages de Mortefontaine.

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o .,

()

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Dès la première partie d'Aurélia, le retour à cette foi d'enfance est

annoncé par un rêve basé sur des analogies verbales au sens transparent. 5

... la dame qui me guidait s'avançait sous ces berceaux ... on y ::.rcevait la trace d'anciennes années qui l'avaient jadis coupé en croix. La cul­ture était négligée depuis de longues années ... J'a~rçus devant moi un entassement de rochers cou­verts de lierre d'oà jaillissaient une source d'eau vive. 6

Il ne s'agit plus de passions ordinaires de l'homme, mais d'aspirations idéales.

Des êtres humains deviennent aussi des symboles, comme dans Les Filles du Feu.

7 Il yale constant besoin de se "retremper aux sources."

Ce qui nourrit l'attente de Nerval de pénétrer dans son rêve, c'est sa patrie

poétique - le pays de Sylvie et d'Adrienne - où il retourne sans cesse et refait

les étapes d'un itinéraire caché: celui du monde spirituel. "Tout est dans la

fin",B écrit le poète. Il veut dire que ses promesses de l'enfance, de bonheur,

d'amour, du pays natal, de douces figures entrevues ne sont pas oubliées. S'il

n'a pas fait des réconciliations pour ce monde, elles seront vraies "dans l'autre".

Donc, il faut se préparer. Pour se préparer, Nerval pense qu'il importe de repren-

dre le monde de la mémoire, le climat de l'innocence perdue où le charnel n'existe

pas (pensons à Baudelaire et à Mallarmé), "le vert paradis des amours enfantines".9

'~es feuilles d'or de Nerval, le trésor de la réminiscence et de l'imagination qu'il

constituera en viatique,,,lO on les trouve dans Les Filles du Feu. Dans ces jeunes

filles Gérard retrouve des félicités regrettées. Il revoit des figures de jeunes

filles à l'ombre desquelles s'abrite son enfance: "j'étais toujours entouré de

jeunes filles."ll Elles prennent, comme nous l'avons vu, les noms les plus divers;

elles sont tantôt grandes et blondes comrue Adrienne, tantôt brunes et vives comme

Sylvie, mais elles représentent surtout l'unité sous le multiple, le féminin céleste

tlElles permettent à un adolescent de respirer au matin de la vie 'l'odor di femina',

qui enveloppera ses écrits.,,12

Les Filles du Feu c'est l'oeuvre des images enfantines, le livre d'un poète,

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e

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d'un homme qui ''vit en arrière." Comme le dit Nerval, après un r@ve oil il

voit "une famille primitive et céleste":

Je me mis à pleurer à chaudes larmes, comme au souvenir d'un paradis perdu. L~ je sentis amèrement que j'étais un passant dans ce monde à la fois étran­ger et chéri, et je frémis à la pensée que je devais retourner dans la vie. 13

Nerval veut entrer éternellement dans ce monde d'amours innocentes. Il ne

réussira qu'à travers un amour pur. Car ce paradis perdu c'est le monde des

jeunes filles du Valois métamorphosé en idéal de pureté, où subsiste l'inno-

cence du premier tige. C'est un monde antérieur ''vécu'', qui remplace le vrai

passé de Nerval.

La nostalgie de la perfection originelle inspire la plupart de ces visions

heureuses, mais elle s'accompagne tougours du douloureux sentiment que cet age

d'or n'est pas fait pour les créatures que nous sommes.

Comme chez Victor Hugo, le sentiment des origines s'associe à la fois à

celui de l'enfance perdue et à l'angoissante vision du chaos, où toutes choses

sont à l'état syncrétique.

"Inventer, au fond, c'est se rassouvenir,,14 dit Nerval à son ami Alexandre

Dumas. Ainsi, il faut situer Mortefontaine sur la carte de l'irréel. C'est" le 15

paysage le plus calme, le plus charmant du Monde". Son enfance réelle devient

son paradis perdu.

Quand vers 1852, Nerval viendra "reconnattre" Mortefontaine, il élargira

considérablement son cadre. Mais nous savons que ce n'est ni du cOté de Senlis

ou Dammartin, ni m@me à Ermenonville, que s'est modelée son time, mais dans cet

horizon paisible des "Hameaux" où il entend:it résonner le cor et le tambour le

jour de la fête de l'arc. Et encore pour les toutes premières années faut-il

réduire ce paysage. Il n'est guère sorti de Mortefontaine, absorbé par son

silence, livré à son charme, à sa profondeur stupéfiante. C'était un lieu

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enchanté, surgi à point quelque trente ans avant la naissance du poète, pour

servir de berceau à cet être privilégié. Ainsi, dans les contes, les Fées pré­

parent-elles le Palais merveilleux pour la venue de l'Enfant que leur caprice a

élu. 16

L'oncle Boucher et sa soeur Marguerite-Victorine, tant aimée de Gérard, rêvent

leur existence au lieu de la vivre, et légueront ce trait indélébile au petit

Gérard.

En 1812, Gérard est assez grand pour accompagner son oncle au Petit Parc

du chateau de la Reine, Julie Clary, femme de Joseph Bonaparte. Il est intro­

duit par son oncle à la Reine qui dit 'le bel enfant' et lui donne un baiser.

Il sourit: "mon sourire enfantin rappelait celui de la mère et mes cheveux

blonds mollement ondulés, couvraient avec caprice la grandeur précoce de mon

front.,,17 Le soir même Gérard s'imagine, non plus avec sa cousine Elise, fille

des Boucher, mais jouant dans le jardin du ch~teau avec les princesses. Il sent

qu'il aime la Reine de tout son coeur d'enfant privé de mère. Ainsi se laisse

surprendre le mécanisme de ces "origines napoléoniennes". Par cette faculté

qu'ont les enfants, d'inventer à chaque instant des situations nouvelles, Gérard,

dès que ce rêve a pris corps, a commencé à vivre une double vie. L'imagination

de l'enfant se raconte à elle-même des histoires dont il est le héros. Cette mère

qu'il n'a pas connue, par un insensible glissement, il lui donne les traits de la

Reine, d'où son double modèle de la Reine-Mère. Cela conduit à l'emprise

ineffaçable du mythe de la Reine, sa mère, et de Joseph, son père. Nous savons

que le retour du Docteur Labrunie brise cette coque bienheureuse à l'intérieur de

laquelle Nerval a édifié son bonheur et l'arrachera brutalement à son rêve. lB

On voit nettement ce mythe des parents inconnus dans la Forêt Noire. C'est

l'histoire d'un jeune capitaine de dragons, "né de parents inconnus,,,19 en réalité

volé jadis par des garnisaires de Louis XIV dans un ch~teau huguenot. "Il pleure

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d " 20 ses parents per us .... Ily a des souvenirs d'enfance du jeune homme,

une impression vive de quelque scène terrifiante ~ laquelle il a échappé,

nous dit Gérard, dont le souvenir n'a jamais été expliqué pour lui.

Pendant la guerre du Palatinat, dans un chateau féérique de la Forêt-

Noire, une reconstitution permet au jeune capitaine de replonger dans son

enfance et de se faire reconnattre.

Le voilà rec~nnu membre d'une illustre famille. 1

Le rêve primitif de Gérard apparatt ici dans sa candeur et son amplification

puériles. L'enfant de l'illustre famille (des Bonaparte), est volé par le

brutal garnisaire (le Docteur Labrunie); mais une opération magique (laquelle?

il l'ignore) lui permettra un jour de retrouver ses parents. L'imagination de

Gérard a toujours tourné autour de ce thème né dans le pays de son enfance:

il a toujours refusé de s'évader de cette période quasi divine illuminée par

"le baiser de la Reine.,,22

Lorsque dans sa quête du passé entreprise à la fin de sa vie, Gérard, à

chacun de ses retours au Valois, revoit le domaine enchanté de son enfance,

l·objet entrevu restera lui-même, mais avec une signification particulière.

Chaque objet jouera un rOle particulier dans cette prise de possession du monde.

Dans les Parcs de Mortefontaine, tant de choses avaient aidé l'enfant sensible

à créer une vision personnelle du Monde que, lorsqu'il les revoit, c'est un peu

l'histoire de ses propres idées qui renaissait devant lui. Gérard avait déjà

constitué sa vision définitive des choses, mais de 1813 à 1820, date de la mort

de son grand-oncle Boucher, et surtout durant les vacances passées à Mortefontaine,

les impressions se sont raffermies et fortifiées. 23

Notons aussi que Gérard fait de Saint-Germain, l'endrQito~ il jouait, ado-

lescent avec ses deux petites cousines, Françoise et Sophie de Lamaury, un deUKi-

:'ième pays d'enfance. Un instinct aristocratique fait que Gérard se réjouit

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d'aller et venir dans la vieille demeure royale, ob sont ses cousines. Lui

qui un jour dira: "Je compose ma vie comme un roman", n'a-t-il pas poursuivi

à Saint-Germain ce r~ve ancien qui a pris naissance à Mortefontaine?

Il semble que chez Nerval il y ait "une confuse conscience d'images à demi

enfouies dans les ténèbres du passé qui nous donne en certains cas l'impression

du déjà vu. ,,24 Il arrive à tout le monde, artiste ou non, que quelque incident

de la vie donne l'impression de sentiments déjà éprouvés, mais sans savoir ni

oi:!. ni quand. Ainsi, dans son introduction à Faust, Nerval nous-proposè.:ce.t-tè'

qu~~tion:. .

Est-ce ~;:.: le souvenir qui se refait présent ici? ou les m~mes faits qui se sont passés se reproduisent-ils une seconde fois dans les m~mes détails?25

Dans la vie de Nerval, le r~ve prend une place si importante qu'il ne sait plus

s'il crée un passé oi:!. s'il se souvient de sa propre jeunesse. L'antériorité chez

lui prend une forme moins abstrâite que chez Mallarmé; il dérive son mythe des

événements de sa propre vie,née de la réminiscence et de la mémoire antérieure

tandis que le Père du Symbolisme crée son mythe avec un passé imaginé, qui a

existé avant la naissance même de l'homme.

"Jusqu'ici rien n'a pu guérir mon coeur qui souffre toujours du mal du

pays." Cette phrase, que Gérard écrivit dans son pays même, à Mortefontaine,

pourrait servir d'épigraphe à son oeuvre entière: "à toute cette poésie, en

vers ou en prose, dont le mystère reste si profond sous l'admirable aisance

de l'expression, - à tant de àésespoir et de force d'espérance m~lés dans

l'harmonie (. 'une force constamment heureuse. ,,26 Quoiqu'il écrive, Nerval ne

cesse de -t:aire allusion à ce "pays" dont il est, coume Baudelaire, coume nous

tous, le perp~tuel exilé. Derrière l'image de son Valois natal, de cette terre

oi:!. il devait si souvent, si vainement chercher refuge, il entrevoyait toujours

l'autre patrie, le Pays sans nom. Nerval désire le retour au monde antérieur

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ott il Y a "jeunesse," ~ "beauté": dans la "Femme" il recherche l'éternelle

jeunesse.

A travers les images du rêve, le passé redevient le présent, l'avenir

et m~me la vision éternelle. Quand Nerval évoque un souvenir, il rend présente

une image passée mais de sorte que l'image puisse l'aider dans sa quete du para-

dis perdu. Par exemple, dans un r~ve ott il voit "le corps d'une f~ gigan­

tesque",27 il a l'impression d'avoir "déjà séjourné là dans quelque autre

. ,,28 eXl.stence.

Son antériorité, comme sa poésie, est donc vécue et, par là, elle nous

renvoie à nous-m~mes.

Dans la description des paysages qui semblent représenter à Nerval "les

couches successives des édifices des différents ~ges",29 on a l'impression que

Nerval n'a pas résisté à la tentation de composer un tableau charmant, mais ott

il entre peut-être plus d'imagination que d'exactitude. Relevons cependant une

nostalgie du paradis perdu, de joies innocentes, et son émoi à voir de jeunes

personnes "si belles .•• qu'elles inspiraient toutes une sorte d'amour sans

préférence et sans désir, résumant tous les ~nivrements des passions vagues de

la jeunesse. ,,30

On voit donc chez Nerval, dans sa qu~te du pays de l'enfance, un mélange de

Mallarmé et de Baudelaire.

M. Sebillotte résume ici les sentiments du poète:

l:Nerval:Jest de ceux qui subissent l'emprise du passé, à la recherche du paradis perdu. Nulle splendeur, ni la plus dérobante allégresse, rien ne peut égaler ce je ne sais quoi qui demeure comme un rappel de ces enthousiasmes juvéniles ott il semble qu'on s'incorpore à l'unité cosmique. Quel suspens de tout l'~tre en cet instant ott un geste, une parole peuvent rompre l'harmonie essentielle. Ephémère et fragile extase qui délie le corps de ses attaches terrestres~l consume l'!me ravie, et lui entr'ouvre la porte de l'infini.

Nerval recherche, à travers le pays de l'enfance, l'extase perdue;avec l'harmonie

reconquise il pourra se réunir avec les !mes dans le monde des esprits.

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c'est donc la nostalgie d'un bonheur perdu qui conduit notre auteur vers

le pays de son enfance. Quelques lignes, d'Aurélia, y font allusion, et une

phrase suspendue:

Il Y avait lh une terrasse ombragée de tilleuls qui me rappelait aussi le soùvenir de jeunes filles, de parents, parmi lesquels j'avais grandi. Une d'elles ... mais opposer ce vague amour de jeunesse, y avais-je songé seulement. 32

Entre temps, Nerval avait écrit et publié "Sylvie" après y avoir travaillé

près d'un an, ainsi que nous l'apprennent ses lettres. Retourner dans le Valois

o~ s'étaient écoulées, paisibles, ses premières années sans que rien ne vienne

troubler ces rêveries d'enfant soumis h l'indulgente surveillance des vieillards,

revoir ces contrées o~ il avait goüté les émois délicieux de l'adolescence,

n'était-ce pas chercher h rentrer en état de grâce pour être délivré des obsé-

dants remords. "Comme les heures passaient alors, légères, merveilleusement

colorées par les jeux imaginaires, tellement plus passionnantes que la sévère

réalité. Quand tout semble perdu h l'homme blessé par de cruelles épreuves,

angoissé devant l'avenir, sans confiance en lui-même et prêt h abandonner la

lutte, comment se purifier sinon en redevenant semblable h l'enfant riche de

promesses et que la vie n'a pas encore déçu?,,33

Le voyage au Valois que Nerval dépeint dans "Sylvie" et qui lui fournit un

prétexte h l'évocation des souvenirs, est imaginaire. Comme l'a remarqué M. Au-

diat: "il est frappant d'observer qu'avant l'automne de 1850 il n'existe dans

l'oeuvre de Nerval aucune évocation un peu attendrie du Valois, et qu'h partir

de cette date, tous les récits sont remplis d'allusions aux premières années de

sa vie". Sans doute est-ce h la mèine époque (1850) que de Mortefontaine, Nerval

confie h son ami Houssaye: "Jusqu'ici rien n'a pu guérir mon coeur qui souffre

toujours du mal du pays. ,,34 Il est important d'insister sur ce décalage chrono-

logique qui lui fait rapporter au temps de son amour pour Jenny Colon des sentiments

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développés ultérieurement, et qui, dès le début, risquent d'induire en erreur

si l'on n'y prete attention. Nerval nous entratne tout naturellement dans un

monde imaginaire ob il rencontre un jeune homme qu'on lui dit comblé des faveurs

de l'actrice. Dès lors, il s'abandonne à la rêverie qui le ramène insensiblement

au passé: "Plongé dans une demi-somnolence, toute ma jeunesse repassait en mes

souvenirs. Cet état ob l'esprit résiste encore aux bizarres coDbinaisons du

songe, permet souvent de voir se presser en quelques minutes les tableaux les

plus saillants d'une longue période de la vie. ,,35 Il rêve ensuite de Sylvie

et d'Adrienne, et "des jeunes filles [qui] dansaient en rond sur la pelouse en

36 chantant de vieux airs transmis par leurs mères."

Nerval idéalise les souvenirs afin de soulager sa vie objective. Nous

lisons par exemple:

Sylvie m'échappait par ma faute; mais la revoir un jour suffit pour relever mon ame: je la plaçais désormais comme une statue souriante dans le temple de Sagesse. Son regard m'avait arreté au bord de l'abtme. Je repoussais avec plus de force encore l'idée d'aller me présenter à Aurélia pour lutter avec tant d'amoureux vulgaires qui brill~ient un instant près d'elle et retombaient brisés. 37

On voit dans ces lignes le besoin de donner à la femme qu'il n'a pas su conquérir

les vertus et les perfections la plaçant au rang des déesses, comme s'il évitait

ainsi de s'avouer une méprise, quelles que fussent les apparences moins flatteuses,

et de garder un ressentiment de l'insuccès que la différence de condition rendait

inévitable.

On conclut donc que la nostalgie qui conduit Nerval au pays de son enfance

a pour but d'apaiser son coeur désemparé. "La brume qui monte des étangs dans le

silence du soir, lfombre épaisse des forêts purifiantes comme l'obscurité des

cathédrales, traversée d'un rayon oblique ob brille un vol d'insectes, les douces

prairies et la senteur des foins coupés, la course majestueuse de la lune, tandis

que le chant du rossignol fait taire la nuit, cette conspiration de la.nature

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semble promettre une félicité dont on ne sait plus au juste si elle fut

réellement éprouvée ici-bas, ou si ce n'est qu'un arrière-goüt du paradis

38 perdu. Il

Gérard n'a reçu de caresses que des vieillards. Lorsqu'il retourne au

Valois, dans la vie réelle ou dans le rêve, n'est-ce pas pour y chercher cette

tendresse féminine imaginée dont il n'a trouvé nulle part l'équivalent? Le

dénouement lui échappe faute d'avoir nommé celle dont il a toute sa vie pour-

suivi l'image - la Mère!

La nostalgie ramenait Nerval au pays du Valois, et l'emprise grandissante

des souvenirs d'enfance donnait un tour nouveau ~ ses rêveries: ~ mesure qu'il

remonte vers son passé, le~ figures de femmes aimées se superposent et se brouil-

lent en cette image idéale, trop floue'pour être distinctement reconnue.

En général l'homme s'identifie avec ceux qui sont en des situations analogues

à la sienne. Par exemple, l'acteur s'identifie au rOle qu'il joue et nous faisons

de même pour des raisons différentes: c'est que certains traits du personnage

ressemblent aux nOtres. Mais certains hommes s'identifient ~ eux-mêmes; c'est-à-

dire qu'ils deviennent leur propre héros. Tel est Gérard de Nerval. Il inverse

le procédé, met de lui-~me dans son oeuvre et s'identifie avec l'homme qu'il

crée ~ travers ses propres traits. La femme dans sa vie, devient l'héroine de

ses récits. Il la crée telle qu'il voudrait qu'elle füt. Ainsi la femme dans sa

vie devient l'idéal de son oeuvre. Son cbaession de la femme réelle deviendra,

dans ses écrits, sa religion de la femme rêvée. Il expliquera ses convictions

~ travers son propre mythe: celui de la femme.

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Notes

1. Nerval, Oeuvres (Pléiade), préface, p.ix

2. Nerval, Les Filles du Feu, "Sylvie" (Livre de Poche), p.143

3. Ibid.

4. Nerval, Aurélia (Livre de Poche), p.230

5. Jean Richer, Gérard de Nerval (Poètes d'Aujourd'hui 21, Editions Pierre Seghers, Cinquième édition refondue), p.103

6. Nerval, Aurélia (Livre de Poche), p.235

7. Richer, op.cit., p.l04

8. Sur un carnet de Gérard de Nerval, "l'Artiste", 13 mai 1855

9. cité par Albert Bé~~in, Gérard de Nerval (Paris, Librairie José Corti, 1945), p.ll4

10. Ibid.

11. Nerval, Oeuvres, ''La Pandora" (Pléiade), p.137

12. Raymond Jean, Nerval Par Lui-Même ("Ecrivains de Toujours", Editions du Seuil, 1964), p.20

13. Nerval, Aurélia (Livre de Poche), p.233

14. Nerval, Les Filles du Feu, "A Alexandre Dumas" (Livre de Poche), p.15

15. Nerval, Oeuvres (Pléiade), T.I, p.245

16. Edouard Peyrouzet, Gérard de Nerval Inconnu (Paris, Librairie José Corti, 1965), p.66

17. cité par Peyrouzet, Ibid. , p.75

18. Ibid. , p.77

19. Ihid.,p.78

20. Ibid.

21. Gisèle Marie, Des Interdits de Gérard de Nerval (''Mercure de France"), p.228 et sq.

22. Peyrouzet, op.cit., p.79

23. Ibid.

24. L.-H. Sebillotte, Le Secret de Gérard de Nerval (Paris, Librairie José Corti, 1948), p.65

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1

l!J?i ~

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25. Nerval, Faust et le Second Faust de Goethe (Paris, 1868), T.I, p.1-265

26. Béguin, op.cit., p.97

27. Nerval, Aurélia (Livre de Poche), p.275

28. Ibid.

29. Nerval, Aurélia (Livre de Poche), p.232

30. Ibid., p.233

31. Sebillotte, op.cit., p.l07

32. Nerval, Aurélia (Livre de Poche), p.256

33. Sebillotte, op.cit., p.148

34. Lettre inédite citée par Aristide Marie, Gérard de Nerval te Poète et l'Homme (Librairie Hachette, 1955), p.250

35. Nerval, Les Filles du Feu, "Sylvie" (Livre de Poche), p.124

36. Ibid.

37. Ibid., p.153

38. Sebillotte, op.cit., p.175

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DEUXIEME PARTIE

LA RELIGION DE NERVAL

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CHAPITRE 1: Mysticisme. occultisme et christianisme

C'est en Orient peut-etre que ces évocations nées du "Second Faust", des

Illuminés de Swedenborg,parviennent à une synthèse dans l'esprit de Nerval,

sans oublier les mystiques antiques. ''La pensée [du poète] était devenue comme ~ 1

une nouvelle Eleusis où ses amours terrestres achevèrent leur évolution."

Dans "Occident", Nerval écrit: "J'ai ravé dans la grotte [de Naiade) où

verdit la Sirène ... " Il retrouve au fond de lui-même cette d4votion aux Dieux,

aux forces de la Nature, que le bon et simple Antoine Boucher lui inculqua jadis,

et qui s'était muée en ferveur durant son voyage aux Cyclades: "Je tâchais

[alor~ de penser aux Dieux Immortels qui ont inspiré tant de nobles génies,

tant de hautes vertus."

On sent chez Nerval une ferveur pour le panthéisme. Il a reconnu, par exem-

pIe, dans le "Second Faust" le panthéisme moderne: Dieu est dans tout. Il observe

que Goethe met à contribution tous les systèmes de philosophie touchant l'immorta-

lité de l'~me - "monades" de Leibnitz ou visions magnétiques de Swedenborg - pour

créer une sorte de vraisemblance fantastique aux yeux même de l'imagination. C'est

la sorte de vraisemblance que lui-même demandait aux mythes. Mais, il lui faudra

attendre que la Muse, "entrée dans son coeur comme une déesse dorée", s'en échappe

"comme une pythie en jetant des cris de douleur", pour qu'il soit enfin lui-œme.

L'influence du docteur V~~;al

"L'enchatnement des faits "a mis le ëiocteur G. Vassal (beau- pêre d'Henri

Dublanc) sur la route de Nerval et notre auteur a dü s'attacher étroitement à lui.

Comme Antoine Boucher, le docteur est surtout un atre à l'esprit chimérique. Il

approfondit les mystères des religions anciennes et vit dans un passé fabuleux

qui l'enveloppe d'une nuée protectrice. Il se nourrit de ces mystères, à ses yeux

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plus réels que la réalité.

Le docteur Vassal a eu une influence déterminante sur Gérard. Pourtant,

celui-ci n'en a jamais parlé, mais, il a confondu dans son oeuvre les deux êtres

aimés: l'oncle Antoine et le àPcteur Vassal. Le poète apprend de ce dernier des

idées et symboles qui, se décantant, vont constituer son fonds mythique.

"Le Comte de Gabalis", de l'abbé de Villars, (que Nerval trouve dans la biblio-

thèque du docteur), introduit l'enfant dans le-monde des Elémentaux. Nymphes,

ondines, gnômes et salamandres font irruption dans son imagination enflammée.

"La terre est remplie jusqu'au centre de gnOmes, gens de petite stature, gardiens

des trésors et de pierreries. Ils fournissent aux enfants des Sages tout l'argent

qui leur est nécessaire et ne demandent guère pour prix de leur service que la

. 2 glol.re d'être commandés."

Chose bouleversante, le mariage des Humains et des Elémentaux est possible.

Ne sont-ils pas d'ailleurs eux-mêmes mariés? "Leurs femmes et leurs filles sont

des beautés mâles, telles qu'on dépeint les amazones.,,3 Quant aux filles des

Elémentaux, ne sont-elles point ces "cousines ... intrépides chasseresses 4

belles comme les filles de Léda"? Notre auteur a entrevu, sans doute, que ce

mariage symbolise le pouvoir qu'obtient l'Adepte sur les forces-esprit de la

Nature. N'est-ce pas de ce mariage que va na1tre son idée du mariage mystique à

la Mère-Epouse afin d'entrer dans le monde de l'au-delà? Nous trouverons bientôt

la réponse.

De toute manière, la bibliothèque du ~cteur Vassal a ouvert à Nerval tous

les systèmes, toutes les étrangetés. Elle lui permet de confier à une mémoire, ,

sans fond, comme celle de Proust, d'immenses réserves, toujours accrues. "J'ai

beaucoup lu, mais sans doctrine, sans méthode particulière,'? fera-t-il dire à

Cazotte.

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Le syncrétisme religieux de Nerval

L'intoxication précoce, provoquée par une matière trop riche imparfaitement

assimilée, est nettement avouée dans la préface des Illuminés: "J'ai tout jeune

absorbé beaucoup de cette nourriture indigeste ou malsaine pour l'~e, et, plus

tard même, mon jugement a eu ~ se défendre contre ces impressions primitives.,,6

De cet acquis sans limites, le conteur et le poète, par une véritable transmuta-

tion s~nt profiter en évoquant le mythe de la femme. Comme l'a dit M. Jean

Richer,

Ce qu'on a coutume d'appeler la folie de Nerval pourrait bien être la conséquence de pratiques magiques ou théurgiques, celles que pratiquaient les élus coens ou celles qui sont consignées dans la "Philosophie occulte" de Cornelius Agrippa, pratiques ayant pour objet d'évoquer l'~e de sa mère'ou celle de Jenny Colon. 7

Le rendez-vous dans cette vie que s'étaient donnés Gérard et Jenny était

manqué, comme nous l'avons vu dans notre étude. "Câptifs," tous deux, ils

n'avaient pu - surtout elle - reconna1tre l'appel que se lançaient leurs ames,

par dessus les contingences. De cel~, Gérard a dü être persuadé, et Faust n'a

pu que le confirmer dans cette certitude. Sa vie ne sera pas autre chose - à

travers sa carrière littéraire incertaine - qu'un approfondissement des vérités

que le vieux Goethe, perçant "les portes d'ivoire et de corne qui nous séparent

du monde invisible,,8 avait apporées. Attente aussi, des réalisations promises.

Du mariage de Sophie de Lamaury à la rencontre de Jenny Colon, il n'y a,

semble-t-i1, place dans son existence que pour l'Amitié, L'Amour - l'Unique -

lui étant interdit, a-t-il, refoulant ses aspirations, reporté sur la seule amitié 9

ses raisons de vivre? On pourrait le croire.

Cependant, dès le collège, Gérard de Nerval a dü se sentir isolé. Ce n'est

pas uniquement par modestie qu'il se dérobe ~ la curiosit~ admirative de ses

condisciples. Une hypersensibilité toujours en éveil, le fait écarter de son

chemin tout ce qui peut troubler son rêve intérieur. Ce qu'il y a d'ailé,de

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presque immatériel chez lui, se trouve bien précisé par Heine: "C'était vrai­

ment plutôt une be qu'un homme. ,,10 D'ailleurs, cOIIlIle l'a dit son ami Théophile

Gautïér , il a su garder la candeur de l'enfant; la corruption ne s'est pas

dé 1 1 . Il

ve oppée en Ul.. Notre poète a toujours été pur, ne demandant ~ la vie que

la réalisation de son idéal, et il espérait le trouver d'abord dans les religions

de l'antiquité.

Familier du merveilleux, ~ la recherche de "Correspondances" (disciple de

Baudelaire), Nerval ira plus avant. Il pressent un monde de connaissance qu'il

ne faut paS négliger et qui pourrait mener ~ la communication avec ces mondes

que Swedenborg ou plus simplement Goethe lui ont laissé entrevoir. "Comme

l'araignée au centre de sa toile, il suit ces créations de son esprit, sans

s'étonner de leur étrangeté, attentif seulement ~ leurs combinaisons. La nuit

accro1tra son potentiel d'images, et ses rêves seront le prolongement de cette

intarissable prolifération diurne. ,,12

Nerval avait ~ maintes reprises cherché dans une croyance mystique l'apai-

sement de ses craintes et de ses désirs. On voit cela dans Aurélia. Il f~ut

seulement remarquer que Gérard, après avoir entrevu le salut dans la foi ou

Christ, n'a pu se soumettre aux stricte mystères enseignés par l'Eglise. Il

semble, dans son désarroi, devoir retourner aux divinités dont les promesses

ambigüés leurraient avec douceur une déception inconsolée. Mais son extrême

réserve s'impose, et on ne sait si quelque lueur n'a pas touché son be dans les

ténèbres. On sait cependant qu'il a imploré jusqu'au bout l'illumination de la

grlce: IlQue faut-il? se préparer ~ la vie future comme au sommeil. .• L'Ecriture

dit qu'un repentir suffit pour être sauvé, mais il faut qu'il soit sincère. - Et

si l'événement qui vous frappe empêche ce repentir. Et si l'on vous met en état

de fièvre, de folie? - Si l'on vous bouche les portes de la rédemption?,,13 Tra-

gique interrogation qui demeure pour nous sans ré~c~se.

On aperçoit donc que les mystères d'initiation d'Egypte et d'Asie Mineure

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attirent la curiosité de notre poète. '~a religiosité de Nerval, dépourvue

d'une armature intellectuelle, qui eüt pu le mener ~ la foi, se perdait en

aspirations vagues o~ revient la nostalgie d!un bonheur répondant ~ d'ineffables

élans.,,14 Ne dit-il pas que sa prière était alors "celle des rêveurs et des

poètes, c'est-~~dire l'admiration de la nature et l'enthousiasme des souvenirs."lS

Il est de ceux qui subissent l'emprise du passé ~ la recherche du paradis perdu.

'~a plus rigoureuse ascèse, ou la puissance du r~ve permettront de goüter ~

nouveau un tel enchantement. ,,16

Les écrits de Nerval témoignent d'une inquiétude religieuse en quête d'une

foi rédemptrice. Il serait plus exact de dire l'assurance du bonheur, car c'est

de cette certitude qu'il a faim. D'ailleurs, il explique lui-même, avec une

étonnante clairvoyance, comment s'est formée la conviction o~ il puisait la

force de lutter. Un passage d'Aurélia nous dit clairement ~ quel mobile impé-

ri eux il obéissait:

Je veux expliquer comment, éloigné longtemps de la vraie route, je m'y suis senti ramené par le souvenir chéri d'une personne morte et comment le besoin de croire qu'elle existait toujours a fait rentrer dans mon esprit le sentiment précis de diverses vérités que je n'avais pas assez fermement recueillies en mon ~.17

Voici de nouveau le problème de la survie des ames et des rapports qu'elles

peuvent avoir avec les vivants - problème qui préoccupait Nerval avant la crise

de 1841. L'accès onirique avait apporté une réponse consolante ~ cette question,

et, depuis la mort de Jenny Colon, Gérard n'a pu surmonter les conséquences d'un

échec qui lui interdisait désormais d'aimer une autre femme. L'encha1nement est

d'une implacable logique: il ne reste ~ Nerval qu'un seul- espoir, retrouver dans

un autre monde celle qu'il n'a pu conquérir ici-b~s. Cela n'est pas impossible,

puisqu'il croit maintenant, comme au premier jour, que Jenny l'aime seul et

l'attend pour le mariage mystique.

A plusieurs reprises, Nerval a confessé avec une courageuse sincérité

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"l'irrésolution qui s'est souvent unie chez [lUi] h l'esprit religieux le plus

prononcé.,,18 Dans "Isis", publié· en 1845, il en indique les raisons:

Enfant d'un siècle sceptique p1utOt qu'incrédule, flottant entre deux éducations contraires, celle de la Révolution, qui niait tout, et celle de la réaction sociale, qui prétend ramener l'ensemble des croyances chrétiennes, me verrais-je e~tra1né ~ tout croire, comme nos pères les philosophes l'avaient été ~ tout nier?19

Aurélia ne nous cache pas que, malgré des velleités de retour au christianisme,

il fut toujours retenu par la crainte de s'engager rrdans les dogmes et les pratiques

d'une religion redoutable, contre certains points de laquelle (!1 avaiSJconservé

des préjugés philosophiques.rr20 Nous verrons que vraisemblablement les obstacles

étaient d'un autre ordre et que, si notre poète n'a pu se convertir entièrement

h la foi chrétienne, c'est pour des raisons affectives, bien plus que du fait

d , b" . l' t 21 o Ject~ons rat~ona ~s es.

Mais revenons à la déesse Isis, en qui s'exp~iment des aspirations à un syn-

crétisme religieux que le voyage de Gérard en Orient avait favorisée-S ...

L'auteur raconte dans rrOctavie", qu'après une nuit étrange ott le désespoir

l'amène à désirer la mort, il se rappelle qu'il a un rendez-vous avec une jeune

anglaise qu'il avait rencontrée en Italie. Ils vont visiter Pompéi et Gérard lui

explique les cérémonies du culte d'Isis:

Elle voulut jouer el!~-même le personnage de la déesse, et je me vis cha~gé du rOle d'Osiris, dont j'expliquai les divins mystères. En revenant, frappé de la grandeur des idées que nous venions de soulever, je n'osai lui parler d'amour ... Elle me vit si froid qu'elle m'en fit reproche. Alors je lui avouai que je ne me senrcûS plus digne d'elle. Je lui contai le mystère de cette apparition qui avait réveil­lé un ancien amour dans mon coeur, et toute la tristesse qui avait succédé à cette nuit fatale ott le f~~tOme du bonheur n'avait été que le reproche d'un parjure.

On remarque l'analogie frappante entre cette scène et ce qui s'est passé avec

Marie Pleyel. Ce qu'il avait tu dans les rrAmours de Vienne rr , Gérard le livre

ici pour la première fois, avant de le redire en termes presque identiques dans

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Aurélia. Rien ne peut montrer mieux que ces états successifs d'un m~e thème

quelle souffrance fut ~ l'origine de ce MYTHE qui avait pour but d'atténuer un

souvenir intolérable.

On a vu que le culte de la Mère est celui auquel Nerval s'attache de préfé-

rence. Nous citerons ces textes d'une importance capitale:

Je songeais ~ ce magnifique préambule des "Ruines" de Volney, qui fait appara1tre le Génie du passé sur les ruines de Palmyre et qui n'emprunte ~ des inspirations si hautes que la puissance de détruire pièce à pièce tout l'ensemble des traditions religieuses du genre humain! Ainsi périssant, s~us l'effort de la raison moderne, le Christ lui-m~me, ce dernier des révélateurs, qui, au nom d'une raison plus haute, avait autrefois dépeuplé les cieux. 0 nature! Ô mère éternelle! était-ce l~ vraiment le sort réservé au dernier de tes fils célestes? Les mortels en sont-ils venus à repousser toute espérance et tout prestige, et, levant ton voile sacré, déesse de Sàis! le plus hardi de tes adept~~ s'est-il donc trouvé face ~ face avec l'image de la Mort?

Voilà l'inévitable angoisse: faut-il admettre que la mort est l'anéantissement

de l'être? Le croire serait se condamner au désespoir, et Nerval ne peut s'y

résoudre, qui ajoute: "Si la chute successive des croyances conduisait à ce

résultat ne serait-il pas plus consolant de tomber dans l'excès contraire et

d'essayer de se reprendre aux illusions du passé?,,24 Nous savons pourquoi Nerval

ne pouvait se passer d'une telle consolation.

La Divinité qui sauve l'homme n'est-ce pas la même adorée sous les noms

divers dans le monde entier? C'est la mère qui règne sur la nature, qui est

"la ma1tresse des éléments, la source première des siècles, la plus grande des

divinités, la reine des manes ... ,,25 Le développement du culte marial dans l'E-

glise vient confirmer aux yeux de Nerval la suprématie du principe féminin, qui

est ~ la fois l'origine et le terme oà il est désirable de retourner:

... Chez tous les peuples sincèrement attachés à l'Eglise romaine, la dévotion à la Vierge, n'est-elle pas devenue une sorte de culte exclusif? N'est-ce pas toujours la Mère sainte, tenant dans ses bras l'enfant sauveur et médiateur qui domine les esprits, et dont l'apparition produit encore des conversioh-s comparables ~ celle du héros d'Apulée?

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Isis n'a pas seulement ou l'enfant dans ses bras, ou la croix à la main comme la Vierge: le m~e signe zodiacal leur est con3acré, la lune est sous leu2g pieds, le m@me nimbe brille autour de leur t@te.

Et plus loin, cette phrase admirable:

Une femme divinisée, mère, épouse ou amante, baigne de ses larmes ce corps saignant et défiguré, victime d'un principe hostile qui triomphe par sa mort, mais qui sera vaincu un jour. 27

Comment ne pas songer à l'absence de tendresse wQ~arnelle dont fut victime Nerval?

Le 'Songe de Polyphilel' lui suggère certaines réflexions. Pas une fois il ne

nomme le Père créateur, ni les trois personnes de la Trinitt chrétienne. Le

Fils, qui assume notre nature humaine, malgré son essence divine, retourne à la

mère qui contient tout. Il est l'exemple proposé aux hommes qui doivent s'efforcer

de l'imiter pour rejoindre eux aussi une femme, mère, épouse ou amante. Retenons

ceci qui est primordial:. nI 'amante ou l'épouse est en m@me temps la mère, et

d'ailleurs si elle n'était l'une et l'autre à la fois, elle ne pourrait répondre

à tous les besoins de l'homme, projetés sur cette idéale divinité. n28

On voit donc pourquoi l'inquiétude religieuse de Nerval se tournait vers la

déesse Mère et non pas vers le Créateur. Il est naturel que l'aient attiré les

religions antiques qui célébraient la suréminence d'une divinité dont la bien-

veillante protection apaise les besoins les plus primitifs. Sa foi sincère et

naïve avait cherché à s'appuyer sur une doctrine qui en fut la justification,

car tout sentiment religieux éprouve le besoin d'une armature philosophique

paraissant répondre aux exigences de la raison. Ainsi, c'est aux religions antiques,

aux conceptions vagues de l'occultisme, que Nerval avait d'abord fortifié, en la

précisant, son expérience personnelle. Ce syncrétisme lui avait fourni dans des

mythes imprégnés d'une obscure signification symbolique l'explication qui supprime

l'angoisse.

Aussi, Nerval a-t-il puisé ses angoisses dans le christianisme et le culte

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de la Vierge. N'oublions pas que ce dernier n'a cessé de grandir au cours des

siècles, jusqu'~ supplanter chez un grand nombre de fidèles l'adoration de la

Trinité. Celle que les fidèles implorent ne l'appellent-ils pas Mère très p~e?

Mère très chaste? Mère inviolée? Elle est le refuge o~ l'on cherche la consola­

tion aux heures de détresse. En m~me temps que le Christ avait enseigné le Père,

~ l'heure du sacrifice qui allait consommer l'oeuvre de rédemption, il laissait

aux hommes une Mère de miséricorde, sa propre Mère, la Vierge Marie. La dévotion

~ la Vierge-mère répond à des tendances si profondes qu'il n'y a pas ~ s'étonner

qu'elle puisse parfois l'emporter sur l'adorateur de Dieu. Pour Nerval Elle se

rattache ~ la jeune femme par sa pureté et ~ la mère par sa tendresse et sa

souffrance.

Ce n'est que quand tout semble l'abandonner - quand le monde des esprits lui

devient hostile et qu'Aurélia lui échappe - que Nerval se tourne vers Dieu, seul

capable de venir en aide à sa détresse. Mais m~e ~ ce moment-l~, o~ il sent

confusément qu'en dehors de la foi religieuse rien ne peut le sauver de son

désespoir, il n'arrive pas ~ se débarrasser de ses conceptions philosophiques.

Le flottement de son esprit et des convictions l'empêchent de demander ~ Dieu le

refuge et la paix.

Notre auteur n'a pas eu d'éducation religieuse suivie. Il a 1ui-m@me étudié

le mysticisme et l'occultisme, puis le christianisme en tant que religion de son

époque. Dans chaque idéologie qu'il apprend, Nerval ne cherche que l'image de la

femme protectrice. Partant de la mythologie grecque et de la religion de son

époque il voulait créer son propre mythe de la femme. L'idée que Nerval se fait

de la religion correspond avant tout ~ des aspirations psychologiques dépendant

de conflits que nous mettons peu ~ peu au jour.

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Notes

1. Francis Carco, Gérard de Nerval (Paris, Editions Albin Michel, 1953), p.132

2. Abbé de Villars, Le Comte de Gabalis (Georges Carré, éd., 1890), p.lO, Il, 50

3. Ibid.

4. Ibid.

5. cité par Edouard Peyrouzet, Gérard de Nerval Inconnu (Paris, Librairie José Corti, 1965), p.13l

6. Nerval, Les Illuminés (V. Lecou, 1852)

Î. Jean Richer, "Nerval devant la psychanalyse"; dans "Cahiers de l'Association internationale des études françaises", juin, 1955, ~ 7

8. Nerval, Faust et Le Second Faust de Goethe (Paris, 1868), p.1-265

9. Peyrouzet, op.cit., p.253

10. cité par Peyrouzet, Ibid., p.255

Il. Théophile Gautier, Mlle. de Maupin, 1878

12. Peyrouzet, op.cit., p.26l

13. Nerval, Aurélia (Livre de Poche), p.244

14. L.-H. Sebillotte, Le Secret de Gérard de Nerval (Paris, Librairie José Corti, 1948), p.l06

15. cité par Sebillotte, Ibid., p.l07

16. Ibid., p.l07

17. Nerval, Aurélia (Livre de Poche), p.260

18. Ibid.

19. Nerval, Les Filles du Feu, "Isis" (Livre de Poche), p.189

20. Nerval, Aurélia (Livre de Poche), p.259

21. Sebillotte, op.cit., p.114

22. Nerval, Les Filles du Feu, "Octavie" (Livre de Poche), p.179

23. Nerval, Les Filles du Feu, "Isis" (Livre de Poche), p.189

24. Sebillotte, op.cit., p.115

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25. Nerval, Les Filles du Feu, "Isis" (Livre de Poche), p.l90

26. ~., p.l9l

27. Ibid., p.l93

28. Sebillotte, op.cit., p.ll6

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CHAPITRE II: Le culte de la Femme

Gérard de Nerval fait de la femme un dieu. Sa déesse devient une figure

à laquelle il rend hommage. Il crée autour d'elle tout un système d'adoration

et de croyances. Son paganisme est divin; sa religiosité est pâienne: d'ob la

mythologie qui se trouve dans "sa" religion.

La beauté de la femme remplace, pour lui, le cOté sensible de la religion.

Pour Gérard, l'idée même de l'amour est inséparable d'une femme qui chante: c'est

la cantatrice qu'il avait aimée en Jenny Colon, et pour qui il avait rêvé d'un

opéra consacré à la Reine de Saba, "fée des légendes". C'est la beauté de la

voix comme la beauté des chants religieux qui l'attire: Sylvie fredonne des

chants populaires, Adrienne fait entendre des romances anciennes et pieuses,

Aurélia est cantatrice '" Il faut rattacher cet amour de la femme-chanteuse à

la conception "courtoise" de l'amour - la dame est inaccessible et il faut admirer

sa beauté de loin. Les jeunes hommes de la cour, au Moyen-Age, jugeaient les

jeunes femmes dans la mesure où elles étaient bonnes ~~ ... Les qualit~s

physiques n'entraient jamais dans le portrait que l'admirateur ~e faisait de la

dame. (Ceci est écrit dans l'histoire, mais on se demande ... )

Nerval a poursuivi le souvenir d'une amie perdue jusqu'aux royaumes ob les

~es se transfiorment en quelque essence divine. Il fait d'Aurélia une présence

religieuse, un être croyant, dont il cherche le pardon:

J'ai préféré la créature au créateur, j'ai défié won amour et j'ai adoré, selon les rites pa~ens ... 1 celle dont le dernier soupir a été consacré au Christ.

Il identifie le formel au spirituel et prend pour divins les simulacres de la

femme. On découvre l'aspect rel~gieux de sa passion dans ces mots:

... l'accent divin de piété donnait aux simples paroles qu'elle [Aurélia) m'adressa une valeur inexprimable comme si quelque chose de la religion se mêlait aux douceurs d'un amour jusque-là profane et lui imprimait le caractère de l'éternité. 2

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Gérard met sa passion fragile sous la sauvegarde de Dieu. Tout ce qui est

beau moralement, il le rapporte A Dieu; la fécondation c'est la perte du beau. ,

L'amour de notre poète pour Aurélia est pur et beau. Il peut donc faire d'elle

une mère-d'~e par excellence - la Vierge Marie. La Vierge symbolise ce qu'on

ne peut obtenir, ce qu'on ne peut toucher, d'ob son symbolisme transcendental.

Elle appartient A la raison esthétique et antérieure A toute expérience: on ne

peut la saisir ni dans la vie ni dans le rêve. Aurélia devient la Vierge, d'abord

parce qu'elle ne peut être possédée, ensuite parce que Gérard l'idéalise A un tel

point qu'il ne peut plus la concevoir dans ce monde. Comme l'a dit Lamartine:

"ton amour m'a refait une virginité".

Le mythe de la Vierge protectrice guide Nerval, le conduit A la foi, mais c'e~

elle aussi qui le détruit.

Dans une vision merveilleuse, Gérard confond avec la déesse universelle,

les femmes qu'il a aimées:

- Je suis la même que Marie, la même que ta mère, la même aussi que sous toutes les formes tu as toujours aimée. A chacune de tes épreuves, j'ai quitté l'un des masques dont je voile mes traits, et bientôt tu me verras telle que je suis. 3

C'est la Femme qui lui parle, Elle est transfigurée en Ange, et représente tout

ce que Gérard a jamais aimé: elle est A la fois son amante mystique, sa mère,

sa protectrice et son dieu. Elle réunit tous les visages protecteurs! Sans la

présence de cette femme-déesse, Gérard ne peut vivre. Il la voit partout et rêve

d'elle dans son monde merveilleux .

... - Je voulus fixer davantage mes pensées favorites ... Une figure dominait toujours les autres: c'était celle d'Aurélia, peinte sous les traits d'une divinité, telle qu'elle m'était apparue dans mon rêve. Sous ses pieds tournait une roue, et les dieux lui faisaient cortège. Je parvins A colorer ce groupe en exprimant le suc des herbes et des4fleurs. - Que de fois j'ai rêvé devant cette chère idole!

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Maxime du Camp, dans ses "Souvenirs Littéraires", nous a décrit un dessein

semblable du poète: " ... Tout gravite autour d'une femme géante, nimbée de

sept étoiles qui appui~ ses pieds sur le globe, où rampe le dragon et qui

symbolise à la fois Diane, Sainte Rosalie et Jenny Colon." L'identification

dans l'esprit de Nerval d'Aurélia avec la Reine de Saba, et la Sophie des gnostiques

ne fait donc pas de doute.

Aurélia, semble une toute-puissance, une beauté céleste, à laquelle l'auteur

prodigue des louanges, des flatteries et qu'il aime passionnément à sa façon.

D'où la frustration de Nerval, qui veut la ramener sur terre; car, pour lui, le

réel et le rêve sont une même chose.

AussitOt que les figures tutélaires se fondent en un visage unique - celui

de Jenny - Aurélia prend les traits de celle qui pardonne; elle est la Vierge ou

la Médiatrice. Cette transformation fait passer un être de la vie réelle à un état

angélique. Les visions dont Aurélia fixe le souvenir finissent par se faire de

plus en plus lumiœuses à mesure <:p.1e se précise l'identification de Jenny avec

l'Ange intercesseur.

"J'ai revu celle que j'avais aimée transfigurée et radieuse ... "S Aurélia est

métamorphosée en Médiatrice céleste. C'est elle qui va ramener Gérard à "la pensée

religieuse" dont il cherche le secours. Malheureusement, elle ne le sauve pas.

Le culte de la femme:

Schéma de la métamorphose de la femme chez Nerval (de la femme à la Vierge)

Sylvie----+' Sylvie Jenny Colon et Marie Pleyel

Sophie Daw~drienne----------~.~ Sophie de Lamaury

Isis (la mère épouse) Mme de Labrunie __ ---------------.. La Vierg~

(la pureté) Vénus (l'amour)

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Notes

ct 1. Nerval, Aurélia (Livre de Poche), p.254

2. Ibid., p.221

3. Ibid., p.266

4. Ibid., p.238

5. Nerval, Aurélia, l'Mémorables" (Livre de Poche), p.278

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CHAPITRE III: L'idéal de la Femme

Nerval recherche toujours le même archétype chez la femme, un type éternel,

celui de la mère-épouse sacrée, la mère étant son Dieu et l'épouse sa "Dame".

Ce sont deux formes platoniques qu'il poursuit, formes inaccessibles. Relisons:

Amour, hélas! des formes physiques! la femme révoltait notre ingénuité! il apparQt reine ou déesse et surtout n'en

Vue de près, fallait gu'ellf pas approcher.

Dans cet appel à l'idéal, Gérard méprise une vie bassement matér~lle. Il aspire

à la gloire pour mériter une femme rêvée qu'il pare de toutes les perfections.

Frustration de la mère, première frustration de l'amour (avec Sylvie),

amour pour une femme qui ne lui permettra pas la possession: même dans la vie

la femme est quelque chose d'intouchable. Dans son oeuvre, elle devient la

personnification de toute femme qui est être de mystère et par là indéfinissable.

Les trois aspects de cette femme idéale, Isis (la mère-épouse), la Vierge (l'amour

pur) et la Mère souffrante (la stérilité), représentent la Beauté, la plus belle

forme possible: elle est abstraite et pareille à un dieu. La Beauté, c'est-à-

dire, l'idéal de la femme chez Nerval est éternel. Comme un dieu, la Femme Belle

nous surveille et protège dans ce monde comme dans l'autre .•. Ce mythe de la

femme-dieu est conçu mais non réalisé par Nerval, puisqu'on ne peut atteindre un

tel idéal.

La femme, en fait, est toujours charnelle. Mais chez notre auteur cette

distinction n'existe pas: il la rejette. Il découvre le camouflage du charnel

dans la religion o~ l'on adore la femme céleste et pure. Il se crée un idéal de

la femme en fonction de ses propres croyances. La femme en tant que réalité

dispara1t, comme dans l'idéal de la 'princesse symboliste'. Nerval ne voit que

l'~me de la femme, ce qui nous fait penser à la femme dans la peinture pré-

raphaelite ou blakienne. Par exemple, chez Wil~iam Blake on voit des anges

voilés, d'où se dégage l'esthétique de la petite fille. Il ne peint que des

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femmes-viergés avec des cheveux blonds et une peau blanche. Ce sont des

femmes, mais anti-charne11es.

De l'Orient, dans une réponse à une lettre de son ami Théophile Gautier

Nerval écrit: "0 mon ami! que nous réalisons bien les deux la fable de

l'homme qui court après la fortune et de celui qui l'attend dans son lit. Ce

n'est pas la fortune que je poursuis, c'est l'idéal, la couleur, la poésie,

l'amour peut-être et tout cela t'arrive à toi qui restes, en m"échappant à moi

qui cours ... ,,2 Le poète court après son idéal insaisissable, il voyage et le

cherche partout, caché peut-être dans un pays étranger. Mais il est désillusionné,

car il ne trouve la Femme nulle part. Comme il écrit:

"J'en ai assez de courir après la poésie! ,,3

Naissance de l'idéal

D'où natt cet idéal de la femme chez Nerval? D'abord le "féminin céleste"

.de Goethe dans Faust et les amours célestes de Swedenborg, mènent à la vision

céleste de Gérard. On voit parattre pour la première fois, au milieu des I~gni-

ficences inouies" du ciel, "une divinité, toujours la même", qui "rejetait en

souriant les masques furtifs de ses diverses incarnations et se réfugiait enfin,

insaisissable, dans les mystiques splendeurs du ciel d'Asie.,,4 C'est donc Ù8ns

le rêve que Nerval trouvera l'idéal qui lui échappe sur terre. Le spectacle ci­

dessus est pour lui la révélation d'un "destin d'~e dé1ivrée",5 et nous retrou-

verons, plus loin, ce thème fondamental, qui, par la suite, prendra une importance

grandissante. Notons tout de suite le caractère consolant de cette vision.

Deuxièmement, les événements des années précédentes avaient laissé en Gérard

une épine dont il créera son idéal. Dans ses "notes de repères" il écrit:

..•• Amours laissées dans un tombeau, - Elle, je l'avais fuie, je l'avais perdue, ~ l'avais faite grande,­.... Poursuivre les mêmes traits dans les fewmes diverses -amoureux d'un type éternel. La fatalité .•.

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Aur~lia sera la r~ponse ~ ~es questions, mais pour le moment Nerval n'a pas

encore trouv~ la clef de l'~nigme. Pareil à tous ceux qui entretiennent un

mal cach~, il veut croire qu'il n'est pas seul ~ en atre atteint, que d'autres

ont souffert, comme lui, en silence, et que peut-atre un jour la joie leur sera

accord~e. Il a sans doute ~t~ touch~ par l'histoire de Francesco Colonna et de

la princesse Lucr~tia Polie qui, ne pouvant r~a1iser leur amour, entrèrent en

religion pour vivre chastement et atre unis après la mort. N'est-ce pas sa

propre aventure qu'il raconte, mais l'analogie est en défaut sur un point que

G~rard n'a pas voulu s'avouer: l'infid~lit~ de Jenny. En outre, il y a ceci

d'~trange: "leur f~licit~ dans l'autre monde a-t-elle ~t~ celle de deux amants 7

ou p1utOt ce pur ravissement qui attache une mère à son fils?" Le commentaire

de Nerval est extramement curieux:

Crurent-ils voir dans la Vierge et son fils l'antique symbole de la grande Mère divine et de l'enfant c~leste qui embrase les coeurs. Osèrent-ils p~n~trer à travers les t~nèbres mystiques jusqu'à la primitive Isis, au voile ~terne1, au masque changeant, tenant d'une main la croix 8 ans~e, et sur ses genoux l'enfant Horus sauveur du monde? ..

Ici pour la première fois,nous voyons cette singulière transposition, que nous

trouverons u1t~rieurement, mais toujours formu1~e d'une manière assez floue.

Lorsqu'il suppose que tel peut atre le prix de son ~preuve terrestre, le poète

identifie inconsciemment l'amante ~ la mère, seule capable d~ contenir son amoür

et 1ui-mame s'identifie à l'unique enfant bien-ai~ qui se nourrit d'un breuvage

exquis. D'ob son modèle id~a1 de mère-~pouse, dont il est à la fois l'amant

pur et l'enfant. Et si l'on se rappelle que ces lignes furent ~ub1iées à peu

près six ans après l'~chec auprès de Jenny Colon, on voit le r01e important qu'ont

joué ces souvenirs dans la naissance de l'id~a1.

Si Nerval a emprunté l'histoire du Ca1if Hakem à Sylvestre de Sacy, il est

~ d'autant plus remarquable qu'il ait invent~ le personnage de Yousouf ..• You-

souf raconte le rêve, toujours le mame, que suscitait l'ivresse du haschich:

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Comme au sein de l'infini, j'aperçois une figure céleste, plus belle que toutes les créations des poètes, qui me sourit avec une pénétrante douceur et qui descend des cieux pour venir jusqu'A moi. Est-ce un ange, une péri?9

Une nuit cette femme se matérialise; il la voit assise A ses cOtés, lui touche

la main.

Je n'avais pas rêvé ..• le haschich m'avait fait développer un souvenir enfoui au plus profond de mon ame, car ce visage divin m'était connu. Par exemple, oà l'avais-je vu déjA? Dans quel monde nous étions-nous rencontrés? QUelle existence antérieure nous avait mis en rapport? ... Il me venait des paroles d'une signification immense, des expressions qui ren­fermaient des univers de pensée, des phrases mystérieuses oà vibrait l'écho des mondes dispar.us. Mon ame se gran­dissait dans le passé et dans l'avenir; l'amour que j'ex­primais, i'avais la conviction de l'avoir ressenti de toute éternité. 0

Il n'est besoin, comme Nerval, que d'adorer l'idole insaisissable, l'idéal

céleste, pour contenter son amour de rêve. Le climat qu'il lui faut, le seul

oà il peut respirer, est celui de la perpétuelle métamorphose, révélatrice de

l'identité.

L'union mystique avec l'idéal

L'union mystique avec son idéal sera seule capable de combler l'attente du

poète. Nerval s'accuse nd'avoir, en de faciles amours, fait outrage ACla) 11

mémoire [d'Aurélia] n. Ces remords mènent A l'angoisse - A la crainte que ses

infidélités terrestres l'empèchent de prétendre aux faveurs idéales de l'actrice,

femme qu'il devra conquérir dans un autre monde oà cela lui sera enfin permis ...

Pour être admis A ces noces mystiques, il devait être fidèle et pur devant l'é-

preuve terrestre; ses faiblesses l'éloigneront du bonheur réservé aux élus qui

auront satisfait par un renoncement volontaire A l'initiation préliminaire. l2

Ce que Nerval connaissait des pratiques orientales, ou des sectes d'illuminés,

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encore nombreuses ~ l'époque, trouvées dans les livres de cabale oà se nourrit

son inquiète incrédulité, tout cela ne pouvait que renforcer ce sentiment et

accroître son anxiété.

Pour sauvegarder son illusion et voir toujours l'idole parée d'un pur éclat,

le po~te est toujours prêt à convenir que c'est lui le fautif et ~ se charger de

tous les torts: il veut se convaincre que sa déception comporte au moins un adou-

cissement:

Ne ~'as-tu pas aimé un instant, froide Etoile! à force de me voir souffrir, combattre ou pleurer pour toi?13

La femme idéale restera toujours pure et la souffrance qu'Elle lui cause sur

terre n'est qu'une partie des épreuves qu'il doit subire afin de L'atteindre

dans l'union mystique.

Besoins psychologiques

Nous avons déjà étudié l'image idéale que Gérard fait de la mère. Objet de

son premier désir, il va substituer, sans le savoir, ~ l'amante, tout ce qui

s'offre ~ son ardeur. Les fantasmes du rêve, son horreur inconsciente devant

la défloraison sanglante, lui interdisait l'exercice d'une puissance qui dé-

truirait un amour sacré. Il ignore à quoi tient l'insurmontable répugnance

qui provoque un échec humiliant et laisse inassouvi un désir dont il ne discerne

pas l'origine. Cette interprétation n'est pas excessive si l'on se rappelle

comment Nerval se représentait l'union aveccelle qui lui serait rendue après

la mort. Il fallait qu'elle fut déesse, ~ la fois amante, épouse et mère, et

lui-même redevenait l'enfant que porte Isis ou la Vierre Marie. Peut-être est-ce

l~ une régression imputable ~ l'échec amoureux, mais pour qu'elle ait conditionné

si fortement le comportement de Gérard, ne devait-elle pas se rattacher ~ des

tendances beaucoup plus lointaines? C'est par là que l'explication mythique, ~

travers l'idéal de la femme, se révèle chargée d'une réalité psychologique méconnue:

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"loin de délibérer Nerval, elle ne faisait que le fixer davantage dans une

attitude névrotique oà dominent des traits infantiles s'accentuant ~ mesure

qu'il renforce ~ la conquête difficile de la virilité."l4

Cette obsession de trouver son idéal de la femme ou ici-b~s ou dans l'au-

del~ (~ travers le rêve), Nerval le résume lui meme:

... ~J l faut ... passer les bornes du non-sens et de l'absurdité: la raison pour mîi c'était de conquérir et de fixer mon idéal (!] 5

Cette femme idéale serait physiquement blonde, avec une peau blanche; elle serait

psychologiquement d'une pureté indélébile, d'une jeunesse éternelle et d'une

pudeur irréelle.

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Notes

1. Nerval, Les Filles du Feu (Livre de Poche), p.122

2. Nerval, Correspondance (1830-1855) (Paris, Mercure de France, 1911)

3. Ibid.

4. Nerval, Faust et le Second Faust de Goethe (Paris, 1868), T.I, p.1-265

5. Ibid.

6. cité par L.-H. Sebi11otte, Le Secret de Gérard de Nerval (Paris, Librairie José Corti, 1953), p.104

7. Ibid., p.l04-l05

8. Ibid., p.l05

9. Ibid.

10. ~., p.l06

Il. Nerval, Aurélia (Livre de Poche), p.243

12. Sebil1otte, op.cit., p.122

13. Nerval, Les Filles du Feu, liA Alexandre Dtnnas" (Livre de Poche), p.19

14. Sebillotte, op.cit., p.2l7

15. Nerval, Aurélia (Livre de Poche), p.154

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CHAPITRE IV: La quête de l'absolu

Si la femme idéale avait existé, Gérard de Nerval aurait retrouvé le

paradis perdu de son enfance. Sa quête de l'absolu n'aurait pas conduit ~

sa perte. Il aurait été le chercheur et l'annonciateur de Dieu, ~ sa guise.

Mais il a cherché une Réalité secrète autre que celle qui nous entoure - une

sorte de surréalité qui ne pouvait exister que dans les profondeurs de son

esprit. L~ est né ce qu'on a appelé, l'autre pays, le paradis perdu, dont le

Valois était pour lui la forme la plus proche sur terre. C'est un paysage

de féerie, au-del~ des fuyantes réalités quotidiennes. "C'est l'unique Présence

sous-entendue par tant d'absences, d'exiles, de séparations."l Les regrets, les

amours n'y sont rien qu'allusions ~ l'Amour. 2 C'est le pays de "l'Unité perdue."

Pour notre auteur le monde extérieur n'existe qu'en fonction de sa repré-

sentation et nommer une chose, c'est ~ proprement parler la créer. Ainsi, Nerval

se livre ~ la recherche du nom secret de tout ce qui l'entoure. Selon J. Richer,

" Cs~ vie entière fut une quate de la formule perdue, du mot de passe dont la

blanche magie devait lui ouvrir définitivement la porte de la Jérusalem entrevue. ,,3

Le monde de Nerval est la parfaite antithèse du nOtre. A travers ses souffrances

il se sent purifié, d'o~ la certitude d'atteindre cet autre monde de l'au-del~

par la migration des âmes. Ce passage d'Aurélia décrit son attitude:

J'entrai dans une vaste salle o~ beaucoup de personnes étaient réunies. Partout je retrouvais des figures connues. Les traits des parents morts que j'avais pleurés, se trou­vai~nt repr~duits dans d'autres qui, vetus de costumes plus anCl.ens ...

Nerval se convainc qu'on peut atteindre ceux qui ne sont plus, faire qu'ils

soient présents ou presque. Le dédoublement lui ouvre la voie de l'Inconnaissable.

Par cette "force de projection du rave, cette puissance de créer hors du temps

et du possible, une vision presque palpablé' (ce que lui attribue Théophile Gautier)

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Gérard est capable d'@tre une autre personne que lui-m@me et d'entrer en

communication avec des morts. Quel est son moyen? Il cherche le secret dans

des livres d'occultisme. La rencontre de Faust lèvera tous les doutes. A

distance cette rencontreapp~ra1t inévitable. Elle résulte aussi de cet "encha1-

5 nement des choses" qui l'a tant frappé.

Nerval et le magnétisme

On peut comparer Gérard à Henri Delaage, qui, lui aussi, est plus préoccupé

des choses de l'autre monde que des politesses de celui-ci. Ces hommes ne peuvent

s'évader de "la condition humaine." La crise de 1841 chez le premier l'a projeté

si haut qu'il s'est touvé "tout désorienté et tout confus en tombant du ciel ob

il marchai.t de plein pied. ,,6 Il accedera de nouveau à ces hauteurs par le r@ve.

Et ce que l'occultisme et le rêve lui refusent, Delaage pourra le lui accorder.

Dans son ouvrage "Sommeil magnétique expliqué par le somnambule Alexis en état

de lucidité", ce dernier écrit:

Lorsque je me sens envahi par le fluide magnétique, il se passe en moi quelque chose d'indéfinissable qui m'arrache douloureusement aux réalités de la vie terrestre pour ouvrir devant l'oeil intérieur de mon esprit, des horizons sans fin. 7

- Le passé pour moi n'est pas mort, il est vivant ...

8 Depuis longtemps, les travaux de Mesmer, de Puységur, et de Deleuze ont renseigné

Gérard sur les possibilités du magnétisme. Cependant, quelle dut @tre son

émotion lorsqu'il lutce passage!

Gérard pria Alexis (le médium de Delaage) de suivre la mort de Glogau

jusque dans "l'inmensité des régions ou des planètes" qu'il évoque dans la

préface du "Second Faust". Quelle certitude reporta-t-il de la séance? Quelle

~ image de sa mère, matérialisée pour lui seul, recueillit-il de l'extase du voyant?

Sans doute sereine, souriante, corrigeant celle qu'il avait entrevue dans ses r@ves

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tourmentés de 1841: lIune femme vêtue de noir apparaissait devant mon lit et il

me semblait qu'elle avait les yeux caves. Seulement, au fond de ses orbites

vides, il me sembla voir sourdœdes larmes, brülantes comme des diamants. Cette

feIIDIle était pour moi le spectre de ma mère, morte en Silésie.,,9

A-t-il essayé d'atteindre également Jenny Colon? La mort. récente de l'ar-

tiste ne pouvait laisser apparattre qu'une image floue ~ peine dégagée des liens

d' ici-b~s.

Nous pensons que maint coup de sonde d'Aurélia - de ceux qui ne s'expliquent

ni par l'intuition ni par les lectures - peut remonter aux révélations d'Alexis.

Comme Henri Delaage, Nerval lui doit beaucoup. [Pourtant J, "cette quête de l' Au­

del~ aurait été sans répercussion sérieuse sur son état mental ••. Gérard n'a pas

affronté la haute mer. Non sans regret d'ailleurs, il s'est·contenté de la mesurer

d. ,,10 u rl.vage.

Nerval et "Faust"

Revenons ~ Faust o~ plutôt "l'Aventure du Docteur Faust et sa descente aux

enfers", version de Chamisso. Nerval éprouve de la sympathie pour ce Faust, dévoré

du même désir de connattre, mais qui "se rend rompte qu'il a g~ché sa vie et que

Il l'énigme de l'univers lui est impénétrable COIIDIle au premier jour." Désespéré,

il a recours ~ la Magie. Les Esprits du Bien et du Mal se manifestent ensemble

et Faust conclut un pacte avec l'Esprit du Mal. Il consent au sacrifice de son

~me;mais, en échange, il conna1tra tout ce qu'il est possible de savoir. Hélas,

le rire du séducteur vient vite le détromper: ilLe doutee marque] la limite du

savoir humain. L'hOIIDIle est le prisonnier des sens, des formes de son esprit.

L'esprit pur peut seul s'élever ~ la connaissance, mais entre l'HOIIDIle et la

Vérité se dresse une éternelle muraille que la mort seule renverse.,,12 .Effondré,

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Faust se tue. Ses dernières paroles expriment son espoir supr~me. La muraille

va s'écrouler et "peut-~tre [alors] sera-ce simplement l'anéantissement, peut­

~tre la connaissance, en tout cas la certitude. ,,13 Ainsi pour Chamisso, l'honnne

ne peut transcender sa nature. ~ l'espoir de sutvi~ lui est marchandé jusqu'à

l'heure dernière. 14

Gérard est allé plus loin que Chamisso; il est resté sur sa faim. Les mots

de l'Esprit du Mal triomphant, avec le recul, prennent une étrange résonance:

'~e doute est la limite de la connaissance humaine Tu n'as pas le droit de

soulever le voile sombre." Cette interdiction, il réalise peu à peu que rien

n'est assez important que de renfreindre. La curiosité qui se dessine en lui est

une timide tentative d'ëxtériorisation de sa nature profonde, un signe avant-

coureur de sa vocation de chercheur qui, jusqu'à la fin, se tiendra "aux lisières

15 des saintes demeures."

Enfin, Goethe est celui qui est allé le plus loin dans cette recherche, sous

le masque du dPcteur Faust. L'enthousiasme de Nerval perce sous les phrases de la

préface:

Quelle ame généreuse n'a éprouvé quelque chose de cet état de l'esprit humain, qui aspire sans cesse à des révélations divines, qui tend, pour ainsi dire, toute la longueur de sa chaine, jusqu'au moment c~ la froide réalité vient désenchanter l'audace de ses illu­sions ou de ses espérances, et, connne la voix de l'Esprit, le rejeter dans son monde de poussi~re.16

Riche de ses affinités avec Goethe, Nerval traduit son Faust. A sa rencontre avec

Goethe, correspond la montée vers la lumière. Son esprit a reçu alors l'empreinte

définitive da~ieu. Sans doute est-il encore trop tOt pour s'en rendre compte.

Mais sa voie lui est désormais tracée. "Gérard, nous dit Georges Bell, a passé

sa vie à mettre en oeuvre les idées qu'il avait conçues dans sa première jeunesse.,,17

Ainsi, dès la rencontre de Faust, se referma en Gérard l'espoir, qui deviendra

bientOt une certitude, celui de retrouver un jour, dans un autre monde, cette

morte de Glogau qu'il n' a pas connue. Aux vacances de 1827, la traduction du

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Faust de Goethe s'achevait sous les ombrages de Saint-Germain.

On sait que dès 1834, chez Célestin Nanteuil, Nerval affronte le "Second

Faust". Peu à peu se forme en lui la certitude d'un Monde oi'! tout ce qui a été

survit - certitude qu'il exposera six ans plus tard dans la Préface révélatrice

Faust s'élance volontairement hors du monde solide, vers ces espaces oi'!

survivent les Ombres qui ont été. N'y a -t-il pas possibilité de les atteindre

aussi? Le rêve ne nous permet-il pas des incursions mystérieuses dont nos réveils

demeurent éblouis? Le rêve "I:ouvre] à l'homme une communication avec le monde

des esprits",18 précisera Gérard un jour dans Aurélia. Or, il a reconnu qu'il

n'y avait pas beaucoup de différence entre certains de ses rêves et ceux d'un

fou. '~a folie n'est-ce pas pour certains esprits trop clairvoyants, une manière

de se libérer des illusions de ce monde, et la perception d'un état de choses

plus parfaites, (selon] une autre dimension, vers laquelle, mn par une force

de sympathie particulière, s'élance Faust?,,19 La folie n'est qu'un moyen de

connaissance.

La lettre de Nerval, en 1841, à Mme. Alexandre Dumas apporte la confirmation

à ce qu'il pressentait déjà:

J'ai rencontré hier Dumas ... Il vous dira que j'ai recouvré ce qu'on est convenu d'appeler raison, mais n'en croyez rien ... Au fond j'ai fait un rêve amusant et je le regrette: j'en suis même à me demander s'il n'était pas plus!!!! que ce28ui me semble seul explicable et naturel aujourd'hui.

Son approfondissement de Faust, poursuivi pendant à peu près dix ans abou-

tira à l'admirable préface de 1840. "La philosophie de Goethe a été repensée,

par un esprit de sa lignée, qui y a trouvé une réponse à ses interrogations,

21 un apaisement à ses doutes".

L'oeuvre de Goethe lui fournit un prétexte à exposer ce qu'il entrevoit

encore confusément avant la première crise. Il écrivit dans cette introduction à

sa traduction du "Second Faust":

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Pour lui [Goethe] , comme pour Dieu sans doute, rien ne finit ou du moins rien ne se transforme que la matière et les siècles écoulés se conservent tout entiers ~ l'état d'intelligences et d'ombres, dans une suite de régions concentriques, étendues ~ l'entour du monde matériel. L~ ces fantOmes accomplissent encore ou rêvent d'accomplir les actions qui furent éclairées jadis par le soleil de la vie, et dans lesquelles el~2s ont prouvé l'individualité de leur ame immortelle ..•

Nerval a prouvé, ~ travers les épreuves terrestres qu'il a subies,l'individualité

de son ~me immortelle et il espère ainsi accomplir l'union mystique avec Aurélia.

Il continue:

Maintenant serait-ce possible d'attirer de nouveau les tmes dans le domaine de la matière créée, ou du moins for­mulée par Dieu, théatre éclatant o~ elles sont venues jouer un rOle de quelques années, et ont donné des preuves de leur force et de leur amour? t comme Gérard et Jenny:;. Serait­il possible de condenser dans leur moule immatériel et in­saisissable quelques éléments purs de la matière, qui lui fassent reprendre une existence visible, plus ou moins longue, se réunissant et s'éclairent tout ~ coup comme les atomes légers qui tourbillonnent dans un rayon de soleil? Voilà ce que des rêveurs ont cherché ~ expliquer, ce que des reli­gions ont jugé possible et ~~ qu'assurément le poète de Faust avait le droit de supposer.

L'immortalité de l'~e

Si l'on compare les textes parallèles à Aurélia, on voit que ce qui n'était

auparavant qu'une secrète espérance propre à apaiser l'inquiétude métaphysique,

est devenu, paL cette expérience vécue, une certitude ne laissant plus de place

au doute. Dans Aurélia on lit:

Je crus voir le ciel se dévoiler et s'ouvrir en mille aspects de magnificiences inoûies. Le destin de l'Ame délivrée semblait se révéler ~ moi comme pour me dOnller le regret d'avoir voulu reprendre pied de toutes les forces de mon esprit sur terre que j'allais quitter ... D'immenses cercles se traçaient dans l'infini, comme les orbes que forment l'eau troublée par la chute d'un corps; chaque région, peuplée de figure~4radieuses, se colorai~, se mouvait, se fondait tour ~ tour ..•

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Lorsqu'il s'entretient avec son oncle pendant la vision onirique, Nerval reçoit,

dans une intuition ineffable, la révélation capitale:

Cela est donc vrai! ... nous sommes immortels et nous conservons ici les images du monde que nous avons habité. Quel bonheur de songer que tout ce que nous avons ~aimé: existera toujours autour de nous!25

Son oncle modère son enthousiasme en lui rappelant qu'il appartient au monde d'en

haut, et que le séjour des morts n'est pas exempt de douleurs. Car rrl a terre ob

nous avons vécu est toujours le thé~tre ob se nouent et se dénouent nos destinées;

1 d f 1 , 1" . dé'...' ff 'bl' ,,26 nous sommes es rayons u eu centra qu~ an~me et qu~ Jd s est a a~ ~ ...

A son interrogation anxieuse "la terre pourrait mourir, et nous serions envahi

par le néant?rr27 quelle réponse consolante est donnée :à Gérard: "Le néant .. ,

n'existe pas dans le sens qu'on entend; mais la terre est elle-même un corps

matériel dont la somme des esprits est l'~e. La matière ne peut pas plus périr

que l'esprit, mais elle peut se modifier selon le bien et selon le mal, Notre

passé et notre avenir sont solidaires. Nous vivons dans notre race et notre race

vit en nous. rr28 On remarque que si le fond de la pensée est le meme, le mode

d'expression est bien différent entre Aurélia et l'Introduction 'a Faust. rrlci,

sous le couvert d'une oeuvre célèbre, [Nerval] avance des conceptions encore timides,

qui prennent une forme interrogative, l:à une affirmation sereine. rr29

Il semble que dans ces reves d'Aurélia le docteur Vassal se profile derrière

le vieillard de Mortefontaine. Il est l:à au pays des Ancêtres lorsque l'oncle

l'accueille et c'est lui qui l'éclaire sur son destin en ce monde, ob il a encore

rr:à supporter des rudes années d'épreuves". Il l'aide aussi :à progresser dans la

Connaissance des Archétypes.

Mais la maladie a eu beau entr'ouvrir les portes de l'Au-del:à, cette rrvita

nuovarr ne l'a pas éclairé sur le problème capital, ou du moins ne lui a pas donné

la conviction définitive. Centrée sur l'Absolu, l'lme trouve en lui son équilibre.

Gérard, en contradiction avec ses origines chrétiennes, écarte cette notion et

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substitue ~ Dieu tout l'Olympe. D'o~ son déséquilibre profond.

En 1841, on peut se demander si notre auteur n'est pas mür pour la découverte?

Il contourne le vrai sans pouvoir l'atteindre ou du moins sans pouvoir s'y fixer.

Un de ses amis ~ la Maison de Santé lui dit:

" N'est-ce pas vrai qu'il y a un Dieu? Oui," lui dis-je avec enthousiasme. Et nous nous embrass~es comme deux frères38e

cette patrie mystique que j'avais entrevue.

De cet enthousiasme éprouvé ~ la sortie de la clinique il ne restera rien ou

peu de chose. "-Dieu est mort!,,3l dira-t-il ~ son ami Alphol'lSe.Karr. Nous touchons

l~ aux racines mêmes de son mal, de sa névrose: l'impossibilité de reconnaitre Dieu

La réflexion qui, dans Aurélia, fait suite ~ l'interrogation de son ami parait

significative:

Ainsi ce doute éternel de l'immortalité de l'~e ..• se trouvait résolu pour moi. Plus ~2 mort, plus de détresse, plus d'inquiétude ...

Dieu n'est accepté que comme substrat de cette immortalité, clé de voüte de sa

vie et de sa pensée, car il ne se lassera pas d'en chercher la preuve. Son désar-

roi éclate au chevet d'un ami malade qu'il visite ~ l'Hospice:

- Dieu est avec lui! m'écriai-je; mais il n'est plus avec moi. 0 malheur! Je l'ai chassé de moi-~ême, je l'ai maudit! C'était bien lui, ce frère mystique [le double], qui s'éloignait de plus en plus de mon ~e et qui m'avertissait en vain! 33

Dans ce cri d'angoisse Gérard tourne le dos ~ Dieu. Mais, son invincible besoin

de croire le tire bientOt de l'impasse dans laquelle l'orgueil l'a fourloyé et

lui suggère le plus réconfortant espoir:

Le règne de Dieu est passé, il va renaitre. Le Christ, c'est le second amour. 34

En tant que fait significatif, ce sera sa "grande amie" Sophie qui viendra

lui révéler dans un rêve des ''Mémorables'' tout ce que comportait de réalité son

intuition. Elle l'entraine pour la dernière étape. La charité dont il a fait

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épreuve ~ l'égard de Saturne a levé les derniers obstacles.

Le Messie vainqueur viendra chevaucher entre eux. uQuand sa houssine

légère toucha~ porte de nacre de la Jérusalem nouvelle, nous fOmes tous les

trois inondés de lumière.,u35

"Le ciel s'est ouvert dans toute sa gloire et j'y ai lu le mot pardon signé

du sang de Jésus-Christ.,,36

Gérard a retrouvé son équilibre. L'épreuve est terminée. 37

La pensée de la mort (et du néant)

La quête de l'au-del~ chez Nerval est très évidente parce qu'il y met tout

son espoir de retrouver la femme aimée. D'ailleurs, la mort le suit depuis long-

temps, compagne de sa vie dès les années lointaines oi:l il s'amusait de la "surfaceu

du réel; elle ne l'a plus quitté, il en est venu ~ aimer ce compagnonnage avec la

mort, bientOt il répondra ~ son appel.

"C'est la mort - ou la morte ... 0 délice! 0 tourment!U 38 ("ArtémisU)

La morte: Aurélia, l'actrice Jenny Colon, mais qui se confondra, pour la ré con-

ciliation de l'inconsolé, avec Isis, la Vierge et la Mère. Aussi bien Jenny,

après d'autres et avant Marie Pleyel, n'a-t-e1le été que la figure éphémère d'une

première morte, la seule, -

La treizième revient ... c'est encore la première; Et c'est toujours la seule, -ou c'est le seul moment

("Artémis")

celle qui a disparu en Silésie - la mère de Gérard.

39

En Octavie (ou"L'IllusionU) Nerval fait le récit de sa première vision de

la mort. Après avoir déclaré ~ Jenny que sa plus grande envie est de mourir pour

elle, il fait de cette plainte le préambule de son récit:

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Mourir grand Dieu! pourquoi cette idée me revient­elle à tout propos, comme s'il n'y avait que ma mort que füt l'équivalent du bonheur que vous promettez? La mort! ce mot ne répand cependant rien de sombre dans ma pensée. Elle m'apparatt couronée de roses p~las, comme à la fin d'un festin, j'ai rêvé quelquefois qu'elle m'attendait en souriant au chevet d'une femme adorée, après le bonheur, après l'ivresse et qu'elle me disait: "Allons, jeune homme! tu as eu toute ta part de joie en ce monde. A présent, viens dormir, viens te reposer dans mes bras. Je ne suis pas belle, moi, mais je suis bonne et secou- 40 rable, et je ne donne pas le plaisir, mais le calme éternel."

Déjà la pensée de la mort le hante et le tente. Il veut "demander compte à Dieu

de [sa] singulière existence,,4l: il pense au suicide, non pas par désespoir,

mais afin d'atteindre l'au-delà. Pourtant il recule:

Non, mon Dieu! vous ne m'avez pas créé pour mon éter­nelle souffrance. Je ne veux pas vous outrager par la mort; mais donnez-moi la force, donnez-moi le pouvoir, donnez-moi surtout la résolution, qui fait que les uns arrivent au trOne, les autres à la gloire, les autres à l'amour!42

Dans son angoisse métaphysique, Gérard n'a la terreur ni de la mort, ni de

sa mort. C'est pour se confondre à jamais a~ec les objets de sa tendresse qu'il

lui faut parvenir à l'au-delà. Il n'éprouve pas l'horreur physique de la mort

parce qu'il n'est avide que de l'~e. Et il ne subit pas longuement l'effroi

du néant parce que dans l'univers oi:! pour lui "tout est sensible" il ne peut

croire vraiment à la possibilité du néant. L'excès de souffrance le lui ferait

presque désirer. "Qu'est-ce donc que la mort? Si c'était le néant ... Plût à

Dieu.,,43 Mais le néant n'est pas. Dieu lui-même ne peut faire que la mort soit

le néant. Qu'est-elle alors? Il faut qu'elle soit le lieu de l'impérissable

rencontre des âmes .

... Je voulais trop faire en bravant la mort! C'est dans une autre vie qu'elle me rendra celle que j'aime. Ici je n'écoute~as la voix dfun songe, mais la promesse sacrée de Dieu.

On remarque ici la seule confidence trouvée dans les lettres de Nerval sur sa vie

sentimentale, et qu'il faut rapprocher de maints passages d'Aurélia.

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La mort de Jenny Colon semble lui procurer un réel soulagement, car il

était "désormais assuré de l'existence d'un monde ob les coeurs aimants se

45 retrouvent. If En effet, c'est la conviction fondamentale qui lui est restée

de l'accès onirique de 1841. Et il continue, "D'ailleurs, elle m'appartient

bien plus dans sa mort que dans sa vie •.• ,,46 En ceci, Gérard est parfaitement

logique avec 1ui-m~e, puisque, même après la rupture définitive, il avait gardé

contre l'évidence la certitude que Jenny l'aimait toujours et lui reviendrait

plus tard. L'échec de Vienne lui a été une preuve que, de son cOté, il ne

pourrait jamais se libérer de ses engagements et que sa fidélité était indé-

fectib1e. QUand il n'aura pas eu, dès cette époque, une conscience aussi nette

de ses sentiments, Nerval aurait entrevu au moins confusément ce qui allait

devenir sa pensée dominante, dernier refuge contre l'angoisse. Il veut se

convaincre qu'Aurélia (ou Adrienne) - la femme éperdument désirée - l'attend

par del~ la mort. N'était-ce pas son dernier motif d'espérer? Après tout,

rrce souvenir [de la Femme aimée, éternellement belle] est une obsession peut-

47 être!"

Lorsq~e, enfin, Gérard s'écrie: rrj'ai saisi le fil d'Ariane et dès lors

toutes mes visions sont devenues célestes,,48, il semble être entré dans 1 a paix.

Précisément n'avait-il pas été donné au poète, dès 1841, d'entrevoir ce qui,

daüe l'au-de1~, nous attend? Non seulement les disparus continuent d'exister,

mais encore ils s'intéressent au sort des vivants, auxquels ils restent étroite-

ment attachés! Son aieul l'avait assuré que rien ne s'achève dans le néant

mais dans une sorte d'intuition sensible. Nerval avait saisi cette idée maté ria-

li sée en un tableau grandisse, où tout n'était pas clairement compréhensible,

mais qui rendait le doute impossible. Et dans sa vision de cettp femme disparais-

sant dans un ciel de gloire, n'était-ce pas l'image de celle qui s'était dérobée

~ son désir qu'il retrouvait pour l'inviter ~ des amours mystiques?

Ainsi, la pensée de la mort lui devient de plus en plus familière, mais

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aussi consolante. Les rêveries mystiques constituent la préfiguration d'un

bonheur prévisible ici-bas.

Les fantOmes de ces rêveries, Nerval veut qu'ils s'unissent à lui dans un

monde meilleur. '~'au-delà n'est plus redoutable, puisque, libéré alors de toutes

entraves, il pourra consommer ce mariage spirituel oà s'épanchera son affamée

tendresse. Nerval n'est pas en qu~te de Dieu, mais de ces ombres qui continuent

de vivre, à demi mêlées aux vivants, dans un monde pacifié oà ne s'exerce plus la

malignité des hommes, oà l'amour est mattre. Là, les apparences sont défaites et

le secret des êtres prédestinés de toute éternité se dévoile. ,,49 Du moins,

Gérard a besoin de l'admettre pour échapper au désespoir, et comment ne se convain­

crait-il pas de tout ce qui peut confirmer son désir? Cette vie n'est donc qu'un

rêve en marge de la vraie vie qui nous promet la mort. "Cette conviction le sauve,

qui se fait envahissante: sa souffrance recevra un prix inestimable et son rêve

triomphera des illusions terrestres. Son coeur blessé n'en peut douter; qu'impor­

tent donc incompréhensions, railleries, solitude, viendra le jour oà sa ferveur

fidèle sera exaucée.,,50

A un tel moment de sa vie, il semble que Nerval soit parvenu à surmonter ses

conflits intérieurs et à se libérer par un renoncement qui projetait dans l'au­

delà la réalisation d;un bonheur auquel il ne cessait de songer. L'essentiel

était d'avoir dominé tous ses doutes sur l'immortalité des ames. La raison la

plus forte de sa croyance, il la trouvait dans les r~ves qui, les premiers, étaient

venus apporter à ses pressentiments une confirmation et un apaisement à son

angoisse.

On pourrait, de là pourtant, élever un doute: pourquoi, dans la plupart de

ses écrits touchant à des sujets religieux, Nerval par1e-t-i1 rarement de Dieu?

"Les visions cosmologiques, qu'il dépeint dans Aurélia, ne nous présentent guère

qu'un amalgame peu cohérent de légendes, de récits mythologiques empruntés aux

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auteurs grecs et romains ou aux traditions orientales, auxquelles sont venues

s'ajouter les bizarres élucubrations des illuminés du XVIIIe."S1 Son dogme fonda-

mental, admis comme une donnée d'expérience, serait p1utOt l'existence d'un monde

des esprits avec lesquels il est possible par les songes d'entrer en contact; il

n'y a pas de preuve plus certaine de l'immortalité des ames, car les images des

défunts ne pourraient hanter nos rêves si elles ne gardaient pas quelque trace

de réalité. Ainsi, après la mort, l'esprit doit-il continuer de vivre heureux ou

malheureux selon la conscience qu'il aura: pure ou chargée d~ fautes ... Ainsi nul

n'échappera au jugement qui décide du sort futur! Ceux qui ont des intentions pures

sur terre réussiront à pénétrer les mystères universels; et c'est pourquoi Gérard

se dit toujours pur, d'intentions chastes.

Si les morts continuent à vivre et à participer à notre destinée, alors

Gérard, lui aussi, connattra cette plénitude où s'épuisent les désirs dans une

effusion que rien ne viendra plus troubler. Cette certitude est toutefois insuf-

fisante et il lui faut encore se représenter comment se réalisera pareille fé1i-

cité! C'est là que le MYTHE intervient. Nous devons en définir l'essence et en

comprendre la fonction.

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Notes

1. Albert Béguin, Gérard de Nerval (Paris, Librairie José Corti, 1945), p.45

2. Conférence du Professeur Henri Jones, septembre 1968

3. Jean Richer, Gérard de Nerval (Poètes d'Aujourd'hui 21, Editions Pierre Seghers, Cinquième édition refondue), p.40

4. Nerval, Aurélia (Livre de Poche), p.229

5. L.-H. Sebillotte, Le Secret de Gérard de Nerval (Paris, Librairie José Corti, 1948), p.34

6. Nerval, Correspondance (1830-1855) (Paris, Mercure de France, 1911), '~ettre h Madame Dumas"

7. Henri Delaage, Le Sommeil Magnétique ... , p.14

8. Franz Mesmer fut un médecin allemand, né h Innang. Il est le fondateur de la théorie du magnétisme animal, dite me~érisme

9. Nerval, Oeuvres (Paris, Bibliothèque de la Pléiade, Librairie Gallimard, lQ60), T.I,p.4l7

10. Edouard Peyrouzet, Gérard de Nerval Inconnu (Paris, Librairie José Corti, 1965), p.14l

11. E. Reigel, "Albert de Chamisso" (Thèse), p.647

12. Ibid.

13. Ibid.

14. Il nous parait très probable que Chamisso fit connaitre h Nerval la version de Goethe, non sans doute dans un but de confrontation philosophique, mais parce que son Faust présentait des analogies de situation en particulier avec le fragment de 1790.

15. Peyrouzet, op.cit., p.187

16. Nerval, Faust et Le Second Faust de Goethe (Paris, 1868), T.I, p.1-265

17. Georges Bell, Gérard de Nerval (Paris, Etudes Contemporaines), p.lO

18. Nerval, Aurélia (Livre de Poche), p.257

19. Peyrouzet, op.cit., p.320

20. cité par K. Haedens, "Préface" aux Filles du Feu (Livre de Poche), p.7

21. Peyrouzet, op.cit., p.19l

22. Nerval,Faust et le Second Faust de Goethe (Paris, 1868) T.I, p.1-265

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23. Ibid.

24. Nerval, Aurélia (Livre de Poche), p.225

25. Ibid. , p.229

26. Ibid.

27. Ibid.

28. Ibid. , p.~30

29. Sebillotte, op. cit., p.78-79

30. Nerval, Oeuvres (Pléiade), T. l, p.372

31. Alphonse Karr, Le Livre de Bord, T.III, p.207

32. Nerval, Aurélia (Livre de Poche), p.234

33. Ibid., p.254

34. Ibid., p.264

35. Nerval, Aurélia, "Mémorables" (Livre de Poche), p.278

36. Ibid., p.279

37. Peyrouzet, op.cit., p.325

38. Ne~a1, Oeuvres (Pléiade), T.I, p.5

39. Ibid.

40. Nerval, Les Filles du Feu, "Octavie" (Livre de Poche), p.175

41. Ibid., p.178

42. Ibid.

43. Nerval, Aurélia (Livre de Poche), p.250

44. Nerval, Correspondance (1830-1850) (Paris, Mercure de France, 1911)

45. Nerval, Aurélia (Livre de Poche), p.237

46. Ibid.

47. Nerval, Les Filles du Feu, "Sylvie" (Livre de Poche), p.l40

48. Ibid., "A Alexandre Dumas", p.24

49. Sebi11otte, op.cit., p.116

50. Ibid.

51. Ibid., p.137

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CHAPITRE V: Le Mythe de la Femme

Gérard de Nerval a recours au mythe dans toutes ses acceptions. Le

Dictionnaire Robert définit ainsi ''mytheu:

.10 récit fabuleux, le plus souvent d'origine populaire, qui met en scène des êtres incarnant sous une forme symbolique des forces de la nature, des aspects du génie ou de la condition humaine

20 pure construction de l'esprit 30 expression d'une id~e> exposition d'une doctrine ou d'une théorie

au moyen d'un récit poétique 40 représentation idéalisée de l'état de l'humanité dans un passé

ou un avenir fictif. l

Dans sa quête de l'au-del~ ob il essaie d'expliquer comment le bon et le mauvais

génie influencent notre condition d'homme, Nerval emploie le mythe de la femme

divine (10). Ce mythe est un produit de l'imagination pure (20 ). A travers sa

"descente aux enfers" il nous fait comprendre sa théorie de$~ ressemblances et de

l'iIlUllortalité de l'~e (30 ). Enfin, dans son "paradis perdu", sorte d'utspie, il

visualise l'hOIlUlle ~ l'état pur (4°).

Le caractère distinctif d'un mythe, c'est d'être un récit d'événements dont

une partie au moins est surnaturelle et irrationnelle. 2 Dans le mythe de la feIlUlle

chez Nerval, les qualités de la feIlUlle sont nées dans la réalité, mais dans sa

métamorphose elle s'élève ~ la condition de déesse. Par un raisonnement spécieux

notre auteur a créé son mythe. Ce mythe transforme en un être précis et limité

(la feIlUlle), un phénomène moral (le sens du bien et du mal), qui anime toute

réalité. La FeIlUlle, son idole, se situe hors du temps: placée bien au-del~ des

premiers vestiges historiques. Elle est née avant la faute première: d'ob sa pureté.

Le mythe de la feIlUlle est inséparable de la religion de Gérard. Il s'agit d'un

être divin, doué d'une personnalité incompréhensible mais très caractérisée; elle

commande aux phénomènes, mais sans se confondre avec eux. Elle ressemble ~ Artémis

(déesse olympienne) la vierge chasseresse, déesse de la lune, par sa pureté.

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Essayons donc de co~prendre ce mythe de la femme chez Nerval ...

Le mythe et l'archétype

Notre poète utilise à ses fins personnelles des mythes préexistants, les

actualisant, les valorisant du même coup pour en faire des "types". De la

mythologie ancienne naissent ses myth~s personnels, engendrés au sein de son

univers magique. Et à chaque instant Gérard s'efforce d'intègrer son expérience

vécue aux mythes traditionnels, n'hésitant pas à ajouter quelque chose à ceux-ci

ou à les amalgamer. Par là il devient lui-m@me un lieu de rencontre des arché­

types de l'inconscient collectif.

Nerval est sans doute parti de la notion des idées platoniciennes, telle

qu'elle se trouve formulée dans les oeuvres de Platon, Porphyre, Jamblique,

Plotin.ŒPhilon. L'expression "archétype" a été employée par Cicéron, Pline et

d'autres. En tant que concept philosophique distinct, elle appara1t dans le

premier livre du "Corpus Hermeticorum": "C'est dans ta pensée que tu vois la

forme arché~ype [celle qui n'a été copiée sur aucun modèle] , ce qui est à

l'origine de l'origine, ce qui est sans limites."3

Gérard a imaginé un univers d'archétypes qui sont en m@me temps des figures

de rêve. Elles se fondent les unes dans les autres, se fusionnent, ou, au con­

traire, dans leur mobilité, se dédoublent, se multiplient, prolifèrent. 4 Nous

voyons l'évolution des types se p~oduire à une cadence accélérée dans le cerveau

d'un poète démiurge de sa propre création; nous assistons à leurs mutations, ~

leurs croisements, ~ leur évolution.

Il n'est paf> Jouteux que la traduction de Faust et surtout du "Second Faust"

ait joué un rOle essentiel dans le développement de l'imagination mythifiante chez

Nerval et que l'extension de la notion du type se trouve liée à la contemplation

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d'Hélène et ~ la conception goethéenne des Mères. Dans un texte capital ~

cet égard, la préface de l'édition de Faust publiée en 1840, on lit:

Hélène, l'antique beauté, représente un type éternel, toujours admirable et toujours reconnu de tous; par con­séquent, elle peut échapper, par une SOrce d'abstraction subite, ~ la persécution de son épouse, qui n'est, lui, qu'une ind!vidualit~ passagère et circonscrite dans un age borné.

On note certaines constantes dans les relations de Nerval avec les grandes

images archétypes. Le procédé est toujours celui d'une identification aux héros

de la mythologie d'abord du poète lui-m@me, ensuite de ceux que la vie, le jeu

des circonstances, amenaient ~ jouer un rôle dans sa vie ou dans ses souvenirs.

Les identifications, loin de s'exclure entre elles, se classent, se superposent,

suivant des séries harmoniques, des gammes de noms. '~es litanies nervaliennes

nous livrent les noms mythiques du poète, s'incarnant en une série de frères ou

de doubles: prince d'Aquitaine, Roi de Rome, Faust, Prométhée, cain, Orphée,

quand ce n'est pas plus humainement, Spifame, Rétif ou Cazotte, ou bien encore

les personnages de l'auteur: Gérard, Nerval, .•• Pérégrinus ... L'Epouse-Mère,

la Sainte, se subdivise et se multiplie ~ l'infini: Marie, Jenny, Octavie, Isis,

Aurélia, Artémis; la fée ou la Femme fatale s'appellera Lilith, Alilah, Reine de

Saba, Pandora .•• Car chaque image a son ombre, son double noir ••• ,,6

Nerval retrouve partout la m@me femme, sous des costumes, des masques, des

visages différents. Du fait, pour lui indéniable, des ressemblances, le poète

tire la certitude du retour éternel, de la répétition. Il le notait déj~ en 1844,

~ propos du nombre limité des sujets dramatiques: .. c'est le monde qui se

répète, c'est l'homme qui tourne dans le cercle abstrait indiqué par Vico ••• "

Il semble que Nerval ait accordé aux images nées de son esprit le maximum

de croyance; il les a acceptées comme extérieures ~ lui et douées de réalité

objective. C'est pourquoi sans doute il n'est pas parvenu ~ s'évader du monde

des images pour entrer vraiment dans celui des idées pures ou des concepts. C'est

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pourquoi aussi certaines images, en particulier celles de la Mère ou du

Double, lui transmettront des messages impératifs et détermineront son destin

en des circonstances décisives, le transformant en une véritable fatalité.

Avec le secours du pythagorisme et du néo-platonisme, Nerval se persuade

que les créatures éphémères qui traversent le songe de sa vie se sont confondues

avec leur propre archétype. Il passe du mythe individuel aU'mythe collectif~ il

identifie ces grandes figures aux ~tres légendaires qui hantent la mémoire de

l'humanité. (Vcilà par exemple, comment Aurélia se confond avec Isis.) Au-delà

du temps et de l'espace, elles ont aussi vaincu la mort, puisque par le souvenir

et le mythe elles vivront aussi longtemps que l'espèce. Ainsi, par la projection

sur des ~tres imaginaires, Gérard essaie de satisfaire un immense besoin de ten-

dresse sans cesse déçu, un désir de communion qui ne fut pas satisfait, durant

sa vie, par aucune femme, par aucune religion. De là aussi son obsession des

ressemblances, cette recherche du 'm~' et de la 'même', cette constante confu-

sion des ~tres les uns dans les autres. Ainsi "le titre général de l'oeuvre de

Nerval pourrait ~tre celui du SOnge de Poljphile: HyPnérotomachia, combat de

l'amour en songe •.• " 7

La création du mythe

o vierge, épouse et mère! 0 trinité d'amour! Triple coeur réuni pour faire une seule ame •.•

(L'Alchimiste)

Par son amour de la fenme et son obsession d'en ~tre aimé, Nerval se~cne nJl-~inythe.

A travers ses méditations, le mythe lui appara1t dans sa conception grandiose

coume un arc-en-ciel, une "écharpe d'Isis" qui unit ciel et terre. La médiatrice,

"l'éternelle Isis", il la voit dans son rOle terrestre: compagne des bons et des

mauvais jours, celle qui nous aide à assumer l'humaine condition:

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Mon Dieu, je te rends gr~ce, Tu m'as refus~ l'or tant cherch~, mais en place ... Au fond de mon malheur, 0 mon Dieu, j'ai trouv~ L'Ame à la fois ardente, élev~e et modeste ... Ce diamant tomb~ de ton ~crin c~leste ...

(L'Alchimiste, V, scène VI)

Et, il chante avec conviction:

Une femme est l'amour, la gloire et l'esp~rance; Aux enfants qu'elle guide, à l'homme consol~, Elle ~lève le coeur et calme la souffrance, Comme un esprit déjà sur la terre exil~.8

("Une Fenme Est L'Amcur")

D~jà on voit derrière le mythe, l'image de la Mère protectrice et souffrante.

Elle semble toucher à une d~sincarnation qui a d~jà "le caractère de l'~ternité."

Au-dessus de la "v~rit~ vraie", qu'on ne peut pas dire, il place bien haut "une

v~rit~ plus vraie encore, la v~rit~ ~ternelle" qui il essaiera de symboliser. Et

c'est là la signification profonde de son oeuvre, la raison profonde de sa frustra-

tion •..

Nerval cherche la connaissance de cette v~rit~ ~ternelle jusque dans la

folie. Mais il est ce songeur et ce poète qui ne peut trouver de connaissance

que fantasmagorique et dans l'ordre du mythe. L'attente du poète scrute donc

l'histoire des ames, les mythes, "ces crystallisations actives qui ne sont pas des

religions mais qui se forment autour de tous les problèmes spirituels. 1I9 Mais il

y a toujours chez lui un noyau de r~alit~ devenu germe de cristallisation parce

que l'~pisode v~cu, même infirme ou inachev~, s'accorde avec le mythe personnel,

fo~ dans l'esprit depuis longtemps.

Nous ne saurions assez insister sur ce point fondamental: chez Nerval on

retrouve partout la poursuite de soi à travers les rencontres de la vie et des

livres, les souvenirs et les r~miniscences ant~rieures aux souvenirs. Nerval se

cherche à travers les MYTHES où se dissout et se r~compense l'histoire et la

fiction.

Instinctivement, dans ce qu'il voit, entend ou lit, Gérard choisit toujours

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lui-m~me; dans le drame du monde il reconna1t son drame qui devient le drame du

monde. P~uplé de mythes et d'idées de grandeur, il se met dans tous les mythes

au point de les rendre tous semblables. Puisant dans les mythologies diverses,

et moins curieux de celles-ci que des réponses qu'elles ~ffrent à ses problèmes,

il les ramène à un mythe clos dont il peut faire "l'asile peuplé de sa propre

f "1 " 1" é à 1" f' " 1i10

antasmagor1e mu t1p 1 e 1n 1n1. De préférance, le poète fait appel à des

mythes féminins. La Reine de Saba a voulu prendre forme pour lui dès les temps

de l'impasse de Doyenné; elle vivra encore dans Aurélia, dans "Artémis"; Isis,

l'enfant dans les bras, la croix à la main comme la Vierge, se lève dans un

article de 1844 pour grandir sans cesse jusqu'à Aurélia ..•

Il évoque, comme nous l'avons vu, l'amour spiritualiste de Francesco

Colonna et de Lucretia Polia; il décrit les épreuves initiatrices subies par

celui qui voulait contempler Isis au fond des Pyramides, se sert de plus d'un

texte pour faire surgir l'histoire légendaire du calife Hakem ou celle de

Balkis reine du matin et de Salomon prince des génies, tous entourés d'une

atmosphère de miracles et de prodiges qui remonteront jusqu'à l'origine de

l 'histoire du monde. Mais partout Nerval revit son MYTHE DE LA FEMME "à la

fois réelle, idéale et prédestinée, tcelle] des identités primitives, du passé

redevenu présent, du souvenir anté=ieur à la vie retrouvé dans la vie, des

éternels mariages d'~s recommencés à travers les siècles dans les r~ves et

dans la vie. ,,11

L'élaboration du mythe

L'élaboration de son mythe part, évidemment, de la transformation du réel,

et Aurélia en est l'ultime témoignage. A la réalité, Nerval substituele~mythe,

qui a pour but de "supprimer son angoisse en prenant une valeur d'explication

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dont la logique est bien celle des affets qui, h son insu, pesaient ••• fortement 12

sur lui et conditionnaient son comportement." Sa logique implacable devait

le conduire h une impasse, parce que ses conclusion6 étaient l'aboutissement

de données incomplètes ou faussées.

La fin malheureuse de son amour pour Jenny, a dü causer chez Gérard un

pénible sentiment d'infériorité, renforcé dans sa singulière dérobade en face

de Marie Pleyel. Sa vie comme son oeuvre, est marquée par ces événements: son

attitude demeure inchangée à l'égard de la femme aimée. On peut mame dire qu'elle

l'oblige h ne plus aimer, ou s'il éprouve quelque attrait nouveau à s'en défendre

en invoquant sa fidélité indéfectible h l'actrice. Cette fidélité devait finir en

valeur justificative atténuant le sentiment d'infériorité du poète. Nous savons

comment, après avoir trouvé dans les songes la révélation levant ses doutes sur

l'immortalité des ~es, il crüt qu'après la mort il épouserait Aurélia. Cette

espérance lui permit non pas d'oublier, mais de rendre supportable le souvenir

de ce qui s'était passé avec l'actrice. Pourtant, cette tentative d'explication

n'a pas suffi, comme nous l'avons montré, et il fallut la renforcer d'arguments

qui rendraient impossible un nouvel échec. C'est alors qu'intervient le MYTHE

dont nous saisissons maintenant la valeur psychologique. Il ne se substitue pas

entièrement à la réalité, mais s'intègre h elle de manière h sa~egarder ses

intérêts, laissant subsister l'espoir d'une satisfaction mais sous une forme

telle que le moi puisse l'accepter. C'est ainsi que Nerval fut conduit h cette

divinisation de l'amante, impliquant le renoncement à certains assouvissements,

pour goüter des joies supérieures. Pour parvenir à cette ascèse, il fallait

accumuler les interdits, et nous commençons h comprendre comment il se fait que

l'amante ait pris les traits non seulement d'une déesse, mais ceux d'une mère!

On conçoit les avantages de cette régression qui élimine toute éventualité d'ordre

sexuel, au bénéfice d'~e effusion de tendresse. Ainsi, s'explique le besoin

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qU'éprouvait Nerval de donner ~ la femme "fictive" toutes les vertus attribuées

aux déesses. En m~me temps il évitait de s'avouer une méprise; c'est ainsi qu'au

moment même de sa rupture avec Jenny, dans la lettre o~ il se plaint avec une

douloureuse dignité des cruautés de l'actrice, il ne peut pas croire aux mobiles

réels de cette femme. Quoi d'étonnant que toutes les femmes aimées de Nerval

aient pris place parmi les déesses?

Aurélia sera la Vierge ou Isis, d'o~ la nécessité de lui p~ter toutes les

perfections pour pouvoir l'adorer sans oser cependant se pe{mettre un geste ou une

pensée sacrilège. Comment se fait-il que "cette sublimation ait, au moins

partiellement, échouée? Pour le comprendre il faut se rappeler qu'elle avait son

origine dans les ~ves de l'-accès maniaque et qu'elle se trouvait soumise aux

variations d'une constitution cyclothymique. ,,13 Dans son mythe, la femme prend

une forme esthétique. Par sa beauté et sa pudeur, elle est inaccessible, ne

pouvant exister que dans les régions du r~ve. Nerval n'en voit qu'une sorte de

profil.

On a remarqué combien, dans son étrange théosophie, la notion de Dieu reste

floue pour Nerval. Le sentiment re.ligieux~ chez lui, se satisfait du merveilleux

qui, ~ travers les anciens mythes, fournit l'explication aux craintes immémoriales

de l'homme face ~ l'infini de la mort. Mais, il est ~ noter que la puissance

supr~ prend l'aspect d'une déesse, la grande Mère, qui s'incarne aux yeux des

hommes sous diverses apparences, celle surtout d'Isis. Elle est toujours la m~me,

"la mère de la nature, la ma1tresse des é1éments .•. ,,14 Finalement, c'est ~ la

Mère que doit nous mener le médiateur, ~ elle qui est l'objet de l'amour le plus

tendre. Cette prédominance accordée ~ la femme divinisée ne parait pas seulement

explicable par les sources! elle doit dépendre de besoins psychologiques profonds.

On a déj~ entrevu dans "Sylvie" l'ébauche de ce ''mythe de 1; amante idéalisée,

divinisée sous les traits d'une mère, jouissant avec l'enfant élu d'une éternelle

félicité, dans un monde extra-terrestre, ob sont purifiés tous les désirs."lS

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Tout mythe est né de ce besoin d'explication, et les plus vivaces sont

ceux qui procèdent d'une expérience individuelle vécue, comme celle de Gérard.

Pour un temps le mythe va supprimer l'angoisse de notre auteur, mais en

définitive, ce mythe de la femme est impuissant h triompher. Malheureusement,

Gérard n'aura de repos que dans la mort. Après avoir entrevu les splendeurs

d'un monde plus pur, ob l'attend Celle qui sera le refuge "[ob] s'abolira le

16 désir dans la béatitude éternelle," il perd pied sur cette terre enveloppée

de ténèbres et se sent désemparé en face du redoutable mystère.

L'épuisement des facultés créatrices, dont se plaindra le poète la dernière

année de sa vie, se traduit par certains thèmes obsédants qui rendent toute autre

tentative inutile. Gérard, pris au piège de son mythe, qui ne lui permet plus de

découvrir son secret profond - sa timidité - n'a désormais qu'un souci, dévoiler

l'énigme et la justifier.

Admettre la véritable explication de son angoisse, aurait été anéantir,le

mythe de la consolation. On voit cela dans ces mots de M. Sebillotte:

•.. Ce n'est pas le seul fait de refouler qui peut ~tre générateur d'une névrose, car c'est lh un phénomène normal et nécessaire; tout dépend de la manière dont s'opère le refoulement. Renoncer ~ la réalisation d'un amour humain n'implique pas forcément le refuge dans une attitude névrotique et si grave que soit une crise de cette nature, il est possible de la résoudre en reportant sur un plan intellectuel ou spiri­tuel des énergies viriles qui se libèrent malgré tout, grace h une harmonieuse et légitime compensation. Mais il appara1t aussi qu'une telle réussite devient de plus en plus impro-bable h mesure que les années passent et que se fixent des modalités réactionnelles toujours plus déterminantes et irré­ductibles. Dans la vie de l'homme, il semble que la période de trente h trente-cinq ans soit décisive, et que, pa8e~IQ.~t ~ge, il devienne tr~s difficile de liquider un conflit affectif qui, pour demeurer latent, n'en est pas moins ch~~g~ de consé­quences redoutables. Or, Nerval avait trente-trois ans, lorsqu'il accepta l'explication proposée par les r~ves du premier accès, et s'il y trouve un soulagement ~ son angoisse, en fait il se condamne h ne jamais sortir du labyrinthe ob il s;est engagé. 17

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Le mythe et le rêve

Le mythe ne sauve pas Gérard. Reste alors le rêve.

On a suivi dans son oeuvre la préparation du mythe, sa naissance, ses

transformations et son envahissement progressif qui ne laissait pas de place

aux autres pensées. Maintenant, il est trop tard, et Nerval semble impuissant

~ démontrer ces mécanismes profonds qui dominent sa vie affective. L'angoisse

corrélative s'en trouve ainsi accrue et ne peut être contenue: elle ne tardera

pas ~ bouleverser un équilibre fragile reposant sur un ensemble de convictions

illusoires. Voil~ pourquoi Aurélia dit au poète:

- .;. Vous cherchez un drame, voil~ tout, et le dénouement vous échappe ..• 18

Gérard n'avait pas besoin de chercher un drame. Celui dans lequel il était

engagé usait toutes ses forces, sans qu'il parvienne ~ en saisir le sens,

prisonnier qu'il était de ses chimères.

Et lorsque, vers 1852, un état dépressif suscite des préoccupations anxieuses,

des remords, qui semblent anéantir ses espérances, il faut bien que Nerval trouve

moyen de sauvegarder les croyances acquises tout en s'expliquant pourquoi de

nouvelles révélationR. nées au cours de la névrose, paraissent les dominer.

C'est ici qu'apparait le rêve. En effet, la croyance initiale en l'immortalité

des lmes, fondement sur lequel repose sa certitude, Nerval l'avait reçue des

visions oniriques qui étaient pour lui un aspect essentiel du r@ve. Dès lors

il tenait le rêve pour un monde de connaissance dont la valeur ne saurait être

mise en doute. Aussi longtemps que s'était maintenu un équilibre relatif, l'homme

n'avait pas recours ~ ce phénomène.

Toutes les frustrations de Gérard sont contenues dans ses rêves jusqu'~

leur conséquences extrêmes. Mais l'auteur ne saisit pas le sens profond de ses

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songes, tantOt angoissants tantOt consolants. L'interpr~tation qu'il s'en

donne ne correspond pas à la r~alit~ psychologique.

Nerval, poète et le mythe

Dire que Nerval fut poète est un truisme, mais il n'est pas inutile d'insister

sur ce point, si l'on veut ne conserver du mot que le sens le plus pur, celui en

qui Platon voyait un "cr~ateur de mythes. 1119 Là se trouve affirmée la grandeur

d'une mission qui n'a rien de COII!l1UU avec les jeux de l'esprit Il (dont) les

artifices les plus s~duisants ne sauraient sauvegarder l'~ph~mère inanit~.1120

La jeunesse ~ternelle des mythes r~side dans une r~ponse aux problèmes permanents

qu'il est impossible à l'homme d'~luder.

La pr~occupation dominante chez Nerval a toujours ~t~ d'~crire une aventure

subjective sous une forme po~tique, de faire conna1tre aux autres l'histoire de

sa descente aux enfers ... Ce dessein, post~rieur à la crise de 1841 (qui est un

tourment et non une rupture), sera r~alis~ dans des oeuvres qui, d'abord mythiques,

deviennent de plus en plus confidentielœs. Quels sent les motifs de cette ~vo-

lution? Il faut convenir de la r~v~lation qu'apporte ici l'accès maniaque: la

certitude de l'immortalit~ des ~s et des rapports qui unissent les vivants aux

morts. On sait comment cette croyance, r~pcndant à un espoir mêl~ de doutes, s'est

impos~e à Nerval qui la tint pour fermement acquise. Il avait sans doute trop

besoin de cette conviction pour avoir subconsciemment le courage de la rejeter.

Le poète est port~ à croire que l'apparence des chcses n'est pas tout, qu'il y a

une ~ternit~ ob rien ne pass~ra plus, que, dans un autre monde, l'homme obtiendra

la récompense de ses efforts. Nerval avait besoin (surtout aprè5 Vienne et la

mort de Jenny) de s'accrocher à cette croyance. Ecoutons sa prière:

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Je ne demande pas à Dieu de rien changer aux événements, mais de me changer relativement aux choses; de me laisser le pouvoir d~ créer autour de moi un univers qui m'appartienne,d~ldiriger mon rêve éternel au lieu de le subir.

Il faut alors que soient écartés tous les obstacles qui s'étaient opposés à

l'union mystique

Dans ce mythe retrouvé de la Déesse-amante, épouse et Mère, on peut reconna1-

tre divers emprunts, mais tous incapables d'expliquer la signification symbolique

aux yeux de Nerval. Comment âe pas y voir la projection de tourments, de désirs,

de tendresse, constituant l'essence même du mythe qui les concrétise, et leur

donne ainsi une valeur poétique? C'est que ce mythe repr~sente pour Gérard une 1

réalité, car il est fait des conflits que le poète tente d'apaiser en lui. Ce

mythe rejoint toutes les destinées humaines par sa quête du bonheur.

Il n'y a pas de littérature à deux niveaux - réel et mythique - sans la

poésie ...

La fonction du mythe

Si l'on se rappelle ce que nous avons voulu mettre en lumière au cours de

ce travail, il appara1tra que la fonction du mythe est d'expliquer ce qui cause

un malaise à la conscience; par là le mythe supprime ou neutralise les peines.

Comment le mythe était-il explication pour Nerval? Le fiasco de Vienne

se trouve expliqué par la fidélité à Jenny. Le souvenir douloureux, humiliant,

des mésaventures récentes va être de cette façon, atténué: au lieu d'entretenir

une angoisse pénible, le mythe laisse entrevoir une compensation supérieure. La

femme dont Nerval n'avait pas osé forcer le consentement devait lui réserver, après

la mort, un bonheur infiniment plus pur, 1égagé d'une étreinte charnelle. En fait,

nous avons vu ce que cachait cette transformation mythique de la réalité, "un

sentiment d'infériorité, des inhibitions inconscient~s qui, dans certains situa­

tions, interdisaient au poète l'exerci,~ de{:son élan charnei] •

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o

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~ découvre l~j une dissociation de la passion amoureuse et de 1'3ssouvissement

physique. ,,22 Le mythe devient de ce fait, pour le po~te, plus vrai que la réalité,

car il l'explique en la transposant d'une mani~re acceptable. Son mythe prot~ge

le passé en même temps qu'il préfigure un avenir plus heureux.

Mais, pour être efficace, ce mythe doit être accepté aveuglément, car en

réalité il n'est qu'une illusion. La mentalité de celui qui crée un mythe est

différente de la nOtre et son univers, dominé par l'affectivité, n'est pas soumis

23 aux exigences de la "raison raisonnante." Dans son livre sur Les formes infé-

rieures de l'explication, M. Essertier écrit ~ propos de la pensée primitive:

Thé~tre d'une lutte ardente ob l'imaginaire vise sans cesse ~ évincer le réel, elle cherche avant tout son salut, elle compose, elle biaise. Or c'est elle qui a été contrainte de répondre quand s'est posé pour la premi~re fois dans le ciel sillonné d'éclairs un éluctable point d'interrogation. Nous avons vu quelle a été cette réponse: elle a consisté ~ créer la cause l~ ob elle n'était ni donnée dans l'expérience, ni accessible ~ une investiga~ion quelconque. Mais seul un être pouvait vraiment conférer un sens au drame mystérieux et inquiétant. Ainsi est née, l'explication:

,osa forme originale a été la religion. E11e a répondu ~ un double besoin confondu en fait dans une invincible unité: le besoin de se rassurer et le besoin, non pas ~ proprement ~~rler de conna1tre, mais de le délivrer de l'inconnu. 4

On peut comparer les modes de la pensée primitive ~ ceux de la pensée infantile,

voire délirante (comme celle de Nerval). En ce qui concerne n~tre vie intérieure,

sommes-nous plus avancés que l'homme primitif? avons-nous plus d'expérience que

l'enfant! Et, cela devient pire encore lorsque des conflits névrotiques font

peser leur contrainte sur notre esprit. Il est donc nécessaire, en ces cas, de se

forger une explication de caract~re mythique, mais qui apport~, ~ défaut de vérité,

une certitude préférable aux doutes et ~ l'angoisse. A présent nous devons com-

prendre mieux comment, chez Nerval, !e~ événements de la vie aentimentale ont été

transposés en mythe. "Nerval obéissait, ••• peut-être sans le savoir, ~ un besoin

plus pressant que les motifs de discrétion reconnus, et certainement c'était l~

bien autre chose qu'une fantaisie gratuite de son imagination.,,25

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La psychologie "mythique" de Nerval

On peut conclure que chez notre auteur on rencontre "un monde d'images

26 labiles aux retours incessants sous de perpétuelles métamorphoses." On admet

ainsi, chez Nerval, un doublage plus ou moins accusé de la pensée lucide par un

processus de rève, mêlant de plus en plus ~ des souvenirs et ~ des phantasmes

personnels des mythes empruntés ~ toutes les mythologies du monde. Ce processus

de r~ve offre naturellement des "leit-motive'" qui s'imposent même ~ l'esprit qui

ne les recherche pas: par exemple l'aventure de Naples, réelle ou imaginaire,

repara1t dans une série de textes qui échelonnent de 1837 ~ 1854. D'ailleurs

Nerval ressent assez lui-même le caractère obsédant de sa pensée pour en faire la

loi de son univers mythique: " ••• Je travaille beaucoup, mais cela tourne un peu

dans le même cercle." "Ce que j'écris en ce moment tourne trop dans un cercle

restreint. 27

Je me nourris de ma propre substance et ne me renouvelle pas."

On a l'impression qu'un même r~ve se poursuit sous plusieurs oeuvres, qui

pourraient n'en ~tre que les déguisements divers. Ainsi, on retrouve toujours

chez lui des associations latentes. Certains refoulements nous semblent évidents.

On sait, par exemple, quel rôle joua la figure ambivalente de sainte Rosalie dans

l'imagination de Nerval, depuis 1841 jusqu'~ "Artémis". Le reve la confond, d'une

part avec Isis, d'autre part avec la triple Vénus (Vénus Cythérée) aussi aisément

qu'avec la Vierge Marie. Son association avec ces autres figures ne saurait

s'expliquer que par un lien affectif (nous relions diverses figures religieuses

de la Mère, cela va de soi). "Le lien unissant la sainte aux déesses et aux

héroïnes n'est pas celui d'un syncrétisme doctrinal, ou d'une tendresse univer-

selle. Ûü ne le trouve que dans une pensée archâique, déj~ créatrice de la mytho-

logie collective qui ravissait Nerval, mais créatrice aussi, en Nerval lui-même •••

de phantasmes du même type, dont les figures viennent prendre place, bizarrement

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pour la conscience, naturellement pour l'inconscient, dans la th~orie des

28 d~esses-œres, faste ou n~faetes."

Dans "Art~mis" (voir plus loin dans cette section: le mythe et le symbole)

l'identit~ de sainte Rosalie dispara1t, et seule l'opposition des images r~vèle

qu'elle est l la fois "l'amante, la mère, la mort, la ros~ meurtrie et non virgi-

nale, la vierge ardente, la sainte de l'ab1me, en même temps qu'Art~mis, Aur~lia, 29

Isis et la triple Vénus, dont celle des carrefou~s, ici brodeuse et Il, fleuriste."

Or, par des liens inscrits dans les textes, ce r~seau de figures f~minines s'~tend

l toutes les "filles du feu", l tous les souvenirs de Bruxelles, Vienne, Paris ou

Mortefontaine. "A le consid~rer comme une r~alit~ mentale ••• il appara1t comme

une ~buleuse maternelle, fluide, diapr~e, mais ind~niablement coh~rente, et dont

la force de coh~sion serait pr~cis~ment cette incapacit~ de la pens~e archaique l

distinguer nettement les diverses sortes d'amour, sa sourde volont~ de les ramener

30 l un d~nominateur unique, qui est le contact maternel."

Le réseau des associations ''maternelles'' s'étend chez Nerval beaucoup plus

loin que les figures mythiques proprement dites. M. Charles Mauron a ébauché

ainsi les contours de ce réseau élargi. 31 (Notons que chacun des termes précisés

ci-dessous, ainsi que le sentiment dont il est chargé, se trouve relié dans un ou

plusieurs textes de Nerval, soit l une figure féminine mythique ou remémorée, soit

l la famille maternelle).

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Le Réseau des associations ''maternelles''

Enfance - pass~ - antiquité - monarchie - classicisme - origines du monde - villes en ruine - monuments historiques

Vie intérieure - rêve - mort - mystères sexuels - voiles, masques -transmutation

*Déesse - vierge - sainte - fée - prêtresse - sirène - muse -Walkyries - reine et grande dame - amazone, danseuse, actrice, jeunes filles - pécheresse

Etoile - lune et croissant - arc-en-ciel - diaprure - aube - clarté -couleur blanche - nature - campagne - jardins - collines - fleurs, vig~es, plantes etc. - province - fleuve - 1le - mer - déluge - arche -conque - terre, argile

Temple - ch~teau - maison - famille - tablée - caveau - souterrains -corridors

Cimetière - royaume des morts - enfer - divinités, infernales -chants et danses - théatre - littérature, musique - histoire

Mystique - magie

Ce simple inventaire, à lui seul, démontre la force et la fluidité des ~harges

affectives attachées à l'image maternelle. Il révèle leur diffusion à travers de

larges régions de la pensée consciente, lectures et visions du "monde extérieur".

Mais il cache l'ambivalence des affets. Chacun des mots ci-dessus doit être

remplacé dans son contexte, pour que soit distingué le faste du néfaste, le

rassurant de l'angoissant. La nébuleuse des images féminines se divise alors en

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trois groupes: 10 les figures fastes: celles qui renforcent, en Gérard,

l'estime de soi, c'est-à~dire, qui combattent en lui le sentiment d'~tre

abandonné ou coupable. 20 les figures néfastes: le deuil, ou ses formes

mineures jette sur ces images féminines une ombre qui n'est pas seulement

faite de tristesse. Les fantasmes d'amours interdites ou sacrilèges, renforcent

l'anxiété: la figure féminine devient désirable, tentatrice, démoniaque!

3° c'est l'image de la mère reprouvée, qui préfère le fils au père et partage

sa culpabilité, son malheur et sa révolte, la sainte de l'ab~me, parfois Aurélia.

Ce se~timent n'offre chez Nerval aucune connetation apparemment sexuelle.

Ces trois types principaux de figures féminines, reconnaissables chez Nerval,

ne lui appartiennent pas: ils résultent des mécanismes de deuil et de la régres-

sion mélancolique. "Parce qu'il n'a pas connu sa mère, parce qu'il a changé trois

fois de milieu familia, parce que sa famille maternelle habitait le Valois, parce

qu'il a lu Goethe et Hoffman, parce qu'il a voyagé en Orient, parce qu'il avait

plus ou moins d'amour et d'aggressivité, parce que sa structure mentale avait la

fragilité du poète, enfin pour mille et mille autres circonstances singulières,

certains types généraux de figures féminines ont pris [:dans sa mythologie à lui]

des visages originaux. n32

Le mythe et le symbole ("Les Chimères")

Une des théories sur l'origine des mythes a nom "symbolisme". Ses premiers

adeptes furent les philosophes néo-platoniciens. Selon eux, les mythes ne sont

que des symboles; ces symboles, créés dans un ~ge très lointain, théologique et

sacerdotal, auraient été primitivement destinés à envelopper des dogmes philo-

sophiques et des idées morales; plus tard, le sens de ces symboles auraient été

perdu.33

Ainsi, ce système donne-t-il à toute mythologie une origine identique

à celle des mythes platoniciens.

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Or, on peut appliquer ce système aux élucubrations de Gérard de Nerval.

La femme, pour ce dernier, symbole de la pureté, enveloppe un dogme philosophique

et religieux: celui de l'immortalité de l'~. Comme chez Platon, elle incarne

une forme idéale; elle est forme esthétique, idéal qu'on ne peut définir. On

peut m@me aller plus loin en disant qu'au plus haut stade, elle serait un symbole

qui s'érpouve! Nerval s'identifie à sa vie, et lui dicte sa conduite. Sa foi et

son amour ne font qu'un, d'ob naissance d'une émotion esthétique.

Pour notre poète, comme pour tout grand visionnaire, l'objet est signe et le

signe est objet: le signe et l'objet pour l~i sont constamment interchangeables.

Dans Les Chimères Nerval s'était créé une symbolique personnelle basée sur

un ensemble de souvenirs, de réminiscences et d'associations d'idées qui se super­

posent aux signes de la mythologie traditionnelle.

Le principe essentiel en est dans l!organisation des thèmes personnels selon

une nécessité inscrite dans le dynamisme m@me des images et des structures verbales.

Une certaine accélération simultanée du temps et de l'expression permettent au

poète de trouver dans le monde de la parole des conditions d'existence différentes

de celles du monde réel. La matière des sonnets est un 'condensé' de toute l'ex­

périence, de toutes les lectures et de toutes les réflexions de Nerval. Rien n'en

est oublié ni déformé ni retranché et, si tout y tient en si peu de mots, si peu

d'images, si peu de vers, c'est précisément que le temps du poème est un vrai

temps - le temps du monde mythique - ou les multiples symboles, loin de se diô­

perser dans le souvenir, se regroupent dans une infrangible cohérence.

Les Chimèr~p ~oivent moins être déchiffrées"qne saisies dans leur immédi~te

complexité: les mots et les images ont valeur d'emblèmes, ils trouvent leur place

dans les poèmes en raison de leur pouvoir allégorique.

Jamais aucune entreprise poétique n'a mieux montré pourquoi et en quoi les

sources de la poésie ne peuvent être ailleurs que dans la vie et dans le drame de

l'homme. Chaque sonnet des Chimèrec est devenu pour Nerval un lieu, un espace,

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un champ, clos, o~ sa destinée est exprimée aussi tragiquement peut-être que

dans son existence, mais selon l'ordre du langage symbolique et non plus selon

celui du mot rationnel.

La poétique des Chimères est en germe dans les conceptions d'Adoniram

dédaignant toute copie de la nature, tout esprit "qui se fait tour ~ tour

l'esclave d'une vache, d'un lion, d'un cheval, d'un tigre." C'est une dérision

d'imiter les fleurs ou les feuillages; c'est une dérision d'imiter les choses!

L'art ne produit pas des formes connues, il invente les formes inconnues, d'o~

l'idée que l'artiste rivalise avec le Créateur et se dresse en face de lui.

On peut donc constater avec M.-J. Durry que Les Chimères "sont le théatre

magique o~, par l'incantation et l'image, un dompteur qui ne dispose pour piège

que des mots, s'affronte aux esprits, dans l'alarme et l'extase."34

o délice: 0 tourment!

Ici confluent l'irréel et le réel. Ni les choses ni les êtres ne sont ce qu'ils

étaient sur terre. Les mythes échappent ~ leurs propres fables. Les Chimères

sont des poèmes de la transmutation. Nerval n'atteint plus les autres et lui-

même que dans le mythe. Non pas seulement par l'allégorie, mais de toute sa

perpétuelle métamorphose hallucinatoire il est dans Les Chimères celui qui regarde

la mer refléter l'image adorée d'Isis enfuie sur sa conque; il est issu de la

race d'Antée ... Il n'investit pas seulement Myrtho du pouvoir de réveiller le feu

de la terre et les cendres brülantes, il participe ~ la puissance qui décha1ne

l'ardeur et l'éruption:

Sais-tu pourquoi, l~-bas, le volcan s'est réouvert? C'est qu'un jour nous l'avions touché d'un pied a~ile, Et de sa poudre au loin l'horizon s'est couvert!3

(liA J-Y Colonna")

Dans le poème, plus totalement que nulle part ailleurs, Nerval se confond

avec le mythe. "C'est ~ la fois une affirmation et une disparition de soi dans

l'immense, une exaltation sacrée, comme l'amour o~ l'on est tout entier soi et

perdu. II36 Le mythe dans Les Chimères atteint son paroxysme par la concentration

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suivie de l'évanouissement. COIIDlle nous le verrons, dans ''El Desdichado" et

IIArtémis" tout est réduit ~ l'essence. Chaque vision est porteuse de mille

visions et devient celle qui n'appartient plus au monde. La fleur n'est plus

la fleur, le fruit n'est plus le fruit. Rien n'est que pour être ~ la fois

autre chose. Rien n'est plus que le mythe de soi-même et l'une des composantes

secrètes da mythe intérieur.

Le poète des Chimères semble être l'annonciateur de ces autres musiciens du

mystère que furent Baudelaire et Mallarmé. Nerval veut réveiller les échos du

chant divin, cette alliance de la Poésie et de la Musique qui, "sur la lyre

d'ivoire ou la cithare d'or, a révélé le secret de l'harmonie· des mondes dans la

pure lumière de Dionysos. 1137 Ce lyr,isme supérieur, dont il a pressenti, dans le

drame wagnérien, un splendide essai nouveau, ne doit rester pour Nerval qu'une

vague aspiration. Mais, pour mieux plaire ~ la Muse sacrée, il le condensera

en ces hermétiques sonnets, qu'il intitule, des noms de la légende éternelle,

"Horus", "Antéros" , IIArtémis", "Delficall ••• Chacun doit marquer une étape,

noter la progression de sa ''mystique''. Les Chimères sont les cris suprêmes du

délire mystagogique de leur compositeur.

"El Desdichado,,38 s'apparente étroitement ~ "Sylvie": matne volonté chez

Gérard de vivifier aux sources du passé, matne mélancolie doüce et pénétrante,

matne atmosphère d'une invincible fatalité et d'une anxieuse résignation. Mais

dans le poème le ton s'affirme ~ la fois plus apre et plus désenchanté que dans

le récit. "El Desdichado", COIIDlle "Sylvie", lance un adieu ~ la vie réelle, au

moin8~autant qu'une tentative de renaissance.

Il ne nous appartient pas de tenter, ici, une analyse du poème. La tour abolie

du prince d'Aquitaine est nout ce qu'on voudra:

Je suis le ténébreux - le Veuf - l'inconsolé, Le prince d'Aquitaine ~ la tour abolie: .•.

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Le ténébreux et le prince d'Aquitaine sont tous les deux habitants de la nuit,

cachés, isolés par l'obscurité, toujours à la recherche, comme le sera Baudelaire,

des ab1mee et des ténèbres, des grottes et des enfers.

Le prince d'Aquitaiue est le prince de la tour abolie aussitOt qu'apparue.

C'est la tneme tour qui se dresse dans Aurélia "si profonde du cOté de la terre et

si haute du cOté du ciel" que~le poète enfermé ne voit plus devant lui qu~une

existence consumée à monter et à descendre. Il épuise ses forces et son courage

l'abandonnerait si un esprit libérateur ne lui ouvrait soudain une porte; alors,

dans la campagne, sous le feu des étoiles, la révélation lui est faite que les

escaliers sans nombre n'étaient que les degrés de l'épreuve à laquelle il était

soumis.

Ainsi cette tour fait partie d'un paysage échapp~ aux paysages terrestr~-

elle est située dans une géographie et une histoire du dedans et de l'ailleurs -

c'est le pays du mythe. Et Mallarmé était très conscient de cette tour "abolie"

quand il reprenait à Nerval pour en faire comme sa propre devise secrète le mot

que celui-ci avait apporté à la poésie dans une rime inoubliable.

Dans "El Desdichado" appara1t le symbole de la fleur. Cette fleur dont les

pétales se dégradent du rose au mauve rappelle la rose d'''Artémis ll et le plIe

hortensia de ''Myrtholl . Le manuscrit Eluard porte en regard du mot fleur, le

mot "Ancoliell . L'ancolie est le symbille de la tristesse et aussi de la fo1ie.39

En fait de langage des fleurs, la symbolique de la rose, fleur spéciale pour

Nerval comme elle le. sera pour Mal1~rmé appara1t j glorieuse, dans "Artémisll: 40

''La rose qu'elle tient c'est la Rose trémière."

C'est la même fleur que tient Aurélia:

La dame que je suivais ..• entoura gracieusement de son bras nu une longue tige de rose trémière, puis li1e se mit à grandir sous un clair rayon de lumière •..

Cette manière de symboliser la bien-aimée se rattache à Heine et à Hoffman;

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la rose tr~mi~re ou rose d'outre-mer est originaire de l'Orient. La rose

apparatt comme l'emblème d'Aurélia-Artémis, la sainte de l'abtme du dernier

tercet:

- La sainte de l:ahjme est plus saine à mes yeux!

L'association fleur-sainte se prolonge pendant tout le poème. La fleur en

question est liée à la Sainte Rosalie comme à la Gr~ce, et en même temps la

multiplicité des corolles sur la tige de cette plante se rapporte à l'attachement

de Gérard à "un idéal féminin aux incarnations multiples. ,,42

Art~mis réunit "l'image de la mère, orientale, chrétienne, syncrétique à

souhait, mais aussi ~iguë de plusieurs façons, mi-divine, mi-démoniaque, mi­

vraie, mi-fausse - en tout cas une image de mère.,,43 Artémis réalise le syncré-

tisme de toutes les apparences f~minines de son existence et de tous les aspects

de la religion. Elle est la reine d'un abtme ouvert à toutes les formes de

croyances: les divins myst~res, la pensée de Pythagore, celle du Christ, les

dieux antiques; enfin, le monde goethéen "ot!. les intelligences subsistent et se

liguent pour prot~ger et rétablir l'harmonie universelle.,,44 Artémis échappe,

comme la femme mythologique de Goethe, à la fatalité des lois humaines:

c'est un être à part que la femme mythologique; le po~te l'a créée selon sa fantaisie. Elle ne sera jamais majeure, jamais vieille, elle a toujours l'aspect sé­duisant qui ~veille les désirs. On l'enl~ve jeune et vieille, on la désire t~core. En un mot, pour le po~te, le temps n'existe pas.

Notons encore l'influence de Nerval sur Mallarmé. Chez ce. dernier, comme

chez notre auteur, la rose apparatt comme l'emblême de la femme.

t'hyacinthe, le myrte à l'ûdorable éclair Et, pareille à la chair de la femme la rose Cruelle, ~odiade en fleur du jardin clair, Celle qu'un sang farouche et radieux arr~ge!

("Les Fleurs")

Elle est le symbole de la beauté orgueilleus~, inaccessible, dédaigneuse de la

vie. Hérodiade ou Artémis, c'est la domination pure et vierge de l'antériorité

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(comparez "premier jourll et "c'est encore la première"). Mais chez Hérodiade

on retrouve un petit point de sensualité qui n'existe pas chez Artémis.

Ce dont Mallarmé fera un système existe ~ l'état pur, et sans système dans

les poèmes des Chimères: If Le point de départ volatisé, le déliement d'avec la

provenance, les innombrables possibles qui émanent de chaque vocable, les super-

positions de plusieurs images dans une seule, la perpétuelle et multiple signi-47

fication. rr

Il est intéressant de noter, surtout pour nous qui les adorons, que la

symbolique nervalienne fait une large part aux animaux. Tout homme sensible aux

animaux a senti qu'ils incarnent les passions de l'homme (et vice versa). Or, on

observe chez Nerval un monde proche et familier qui participe du blason et de la

ménagerie: le lama et le chat y codoient la sirène, le phénix et le dragon.

Le "lama ailé" que le poète rencontre au cours de sa descente aux enfers

est peut-être, comme l'a proposé René Daumal, le chérubin de feu, mais c'est aussi

un archétype de la syphilis. La signification de ce monstre de terre et de feu ne

fait guère de doute; il représente le psychisme inférieur que nous avons étudié

et les instincts élémentaires. 48

Le chat est un dieu de l'affection féminine et des attachements terrestres.

Il parait avec cette signification mythique dans les ''Mémorables''. Nerv'al est

allé en Hollande en septembre, 1844, mais la Saardam spirituelle, maison du Tsar,

c'est l'entrée du paradis. La neige durcie couvre encore la terre, car certains

préjugés, certains obstacles intérieurs ne sont pas encore vaincus p2r Gérard.

Son ame se dirige vers la maison de Saint-Pierre, reine très pure, elle tient ~

la main la lampe de Psyché. Elle frappe ~ la porte d'Espoir mais les affections

humaines la gênent ... Le sens du rêvé se précis~ p2r le chat-témoin que N2rval

porte sur son bras, enfant de la vieille fée qui a sans doute nom Zoé. 49

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Le poète ressentait vivement le caractère trompeur des attachements

terrestres; cela trouve sa pleine expression dans un aspect du symbolisme de

la sirène. C'est de lui-m~e que parle notre auteur quand il dit de Heine:

" •.. Toute femme est pour Heine quelque peu nixe ou wili"; et lorsque dans un de

ses livres il s'écrie, à propos de Lusignan, amant de Mélusine: "Heureux homme

dont la mattresse n'était serpent qU'à moitié, "il livre en une phrase le secret

intime de sa théorie de l'amour. 50

Une créature fantastique d'air et de feu parait dans ce "zodiaque nervalien";

c'est la 'huppe' de la Reine de Saba, ailée comme le dragon et comme l'amour, à

sang chaud comme l'homme, proche parente de 'l'oiseau-roc' et de la 'simorgue'

des légendes orientales. Nerval emprunte peut-être au Coran cet avatar du Phénix,

51 incarnation animale du cycle planétaire de six cent années.

Les animaux que nous avons nommés incarnent, en hiérarchie ascendante, des

passions puis des puissances, lesAéyo~ de Philon le Juif, pour employer une

terminologie familière à Nerval. Au terme de cette montée surgit la quintessence,

le dragon-Logos, dont il est dit au livre de Job (XL) qu'il est: '~e cammence-

ment des oeuvres de Dieu."

Le symboli~e alchimique auquel G. Le Breton a accordé une grande importance52

est indéniable dans "Antéros" et "Delfica".

53 Dans "Antéros" Gérard retrouve les mouvements qu'il a prêtés à Adoniram.

C'est le poème de la rage, du désir de vengeance, de l'insoumission au Dieu vain-

queur - du pagani~e vivant à travers la pensée moderne. Le dernier tercet se lit:

Ils m'ont plongé trois fois dans les eaux du Cocyte, Et, protégeant tout seul ma mère Amalécyte, Je ressème à ses pieds les dents du vieux dragon.

Ce tercet décrit la triple ablution du mercure philosophique: "Au moyen de ces

trois ablutions et purgations, le dragon se dépouille de ses anciennes écailles;

il quitte sa vieille peau et rajeunit en se renouvelant ..• Le mercure philoso-

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54 phique doit ~tre purgé et lavé trois fois dans sa propre eau." Les dents du

dragon sont emblème de la civilisation antique; elles furent se~es par Cadmus

et donnèrent naissance à une race de géants.

Nerval s'identifie ~ Antéros, le fils qui défend sa mère contre le père,

qui les menace tous deux. Une fois de plus il s'identifie au héros l'introduisant

dans sa mythologie personnelle. Antéros, le mal-ai~, ainsi que l'Adoniram du

VOYage en Orient, appartiennent, comme Nerval, ~ l'espèce des incompris et des

réprouvés.

On voit nettement dans ce poème allégorique (et parnassien dans la recherche

de symboles rares) la qu~te théosophique du poète ~ travers la mythologie: il

incorpore la Bible et le mythe. Ce qui est pâien chez lui est aussi religieux -

pas d'hédonisme dans la poésie de Nerval!

L'animal fantastique décrit dans "Delfica,,55 est bien le dragon de la tra-

dition hermétique:

Et la grotte, fatale aux hOtes imprudents, Ou du dragon vaincu dort l'antique semence?

Il s'agit du dragon vaincu par Jason. L'antique semence désigne encore les dents

du dragon semées par Ca~~s; elles symbolisent la civilisation des dieux de

l'Illiade qui refleurira un jour.

Nous nous sommes éloignés peut-~tre un peu trop du thème principal du mythe

de la femme, mais c'était afin de montrer combien Nerval s'appuie sur les symboles

de la mythologie pour créer son propre système magique.

Dans l'oeuvre de Nerval, comme dans celle de William Blake, brille du "soleil

noir", auquel Nietzsche donnera sa devise: "la nuit aussi est un soleil". Le

tfsoleil noir" ne rayonne dans aucun ciel visible et l'oeil ne l'aperçoit pas.

~ Il s'irradie sombrement dans la nuit de l'être. Il remplit le vide de l'~e dé­

sespérée. Elle a consomé le soleil véritable jusqu'~ cette opacité d'un soleil

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mythique dont elle obscurcit l'univers.

De cet~e image na1t le symbole de la lumière, lumière de la nuit si l'on

peut dire, puisque dans les rêves de la nuit sont nées les visions célestes qui

mènent à la mythologie personnelle, oà nous retrouvons la femme.

Nerval fut placé non seulement devant la souffrance d'un amour chimézique et

malheureux, mais devant l'incontestable existence du mal. Il découvrait ainsi

ce qui est la révélation accordée à toute conscien\~e lucide qui refuse les men-

songes consolants mais sans accepter la· hn:ni.ère de l'Amour. "Un grand appel vers

la lumière monte dans son coeur, un appel qui par un miracle de délicatèsse ne

56 devient jamais éloquent." Mais le combat, pour se traduire en images voilées et

en nostalgies douces, n'est pas moins rude .•. Conscient du mal comme l'est tou-

jours un esprit avide de vérité et dépourvu du secours de la gr~ce, Nerval assume

cette science et cherche à la dépasser en l'approfondissant. C'est ici que son

humilité le prépare à trouver au fond même de la nuit la plus noire, la source

lumineuse de l'Amour~ qui le sauve.

Une clarté blanch~tre s'infiltrait peu à peu dans ces conduits et je vis enfin s;élargir, ainsi qu'une vaste coupole, un horizon nouveau o~ se traçaient des 1les entourées de flots lumineux. 57

Ce rêve vers la lumière qui nous prépare si bien à l'apothéose de la lumière du

Grand-Parc, cette progression vers le jour, si savamment calculée, ont laissé en

nctre auteur leur trace indélébile. Chaque démarche de son esprit dans la création

du mythe en sera influencée: son ascension vers la connaissance suprême de la

seule Réalité empruntera toujours la même voie: "Il y a toujours devant moi un

point lumineux qui m'attire ,,58

Le symbole de l'Etoile rejoint celui de la lumière dans ce système subjectif.

Pour Nerval, comme pour Dante, l'étoile représente la pureté inaccessible de la

femme aimée. Symbole le plus fréquent de ses aspirations, elle surgit dans ses

écrits comme une véritable obsession; soit qu'elle trace l'itinéraire du poète

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partant pour l'Orient, soit qu'elle rayonne au ciel des multiples clartés de

son amour unique: "Ermenonville ... tu as perdu ta seule étoile qui chatoyait

pour moi d'un double éclat ... ~tc. ,,~9 soit enfin, qu'elle marque le séjour éper-

dument convoité ob s'opérera la réconciliation avec ses proches et le rachat de

ses fautes mystérieuses.

c'est le rayon de l'Etoile qui va guider le poète jusqu'à Dieu comme l'étoile

avait guidé les Rois Mages.

"Ne m'as tu pas aimé un instant, froide Etoile,,60 s'écrie-t-il à propos

d'~rélia, incarnation de la femme idéale. A travers cette déesse de pureté il

s'élèvera au-dessus du monde matériel:

Je quittais mes habits terrestres et je les dispersais autour de moi. La route semblait s'élever toujours et l'é­toile grandir. Puis je restai les bras étendus, attendant le moment où l'!me allait se séparer gï corps, attir~magné­tiquement par le rayon de l'étoile ..•

Et quand il s'écrie:

"Ma seule étoile est morte - en mon luth constellé ..• " ("El Desdichado")

il s'agit de la mort de Jenny, puisque dans la lettre LVII à Jenny on lit:

"Pour moi s'est éteinte la douce clarté de l'Etoile d'amour; un ab1me s'ouvre à

mes pieds, engloutis-moi, nuit éternelle:,62Il n'est pas hors de propos de citer

ici une singulière remarque de Gérard, formulée à l'occasion d'une représentation

de Giselle: "Si les bles sont ainsi ballottées au sortir de la vie, par des

prestiges trompeurs, n'est-il pas heureux de penser que l'étoile qui viendrait

63 les guider serait celle de l'amour pur?"

Par une véritable opération magique, Nerval va redonner la vie à celle qu'il

a perdue: l'étoile d'amour deviendra l'Etoile de l'Amour! Cette Etoile détermi-

nera le destin de Nerval, après sa mort. Entrera-t-il, ou non, dans le monde des

esprits?

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Et pendant que [mon ami] m'accompagnait, je me mis ~ chercher dans le ciel une étoile, que je croyais con­naitre, comme si elle avait quelque influence sur ma destinée. L'ayant trouvée,je continuai ma marche en suivant les rues dans la direction desquelles elle était visible, marchant pour ainsi dire au-deva~t de mon destin, et voulant apercevoir l6~toile jusqu'au moment o~ la mort devait me frapper.

c'est vers l'Orient que l'Etoile le conduit, l'Orient duquel il a tiré ses

croyances occultes et mythiques.

Dans ses rêves il s'agit toujours de cette étoile qui devient de plus en

plus mystérieuse. Par exemple, cette vision merveilleuse d'Aurélia:

.•. Trois des Eloim s'étaient réfugiés sur la cime la plus haute des montagnes d'Afrique. Un combat se livra entre eux. Ici ma mémoire se trouble ..• Seule­ment, je vois encore debout, sur un pic baigné des eaux, une femme abandonnée par eux, qui crie, les cheveux épars, se débattant contre la mort. Ses accents plaintifs do­minaient le bruit des eaux ... Fut-elle sauvée? Je l'i­gnore. Les dieux, ses frères, l'avaient condamnée mais au-dessus de sa tête brillait l'Etoile du soir, qui ver­sait sur son front des rayons enflammés. 65

La déesse abandonnée représente la préfiguration de la mort. Nous ~avons qu'elle

sera sauvée à cause de l'Etoile qui brille au-dessus de sa tête. L'étoile devient

symbole de salut et la déesse semble devenir l'Ange protecteur. On l'imagine

avec un halo de lumière magnifique.

Enfin, dans un des derniers rêves d'Aurélia, dans la maison de santé, Nerval

semble vouloir nous livre~ le secret de ce symbole mystérieux .

..• J'étais dans une tour ••• Nousrmoi et mon ami~ étions dans une c~pagne éclairée des lëux des étoiles; nous nous arrêt~s à contempler ce spectacle, et l'es­prit étendit sa main sur mon front comme je l'avais fait la veille en cherchant à magnétiser mon compagnon;: aussi­tOt une des étoiles que je voyais au ciel se mit à g6gndir et la divinité de mes rêves m'apparut en souriant ...

Chaque fois qu'apparait la déesse créée par le poète, elle s'accompagne de cette

étoile ... Elle est comme le pivot sur lequel s'appuie la mythologie la plus

personnelle et devient l'indispensable maillon qui relie la chaine des souvenirs

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~ celle des "chimères".

On conçoit donc que l'étoile soit tantOt une réalité lorsqu'elle brille

dans le ciel de Paris, tantOt motif de rêve lorsqu'elle verse ses rayons sur

le front d'une femme en détresse qu'abandonne les E10ïm (sur "un pic baigné

des eaux"). L'étoile peut être un "attribut" lorsqu'elle couronne la Reine de

Midi, ou même un objet ésotérique lorsque son "regard chatoyant" s'arrête sur

une petite fleur de l'Himalaya. 67 Qu!il s'agisse de rêve, de réalité, ou de ré­

flexion, le symbole ne change que d'éclairage.

Ceci montre bien que les symboles, dans la mythologie de Nerval, n'ont

d'autre fonction que celle de préparer son esprit ~ la conversion définitive

voulue par l'amante divinisée. Autant de schèmes ou de signes qui n'entrent

que dans "la" Réalité de notre auteur. L'idéalisation de la chose, chez Nerval,

a pour but d'élever le poète au-dessus de la vie matérielle ...

Il y a non seulement dans le mythe personnel du poète un monde fait de rêves

et un monde "réel, mais il y a aussi une aventure de cette terre et une aventure

d'un ordre intemporel. Cette dernière mène ~ la recherche du salut.

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Notes

1. Dictionnaire Alphabétique et Analogique de la Langue Française (Paul Robert ed., Paris, Société de Nouvelle Lettre, 1963), T.IV, p.722

2. La Grande Encyclopédie (Paris, Société Anonyme de la Grande Encyclopédie, 1918), T.XXIV, p.675

3. cité par Jean Richer, Nerval Expérience et Création (Hachette, 1963), p.15

4. Ibid.

5. Nerval, Faust et Le Second Faust de Goethe (Paris, 1868), p.1-265

6. Richer, Nerval Expérience et Création, p.17

7. ~., p.2l

8. Nerval, Oeuvres (Bibliothèque de la Pléiade, Librairie Gallimard, 1960), T.I, p.42

9. M.-J. Durry, Gérard de Nerval et le Mythe (Paris, Flammarion), p.65

10. Ibid. , p.l02

11. Ibid. , p.l03

12. L.-H. Sebillotte, Le Secret de Gérard de Nerval (Paris, Librairie José Corti, 1948) , p.130

13. Ibid., p.13l

14. Nerval, Les Filles du Feu, "Isis" (Livre de Poche), p.190

15. Sebillotte, op.cit., p.176

16. ~., p.194

17. Ibid .. p.208-209 -" 18. Nerval, Les Filles du Feu, "Sylvie" (Livre de Poche), p.156

19. Sebillotte, op.cit., p.267

20. Ibid.

21. cité par Sebillotte, Ibiq. ) p.270

22. Ibid. , p.271

23. ~., p.272

2~. Cité" pa~ Se5illotte, Ibid.

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25. Ibid., p.273

26. Charles Mauron, Des Métamorphoses Obsédantes au Mythe Personnel (Paris, Librairie José Corti, 1962), p.64

27. Nerval, Correspondance (1830-1855) (Paris, Mercure de France, 1911)

28. Mauron, op.cit., p.150

29. Ibid. , p.lSl

30. Ibid.

31. Ibid. , p.152

32. Ibid. , p.153

33. La Grande Encyclopédie (Paris, Société Anonyme de la Grande Encyclopédie, 1918), T.XXIV, p.683

34. Durry, op.cit., p.160

35. Nerval, Oeuvres (Pléiade), T.I, p.13

36. Durry, op.cit., p.163

37. Aristide Marie, Gérard de Nerval le Po~te et l'Homme (Librairie Hachette, 1955), p.220

38. Nerval, Oeuvres (Pléiade), T.I, p.3

39. Verneuil, Dictionnaire des Symboles

40. Nerval, Oeuvres (Pléiade), T.I, p.5

41. Nerval, Aurélia (Livre de Poche), p.236

42. Jean Richer, Gérard de Nerval (Editions Pierre Seghers, Cinquième édition refondue), p.lOO

43. Mauron, op.cit., p.78

44. lÈ.!!!.

45. Nerval, Faust et Le Second Faust de Goethe (Paris, 1868), T.I, p.1-265

46. Stéphane Mallarmé, Oeuvres Complètes (Paris, Biblioth~que de la Pléiade, Librairie Gallimard, 1945), p.33

47. Durry, op.cit., p.173

48. Richer, Gérard de Nerval (Editions Pierre Seghers), p.lOl

49. Ibid.

50. Ibid.

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51. Ibid., p.l02

52. Fontaine, ~s 44 et 45, 1945

53. Nerval, Oeuvres, (Pléiade), T.I, p.4

54. Nerval, Les Chimères (Exégèses de Jeanine Moulin, Lille, Textes Litté­raires Français, 1949), p.4l

55. Nerval, Oeuvres (Pléiade), T.I, p.5

56. Albert Béguin, Gérard de Nerval (Paris, Librairie José Corti, 1948),p.131

57. Nerval, Oeuvres (Pléiade), T.I, p.34. Un cauchemar de 1852 est l'exacte contrepartie du rêve vers la lumière: "Des corrido.rs, des corridors sans fin .•• qui toujours aboutissent ~ une eau noire sans l'arche d'un pont •.. "

58. Nerval, Aurélia (Livre de Poche), p.24l

59. Nerval, Les Filles du Feu, "Sylvie" (Livre de Poche), p.157

60. Nerval, Les Filles du Feu, "A Alexandre Dumas" (Livre de Poche), p.19

61. Nerval, Aurélia (Livre de Poche), p.224

62. Nerval, Correspondance (1830-1855) (Paris, Mercure de France, 1911)

63. "La Vie du Théâtre", texte 89, 28 juillet 1845

64. Nerval, Aurélia (Livre de Poche), p.223

65. Ibid., p.24l

66. Ibid., p.276

67. Raymond Jean, Nerval Par Lui-Même ("Ecrivains de Toujours", Editions du Seuil, 1964), p.116

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CHAPITRE VI: Le sentiment de la faute, le pardon et le salut

a) Le sentiment de la faute

Au cours de sa vie, Gérard de Nerval cultive le sentiment d'une culpabilité

religieuse. Il semble attendre le ch~timent de quelque faute commise dans une

vie antérieure. Jean Richer résume son attitude ainsi: "Il s'est rangé parmi

les enfants de Cain, marqués de toute éternité par le malheur; dès lors son

comportement a souvent tendu ~ le confirmer dans une opinion de soi cruelle •.•

Car les souffrances de son amour déçu devaient l'enforcer plus avant dans la

solitude et dans son fatalisme."l

Comment peut-on expliquer l'origine du thème de la faute? Elle remonte au

temps de la liaison avec Jenny Colon et ~ la rupture qui en fut la conséquence.

Gérard semble avoir commis une "imprudence" envers Jenny, et jusqu' ~ la mort il

sera poursuivi par le remords de cette faute envers l'aimée qui deviendra irré-

missible; sans cesse il s'accusera de l'avoir perdue par quelque grief inexpiable!

Pourtant il ne semble pas d'abord avoir mesuré l'étendue ou même la réalité de ce

tort:

... Je ne vous en veux pas, [dit-il dans une dernière suppliqueJj'accepte cette punition cruelle d'une imprudence probable, dont j'ai peine ~ me rendre compte, même aujourd'hui .•. Mon amour a été tranché dans le vif; il y a une blessure et non une plaie. Je ne puis me rappeler ce jour fatal sans penser ~ la veille, si belle et si ennivrante, qu'il e~t fallu mourir après. Mon Dieu! notre pauvre lune de miel n!a guère eu qu'un premier quartier .•• 2

Et qui n'a sur ce point fourni son anecdote? Georges Bell et Arsène Houssaye

sont parmi ceux qui racontent l~-dessus des histoires sans valeur. Jamais Gérard

n'a fait la moindre confidence sur ce qui a pu se passer alors, et ce qu'il dit

au premier chapitre d'Aurélia ne nous éclaire point:

Condamné par celle que j'aimais, coupable d'une faute dont je n'espérais plus le pardon, il ne me ~estait plus qu'~ me jeter dans les enivrements vulgaires •.•

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L'auteur ne s'explique plus directement sur cette faute commise envers

Jenny ..• nous ne saurons donc rien.

En effet, la seule faute admise sera une certaine infidélité ~ l'égard

d'Aurélia. Mais si l'on met ~ part des aventures passagères avec les grisettes

de Vienne, probablement embellies par Gérard, nous ne voyons pas qu'après Marie

Pleyel il ait jamais aimé quelque autre femme.

Il semble ainsi y avoir disproportion entre la faute et l' inténa-ité ~u· ..

remords. Conséquence probable de l'état dépressif qui provoque des réactions

excessives ~ la suite d'un fait réel avec le besoin de justifier le sentiment

de culpabilité. L'esprit du malade exagéra et transforma tout en faute mystérieuse,

multiple et sans aucun rapport valable avec l'origine insignifiante.

Ecoutons l'explication mystique donnée par Gérard: la fatalité qui pèse sur

son amour, qui a marqué de son sceau funèbre sa vie et celle de l'aimée, se

révèle ainsi ~ son esprit superstitieux:

Je ne voudrais pas abuser des pressentiments; le hasard fait d'étranges choses; mais je fus alors pré­occupé d'un souvenir de notre union trop rapide. Je lui avais donné une bague d'un travail unique, dont le chaton était formé d'une opale taillée en coeur. Comme cette bague était trop grande pour son doigt, j'avais eu l'idée fatale de la faire couper pour en diminuer l'anneau: je ne compris ma faute qu'en entandant le

4 bruit' de la scie. Il me sembla voir couler du sang.

Ce sentiment de culpabilité qui commençait ~ poindre dans ses lettres ~

Jenny, finira par s'étendre ~ Dieu. Nerval se torture avec l'autoaccusation:

il a le vague sentiment qu'il est coupable d'~tre malade. Sa souffrance lui

semble ~tre une punition pour une impiété commise envers Dieu dans quelque autre

existence. Il explique son malheur dans la présente vie par une série d'épreuves,

qui, si elles sont surmontées, lùi donneront une occasion de réparer sa faute

devant Dieu.

Cette aggravation de la faute rejète dans l'ombre la vraie infériorité qui

éloignait Gérard d'Aurélia; par cette transposition, le poète pouvait

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encore espérer le pardon et la grace. Si Dieu pardonne, Il peut rendre Aurélia!

Se concilier les faveurs de Dieu en lui rendant h~age après L'avoir si long-

temps délaissé, c'est se mettre dans les conditions du Double, uni ~ Dieu, et qui

a le droit de posséder Aurélia. (voir 111,3). Car le salut ne lui importe que

s'il lui permet de rejoindre la bien-aimée.

Cette explication névrotique que Nerval se donne de sa conversion n'apporte

qu'un soulagement passager et non une libération véritable, parce qu'elle a pour

effet de refouler davantage la cause de l'angoisse. La faute dout le poète s'accuse

n'a que peu de rapports avec la faute initiale et réelle. La sUBstitution, qui

laisse entier le conflit inconscient, ne pouvait donc aider Nerval à surmonter

la dépression mélancolique et ne faisait, au contraire, qu'accroitre le sentiment

de culpabilité.

b) Le pardon et le salut

Pendant les dernières années de sa vie, le désespoir qui envahit Gérard de

Nerval n'a plus pour unique cause les torts dont il se croit coupable envers la

mémoire de Jenny-Aurélia. Il croit plutOt qu'involontairement il pare de ces

griefs illusoires les remords plus graves "d'une vie follement dissipée otl le mal

a triomphé bien souvent rr .5

Toutes ses actions s'offrent à lui sous leur cOté le

plus défavorable; sa vie, toute de bonté, de résignation, de douceur, lui apparait

chargée de fautes sans pardon. Une femme, qui a pris soin de sa jeunesse, tra-

verse son rêve et lui fait reproche d'un méfait qu'il a commis autrefois:

- Tu n'a pas pleuré tes vieux parents aussi vivement que tu as pleu~é cette femme. Comment, peux-tu donc espé­rer le pardon?

Puis dans la confusion du songe, d'autres ombres connues passent encore rapidement:

Elles défilaient, s'éclairant, p~lissant et retom­bant dans la nuit c~ les grains d'un chapelet dont le .lien s'est brisé .•.

Les scrupules du poète n'acceptent aucune ex~use et motivent ainsi la punition

qui lui est infligée.

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-142-

Cependant, ne peut-il pas obtenir le pardon des morts? Sana doute, ~

condition de s'abstenir de commettre le mal et de réparer le tort de ses

fautes. Pensée qui ranime son courage et qu'il veut sans délai mettre en pra-

tique. Remarquez avec quelle pudeur alarmée sa droite conscience s'effarouche

des moindres fautes, se préoccupe de leur rachat, s'exagère les réparations!

J'avais un tort récent envers une personne; ce n'était qu'une négligence, mais je commençai par m'en aller excuser. La joie que je reçus de cette répara­tion me fit un bien extrême; j'avais un motif de vivre et d'agir désormais; je reprenais intérêt au monde. 8

Mais le remède ne fut pas longtemps efficace: "la masse des réparations à

faire m'écrasait en raison de mon impuissance."g Situation tragique, car s'il

n'est pas possible au poète de se racheter par une activité bienfaisante, il n'y

a plus d'espoir pour être pardonné.

Des rêves sinistres vinrent alors renforcer ses appréhensions. C'est l'image

d'Aurélia triste et pensive qui lui explique: "nous nous reverrons plus tard ...

~ la maison de ton ami."IO Cette apparition éveille en Gérard une lueur d'espoir,

mais elle dispardtt et il se retrouve seul dans un lieu désert o~ il s'égare

Il a le sentiment d'être attendu, et entendant sonner l'heure, il se dit,Uil

11 12 est trop tard!" Des voix lui répondent, "Elle est perduerr .- Voil~ cette

pensée que Gérard ne peut plus chasser de son esprit: Aurélia est perdue pour

lui. Diautres rêves confus entretiennent son angoisse dont il comprend avec

terreur le sens général:

Tout cela était fait pour t'enseigner le secret de la vie, et tu n'a pas compris. Les religions et les fables, les saints et les poètes s'accordaient ~ expli­quer l'énigme fatale o~ tu as mal interprété ... Mainte­nant il est trop tard!13

La malédiction pèse sur le poète, qui n'a pas su voir dans sa maladie de 1841

l'avertissement l'invitant au repentir.

Dans une ultime tentative pour se décharger de ses fautes, Nerval se jette

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-143-

au pied de l'autel de la Vierge et lui demande pardon. Le retour incessant

de cette émotion religieuse donne à son ame l'oubli du chagrin; il se sent pur

et pardonné sous le regard d'un Christ Sauveur et d'une Vierge tutélaire. Mais

enfin il lui semble que la Vierge est morte et que ses prières sont inutiles.

Est-ce vraiment à Marie qu'il s'adresse ou à cette déesse inaccessible aux visages

multiples~ portant les traits de l'amante adorée? ..•

Dans la deuxième partie d'Aurélia, nous voyons Gérard atteindre le salut

tant désiré. C'est à travers des actes charitables qu'il réussit à sentir sa

délivrance.

Tout à ses pensées de bienfaisance et de rédemption, il écrit à la jeune

14 princesse de 8olms, le 2 janvier 1853, la lettre suivante, dont nous citons

une partie:

... Deux des enfants sont à moitié morts de faim. Un de ces hasards qui ~e conduisent souvent m'a porté là hier. Je leur ai donné tout ce que je possédais: mon manteau et 40 centimes. 0 misère! Puis, je leur ai dit qu'une grande dame, une fée, une reine de dix-sept ans, viendrait dans leur tau­dis, avec tout plein de pièces d'or, de couvertures, de pain pour les enfants .•• •.• Au revoir, petite reine, à bientOt, au grenier de nos pauvres. Nos pauvres! Je suis fier, en écrivant ces mots. Il y a donc qrelqu'un de plus pauvre que moi de par le monde! •.. 5

Le coeur et l'esprit de Gérard sont dans cette lettre, miracle de bonté, de

gr!ce et d'ironie douloureuse ..• Cette bienfaisance enjouée dans la pire détresse

morale, cette ultime joie du coeur devant l~imminente folie, ne sont-elles pas

nées de sa suprême tentative d'adhésion aux idées chrétiennes, dont la charité

demeure le grand précepte? Il retrouve, d'ailleurs, dans cette fragile base de

foi, une nouvelle force à opposer aux malh~urs de sa vie:

Le désespoir et le suicide sont le taines situations fatales pour qui n'a mortalité, dans ses peines et dans ses

résultat de cer­pas foi dans V im-. . 16 ]Ol.es •••

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A travers ses actes charitables Nerval se fait un dieu mythique qui a la

force de guérir des malades. Par exemple, ~ la maison de santé, il entreprend

de h!ter, par l'effet de la sympathie, la guérison d'un être inerte et taciturne.

Le jour ob une parole sort de la bouche de cet homme malade, Nerval est ravi ~

l'idée que ce progrès était d~ ~ sa volonté ardente. Il voit en cela preuve de

son pouvoir de guérison.

Nous voyons dans les dernières pages d'Au~ le résultat des actes chari-

tables. Après les tourments de la descente aux Enfers, Nerval contemple la

splendeur d'un univers baigné de célestes feux et lui adresse un h~e fervent,

effusion de joie au terme à!une longue épreuve dont il sort vainqueur. Aucune

inùication ne permet de dire ~ quelle époque Nerval put se croire délivré, et nous

ne savons pas quand furent écrites ces pages si émo~lantes dans leur beauté pure.

Celui qui délivre Nerval n'est, au fond, que le pauvre malade qu'il a aidé:

J'étais dans une tour si profonde du cOté de la terre et si haute du cOté du ciel que toute mon exis­tence semblait devoir se consumer ~ monter et ~ des­cendre. Déj~ mes forces s'étaient épuisées, et j'allais manquer de courage, quand une porte latérale vint ~ s'ouvrir; un esprit se présente et me dit: 'viens mon frère! •.. "17

BientOt, p~~rtant réappara~ la femme:

Maintenant rappelle-toi le jour ob tu as imploré la Vierge sainte et ob, la croyant morte, le délire s'est emparé, de ton esprit. Il fallait que ton voeu lui fnt porté par une ~ simple et dégagée des liens de la terre. Celle-l~ s'est rencontrée près de toi, et c'est pourquoi il m'est permis ~ moi-même de venir et de t'accompagner. lB

La Médiatrice entre Gérard et Dieu est donc la Vierge. Le Messie pour lui

se confondra avec le mythe de la femme dans toute son ubiquité. Elle apparatt

dans ses rêves mais jamais dans la réalité. Nous avons mis en lumière le fait

important que la deuxième partie d'Aurélia contient le récit de cette expérience

spirituelle au cours de laquelle le poète croit avoir obtenu une "passe~', un signe

d'amitié de Dieu lui assurant son salut.

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Après son retour ~ la prière, ~rard éprouve le désir de recevoir:le

sacrement de pénitence, mais une fausse honte l'empêche de se présenter au

confessionnal. Pourtant, rréloigné longtemps de la vraie route, (il se sent]

ramené par le ~ouvenir chéri d'une personne morte et .•. le besoin de croire

qu'elle existait toujours a fait rentrer dans [so~ esprit le sentiment précis

des diverses vérités qu' [il1 ni avai [t] pas assez fermement recueillies en ~son]

amerr . 19 Ce n'est plus le passage d'un état de conscience rrnormal" li !: autre que

l'on peut appeler ici mythique, mais un progrès intérieur par la conquête de

certaines croyances.

Aurélia transfigurée devient celle qui accomplira la rédemption de Nerval:

... j'ai revu celle que j'avais ai~e transfigurée et radieuse. Le ciel siest ouvert dans toute sa gloire, 2 et j'y ai lu le mot pardon signé du sang de Jésus-Christ. 0

Elle sera ~ la fois la Vierge et la Médiatrice qui mettra ~rard en accord avec

Dieu. Elle annonce et escorte l'apparition splendide du Messie, vainqueur de la

mort:

Oh! que ma grande amie est belle. Elle est si grande qu'elle pardonne au monde, si bonne qu'elle m'a pardonné ..•

o Mort! oü est ta victoire, puisque le Messie vain­queur chevauchait entre nous deux?2l

Nerval a subi sa métamorphose. Aurélia transfigurée 'fi a ramené li une sorte

d'équilibre spirituel. "Il se réduit li une petite scène dont les seuls protagonistes

sont Dieu, son be et lui. ,,22

L'invocation de la Médiatrice s'élève bien au-dessus du destin de ~rard.

Il supplie qu'on lui pardonne une faute si grave qu'il croit y risquer son salut.

Il nous le laisse, du moins, entendre. Telle est sa spiritualité GC~Jpuleuse.

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1. Jean Richer, Gérard de Nerval (Poètes d'Aujourd'hui 21, Editions Pierre Seghers, Cinquième édition refondue), p.29

2. Lettre XVln de la publication Sardou

3. Nerval, Aurélia (Livre de Poche), p.220

4. Ibid. , p.237

5. Ibid. , p.258

6. Ibid.

7. Ibid.

8. Ibid. , p.26l

9. Ibid. , p.262

10. Ibid. , p.256

11. Ibid.

12. Ibid.

13. Ibid. , p.258

14. La princesse de Solms semble être Marie-Studolmine Bonaparte, fille de la princesse Loetitia, qui elle-même était issue du second mariage de Lucien Bonaparte et épousa Thomas Wyse, ancien ministre des Iles Britanniques en Grèce, naquit ~ Watesford (Irlande), vers 1834.

15. cité par Aristide Marie, Gérard de Nerval le Poète et l'Homme (Librairie Hachette, 1955), p.264

16. Nerval, Aurélia (Livre de Poche), p.260

17. Ibid. , p.276

18. Ibid. , p.277

19. Nerval, Aurélia (Livre de Poche), p.260

20. Nerval, Aurélia, ''Mémorables'' (Livre de Poche), p.278

21. Ibid.

22. Christian Dé déyan , Nerval Pélerin de la Nuit (Essai, Aubanel, 1966), p.83

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CHAPITRE VII:

-14-7-

Microcosme et macrocosme

Le macrocosme ou grand monde a été construit par art cabaliste; le microcosme ou petit monde est son image réfléchie dans tous les coeurs

(Aurélia)

La transformation du réel en symbole, le cours de sa maladie, la conquête

du pardon accordé aux fautes, tout enfin, conduit chez Gérard de Nerval au mythe

de la rédemption universelle.

Et quand Nerval tente de tracer la courbe de son destin, tel qu'il l'a

revécu 1l la faveur du rêve et de la folie, il faut entendre ici ce mot "destin"

dans son sens métaphysique: "non seulement la suite des hasards terrestres,

mais le destin éternel qui remonte aux origines de l'être et qui s'achève au,delll

des limites ob s'enferme notre brève existence. ,,1 Il cherche le sens de sa vie

et èe LA vie. On a vu qu'Aurélia, en même temps que la formation d'une figure

mythique, décrit une série d'épreuves imposées ~ Gérard ·pour racheter une faute

commise. Cette voie du salut personnel s'achèvera par l'aurore de la Rédemption.

Au-del~ du problème personnel mené jusqu~~ l'apaisement, Nerval a aperçu des

profondeurs et des voies nouvelles. L'une sur le mythe cosmique et universel,

ob son destin particulier, dont les faits réels n'étaient que le symbole, devient

~ son tour l'image du destin de l'humanité.

Ce n'est donc pas son propre salut seulement que Gérard a engagé et semble

avoir gagné. D'un bout ~ l'autre d'Aurélia, un autre pari bien plus grave encore,

se débat sous la forme d'un vaste mythe du destin humain. Et cette oeuvre, qui

paraissait n'être que la lutte d'un seul, le drame unique d'un cas particulier,

s'élève ~ la hauteur d'une "épopée métaphysique. ,,2

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Le monde de la pureté, comme celui de la Première Enfdnce, o~ se retroüve

Gérard pendant une vision lumineuse, cherche en vain ~ le retenir, mais il est

interdit ~ l'homme d'y séjourner. "Je me mis ~ pleurer ~ chaudes larmes, comme

au souvenir d'un paradis perdu. L~, je sentis amèrement que j'étais un passant

dans ce monde ~ la fois étranger et chéri, et je frémis ~ la pensée que je devais

retourner dans la vie.,,3 Ce sentiœent éprouvé ~ la perte d'un pays de blancheur

où nous échappions tous aux affres terrestres, c'est la première forme du mythe

de l'immortalité où Gérard trouvera sa consolation finale. Plus tard, dans un

état de folie complète, (~ la maison de santé), il se plaira ~ traduire des

visions qui lui représentent, dans te~astres ou dans la lune, la vie délicieuse

des ~mes désincarnées:

J'attribuais un sens mystique aux conversations des gardiens et ~ celles de mes compagnons. Il me semblait qu'ils étaient les représentants de toutes les races de la terre et qu'il s'ôgissait entre nous de fixer ~ nouveau la marche des astres et de donner un développement plus grand au système. Une erreur s'était glissée, selon moi, dans la combinaison géné­rale des nombres, et de 1~ venaient tous les maux de l'humanité. Je croyais encore que les esprits célestes avaient pris des formes humaines et assistaient ~ ce congrès général, tout en paraissant occupés de soins vulgaires. Mon rOle me semblait de rétablir l'harmonie universelle par art cabalistique et de chercher une solution e~ évoquant les forces occultes des diverses religions.

Une mission apparait au poète: celle d'un héros, animé d'une force invincible,

chargé de rétablir l'harmonie universelle. Pour lui, cette force par laquelle

il commande aux astres représente une sorte de victoire sur les anges menaçants

qui lui interdisent d'entrer dans la patrie mystique et de rejoindre la bien-

aimée. "L'identification aux forces telluriques d'où émanent les rayons magné-

tiques rejoignant les planètes et les étoiles lui permet de participer ~ la vie

de ceux qui sont unis dans la m~me aspiration.,,5

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o

Ct

-149-

Cette préoccupation de rétablir l'harmonie universelle se manifeste

davantage par la volonté de Gérard: écrire une histoire de la création,

dont une vision nouvelle lui montre l'étrange paysage primitif, chaos monstrueux,

o~ croissent cependant les germes de la clarté. "Toute une cosmogonie, inspirée

de traditions orientales, se déroule dans une extraordinaire splendeur d'évoca-

tion: naissance des humains, évolution des races ~ travers les luttes et les

réconciliations. ,,6

Tout ~ coup, une singulière harmonie résonna dans nos solitudes, et il semblait que les cris, les rugisse­ments, et les sifflements confus des êtres primitifs se modulassent désormais sur cet air divin. Les variations se succédaient ~ l'infini, la planète s'éclairait peu ~ peu, des formes divines se dessinaient sur la verdure et sur la profondeur des bocages, et, désormais domptés, tous les monstres que j'avais vus dépouillaient leurs formes bizarres et devenaient hommes et femmes. 7

Mais, déj~ ~ la fin de la première partie d'Aurélia, un sentiment de ma1é-

diction interrompt la vision cosmologique:

Qu'avais je fait? J'avais troublé l'harmonie de l'univers magique o~ mon ~e puisait la certitude d'une existence immortelle. J'étais maudit peut-être pour avoir voulu percer un mystère redoutable en offensant la loi divine; je ne devais plus attendre que la colère et le mépris! Les ombres irritées fuyaient en jetant des cris et traçant dans l'air des cercles fatals, comme les oiseaux ~ l'approche d'un orage. 8

Et dans la seconde partie, le mouvement va, sur le plan métaphysique comme

sur les autres, "du pire ab1me de ténèbres ~ l'éclosion de la lumière.,,9 Dès les

premières lignes de la seconde partie le thème de la mort revient, non pas sous

forme d'un rêve, cette fois, mais comme une interrogation précise ~ laquelle il

faudra donner une réponse si le drame personnel doit avoir une fin. Les thèmes

s'enchevêtrent désormais plus étroitement encore: les étapes de la lutte sont

projetées . du plan individuel ~ celui du mythe cosmique et, en retour, il faudra

que la lumière pénètre ce mythe, pour que, sur le plan personnel, Gérard trouve

enfin la paix. Dans la première crise, le poète était passif subissant l'invasion

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des angoisses et des menaces; dans la seconde, il prend conscience de plus en

plus de la nécessité de sacrifier aux grandes questions métaphysiques. Il sait

désormais qu'il n'y aura de solution ~ son probl~e que s'il trouve la clef du

probl~e humain.

Ainsi, le pardon que Nerval obtiendra n'est pas seulement celui de la faute

qui le hante; il s'étend ~ tous: ~ l'Ennemi lui-même, au "dieu du Nord" qui a

voulu écraser de son marteau la sainte table composée des sept métaux les plus

précieux:

Malheur ~ toi, dieu-forgeron, qui as voulu briser un monde! ... Cependant, le pardon du Christ a été aussi prononcé pour toi! ... Le serpent qui entoure le Monde est béni lui-même, car il rel ache ses anneaux et sa gueule béante aspire la fleur d'anxoka, la fleur soufrée, - la fleur éclatante du soleil!lO

Le rêve, donc, proclame que le pardon des fautes finira par triompher des

esprits du mal, par réintégrer les maudits eux-mêmes dans le ciel. C'est sur ce

mythe, Jqui n'est pas sans analogie avec les grandioses imaginations de V. Hugo

dans la "Fin de Satan"), que s'achèvent les visions de Nerval. " ... Mon rêve se

termina par le doux espoir crue la paix nous se:-ait enfin donnée."U Car il faut que

l'apaisement, enfin saisi par Gérard, soit accordé ~ tous les hommes.

Nerval a éprouvé ce qu'on peut appeler une double existence, sur le plan des

événements individuels et sur celui de la destinée générale. Cette élection fatale

le voue ~ supporter tout le poids du sort des hommes. "Peu ~ peu, ce qu'il croyait

n'~tre que sa vie lui échappe, mais comme pour lui appartenir davantage encore:

non plus au petit cercle de ses années terrestres, mais ~ ce ''moi''plus ignoré, qui

ne se connait pas de limites."12 Cependant, il se demande avec terreur ce qui lui

mérite le brusque dévoilement des abimes de l'être. Pourquoi justement lui? Pour-

quoi pas n'importe quel 4utre? Le sentiment d'une faute commise vient le hanter,

~ et cette crainte ~ son tour s'est chargée d'une signification qu'elle n'avait

pas eu d'abord. Un instant, il l'a conçue dans les limites de l'expérience

individuelle. '~ais, bientOt, l'intuition de la faute entre, elle aussi dans le

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cycle de l'angoisse essentielle: ne serait-ce pas l'existence même qui serait

un p~ch~?,,13

Il s'appliquera, de toutes ses forces, ~ mériter la r~demption: c'est en

acceptant que ses malheurs aient un sens, en collaborant ~ ~clairer ce sens et

à tout transf~rer du monde quotidien dans l'~ternit~ du mythe, qu'il parviendra

~ forcer le pardon.

La transfiguration de sa vie en mythe (s'~tendant au destin de ses sembla­

bles), la conscience toujours plus nette du lien qui existe entre la solution

trouv~e au drame métaphysique et la fin des tourments personnels; la n~cessit~

de vaincre la menace de la mort par la conquête mystique de l'ultime lumière:

telle ~tait la valeur, triple et pourtant unique, que Nerval donnait ~ sa ten­

tative: "diriger [son] rêve." "Comment le problème du rêve n'aurait-il pas

pris cette ampleur extraordinaire chez un être qui se sentait envahi par de

brusques mont~es d'images et qui ~tait amen~ à vivre doublement tout ce qui lui

arrivait?,,14

Nous avons vu que la r~conciliation finale des visions lumineuses, après

les hallucinations sombres et les degr~s divers du d~sespoir, aboutit ~ l'appari­

tion triomphale de la M~diatrice, et que cette réconciliatien est produite d'abord

par un approfondissement de la charité. Le jour ob le docteur Emile Blanche (qui

sut entrer dans l'univers int~rieur de Gérard et qui le soigna par une m~thode

toute spirituelle) sut persuader son malade qu'il pouvait contribuer ~ la gué­

rison d'un autre pensionnaire de la clinique ••• Nerval entra dans la voie du

salut: quelle que fut la nature de sa faute pass~e, il n'était pas exclu de

l'amour!

Telle fut la découverte qui guérit G~rard et donne aux dernières pages

d'Aurélia un ton d'hymne heureux. Ce qui vint ensuite miner son courage, pour

l'~garer dans l'impasse de la Vieille-Lanterne nous ~chappe: une ombre de mys­

tère subsiste ••• Quoi qu'il en soit rien n'interdit de croire que Gérard de Nerlal

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a été bel et bien sauvé.

Microcosme Mac:t"ocosme

le mythe

le mythe

de la femme transcendante--t1e mythe de la rédemption universelle

p~rsonne~la métamor- ---> le mythe luniversel\l 'archétype de la phose de la , femme femme

le destin de l'hom

symboles:

l le salut

l'antériorité me (la Première En fance)

la lumière, 1 'Etoi1e--~) symbo es~ le Messie l la cabale

personnel ~ la liberté de 1 'homme

le bonheur dans l'au-delà

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Notes

1. Albert Béguin, Gérard de Nerval (Paris, Librairie José Corti, 1945), p.15

2. Ibid., p.35-36

3. Nerval, Aurélia (Livre de Poche), p.233

4. Ibid., p.269

5. L.-~. Sebillotte, Le Secret de C~rard de Nerval (Paris, Librairie José Corti, 1948), p.189

6. Béguin, op.cit., p.39

7. Nerval, Aurélia (Livre de Poche), p.239

8. Ibid., p.249

9. Béguin, op. cit. , p.4l

10. Nerval, Aurélia ''Mémorables'' (Livre de Poche), p.279

11. Ibid. , p.28l

12. Béguin, op.cit. , p.75

13. Ibid.

14. Ibid., p.78

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TROISIEME PARTIE

ilLE REVE ET LA VIE"

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CHAPITRE 1: Le rêve et la rêverie

a) Le rêve

Nerval romantique et le rêve

J'ai tant rêvé, j'ai tant rêvé, que je ne suis plus d:ici.

- Léon-Paul Fargue

Tout ceci me parait un songe, mais la vie humaine est-elle autre chose? Je rêve plus extra­ordinairement qu'un autre et voil~ tout.

-J. Cazotte

La préoccupation du rêve traverse toute l'oeuvre de Nerval. Notons d~s

maintenant que dans ce sens Nerval est un 'poète romantique.' On distingue chez

lui Hune tendance aux grandes synthèses, mais accompagnée du go~t des ... aventures

spirituelles uniques. [Il répugne dans son oeuvre ~,toute composition purement

architecturale ou exclusivement discursive, cherchant une unité ... ~ la fois dans

l'intention et dans une relation en quelque sorte musicale entre les divers éléments

de [son) ouvrage: unité faite d'échos, de rappels, d'entrecroisements de thèmes,

plutOt que de lignes bien dessinées. ,,1 Cette unité vise à l' inconnu, par ob l'on

aperçoit l'infini. Le poète choisit donc les motifs de son oeuvre "non point selon

des délimitations préalables, mais selon qu'un pur critère d'émotion personnelle

les lui distingue.".2

Les affirmations de Nerval sur les rapports de la vie inconsciente avec la

création esthétique, la destinée humaine ou la connaissance, sont inintelligibles

dès qu'on les isole de son expérience totale. Son oeuvre et son destin sont disso-

ciables.

Pour exprimer l'une et expliquer l'autre, son recours au rêve est constant.

TantOt il s'agit du songe nocturne, qui prend une portée esthétique ou métaphysique

particulière; tantOt d'une suite d'images : plus chargées d'affectivité .. que la vie

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des idées. Parfois encore, le rêve s'assimile ~ la réminiscence ancestrale ob

l'imagination mythologique puise sa richesse; parfois son songe est le lieu que

hantent les spectres du mal; il est parfois même la route qui s'ouvre au Paradis.

Ce romantisme profond de Nerval ne va pas avec son style positif du dix-

huitième siècle. Au début il semblait préférer les classiques comme modèle, se

révélant un écrivain de claire tradition, formé aux disciplines des deux siècles

passés. Puis il suit les voies mystiques que Swedenborg, Herder et les panthéistes

allemands ont tracées. On peut donc constater que Gérard est classique par la forme

et romantique par le fond. Il le dit lui-même dans le passage suivant:

Telles sont les chimères qui charment et égarent au matin de la vie. J'ai essayé de les fixer sans beaucoup d'ordre, mais bien des coeurs me comprendront. Les illu­sions tombent l'une après l'autre, comme les écorces d'un fruit; et le fruit c'est l'expérience. Sa saveur est amère; elle a pourtant quelque chose d'~cre qui fortifie - qu'on me pardonne ce style vieilli. Rousseau dit que le specta­cle de la nature console de tout ... 3

Ici apparait son go~t de la nature, typique du dix-huitième siècle, et son style

poétique, touché par les lég,endes de son pays.

La netteté du pur contour classique chez Nerval ne suit pas les rêves de son

univers intérieur .•. QUand on rêve, on est dans 'l'autre monde', et il n'y a que

l'image qui puisse décrire le rêve, - le mot rationnel en détruit la subjectivité.

Dès qu'on emploie le mot-concept, le rapport rationaliste (de 'je ~ il'), nous ramène

au monde matériel. Nerval aurait d~ appliquer le rapport du 'jé au tu', ~ celui de

son monde intime, puisque ce rapport est tout d'affection et de pénétration avec

l'objet extérieur. 4

Chez Nerval l'idée précède l i image, la suscite, se concrétise en elle; l'ima-

gerie de son rêve est l'exp~ession d'idées antérieurement conçues. Après un rêve il

se dit: "Cette idée me devint aussitOt possible." C'est que ses images symbolistes

et même surréelles parfois dépassent celles des romantiques; par üne métamor-

phose subconsciente, elles deviennent la chose: l'Aurélia de ses visions,

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par exemple, EST Jenny, puisque l'image cr~~e par son imagination est aussi

r~elle pour lui que la personne ou la chose e11e-même. L'objet "en image"

est pourvu des mêmes qualit~s que la chose "en personne". L'objet "en image"

existe en soi tant que l'image ne cesse pas d'exister. Ainsi Nerval dit qu'il

'voit' et 'entend' ses images. Il distingue non pas une seule chose sur deux

plans d'existence, mais deux choses rigoureusement pareilles existant sur le

même plan. J.-P. Sartre appelle ce ph~nomène, qu'on voit partout chez Nerval,

"la ~taphysique naive de l'image. ,,5 Il y a chez lui confusion entre identit~

d'essence et d'existence, A un tel degr~ qu'il ne r~ussit même pas ~ s'exprimer

d'une façon affective. Son objectivisme - la naissance des id~es ~priori - d~­

truit la beaut~ de ses r~ves, et il ne r~ussit pas ~ se d~barrasser de son angoisse

devant le lecteur.

Le r~ve pour Nerval

Nerval se sert du mot "rêve" pour d~signer des ph~nomènes qui ne sont pas

absolument identiques. Il s'agit souvent des "r~ves" du sommeil profond ou bien

de la r~verie "~vei1l~e'~, ce11e des visions hypnagogiques qui pr~cèdent le sOtlDllE!i1.

Il s'agit même de visions oniriques d'ordre hallucinatoire, accompagnant ses accès

morbides. En termes po~tiques le rêve selon Nerval est "un habit tiss~ par les

f~es et d' 'lne d~licieuse odeur. ,,6

Le r~ve pour ce poète est ''une seconde vie,,7 qui permet d'entrer dans le

monde invisible de la r~alit~ transcendante. Il veut donc conna1tre les secrets

de cette double vie otl "le moi sous une autre forme continue l'oeuvre de l'exis­

tence"~ et il essaie de p~n~trer les rêves inorganis~s de l~~tat hypnagogique.

Baudelaire, lui aussi, voulait perp~tuer les ~tats de rêverie, qui lui permettaient

une r~conci1iation momentan~e avec la vie. Il parvenait ainsi, en "refaisant" sa

propre unit~, ~ contempler l 'unit~ ~ternelle ~ travers "la multiplicit~ du sensible:

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C'est cet admirable, cet immortel instinc du beau qui nous fait consid~rer la terre et ses spectacles-­comme un aperçu, comme une correspondance du Ciel. La soif de tout ce qui est au-del~, et que r~vèle la vie, est la preuve la plus vivante de notre immortalit~. C'est ~ la fois par la po~sie et ~ travers la po~sie, par et ~ travers la musique, que l'~ entrevoit les splendeurs situ~es derrière le tombeau; et, quand un poème exquis amène les larmes du bord des yeux, ces larmes ne sont pas la preuve d'un excès de puissance, elles sont bien plutOt le t~moignage d'une mélancolie irrit~e, d'une postulation des nerfs, d'une nature exil~e dans l'imparfait, et qui voudrait s'emparer 9 i~diatement, sur cette terre même, d'un paradis r~v~l~.

Comme Baudelaire, q'ui veut "s'emparer ••• d'un paradis r~v~l~" et cela dès

l'immédiat, NeIval souhaite "diriger t son) rêve ~ternel au lieu de le subir. ,,10

Il Y a l~ une sorte d'interrogation de l'identit~. Pendant la crise de 1841 le

poète commence ~ analyser sa maladie et à en chercher la signification; il tente

d'en percer le mystère afin d'apaiser son inqui~tude renaissante. Il le dit très

exactement: "C'est ainsi ••• que je résolus de fixer le rêve et d'en conna1tre

11 le secret. rr A la fin de sa vie et de son oeuvre, il se rend compte de sa folie,

ce qui se traduit par un d~doublement de la conscience. C'est une autre forme de

la finitude - de la raison; c'est l'épilogue de la tragédie du rêve .••

Nerval cherche la compensation de sa maladie dans l'irr~el. '~a nuit accro1tra

son contingent d'images, et ses rêves seront le prolongement de cette intarissable

prolifération diurne. ,,12 Son ami Th~ophi1e Gautier décrit bien le comportement de

ce rêveur:

QUelquefois on l'apercevait au coin d'une rue, le chapeau à la main, dans une sorte d'extase, absent évidem­ment du lieu ob il se trouvait, ses yeux ~toil~s de leurs bleues ••• QUand nous le rencontrions ainsi absorb~, nous avions garde de l'aborder brusquement, de peur de faire tomber du haut de son rêve comme un somnanbule qu'on r~veil­lait en sursaut, se promenant les yeux fermés et profondément endormi eur le bord d'un toit ••• Nous nous placions dans son rayon visuel et lui laissions le temps de revenir du fond de son rêve! attendant que son regard nous rencontr~t de lui­même ••• 3

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~ Cette description du poète, toujours sur les lisières de l'~tat de veille et

de r~ve, évoque celle de Coleridge par Thomas de Quincey:

Je le regardais fixement pendant une minute et je fus frapp~ de voir qu'il ne m'apercevait ni moi ni rien autre chose dans la rue. Il était perdu dans une ~verie profonde •••• Il n'y avait nulle mauvaise honte dans son attitude, mais simplement de la perplexit~ et une difficulté apparente~ réint~grer les réalit~s du grand jour. 14

Chez l'un et chez l'autre auteur, on devine l'~ égar~e dans quelque vertigineux

labyrinthe. Mais Coleridge est un intoxiq~ par l'opium, ce qui stimule ses r~ves,

tandis que chez Nerval,la force d'abstraction ne d~pend d'aucun stimulus ext~rieur.

Il ne fr~quente pas les fumeries d'opium ni les mangeurs de haschich. C'est ~ sa

seule imagination qu'il demande de briser ses cha1nes terrestres. Pour notre auteur

le monde de l'imagination est aussi réel que l'autre •

••• Selon ma pens~e, les ~v~nements terrestres étaient li~s ~ ceux du monde invisible. C'est un de ces rapports dont je ne me rends pas compte moi-même et qu'il est plus ais~ d'ind~quer que de d~finir ••• 15

Chacune de ses visions a du etre reprise de l'int~rieur, reconstruite jusqu'~

devenir sienne et incorpor~e aux hasards de la vie quotidienne. Par exemple, dans

l'~pisode de la bague, le merveilleux rejoint le quotidien:

Je ne voudrais pas abuser des pressentiments; le hasard fait d'étranges choses; mais je fus alors vivement préoccupé d'un souvenir de notre union trop rapide. Je lui [Aurélia] avais donné une bague d'un travail ancien dont le chaton était formé d'une opale taillée en coeur. Comme cette bague était trop grande pour son doigt, j'avais eu l'idée fatale de la faire couper pour en diminuer l'anneau; je ne compris ma faute qu'en entendant le bruit de la scie. Il me sembla voir couler d 16 u sang •••

(Dans son merveilleux, Nerval est toujours doux; il ne nous fait jamais peur.)

D'ailleurs, il traduit en forme classique, ses hallucinations les plus délirantes:

.•• Je peuplais les coteaux et les nuages de figures divines dont il me semblait voir distinctement les formes ••• Une figure dominait toujours les autres: c'était celle D'Au­r~lia, peinte sous les traits d'une divinité, telle qu'elle m'était apparue dans mon reve. Sous les pief, tournait une roue, et les dieux lui faisaient cortège •••

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Par le détail minutieBX, Nerval voit des choses sous un nouvel angle. C'est que,

dans sa vie intérieure, sa minutieuse analyse des choses lui fait perdre de vue

l'ensemble. "L'excitation maniaque a déclanché l'onirisme hallucinatoire, qui a

pour Gérard les caractères du rêve, mais d'un rêve qui se prolonge pendant la

veille, se mélange ••. ~ la réalité, s'en dégage ~ demi dès le crépuscule et reprend

son autonomie au cours de la nuit. "lB

Le rêve-elé de l'inconnu

"Le rêve a tué la vie", dit Théophile Gautier au lendemain de la mort de

Nerval. En effet, pendant toute sa vie Gérard voulait trouver, dans le rêve,

(c~e les romantiques allemands) une manifestation de l'au-del~ mystérieux, un

gage de l'immortalité des esprits. L'inévitable angoisse devant la mort suscite

ce besoin de croire ~ une éternité ob triomphe l'amour. Le rêve est une porte

ouverte sur l'inconnu qui nous hante. Dans un opuscule trop peu cité, '~e Pays

des Rêves", Charles Nodier semble résumer les convictions de son époque - celles de

Nerval, par conséquent - lorsqu'il écrit:

Il peut paraître extraordinaire, mais il est certain que le sommeil est non seulement l'état le plus puissant, mais encore le plus lucide de la pensée, sinon dans les illusions passagères dont il l'enveloppe, du moins dans les perceptions qui en dérivent et qu'il fait jaillir ~ son gré de la trame confuse des songes.

Il semble que l'esprit offusqué des ténèbres de la vie extérieure ne s'en affranchit jamais avec plus de facilité que sous le doux empire de cette mort intermittente, ob il lui est permis de se reposer dans sa propre essence, et ~ l'ab:i de toutes l:s influences ?e l~ personnalité de con­vent10n que la soc1été nous a fa1t.

Dans cet état d'esprit décrit par Nodier, Nerval cherchera la clef de la

Vie. Son introduction ~ Faust (voir: II, 4), indique déj~ que le seul moyen

d'atteindre le monde des ~es est le truchement du rêve.

S'il est vrai, comme la religion nous l'enseigne, qu'une partie immortelle survive ~ l'être humain décomposé, si elle se conserve indépendante et distincte et ne va pas se fondre au sein de l'âme universelle, il doit exister dans l'immensité

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des régions ou des planètes, ob ces ~s conservent une forme perceptible aux regards des autres ames, et de celles mêmes qui ne se dégagent des liens terres­tres, que pour un instant, par le rêve, ~ar le magné­tisme ou par la contemplation ascétique. 0

Nerval ne sera pas celui qui réattire les ~es sur terre, mais celui qui,

'voulant les y voir ramenées par un éternel retour, se tendra tout entier pour les

percevoir. Il essaiera donc, par le rêve, de se dégager des liens terrestres pour

être capable de reconna1tre les ~es h travers leurs réincarnations. Par l~, il

reconna1tra, entre toutes, celle de l'aimée perdue. "Par l'aspiration immense de

son ame ~ demi dégagée de la terre [Nerval voudrait) saisir dans une intuition

merveilleuse les ames qu'une nouvelle existence a peut-être amenées dans le déroule-

ment de sa propre existence. Le souvenir, t:réel et imaginaire:! qui est son essence

son besoin, son obligation, appara1tra (au pOète) ••• comme un devoir et cela

même qui peut donner au rêve la force d'atteindre ce qui fut." 21

On aperçoit l'immatérialité sans pareille de cet univers personnel aux rêves

dirigés. "Esprit aérien, celui de l'homme qui vivrait, heureux dans le malheur

22 même, au milieu d'un UNIVERS MYTHIQUE. Nerval CyJ est le Sylphe"; mais il a

besoin aussi de croire ~ l'authenticité de cet univers, de sorte qu'il ne peut se

délivrer du tourment de le conna1tre. Le rêve lui para1tra le seul moyen de connais-

sance véritable, car l'ame ~ la fois vivante et dé sencha1née , s'y élance ~ la rencon-

tre des ~es.

La vie extérieure n'est rien pour Gérard. Mais seul le Dieu peut se créer

d'un univers de néant. L'univers que Nerval essaie de b~tir, il a besoin pour lui

donner une confirmation, de l'étayer sur des fragments d'univers déj~ tirés d'autres

intelligences. Ainsi, il nourrit son rêve de vagues assurances qu'il trouve dans les

croyances éparses. Son rêve est tout mêlé des rêves éternels de l'humanité. Et

chaque récit de rêve pourrait être presque pris p~~r un mythe. Sans cesse le rêveur

se meut entre les figures de ceux qui ont été. Vivants ou morts en divers temps,

ils sont évoqués comme s'ils 'existaient simultanément'.

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Notre poète souffrait pendant toute sa vie du mal du pays romantique.

Mais sa grande angoisse était celle de vouloir atteindre la vraie Patrie, celle

du rêve, la seule o~ l'on peut communiquer avec l'~e des morts. Notons les

remarques d'Aristide Marie:

Le rêve, ce n'est pas seulement pour Gérard l'état pernicieux que son ma1tre Pythagore appelle l'état apollinien, o~ s'idéalisent les formes, o~ s'épurent les contours; cet état o~, selon l'expression de Lucrèce, les splendides images des dieux apparurent pour la pre­mière fois h l'~e des hommes. C'est aussi, croit-il, le vestibule obscur, d'o~ l'~, un instant délivrée de ses cha1nes terrestres, franchit les portes d'ivoire et erre sans contrainte dans la patrie mystique des esprits; c'est l'asile nostalgique o~ reviennent nous visiter les 1mles que nous avons aimées dans cette vie ou dans une autre existence, o~ les suaves figures, réfléchies par nos mémoi­res antérieures, se ravivent en ~§ur fra1cheur première, sur le miroir terni du souvenir.

Le rêve dans "Aurélia"

Dans Aurélia (1855) on peut noter l'aboutissement de l'étude du rêve chez

Gérard de Nerval. Les rêves dans cette oeuvre semblent rarement identiques h ceux

dont le sommeil du poète était rempli. Ils seraient presque toujours l'interpréta-

tion d'un vécu par la reverie, la méditation et l'art. La cohérence, les grada-

tions, laissent moins voir la transcription des rêves précis, que les effets d'une

pensée tournée sans cesse vers l'homme. Nerval fait de ses rêves des images qui

sont objet de sa réflexion ••.

Ce ri!est pas sans raison que Gérard a encadré toute sa confession entre deux

affirmations h peine différentes de "sa" croyance. Les premières lignes d'Aurélia

le disent avec une étrange solemnité:

Le Rêve est une seconde vie. Je n'ai pu percer sans frémir ces portes d'ivoire ou de corne qui nous séparent du monde invisible. Les premiers instants du sommeil sont l'image de la mort; un engourdissement nébuleux saisit notre pensée, et nous ne pouvons déterminer l'instant précis o~ le ''moi'' sous une autre forme, continue l'oeuvre de l'exis-

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tence. C'est un souterrain vague qui s'éclaire peu à peu et ob se dégagent de l'ombre et de la nuit les p~les figures, gravement immobiles, qui habitent le séjour des limbes. Puis le tableau se forme, une clarté nouvelle illumine et fait jouer ces app~Iitions bizarres: le Monde des Esprits s'ouvre pour nous.

"Le mouvement qui aboutit à ces affirmations COlIDllence par l'irruption, passivement

subie, de quelque chose qui s'abat sur Nerval, et qui va, d'infortune en infortune,

jusqu'à prendre entière possession de lui. Mais, à l'instant d'être terrassé, il a

un geste de révolte. Sa volonté se redresse, et toute la seconde partie raconte

la lutte de cette volonté pour triompher, pour s'emparer de ce qui s'emparait de

lui: jusqu'à l'éclosion de la 1umière.,,25

Cette deuxième partie d'Aurélia est cOlIDllandée par la décision de Nerval de

l'emporter, de descendre aux abtmes du rêve pour en rapporter les trésors: "Avec

cette idée que je m'étais faite du rêve COlIDlle ouvrant à l'hOlIDlle une communication 26

avec le monde des esprits, j'espérais ..• j'espérais encore." Tous les événements

décisifs se passent en rêve. D'ailleurs, ce qui est obtenu en rêve est assuré pour

la vie éveillée. Les certitudes et les promesses acquises dans l'univers spirituel,

désormais lumineux, le sont également pour le monde terrestre, ou Nerval redescend,

27 apaisé pour le moment.

Ainsi Aurélia est, dans deux sens, une oeuvre de rêve: d'abord, parce que le

songe y constitue avec la veille, un tout indissoluble et continu; ensuite, parce

que 'le poème' décrit à la fois la conquête du salut et la lente acquisition des

présents du rêve. La voie de la rédemption est parallèle à la voie de la connais-

sance. Une des dernières pages d'Aurélia le précise bien:

..• Je m'encourageais à une audacieuse tentative. Je résolus de fixer le rêve et d'en conna1tre le secret. "Pourquoi,me dis-je, ne point enfin forcer ces portes mystiques, armé de toute ma volonté, et dominer mes sen­sations au lieu de les subir?" ... N'est-il pas possible .•. d'imposer une règle à ces esprits des nuits qui se jouent de notre raison? Le som­meil occupe le tiers de notre vie. Il est la consolation des peines de nos journées ou la peine de nos plaisirs; mais je n'ai jamais éprouvé que le sommeil fat un repos.

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Après un engourdissement de quelques minutes, une nouvelle vie commence ••• Dès ce moment, je m'appli­quai h chercher le sens de mes rêves, et cette inquié­tude influa sur mes réflexions de l'état de veille ••• 28

La valeur extraordinaire que Nerval accorde au rêve appara1t ici en toute

netteté, avec ses aspects divers: le rêve, c'est d'abord les images du sommeil.

Mais ces images constituent une autre vie, dans laquelle on échappe aux conditions

terrestres.

Notons que Nerval inscrivit sous le titre de ''Mémorables'', "les impressions

de plusieurs rêves".29 Pensons au rêve déjh cité:

J'ai revu celle que j'avais aimée transfigurée et radieuse ••• Une étoile a brillé tout h coup et m'a révélé le secret du monde et des mondes. Hosannah! paix h la terre et gloire aux cieux 30

Ce rêve et d'autres sont le présage et l'avant-goüt d'une félicité dont il avait

parfois la certitude que l'autre vie lui donnerait une jouissance sans mélange.

Il nous avertit avec raison que ce sont des impressions et non une description

exacte. En effet, cette suite de rêves constitue un véritable poème, dont le

lyrisme contraste avec l'objectivité de la plupart des rêves d'Aurélia. Ici

l'intention littéraire est évidente, et peut-être Nerval, avait-il projeté de

traduire les splendeurs d'un monde irréel plus séduisant. "On ne saurait ••• sans

en détruire le charme, résumer l'hymne qui jaillit d'un coeur pacifié dansl'exul­

tation de sa jOie.,,3l Il nous suffit de savoir que cette allégresse vient du

pardon accordé par la divinité qui lui appara1t et l'entra1ne vers des contrées

paradisiaques.

Du rêve Nerval a fait un mythe. Son~, en quête du vrai MOnde se prend h

croire que le rêve est davantage que la vie réelle. Il espère que cette couche

plus profonde, échappant h l'isolement de l'existence ordinaire, sera le lieu d'une

contemplation avec la réalité plus vaste - réalité cosmique ou divine, l'une et

l'autre étant infinie et de nature spirituelle.

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Mais ce mythe du rêve comporte de périlleuses tentations. Le chemin qui

mène ~ la vraie connaissance de soi peut conduire aussi h la perte de l'indi-

vidualité, ~ son irrémédiable dissolution. Echappant h la prison du' moi conscient,

il faut se garder de s'enfermer dans la prison du r~ve d'o~ l'on ne revient pas.

Les images que crée l'Inconscient libéré de ses entraves n'ont pas toujours un

aspect souriant. Ce sentiment du défendu qui s'attache aux tentations prométhéennes,

se mêle sourdement ~ toute la poésie de Nerval: tantOt téméraire, il brave les

malédictions et tantôc inquiet, il se soumet. Apr~s avoir entrepris l'aventure,

il est revenu?! la "réalité rigoureuse", enrichi de tous les trésors des profon-

deurs, mais convaincu que les limites imposées ~ son existence actuelle ne peuvent

~tre franchies sans que la démesure soit punie. 32

b) La rêverie

QUi comprendrait mieux que Baudelaire, le précurseur du symbolisme, les puis-

sances de la rêverie?

La faculté de r~verie est une faculté divine et mystérieuse; car c'est par le rêve que l'homme communique avec le monde ténébreux dont il est environné. 33

QUoique Nerval, comme Baudelaire, ne fasse pas de distinctions précises entre le

r~ve et la rêverie, nous les ferons pour lui, afin de mieux comprendre la logique

de son esprit.

En général, la rêverie n'est pas soumise aux strictes lois du ~ve. Elle part

d'un sentiment ou d'une image, se rattachant l_une situation réelle plus ou moins

récente ou lointaine, parfois ~ la limite imprécise de cette frange o~ les souvenirs

se perdent dans l'oubli, mais impliquant un.e participation consciente du r~veur

~ éveillé. Puis elle se déroule selon les caprices d'une imagination qui, libérée

apparemment de toute contrainte, laisse défiler les fantaisies plaisantes ou tristes

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selon l'état affectif du moment. Si attirante que soit la r@verie, le r@veur

discerne ce qu'il y entre d'imaginaire, d'impossible, et justement, puisque tout

cela appara~ irréalisable, il se permet cette innocente satisfaction, bien certain

de pouvoir dissiper ces chimères si elles devenaient menaçantes. C'est ainsi que

bien souvent prennent fin des rêveries, au moment o~ le r@veur se rend compte en

sursaut de la pente dangereuse sur laquelle il était au point de glisser vers les

abtmes défendus. Aussi, dans les r@ves, mame quand on a l'impression de les diriger,

on subit une sorte de nécessité inéluctable, tandis qu'il y a une part de jeu ~ demi

mnscient, sinon volontaire, dans la r@verie. Le rêveur éveillé jotit d'une liberté

qu'il n'aurait pas dans les rêves, ni dans la réalité; il peut donner h la fiction

une valeur égale h celle d'une expérience vécue. Il en résulte que la r@verie ne

m~ne jamais aussi loin que le r@ve dans la connaissance de l'inconscient. 34

Discret comme il l'a toujours été, ne laissant personne, m@me pas ses amis les

plus intimes, pénétrer dans son moi profond, Nerval s'est donné tr~s tOt ~ la rêverie.

Elle servi~e d'étape intermédiaire entre la réalité et le monde idéal: vivante

encore, Jenny Colon, par exemple commencera son ascension vers une déesse souve-

raine visualisée!Seulement dans les rêves., des illusions, nées dans la réalité,

enchantent le po~te; de ces illusions proviendront les hallucinations de son oni-

risme. Ses amis (comme la plupart d'entre nous) prendront pour de pauvres divaga-

tions ces convictions qui l'animent. De 1h son besoin de se justifier, de prouver

qu'il est normal, que sa logique est aussi vraie que celle dont se servent la plu-

part des hommes. Pour qu'on le croie, il faut que son oeuvre atteigne la perfection

et soit la démonstration éclatante que son expérience est humainement valable. Et

c'est peut-être lorsqu'il en doutera, sentant sa puissance créatrice l'abandonner,

qu'il se réfugiera dans la mort. Comme il l'a écrit dans une lettre ~ Georges Bell:

" ••• Vous savez que l'inquiétude sur mes facultés créatrices était mon plus .. grand

surlet d'abattement ••• "95

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Prenons "Sylvie i' comme récit exemplaire de la r~verie. Toute l'oeuvre se

développe ~ partir d'une r~verie. Nous savons maintenant que cette r~verie se

rattache ~ l'unique tourment de Gérard, mais à en étudier les caract~res, il nous

appara1t aussi qu'elle ne pouvait aller au-del~ de certaines limites imposées par

la vigilance du r~veur éveillé. Dans cet état de demi-apandon, le rOle de l'imagi-

nation est bien de susciter des fantasmes ob se libèrent les se~timents qui ont

fait na1tre la r~verie, mais ce jeu, surveillé par la conscience, ne se poursuit

que dans la mesure ob il n'est pas dangereux, c'est-~-dire ob il ne révèle pas

de conflit véritable. Bien que la r~verie paraisse plus proche de la réalité que

le r~ve, de fait, il n'en est rien, car elle accepte l'encha1nement d'images les

plus invraisemblables et les plus arbitraires; il lui suffit d'une logique apparente

qui n'a rien ~ voir avec celle de la raison, mais dont la fonction est de soulager

le reveur. 36 Pensons ~ Gérard sur la route de Loisy: les archers d~ Senlis le

portent ~ penser ~ Sylvie; de l~ d'anciens bals, qui lui font penser ~ Mortefontaine

Mais dans toute cette imagerie, il n'y a pas d'ordre chronologique; Gérard suit

l'ordre de son imagination, comme tout r~veur éveillé, malade ou non.

Logique de Nerval

le réel l'irréel

la r~yçZ'ie f

------------------------------------~) le r~ve

1 'ill~sion ~~~

J, l'hallucination

LE VOYAGE INTERIEUR

_ Le voyage intérieur: "(la1 descente aux ênfers"

Nerval est parmi ces ~tres doués qui, non contents d'exprimer leurs appels

intérieurs, ont l'audace de les suivre jusqu'aux plus périlleuses aventures.

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Insatisfait de la réalité donnée et des contacts tr~s simples qu'il en a, il

éprouve la !certitude' de ne plus étouffer d~s que s'approche la voix du rêve.

Une certaine réminiscence, enfouie en toute créature, mais chez lui capable de

soudaines résurrections, lui enseigne qu'il fut un temps, tr~s lointain, "oh la

créature, en elle-même plus harmonieuse et moins divisée, s'inscrivait sans heurts

. 37 dans l'harmon~e de la nature": age d'or de l'enfance, qui croyait aux images et

ne savait pas qu'il y ent un monde extérieur, réel, et un monde intérieur, imagi-

naire;. Nerval devine en lui les germes laissés·- par ces époques enfantins; ce que

l'homme a perdu est l~ encore, étouffé; mais vivant. Un long effort sera nécessaire,

une descente aux enfers intérieurs, si, "désagrégé~ par l'oeuvre de séparation et

mal assurét de posséder encore un centre,,:38 il veut retrouver son intégrité. Et

l'age d'or ne sera plus en arrière: il serait la terre promise vers laquelle le

poète oriente tout son progrès.

c'est ainsi qu'est née la mythologie personnelle de Nerval. Se confiant aux

images, il cherchait ~ y retrouver la vérïté de La Connaissance. Som premier mythe

fut celui de l'Ame: tandis que la raison décomposait l'être en facultés juxtaposées,

l'Ame réaffirma l'existence d'un ~ntre intérieur. Elle vient de plus loin que les

origines connues; un avenir semble lui être réservé dans d'autres espaces. "Penchée

sur elle-même oh tournée vers l'immensité sensible, elle cherche ~ percevoir ces

mélodies secrètes qui, dans les sphères sidérales aussi bien que dans le tréfonds de

sa personne, ont encore l'accent d'une patrie regrettée.,,39

Dire q~e Nerval ne se content pas de lui-même devient donc une sorte d'euphé-

misme, car il ajoute une ascèse au refus, une technique spirituelle, dont la rigueur

lui permettra de conna1tre l'excellence. Il devient un mattre d'~, un héros de

méthode intérieure.

C'est au rêve, disions-nous, que Nerval demande la révélation des vérités su-

prêmes. Plutôt encore, il existe un lien qu'il finit par percevoir entre "le Rêve

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et la Vie".40 Et c'est l~ une derni~re courbe, que l'on peut suivre au long de

l'oeuvre et que souligne le poète avec une insistance particulière, l'opposant sans

cesse au retour de la raison. Les dernières phrasœd'Aurélia sont très importantes

car de l'interprétation qu'on leur donne dépend la compréhension de toute l'oeuvre

du poète. Parlant de cet autre malade auquel il s'intéresse et qui se croit au pur-

gatoire, Nerval conclut:

Telles sont les idées bizarres que donnent ces sortes de maladies; je reconnus en moi-même que je n'avais pas été loin d'une si étrange persuasion. Les soins que j'avais reçus m'avaient déj~ rendu ~ l'affection de ma famille et de mes amis, et je pouvais juger plus sain~ment le monde d'illusions ob j'avais quelque temps vécu. 4l

Voil~ qui semble clair: guéri", Nerval reconna1t que ses rêves et ses r~veries

n'ont été que démence, et il renonce ~ toute ironie envers "ce qu'on est convenu

d'appeler la raison". Mais il y a une réserve importante:

Toutefois, je me sens heureux des convictions que j'ai acquises, et je compare cette série d'épreuves que j'ai traversées ~ ce qui, pour les an~~ens, repré­sentait l'idée d'une descente aux enfers.

Du coup, nous voici sur un autre plan de conscience, ob l'imagerie intérieure n'est

plus faite de bizarres illusions. Le r~ve transforme la vie, en révèle la valeur

la plus profonde. Le mot "r~ve" n'est pas prononcé, mais on ne peut sous-estimer

le lien qui rattache l'idée de la descente aux enfers ~ celle d'une plongée dans les

couches profondes du rêve.

Reprenons Aurélia. On y décèle trois plans d'interprétation: la réalité,

le r~ve, l'introspection. Nous savons aujourd'hui que, dans une première version,

(que Jean Richer croit entreprise dès 1841-2), le plan de la réalité prédomine:

Gérard donnait des détails, des indications de lieux, des noms propres. 43 nans la

version de 1853-1854, ob il reprend son travail dans un dessein entièrement nouveau,

ces détails s'estompent alors que les descriptions de r~ves acquièrent une exception-

nelle richesse. La réflexion, elle aussi, se développe, comme le montre, par exemplE

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le prologue de la deuxième partie. Nous avons affaire ~ une oeuvre homogène qui,

après un bref prélude se situant en 1839-1840 (la rencontre avec Marie Pleyel,

l'entre~Je avec Jenny ~ Bruxelles) , s'organise autour des crises de 1841-1842, puis

de 1851-1854. Il Y a rupture dans la biographie, mais continuité dans le déroule-

ment de ces rêves, dans leur interprétation, dans le commentaire qui les accompagne.

"C'est bien pour cela que Nerval considère la suite des épreuves qu1il a traversées 44

coume une "descente aux enfers" et la plupart de ses exégètes ont décelé dans

Aurélia des courbes - successives ou simultanées - des structures qui permettent

de conclure ~ l'authenticité d'un itinéraire intérieur ,,45

Mais justement cet itinéraire, cette expérience spirituelle du poète n'auraient

pas été possibles sans une "retranscription," en un commun langage des observations

fournies par le réel, le rêve et la réflexion. Nerval puise, pour peindre des

secteurs différents de son univers, dans un fonds commun d'images et obtient ainsi

un réseau de correspondances - "ce réseau transparent qui couvre le monde" - comme

il le dit lui-même. Ce stade d'écriture elle-même devient un milieu transparent

ot! il est démontré, selon un mot de Maurice Blanchot, que "l'extraordinaire fait

aussi partie de l'ordinaire."

Le désir introspectif de Nerval est san fin. Par le rêve Nerval croit saisir

non seulement la connaissance de soi mais aussi celle de l'ultime réalité. Il

descend en lui-même jusqu'aux "enfers" ott le mystique atteint enfin la seule réalité

vitable. Il cherche en lui la clé du passé - de son propre passé et de celui du

monde. Ainsi, il espère atteindre ce qui fut par le rêve et le mythe. C'est en

déchiffrant les images de son monde onirique qu'il se crée un mythe de la femme,

partie essentielle de sa mythologie personnelle, système dans lequel il mélange le

réel et l'irréel, les concepts et les images. Le monde qu'il se crée lui devient

aussi puissant que le monde extérieur, d'ot! une certaine synthèse: le concept ra-

tionnel, ~ travers sa perception, n'a rien perdu de son caractère abstrait, mais sa

raison est devenue la proie de ses propres états d'~.

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Notes

1. Albert B~guin, L'Ame Romantique et le Rêve (Paris, Librairie José Corti, 196t), Introduction, p.xiii

2. Ibid.

3. Nerval, Les Filles du Feu, "Sylvie" (Livre de Poche), p.156

4. M. Buber, l and Thou, oeuvre citée par le professeur Henri Jones, 1956

5. Jean-Paul Sartre, L'Imagination (Paris, Presses Universitaires de France, 1965), p.4

6. Nerval, Aur~lia (Livre de Poche), p.219

7. Ibid.

8. Ibid.

9. Charles Baudelaire, Etude Sur E.A. Peau, cité par Albert Béguin, op.cit., p.377

10. cité par Béguin, Ibid., p.2l9

11. Nerval, Aurélia, ''Mémorables'' (Livre de Poche), p.281

12. Edouard Peyrouzet, Gérard de Nerval Inconnu (Paris, Librairie José Corti, 1965), p.26l

13. Théophile Gautier, Histoire du Romantisme, p.62

14. Perrin, Coleridge (1928), p.20l

15. Nerval, Aur~lia (Livre de Poche), p.249

16. Ibid. , p.237

17. Ibid. , p.238

18. L.-H. Sebillotte, Le Secret de Gérard de Nerval (Paris, Librairie José Corti, 1948) , p.68

19. cit~ par Sebillotte, .ii;_~" ..

20. Nerval, Faust et le Second Faust de Goethe (Paris, 1868), p.l-265

21. M.-J. Durry, Gérard de Nerval et le MYthe (Paris, Flammarion), p.33

22. Ibid., p.64

23. Aristide Marie, Gérard de Nerval le Po~te et l'Homme (Libraire Hachette, 1955), p.l71

24. Nerval, Aur~lia (Livre de Poche), p.2l9

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25. Albert Béguin, L'Ame Romantique et le Rêve (Paris, Librairie José Corti, 1967), p.361

26. Nerval, Aurélia (Livre de Poche), p.25l

27. Béguin, loc.cit.

28. Nerval, Aurélia rrMémorables rr (Livre de Poche), p.28l

29. Ibid., p.277

30. Ibid., p.278-279

31. Sebillotte, op.cit., p.226

32. Béguin, op.cit., p.399

33. Léon Beek, Poètes Symbolistes et Poètes d'Hier (Paris, Librairie Delagrave, 1961), p.9

34. Sebillotte, op.cit., p.17l-l72

35. cité par Aristide Marie, op.cit., p.3l1

36. Sebillotte, op.cit., p.17l, 172, 178

37. Béguin, op.cit., p.398

38. Ibid.

39. Ibid.

40. Sous-titre d'Aurélia

41. Nerval, Aurélia, rrMémorables rr (Livre de Poche), p.283

42. Ibid.

43. On trouvera les fragments de cette version dans Sylvie-Aurélia chez J. Corti, 1964, et leur commentaire dans l'ouvrage de Jean Richer, Nerval Expérience et Création

44. Nerval, Aurélia rrMémorablesrr (Livre de Poche), p.283

45. Raymond Jean, Nerval Par Lui-Même (rrEcrivains de Toujours, Editions du Seuil, 1964), p.1l2

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~ ~

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CHAPITRE II: "L'épanchement du sOnge dans la vie réelle"

Difficulté ~ séparer la veille et le sommeil

La folie est le rêve de l'homme éveillé

- Moreau

Rêve entendu comme l'immense et imprécise vie enfantine plannant au­dessus de l'autre et sans cesse mise en rumeur par les échos de l'autre

-Alain-Fournier

Le 15 juillet, 1854, Gérard de Nerval écrivit de Fracfort, au docteur Blanche:

Le mal est plus grand que vous ne pensez •.• Peut-être ce que j'ai éprouvé de bizarre n'existe-t-il que pour moi, dont le cerveau s'est abondamment nourri de visions et qui ai de la peine ~ séparer la vie réel­le de celle du rêve. l

Ce mal chez lui dérive du fait que son rêve plonge ses racines profondément dans le

vécu: il s'alimente d'images réelles. D'o~ la confusion entre réalité et monde

imaginaire. Notre auteur s'enlise jusqu'~ ne plus pouvoir séparer les êtres de

leur apparence, le rêve de la réalité.

Puisque la réalité ne peut dissuader du rêve (et de l'hallucination), ~ toute

force il faut au contraire qu'elle en fasse la preuve. Il [Car J rien ne peut pré-

valoir contre l'expérience au plus sensible de la chair et de l'esprit d'un en-deç~

et d'un au-del~. Toutes les solidités de la vie sont inconscientes ~ cOté de ces

évidences de foudre.,,2 Mais, le mal, ensuite, consiste ~ ne plus distinguer ce gui

est rêve de ce gui est réalité. La distinction doit d:i.spara1tre si rave et réalité

ne font qu'un. Le regard de Gérard, tourné vers l'invisible, cherche ~ le discerner

~ travers le visible. Le visiblc lui offre des c01ncidences, des analogies, des

retours de dates auxquels il s'attache, "ces chiffres qui lui paraissent fatidiques,

et dont il fait signe, présage, prémonition, affleurement d'une transcendance mani-

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festée par le reve.,,3 Les :reves, ~ leur tour, les apparitions qui visitent les

reves de la nuit ou le reve éveillé, ne sont pas incohérents: ils ont des rapports

avec les réalités de cette vie, ils sont même des confirmations ou des présages.

Nous avons trouvé ce l~itmDtti maintes fois dans Aurélia: '~es événements terres-

4 tres pouvaient co'incider avec ceux du monde surnaturel"· ; "les événements terres-

tres étaient liés ~ ceux du monde invisible"S; "je croyais percevoir les rapports 6

du monde réel avec le monde des esprits". "Cette croyance proprement mythique,

et qui a dans le rêve de Nerval la force d'une connaissance intuitive, il l'a

étayée sur les événements insolites de sa vie, qui, par l~ cessaient d'être inso-

lites, et sur les mythes qui proposent une perpétuelle communication entre le réel

et l'irréel.,,7

Reve et réalité: "correspondances"

Chaque reve chez Nerval a une correspondance avec la réalité. Il le veut

ainsi et travaille ~ démontrer que chaque incident, dans sa vie, a un sens au niveau

du reve; que chaque reve natt d'une réalité passée ou présente. Notons ces mots de

M. René Bizet:

Il n'y a pas un reve, puis la vie. Il yale reve qui prolonge la vie, et la vie qui explique le reve. Il yale réel et le surréel, e~ quelquefois l'un n'est que le balbutiement de l'autre.

Ici entre la notion chez Nerval du paradigma~: d'un parallèle ou une correspondance

entre l'état vécu (le réel) et quelque chose qui nous échappe (le reve), notion bau-

delairienne de toute évidence.

Nous savons que Nerval voyait dans le reve un moyen de découverte: non seule-

ment découverte de" soi, mAis de connaissance ultime (comme chez Baudelaire~ l'intui-

tion métaphysique mène ~ la connaissance de la nature). Dépass~t le stade du sub-

jectivisme, le rêve et l'un des moyens que nous avons pour nous permettre d'échapper

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~ la conscience de l'individu claustré en lui-même.

"Ceux qui se risquent ~ ces explorations intérieures en ramènent des oeuvres

singulières et durables, qui conservent de leur auteur, non point son ~tre accidente

et périssable, mais son essence et sa figure mythique. Ils cherchent ~ rejoindre

le plan profond o~ se déroule, non plus leur propre histoire terrestre, mais leur

destinée éternelle. Comme le mystique, ils paient de l'anéantissement de leur

personne la plongée dans la nuit. ,,9

Faut-il donc s'étonner qu'entre certaines pages d'Aurélia (inspirées de souve-

nirs occultistes) et l'esthétique baudelairienne des "Correspondances" il y ait une

analogie profonde, qui dépasse les simples correspondances de vocabulaire?

Du moment que je me fus assurré que j'étais soumis aux épreuves de l'initiation sacrée, une force invinci­ble entra dans mon esprit ... rT) out dans la nature prenait des aspects nouveaux, et des voix secrètes sor­taient de la plante, de l'herbe, des animaux, des pias humbles insectes, pour m'avertir et m'encourager .•.

Comme chez Baudelaire, la correspondance (par l'intuition métaphysique) assure une

fusion entre le- poète et la nature. Et ces mots d'Aurélia,

... des combinaisons de cailloux, des figures d'angles, de fentes ou d'ouvertures, des découpures de feuilles, des cou­leurs, des odeurs et dif sons, je voyais ressortir des harmonies jusqu'alors inconnues

nous font penser aux "Harmonies du Soir" de Baudelaire o~ se lit une correspondance

entre les diverses sensations, par laquelle on atteint une réalité transcendante.

Les objets ne valent jamais pour eux-m~es; ils n'ont d'autre mission que celle de

faire "contempler" lorsqu'on les voit.

Enfin, dans Aurélia:

Comment, me disais-je, a1.- Je pu exister si longtem?s'. hors de la nature et sans m'identifier ~ elle? Tout vit, tout se correspond; les rayons magnétiques émanés de moi-m~e et des autres traversent sans obstacles la chaine infinie des choses créées; c'est un réseau transparent qui couvre le monde et dont les fils déliés se communiquent de proche en proche aux planètes et aux étoiles. Captif en ce moment sur la terre, je m'entretiens avec le choeur des astres, qui prend part ~ mes joies et ~ mes douleurs. 12

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Très mystérieuse splendeur de ce passage ob l'être aux aguets épie l'invisible ~

travers le visible et croit percevoir et déchiffrer le message sans mots.

Quand Gérard dégage des ''harmonies jusqu'alors inconnues" et dit que

"tout se correspond", il entend par 1~ que ce qui est au monde et dans le monde

divin est de même espèce, que le monde terrestre est subordonné au monde divin,

qu'il existe une habitation de la chose par Dieu, des parcelles de divin cachées

en tout, et qui nécessairement correspondent au divin puisqu'elles en sont l'éma­

nation. (On voit nettement ici l'influence du panthéisme allemand). Le monde

nervalien n'est pas naturel, mais "supemature1". Si bien que le symbolisme attribué

~ Nerval est p1ut~t un animisme, mieux, un panthéisme.

"Souvent dans l'être obscur habite un Dieu caché" dit Nerval. La correspon­

dance est perçue non pas de la nature ~ l'esprit, mais de l'esprit épars dans le

monde ~ l'esprit même de l'homme.

C'est donc l'~e qui peut découvrir le chiffre universel. C'est au prix d'une

"initiation sacrée" qu'une "force invincible" a envahi l'esprit du poète. C'est

quand il se meut dans son mythe de grandeur, quand il se juge "un héros vivant sous

le regard des dieux", que son regard, n'étant plus celui de la chair mais de l' es­

prit, pénètre les apparences, c'est-~-dire les combinaisons ob joue l'animation

céleste. Nerva1~ pouvait s'identifier avec une nature-matière. Esprit, il s'iden­

tifie avec une nature que meut l'Esprit.

Chez E.T.A. Hof fman , comme chez Nerval, le rêve ne cesse de frOler la réalité,

d'entrer toujours en conflit avec elle. Comme dans l'oeuvre de Nerval, "on glisse

des objets réels ~ l'ivresse du songe par une sorte de vertige qui s'empare des

sens, joue de leurs perceptions, entratne la matière dans une danse ob elle perd

sa substance. Soudain, sans que l'on se souvienne plus de la sensation initiale,

on est au coeur de la féerie.,,13 Hoffman savait si bien l'origine de cette euphorie

provoquée par les "correspondances" qua, dans les ''Kreisleriana", il écrivit ces

lignes qui font songer ~ Baudelaire, et ~ ce que nous venons de citer:

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Ce n'est pas tant dans le rêve que dans cet ~tat de d~lire qui pr~c~de le sommeil, et particuli~rement quand j'ai entendu beaucoup de musique, que je perçois une mani~re dWaccord entre les couleurs, les sons et les parfums. Il me semble alors qu'ils se manifestent tous, de la même façon myst~rieuse, dans la lumi~re du sOlt!l, pour se fondre ensuite en un merveilleux concert •••

liA dater de ce coment tout prenait parfois un aspect double " On se demande quand est n~ dans l'esprit de Nerval "l' ~panchement du songe

dans la vie r~ellelll~ Il est difficile de savoir le moment ob s' est déclanch~

cette lente d~sagr~gation puisqu~ un tel proc~s est graduel et subtil. Le seul

indice se trouve dans Aur~lia, lh ob le po~te dit que le renoncement h l'amour de

Jenny et h sa r~alisation terrestre a mené vers la désadaption. Dès lors, sa vie

enti~re se passera sur le plan du rêve, ob l'esprit conf~re aux objets leur valeur

multiple et changeante:

A dater de ce moment, (:1838? Jenny épouse le fl~tiste, l842? Jenny Colon meurt] tout prenait parfois un aspect double, - et cela sans que le raisonnement manqu~t jamais de logique, sans que la ~moire perdtt les plus légers détails de ce qui m'arrivait. Seulement, mes actions in­sens~es en apparence, étaient soumise~ ~ ce que l'on appelle illusion selon la raison humaine ••• 10

Depuis ce temps-l~ Nerval parle ironiquement de "ce que l'on est convenu d'appeler

la raison", et plus jamais il ne sera tout ~ fait s~r que cette raison selon les

hommes ait vraiment raison. Pendant la crise de 1841, il est un fou qui se croit

sage, il a peur d'être dans une maison de sages et que les fous soient au dehors.

AT.lssitOt apr~s, il se demande si le rêve qui l'envo~te n'est pas plus vrai que les

ph~n~nes qui lui semblent explicables. Au sortir des premiers acc~s, l'illusion

qui l'a projeté dans une vie pareille ~ une sorte de l~gende lui est plus chère que

la vie v~cue. C'en est fait! Son effort irr~versible consistera ~ trouver dans la

vie v~cue les traces de cette vie l~gendaire,de parvenir h ce que les aspects

sp~cieux de l'existence se démontrent en fait les plus authentiques. Dans Aurélia

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il raconte cette expérience de la folie et décrit les visions du rêve qui s'en

dégagent. "Il Y a un échange constant, une circulation incessante des formes,

des couleurs, des images, des apparences dans le récit. La frontière entre le

réel et le rêve y est merveilleusement poreuse. ,,17

Nerval veut dire par "tout prenait .•• un aspect double" qu'une continuité

s'établit entre les deux mondes, inquiétante et inexplicable. Transporté dans des

visions agréables, l'auteur y épro~!e le regret de son existence habituelle; mais

rentré dans celle-ci, il se désole d'avoir laissé échapper le paradis. '~êve et

vie sont deux mondes entre lesquels se débat l'homme, également attiré vers l'un

et vers l'autre. A l'état habituel, ces deux mondes sont séparés, et l'étrangeté

commence dans le récit nervalien au moment précis ob la cloison cesse d'être étanche.

Angoissé d'abord, Nerval s'abandonne ~ l'espèce d'euphorie qui lui donne ce pa~sage

18 facile de l'un ~ l'autre."-

La seule différence pour moi de la veille au sommeil était que,dans la première, tout se transfigurait ~ mes yeux; chaque personne qui m'approchait semblait changée, les objets matériels avaient comme une pénombre qui en modifiait la forme, et les jeux de lumière, les combinai­sons des couleurs se décomposaient, de manière ~ m'entre­tenir dans une série constante d'impressions qui se liaient entre elles, et dont le rêve, plus dégagé des éléments ex­térieurs, continuait la probabilité. 19

Puis, la différence entre les deux mondes devient perceptible au poète, mais,

bien loin de s'en réjouir, il en souffre. Au coeur du rêve, la conscience de la

rechute prochaine, dans l'autre réalité, le blesse. "La fissure béante qui sépare

20 les deux moitiés de la vie n'a plus son aspect normal." Ce sentiment s'accroit

après les rêves ob il puise la certitude de l'immortalité future. Déso~is, il

n'est plus séparé de ceux qu'il aima que par les heures du jour, et il attend "celles

de la nuit dans une douce mélancolie. ,,21

Son mythe de la femme entre tout ~ fait dans cette confusion des deux mondes,

tantOt unis, tantOt séparés. Au cours d'un rêve prémonitoire il entend soudain

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"le cri d'une femme, distinct et vibrant, empreint d'une douleur déchirante,,22

qui le réveille "en sursaut".23 Il est persuadé qu'Aurélia vient de le sauver des

mains d'un ouvrier qui tient "une longue barre, dont l'extrémité se composait d'une

boule rougie au feu. ,,24 Il se précipite ~ terre et se met ~ prier avec ferveur et

~ chaudes larmes. Et il ajoute: "Elle n'appartenait pas au rêve; c'était la voix

, . ~ d'une personne vivante, et pourtant c'était pour moi la voix et l'accent d Auré11a ..•. :

Voil~ l'affaire: les deux mondes se sont heurtés! Ils sont "fusionnés" mais d'une

mani~re angoissante puisque l'un (le réel) peut se traduire contrairement ~ l'autre

(l'invisible). Pour cette raison le remords aussitOt revient et sans cesse le

tenaille:

Qu'avais-je fait? J'avais troublé l'harmonie de l'univers magique ob mon ame puisait la certitude d'une existence immortelle. J'étais maudit peut-être pour avoir voulu percer un mystère redoutable en offensant la loi divine; je

2ge devais plus attendre que la colère

et le mépris! ..•

Sa "rêverie supernaturaliste" est allée trop loin peut-être ...

Moritz, Heine et Nerval: trois victimes de leur jeu

Chez Karl-Philippe Moritz, comme le dit Nerval, "l'épaiJ.chement du songe dans

la vie réelle" est chose accomplie: le jeu a fini par faire une victime de celui

qui voulait ironiser souverainement sur la vie.

En parlant de lui, Moritz prononce ces mots que l'on peut facilement appliquer

~ Nerval:

Comme il vivait uniquement dans le monde des idées, tout ce qui s'était une bonne fois imprimé dans son imagination était réel pour lui; il était rejeté hors de toute relation avec le monde réel, et la cloison qui sépare 1~7rêve de la réalité menaçait chez lui de s'é­crouler.

~ Chez Nerval, pourtant, la cloison s'est écroulée!

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Moritz sait que le reve est le gardien des souvenirs oubliés par la vie

consciente; il met ces souvenirs en relation avec une existence antérieure, qui

était confusion dans le grand Tout, et il entrevoit que celui qui aurait le pouvoir

de remonter la chaine complète des souvenirs serait arraché ~ la rupture qui brise

l'existence. Comme s'il e~t prévu l'aventure de Nerval, il imagine cet explorateur

qui suivrait l'obscure nostalgie des origines et qui, se confiant aux sentiers du

Reve et de la Mémoire, s'évaderait dans 1 'inconnu. 28

Nerval a traduit l'oeuvre de l'allemand H. Heine. Dans l'oeuvre de celui-ci

comme dans celles de Moritz et dans la sienne propre, l'univers de la veille se

transforme en un paysage de songe o~ les oiseaux et les sources, le ciel et les

arbres, finissent par n'etre que les images des états de sentiment du promeneur.

''Le monde devient reve, le reve devient monde. ,,29

Nerval, Moritz et Heine, parmi d'autres grands écrivains souffraient d'une

fatalité intérieure que seulement les rêves du sommeil pouvaient soulager. Voici

pourquoi peu ~ peu le reve s'est prolongé dans leur existence éveillée. Notons

ces remarques d'Aristide Marie:

Un aliéniste ne saurait décrire autrement ce phénomène de l'aberration des perceptions actuelles, qui fait que, pour le malade, tout devient mirage, que les objets réels ne semblent plus que des apparences sans corps, que les perceptions trans­mises par les sens sont méconnues.

Un nouvel esprit, plus subtil, plus al acre , affranchi des limitations du temps et de l'espace, s'est substitué ~ l'autre moi, lui a ravi sa mémoire, dont il déforme et embellit les images, les assemble et les dissocie sans règle ni logique, au caprice de la fantaisie. Ce moi nouveau s'exalte parfois, s'irrite de la résistance d'un obstacle réel ou imaginaire, et, comme pénétré d'~ne éne50ie magnétique, semble livré ~ une sorte de possess1on .••

Il nous reste ~ examiner les deux parties du moi: l'une qui observe. l'autre et_

s'interroge sur la réalité des mirages éprouvés.

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Notes

1. Lettre inédite. Collection Henri Houssaye

2. M.-J. Durry, C~rard de Nerval et le MYthe (Paris, Flammarion), p.79

3. Ibid.

4. Nerval, Aurélia (Livre de Poche), p.244

5. Ibid. , p.249

6. Ibid. , p.252

7. Durry, op. cit., p.80

8. René Bizet, La Double Vie de Gérard de Nerval (Paris, Librairie Plon, 1928), p.203

9. Albert Béguin, L'Ame Romantique et le Rêve (Paris, Librairie José Corti, 1967), p.365

10. Nerval, Aurélia (Livre de Poche), p.270

Il. Ibid. , p.271

12. Ibid.

13. Béguin, op.cit., p.310

14. cité par Béguin, Ibid.

15. Nerval, Aurélia (Livre de Poche), p.224

16. Ibid.

17. Raymond Jean, Nerval Par Lui-Même ("Ecrivains de Toujours", Editions du Seuil, 1964), p.ll9

18. Albert Béguin, Gérard de Nerval (Paris, Librairie José Corti, 1945), p.59

19. Nerval, Aurélia (Livre de Poche) , p.226-227

20. Béguin, Gérard de Nerval, p.59

2l. Nerval, Aurélia (Livre de Poche) , p.234

22. ~., p.248

23. Ibid.

24. Ibid.

25. Ibid.

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26. ~., p.249

27. cité par Albert Béguin, L'Ame Romantique et le R~ve (Paris, Librairie José Corti, 1967), p.33

28. Pour une étude plus complète de K.-P. Moritz, voir Albert Béguin, L'Ame Roman­tique et le R~ve, p.33-4l

29. Béguin, L'Ame Romantique et le R~ve, p.325

30. Aristide Marie, Gérard de Nerval le Poète et l'Homme (Librairie Hachette, 1955), p.l72

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CHAPI TRE II 1: Le phénomène du "Double"

Origine du dédoublement

Deux !~~s, hélas, se partagent mon sein et chacune d'elles veut se séparer de l'autre: l'une, ardente d'amour, s'attache au monde par le moyen des organes du corps, un mou­vement surnaturel entra1ne l'autre loin des ténèbres, vers les hautes demeures de nos aieux

- Faust

Les deux vies que menait Gérard de Nerval, l'une centrée sur le monde d'ici-

bas et l'autre sur l'au-del~, nécessitaient deux personnalités distinctes. Notons

dès maintenant que, pour nous comme pour Gérard, "double" veut dire 'qui a deux 1

aspectsr., 'qui a deux sens'. Le 'dédoublement de la personnalité' signifie un

'trouble psychique ob alternent deux personnalités différentes, l'une normale,

. 2 l'autre patholog~que'.

Dans l'état d'esprit de Nerval, cette dissociation de la personnalité s'accen-

tue ~ un tel point qu'elle devient visible. Ce qui subsiste du moi conscient re-

garde et croit voir, ~ cOté de ce moi distinctif, le spectre de l'autre moi qui

affecte les mêmes contours et le même visage. De ce dédoublement psychique, ainsi

extériorisé, na1t l'hallucination qui consiste ~ VOIR son double: "c'est l'étranger

vêtu de noir dont parle Musset dans "la Nuit de décembre", spectre de névrose que

tant d'autres émotifs ont vu se dresser sur leur route .•. Gérard frémit devant ce

fantOme; il se souvient qu'une tradition allemande attribue ~ cette apparition l'an-

nonce d'une mort prochaine. Pythagore, lui aussi, nous a montré dans les visions

suprêmes des mourants, l'apparition de ce double annonciateur, qu'il appelle" le

char subtil de l'tme" , parce qu'il est destiné ~ enlever celle-ci de terre après

la mort. ,,3

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Gérard adolescent n'a pas échappé ~ la fièvre de son époque. Mais alors que

la plupart mettaient leur confiance dans l'avenir et rêvaient d'extraordinaires

réussites, lui doute - ou plütot "l'autre", celui qui, en lui, sait, et lit sa

Destinée. Voyons-le écrire tranquillement:

Etre auteur et jeftner, voilà ma destinée! Je veux remplir le sort que les Dieux m'ont gffert, Et suivre ~ l'HOpital Malfil&tre et Gilbert.

"Etrange personnage, vraie Cassandre, que ce "double" aux irruptions impestives.

On le sent présent et lointa:in, aux aguets et cependant furtif comme un fantOme,

prêt ~ se couler au coeur d'une phrase dont il change, sans qu'il y paraissa, la c

perspective, l'éclairage. D'autres fois, au contraire, singulièrement affirmatif .. ~,,,

Pourtant, nous sentons que ces manifestations sont les seules vraies, les seule~

authentiques. Leur émergence dans le calme apparent de l'existence de Gérard, nous

renseigne mieux qu'aucun de ses actes, aucune de ses préférences. Tout se passe

comme s'il y avait un Gérard àescendant d'on ne sait quelle lointaine planète! ..•

Le double, vraiment précautionneux et prévoyant, s'essaie •.• " en vue de mieux ..

Est-ce "l'autre", encore, qui dicte au poète ces vers de "La Gloire"?

Un coeur indépendant,d'un feu pur embrasé, Rejette le lien qui lui fut imposé, Va, de l'humanité lavant l'ignominie, Arracher dans le ciel ces dons qu'on lui dénie, S'élance, étincelant, de son obscurité, Et s'enfante lui-~e à l'Immortalité.

("Elégies Nationales")

Ce sera bien l~, sur un autre plan, la démarche de Nerval, celui des Chimères et

d'Aurélia. Mais nous sommes encore loin de cette entreprise prométhéenne.

Toujours adolescent, c'est à Alexandre Duponchel, son camarade du lycée Charle-

magne, qu'en toute simplicité, notre auteur livre les plus étonnantes prédictions

sur l'avenir de son double. Est-ce parce que cet ami aura une fin aussi tragique

que la sienne? Après avoir parlé de Malfil~tre et de Gilbert, il s'écrie:

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-184-

Tu ris, mon cher rival, tu plains mon infortune, Tu crois que mon esprit est parti dans la lune, Que mon glorieux sort fera peu de jaloux, Et qu'il faudra me mettre h l'HOpital des Fous ... 6

Cet "autre" qui est déjh clairvoyant, sera le meme qui, dans le monde des

songes trouvera l'ultime r~alité.

Dans la traduction nervalienne du "Second Faust!! on trouve le trait suivant:

... Ils~rait consolant de penser, en effet, que rien ne meurt de ce qui a frappé l'intelligence, et que l'éter­nité conserve dans son sein une sorte d'histoire universelle, visible par les yeux de l'~e; synchronisme divin, qui nous ferait participer un jour h la science de Celui qui v9it d'un seul coup d'oeil tout l'avenir et tout le pass~.

Parmi les moyens d'acc~der h la participation de l'omniscience divine il y a donc

le d~doublement que procure le songe.

Il semble ici qu'au cours des antiques initiations, on administrait aux adeptes,

par l'exp~rience provoqu~e et dirig~e du d~doublement, la preuve de l'existence sépa-

r~e de l'~e et du caract~re relatif du temps. Nerval a considér~ avoir connu l'équi-

valent d'une initiation antique: il a parl~ et agi dans les derniers mois de son

existence comme si initié, il ~tait assur~ de la '~~int~gration" (pour employer le

vocabulaire de Martin~s de Pasqually). Mais selon M. Jean Richer,

Rien dans l'examen attentif de la vie et de l'oeuvre de Nerval ne permet d'affirmer qu'il ait eu un ''ma1tre'' humain. Alexandre Weill, de souche rabbinique authentique, semble avoir ~t~ le plus qualifi~ parmi les adeptes des sciences secr~tes qu'il a pu approcher. Rien non plus indique qu'il ait apparteng, autrement qu'en pens~e, h une confr~rie initiatique.

Son ~volution spirituelle a donc eu un caract~re individuel. Aurait-il pu, d'ailleurs

se plier aux disciplines rigoureuses qui lui auraient permis d'utiliser les pouvoirs

psychiques qu'il d~tenait?

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Le portrait: "je suis l'autre"

Lors de son dernier voyage (en Allemagne: mai ~ aoüt, 1854), le poète verra

avec terreur, ~ la devanture d'un libraire de Strasbourg, son portrait gravé par

Gervais, d'après une photographie de Nadar. Il écrira: "Dites partout que c'est

mon portrait ressemblant mais posthume. ,,9 Il annotera d'ailleurs de sa propre main 10

~ exemplaire de la gravure, inscrivant dans le bas les mots "je suis l'autre",

précédés d'un point d'interrogation et suivis d'un sceau de Salomon. N'est-ce pas

le cri d'une ame qui fait éclater son enveloppe charnelle? Ce n'est pas le "Je suis

un autre" de Rimbaud; c'est une observation plus modeste et d'un accent beaucoup plus

grave. Nerval veut nous dire qu'il serait imprudent de ne voir en lui que le person-

nage immobilisé par ce portrait.

'~e vieillissement est générateur d'une contradiction insurmontable dans la

mesure où il met en cause l'unité de notre personnalité par une altération quotidienn

du moi qui peut être ressentie comme une évolution mais aussi comme une série de

modifications radicales, et en même temps nous contraint ~ une définition de plus en

plus précise de nous-mêmes sous la pression d'un "complexe" de souvenirs, de jalons,

de repères, de références toujours plus nombreuses ~ ce qu'il convient d'appeler le

passé."ll

Nerval,alors, refuse de se regarder en face en même temps qu'il se découvre

un autre. Voil~ son attitude devant son propre portrait. On sait, d'ailleurs,

qu'un des mouvements le plus secret de son être se cache dans une interrogation alter·

née sur son identité - une interrogation qui prend la forme d'un balancement, d'une

oscillation perpétuelle:

"Suis-je Amour ou Phoebus? ••• Lusignan ou Biron? ,,12

Nous voyons que pour Gérard le "je suis l'autre" est la protestation du moi

contre le double défigurant. L'autre, le vrai lui-même, Nerval peut convenir qu'il

est malade mais ne pas cons~ntir qu'il est fou. De ~l'autre", Nerval sait l'identité

formidable ~ travers les multiplicités, et aux instants ob, pareil ~ Hakem, il voit

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"se mêleru par coups de foudre "l'existence de sa vie et de ses extases", il le

perçoit comme l'incarnation d'un dieu, de même qu'il perçoit son amante comme

l'incarnation d'une déesse.

Mais Gérard ne se sent dieu que durant ses rêves ou ses crises. Au reste,

son mythe est ambivalent et sa signification ambiguë.

Aurélia, comme nous verrons bientôt, est le lieu de cette angoisse naissant

de la confusion. Nerval est si torturé que, par moments, il serait prêt ~ renoncer

aux visitations bienheureuses tant il est incapable de discerner si elles ne sont

pas maléfiques. Il supplie Sylvie d'exercer un véritable rOle d'exorciste: "Que

votre voix chérie résonne sous ces voQtes et en chasse l'esprit qui me tourmente,

fQt-il divin ou bien fatal. ,,13 Peut-être le double ne signifie-t-il pas union mais

division? Ne serait-il pas l'ennemi, et, dans la dualité, celui qui menace et qui

frappe? Est-ce le moi, est-ce "l'autre" qui est le mauvais génie?

Il est presque inévitable que les réponses données par le mythe du double

fassent hésiter la raison: ses réponses ne sont pas toujours apaisantes.

Le "double" dans l'oeuvre de Nerval

Analysons et essayons de comprendre, ~ travers l'oeuvre du poète, ce phénomène

qui a troublé l'existence de Nerval depuis ses "Elégies Nationales" (1824), peut-être

même avant, jusqu'~ l'épisode du portrait (1854) et jusqu'~ la mort.

Les ''Lettres ~ Jenny Colon", qui furent écrites pendant 1 'hiver 1837-8, consti­

tuent une série de missives distincteû ~is qui semblent n'être qu'un journal intime

ayant la forme épistolaire. Peut-être étaient-elles vraiment destinées ~ Jenny ••• ?

Peut-être celle-ci les avait-elles lues: •• ? On ne sait rien sauf que s'y révèle

l'tme naïve et douloureuse du poète.

Dans ces lettres, deux êtres se consacrent ~ l'amour, l'un ignorant l'autre,

ou plutôt, l'homme matériel ignorant tout ce que peut l'homme spirituel qui en est

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ct

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le double.

Suivons ces êtres dans leur parallèle progression. Celui fait de matière

est assez avantageux: rrIl va se présenter bientOt une occasion nouvelle de vous

prouver ce que je puis pour vous: Que vous attachiez ou non d'importance à mes

services, croyez qu'ils vous sont acquis pour toujours ..• rr14 rrSi toute une ann~e,

je me suis occupé de vous préparer un triomphe rr ••• 15 Mais l'être tout "autre"

l'inquiète et sa marche aveugle. Curieuse impression, présage des futurs dédouble-

ments: "n me semblait qu'il était question d'un autre, et que je vous disais:

Voyez ce rêveur, cet insensé, qui vous aime si follement! ,,16

Cepèndant l'homme matériel ironise: rrVous me parlez de fidélité sans récom-

pense comme à un chevalier du Moyen Age, chevauchant à quelque entreprise dans sa

froide armure de fer .•• Mais les temps sont bien changés et les femmes aussi. rr17

Presque au terme de sa quête, l'homme spirituel a cru reconnattre sous son

avatar actuel, l'épouse de son ~e divine qui lui fut destinée dès les premiers jours

de la création:

Vous n'êtes pas pour moi ce que sont le~ autres femmes C'est vOtre ~e que j'aime avant tout. l

Jamais je n'ai été si convaincu de cette vérité que mon amour pour vous est une religion. 19

20 Nous sommes fiancés dans la vie et dans la mort

Que ce soit donc un hymen véritable ~? l'Epouse s'abandonne en disant: rrc'est l'heurerr

Le double spirituel veut épouser pour toute, 'éternité la femme devenue déesse.

Nous retrouverons ces termes dans Aurélia. L'accomplissement mystique est chose à

réaliser - un degré de plus à monter et il se réalisera.

Toutefois, l'inquiétude prédomine. Gérard écrit:

Il Y a dans ma tate un orage de penséœdont je suis ébloui et fatigué sans cesse22

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Vous m'avez cru injuste, intolérant, capable de troubler votre repos par des folies Ce n'est que loin de vous que je suis violent et que je me livre aux idées les plus extr@mes. 23

Je sors d'une nuit terrible 24 Excusez mon désordre.

Prenez un peu pitié de mes peines mortelles et de cette terrible exaltation dont je ne puis répondre

. 25 touJours •.•

Mon ~ est bouleversée, il y a comme un cercle de fer autour de mon front. 26

J'ai marché longtemps pour apaiser mon ardeur que je ne puis apaiser que par la fatigue, mon inquiétude dont je ne puis sortir que par l'abrutissement Faut-il vous effrayer de mes agitations?27

Cette passion éthérée poussée au ''blanc incandescent", menacée sans cesse -

"un regard m'abat, un souffle me relève" - ne pouvait que finir brutalement.

Partout dans l'oeuvre de Nerval, on retrouve la présence du double. "C'est

moi qu'ils sont venus chercher, [dit le poète) et c'est un autre qui sort!,,28

Ou bien il s'inquiète: "A deux le monde se séparait". 29

Aurélia, ob toute la première partie (ch. 1-10) tourne autour de ce problème

qui menace Gérard, en est le point culminant. On voit notre auteur suivi partout

du double ou génie intérieur.

Après la chute grave de la fin, (septembre, 1851), l'id~e lui vient "d'interro­

ger son esprit",30 d'ob ce livre .•• Au début, Nerval voit passer un esprit, le

même, lui semble-t-il, qui, dans un autre songe, en 1841, l'avait menacé d'une

~==e lorsque son guide céleste le conduisait ~ travers des contrées mystérieuses.

Cette fois encore il le reconnatt, non pas à ses traits, mais ~ son.allure, bien

qu'au lieu de porter le costume blanc, il soit vêtu en prince d'Orient.

Je m'élançai vers lui, le menaçant, mais il se tourna tranquillement vers moi. 0 terreur! 0 colère! c'était mon yisage, c'était toute ma forme idéalis~e et grandie. 3 •

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Nous retrouvons l'homme matériel et spirituel des ''Lettres ~ Jennyll. Cette

nouvelle apparition du double rappelle à Gérard l'événement analogue survenu au

début du premier accès (1841) la nuit qu'il se trouvait au poste de police, avant

d'être conduit dans une maison de santé. Au cours des illusions que nous avons

signalées, la voix d'un inconnu, arrêté comme lui, semblait résonner si fort dans

sa poitrine qu'il crut à un dédoublement de son~. Le souvenir de -légendes racon-

32 tant que "chaque homme a un double, et que lorsqu'il le voit, sa mort est prochell

avait par cette crainte retenu sa curiosité. Mais quand il crut reconna1tre deux

de ses amis, Nerval fut convaincu qu'on emmenait un sosie (et non pas vraiment son

double qui aurait été une partie de lui-même). Il n'attache d'ailleurs pas d'autre

importance ~ cet épisode.

Longtemps, les rêves de Gérard vont rester terrifiants; l'apparition du double,

déj~ entrevu dans cette hallucination éveillée, mettra le comble à l'épouvante.

L'homme est double, me dis-je ••• Il y a en tout homme un spectateur et un acteur, celui qui parle et celui qui répond. Les Orientaux ont vu l~ deux enne-mis: le bon et le mauvais génie. "Suis-je le bon, suis-je le mauvais? me disais-je. En tout cas, l'autre m'est hostile ... Qui sait s'il n'y a pas telle circon­stance ou tel age oü ces deux esprits se séparent? Atta­chés au même corps tous deux par une affinité matérielle, peut-être l'un est-il promis ~ la gloire et au bonheur, 33 l'autre ~ l'anéantissement, ou à la souffrance éternelle?1I

Jamais son être n'a été si près de lui échapper. Double lui-même, il croit

apercevoir des doubles en face de tous ceux qui l'entourent:

••• Les personnes les plus chères qui venaient me voir et me consoler me paraissaient en proie à l'incertitude, c'est-à-dire que les deux parties de leurs ~es se sépa­raient aussi à mon égard. Dans ce que ces personnes me disaient, il y avait un sens double, bien que toutefois elles ne s'~n rendisse~t pa~4compte, puisqu'elles n'étaient pas en eSDr1t ~omme m01 •••

Son propre double, tel que le ~cteur Jeckyll pour le Monsieur Hyde de Steven­

e son, devient "un mauvais génie (qui prend sa] place dans le monde des ~s. ,,35

36 Et il croit entendre parler d'un "mariage mystique" qui est le sien, mais oü

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e.

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l'autre "allait profiter,ci:! l'erreur de [ses] amis et d'Aurélia elle-même.,,37

Aurélia prendra l'autre pour lui! Il se voit ,,~ jamais destiné au désespoir et

au néant.,,38

Pour saisir la valeur symbolique du double, il faut ici en rappeler brièvement

quelques aspects dans le folklore et la mythologie. Nous ne soulignons que les

détails essentiels, renvoyant pour plus de détails ~ l'étude du Dr. Otto Rank

sur ce sujet. La représentation du double sous forme d'ombre, très répandue en

tous pays et de tous temps, les superstitions qu~ s'y rapportent, témoignent que

"les peuples primitifS considèrent l'ombre comme un équivalent de l'ame humaine". 39

L'homme appara1t comme un être spirituel, mais réel, et l'on est amené ~ concevoir

la dualité de l'~e, divisée en deux par~ies, l'une mortelle et l'autre immortelle,

et cette croyance est née de la crainte de la mort. Pour les Grecs, les morts sont

réduits ~ l'état d'ombre. Cependant, on accorde aussi ~ des ombresunèvertu

fécondatrice: l'ombre peut ainsi devenir le symbole de la force procr~atrice de

l'homme. Notion complexe, ambivalente, l'ombre est sans doute l'aspect le plus

primitif du double que l'on retrouve dans le reflet, évoquant le mythe de Narcisse.

(Nous pensons ~ "Hérodiade" de Mallarmé). Mais cette image-reflet n'a plus seule­

ment la signification mortelle du double, il s'y ajoute l'amour de son propre -corps,

dérivé de "la tendance toute naturelle ~ l'homme d'exclure énergiquement de la cons­

cience l'idée de la mort. ,,40 Enfin, l'angoisse de la mort et le sentiment de

culpabilité amènent l'homme "~ ne plus prendre sur lui la responsabilité de certaines

actions de son Moi, mais ~ en charger un autre Moi, son Double.,,4l

Ces notions étaient nécessaires avant de poursuivre l'analyse délicate que nous

avons entreprise. L'apparition du double incite" Nerval ~ penser qu'il y a deux

êtres en lui, que l'un est bon et l'autre mauvais. Mais il ne sait lequel est le

rêveur, placé en face de sa propre image .•• Ce doute n'est éclairé que par un

instant violent: "En tout cas l'autre m'est hostile:,,42 Puis jaillit la certitude

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angoissante: "Aurélia n'était plus ~ moi! ,,43 Voil~ l'objet de crainte et de

désir; Aurélia dont la possession doit combler tous ses voeux et qui lui échappe

par une méprise fatale! Mais il n'accepte pas d'être frustré dans l'au-del~ comme

il l'a été sur terre; s'il renonçait une seconde fois, Aurélia lui serait perdue ~

jamais.

"Eh bien! me dis- je, luttons contre l' espri t fatal, luttons contre le dieu lui-même, avec les armes de la tradition et de la science. Quoi qu'il fasse dans l'ombre et la nuit,j'existe, - et j'ai pour le vaincre tout le temps q~'il m'est donné encore de vivre sur la terre. "44

Quelle triste représentation du poète lui-même face ~ son double étincelant!

Comment l'affronter avec de si misérables moyens? Des images confuses qui l'assail-

lent dans son rêve relevons celles-ci:

La terre traversée de veines colorées de métaux en fusion, comme je l'avais vue déj~, s'éclaircissait peu ~ peu par l'épanouissement du feu central dont la blancheur se fondait avec les teintes cerises qui colo­raient les flancs de l'orbe intérieur. 45

Que la terre soit la matrice et le feu le symbole d'une puissance fécondante,

c'est ce que confirme la suite du rêve. Nerval arrive dans un atelier oà des tra-

vailleurs étaient en train de créer un animal vivant avec le "feu primitif qui anime

les premiers êtres".46 Dans son admiration, il se risque ~ demander: "Ne créerait-on

pas aussi des hommes?"47 Ce qui est l'expression d'un désir incohérent. Nerval

voulait dire: ne pourrait-on pas me créer de nouveau, homme vivifié par le ~eu,

doté d ° une "virilité" qui ne me ferait plus affaibli, dédaigné, méconnu... Mais

il doit perdre cet espoir et accepter une lutte inégale.

Devant l'imminence du mariage du double avec Aurélia, Nerval veut faire éclater

le scandale pour que triomphe son bon droit. "Je me mis ~ parler avec violence,

expliquant mes griefs, et invoquant le secours de ceux qui me connaissaient. Un

e vieillard me dit: ''Mais on ne se conduit pas ainsi, vous effrayez tout le monde. ,,48

Alors je m'écriai: "-Je sais bien qu'il m' a déj~ frappé de ses armes, mais je

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l'attends sans crainte, je connais le signe qui doit le vaincre. ,,49 Aveu

d'impuissance - physique et mentale- le mot, d'ailleurs viendra plus loin:

" mbl· d· ·11 d .. ,,50 on se a~t autour e mo~ me ra~ er e mon ~mpu~ssance •••

Si Aurélia parait inaccessible au poète, s'il redoute d'être frustré dans

l'au-delh du bonheur promis, c'est parce qu'il a négligé l'avertissement salutaire

donné par son double. Il y a deux hommes en lui, mais IL est le mauvais, impuis-

sant h empêcher le "Double" de lui ravir Aurélia. On saisit donc de quelle manière

le mythe sert h expliquer un état affectif angoissant. Pour accepter" le pardon

de la déesse, Nerval doit pratiquer une ascèse qui lui permettra de s'identifier

au double angélique admis aux noces mystiques avec Aurélia. Ainsi transformé,

le mythe remplit toujours exactement sa fonction - le soulagement superficiel de

l'angoisse nervalienne.

L'aspect métaphysique du double

Les deux "moi" dans l'homme, "le bon et le mauvais génie," représentent, h

un niveau plus abstrait, le problème métaphysique du bien et du mal. L'éternelle

distinction du bon et du mauvais est donc l'aspect métaphysique de la psychologie

du double.

Devant l'angoisse primitive, la crainte du Néant, c'est h cela qu'il faut se

soustraire: "déplacer les conditions du bien et du mal. ,,51 Isis, la Vénus antique,

la Vierge des chrétiens, se confondent encore en une figure magique en laquelle

l'auteur m~t son espoir:

.•• On l'a dit justement: rien n'est indifférent, rien n'est impuissant dans l'univers; un atome peut tout dissc~dre, un atome peut tout sauver!

';0 terreur! voilh l' éternelle distinction du bon et du mauvais. Mon ame est-elle la molécule indestructible, le globule qu'un peu d'air gonfle, mais qui retrouve sa place dans la nature, ou ce vide même, image du néant qui disparait dans l'immensité? .• !Je me vis amené h me

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demander compte de ma vie, et même de mes existences antérieures. En me prouvant que j'étais bon, je me prouvais que j'avais dn toujours l'être.' Et si j'étais mauvais, me dis-je, ma vie actuelle ne sera-t-elle pas une suffisante expiation? Cette pensée me rassura, mais ne m'Ota pas la crainte d'être ~ jamais classé parmi les malheureux ••• Je reportai ma pensée ~ l'éternelle Isis, la mère et l'épouse sacrée; toutes mes aspirations, toutes mes prières se confondaient dans ce nom magique, je me sentais revivre en elle, et parfois elle m'apparaissait sous la figure de la Vénus antique, parfois aussi sous les traits de la Vierge des chrétiens. 52

L'apparition de la femme mythique réconforte Nerval. Mais il faudra la renaissance

de la pitié et l'épisode du jeune homme malade pour qu'enfin les visions s'éclaircis-

sent et qu'y apparaisse le Messia, triomphateur de la Mort, au milieu du cantique

de la terre entière chantant le pardon. Les perles, les fleurs, les oiseaux

entourent de leur splendeur les chevauchées ott '[la] grande amie,,53 entr~1ne

Gérard.

Selon E.T.A. Hoffman, (et ici on voit nettement son influence sur Gérard)

la grande communauté qui unit tous les hommes, ~ travers les générations immémoriales

èt par-del~ les cloisons de l'espace, demeure présente et vivante dans l'existence

secrète de l'inconscient, lors même que notre conscience raisonnante l'ignore.

Le bien et le mal n'y sont plus des qualifications réservées aux seuls actes

responsables de l'individu, car, dans ce royaume d'ott est issue la connaissance

particulière tout comme les mythes inventés par les peuples, l'individu n'existe

plus que relié ~ ses semblables.

A travers les visions du moine Médard, tantOt intérieures et tantOt projetées

dans le monde réel auquel elles donnent son aspect supra-individuel, ce n'est pas

seulement le sort d'un homme qui se joue, mais celui de toutes créatures. Comme le

héros d'Aurélia il porte sur ses épaules le fardeau de tout homme.

D'ailleurs, chez Hoffman, la lutte contre le double, pour être sou tente jusqu'au

triomphe, devra s'accompagner d'une charité envers ce "petit frère", ce semblable

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parmi tous les autres semblables. Chez Nerval, l'ami malade ~ la maison de

Sa.D.t~, repr~sente ce "petit frère".

M~dard finira par obtenir le pardon et l'apaisement. Et, chose significative,

il sera mis sur la voie par une s~rie de raves (une sorte de "descente aux enfers,,)5~

La psychologie de l'homme double, commune ~ Hoffman, ~ Nerval et ~ d'autres

(nous-mêmes peut-être), permet chez certains (Hoffman et Nerval par exemple)de se

concevoir comme surhomme nietzschien. On sait que ce dernier, par èa volont~ de

puissance, d~passe tous les autres.

Au fur et h mesure que se pr~cise le surhomme, l'homme perd de sa stabilit~

et de son assurance. Les yeux de Gérard dessillent... ''Mystérieuse Arachne", il

guette la fissure par o~ pouvoir s'introduire dans une réalité pour laquelle l'homme

moyen n'est pas fait. Il prend conscience d'une dissociation peu ~ peu perceptible.

De plus en plus la raison du poète s'égare:

La dernière fois que je lui ai serré la main, ( dit Amédée Achard] c'était il y a deux mois au bureau de la Librairie Nouvelle. Il avait ce même paletot marron qu'on lui vit toujours et ce sourire bienveillant et doux qui errait sur son visage en toute circonstance. Il parla d'abord des choses du moment avec un sens net et précis, puis un éclair traversa sa pens~e, et sa conversation s~5 pr~cipita vers les horizons sans limites de la folie •••

Il est en proie aux fantômes; ils flottent autour-de lui, il sent leur présence

envahissante: spectres de l'impuissance, de l'incapacité de créer •••

Les rues étaient désertes: moi et mon ombre nous errions silencieusement de compagne ••••

(Intermezzo, XXXIV)

Il fallait h Nerval, pour que naisse son double, le besoin de créer. Quand il n'y

r~ussit pas, sa double vie, la VIE pour lui sera terminée.

Dans une lettre du 27 janvier 1855 h l'archevêque de Paris, sur la mort de

G~rard (qui a dü permettre les obsèques religieuses), le docteur Emile Blanche

écrivit:

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••• Depuis longtemps pour moi il (Gérard) n'était plus jamais sain d'esprit •.. Se croyant la même énergie d'ima­gination et la même aptitude au travail, il comptait pouvoir vivre, comme autrefois, du produit de ses oeuvres; il tra­vailla plus que jamais, mais fut-il déçu dans ses espérances? .•

C'est sous l'influence de ces causes morales que sa raison s'est de plus en plus ég~Éée; c'est surtout parce qU'il voyait sa folie face h face ..•

"Il voyait sa folie face h face": voilh qui e~t définitif. ''L'autre'', le "double"

qu'il tra1nait comme une défroque de plomb, emprisonnait Gérard de sa cuirasse.

Mais son ~e h lui, lucide h certaines secondes, se regardait vivre folle, comme

l'opiomane, le maniaque peuvent se voir dans leur vice ou leur manie, sans pouvoir

les combattre, les vaincre. Et son désespoir n'a fait que cro1tre, puis précipiter

le dérèglement de son esprit, jusqu'h la démence du suicide.

Sa folie fut de croire p1utOt qU'h son être réel ~ son être mythique, et son

supplice vient du fait qu'il ne peut y croire toujours.

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Notes

1. Dictionnaire Petit Larousse (Paris, Librairie Larousse, 1959)

2. Ibid.

3. Aristide Marie, Gérard de Nerval le Poète et l'Homme (Librairie Hachette, 1955), p.173

4. ép1tre ~ Duponchel, 1825, Collection Henri Mondor, de l'Académie française

5. Edouard Peyrouzet, Gérard de Nerval Inconnu (Paris, Librairie José Corti, 1965), p.18l

6. cité par Peyrouzet, Ibid., p.183

7. Nerval, Faust le le Second Faust de Goethe (Paris, 1868), T.I, p.1-265

8. Jean Richer, Gérard de Nerval (Poètes d'Aujourd'hui 21, Editions Pierre Seghers, Cinquième édition refondue), p.109

9. cité par Jean Richer, Ibid.

10. Ibid.

11. Citation de l'article d'André Gorz, ''Le Vieillissement", ''Les Temps Modernesrr , décembre 1961

12. Nerval, Oeuvres (Pléiade), rrEl Desdichadorr , p.3

13. Nerval, Les Filles du Feu, "Sylvierr (Livre de Poche), p.126

14. Nerval, Oeuvres (Pléiade), Lettre III, T.I, p.749

15. Ibid. , Lettre VII, T. I, p.755

16. Ibid. , Lettre II, T.I, p.748

17. Ibid. , Lettre XI, T. I, p.759

18. Ibid. , Lettre II, T.I, p.748

19. Ibid. , Lettre XI, T, I, p.7,59

20. Ibid. , Lettre XII, T.I, p.760

21. Ibid. , Lettre XI, T.I, p.759

22. Ibid. , Lettre I, T.I, p.747

23. Ibid. , Lettre II, ':(blJi1),;.T5!l, p.750

24. Ibid. , Lettre IX, T.I, p.757

25. Ibid. , Lettre XI, T.I, p.759

, ,.

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26. Ibid. , Lettre XIII, T.I, p.761

27. ~., Lettre XIII, T.I, p.761

28. Nerval, Aurélia (Livre de Poche), p.226

29. Ibid. , p.245

30. Ibid. , p.219

3I. Ibid. , p.244

32. Ibid. , p.226

33. Ibid. , p.245

34. Ibid.

35. Ibid.

36. Ibid. , p.248

37. Ibid.

38. Ibid., p.249

39. cité par L.-H. Sebi11otte, Le Secret de Gérard de Nerval (Paris, Librairie José Corti, 1948), p.126-127

40. Ibid.

4I. Ibid.

42. voir le numéro 33 de ce chapitre

43. Nerval, Aurélia (Livre de Poche), p.245

44. Ibid.

45. Ibid. , p.246

46. Ibid. , p.247

47. Ibid.

48. Ibid. , p.248

49. Ibid.

50. Ibid.

5I. Ibid. , p.220

52. Ibid. , p.272

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-19.8-

53. Ibid., ''Mémorables'', p.278

54. Pour une étude plus détaillée sur E.T.A. Hoffman, voir Jean Richer, L'Ame Romantique et le Rêve (Paris, Librairie José Corti, 1967), p.295-3ll

55. L'Assemblée Nationale, 4 janvier, 1855

56. Publ. par Arsène Houssaye, Le Livre, 1883

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CHAPITRE IV: Le mépris du temps réel

Il existe un présent spirituel qui identifie le passé et l'avenir en le dissolvant, et ce mélange est l'élément essentiel du poète, son atmosphère propre.

- Novalis

L'éternel présent: refus de la condition humaine

"Un univers otl le signe et l'objet sont équivalents, otl l'existence est

sans cesse transcendée par l'essence, otl le réel rejoint le r~ve, otl le souvenir

et la réminiscence ont valeur actuelle, ne peut se définir qu'en relation avec une

1 théorie de l'omniscience et de l'éternel présent". Cette théorie, nous l'avons vu,

est celle m~me que Gérard prêtait ~ Goethe (II, 1); c'est une forme particulière

de la révolte prométhéenne.

Dans Les Illuminés, (qui paraissent en novembre 1852), Gérard cite cette phrase

de Josephe de Maistre, saisissant raccourci de son élan intérieur:

L'homme n'est pas fait pour le Temps, car c'est quelque chose de forcé qui ne demande qu'~ finir. D'ailleur~, dans le songe l'on n'a pas pris l'idée du temps.

(On dirait cette citation tirée d'Aurélia!)

Et dans un coin de l'arbre généalogique, dessiné par le poète en 1841 on lit:

"Il n'y a pas de nuits des temps" 3

L'univers du poète est caractérisé par un refus simultané du temps et de l'incarnatioI

donc par un refus fondamental de la condition humaine. "L'aspiration au surhumain,

la recherche luciférienne de la connaissance conduiront Nerval à sléchapper de lui­

~e par 1 'humour, la poésie, par la "folie" enfin." 4

Cette attitude a pu avoir une origine psycho-physiologique, et, d'abord, la

perte de l'enfance reproduisant pour tout homme le drame de la première chute d'Adam.

Ensuite, le refus du temps, la fuite dans le souvenir, tentatives nées du désir de

revivre les moments heureux de la première enfance. Enfin, il pouvait y avoir le

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refus de l'incarnation terrestre provenant d'un dégoüt pour les basses fonctions

du corps. Les théories de l'écrivain ont justifié après coup les réflexes de défense

du jeune orphelin. L'enfant s'évadait par la rêverie, le poète croit accéder au

mondes des archétypes, rejoignant ainsi l'enfance de l'humanité. Sans cesse, en

rêve ou dans la vie, Nerval retournera au port des ancêtres et endossera leumplus

beaux habits, comme nous le voyons dans flSylvie~f et Aurélia. La constante recherche

du dépaysement est aussi en elle-même une fuite hors du Temps, une quête de paradis

perdu. Le lieu o~ le poète vivait ressemble fort ~ ces limbes que les occultistes

nomment "monde intermédiaire"; il ne s'y est pas trompé puisqu'il parle tantôt de

"descente aux enfers" et tantôt de voyage dans la lune.

Nerval pensait que la connaissance des causes secondes, en particulier celle

des grands cycles planétaires, pourrait l'aider ~ s'affranchir du temps, ~ visiter

Ces "mondes". Pour lui tout existe de toute éternité et les anciens dieux vivent

pour toujours.

Toutes les fois que tu fais quelque chose de bien, selon ta conscience, tu prolonges Son bail et tu reprends quelque chose au passé.

Cette notion traduit le miracle du Temps retrouvé. Mais c'est le temps divin et,

par l~, plus immatériel encore que celui de Proust: l'instant qui, l'heure de

défaillance effacée par le repentir, introduit ~ l'Eternité. Donc s Nerval s'encou-

rage lui-même ~ la vie de la gr~ce, simple, après tout, ~ ses yeux, dans ses devoirs:

On ne nous demande plus de macécrations: c'était bon au Moyen &ge. [Il explique] La chair rena1t. - Cette grande débauche

6qu'en

avait faite les Romains s'est réparée •.•

On voit déj~ chez notre auteur une révolte, nettement formulée, contre la

matière. Il ne se contente pas du monde terrestre o~ tant d'hommes s'enferment.

Par les puissances de la mémoire, par les sortilèges du voyage ~ travers des pays

inconnus ou les régions inexplorées de l'Esprit, il nous appelle à une libération

du quotidien. Gérard témoigne d'une réalité autre que celle qui nous entoure et,

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très vite, il s'orientera, comme Rimbaud, comme Blake et les ~omantiques alle-

mands, vers une surréalité. Comme porté par un véhicule interplanétaire, - sa

folie, - Nerval passe sur un plan extérieur au nôtre, dans un espace apparemment

terrestre, mais ob tout, de l'intérieur, a changé. C'est ainsi qu'il devient,

peu ~ peu, ce qui reste son plus précieux titre de gloire: un musicien de la

Réalité secrète, un témoin de la Présence cachée.

Dans la mesure ob cette réalité subjective exprime un affrontement au réel -

une série d'affrontements au réel -, il est normal qu'elle débouche sur une mytho-

logie du héros. Le personnage nervalien s'incarne dans une diversité de figures

dont les apparitions se succèdent ou se superposent selon un rythme circulaire

affranchi des contraintes du temps. Gérard a parfaitement traduit cela dans une

phrase de la préface des Filles du Peu:

Du moment que j'avais cru sa1S1r la série de toutes mes existences antérieures, il m'en coütait pas plus d'avoir été prince, roi, mage, génie et même Dieu, la 7 chaine était brisée et marquait les heures pour les minutes.

Cela signifie que le doute inhérent ~ toute interrogation que nous formulons sur

notre identité ne peut s'abolir que par l'abolition du temps qui le fonde et le

justifie. "Les existences antérieures ne sont pas seulement celles dont nous parle

la métempsychose: elles sont aussi celles de la biographie qui supposent ~ leur

manière une transmigration de personnalité. Les assumer toutes, c'est vivre dans

l'alternance et défier la chrono1ogie."S Cela n'est possible que pour qui se place

au-dessus de la condition humaine. Il est bien clair que pour Nerval, celle-ci

se définit essentiellement par le temps. L'entreprise littéraire - dont il sait

bien qu'elle est la se~le ~ pouvoir rendre quelque 'héroicité' ~ l'homme - aura

donc pour mission première de dominer, de délivrer du temps.

"Je ne demande pas ~ Dieu de rien changer aux événements, mais de me changer

~ relativement aux choses"g écrit Nerval dans Paradoxe et Vérité. Il demande ~ la

littérature qu'elle ne modifie pas les événements de sa vie, qu'elle les préserve

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au contraire dans leur vérité, leur simplicité, leur puret~, qu'elle reconstitue

la destinée de celui qui les a vécus, hors des limites de la temporalité.

Dans Aurélia, par exemple, il bouleverse à tout instant la suite apparente des

événements; l'oeuvre inclut peu à peu, en les ordonnant selon une durée toute sub-

jective, les moments devenus symboliques d'une vie entière, les progrès et les détours

d'un chemin sinueux et secret.

On a relevé, dans le récit des faits réels que rapporta Aurélia, des erreurs

de chronologie et d'évidentes déformations. Nerval ne dit pas tout et impose à ce

qu'il dit une inflexion qu'ignorent souvent les littérateurs plus proches de l'évé-

nement. Mais ne convient-il pas de reconna1tre à celui qui considère sa vie comme

un mythe, la liberté d'en disposer à sa guise? Liberté qui n'est pas seulement

celle d'un poète mais celle de tous ceux pour qui la valeur symbolique prise par

les événements importe plus que leur encha1nement temporel. Si Nerval détache ainsi

les événements de leur cohérence extérieure, c'est qu'il a besoin de ce passé nouveau

qu'il s'est construit. "Plus que quiconque il a éprouvé que la sollicitation qui

conduit l'homme à rebrousser le temps est la même que celle qui l'incline à chercher

le permanent.,,10 Il témoigne donc, non pas que "telle chose advint", mais que de

telle chose il a tiré jalon de son chemin spirituel. Le fait ne signifie plus en 11

lui-même, mais par la place qu'il tient dans "le poème de l'initiation".

Il Y a des années d'angoisses, de rêves, de projets, qui 20udraient se presser dans une phrase dans un mot 1

lit-on déjà dans une des .Lettres à Aurélia. "Tout ce passé tend à sortir de son

agacement fortuit, pour fournir une réponse aux interrogations urgentes de celui

qui cherche le sens de sa vie et le sens de la vie. ,,13

Ainsi s'e~p1ique l'apparente incohérence chronologique d'Aurélia; au mépris

d'encha1nement fortuit, les moments de toute une vie s'ordonnent par rapport à leur

signification commune. Une sorte de mémoire intemporelle, analogue à celle du rêve,

donne pour point initial à toute une destinée son instant de crise, et "l'enfance

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~ m~me de Gérard de Nerval, que vient transformer cette perspective différente,

semble postérieure aux événements de l'age mnr, dont elle reçoit sa coloration

mythique. ,,14

"Sylvie": temise en question du temps

Nerval se sent surtout ~ l'aise dans l'univers mythique. C'est qu'ici les

images de femmes peuvent se fondre l'une dans l'autre: elles sont en quelque sorte,

interchangeables ~ tout moment. On peut ~me constater que la succession chronolo-

gique tend ~ se transformer en succession psychologique; la notion de temps s'efface.

Ce qui naguère n'était qu'un jeu pour le poète devient une certitude. L'ordre des

faits n'est plus fortuit; il a quelque chose de fatal.

"Sylvie" est un récit exemplaire du rOle que joue la temporalité dans l'oeuvre

de Nerval. 15 Le narrateur parle ~ une époque indéterminée mais qu'il faut appeler

le présent. Ce présent (appelons-le plan A) correspond à un certain plan de réalité

dont l'existence doit être sentie d'une manière plus relative qu'absolue. Il appara1t

surtout comme un lieu de référence par rapport auquel l'histoire racontée se situe

bien dans le passé, dans le monde de la mémoire. C'est sur lui et par lui que se~~ond

l'unité de la narration dans un texte qui, sans cela, perdrait de cohésion, se dis-

perserait à travers des moments multiples difficiles ~ relier.

Si maintenant nous nous reportons au début de "Sylvie", nous découvrons un

second plan (le plan B) qui représente une autre époque de la vie de Gérard, de sa

jeunesse. (Mais la biographie nervalienne nous renseigne que nous sommes en 1835).

Il s'agit bien d'une époque et non d'un instant, car selon Gérard lui-~me, la

situation dans laquelle il se trouve dure "depuis un an,,16: tous les soirs il

s'installe aux avant-scènes d'un théâtre pour y attendre et y admirer une "apparition 17

bien connue" - Aurélia, l'actrice, l'étoile. Désormais il est caractéristique

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de voir que le plan B, jouant un rOle analogue h celui du plan A, deviendra

lui-même une sorte de présent au second degré (c'est-h-dire un passé saisi comme

présent gr~ce au pouvoir reviviscent de la mémoire), un nouveau point de départ

qui permet d'autres plongées dans le passé.

"Ainsi se rév~le une des dominantes de l'esthétique de "Sylvie": l'exploration

du temps h reculons, par sondages successifs opérés de plate-forme en plate-forme.

Le récit se présente h nous en creux et nous entra1ne dans une série d'embo1tements

qui font penser h des miroirs se reflétant les uns dans les autres. B18

Une des plongées dans le passé est celle de lrenfance de Gérard, de ces années

pendant lesquelles il commence h passer ses vacances dans le Valois o~ il a été

élevé et qui se situe autour de 1820. Il s'agit d'un nouveau plan, le plan C.

Par un procédé semblable h celui que nous venons de signaler, le po~te s'empresse

de rattacher ce nouveau plan C h l'histoire en précisant que la f~te qui lui rappelle

son enfance ("c'était un souvenir de la province depuis longtemps oubliée, un écho

lointain des f~tes naives de la jeunesse,,)19 ne fait que "répéter d'~e en age une

20 f~te druidique, survivant aux monarchies et aux religions nouvelles". Une fois

de plus, il obtient cette "réfraction de l'événement dans le passé collectif de

l'humanité qui est le signe de l'unité et donne h sen récit un si net accent d'allé­

gorie.,,2l

Gérard acc~de au plan C par le rêve: "Plongé dans une demi-soumolence, toute 22

ma jeunesse repassait en mes souvenirs." Il s'embarque sur les "flots noirs"

(comme le dit Proust' de son propre sang, et la premi~re grande figure solennelle

qu'il découvre dans la cité souterraine est Adrienne. "On voit cOtmllent le r~ve

nourrit le phénomène de mémoire et entre lui aussi dans l'alchimie de la transition

romanesque. Transition vers quoi? Vers un simple tableau, une sc~ne essentiellement

statique: la double apparition de Sylvie et d'Adrienne. Cert:es le mot "apparition"

ne peut vraiment s'appliquer qu'h la deuxi~me héroine, mais nous ne pouvons pas

négliger le scuci de Nerval - souci majeur sur le plan de la composition du récit -

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de présenter Sylvie et Adrienne en même temps (h quelques lignes d'intervalle).,,23

Quant au caract~re statique de la scène, il est lié h sa nature même de vision:

c'est une de ces vastes images qui s'introduisent dans le texte pour en arr~ter le

mouvement, s'imposer h la conscience du lecteur comme des "instantanés dans lesquels

le temps s'est figé.,,24

La vision du chapitre II (la jeune fille dans la ronde) recouvre celle du

chapitre l (l'actrice sur la scène du thé~tre) et un lien s'établit entre le plan C

et le plan B. Ce rapport a une signification symbolique et même métaphysique. Et

il a un; indice capital sur la structure de "Sylvie": hl' esthétique de la juxta-

position des thèmes s'ajoute désormais celle de leur superposition. L'auteur exprime

cela ainsi:

C'était un crayon estompé par le temps qui se faisait peinture, comme ces vieux croquis de ma1tres admirés dans un musée dont on retrouve ailleurs l'original éblouissant. 25

En fait, Gérard est décidé h "revivre" le rapport mis h nu, h renouer le lien.

Il lui faut justement abolir ce temps qui s'interpose entre lui et les images h

reconquérir. Il l'abolira. "Quelle heure est-il ?,,26, se demande-t-il alors.

Réponse: "Je n'avais pas de montre. ,,27 Il y avait bien dans l'appartement une

pendule, mais "le mouvemen.t, excellent sans doute, n'avait pas été remonté depuis

deux siècles.,,28 A travers ce symbole, nous prenons conscience d'un arr~t du temps.

Le poète décide de recomposer ses souvenirs. Il ne s'abandonne plus h la

vague de la mémoire; il fouille, reconstruit, recrée le passé - comme il faisait

déjà dan.s "Angélique". Alors, le récit cesse d'être une oeuvre purement littéraire

pour devenir une oeuvre de vie. Cette exploration conduit Nerval sur un nouveau

plan, le plan D, qui représente cette fois l'époque de l'adolescence - et non plus

de l'enfance - et dont la situation par rapport au plan C nous, est clairement

définie:

Quelques années s'étaient écoulées: l'époque ob j'avais rencontré Adrienne devant le ch~teau n'était plus qu'un souvenir d'enfance. 29

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Nous sommes autour de 1825. Tous les événements de cette période nous seront

exposés ~ travers quatre chapitres (IV: Un voyage ~ Cyth~re; V: le Village;

VI: Othys; VII: Ch~alis) qui constituent une nouvelle parenth~se assez semblable -

bien que plus vaste - ~ celle que constituait déj~ le r~ve du chapitre II; l'ado-

lescence nous est présentée par le même procédé que l'enfance, mais amplifié cette

fois par le th~me de la promenade en voiture. C'est pendant la courte durée de

cette promenade que défilent les souvenirs recomposés. "La promenade en voiture

représente un temps très court et dense pendant lequel sont revéeus, dans le détail,

des événements longs et durables. Or, on sait que les quelques secondes d'un r~ve

peuvent abriter de larges périodes de souvenirs et de phantasmes.,,30

Il faut 'en conclure que l'art de "Sylvie", avant celui d'Aurélia repose déj~ sur

toute une utilisation littéraire, plus implicite qu'apparente, du rêve comme moyen

d'aménager le temps dans le récit et d'en disposer.

L'apparition d'Adrienne transfigurée par un costume d'ange dans le chapitre VII

nous démontre une fois encore l'impuissance de Gérard ~ se détacher des images de

l'enfance (c'est la premi~re apparition d'Adrienne qu'il retrouve partout!), ~

s'arracher du plan C pour se maintenir définitivement sur le plan D. Il Y a quelque

chose qui le retient, le rappelle en arri~re ~ tel point que les deux époques -

enfance et adolescence - ne parviennent plus ~ prendre leur distance l'une par rapport

~ l'autre. Elles ont au contraire tendance ~ se rapprocher, ~ se fondre, ~ former

un tout qui échappe ~ l'emprise de la chronologie.

Nerval semble vouloir ~réduire le temps', en rapprochant l'image proche de

l'image lointaine. Une des meilleures façons de parvenir ~ ce résultat est de

'rejouer' le passé, de le mimer, d'en refaire les gestes. Le bal de Loisy, par

exemple, est exactement la réplique du ''Voyage ~ Cyth~re"; m~mes fêtes galantes,

mêmes rencontres heureuses ~ la fin, dans les deux cas, même nécessité de rentrer ~

la maison. Ce parall~le est une nouvelle donnée fondamentale de la construction de

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"Sylvie". Le principe en est la 'réduction' du temps par la répétition systématique

des attitudes h plusieurs années d'intervalle.

Le p~re Dodu (chapitre XII), témoin vigilant des âges disparus, apprend h

Gérard qu'il est question du mariage de Sylvie. Alors il semble que'~'aujourd'hui"

est définitivement discrédité, dévalorisé, "puisqu'il se dilue désormais non seule­

ment dans le passé mais dans l'avenir.,,3l Ainsi s'esquisse le retour vers le plan

A, vers 1 'heure ot; est mariée Sylvie et écrit "Sylvie".

Les dernières pages de l'oeuvre ferment le cycle. Gérard regagne Paris et se

retrouve dans un fauteuil de la salle de spectacle ot; il admire chaque soir Aurélia.

Mais Gérard a voulu se "déséquilibrer" h la fin. Le "Dernier Feuillet" est la vraie

conclusion, alors que le chapitre "Aurélia" n'est qu'une sorte d'épilogue que l'on

pourrait croire surajouté. "Il est certain que cette recherche répond h la ferme

intention du poète de ne pas finir sur un mouvement achevé, de ne pas présenter un

système bien clos, mais au contraire d'ou~rir une fenêtre sur le temps, d'ajouter

'!II. h·· . d . 1 f b 1· .." ,,32 d son 1sto1re un p01 s, qU1 a era ascu er S01t en avant, S01t en arr1cre.

Gérard vient de sortir d'un rêve et il déclare lui-~me qu'il doit "essayer

de remettre de l'ordre dans ses sentiments.,,33 Pourquoi? Parce que, après l'expé-

rience qu'il vient de faire, l'Aurélia qu'il retrouve n'est plus celle d'autrefois,

comme l'a bien montré M. G. Poulet: "Dès l'instant otl l'idéal féminin qu'il avait

conçu s'était transporté de la comédienne en la religieuse, la première perdant

toute magie, n'avait plus été qu'un médium temporaire devenu inutile et que rem­

plaçait avantageusement un autre conducteur d'émotions.,,34 Gérard est donc certain

que tout ce qu'il a évoqué n'existait pas au niveau de la réalité banale mais au

seul niveau de sa réalité intime.

Le "Dernier Feuillet" s'ouvre serein: "Telles sont les chimères qui charment

et égarent au matin de la vie. J'ai essayé de les fixer sans beaucoup d'ordre, mais

35 bien des coeurs me comprendront." Il est évident que le mot "chimères" prend ici

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son sens le plus fort. Le po~te a parcouru, ~ travers les pages de "Sylvie",

cette carri~re qu'il d~finissait ainsi en tête des ;'Petits Chateaux de Bohême:

La Muse est entrée dans mon coeur comme une déesse aux paroles dor~es; elle s'en est ~chappée comme une pythie en jetant des cris de douleur. Seulement, ses derniers accents se sont adoucis ~ mesure qu'elle s'é­loignait. 36

Cette derni~re phrase éclaire bien la fin de l'oeuvre. La Muse s'éloigne, et le

narrateur retrouve le calme un peu morne qui suit les grands orages. Revenu ~ ce

plan A - celui de 1852-1853 - il consid~re les événemen~s qu'il a décrits. Il les

met dans ce qu'il nomme "le matin de la vie". Il veut oublier leur place précise

dans le temps, "place, [dit Proust] autrement considérable que celle si restreinte

qui leur est réservée dans l'espace, une place au contraire, prolongée sans mesure,

puisqu'ils touchent simultanément ••• ~ des époques ••• si distantes, entre lesquelles

37 tant de jours sont venus se placer - dans le Temps." C'est sur ce vaste et

impossible oubli que IiSylvie" se termine •••

On voit que pour Nerval, la conception temporelle est mouvante: le temps

tourne sur lui-même, ne déplaçant les choses que pour les ramener ~ leur place

éternelle. On conçoit d~s lors que sa vision des êtres ait eu elle-même la "circu-

larité" d'un ballet, qu'il se soit senti successivement Faust, Prométhée, Orphée,

retrouvé en Charles VI, Restif, l'Illustre Brisacier, Pérégrinus ou le Calife Hakem,

ou qu'il ait décelé tour ~ tour la présence de l'Amante - Déesse - ~re en Jenny

Colon, en Octavie, Isis, la Pandora, Aurélia, la Reine de Saba. Mais l'aspect

tourbillonant qu'affectent ces figures n'exclut pas leur insertion dans la durée

toute subjective de Nerval.

Le refus du temps: chez Nerval et chez Proust

Cette expérience du rêve qui permet de s'installer dans le passé est proustienne

et aussi nervalienne. Chez Nerval on lit:

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Je regagnai mon lit et je ne pus y trouver le repos. Plongé dans une demi-somnolence, toute ma jeunesse repassait en mes souvenirs. Cet état o~ l'esprit résiste encore aux bizarres combinaisons du songe, permet souvent de voir se presser en quelques minutes les tableaux 13B plus saillants d'une longue période de la vie.

Et dans Sodome et Gomorrhe de Proust il est écrit:

Monde du sommeil, o~ la connaissance interne, placée sous la dépendance des tables de nos organes, accé1~re le rythme du coeur ou de la respiration, parce qu'une même dose d'effroi, de tristesse, de remords agit, avec une puissance centuplée si elle est ainsi inject~dans nos veines; d~s que pour y par­courir les art~res de la cité souterraine nous nous sommes embarqués sur les flots noirs de notre propre sang comme sur un Léthé intérieur aux sextuples replis, de grandes figures solennelles nous apparaissent, nous abordent et nous quittent nous laissant en 1armes. 39

Chez Nerval comme chez Proust, le rave sert de lien entre l'être et le monde

spirituel. Proust va plus loin; la valeur positive du rêve confirme l'existence

d'un centre spirituel dans la personne.

La réduction du temps, si cher h Nerval, surtout dans "Sylvie" se manifeste

aussi dans l'oeuvre de Proust. Il découvre en chaque instant une ressemblance d'un

instant de son propre passé (pensons au bal de Loisy et au ''Voyage h Cyth~re" de

Nerval). Brusquement, les époques qui séparaient des années, se trouvent rappro-

chées; alors que la mémoire consciente ne pouvait établir entre elles aucun lien,

l'inconsciente réminiscence op~re le miracle. "Ce qui appartenait au morcellement

du temps est arraché A son existence at~que, et un lien se crée entre ces points

qui, dans la conscience de Proust, n'~taient appelés l'un vers l'autre par aucune

. . ,,40 i 1 d . an1mat1on. Son ra sonnemeü~, comme ce ui e Nerval, emprunte ses matér1aux h un

monde qui est celui de "présences" intérieures.

L'oeuvre d'art,te11e que la conçoit Proust, est dictée par une exigence

métaphysique. Celui qui l'entreprend s'empare des éléments d'une donnée temporelle

et, par la magie de la métaphore qui approche ce qui était distant, il transporte ces

éléments sur le plan d'une réalité plus grande. Gérard de Nerval a donc ~réé une

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oeuvre d'art!

C~était peut-être aussi par le jeu formidable qu'ils font avec le Temps, que les rêves m'avaient fasciné. N'avais-je pas vu souvent en une nuit, en une minute d'une nuit, des temps bien lointains, relégués à ces distances énormes o~ nous ne pouvons presque plus rien distinguer des sentiments que nous y éprouvions, fondre à toute vitesse sur nous, nous aveuglant de leur clarté, comme s'ils avaient été des avions géants au lieu de p~les étoiles que nous croyions, nous faire ravoir tout ce qu'ils avaient contenu pour nous, nous donner l'émotion, le choc, la clarté de leur voisinage immédiat, qui ont repris une fois qu'on est réveillé la distance qu'ils avaient miracu­leusement franchie, jusqu'à nous faire croire, à tort, d'ailleurs, aU'ils étaient un des moàes pour retrouver le Temps perdu? 1

Qui est-ce qui a écrit ces lignes··-Nerval ou Proust? Les deux derniers mots

en sont la clef.

Albert Béguin résume bien la situation dans ces mots: "Proust ..• atteint

à la grande poésie et accorde à la magie une confiance qu'on ne trouve pas chez

[ce~ qui, avant lui, tentèrent d'échapper au temps. Mais dans [sa] profession

de foi dans l'art, il s'est reconnu lui-même d'autres précurseurs, ceux-là même

qui vont nous appara1tre comme les inventeurs de la nouvelle poésie française:

Gérard de Nerval et Baudelaire, poètes de la réminiscence et de la sensation

transposée ... ,,42

Nous oserons dire que dans sa courte vie de quarante-sept ans Gérard de Nerval

a vécu beaucoup plus 'longtemps' que l'homme moyen. Son oeuvre ne contient pas

seulement des années mais des siècles! Il a visité des générations antérieures et

des civilisations anciennes et il a entrevu la patrie promise tandis que l'homme

qui vit à la surface des choses, mène une existence superficielle, et somme toute,

ne vit pas.

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Notes

1. Jean Richer, Gérard de Nerval (Poètes d'Aujourd'hui 21, Editions Pierre Seghers, Cinquième édition refondue), p.l06

2. Nerval, Les Illuminés (V. Lecou)

3. On voit un fac-similé de l'arbre généalogique dressé par Nerval dans la Collection Spoelberch de Lovenjoul.

4. Richer, op.cit., p.107

5. cité par Raymond Jean, Nerval Par Lui-Même ("Ecrivains de Toujours", Editions du Seuil, 1964), p.58

6. Ibid. , p.59

7. Ibid. , p.57

8. Ibid.

9. Nerval, Paradoxe et Vérité, cité par Raymond Jean, Ibid. , p.58

10. Ibid., p.54

Il. Albert Béguin, Gérard de 'Nerval (Paris, Librairie José Corti, 1945), p.16

12. cité par Albert Béguin, Ibid., p.17

13. Ibid.

14. Ibid., p.77

15. Une étude plus détaillée de "Sylvie" se trouve dans le livre de Raymond Jean, Nerval Par Lui-Même ("Ecrivains de Toujours", Editions du Seuil, 1964), p.60-83

16. Nerval, Les Filles du Feu, "Sylvie" (Livre de Poche), p.120

17. Ibid.

18. Raymond Jean, Nerval Par Lui-Même, op.cit., p.65

19. Nerval, Les Filles du Feu, "Sylvie" (Livre de Poche), p.124

20. Ibid.

21. Raymond Jean, op.cit., p.68

22. Nerval, Les Filles du Feu, "Sylvie" (Livre de Poche), p.124

23. Raymond Jean, op.cit., p.69

24. ~.

25. Nerval, Les Filles du Feu, "Sylvie" (Livre de Poche), p.l27

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-212-

26. Ibid. , p.128

27. Ibid.

28. Ibid.

29. Ibid. , p.129

30. Raymond Jean, op.cit., p.72

31. Ibid. , p.78

32. Ibid.

33. Nerval, Les Filles du Feu, "Sylvie" (Livre de Poche), p.153

34. cité par Raymond Jean, op.cit., p.79

35. Nerval, Les Filles du Feu, "Sylvie" (Livre de Poche), p.156

36. Nerval, Oeuvres (Pléiade), p.65

37. M. Proust, Le Temps Retrouvé, II

38. Nerval, Les Filles du Feu, "Sylvie" (Livre de Poche), p.124

39. Proust, Sodome et Gomorrhe, II

40. Albert Béguin, L'Ame Romantique et le Rêve (Paris, Librairie José Corti, 1967), p.354

41. Proust, COté de Guermantes, cité par Béguin, Ibid., p.356

42. Béguin, L'Ame Romantique et le Rêve, p.357

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-213-

CONCLUSION: Comment relier le tout?

Le destin et l'amour

Après ce que nous avons dit et vu h propos de Gérard de Nerval, il est

maintenant nécessaire de relier le tout en étudiant le role qu'a joué le destin

sur la vie du poète - sa vie sentimentale - afin de résumer sa psychologie profonde.

Pendant toute sa vie, Gérard de Nerval s'est offert comme la proie d'une

inflexible fatalité, d'un "destin fatal".l Il est l'homme vaincu de toute éternité

par son destin. Très jeune il est déjh ''marqué'', d'ailleurs, quand il écrit:

Quiconque a regardé le soleil fixement, Croit voir devant ses yeux voler, obstinément Autour de lui, dans l'air, une tache livide.

Quoi, toujours? Entre moi sans cesse et le bonheur! Oh! c'est que l'aigle seul - malheur h nous, malheur! Contemple impunément le soleil et la gloire. 2

(''Le Point Noir")

Cette "tache", Gérard l'aura sans cesse devant ses yeux. Il en a d'abord le pressen-

timent et à mesure que la vie avance il se rendra compte de son écat. S'il n'est

pas encore le veuf, l'inconsolé d"'E1 Desdichado", il se rend~, hélas, de

l'obligation dans laquelle il se trouve de composer avec le sort.

Essayant d'échapper à son destin, le poète s'y précipite tête baissée, et,

par là, il en accélère l'accomplissement. Cette fatalité qui pèse sur lui, dès le

berceau, a quelque chose de fixe;d'immuable, relié à un l'on ne sait quoi d'inachevé.

Le "Je fus tenté d'aller demander compte h Dieu de mon i1'lcomplète eXistence,,3,

tiré de la cinquième lettre à Jenny nous fait songer h Baudelaire, lui aussi retran-

ché de la condition humaine: "Je suis le dernier et le plus solitaire des humains,

privé d'amour et d'amitié et bien inférieur en cela au plus primitif des animaux". 4

D'ailleurs, la f~lie, Gérard le sait, rOde autour, prete h le terrasser:

" Et si l'événement qui vous frappe empêche ce repentir?" etc ...

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-214-

"Est-il cri proféré qui soit reconnaissance plus parfaite des Puissances Innomées,

5 et en même temps soumission plus absolue au Fatum?"

Gérard, et lh est sa force, a conscience de ne pas appartenir uniquement h la

terre. L'être isolé, écrasé par son destin, fait partie d'un tout. Ce tout,

patiemment, il essaie de le déchiffrer, pour y retrouver la place que, de toute

éternité, il Y occupe, et, ainsi, il reprend conscience de sa grandeur, un moment

obscurcie.

La lutte de Nerval sera donc une lutte contre les forces occultes. Toutes ses

tentatives ont échoué,,· "il a été dupe des subterfuges qui lui offraient un illu­

soire L"éconfort et n'étaient que des pièges redoutables. ,,6 Le mythe de la femme ne

faisait qU'éloigner de lui la vérité! Une fatalité, d'ordre matériel, n'aboutit

qu'au Néant!

Rien dans la vie extérieure du -poète n'accuse ce qu'il appellait "l'émotion

la plus navrante, le coup le plus terrible frappé sur 1 'tlme par le destin".7 Son

oeuvre est donc un cri de souffrance chez un homne tourmenté par une fatalité inté-

rieure.

Le th~e de l'amour, si important dans l'oeuvre de Nerval, s'entremêle avec

celui de la fatalité parce que l'auteur pense que ses aventures amoureuses sont

guidées et menées logiquement par le destin. Elles ne représentent, pour lui, qu'une

chaine d'événements qui ne dépendent pas de l'humaine volonté.

C'est aussi, chez Nerval, l'exaltation romantique du sentiment amoureux qui

anime l'oeuvre entière. Exaltation qui ne spécifie pas beaucoup et se traduit par

une certaine indifférence h l'égard de l'être aimé personnalisé. Il ne tente rien

non plus, pour conquérir la femme: '~iens, 0 mon amour! marche pour que je te voie

marcher! Souris pour que je te voie sourire! Je ne te demande rien. Tais-toi, si

tu veux te taire; tais-toi, laisse-moi seulement te parler ... Non; moins encore;

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o

-215-

laisse-moi t'admirer et je te parlerai en t'admirant. n8 Il ne parle que par

allusion de ce qui lui tient le plus ~ coeur: la réalité qui se dérobe ~ son

esprit, il la revit dans le r~ve ob se manifestent ses sentiments et s'e~ténuent

ses aspirations insatisfaites. C'est dans Piguillo (octobre, 1837), qu'on reconnait

sa conception de l'amour:

N'a-t-on pas vu de ces amours sympathiques, qu'un premier coup d'oeil allume dans deux coeurs? Est-il besoin de se conna1tre pour se chercher? ~st-il nécessaire de se parler pour s'~tre dit "Je t'aime"?

Nerval espère atteindre la purification par son amour pur de la femme. Il a

noté sur son "Carnet d'Orient": "Je l'avais faite grande". Pour mesurer le prix

de cette promotion, il faut rapprocher de la confidence un texte d'Alphonse Karr,

de 1839:

S'il Y avait une destinée belle et noble, c'était celle des femmes, telle qu'elle a été si longtemps en France.

Reines par la beauté et par l'amour, on les avait placées sur un piédestal si élevé, que les moins divines d'entre elles n'osaient descendre dans la crainte de se rompre le cou. lO

Peut-~tre que nous avons trop cité des passages d'amour de ce brave Nerval.

Mais, c'était afin de montrer que le tourment du poète était de ne pouvoir assouvir

son besoin de tendresse en m~me temps que les appétits charnels. La nature de son

amour, dictée par son destin, lui interdisait des actes qui seraient sacrilèges et

qu'il ne pouvait accomplir qu'avec des femmes faciles, ~ l~ faveur d'un étourdissement

sensuel. Cette dissociation n'est qu'un 'pis-aller' laissant insatisfaites ses

aspirations les plus impérieuses et suscitant l'angoisse dont l'origine lui échappe.

Nerval, comme Cazotte, semble avoir une parenté avec Apulée. N'est-ce pas ~

ce magicien numide, né vers 120 de l'ère de la Croix que Gérard doit son idéalisme

amoureux, son culte de la femme et sa poursuite des amantes spirituelles? '~'épi-

~ sode adorable de Psyché qui si poétiquement symbolise la communion de l'~e avec

l'amour, lui laisse l'émoi des extatiques baisers, sur les cimes mythologiques,

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-216-

dans les nuages rosés de l'Olympe. Il n'entrevoit •.. l'approche de la femme

qu'avec la présentation romanesque des légendes, dans le ravissement des amants­

poètes, les Dante et les Pétrarche."ll Ccs mots de "Sylvie" définissent mieux que

nous ne saurions le faire, le platonisme du poète:

A ces points élevés, ob nous guidaient ~os mattres, nous aspirions enfin l'air pur des solitudes, nous buvions l'oubli dans la coupe d'or des légendes, nous étions ivres de poésie et d'amour. Amour, hélas! des formes vagues, 12 des teintes roses et bleues, des fantOmes métaphysiques! ...

Avant de quitter ce thème important de l'amour (que nous avons laissé pour la

fin parce que pour le comprendre, il fallait d'abord avoir étudié les autres grands

thèmes chez Nerval) nous voulons présenter la conception dramatique de l'auteur sur

le plan de l'amour. Pour Gérard de Nerval le thé~tre représente surtout le monde

factice ob la vie se déforme ou s'embellit: ce rideau qui se lève, c'est la porte

qui s'ouvre sur les mondes de la fantaisie; ces décors factices, ces paysages i11u-

soires ont l'attrait mystérieux de l'irréel et du symbole; cette clarté de rampe,

ce jour artificiel, c'est le rayonnement qui transfigure et fait d'humbles actrices

des reines de beauté. Il est donc naturel que sous cette lumière, mieux que sous

le soleil de la vie, le poète puisse élire sa "dame" et se complaire dans l'illusion.

Si le gont du merJeilleux guide Nerval vers le thé~tre, son amour pour une

femme de thé~tre n'est pas un accident. Cette femme incarne en elle toutes les

hérôines et elle sera un jour cherchée en toutes les femmes qui se situent hors de

la réalité. Il l'adorera dans l'irréalité des fantOmes.

Pourtant, dit-il:

les actrices n'étaient pas des femmes et ... la nature avait oublié de leur faire un coeur. 13

Gérard de Nerval ne s'est pas rendu compte du fait qu'on ne peut aimer une

comédienne comme une autre femme. Il faut montrer plus de prudence et plus de

secret avec elle qu'avec une autre

même si elle est ~ lui tous les jours.

pas Une actrice n'appartient qu'~ son amant ,..

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o

-217-

La psychologie de Nerval

Il n'entrait pas dans notre intention de faire l'étude psychologique de

Gérard de Nerval, car une appréciation littéraire ne se tire pas d'une telle

étude, mais nous avons trouvé nécessaire, avant de conclure, de dire quelques mots

sur l'état mental d'un génie qu'on appelle toujours "le fou délicieux".

Son tempérament "sensitif" n'avait pas échappé a ... bon Dumas qui écrivit:

"Il Y a dans le tempérament de Gérard quelque chose de tendre et de charmant qui

ressemble ~ une émanation de femme".14 De son cOté, Ars~ne Houssaye nota: "Il y

15 avait je ne sais quoi de féminin dans sa figure ~ la Napoléon". Peau fine et

délicate - "rougissant comme une jeune fille", dira Gautier. "De jolis cheveux

bl d d, f' '1)0. fumé d' ,,16, '1 on s une ~nesse extr~me et pare~ S a une e or, aJoute-t-~. Tous

ces signes trahissent la délicatesse du système nerveux.

Un tel système ne peut faire face ~ la réalité: il a besoin d'un échappatoire ...

D'o~ la prodigieuse faculté d'identification chez Nerval, qui fait de lui 'un prince,

un roi, un mage, un génie'. Les masques sous lesquels il se cache sont inter-

changeables, mais on retrouve toujours le m~e couple: Gérard-Jenny, celle qu'il

a aimée.

Ne nous trompons pas sur la nature profonde de celui qui osa si bien se créer

son propre mythe de la femme. "C'était une nature charmante, un peu excentrique

malgré son extr~me douceur" ~ noté Maxime du Camp. 17 Rien de plus vrai, et Louis

Ulbach , qui a bien connu Nerval, confirme cette remarque.

Quant ~ sa prétendue nostalgie, j'estime que les critiques qui l'ont exaltée outre mesure ~ propos de sa mort, se sont trompés. Je ne lui fais certes pas un reproche d'avoir eu de l'orgueil, mais je pense qu'il était, sur ce point, fier comme Rousseau, c'est­~-dire en dedans, n'osant pas montrer au dehors ce sentiment de lui-m~me qu'on e~t pris pour de la vanité.

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-218-

Doux, bienveillant, indocile ~ la critique, appré­ciant et faisant apprécier son oeuvre, il avait de 1ui­même, de sa valeur, une conscience inflexible qui ne choquait pas, mais qui pouvait souffrir et saigner secrètement des familiarités tolérées du premier venu.

Dans ses accès de folie, il se laissait aller avec abandon dans cette estime de 1ui-m~me, et les trOnes, les couronnes, toutes de gloires, toutes les beautés physiques et morales devenaient son apanage. 18

Nous pourrions tenir 1~ la clé de sa nature - nature secrète s'il en fut -

qu'il dissimule du mieux qu'il peut, mais qui transpara1t ~ son insu. Jamais il

n'a admis une intrusion quelconque dans son moi. Gautier nous a fait part de sa

réserve. Louis Ulbach affirme: 19

"Ce coeur expansif n'eut jamais de confidents."

Il s'agit du sentiment intime, profond, d'une supériorité ou, du moins, d'une

différence. . • Au vrai, il a dü toujours se sentir "autre" - faculté de vivre aux

frontières d'un autre monde, qui s'est esquissé très tOt, et dont il serait vain

de rechercher l'origine, si ce n'est ~ Mortefontaine, village au climat exceptionne1-

1ement féérique.

Presque tous les psychiatres sont d'accord sur un point: Gérard de Nerval

était atteint de psychose maniaque dépressive. Le sentiment de culpabilité, l'auto-

accusation excessiv~ ou même délirante, l'angoisse associée au désir de la mort,

semblent ~tre les effets de la dépression mélancolique. Il nous semble que cet état

dépressif, préparé par le surmenage intellectuel, par les insuccès répétés, enfin

par la chute avec Jenny, ait rendu possible l'irruption dans le r~ve de complexes

qui jusqu'alors étaient ~ peu près compensés. Ces complexes s'extériorisent ~

l'occasion de la plus petite résistance éprouvée par la conscience régulatrice.

Ainsi, les conceptions et les images formulées dans la folie, mais qui s'accor-

dent avec l'évolution antérieure de Nerval, sont celles-1~ m~mes autour desquelles

gravite sa pensée. D'ailleurs, souvenirs et symboles sont venus,au cours des années,

~ s'agréger au m~me réseau selon des lois qui n'étaient nullement celles de la pensée

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-219-

rationnelle et c'est bien le réseau tout entier qui constitue ce que Charles

Mauron appelle "la source intérieure,,20 du poète.

Une psychanalyse plus détaillée nous parait impossible. Ce que nous avons

saisi chez Nerval ce sont des situations dramatiques constantes, c'est-~-dire

des structures et des mécanismes d'auto-défense. L'écrivain n'avait conscience

que de leur adaption ~ son état présent. Il ignorait l'origine profonde et person­

nelle de leur répétition.

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La souffrance. L'agonie. La fin .•.

Les artistes n'ont jamais tué de femmes, et les femmes ont tué beaucoup d'artistes.

-Geol1ges Bell

Avant la folie tout Nerval était donc préfiguré - du moins, avant la folie

"ouverterr , car saurons-nous jamais si la déraaon ne rOdait pas autour de lui dès

ses premiers pas? Bref, dès avant la première crise connue -1841- le rêve et

l'impression de vivre dans un autre monde étaient le propre de notre auteur.

Le rappel du passé, le gont toujours plus angoissant du mystère, le souhait

ravageur de ressusciter ce qui ne fut qu'une fois, conduisit Gérard ~ explorer les

mythes. Cela suffirait ~ expliquer une investigati~n àans l'ombre qui est l'autre

face de la lumière.

On peut même aller plus loin en disant que l'hypothèse de Ernst Kris 2l,qui

fait de l'art une folie contrOlable s'adapte merveilleusement ~ Nerval. Une extraor-

dinaire élasticité mentale lui permit d'osciller entre la pensée magique de l'in-

conscient et une pensée consciente très sensible ~ certains aspects du réel.

"Psychologiquement, il était bilingue, traducteur-né du rêve dans la 7ie et inverse-

ment. Cette réversibilité le laissa, sans doute, longtemps frOler la psychose ..•

alors qu'un autre ent succombé plus tOt, soit ~ la dépression mélancolique, soit ~

une manie compensatrice. rr22

La démence est alors manifeste chez Nerval et l'on

peut voir dans quelle mesure l'art parvient ~ la contrOler: on a déj~ noté en lui

la continuité reliant le souvenir au r~ve et celui au délire. rrUne extrême flexi-

bilité, déjouant un danger toujours menaçant de rupture et de psychose, permet ~

l'art de Nerval d'osciller entre la fuite vers la réalité et la fuite vers l'halluci­

nation délirante •.• rr23

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1

-221-

Séparer la vie de Nerval de son oeuvre est chose arbitraire: l'une va

avec l'autre. Sur sa 7ie sentimentale il fonda les rêves, d'ob son oeuvre; de

sa santé dépendait sa puissance créatrice et la nature des symboles qu'il retenait

dépendait de son humeur. Mais, la seule manière d'étudier le mythe de la femme

dans l'oeuvre de Gérard de Nerval n'est possible, selon nous, qu'en fonction des

événements qui ont marqué: la vie de l'homme. Les échecs amoureux de Gérard

menaient ~ l'espoir dans un amour pur et éternel qu'il décrit dans son oeuvre.

Il n'y a que la beauté de l'~me vertueuse qui mène au Bonheur. Et quand le poète

écrivit: "Tout est dans la fin",24 il avait la conscience d'avoir purifié les

fautes de sa vie. La certitude de l'immortalité et celle de revoir tous ceux

qu'il avait aimés sur terre lui est venue pour ainsi dire matériellement.

Ce n'est qu'~ la fin de sa vie qu'une détermination fatale semble se tourner

contre toutes ses chimères. Cette femme qu'il n'a. pu obtenir, il ne la mérite pas 25

non plus après la mort ..• "Il est trop tard". Les dieux sont morts et ses

prières sont inutiles. Le mythe l'aurait donc mal-orienté ...

Celui qui voulait mourir afin de ''vivre'' dans l' au-del~ finit par se tuer de

désespoir.

"Je n'aime plus le vin de la vie,,26 répétait-il après sa sortie de la maison

de santé, en 1854. Le naufrage spirituel est alors réalisé, et il semble que Gérard

n'ait pas tardé ~ se sentir désemparé devant son angoisse. Dans une lettre du 24

octobre de la même année il écrit ~ Antony Deschamps:

Tout est accompli. Je n'ai plus ~ accuser que moi-~me2,t mon impatience qui m'a fait exclure du parad~s.

Il n'a plus la joie de l'inspiration: "Je travaille et j'enfante désormais 28

dans la douleur" confia-t-il; et il ose admettre dans ses derniers vers qU'il ne

peut rien tirer d'un "cerveau vide. ,,29 Il était obligé de s'avouer une impuissance

deva!lt "la page blanche" qui lui ôtait tout espoir, toute raison de vivre.

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e

-222-

Nous devons renoncer ~ savoir ce que furent ses derniers mois et ce qui

poussa Nerval ~ quitter~cette vie d'errances sous le ciel gris d'un Paris hivernal.

Cherchait-il ~ s'étourdir, ~ fuir une angoisse contre laquelle tous les remèdes

avaient échoué.? Ou bien poursuivait-il, ~ travers la nuit, la divinité des reves,

la seule qui ait su le réconforter par ses promesses et le sauver de la désespérance?

Peu importe! Grand homme dans la vie, il fut grand dans sa mort: grand il sera

toujours.

Mais qui sait si les enthousiasmes ne le préparaient point silencieusement ~

cette mort, qui eut pour tous l'unique refuge et qui peut-@tre apportait· la réponse

~ son ultime question:

POURQUOI SUIS-JE VENU?30

Terminer ce travail sur une telle interrogation nous semble nécessaire car,

toute sa vie Gérard de Nerval a cherché une consolation ~ son malheur terrestre

dans le culte de la femme mythique, prétexte ~ une série de questions toujours

posées en vain. Il ne s'intéressait, il ne travaillait qu'aux réponses: le

résultat, on le connitt.

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Notes

1. Sous-titre d'''E1 Desdichado"

2. Nerval, Oeuvres (P1~iade), T.I, p.26

3. Nerval, Correspondance (1830-1855) (Paris, Mercure de France, 1911), Lettre V ~ Jenny Colon

4. Charles Baudelaire, le Fou et V~nus

5. Edouard Peyrouzet, Gérard de NervaL Inconnu (Paris, Librairie Jos~ Corti, 1965), p.328

6. L.-H. Sebi11otte, Le Secret de Gérard de Nerval (Paris, Librairie Jos~ Corti, 1948), p.256

7. cit~ par Aristide Marie, G~rard de Nerval le Poète et l'Homme (Librairie HachettE 1955), p.133

8. "Soir~e d'Autonme", 1836

9. Nerval, Piguillo, Acte l, scène 2

10. Alphonse Karr, Les Guêpes (novembre 1839)

Il. Marie, op.cit., p.24

12. Nerval, Les Filles du Feu, "Sylvie" (Livre de Poche), p.122

13. Ibid., p.121

14. "Journal de l'Empire", 9 juillet 1854

15. Arsène Houssaye, Les Confessions, T.I, p.33l

16. cit~ par Peyrouzet, op.cit., p.98

17. Maxime du Camp, Th~ophile Gautier (Hachette, 1890), p.23

18. Louis Ulbach, Ecrivains et Hommes de Lettres (1857), p.224 et sq.

19. Ibid.

20. Charles Mauron, Des M~taphores Obs~dantes au Mythe Personnel (Paris, Librairie Jos~ Corti, 1962),p.80

21. Ernst Kris, Psychoanalytic Exploration in Art (London, Allen and Unwin, 1953)

22. Mauron, op.cit., p.149

23. Ibid.

24. Sur un carnet de G~rard de Nerval, "L'Artiste", 13 mai 1855

25. cit~ par Aristide Marie, op.cit., p.334

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26. Ibid.

27. Lettre inédite, citée par Aristide Marie, ~., p.324

28. cité par Sebillotte, op.cit., p.261

29. Ibid.

30. Nerval, Oeuvres (Pléiade), "Epitaphe", T.I, p.44

Page 231: Devine, Arlene L French Dept. M.A. Le sujet abordé dans cette

I.

-225-

BIBLIOGRAPHIE

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De Nerval, Gérard. Les Chimères. Exégèses de J. Moulin, Lille, Textes ~i~téraires Français, 1949

De Nerval, Gérard. Correspondance (1830-1855). Introduction et notes par Jules Marsan, Paris, Mercure de France, 1911

De Nerval, Gérard. Faust et le Second Faust de Goethe, suivi d'un Choix de Ballades et de Poésies. V Tomes. Paris, 1868-1895

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III. Oeuvres de Baudelaire et de Mallarmé

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Page 233: Devine, Arlene L French Dept. M.A. Le sujet abordé dans cette

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IV. Etudes consacrées à la psychologie et ~ l'esthétique

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Bayer, Raymond. Traité d'Esthétique. Paris, Librairie Armand Colin, 1956

Bayer, Raymond. Histoire de l'Esthétique. Paris, Librairie Armand Colin, 1961

Bayer, Raymond. L'Esthétique Mondiale au XXe Siècle. Paris, Presses Universitaires de France, 1961

Béguin, Albert. L'Ame Romantique et le Rêve. Paris, Librairie José Corti, 1967

Jamati, Georges. Thé~tre et Vie Intérieure. Paris, Biblio­thèque d'Esthétique, Flammarion, 1952

Mauron, Charles. Des Métaphores Obsédantes au Mythe Personnel (Introduction ~ la Psychocritique). Paris, Librairie José Corti, 1962

Sartre, Jean-Paul. L'Imagination. Paris, Presses Universitaires de France, 1965

V. Dictionnaires et Encyclopédies

Dictionnaire Alphabétique et Analogique de la Langue Française. X Tomes. Paul Robert ed., Paris, Société de Nouvelle Lettre, 1963

La Grande Encyclopédie. L Tomes. Paris, Société Anonyme de la Grande Encyclopédie, 1918

Petit Larousse. Paris, Librairie Larousse, 1959

The New Webster Dictionary of the English Language. II Volumes. Chicago, Thatcher and MCQueen ed., Consolidated Book Publishers, 1952

Page 234: Devine, Arlene L French Dept. M.A. Le sujet abordé dans cette

Introduction:

Première Partie:

Chapitre 1:

Chapitre II:

Chapitre III:

Deuxième Partie:

Chapitre 1:

Chapitre II:

Chapitre III:

Chapitre IV:

Chapitre V:

-228-

TABLE DES MATIERES

La femme dans la vie de Nerval . • . . . . . • . • . . . 1

Le rOle de la mère - le rOle du père -Le thème de la "cousinelf - Nerval amoureux d'une actrice - De l'actrice à la pianiste -L'amazone: Sophie Dawes.

La vie de Nerval dans son oeuvre

Transposition de la femme dans l'oeuvre de Nerval. .. 25

''Les Filles du Feu" - IfAngéliquelf -If Sylvie": le récit - Sylvie: la jeune fille -Adrienne: "fille du feu".

"Aurélia": La métamorphose de la femme aimée . .

Importance du livre - Aurélia: Aboutissememt de la métamorphose.

Le pays de l'enfance

La religion de Nerval

Mysticisme, occultisme et christianisme . . . . •

L'influence du docteur Vassal - Le syncrétisme religieux de Nerval.

Le culte de la Femme

L'idéal de la Femme • .

Naissance de l'idéal - L'union mystique avec l'idéal - Besoins psychologiques .

45

58

70

81

85

La guete de l'absolu. . • . • • • • • . 92

Nerval et· le magnétisme - Nerval et "Faust" - L'immortalité de l' ame - La pensée de la mort (et du néant).

Le mythe de la Femme . . .

Le mythe et l'archétype - La création du mythe - L'élaboration du mythe - Le mythe et le reve - Nerval, poète et le mythe - La fonction du mythe - La psychologie ''mythique'' de Nerval -Le mythe et le symbole ("Les Chimères").

107

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• -229-

Chapitre VI: Le sentiment de la faute, le pardon et le salut 139

a) La faute - b) Le pardon et le salut .

Chapitre VII: Microcosme et macrocosme . . . • . . . . . . • . 147

Troisième Partie: "Le Rêve et la Vie"

Chapitre 1:

Chapitre II:

Chapitre III:

Chapitre IV:

Conc lus ion:

Le rêve et la rêverie . .

a)Le rêve - Nerval romantique et le rêve -Le rêve pour Nerval - Le rêve - clé de l'inconnu Le rêve dans "Aurélia" - b) La rêverie - Le voyage intérieur: "[la] descente aux enfers".

"L'épanchement du songe dans la vie réelle"

Difficulté à séparer la veille et le sommeil -Rêve et réalité: "correspondances" - "A dater de ce moment tout prenait parfois un aspect double" -Moritz, Heine et Nerval: trois victimes de leur jeu.

Le phénomène du "Double" .

Origine du dédoublement I.e port:rait: "je suis l'autre" - Le "double" dans l'oeuvre de Nerval -L'aspect métaphysique du double.

Le mépris du temps réel

L'éternité présent: refus de la condition humaine - "Sylvie": remise en question du temps -Le refus du temps: chez Nerval et chez Proust.

Comment relier le tout?

Le destin et l'amour - La psychologie de Nerval -La souffrance. L;agonie. La fin.

154

172

. 182

199

213

Bib liographie • . • • • . . . . . . . • • • . • • • . • . • • . . • • 225