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2mii. 3flLÇ. 7 Université de MonWal De Nmage au texte: dewcreprésenaflonsde lamort dans l’oeuvre de Sergio Kokis Par Nicolas Bony Département des litténtires de langue française Faculté des arts et des sciences Mémoire présenté à la Faculté des études supérieures en vue de l’obtention du grade de Maître ès n (M.A.) en littératures de langue française Avril 2007 CNicolasBony,2007 -.

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Page 1: des études supérieures - Université de Montréal

2mii. 3flLÇ. 7

Université de MonWal

De Nmage au texte: dewcreprésenaflonsde lamortdans l’oeuvre de Sergio Kokis

Par

Nicolas Bony

Département des litténtires de langue françaiseFaculté des arts et des sciences

Mémoire présenté à la Faculté des études supérieuresen vue de l’obtention du grade de Maître ès n (M.A.)

en littératures de langue française

Avril 2007

CNicolasBony,2007 -.

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Q

Q

Page 3: des études supérieures - Université de Montréal

Université (JÏ’hde Montréal

Direction des bibliothèques

AVIS

L’auteur a autorisé l’Université de Montréal à reproduire et diffuser, en totalitéou en partie, par quelque moyen que ce soit et sur quelque support que cesoit, et exclusivement à des fins non lucratives d’enseignement et derecherche, des copies de ce mémoire ou de cette thèse.

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11

Université de MontréalFaculté des études supérieures

Ce mémoire intitulé

De l’image au texte : deux représentations de la mortdans l’oeuvre de Sergio Kokis

présenté par:

Nicolas Bony

a été évalué par un jury composé des personnes suivantes

Pierre NepveuPrésident-rapporteur

Gilles DupuisDirecteur de recherche

Irène QoreMembre du jury

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II’

S0MIwAIRE

Dans la genèse de l’oeuvre kokisienne, caractérisée par sa diversité et

son hétérogénéité, La danse macabre du Québec précède l’écriture des romans.

Celle oeuvre allie la peinture et la poésie selon une tradition qui remonte au

Moyen Âge. Elle représente la mort en la faisant intervenir dans des scènes de

la vie quotidienne. Celle figure macabre constitue un motif essentiel du premier

roman de Kokis, Le pavillon des miroirs. Dans notre recherche, nous faisons

l’hypothèse que l’oeuvre picturale prend la forme d’un intertexte central qui

influence le récit tant au niveau du fond que de la forme. L’intérêt sera de

découvrir comment Kokis passe de la peinture à l’écriture, comment il établit

une relation intrasémiotique productive entre les deux arts. Après avoir étudié

la relation entre l’image et le texte dans la théorie intertextuelle, nous cernons

les différentes caractéristiques de La danse macabre du Québec. À partir de

celle première analyse, nous étudions la relation entre peinture et écriture qui

se réalise dans Le Pavillon des miroirs à travers la narration du personnage

principal et les descriptions. Finalement, nous déterminons l’influence de la

peinture dans l’oeuvre romanesque et par la même, l’importance de la mort.

L’irruption des images de mort constitue en effet le mode essentiel de création

des oeuvres qui semble être te seul recours possible pour retrouver la vie. Plus

largement, notre recherche vise à élucider le sens et la portée des productions

littéraires et picturales de Sergio Kokis tout en proposant une réflexion sur la

relation entre les arts et un moyen d’aborder l’altérité de ces deux éléments.

Mots clés: Sergio Kokis, littérature québécoise contemporaine, intertextualité,

intersémiotique, peinture, écriture

Page 6: des études supérieures - Université de Montréal

iv

ABsTRAcT

In the genesis of Kokis’ works, whose characteristics include diversity and

heterogeneity, La danse macabre du Québec precedes his writings. It combines

painting and poetry in accordance with a tradition which dates back to the

Middle Ages. It depicts emaciated skeletal bodies personifying death, in

conversation with one or more living persons. This macabre figure plays an

important role in Kokis first nove!, Le pavillon des miroirs. This thesis leads to

the hypothesis that his pictorial work constitutes a main intertext which

influences the substance and form of the narrative. The interest of this study

lies in discovering how Kokis works ftom painting to writing and how he

establishes a productive intrasemiotic exchange between the two forms of art.

In the first chapter, I investigate the nature of the relationship between image

and text using the theory of intertextuality. The second chapter deals

specifically with La danse macabre du Québec. My third chapter treats of the

links between painting and writing through the analysis of the narration and

descriptions in Le Pavillon des miroirs. In conclusion, the reader will be able to

see how the sudden irruption of death images works as a mode of creation and

seems to be the only way for the artist to be rebom. finally, tins study offers an

in-depth-analysis of the textual and pictorial works by $ergio Kolds whule

considering the relationship between different art forms.

Keywords: Sergio Kokis, French Canadian literature, intertextuality,intersemiotic, painting, writing

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V

TABLE DES MATIÈRES

INTRODUCTION

I. Bases théoriques

1.1 L’ «intrasémiotique» : entre sémiotique et intertextualité $

1.2 Les théories de l’intermédialité et de l’interartialité 17

1.3 Pistes d’interprétation 20

1.4 Lecture intrasémiotique 23

H. De l’image : La danse macabre du Québec

2.1 Présentation 25

2.2 Bref historique des danses macabres 27

2.3 Entre tradition et modernité: l’oeuvre kokisienne 30

2.4Lapeinture 33

2.5Lapoésie 37

2.6 Le texte et l’image, l’image et le texte : une relation riche de

sens 39

III. Du texte : Le pavillon des miroirs

3.1 Le paratexte 41

3.2 Du visuel dans l’écriture : l’expressionisme 4$

3.3 Le regard de Sergio Kokis : du Pavillon à la Danse 55

3.4 Les portraits 59

3.5 Le social : une oeuvre engagée et engageante 65

3.6 La mort 70

CoNcLusioN $1

BIBLIOGRAPHIE 8$

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y

LISTE DES AERÉVIATIONS

41 . C’. 7,-Jt. T ‘ 7 I .JXT’7 -i•frg1o I\u1.iS, i WnOUr uu iOtntutfl, iviO11Lrti, A I L, LUV

Dm: Sergio Kokis, La danse macabre du Québec, Monfréal, XYZ, 1999.

Le: Sergio Kokis, Les langages de la création. Montréal, Nuit BlancheEditeur, 1996.

Pin: Sergio Kokis, Le pavillon des miroirs, Montréal, XYZ, 1994.

Ibid.: Même ouvrage que la note précédente.

Idem: Même ouvrage et même page que la note précédente.

op.cit. : Ouvrage déjà cité.

s.U.: Sans date.

s.p.: Sans pagination.

s.t.: Sans titre.

Les citations tirées du corpus à l’étude seront indiquées par l’abréviation suiviedu folio entre parenthèses.

Les mots en italique dans les citations indiquent que nous soulignons, saufindication contraire.

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vil

LISTE DES ANNEXES

N.B. Les tableaux tirés de La danse macabre du Québec ont été insérées à lapage qui suit notre texte où la peinture est évoquée ou décrite.

Annexe 1 Sergio Kokis, Le pape, huile sur masonite, 1992 p. 40

Annexe 2 Sergio Kokis, Les gros, huile sur masonite, 1992 p. 40

Annexe 3 Sergio Kokis, Les maigres, huile sur masonite, 1994 p. 40

Annexe 4 Sergio Kokis, Le peintre, huile sur masonite, 1994 p. 44

Page 10: des études supérieures - Université de Montréal

vi”

REMERCIEMENTS

Je tiens à remercier les personnes suivantes:

Gilles Dupuis, pour un encadrement intellectuel inspirant.

Ma mère, ma première lectrice, pour son aide tout au tong de mes études.

Mon père, pour ni ‘avoir rappelé t ‘importance de mettre te nez hors de monbureau.

Monfrère, pour son écoute et ses idées.

Hadrien, pour te sejour au Brésil.

Mafamille et mes ami(e)s, pour leur amour et leur soutien.

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H1TRODUCTION

Voilà plus d’une décennie que Sergio Kokis a publié son premier roman Le

pavillon des miroirs. Auteur extrêmement prolifique, il a déjà écrit plus de douze

romans, un essai sur la création, un livre d’art ainsi qu’un récit à l’allure

autobiographique. Mais si Kokis demeure un écrivain de tout premier plan, il se

définit d’abord comme un peintre. Nous sommes alors autorisés à questionner les

liens entre le texte et l’image dans son oeuvre. Existe-t-il une compLémentarité entre le

pictural et le scriptural dans la pratique artistique de Kokis? L’écrivain et poète

portugais Femando Pessoa posait déjà que «[lJ’essentiel est de savoir bien voir I

Savoir bien voir sans se mettre à penser’ ». Il voulait faire intervenir l’image pour

voir ce qui est. Cette conception entre le visible et le dicible est à l’origine de la

double activité de nombreux artistes. Certains ont tenté de réconcilier les deux

pratiques pour rétablir une forme de continuité entre le pictural et le scriptural, pour

tenter de «mieux voir par la parole, mais aussi de mieux s’insérer dans la réalité par

le regard2 ». Pour Kokis, la peintre et l’écriture, l’image et le texte, le langage

plastique et le langage discursif sont deux langages de la création, deux pratiques

différentes d’un même processus. La peinture vient en premier. Elle constitue le seul

médium capable de créer des images toujours nouvelles, comme un regard sans cesse

femando Pessoa (Alberto Caeiro), «Le Gardeur de troupeaux », Maria Anténia Câmara Manuel,Michel Chandeigne et Patrick Quillier (trad.), OEuvres poétiques, Paris, Gallimard, 2001, p. 26.

Antoine Papillon-Boïsclair, «L’école du regard. Poésie et peinture chez Saint-Denys Gameau,Roland Giguère et Robert Melançon ». Thèse de doctorat. Département de langue et littératurefrançaises : Université McGill, 2006, p. 14.

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2

ignorant de ce qui l’entoure et pouvant capter le monde tel qu’il est. À I’ inverse, le

langage discursif, seul vrai langage selon Kokis, serait celui de la pensée, de la vie de

notre esprit: <(Un récit démontre, il convainc et se laisse facilement intégrer à notre

pensée. Un tableau ne fait que montrer. Le spectateur doit résoudre seul la question

de la recherche du sens, puisqu’un tableau ne répond pas à des questions, il en pose.»

(Lc, 57) Cela dit, la peinture rejoint aussi l’écriture. C’est le premier paradoxe de la

création picturale: si l’oeuvre est mystérieuse, si elle représente l’absence de tout

sens, elle constitue aussi une tentative de communiquer. C’est ce qui fait dire à Kokis

qu’« un peintre peut aussi bien délecter les sens tout en sollicitant l’esprit» (Lc, 54).

Mais au-delà des langages — et c’est notre hypothèse — la peinture et l’écriture

représentent une obsession de la mort. Qu’elle soit transfigurée sous forme plastique

ou évoquée dans les récits, qu’elle s’ancre dans la réalité des souvenirs ou dans des

représentations symboliques, la mort est omniprésente dans l’oeuvre kokisienne3.

Cette omniprésence de la mort revêt d’abord une dimension ontologique. Pour le

peintre-écrivain, comme pour le narrateur-peintre du Pavillon des miroirs, la mort est

paradoxalement la seule chose qui nous prouve que nous sommes vivants: «c’est

uniquement dans la conscience de la mort qu’on peut comprendre la vie et le combat

des hommes » (Ai, 305). Du point de vue de l’artiste, la question de la mort pose aussi

un véritable défi artistique: représenter l’irreprésentable. À ce propos, Kokis déclare

que la conception de La danse macabre du Québec représentait <une domination

plastique totale des figures de la mort. », avant d’ajouter: «Mais peut-on jamais la

À ce sujet, dans l’imaginaire kokisien, le carnaval reflète la présence à la fois réelle et symbolique dela mort: «La mort était omniprésente dans le carnaval, tant par l’expérience vécue de l’ensemble de lafête que par l’abondance de déguisements macabres, diaboliques ou monstrueux» (Dm, 79).

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3

dominer autrement que par ses figures?» (AÏ, 214). Sous-évaluer la signification

philosophique du thème de la mort équivaudrait à oublier que la peinture et la

littérature visent à dévoiler, de manières différentes, les significations du monde.

Affirmer que l’intérêt philosophique est exclusif passerait sous silence tout ce qu’il y

a de maîtrise esthétique dans la figuration de la mort et de recherche proprement

rhétorique dans sa mise en récit. Dit autrement, cela reviendrait à ne pas voir que la

mort — l’invisible/l’indicible par définition — est toujours une belle occasion de mettre

son pinceaulsa plume à l’épreuve. Dans un cas comme dans l’autre, nous nous

priverions d’un élément dont l’importance interprétative est centrale et, plus encore,

nous simplifierions indûment l’oeuvre de Sergio Kokis. Son obsession pour la mort

témoigne d’une attraction personnelle et d’une implication esthétique se situant au

coeur même de la pratique artistique. C’est cette connexion qu’il nous faudra étudier

pour poser correctement le problème.

Si la critique de l’oeuvre kokisienne s’est surtout attachée aux questions de

l’exil et de l’identité dans la perspective de l’écriture migrante, elle a négligé la

diversité et l’hétérogénéité, tant sur le plan des genres (littéraire et pictural) que sur le

plan des problématiques abordées4. Notre recherche veut ainsi élargir l’analyse à des

aspects oubliés mais fondamentaux à la compréhension de l’oeuvre littéraire

kokisienne, soit le rôle de la peinture et l’importance du macabre.

Monique Lebrun a déclaré à ce sujet que «Le pavillon de miroirs ne se pose pas uniquement commeun récit de migrant, mais plutôt comme la trajectoire intimiste d’un homme, venu d’ailleurs, certes,mais plus sensible à ses démons intérieurs qu’à toutes ces comparaisons folkloriques et forcémentréductrices, entre le passé exotique revisité et un présent aux couleurs du froid et de la grisaille nordaméricaine. », « Masques et miroirs : Sergio Kokis et l’expérience migrante », dans La littératuremigrante dans t ‘espacefrancophone: Betgique-France-Québec-Suisse, Monique Lebrun et Luc Collés(dit.), Corfit-Wodon, Edïtions Modulaires Européennes/InterCommunications. 2007, p. 172.

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4

Qui parcourt les romans de Kokis est frappé par l’abondance de citations,

d’allusions et de références explicites ou implicites à des romanciers, des poètes, des

philosophes, des peintres, des musiciens. Le matériau intertextuel kokisien couvre des

cultures et des domaines très diversifiés. Pour Kokis, lequel s’inscrit dans la lignée

d’Umberto Eco, un livre s’écrit d’abord à partir d’autres livres. Son deuxième roman,

Negâo et Doralice (1995), rend ainsi hommage à Shakespeare en reprenant l’histoire

mythique de Roméo et Juliette. Quant à Errances (1996), son troisième roman, il fait

référence à l’Odyssée d’Homère. Nous verrons que dans le Pavillon des miroirs, c’est

l’oeuvre de La danse macabre du Québec qui se présente comme la référence

principale.

Étudier le rapport d’une oeuvre à une oeuvre convoque logiquement l’étude

intertextuelle. Nous le savons, le terme d’intertextualité a subi de nombreuses

définitions au cours des années5. Aujourd’hui, le domaine de l’hitertextualité est bien

défini grâce à de récentes et substantielles études de synthèse6. Pourtant, notre sujet

impose un rappel des différentes notions développées dans le cadre de la théorie

intertextuelle, non pas pour en faire un résumé mais pour proposer un dialogue, une

«confrontation active7» permettant d’adapter les différents concepts à notre objet

d’étude.

Entre autres celle de Jutia Kristeva, $éméiotikè Recherches pour une sémanatyse, Paris, Seuil, 1969;de Laurent Jenny, «La stratégie de la forme », Poétique, 0 27, 1976, p. 257-281 ; de MichaelRiffaterre, La Production du texte, Paris, Seuil, 1979 ; de Gérard Genette, Palimpsestes, ta littératureau second degré, Paris, Seuil, 1982 et de Roland Barthes, Le Plaisir du texte, Paris, Seuil, 1973.

Voir Nathalie Piégay-Gros, Introduction à I ‘intertextualité, Paris, Dunod, 1996 ; Sophie Rabau,L ‘intertextualité, Paris, f lammarion, 2002; Mne-Claire Gignoux, Initiation à t ‘intertextuatité, Paris,Ellipses, 2005.

Ce terme employé par Nathalie Limat-Letellier (< Historique du concept d’intertextualité» dansL’intertextuatité, Paris, Annales littéraires de l’Université de Franche-Comté, 1998, p. 64) doit

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5

Dans le premier chapitre, nous poserons les bases théoriques de notre analyse.

Nous commencerons par présenter notre concept principal, l’intrasémiotique, en

relation avec les approches sémiotique et intertextuelle dont il découle. Nous

élaborerons ensuite nos différences par rapport à d’autres théories, comme

l’intermédialité et l’interartialité. Enfm, nous verrons comment les propos de l’auteur

sur son oeuvre nous permettent d’appuyer notre hypothèse. Les bases théoriques

posées, nous pourrons procéder plus méthodiquement à l’analyse des relations entre

La danse macabre du Québec et Le pavillon des miroirs. Mais avant d’examiner ces

relations, nous étudierons, dans le deuxième chapitre, l’oeuvre de la Danse macabre

pour elle-même et indépendamment de sa relation à l’écriture. Pour traiter de l’oeuvre

picturale, nous commencerons par examiner le lien qu’elle entretient avec la tradition

des danses macabres héritées du Moyen Âge. Nous analyserons ensuite les toiles et

les poèmes avant de voir quel nouveau sens se crée dans leur interrelation au sein de

l’oeuvre. Dans le dernier chapitre, nous verrons que le «leadership du sens8>) à

propos de la peinture et de la mort dans Le pavillon des miroirs est attribuable à la

l’oeuvre picturale de La danse macabre du Québec. Nous montrerons toutes les

possibilités que s’approprie le regard du peintre à l’intérieur du récit: grossissement,

focalisation, cadrage, schématisation des personnages. Dans la confrontation avec la

peinture, le texte se trouve transformé de sorte qu’< un lien se tisse entre l’iconique

s’entendre au sens où Tzvetan Todorov propose de construire une «critique dialogique» (Critique dela critique, Seuil, 1984).

Voir Laurent Jenny, « La Stratégie de la forme », Poétique, n° 27, 1976.

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6

et le scriptural [...J comme si tm glissement se produisait du visuel à l’écrit9 ». Pour

mener à bien notre étude du récit, nous examinerons le texte de l’intérieur, sans

chercher à décrire le contexte de production ni à trouver des réponses à nos

questionnements dans la biographie de l’auteur. Afm de mettre en relation la Danse

macabre du Ouébec et le Pavillon des miroirs, nous nous concentrerons sur les

références intertextuelles. Par ailleurs, nous n’obéirons pas à un plan d’analyse

contraignant. Nous épouserons plutôt la logique interne du texte pour le laisser parler,

montrer ce qu’il recèle sans trop chercher à imposer une lecture déterminée par les

seules considérations théoriques. À cet égard, la fin de notre analyse proposera, de

manière plus large, une réflexion sur l’aspect social, moral et herméneutique de la

mort dans les deux oeuvres à l’étude. Bien entendu, notre lecture ne sera pas

totalement libre: nous chercherons systématiquement les traces intertextuelles de La

danse macabre dans Le pavillon des miroirs. Pour cela, nous suivrons plusieurs

pistes : le paratexte, le style, les descriptions, les motifs ou thèmes. Dit autrement,

nous procèderons à la collecte de tous les éléments nous permettant d’identifier une

relation intrasémiotique significative entre les deux oeuvres. En analysant le récit,

nous voulons découvrir si la peinture intervient comme sujet mais également comme

forme littéraire dans le roman. Finalement, c’est la rencontre entre la peinture et

l’écriture, la nature, le fonctionnement et les conséquences d’un tel échange que nous

analyserons dans le dernier chapitre.

Janet Paterson, « Quand le Je est un(e) Autre I’criture migrante au Québec », dansReconfigurations: Canadian Literatures and Posicoloniat identities, Marc Monford et franca Bellarsi(dit.), Peter Lang, 2002, p. 56.

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7

Pour plus de rigueur, nous limiterons notre analyse à une seule référence

extra-littéraire, celle de La danse macabre du Québec. Sans aller jusqu’à poser, selon

les termes de Riffaterre, qu’elle constitue une intertextualité obligatoire, nous

pensons que la perception de la relation intrasémiotique est nécessaire pour mieux

comprendre l’oeuvre et la démarche de l’auteur. Notre approche, résolument

intertextuelle, visera à analyser les relations intrasémiotiques entre les deux premières

oeuvres de Kokis, sans verser dans le dogmatisme. En plus des ressources de l’analyse

littéraire, celles de l’histoire de l’art seront régulièrement mobilisées, particulièrement

dans l’étude du genre de la danse macabre et du courant expressionniste qui a

influencé l’oeuvre picturale de Kokis. Voilà comment nous souhaitons procéder dans

ce travail, soit en recourant à une méthode qui n’est pas fondée sur une grille

d’analyse précise et exhaustive, mais plutôt sur une manière particulière, à la fois

rigoureuse et personnelle, d’aborder et d’interroger le texte littéraire.

Page 18: des études supérieures - Université de Montréal

CHAPITRE I

BASES THEORIQUES

Plusieurs approches théoriques se présentent à l’esprit lorsque se pose la

question de la relation entre la peinture et l’écriture: la sémiotique, l’intertextualité,

l’intermédialité et l’interartialité notamment. Dans notre recherche, nous voulons

étudier les relations intrasémiotiques entre l’oeuvre picturale et l’oeuvre romanesque

de Sergio Kokis. Mais où et comment situer cette démarche dans les approches

précédemment énumérées? Dans les pages qui suivent, nous allons tenter de mieux

cerner le concept d’intrasémiotique en proposant une synthèse sommaire des

différentes approches évoquées — la sémiotique, l’intertextualité, l’intennédialité,

l’interartialité — orientées en fonction de la nécessité logique que nous essaierons de

mettre en place pour l’étude du corpus retenu, soit Le pavillon des miroirs (1994) et

La danse macabre du Québec (1999) de Sergio Kokis.

1.1 L’ « intrasémiotique »: entre sémiotique et intertextualité

Pour caractériser le concept d’intrasémiotique, il faut d’abord le défmir en

regard de la sémiotique:

On peut parler de sémiotique générale quand son ambition est de rendre compte du pointcommun de tous les langages, humain ou non humain: le sens. En second lieu, viennentles sémiotiques particulières, ou spécifiques [qui s’intéressent] au fonctionnement d’unlangage particulier, langage considéré comme suffisamment distinct des autres pour quel’autonomie de sa description soit garantie ; ainsi le littéraire, l’image, [...]°

‘° «Sémiotique », Dictionnaire du littéraire, Paul Aron, Denis Saint-Jacques et Alain Viala (dir.)Paris, PUf, 2002, p. 567.

Page 19: des études supérieures - Université de Montréal

9

La sémiotique, qu’elle soit d’inspiration peircienne ou saussurienne, et malgré les

tentatives de synthèse (dont celle d’Umberto Eco en 1975 dans son Traité de

sémiotiqtte générale), s’intéresse d’abord à l’étude des systèmes de signes et au sens.

C’est aussi une approche qui, lorsqu’elle s’intéresse à un fonctionnement sémiotique

particulier (< les sémiotiques particulières »), comme les phénomènes visuels

(peinture, photo, cinéma), le fait le plus souvent indépendamment des relations avec

les autres sémiotiques. S’il existe bien une «sémiotique poétique” » qui s’inscrit

dans une sémiotique littéraire, s’il existe aussi une «sémiotique non verbale’2»

appartenant à une sémiotique visuelle, l’étude du rapport entre les deux ne constitue

pas un objet central dans le champ sémiotique. Dit autrement, l’approche sémiotique

privilégie l’analyse particulière de chaque système sémiotique (le littéraire, le visuel,

etc.), plutôt que l’étude de leurs relations. Cela dit, certains sémioticiens accordent

une place à l’étude des rapports entre différents matériaux sémiotiques. C’est

notamment le cas de Georges Molinié, qui désigne I’ «inter-sémiotique» (le tiret

annonçant que le concept s’inscrit d’abord dans la sémiotique) comme

l’étude des traces du traitement sémiotique d’un art dans la matérialité du traitementsémiotique d’un autre art. [...J C’est donc à l’intérieur d’un art, manifestement reçuconnue tel, en tant que constituant tel art et pas tel autre, que se découvre un type detraitement qui relève spécifiquement d’un emprunt à un autre art. [...J Par exempte, c’estd’inter-sémiotique précisément qu’il est question quand on a l’impression que [sic], et quel’on cherche à savoir comment il y a du cinématographique dans un roman de Mairaux [...],et à supposer, surtout, que ces propositions aient un sens non imagé, à supposer que cespropositions aient simplement un sens. [..] Dans [ce] cas-là, le problème posé estrigoureusement inter-sémiotique‘.

“Michel Riffaterre, Sémiotique de la poésie, Paris, Le Seuil, 1983, p. 9.Christian Metz, Essais de sémiotique, Paris, Ktincksieck, 1977, p. 12.

1’Georges Motinié, Sémiostylistique: l’effet de l’art, Paris, PUF, 199$, p.4 142.

Page 20: des études supérieures - Université de Montréal

10

Ce que la sémiotique ne fait pas, du moins au sens strict, c’est penser les relations

entre différents systèmes sémiotiques. C’est bien au niveau de 1’ «inter-sémiotique»

que la sémiotique rejoint l’intertextualité et, par le fait même, le concept

d’intrasémiotique qui nous utilisons’4.

Le concept d’intertextualité, lié au dialogisme tel que l’a développé Mikhaul

Bakhtine, a été défini par Julia Kristeva dans un article de 1967, « Bakhtine, le mot,

le dialogue et le roman15 », article repris en 1969 dans Sémélotiké, où elle écrit:

Le mot (le texte) est un croisement de mots (de textes) où on lit au moins un autre mot(texte) [...J Tout texte se construit comme mosaïque de citations, tout texte est absorptionet transformation d’un autre texte. À la place de la notion d’intersubjectivité s’installe celled’intertextualité, et le langage poétique se lit au moins comme double’6.

Chez Kristeva, la définition de l’intertextualité déborde le cadre de la poétique

car elle suppose que les textes sont inclus dans un grand texte historique et social.

Le texte littéraire s’insère dans l’ensemble des textes: il est une écriture-réplique (fonctionou négation) d’un autre (des autres) texte(s). Par sa manière d’écrire en lisant le corpuslillérufre antérieur ou synchronique l’auteur vit dans l’histoire, la société s’écrit dans letexte’ .

Par la suite, pour restreindre la notion très vaste proposée par Kristeva,

Laurent Jenny introduira l’idée d’une poétique intertextuelle, soit l’étude des relations

entre des textes à partir de l’analyse du contenu de l’oeuvre (thèmes, structures

formelles, codes génériques). Jenny distingue une intertextualité «faible» (simple

13 La notion U’ cc intrasémiotique» est d’abord utilisée dans les études intertextuelles. Nousreviendrons aux différences entre 1’ cc inter-sémiotique» et cc l’intrasémiotique» dans la suite du texte.11 faut noter que Georges Molinié utilise aussi la notion de «trans-sémiotique» qui s’apparentebeaucoup à celle d’ «intrasémiotique ». Pour Molinié, la « trans-sémiotique stylistique [permet d’]envisager l’ensemble de la production d’un artiste, et de l’analyser dans son unité stylistique à traversles traitements de matériaux sémiotiques différents », IbkL, p. 44-45.“Julia Kristeva, « Bakhtine, le mot, le dialogue et le roman », Critique, t. XXXIII, n°239 (avril 1967),p. 43$-465.

Kristeva, Séméiotikè, recherches pour une sémanalyse, Paris, Seuil, 1969, p. $4-$5.1ijj 120.

Page 21: des études supérieures - Université de Montréal

Il

allusion) d’une intertextualité «forte» (rapport entre deux textes en tant

qu’ensembles structurés). Cela l’amène à discuter de l’effet de l’intégration et de la

transformation d’un texte par un autre texte, pour lequel il propose différents niveaux

d’analyse (verbalisation, linéarisation, enchâssement). Malgré son désir de proposer

une notion de l’intertextualité relativement restreinte, Jenny reconnaît que

l’intertextualité puisse concerner, entre autres, des oeuvres d’art picturales. Un texte,

selon lui, peut donc être engendré à partir d’autres langages, en particulier de

peintures qui nourrissent l’imagination, modifient les représentations et engendrent

l’écriture, lui donnant son rythme, sa tonalité, sa saveur ou sa couleur. Pour être

considérées, ces dernières doivent cependant être verbalisées: «La dimension

proprement figurative sera absente du rapport intertextuel, mais le rapport entre la

description du tableau [...J et le texte où elle s’ insérera, sera bien intertextuel’ $».

Selon Kristeva et Jenny, le texte n’est donc pas clairement défini, car leur

conception de l’intertextualité peut faire intervenir d’autres codes et contextes

d’emprunt19. Il devient alors possible de combiner des intertextes appartenant au

domaine pictural, comme c’est le cas dans notre étude. Si nous nous y refusons, c’est

qu’il nous semble que l’extension infinie de la notion d’intertextualité lui fait perdre

sa pertinence, qu’elle « entraîne une dissolution [...J de la notion de “texte”20 ».

Amie-Claire Gignoux à propos de Laurent Jenny, Initiation à l’intertexluatité, Paris, Ellipses, 2005,p.39.

Marc Eigeldinger qualifie lui de « langage culturel» l’intertexte emprunté à la littérature, à l’art, aumythe, à la religion et à la philosophie: « Toute insertion d’un langage culturel dans le texte littérairerut devenir objet d’intertextualité », Mythologie el Intertextuatité, Genève, Slatkine, 1987, p. 15.° Nathalle Piégay-Gros, « Le palimpseste de L’histoire », Nouvelles approches de l’intertextuallté,

Nice, Presses universitaires de Nice-Sophia Antipolis, 2001, p- 170.

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12

Nous considérons qu’une relation intertextuelle existe seulement enlie différents

textes (au sens restreint du terme21). Lorsque nous utilisons le concept

d’intersémiotique22, après ce qui vient d’être dit, c’est d’abord dans le champ de

l’intertextualité, et non dans celui de la sémiotique, où nous nous situons. Mais en

préférant le concept d’ intersémiotique à celui d’intertextualité, nous voulons signifier

la différence inhérente au mode de langage de la peinture et de l’écriture. Le critique

d’art, Jean Clair, remarquait à cet égard que «le domaine du visible, le plaisir de

l’oeil, n’obéissent pas au même impératif que le domaine du lisible. L’esthesîs n’est

pas de l’ordre d’un logos, la sensation que donne un tableau n’est pas provoquée par

le respect d’une règle semblable à celle qui régit un écrit23 ».

finalement, c’est notre objet d’analyse (une image versus un texte, plutôt

qu’un texte versus un texte) et non la méthode employée qui nous empêchera de

qualifier les relations observées d’intertextuelles. Dit autrement, il s’agira pour nous

de suivre une méthode d’analyse intertextuelle en l’appliquant à L’étude de la relation

enlie l’oeuvre picturale et le récit d’un même auteur, d’où notre recours au terme

« Texte: suite linguistiques autonome (orale ou écrite) constituant une unité empirique, et produitepar un ou plusieurs énonciateurs dans une situation de communication donnée », françois Rastier, Senset Textuatité, Paris, Hachette, 1989, p. 2$ I.

A l’origine, ce tenue a été utilisé par Jakobson pour désigner «l’interprétation des signeslinguistiques au moyen de systèmes de signes non linguistiques» ; Anne-Claire Gignoux, Initiation à1 ‘intertextualité, Paris, Ellipses, 2005, p. 99 citant Roman Jakobson, Essais de linguistique générale,Paris, Minuit, 1963, p- 79. Comme Aune-Marie Gignoux l’écrit aussi : « une allusion intertextuellepeut référer aux différents systèmes sémiotiques: la peinture, la musique... Cela passe bien sûr par uneverbalisation. Le tableau, le morceau de musique est décrit, évoqué au travers de mots. Depuis toujourson rencontre dans la littérature ces échanges intersémiotiques », Anne-Marie Gignoux, op.cit., p. 63.2., Jean Clair, Du surréalisme considéré dans ses rapports au totalitarisme et aux tables tournantes,Paris, Mille et une nuits, 2003, p. 47 ; cité par Antoine Papillon-Boisclair, «L’école du regard. Poésieet peinture chez Saint-Denys Garneau, Roland Giguère et Robert Melançon ». Thèse de doctorat,Montréal: Université McGill, 2006, p. 14.

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13

<f ‘infrasémiotique24 ». Si le terme d’ intra-25 semble a priori entendu, accepté, à

cause de sa relative simplicité, de sa relative transparence étymologique signifiant <f

l’intérieur de» (ici, à l’intérieur de l’oeuvre d’un même auteur), il reste utile et

prudent de mieux le définir en regard de l’inter- (ici, entre l’oeuvre de plusieurs

auteurs).

À l’origine de la définition de l’intertextualité, la question de l’auteur n’a pas

était clairement posée. En 1975, Jean Ricardou propose une première distinction entre

l’ intertextualité générale », qui désigne les rapports entre textes d’auteurs différents,

et l« intertextualité restreinte », qui désigne les rapports entre des textes du même

auteur26. Cette terminologie manque cependant de précision, Laurent Jenny utilisant

le terme d’ « intertextualité générale27» pour désigner la condition de la lisibilité du

littéraire comme code... C’est l’emploi plus récent du terme d’« intratextualité » qui a

finalement permis de définir le plus clairement la relation entre des textes d’un même

auteur. Selon cette conception, l’écrivain «travaillerait au niveau de 1’ intratextualité

quand il réutilise un motif, un fragment du texte qu’il rédige ou quand son projet

Dans la suite du texte, nous parlerons également d’intersémiotique lorsque nous désignerons lephénomène en général plutôt que la relation précise que nous étudions. Il en est de même lorsqu’onutilise I’ intertextualité comme catégorie générale incluant I’ intratextualité, la paratextualité, lamétatextualité, etc.

Il faut noter que pour la Sémantique Interprétative Intertextuelle, I’ « intratexte » désigne toute partietextuelle inférieure au texte (lexies, phrases, chapitres, ...). Voir Théodore Thiivitis et bannis Kanellos,« Interprétation intertextuelle assistée par ordinateur », Journées Scientjfiques et Techniques du RéseauFrancophone de Pingénierie de ta Langue, Avignon, 1997, pp. 153-159..6 Jean Ricardou, « Claude Simon, textuellement », Ctaude Simon, colloque de Cerïsy-Ia-Salle, UnionGénérale d’éditions, 1975, p. 35.27 Laurent Jenny, op.cit., p. 271.

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rédactionnel est mis en rapport avec une ou plusieurs oeuvres antérieures (auto

références, auto-citations)28

L’auteur se pose alors deux questions. La première concerne notre objet

d’étude: peut-on parler d’intratextualité entre une oeuvre picturale et une oeuvre

romanesque? Cela soulève la question du texte dans la théorie intertextuelle que nous

refusons d’élargir au-delà de la sémiotique verbale. D’où notre préférence pour le

concept d’intrasémiotique. L’autre question qui se pose concerne l’auteur: entretient

il un rapport différent face à l’oeuvre lorsqu’il s’agit d’une peinture plutôt que d’un

texte ? Autrement dit, le rapport de l’auteur à l’intratexte change-t-il en fonction de la

nature de celui-ci? Comment la peinture parle-t-elle à l’écrivain? Comment

influence-t-elle son travail d’écriture? Selon Jean-Pierre Guillerm, l’image entraîne

chez l’écrivain qui la regarde le désir d’y répondre avec des mots: «[djans la vision

du tableau, c’est n’est pas tant le phénomène de la vision que le fait du tableau qui

institue cette situation par quoi, voyant, je suis pressé de parler, d’écrire, de décrire ce

que je vois29 ». S’agissant du même «créateur », nous pouvons nous demander si

Kokis est véritablement spectateur de ses propres toiles. Si La danse macabre du

Québec constitue un intratexte du Pavillon des miroirs, comment celui-ci est-il

convoqué ? Par le peintre, l’écrivain ? Dans Le pavillon des miroirs, l’auteur intercale

à la narration des souvenirs d’enfance une réflexion de son personnage à l’âge adulte.

Nous passons du regard distancié de l’adulte à celui immédiat de l’enfant qui se laisse

imprégner d’une multitude d’images qui seront réinterprétées par le narrateur-peintre.

Nathalie Limat-Letellier, « Historique du concept d’intertextualité », L ‘intertextualité, Paris,Annales littéraires de l’Université de Franche-Comté, 199$, p. 27.

Jean-Pierre Guillerm, Récits!Tabieaux, Paris, P.U.L., 1994, P. 10.

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Le croisement des deux narrations multiplie les incursions de l’auteur et le narrateur-

peintre semble parfois guidé par l’auteur. À ce propos, Sïlvie Bemier déclare:

Tels ses peintres d’époque qui s’amusaient à donner leurs traits à des personnages de leurstableaux, [Kokis] se dessine en maître brillant mais non moins cruel qui contrôle les ficellesdu drame et les lois du temps. L’espace d’une fiction, il commande aux destinées, impose samorale et fixe pour les personnages les règles duje&°.

Tantôt qualifié de roman « semi-autobiographique », tantôt de « récit

autobiographique fictif », ou encore de roman à la périphérie de « l’autobiographie et

de l’autofiction », le récit du Pavillon des miroirs se laisse difficilement catégoriser:

(t Un roman à thèse, certes, presque autobiographique aussi, mais pas tout à fait cela

non plus. [...J Je l’ai appelé “roman” malgré tout, car le titre Le pavillon des miroirs

était à lui seul garant des anamorphoses3’ et de son mensonge essentiel» (Ai, 208-

209). Mais s’il existe des similitudes biographiques entre le narrateur et l’écrivain, le

pacte autobiographique n’est pas entièrement respecté dans le récit puisque ta

correspondance entre les identités du narrateur et de l’auteur n’est pas complète. fi

présente en effet une histoire qui n’est pas totalement inventée et impose au lecteur

une connaissance (ou une reconnaissance) minimale de l’écrivain, de sa vie et de son

oeuvre, tout en l’obligeant à prendre ses distances par rapport à une autobiographie

considérée comme le récit authentique de sa propre vie.

° Silvie, Bemier, « Sergio Kokis : L’envers du masque », Les héritiers d’UÏysse, Montréal, Lanctôtéditeur, 2002, p. 136.

Le terme d’anamorphose employé ici par Kokis est très révélateur puisque en plus de signaler l’idéed’inversion, de déformation, il fait référence à l’une des plus célèbres anamorphoses en histoire del’art, Je tableau Les Ambassadeurs de Hans Holbein le Jeune qui contient près de la base l’anamorphosed’w crâne, qui est en fait une vanité. On ne peut voit le crâne qu’en regardant le tableau avec une vuerasante. Hans Holbein le Jeune est aussi le peintre qui a révolutionné le genre de la danse macabre au)cVr siècle: c’est le maître du genre.

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Dans notre étude, nous considérons que l’auteur est une donnée historique et

non textuelle, et que le narrateur fait partie du monde fictif et n’appartient donc pas à

la vie réelle. Nous suivons également les propos de Kokis pour qui <t la récupération

du passé par le langage est nécessairement une oeuvre de fiction32 ». Cefte conception

de l’Auteur ne doit pas être vue cependant comme une simplification, puisque nous

reconnaissons le problème de la création romanesque dans ses rapports conscients ou

inconscients avec la mémoire du sujet. En ce sens, il est possible de poser à l’horizon

du texte kokisien l’ombre d’un auteur, mieux, celle du peintre de La danse macabre

du Québec. D’une certaine manière, l’auteur s’inscrit dans le roman par la présence

d’un narrateur-peintre-alter-ego passionné de peinture et dont les toiles décrites tout

au long du récit finiront par «se transform[erJ en une formidable danse macabre»

(Pin, 369).

Finalement, nous devons reconnaître qu’il serait trompeur d’identifier les faits

racontés dans le récit comme ayant été vécus par l’auteur. Pourtant, il est tout à fait

concevable que lorsque la peinture et la danse macabre sont évoquées dans le récit,

elles le sont en fonction de La danse macabre du Québec. Comme le dit Kokis.

<t Comment aurais-je pu parler de l’artiste en général [dans Le pavillon des miroirs],

si la seule conscience artistique à ma disposition était la mienne » (AÏ, 206)?

32 Eva Legrand, « Entre te pictural et le scriptural : entretien avec Sergio Kokis », Spirale, n 170, janv.févr, 2000, p. 2$.

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1.2 Les théories de l’intermédîalité et de I’interartialité

Nous venons de définir notre approche en regard de la sémiotique et de

l’intertextualité. Mais lorsqu’il s’agit d’étudier la relation entre les arts, deux autres

méthodes méritent d’être considérées, soit l’intermédialité et l’interartialité.

Si nous faisons appel à une définition traditionnelle de l’intermédialité, nous

pouvons définir le concept en tant que l’étude de la présence d’un média particulier

dans un autre, et de l’interaction qui en résulte. Pour Miiller, I ‘intemiédialité < vise la

fonction des interactions médiatiques pour la production de sens33 », c’est-à-dire

l’échange et le dialogue d’un médium avec un ou plusieurs autres. Dans le domaine

plus restreint des études entre le cinéma et la littérature, André Gaudreault utilise le

concept d’intermédialité pour

désigner le procès de transfèrement et de migration, entre les médias, de formes et decontenus, un procès qui est à l’oeuvre de façon subreptice depuis déjà quelque temps maisqui, à la suite de la prolifération relativement récente des médias, est devenu une norme àlaquelle toute proposition médiatisée est susceptible de devoir une partie de saconfiguration’4.

En regard de ces définitions, nous pouvons convenir que la notion d’intermédialité

propose un degré de transposition, de «transfèrement et de migration » plus large que

la notion d’intersémiotique. Elle permet d’étudier des relations plus dynamiques, les

deux médias étant influencés l’un par l’autre. Par exemple, dans le cas de

l’adaptation, nous pouvons étudier la relation du film au roman tout autant que du

Jûrgen E. MIllIer, extrait de sa communication lors du Premier colloque International du Centre derecherche sur l’interrnédialité (CRI) en collaboration avec le Musée d’ail contemporain de Montréalsous la direction de Teny Cochran et André Gaudreault, site internet du CRI,http://cri.histaitumontreal.ca (Page consultée te 30 avril 2007).‘ André Gaudreault, Du littéraire au filmique. Système du récit, Paris/Québec, Armand ColinlNotabene, 1999, postface.

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roman au film. Il s’agit véritablement d’un jeu relationnel réciproque entre deux

médias, même si l’un est nécessairement antérieur à l’autre. En ce sens, les arts

mixtes dont «le fonctionnement intersémiotique complexe est plus fondamental

puisqu’ils mêlent plusieurs systèmes sémiotiques35» sont des objets plus

intermédiaux que l’écriture ou la peinture. De même, l’auto-contamination et la

matérialité pluri-sémiotique (médias qui contiennent, en eux-mêmes, plusieurs

systèmes sémiotiques) ne préludent pas nécessairement au phénomène

intersémiotique. C’est donc autant par le caractère de notre objet d’étude que par la

visée adoptée que nous nous inscrivons dans le champ de l’intersémiotique. fi s’agira,

en effet, d’étudier la relation de la peinture vers l’écriture et d’identifier des

allusions36 ou des références37 plutôt que d’analyser les transformations d’un médium

dans un autre (et vice-versa).

En ce qui concerne le concept d’ «interartialité », celui-ci s’inscrit dans la

lignée des théories intertextuelles et intermédiales. Walter Moser le défmit ainsi:

Je me sers de ce terme peu usité, et de résonance lourdement académique, pour me référerà l’ensemble des interactions possibles entre les arts que la tradition occidentale adistinguées et différenciées et dont les principaux sont la peinture, la musique, la danse, lasculpture, ta littérature, l’architecture. Cette interaction peut se situer aux niveaux de laproduction, de l’artéfact lui-même (l’oeuvre) ou encore des processus de réception et deconnaissances38.

35Anne-Claire Gignoux, op.cit., p. 101.« [...] figure macrostructurale, selon laquelle un même signifiant prend un signifié par rapport à un

autre signe du discours, et un signifié différent par rapport à un ensemble d’informations extérieur à cediscours [...J. Il y a donc nécessairement jeu de deux réseaux linguistiques à la fois pour que laproduction de sens soit efficace ; mais il fliut que chacun soit homogène et que la rencontre se fasse, aupoint où l’un se ferme et l’autre s’ouvre, par un signe congruent aux deux isotopies », GeorgesMolinié, Vocabulaire de la stylistique, Paris, P.U.f., 1989, p. 12 ; cité par Aime-Claire Gignoux,

cit., î• 60.« On admettra de nommer “référence” le fait de donner le titre d’une oeuvre et / ou le nom d’un

auteur auxquels on renvoie, qui accompagnent, ou non, une citation >, Aune-Claire Gîgnoux, Ibid., p.59.

Walter Moser, « Puissance baroque dans les nouveaux médias. À propos de Prospero’s Books dePeler Greenaway », dans Cinémas, Silvestra Marinietlo (dir.), vol. 10, n° 2-3, printemps 2000, p. 51.

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19

Selon cette acception, la notion d’interartialité permettrait de comparer les arts entre

eux sans chercher d’équivalence, sans s’attacher aux différences sémiotiques entre

chaque forme artistique. Elle viserait une analyse qui dépasse la comparaison

sémiotique pour s’attacher à l’étude de l’ensemble des relations qu’entretiennent les

différentes pratiques artistiques. Cette approche permet donc d’établir des liens plus

féconds entre des pratiques différentes, par exemple le surréalisme chez le poète Paul

Éluard et le peintre René Magritte, que d’analyser des relations internes entre des

textes.

Un dernier mot, pour fmir, sur le concept d’« iconotextualité ». Celui-ci, s’il

reconnaît l’existence de deux systèmes sémiotiques différents, se fonde sur leur

coexistence, sur leur appartenance à un même paradigme. Dès lors, il n’est plus

question de relations (inter- ou intra-):

Ia spécificité de l’iconotexte comme tel est de préserver la distance entre le plastique et leverbal, pour, dans une confrontation corescante, faire jaillir des tensions, une dynamiquequi opposent et juxtaposent deux systèmes de signes sans les confondre. En cela le livre depeintre est souvent un modèle paradigmatique des effets iconotextuels, c’est-à-dire des effetsspécifiques à la coexistence d’un texte et d’une image dans une oeuvre qui se donne commetelle39.

S’il existe bien une relation «iconotextuelle» au sein de La danse macabre du

Québec qui fait coexister l’image et le texte dans une même page (nous le verrons au

chapitre II), nous n’aborderons pas cette relation en détail puisque nous voulons

d’abord analyser les rapports intrasémiotiques entre l’oeuvre picturale et le récit du

Pavillon des miroirs.

39AIain Montandon (dir.), Signe, texte image, Meyzieu, Césure Lyon Édition, 1990.

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20

13 Pistes d’mterprétafiou

Afin de nous prémunir des abus de la «surinterprétation >, précisons que

notre approche, si elle se veut d’abord centrée sur le point de vue du lecteur, n’oublie

pas pour autant l’intention, consciente ou inconsciente, de l’auteur40. Or, pour mieux

saisir cette présence de l’auteur dans son oeuvre, il faut questionner la démarche

créatrice de Kokis, il faut se pencher sur les conditions dans lesquelles le récit et

l’oeuvre picturale ont pris forme. Plusieurs indices permettent en effet de démontrer la

relation entre La danse macabre du Québec et Le pavillon des miroirs.

Dans L ‘amour du lointain, un récit autour de sa vie et de son oeuvre, Kokis

raconte le processus de création de sa danse macabre:

Au contraire de la peinture de tableaux isolés qui maintient l’esprit créateur toujours en alerted’une oeuvre à une autre, la réalisation d’une longue série de ce genre ne m’a pas mobiLisél’esprit avec ta même intensité. Je m’étais attelé à une tâche de longue haleine, dontl’exécution était souvent im simple travail manueL après le travail créateur initial de nombreuxcroquis préparatoires. Sans que je m’en rende compte, cela me laissait dans une sorte dedisponibilité intellectuelle, et ce, pour la première fois depuis une vingtaine d’années detravail acharné de peintre. [... J Ainsi, dès le début de cette période de relaxation de mesefforts créateurs, la littérature a entrepris son travail subversif en offrant des tentationssuccessives à mon esprit aventurier. [...] Tout en continuant ma danse macabre, je me suissoudain retrouvé en train de jeter des notes sur des bouts de papier [...J. Je me suis mis à larédaction ce qui allait devenir Le pavillon des miroirs [...] (AI, 201-210).

Cette longue citation nous révèle que Kokis a conçu son oeuvre picturale, La danse

macabre du Québec, en même temps qu’il a rédigé Le pavillon des miroirs. Dans son

atelier, l’artiste ne distingue pas la peinture et l’écriture. Dans ce lieu

traditionnellement réservé au peintre ou au sculpteur, Kokis mêle ses deux pratiques

° II faut rappeler l’avertissement d’Umberto Eco pour qui « la seule alternative à une théorie del’interprétation radicale orientée vers le lecteur est celle que prônent ceux pour qui la seuleinterprétation valide est celle qui vise à saisir l’intention primitive de l’auteur », Umberto Eco,Interprétation et surinterprétation, PUf, 1996, p. 23.

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pratiques dont l’une a donné naissance à l’autre : «J’avais pris l’habitude d’écrire

dans mon atelier quand le mal de dos m’empêchait de continuer à travailler sur les

énormes panneaux de la danse macabre [...]» (AÏ, 210). Dans cette confrontation

spatiale, dans ce partage de l’espace de la création, la présence matérielle des toiles

qui, contrairement au livre, ne peuvent être refermées, hante la vision de l’écrivain

lors de la rédaction de son roman. Le tableau, nous dit Kokis, devient alors «comme

le gouffre de Nietzsche, on le regarde tant qu’il finit par nous regarder à son tour»

(Lc, 57). En ce sens, nous devons reconnaître que la création de l’oeuvre picturale ne

coïncide pas seulement avec le processus d’écriture ; elle en constitue une source vive

et exerce une influence déterminante sur ce dernier.

Une autre anecdote de l’auteur sur sa démarche créatrice vient confirmer, non

pas le lien qui unit la Danse macabre au récit du Pavillon, mais plus largement, le

rapprochement chez Kokis entre les deux pratiques artistiques où la peinture vient

toujours en premier. Après la parution en 1999 du Maître du jeu, Kokis raconte

comment il en est venu à écrire la «trilogie des saltimbanques ». Mors qu’il préparait

les photos pour la publication de la Danse macabre, il décide de reprendre la

réalisation d’une série de tableaux sur des personnages de cirque. Rapidement, les

toiles commencent à l’obséder:

Il était impossible de me détacher de ce sujet pictural si riche car chaque clown ou chaqueacrobate renvoyait à d’autres saltimbanques, dans une exigence d’exploration d’autrespossibilités de polychromie, d’autres expressions, d’autres costumes ou d’autres activités (A!,276).

Dans cet amoncellement d’images impossibles à combler par l’acte de peindre, et

pour contrôler ce qui se transformait en véritable obsession, Kokis décide alors de

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22

conférer un sens plus «réel» à ses formes plastiques (le mot est employé par Kokis

lui-même dans le sens où l’écriture constituerait une action rationnelle qui permettrait

une mise en ordre plus logique du réel que la peinture). Pour donner un effet de réel à

ses toiles et pour se libérer de leur emprise permanente, il fera un voyage avec un

cirque. La «trilogie des saltimbanques» était née. Elle sera constituée de

Saltimbanques (2000), Kaléidoscope brisé (2001) et Le magicien (2002).

Pour les personnages de sa trilogie, Kokis s’est inspiré naturellement « de

ceux déjà peints », car il s’est rendu compte que « la présence de leurs images dans

[son] atelier était d’une grande aide pour imaginer leurs actions et leurs altitudes»

(Ai, 279). C’est ainsi que le personnage crapuleux de Draco Spivac, avant d’être

incorporé aux différents récits, existait déjà dans l’imaginaire pictural du peintre: «il

était si effacé que même son portrait à l’huile ne laiss[ait] aucunement présager ses

rôles futurs» (Ai, 282). Les personnages, chez Kokis, partagent donc l’univers des

toiles et des romans. Mais la contribution des tableaux à l’oeuvre romanesque ne

s’arrête pas là. Comme il arrive lorsqu’il convoque les images mortuaires de la Danse

macabre dans l’écriture du Pavillon, Kokis se sert des toiles «pour mieux imaginer

certains passages de l’histoire ou pour réussir à résoudre des situations apparemment

sans issue» (AÏ, 279). Ce faisant, les scènes peintes influencent l’écriture, voire

s’inscrivent au sein même du processus scripturaire. Mais s’il y a une simultanéité

dans le processus de création, s’il y une proximité matérielle dans l’atelier entre la

toile du peintre et la page de l’écrivain, c’est au visuel que revient la fonction d’unir,

au départ, les deux pratiques artistiques.

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“1‘3

Chez Kokis, la mémoire visuelle est à l’origine de la création. Elle permet

d’abord de fixer des images sur des toiles. Puis éventuellement, ces images s’animent

en acquérant un sens plus réel jusqu’à devenir des personnages qui interagissent les

uns avec les autres à l’intérieur de scènes qui, mises bout à bout, créeront la trame

narrative d’un récit.

1.4 La lecture intrasémiotique

Revenons pour terminer à l’inscription de la Danse macabre dans le récit du

Pavillon des miroirs. À la lumière de ce qui vient d’être dit, nous devons reconnaître

que cette inscription a été délibérément convoquée par Kokis ou inconsciemment

provoquée par lui. Considérer l’oeuvre picturale comme un «hypogramme4t» ou

encore une «trace42 » n’est donc pas redevable au seul lecteur, selon sa culture et son

époque. Si, comme le mentionne Anne-Marie Gignoux, dans l’analyse des relations

intersémiotiques, c’est à la «verbalisation de l’oeuvre d’art non verbal, et non à

l’oeuvre elle-même, que nous avons affaire43 », alors il est possible de distinguer une

configuration sémantique dispersée, mais récurrente, qui intègre la Danse macabre au

coeur du récit du Pavillon, et ce, tant du point de vue du lecteur que de celui de

l’auteur. Dit autrement, l’omniprésence de la peinture et de la danse macabre dans le

roman en fait un intertexte indispensable à la lecture et à l’interprétation de l’oeuvre.

Terme emprunté à Saussure: Michael Riffaterre, La Production du texte, Seuil, 1979, p. 76.« L’accident historique qu’est la perte de l’intertexte ne saurait entraîner l’arrêt du mécanisme

intertextuel, par la simple raison que ce qui déclenche ce mécanisme, c’est la perception dans le textede b trace de l’intertexte », Michael Riffaterre, op.cit , p. 5.

Arme-Claire Gignoux, op.cit., p. 103.

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24

En étudiant les relations intrasémiotiques entre les deux oeuvres, nous

conserverons la distinction entre les deux systèmes sémiotiques tout en considérant

leur interaction. Car malgré tout ce qui sépare leur mode d’expression, la littérature et

la peinture ont en commun de produire du visible, ou du moins, du représentable. Ils

contribuent à développer des manières de voir. De là, nous considérerons Kokis

comme un écrivain visuel et nous verrons que son écriture relève de la sémiotique

plastique autant que littéraire voire que son écriture est picturale44.

Notre approche mettra en avant la faculté des signes à s’agencer en fonction de

systèmes sémiotiques différents, créant ainsi une forme de dialogue. Elle maintiendra

la distinction de l’image et du texte tout en permettant d’étudier le réseau d’influences

qui modifie en profondeur le récit et, plus largement, l’écriture. Mais avant

d’examiner ces relations, nous devons étudier la Danse macabre en elle-même,

indépendamment du rapport qu’elle entretient avec l’oeuvre romanesque. Par la suite,

nous serons à même de retenir les éléments pertinents pour décrire son inscription

dans Le Pavillon des miroirs.

Nous utilisons cette expression d’ écriture picturale» afin d’évoquer l’idée que Kokis signe meécriture qui s’inscrit dans sa pratique de peintre.

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CHAPITRE II

DE L’IMAGE LA DANSEMACABREDUQUÉBEC

2.1 Présentation

La Danse macabre du Québec est parue chez XYZ en 1999. Elle est présentée

chez l’éditeur dans la section «hors collection» sous la mention « beau-livre ». Dans

le catalogue de la librairie Gallimard à Montréal, elle se retrouve dans la section « art

québécois ». Il s’agit pourtant d’un ouvrage mêlant l’histoire, la peinture, la poésie et

l’essai. Quoi qu’il en soit, ces différentes dénominations révèlent la difficile

catégorisation de cet ouvrage hétéroclite qui se divise en trois parties.

La première partie constitue un historique de la représentation du macabre en

peinture. Suit la danse macabre composée de quarante stations, comme les dénomme

Kokis. Nous y retrouvons des poèmes qui accompagnent les tableaux du peintre

réalisés entre 1992 et 1994. L’ouvrage se termine par un essai intitulé « Les figures

de la mort », dans lequel Kokis relate son parcours et rend hommage aux peintres qui

l’ont influencé. De par son aspect générique, la Danse macabre du Québec constitue

un genre hybride difficile à classer dans la sage grille des genres constitués. Dans le

cadre de notre étude, nous nous attacherons seulement à la partie de l’ouvrage

présentant la série de toiles accompagnées des poèmes et constituant l’oeuvre de la

danse macabre proprement dite.

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26

Dans notre recherche, qui veut analyser les influences, les relations intrasémiotiques

entre La danse macabre du Québec et Le pavillon des miroirs, pouvons-nous faire fi

des poèmes accompagnant les toiles? Dans quelle mesure la thématique et

l’inspiration générale des poèmes et des peintures coïncident-elles? Le rapport est-il

d’inclusion, de subordination, d’absorption, ou de fusion entre les deux formes

d’expression? À l’interaction des arts s’ajoutent une complexification de la lecture.

Est-ce que la composition de l’oeuvre permet au spectateur/lecteur de se laisser

atteindre par l’expressivité avant de se laisser interpeller par le message?

Pour traiter de la Danse macabre du Ouébec, nous commencerons par étudier

le lien qu’elle entretient avec la tradition des danses macabres héritée du Moyen Âge.

Nous analyserons ensuite les toiles et les poèmes et nous verrons quel sens se crée

dans l’interrelation qui se tisse entre le texte et le tableau. Tout au long de cette

analyse, il nous faudra garder à l’esprit ce que peut avoir d’arbitraire une

comparaison entre le texte et l’image dans la Danse macabre: en rapprochant deux

modes de création artistique différents, nous prenons le risque de n’appréhender que

le substrat thématique de chacun des deux types d’oeuvres. Ces réserves

méthodologiques une fois admises, il reste possible de s’interroger sur le rapport qui

existe à l’intérieur de chaque couple peinture-poème. Il devient surtout possible de

dégager des significations et des motifs propres à l’imaginaire macabre de Kokis et

qui se retrouvent, comme nous le verrons au troisième chapitre, verbalisés dans le

roman.

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27

L’oeuvre de La danse macabre du Québec emprunte à la tradition, à un genre

bien constitué, codifié. En ce sens, il existe un rapport intertextuel entre l’oeuvre

picturale de Kokis et le genre des danses macabres. Comme l’écrit Jenny, «dans les

genres dont les formes ont cessé de se renouveler, le code devient [.J

structurellement équivalent à un texte. On peut alors parler d’intertextualité entre telle

oeuvre précise et tel archétexte de genre45 ». Cela dit, nous n’élaborerons pas sur ce

rapport entre l’oeuvre picturale et les danses macabres précédentes. Cette étude,

fascinante en soi, s’écarterait du cadre de notre recherche qui vise l’analyse des

relations intrasémiotiques entre La danse macabre du Québec et Le Pavillon des

miroirs.

22 Bref historique des danses macabres

Le symbolisme du macabre est depuis toujours présent dans l’art. Au Moyen

Âge, cependant, la représentation de la mort prend un essor particulier avec la

création de plusieurs danses macabres. Les études à ce sujet sont nombreuses ; elles

sont l’oeuvre d’historiens de l’art et de la littérature aussi bien que de théologiens et

d’ethnologues. Nous ne ferons que développer rapidement cette question46.

“ Laurent Jenny, op.cit., p. 264.‘ II existe une abondante littérature sur la question des danses macabres. On peut mentionner: LouisMâle, L ‘art religieux de la fin du Moyen Age en France, Paris, A. Colin, 1949; Alberto Tenenti, LaVie et la mort à travers l’att du XVe siècle, Paris, A. Colin, 1952; Johan Huizhiga, L ‘Automne duMoyen Age, Paris, Payot, 1965; Michel Voyelle, La mort et l’occident de 1300 à nos jours, Paris.Gallimard, 1983; Philippe Ariès, Essais sur l’histoire de la mort en Occident du moyen âge à nosjours, Paris, Seuil, 1975 et L ‘Homme devant la Mort, Paris, Seuil, 1983 Jean Delumeau, La peur enOccident, Paris, Fayard, 197$ et Le péché et la peur. Paris, Fayard, 1983.

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28

L’origine des danses macabres fait toujours l’objet de multiples théories et

discussions47. Certains chercheurs pensent qu’à l’origine de la danse il y aurait des

spectacles dansés. Ainsi, en 1393 on a dansé dans l’église de Caudebec en Normandie

une danse macabre. D’autres favorisent te Dit des trois morts et des trois vjfs dont la

plus ancienne rédaction est antérieure à 1280. En représentant trois jeunes nobles qui

rencontrent trois morts, le poème rendrait compte de l’origine de la danse macabre.

Une chose, cependant, est certaine : le terme «danse macabre» était connu bien avant

la création de la première danse. Dans un poème de Jean Lefèvre, intitulé Le Respit

de ta mort (1376), se retrouve le vers bien connu: «Je fis de Macabre la danse 4X».

Au départ, les danses macabres étaient peintes sur les murs extérieurs des

cloîtres, des charniers, des ossuaires ou à l’intérieur de certaines églises. Elles

prenaient le plus souvent la forme d’une farandole, où alternent un mort et un vivant.

En-dessous ou au-dessus des peintures étaient peints des vers par lesquels la Mort

s’adressait à sa victime, souvent d’un ton menaçant et accusateur, parfois sarcastique

et empreint de cynisme. La première danse connue a été peinte en 1424 sur le mur du

cloître du cimetière des Saints-Innocents de Paris, le plus important charnier de la

viDe. Des milliers de personnes venaient l’admirer. Ils se consolaient à la pensée

d’une mort égalitaire pour tous ou frémissaient en appréhendant leur fin à venir. Cette

fresque, aujourd’hui disparue, nous est parvenue dans une reproduction imprimée par

Guyot Marchant en 1485 et intitulée Danse macabre: un miroir salutaire.

Voir les Actes du colloque La mort au Moyen Age, Strasbourg, Librairie Istra, 1977.Patrick Pollefeys, La mort dans l’art, [En ligne]. http://www.lamortdanslatt.com/danse/danse.htm

(Page consultée le 30 avril 2007). Ce vers de Lefevre est repris par Kokis pour introduire sa dansemacabre « “De maccabe je fis la dance” (présentation de La danse macabre du Québec)» (Dm, 13).

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29

Au Moyen Âge, la danse macabre était conçue comme un avertissement pour

tes puissants et une source de réconfort pour les pauvres. C’était un appel à tous pour

une vie responsable et pieuse49. Mais son motif de base était plus simple, plus

intemporel : il dépeignait le caractère éphémère de la vie. Il rappelait aux hommes et

aux fenimes qu’ils sont destinés à mourir, tous, sans exception. À cette époque, les

danses ne proposaient pas qu’une pieuse exhortation; elles constituaient d’abord une

satire du monde contemporain et particulièrement des membres du clergé. Pour bien

comprendre ce paradoxe, il faut se rappeler qu’à la fin du Moyen Âge, l’église n’a

plus la puissance considérable qu’elle détenait aux )Ue, XIIe et XIIIc siècles. Il s’agit

d’une période de crise religieuse où est remis en question le monde ecclésiastique.

Les auteurs anonymes des danses critiquaient donc une institution sans pour autant

oublier les préceptes moraux qu’ils désiraient transmettre au peuple. Dans l’historique

des danses macabres, Hans Holbein le Jeune marque une transition: on passe de la

danse des morts à la danse de la mort. Si la danse macabre des Saints-Innocents de

Paris dominait le Moyen Âge tardif, l’oeuvre de Holbein devient la référence

incontournable du genre à partir de 153$. Elle se composait d’une suite de quarante-

et-une gravures sur bois, qui furent exécutées vers 1526 et imprimées douze ans plus

tard à Bâle, dans un recueil intitulé Les simulacres et historiées faces de ta mort. Elles

furent portées à cinquante-trois dans l’édition de 1545, accompagnées de sentences

latines et de quatrains moraux français.

ce sujet, Jean Delumeau écrit que « [le] sermon macabre — textes et images — était dans la logiqued’une christianisation qui voulait faire accepter l’éthique des monastères par des couches sans cesseplus larges de la population et se trouvait en même temps confrontée à une montée de la richesse et deta “fureur de vivre”, du moins aux niveaux supérieurs de la société >, Le péché et ta peur, Paris,Fayard, 1983, p. 10$.

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30

Désormais, le spectateur/lecteur reçoit les leçons de la danse macabre seul à seul,

dans un livre, et non en regardant de grandes fresques. Il s’agit pour Holbein de

proposer des scènes indépendantes les unes des autres plutôt que de les relier dans

une grande ronde sans fin. Il redéfmit ainsi le genre puisque la mort, toujours

agressive et jubilatoire, ne danse plus dans une longue farandole, mais intervient

directement dans des scènes de la vie quotidienne. Au lieu de représenter le mort

comme un double du vivant, lui annonçant que sa fin est proche, il la montre comme

une mort singulière, la Mort, qui ne se distingue plus d’un personnage à l’autre, ou du

moins, qui ne prend pas leur apparence. Elle pénètre dans le monde réel, surprenant

les hommes au milieu de leurs activités quotidiennes. Au niveau du texte, alors que

les danses traditionnelles proposaient un dialogue entre le mort et le vivant, le

nouveau genre initié par Holbein offre des formes poétiques non dialoguées. Nous

verrons que dans la Danse macabre du Québec, $ergio Kokis s’inspire des deux

« genres » de danses macabres.

23 Entre tradition et modernité: l’oeuvre kokisienne

Ce que Sergio Kokis montre dans ses tableaux, ce sont — faisant fi de ce qui

n’y entre qu’à titre d’accessoires ou d’éléments de décor — des figurations de

personnages vivants en compagnie du personnage de la mort. Le thème privilégié de

Sergio Kokis c’est, de toute évidence, la réalité vivante de l’être humain. Pour

Fartiste le but essentiel est moins d’exécuter un tableau qui sera un objet digne d’être

regardé que d’affirmer quelques réalités sur la toile prise pour théâtre d’opérations.

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31

Un pape tenu en bride par la mort (Dm, 21), un rassemblement de politiciens qui

serrent des mains et qui serrent les dents (Dm, 23), des aristocrates malicieux qui se

pavanent devant une mort souveraine (Dm, 22), un général creuseur de fosse pour la

patrie (Dm, 26), des gros trop gros et des maigres trop maigres (Dm, 31 I 45), des

scientifiques prométhéens (Dm, 32) et un médecin fort engageant (Dm, 33), des

croyants qui jouent leur va-tout aux dés, aux cartes ou à la roulette (Dm, 29). La

galerie de tableaux qui constitue La danse macabre du Québec a de quoi surprendre.

Mais cette imposante figuration (plus de deux cents personnages!) n’est pas

innocente: elle vise à représenter la société dans toute sa diversité. Nous pouvons

classer ces personnages selon cinq catégories. Il y a d’abord les représentants du

pouvoir et de la fmance (Le pape, Les aristocrates, Les politiciens, Les cadres

supérieurs, etc.). Ce sont eux que la mort attaque particulièrement ou avec le plus de

férocité. Ensuite, il y a les représentants du genre humain (Le jeune homme, Lajeune

femme, L ‘enfant, etc.) et ceux du monde artistique (Les artistes, Le poète, Le peintre,

etc.). Enfm, une dernière catégorie rassemble spécifiquement les représentants de la

société moderne et de ses «maux» (La violence dans ta rue, Les obèses, etc.). La

Danse macabre du Québec allie donc la tradition5° (avec des personnages qui existent

depuis le Moyen Âge) et la modernité, répondant à l’avertissement de l’auteur: «un

peu de tradition et beaucoup de modernité» (Dm, 12).

5° Kokis accorde une place importante aux représentants des différentes catégories sociales (ce quirépond à la tradition française des danses macabres), mais il n’oublie pas les représentants du « genrehumain » (plus présents dans la tradition allemande). En ce qui concerne la représentation de la mort,Kokis mélange «danse des morts » et « danse de la mort ». La Mort est tantôt miroir du vivant (Lepape, Les politiciens, Le cadre intermédiaire, etc.), tantôt elle ne s’identifie pas à un personnage, elleest anonyme (Les croyants, Le médecin, L ‘âge d’or, etc.). Dans tous les cas, l’idée que la mort peutfrapper à tout moment est omniprésente, de même que l’idée de l’universalité quel homme, aussi fortou puissant soit-il, peut échapper à la Mort?

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32

Certains des personnages représentés dans les toiles sont absents de la figuration

traditionnelle des danses macabres. C’est notamment le cas avec Les journalistes, Les

sportjfs ou Les touristes. Mais la modernité se présente aussi dans les accessoires qui

sont empruntés à notre époque: lunettes de soleil, téléphone, appareil photo, lavabos

et sièges de W.C., cigarettes à demi consumées (comme pour souligner aussi, par

cette référence à une minute précise, l’aspect pris sur le vif, le flagrant délit de la mort

qui intervient chez les vivants), stéthoscopes, seringues qui indiquent la direction à

suivre... Il semble que Kokis tienne à clairement signifier que son propos vaut pour

un temps qui ne saurait être que le nôtre mais qui l’inclut également. L’action des

personnages pourrait être, en cet instant, celui du peintre ou de nous, les spectateurs.

Si certains aspects de l’oeuvre sont strictement modernes ou traditionnels, le

peintre jette néanmoins des ponts entre la tradition et la modernité. Plusieurs

personnages réactualisent ainsi le passé: Les politiciens et Le général figurent les

représentants des «nobles» qui détenaient anciennement les pouvoirs décisionnels et

militaires. Au niveau des symboles, nous retrouvons le traditionnel sablier qui

matérialise le temps qui passe, mais également la montre moderne; le fifre qui faisait

danser les morts mais aussi la guitare électrique des groupes de <f heavy metal ».

Kokis réinvente donc le genre de la danse macabre en puisant aux différentes sources

de la tradition. Ce trait correspond d’ailleurs à la visée de l’auteur qui voulait faire

une danse «actuelle, représentative [des] contemporains, capable de les faire

réfléchir, rire et s’émouvoir» (Dm, 11). Si la figure de la mort est menaçante,

écrasante, surtout envers les puissants et les riches, elle est surtout représentée comme

un personnage comique : la Mort ne se contente pas seulement de moraliser, elle

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33

devient grotesque et ridiculement macabre. La Danse macabre du Québec, tout en

reprenant le cliché du Moyen Âge qui veut que la mort soit la même pour tous, figure

avec ironie que cette égalité reste illusoire. Non seulement la mort ne rachète-t-elle

pas l’inégalité des conditions de vie, mais elle frappe au hasard, en commençant par

la plus innocente des victimes, le nouveau-né. L’égalité de la danse macabre n’existe

que du point de vue exclusif de la mort.

2.4 La peinture51

Les quarante tableaux qui constituent la danse macabre sont de même facture:

il s’agit de toiles imposantes peintes à l’huile sur des panneaux de masonite52. Dans la

matérialité des toiles s’insinue l’idée de cohérence et de cohésion qui confère une

signification globale à l’oeuvre et qui empêche de considérer les toiles

individuellement et hors du cadre qui les réunit: celui de la danse macabre. Si

chacune des peintures peut exister par elle-même, elles forment d’abord un tout, une

mise en série qui se donne à lire comme un récit. Les toiles de La danse macabre sont

donc à la fois un tout et des parties ; par là, elles se donnent à lire concurremment de

deux manières: comme parole absolue, indépendante et se suffisant à elle-même,

Nous reprenons dans cette partie certains propos de Miche! Leiris sur l’oeuvre de francis Bacon:francis Bacon. face et profil, Paris, Albin Mïchel, 1983, p. 11-47.52 La peinture à l’huile semble tout indiquée pour dépeindre une danse, quelle qu’elle soit, car en plusde créer un relief sur la toile, elle donne véritablement corps à la peinture. Elle permet de retrouver lemouvement de l’artiste en train de peindre mais elle sollicite aussi le corps du spectateur par l’effettactile qu’elle suggère. Le masonite est fait de fibres de bois amalgamées avec de la colle afin de créerde grands panneaux rigides. li a un côté apprêté qui donne une solide surface à peindre plus résistanteaux liquides et à l’eau.

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mais surtout comme élément d’une série dans laquelle chaque toile est prise et dans

laquelle elle est susceptible de faire entendre un autre sens.

Chez Kokis, la peinture est avant tout figurative. Au niveau des influences,

nous reconnaissons facilement (l’auteur d’ailleurs ne s’en cache pas) celles

d’Mbrecht Dtirer et de francis Bacon, dont les tableaux intitulés Le bain des hommes

et Le bain des femmes constituent un vibrant hommage. Nous retrouvons également

l’influence des expressionnistes allemands avec Otto Dix, Georges Grosz ou Oskar

Kokoschka. Et aussi les peintres de l’époque médiévale et de la Renaissance: les

frères Van Eyck, Léonard de Vinci, Michel-Ange, Jérôme Bosch53. Kokis avoue

également ses affinités avec les peintres mexicains David Mfaro Siqueiros et Jose

Clemente Orozco et le brésilien Candido Portinari qui ont, avant lui, porté un regard

critique sur le tiers-monde54.

Le dessin de la Danse macabre du Québec frappe par ses étonnantes

distorsions, par ses atteintes aux formes humaines qui peuvent aller jusqu’au

brouillage voire jusqu’à l’effacement. À l’image d’Albrecht Dtirer, Kokis peint des

visages humains systématiquement distordus. De même que dans la vie, les temps

forts tranchent sur la platitude du train quotidien, les fonds de ces tableaux — telles

‘ Au coeur du roman Les amants de Ï ‘Affama (2003) de Sergio Kokis se trouve te triptyque de JérômeBosch (1453-J 516), La tentation de Saint-Antoine. Le dernier roman de Kokis, Le fou de Bosch(2006), fait explicitement référence au peintre (le tableau en couverture reprend d’ailleurs les pattesd’insectes, plumes et becs d’oiseaux, tftes de reptiles ou de batraciens qui ont frit l’originalité deBosch) et témoigne de l’importance qu’accorde l’artiste au peintre flamand et à ses contemporains.

Incidemment, l’art populaire mexicain (où les thèmes religieux sont les plus fréquents) s’est d’abordexprimé sur les murs tandis que l’art dans les églises brésiliennes jouit d’une grande influence sur lesmasses. Nous voyons là des sources, autres qu’européennes, qui ont pu inciter Kokis à la réalisationd’une danse macabre québécoise mais à saveur latino-américaine...

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35

des eaux calmes — laissent place, en premier plan, à des personnages aussi diversifiés

que virulents.

À voir le peintre créer pareille opposition — ordre clairement établi encadrant

un désordre — nous sommes fondés à penser que Kokis découvre «qu’une différence

de potentiel est nécessaire pour que le courant passe et que surgisse quelque chose qui

ressemble à la vie55 ». Chez Kokis, la toile a donc ses zones bouillantes, où règne une

effervescence, en opposition avec ses parties neutres, où il ne se passe rien. En un

même tableau coexistent des parties apparemment traitées avec indifférence (fonds

souvent en aplat) et des personnages qui semblent être le fruit d’une intense activité

créatrice. Cela dits le dessin (contrairement aux oeuvres médiévales de la danse

macabre) ne prévaut pas sur la couleur qui participe tout autant à la structure et à la

signification des toiles. Conmie chez Degas ou femand Léger, dessin et couleur se

font concurrence. C’est ainsi que «[l]’ensemble donne l’impression d’une tension

jamais dépassée entre le dionysiaque et l’apollinien, entre une plongée dans la densité

colorée du monde et une ressaisie intellectuelle, en surface, d’un ordre qui semble

vouloir donner sens à l’ensemble56 ». Avec la couleur, les tableaux gagnent en

épaisseur et en intensité (la juxtaposition d’une couleur et de sa complémentaire

permettant un plus grand contraste57).

Michel Leiris, op.cit., p. 23.Daniel Bergez, op.cit

, p. 64.‘ 11 s’agit là de remarques générales qui s’appuient sur la distribution entre couleurs chaudes etcouleurs froides. En deçà de ces caractéristiques, la couleur s’apparente à l’utilisation que veut bien enfaire l’artiste (et donc, aux significations que la couleur dévoile dans telle ou telle toile) « Si le dessinest volontiers perçu comme la partie la plus intellectuelle de l’art pictural, qui s’adresse à l’esprit, lacouleur est souvent associée à l’âme et aux passions, c’est-à-dire à la part la plus irrationnelle etprofonde de la psyché humaine» (IbkL, p. 67). Pour s’en convaincre, il suffit de consulter les proposde Sergio Kokis sur la couleur verte dans une de ses toiles (Le, 65-68) et l’analyse qu’en fait Gilles

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Ainsi, dans les tableaux, un vert et un rouge, un orange et un bleu, un violet et un

jaune rapprochés se font mettre en relief l’un, l’autre. Lorsqu’ils sont mélangés, ils

donnent le gris et permettent au peintre d’atténuer des tons trop vifs. D’où la célèbre

formule baroque de Charles Blanc: «Les complémentaires se soutiennent jusqu’au

triomphe, ou se combattent jusqu’à la mort58. > Chez Kokis, c’est bien jusqu’à figurer

la mort que les couleurs s’affrontent. Si les couleurs froides ou fades dominent, le ton

rouge-vif vient contrebalancer cette relative so(m)briété, comme pour mieux

symboliser l’apparition subite de la mort, dans les toiles comme dans la vie59.

L’art de la Danse macabre du Québec, à la fois savamment composé et

furieusement spontané, procède, dans sa facture esthétique, d’une convergence entre

modernité et tradition, entre réalité et irrationalité. Mais au delà des éléments

structurels, c’est véritablement le sujet des toiles — puisqu’il s’agit d’art figuratif— et

l’ensemble des connotations dont elles s’accompagnent qui construisent la

signification de l’oeuvre. À cela s’ajoutent les poèmes que nous allons maintenant

aborder.

Dupuis dans <t Migration et transmigrations littéraires au Québec: l’exempte brésilien », dansMigration undSchreiben in der Romania, Kiaus-Dieter Ertter (dfr.), Vienne, LIT Vert, 2006, p. 13-22.

Cité par Nadeije Laneyrie-Dagen, Lire la peinture : dans l’intimité des oeuvres, Paris, Larousse,2002, p. III.

Les couleurs chaudes sont réputées pour produire des sensations par opposition aux couleurs froidesqui sont censées ne procurer <t aucune sensation de vie [...], d’animation» (dictionnaire Larousse). Lescouleurs chaudes évoquent également les flammes, la violence là ou les couleurs froides évoquent lesteintes de l’eau et l’idée de calme, d’infini. Dans tous les cas, chez Kokis, l’utilisation de la couleurvise peu à imiter la réalité et plus à susciter une émotion crue.

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23 La poésie

Un aperçu global des formes employées dans La danse macabre du Québec

montre que c’est sous le signe de la satire que Kokis siffle son écriture poétique.

Satire, dans le sens ou Mathurin Régnier l’a pratiquée, soit un mélange de

«considérations morales, de caricatures de types humains, anecdotes, éloges et

blâmes, remarques plus personnelles présent[ées] sur le mode détendu d’une

conversation familière60 ». Dans l’oeuvre, cette satire s’exprime uniquement par le

biais de la Mort qui prend de multiples positions d’orateur en utilisant le style direct

ou indirect pour convaincre son public lecteur. Elle revêt tantôt le rôle de l’accusateur

public : «De grâce, silence ! / Mais taisez-vous, les journalistes!» (Dm, 27) ; tantôt

de l’observateur désabusé des moeurs du temps: «Tant pis ta crasse / Vive le

progrès! / Gadgets bidules nous font envie /jouets autos pour s’amuser / ou les

pilules pour oublier» (Dm, 32) ou du moraliste: « Vous devez être bien riches /pour

gaspiller sans faire la guerre / tant de chair fraîche au prix de rien» (Dm, 4$). Au

niveau de la forme poétique, Kokis impose une véritable hybridation qui se présente

sous la forme de poèmes en prose relativement brefs, ce qui montre le désir pour le

poète d’aller à l’essentiel:

Brièveté de l’humoriste aiguisant le sarcasme en traits subtils et décisifs, brièveté du moralistesoucieux d’en dire assez, mais également assez peu, pour donner à penser, pour se faireentendre à demi-mot61.

60i Joubert, Genres etformes de la poésie, Paris. Armand Colin, 2003, p. $0.61 Jean-Louis Joubert, Ibici

, p. 83.

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Souvent, le poème est proprement épigrammatique. L’épigramme, certes, est

synonyme de satire depuis que le poète latin Martial a redéfini le genre. Avec lui,

nous passons «de l’épigramme sur (épigramme élogieuse) à l’épigramme contre

(épigramme satirique)62 ». Mais si le caractère satirique des poèmes recouvre la forme

épigrammatique, c’est parce que le poème propose une attaque, une pointe assassine

en final (on a d’ailleurs comparé l’art de l’épigramme à la tauromachie, à une mise à

mort63). Voici, par exemple, comment se terminent respectivement les poèmes Les

aristocrates et Le cadre intermédiaire: «Soyez à l’aise / c ‘est moi qui tue », «T ‘es

mis à piea les deux devant» (Dm, 22-2$). Certains poèmes sont aussi

épigrammatiques, mais dans le sens premier du mot qui désigne une inscription

gravée sur la pierre d’un monument funéraire. L’épigramme est alors une épitaphe.

C’est notamment le cas lorsque le poète exprime la consolation : «Moi, la Mort, je

vous salue bien bas / et humblement, ô, vous, les maigres, ô vous, mes fils» (Dm, 45).

Nous voyons donc que la forme du poème se fait l’écho du contenu même du

discours. C’est encore le cas pour Les suicidés où le poète choisi le sonnet qui est la

forme fixe par excellence de la poésie française. Lorsqu’il y a recours, c’est pour

rendre hommage ironiquement à ceux que la Mort respecte le plus parce qu’ils se

présentent directement à elle: « Quel festin, mes chers parents / ces jeunes gens qui

se defoncent ! / Hagards, tapis et sans parole / ils voguent seuls à ma dérive » (Dm,

4$).

Bernai-d Roukhomovsky, Lire tes formes brèves, Paris, Nathan, 2004, p. 117 (en italique dansPoriginal).61IbKL,p. 134.

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39

2.6 Le texte et l’image, l’image et le texte: une relation riche de sens

Nous avons étudié, successivement, le sujet, la peinture et la poésie dans La

danse macabre du Québec. Mais qu’en est-il, à proprement parler, de sa

signification? Pour répondre à celle question, il faut considérer le rapport

qu’entretiennent le texte et l’image dans l’oeuvre. En général, dans les livres d’art, le

texte et l’image se répondent sans que s’établisse une fusion entre les deux: «La

pratique du livre d’art [...J repose sur ce principe : les textes présentant des

informations ou développant des commentaires et appréciations y sont

inextricablement liés, dans le dispositif visuel créé par l’éditeur, avec les

reproductions photographiques des œuvresM ». Le texte et l’image sont liés: il n’y a

ni séparation ni fusion. Quant au livre illustré, il présente plutôt une relation inverse

de subordination: il y a primauté du texte sur l’image. Or Kokis, à partir de deux

formes d’expression aussi riches que la peinture et la poésie, donne naissance à une

oeuvre qui fait fusionner les arts en présence. De ce fait, le livre de dialogue65 est

peut-être le genre qui définit le mieux l’oeuvre singulière de Kokis qui contient au

moins trois espaces de référence: l’image, le texte et le lieu commun créé par leur

rencontre. Ce qui nous importe, finalement, n’est pas l’exacte caractéristique

générique de l’ouvrage, mais bien le fait que celui-ci propose un rapport particulier

entre le texte et l’image. Analyser la convergence de la littérature et de la peinture

Daniel Bergez, op.cit.,p.

119.Yves Peyré définit ainsi la relation entre la peinture et la poésie dans le livre de dialogue: « La

connivence entre peinture et poésie fondatrice d’un jeu d’échos ne peut varier de ce que l’une se tienneà l’écoute de l’autre (elles s’entendent réciproquement) mais de ce que la voix de chacune se colored’un timbre commun, de fait puisé à une source commune. », Peinture et poésie. Le dialogue par telivre 1274-2000, Paris, Gatlimard, 2001, p. 33.

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dans La danse macabre du Québec est particulièrement pertinent puisque les deux

arts sont réunis dans un même volume, mieux, sur une même page. Il s’agit d’une

situation dialectique par excellence, d’un dialogue dans lequel, par un processus de

médiation, peinture et littérature s’incluent mutuellement.

Dans La Danse macabre du Québec, le plus souvent, le personnage

allégorique de la Mort est pourvu de suffisamment d’attributs pour faire sens. C’est

notamment le cas dans Le Pape [annexe 1], où la Mort, qui s’est revêtue de la toge et

de la mitre du Pape, le chevauche en le tenant par son rosaire ourdi d’un crucifix et

faisant office de bride. Ici, le sens est clairement défini par la représentation de la

mort qui critique sévèrement le rôle de l’église et de son plus haut dignitaire. D’autres

fois, c’est le titre lui-même qui, en nominant les personnages, explicite le sens du

tableau. Un bon exemple de sens conféré par le titre à la toile se trouve dans les

tableaux intitulés Les maigres [annexe 3J et Les obèses [annexe 2]. Dans le premier

cas, le mot employé n’est aucunement péjoratif, il décrit un état plus qu’il ne le

dénonce. En revanche, le titre Les obèses connote clairement la notion d’exagération

et implique un élément satirique: il ne s’agit pas de représenter mais de critiquer les

êtres anormalement gros et, plus largement, la société de consommation. Ce qui se

trouve exprimé dans les titres éclairent donc davantage la signification des toiles:

l’une compatissante, l’autre impitoyable. C’est ce que viendra ensuite confirmer la

lecture des poèmes. D’un côté, il s’agit des «humains qu ‘on ignore moins nourris

que nos bêtes de loisir /pÏus humiliés que la vermine... » (Dm, 45) ; de l’autre, ce

sont «Les suiffeux, les suiffeuses, boules de graisse / Les chairs gonflant, trop pleins

de soupe et de paresse» (Dm, 31). Sergio Kokis, comme c’était le cas au Moyen Âge

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Annexe 1 Sergio Kokis, Le pape, huile sur masonite, 1992, 193 cm x 122 cm.

Réf. : Sergio Kokis, La danse macabre du Québec, Montréal, XYZ, 1999.

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Annexe 2 : Sergio Kokis, Les gros, huite sur masonite, 1992, 193 cm x 122 cm.

Réf.: Sergio Kokis, La danse macabre du Québec, Montréal, XYZ, 1999.

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Annexe 3 : Sergio Kokis, Les maigres, huile sur masonite, 1994, 193 cm x 122 cm.

Réf. t Sergio Kokis, La danse macabre du Québec, Montréal, XYZ, 1999.

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41

et à la Renaissance, utilise l’aspect symbolique des images pour transmettre son

message. Traditionnellement, cela permettait aux peintres de traduire visuellement un

message verbal. En ce sens, l’image était destinée à être lue, décodée, et non pas

seulement vue. Les poèmes, dans la Danse macabre du Québec, illustrent le contenu

des toiles plutôt que de s’appuyer sur elles comme tremplin pour construire et

développer un autre sens, un autre univers imaginaire. Cependant, si chaque poème

n’était que la simple photographie quasi-instantanée de la peinture, la relation perdrait

de son intérêt. À ce sujet, l’explication de Gérard Dessons à propos d’un «écrire

vers» est particulièrement éclairante: «Écrire vers, [...1 n’est pas l’antonyme

d’écrire à partir de. Plutôt son complémentaire. Écrire vers une oeuvre, c’est écrire à

partir de sa visée66 ». C’est peut-être le sens de l’écriture poétique de Kokis suscitée

par la peinture qui «bien qu’elle se fasse à partir d’elle, [se fait aussiJ en direction

d’elle67 ». Autrement dit, le poème ne décrit pas la peinture, ni ne l’analyse ou ne

l’explique; il en complète plutôt le sens tout en offrant une tonalité particulière qui

s’ajoute au tableau. Par exemple, l’aspect comique des danses ne peut être produit

que par l’utilisation d’un langage plus riche et plus direct que la peinture. En effet, à

moins de friser la caricature, l’art peut difficilement exprimer le comique. C’est ce

qui fait dire à Johan Huizinga que «la littérature est incontestablement souveraine

partout où le comique doit provoquer l’éclat de rire68 ». Le comique permet

également de mieux exprimer l’aspect grotesque de l’oeuvre. Mais celui-ci n’est

Gêrard Dessons. L ‘art et ta manière. Art, littérature, langage, Paris, Honoré Champion, 2004,p. 379 (en italique dans l’original).67 Idem.

Johan Huizinga, L ‘automne du moyen ôge, Paris, Payot, 1975, p. 374.

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42

vraiment apparent qu’avec le dialogue qu’entretiennent le poème et la peinture. En

alliant la mort et le comique, l’oeuvre devient réellement grotesque69. La

compréhension des symboles iconiques est préalable à toute compréhension de la

toile, tout comme l’est la compétence du spectateur/lecteur pour effectuer le transfert

d’un langage à l’autre. L’interaction des deux arts ajoute ainsi une complexité de

lecture. Elle exige que le lecteur perçoive différentes strates d’expression: la

peinture, la poésie et surtout la complémentarité des deux formes artistiques. La

peinture vient ici en premier, car à la lecture de l’ouvrage, c’est d’abord elle qui attire

l’oeil du lecteur. Cette impression sous-tend ensuite la lecture du poème: elle incite à

visualiser, à intérioriser le discours proposé par l’auteur. Il y a donc plusieurs espaces

de référence — l’image, le texte et le lieu commun créé par leur rencontre — lesquels

engendrent une stratification de l’oeuvre, au sens où Walter Moser la définit70. D’une

certaine manière, tout est déjà présent dans la toile et le poème permet de voir ce qui

est caché, de mieux comprendre ce que pense la Mort.

69 convïent de souligner que l’art expressionniste se définit également à travers une esthétiquegrotesque. Nous aurons l’occasion de traiter de celle question plus en profondeur dans le chapitresuivant qui sera notamment consacré au rôle de l’esthétique expressionniste dans l’oeuvre kokisienne.7° « [lia stratification de l’oeuvre entre en jeu au moment où celle dernière demande au lecteur qu’il soitsensible à la multiplicité des parcours possibles ou, évidemment, incompossible », dans « Puissancebaroque dans les nouveaux médias. À propos de Prospero Books de Peter Greenaway », SilvestraMariniello (dir.), Cinémas, vol. 10, n°2-3, Cinéma et intermédialité, printemps 2000, p. 39 à 63.

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CHAPITRE 111

Du TEXTE : LE PAVILLON DES MIROIRS

31 Le paratexte

Avant d’analyser l’inscription de La Danse macabre du Québec dans le récit

du Pavillon des miroirs, nous devons nous intéresser au paratexte (le titre,

l’illustration, l’épigraphe) qui, dès le début, oriente la perspective de lecture. Genette

définit la paratextualité comme:

la relation, généralement moins explicite et plus distante, que, dans l’ensemble formé par uneoeuvre littéraire, le texte proprement dit entretient avec ce que l’on ne peut guère nommer queson paratexte : titre, sous-titre, intertitres ; préfaces, postfaces, avertissements, avant-propos,etc. ; notes marginales, infrapaginales, terminales ; épigraphes; illustrations ; prière d’insérer,bande, jaquette, et bien d’autres types de signaux accessoires, autographes ou allographes, quiprocurent au texte un entourage (variable) et parfois un commentaire7

Pour commencer, le titre est particulièrement révélateur. Nous le retrouvons, sous la

forme d’une mise en abyme, à la dernière page du roman lorsque le narrateur quj se

trouve dans son atelier à Montréal, entouré de ses tableaux, déclare que « [tJeI

Narcisse se regardant dans te pavillon des miroirs d’un Luna Park misérable, [il se]

reconnai[tJ dans les déformations» (Pm, 371). Le titre prophétise en quelque sorte

tout le récit. En filigrane se retrouve l’idée du dédoublement et du sacrifice qu’exige

la création. Cela dit, c’est bien la mort que nous retrouvons dans cette citation fmale

incluant le titre. D’abord, il est commun de voir le miroir comme une représentation

‘ Gérard Genette, Palimpsestes, Paris, Seuil, 1982, p. 10.

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du narcissisme, lui-même relié à la mort. En se mirant, Narcisse ne contemplait-il pas

sa propre mort? Ce lien entre l’image spéculaire et la mort se retrouve aussi dans la

tradition des danses macabres. Avant ilolbein, la Mort ravageuse de vies humaines

était le mort, c’est-à-dire le sosie du vivant. Le mort représentait le vivant lui-même,

tel qu’il sera dans un proche avenir, double terrifiant de sa personne ; c’est l’image

qu’il voit dans le miroir, c’est lui-même.

Mais son reflet, nous dit le narrateur, est également déformé. Ce sont les

mêmes déformations que peut observer le public d’un parc d’attraction en se

regardant dans des miroirs déformants qui le font sortir du monde réel en le troublant,

en lui offrant une nouvelle perception de lui-même et de son environnement. Anton

Tchekhov dans Le miroir deformant a merveilleusement décrit cet état de

déformation.

J’enlevai la poussière qui recouvrait le miroir et partis d’un éclat de rire. L’écho en renvoya leson assourdi. C’était un miroir déformant ; les traits de mon visage étaient tordus en toussens : j’avais le nez sur la joue, le menton était coupé en deux et s’étirait de biais72.

La déformation rejoint aussi l’autoportrait. À l’origine, celui-ci a été rendu possible

grâce à l’évolution de la technique verrière. Mais les premiers miroirs, instruments

imparfaits, déformaient souvent les images qu’ils reflétaient. Et cette image

déformante du miroir, nous la retrouvons dans la Danse macabre du Québec avec la

figure distordue d’un peintre inspiré par la Mort [annexe 4J.

Anton Ychekhov, Le miroir deformant. [En tignejhttp://ffig.free.fr/documents/ftancais/le_miroir_deformant.html (Page consultée le 30 avril 2007]. Ausujet de la thématique du miroir chez Kokis, il est utile de lire le récent article de Monique Lebrunintitulé « Masques et miroirs: Sergio Kokis et l’expérience migrante », dans La littérature migrantedans l’espace francophone: Belgique-France-Québec-$uisse, Monique Lebrun et Luc Collés (dir.),Cortil-Wodon, Editions ModuLaires Européennes/lnterCommunications, 2007.

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Annexe 4 : Sergio Kokis, Le peintre, huile sur masonite, 1994, 193 cm x 122 cm.

Réf.: Sergio Kokis, La danse macabre du Québec, Montréal, XYZ, 1999.

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45

Ce tableau, intitulé Le peintre, représente l’autoportrait de l’artiste en train de

peindre unefemme mort avec, derrière lui et à sa droite, la Mort elle-même. En ce qui

concerne l’autoportrait, il faut se rappeler qu’à l’origine, il pennettait de saisir te

vivant dans la perspective de sa future disparition. Il a donc partie liée avec la mort.

Mais, ce qui est plus important, il symbolise aussi pour le peintre la quête d’une vérité

intérieure. En terminant ainsi sa danse macabre, Kokis montre que cette oeuvre

constitue une quête de la vérité intérieure. Mais peut-il en être autrement lorsque nous

parlons de mort? La mort, qui change dans l’espace et le temps, est avant tout

quelque chose que nous ne connaissons pas. Dès lors, chacun en a sa propre image et

sa propre définition. Dans cet autoportrait, Sergio Kokis se représente en peintre, non

pour se célébrer mais pour questionner son identité à travers le filtre de son art.

Au chapitre 12, le narrateur explique son apprentissage de la peinture qui se

fait par étapes successives. D’abord le dessin publicitaire et quelques affiches

politiques durant son séjour à l’université; puis vint la fréquentation d’ateliers pour

pratiquer le modèle vivant. La gravure et la xylographie complétèrent sa formation.

C’est alors qu’il fit la rencontre de son mentor, le peintre Moe Reinbalt73. Sa mort fut

pour le narrateur une véritable révélation.

Notre dernière rencontre, le jour de sa mort, dans un pavillon sinistre d’hôpital, m’a fait l’effetd’une consigne symbolique. Ma tâche était de faIre des tableaux, [...1. Je me suis mis àpeindre à ce moment précis »(Pm, 135).

Dans ce pavillon sinistre, c’est sans surprise que le narrateur, confronté à la mort de

« l’autre x’, celle de son mentor, l’accepte philosophiquement et décide de peindre.

Moe Reinblaft (1917-1979), artiste montréalais qui a enseigné à L’Ecote de Beaux-Arts et au CentreSaidye Bronfinan.

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46

Dans le titre du Pavillon des miroirs s’esquisse donc l’idée que la création s’origine

et s’oppose à la mort. La création, c’est précisément la danse macabre74.

La page de couverture du roman présente aussi une toile75 de Sergio Kokis.

Elle représente des masques76 blancs et rouges enchevêtrés les uns sur les autres. Or

selon Oore, chez Kokis,

enlever le masque, Je déposer, se démaquiller c’est faire face à sa solitude humaine et à samort. [...1 Si notre portrait peint par l’artiste nous rassure, nous pLaît, c’est qu’iL est notremasquer.

Et derrière le dernier des masques se trouve la mort. C’est ainsi que le narrateur du

Pavillon des mirojrs, en tentant d’apprivoiser son masque, déclare que «[d]errière le

front qui est peint à chaque tableau, il n’y a qu’un semblant d’unité [...] Et le dernier

autoportrait n’achève rien. Chacun est ainsi son propre échec dans une descente vers

la mort» (Pm, 254). En représentant des masques sur la couverture, Kokis invite le

lecteur à ouvrir le roman pour voir ce qui se cache derrière les masques, pour

observer la mort et pour réfléchir à sa propre mort. En ouvrant le recueil, le lecteur

pénètre un cercueil.

Irêne Oore posait déjà la question suivante: <([lia création ne serait-elle pas précisément dans cettedanse macabre ? », « L’itinéraire créateur dans L’oeuvre romanesque de Sergio Kokis », Voix de lafrancophonie: Belgique, Canada, Maghreb, Anoil, Lidia et Segarra Marta (dir.), Barcetona, UB, 1999.p.245.

Tous les romans de Sergio Kokis présentent une de ses oeuvres en page de couverture. Seul L ‘art dumaquillage reprend une toile de la danse macabre. Le tableau présent sur la page couverture duPavillon des miroirs s’apparente à la partie gauche du tableau Homme poursuivipar tes masques, huilesur toile, 1995 (Dm, 78).76 Incidemment, avant la pierre tombale, le masque esquissait l’art funéraire.

Irène, Oore, « Masques et déguisements ou memento mon dans l’oeuvre romanesque de SergioKokis », Métamorphoses et avatars littéraires dans tafrancophonie canadienne, L’Interligne, 2000, p.150.

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47

Par ailleurs, le motif des masques ne peut être considéré sans être associé au

carnaval. Dans Le pavillon des miroirs les images de morts du carnaval, tels des

spectres, hantent le narrateur qui les traduit en tableaux.

Plusieurs se déplaçaient en groupes déguisés en squelettes et masqués d’une tête de mort,en agitant leurs draps telles des marionnettes affolées [...1. C’était le carnaval des pauvresf...] une fuite en avant dont les joueurs finissent par accepter d’être dupes. Une sorte dedésespoir très entraînant. A l’instar de mes images devenant tableaux, les gens dansaient leurdétresse, et le résultat final était surprenant (Pin, 108-i 10).

Le peintre exprime aussi cette omniprésence de la mort dans le carnaval: « La mort

était omniprésente dans le carnaval, tant par l’expérience vécue de l’ensemble de la

fête que par l’abondance de déguisements macabres, diaboliques ou monstrueux.»

(Dm, 79) Masque, carnaval et mort. Cette relation rappelle l’origine des danses

macabres européennes où le spectacle des morts et des vivants était dansé.

Pour terminer, l’épigraphe du roman, quatre vers (ici en italique) de

«Profondément» du poète brésilien Manuel Bandeira (1886-196$), annonce un récit

inscrit dans la mort:

Je n’ai pas pu voir la fin de la fête de Saint-JeanQuand j’avais six ansParce que je me suis endormiAujourd’hui je n’entends plus les voix de ce temps-là[...JOù sont-il tous?ils dormentIls sont tous couchésIls dormentProfondément.

Ce poème de Bandeira souligne l’importance des souvenirs d’enfance. Et dans le

roman, ce sont les souvenirs qui empêcheront le narrateur de vivre pleinement sa

nouvelle vie. Désormais, «tous les nouveaux paysages [il les voit par] le

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kaléidoscope du Mangue, du carnaval et des murs suintants, vert-de-gris et saumâtres

de la cour à déchets » (Pin, 196). La mise en exergue du poème de Bandeira préfigure

aussi l’importance de la mort dans le récit. C’est un lieu commun de désigner la mort

par le sonuneil. Et l’utilisation de verbe «dormir» et de l’adverbe «profondément»

ne peut être interprétée autrement que comme une expression paraphrastique du

mourir. L’image de la mort comme un endormissement correspond d’ailleurs à la

vision de Kokis pour qui l’être humain doit rester calme et serein devant la mort. Le

narrateur du Pavillon des miroirs fait une autre référence à Manuel Bandeira lorsqu’il

relate son exil: «De sa fenêtre, le poète Bandeira pouvait voir l’aéroport, et il a écrit

qu’il y puisait des leçons quotidiennes de départ. C’était une figure de style pour

parler de la mort. Mais j’étais trop jeune pour restreindre ainsi le concept de départ »

(Pin, 196). Ce que le narrateur apprécie chez Bandeira, c’est bien cette intimité avec

la mort: «Bien plus tard, j’ai appris à aimer sa poésie, sa familiarité avec la mort»

(Pin, 195).

3.2 Du visuel dans l’écriture: I’expressionisme78

Le récit du Pavillon des miroirs prend sens dans sa relation avec la Danse

macabre du Québec qu’il évoque et dont il se nourrit, si bien que l’intertextualité,

plus qu’un emprunt, prend la forme d’une «trace », selon l’expression de Michael

Riffaterre. Dans le roman, les références explicites à la Danse macabre du Québec

Nous reprenons dans le texte certaines idées de Chantai Lacourarie à propos de la proseimpressionniste et colorée de Virgïnia Woolf: Virginia Woof : l’écriture en tableau, Paris,VHarmaftan, 2002, p. 9-219.

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sont rares. Lorsqu’elles sont présentes, c’est pour créer une relation qui,

contrairement à la citation, est établie in absentia. C’est le cas pour le titre de

certaines toiles qui se trouvent intégrées dans la trame du récit. Certaines descriptions

font aussi clairement référence à l’oeuvre picturale. Selon Genette79, la tradition

littéraire assigne à la description deux fonctions: une fonction décorative et une

fonction d’ordre explicatif et symbolique. Dans le premier cas, la description est

superflue alors que dans le second, la description vaut comme explication de l’action.

Chez Kokis, nous pouvons affirmer que la description des personnages, des lieux, des

objets est subordonnée à un sens psychologique, social, métaphysique et qu’elle

reprend des scènes de La danse macabre du Québec. Mais avant d’aborder ces

relations, nous devons observer l’écriture elle-même dont le caractère expressionniste

reprend la facture esthétique de l’oeuvre picturale. Voici comment nous pouvons

défmir le courant expressionniste:

Le courant pictural qui se crée autour de la galerie Der Sturm est un mélange de rêve, deviolence, de pessimisme, d’utopie, d’aspiration d’un monde nouveau et de haine de l’ancien.Kokoschka en est un des premiers représentants. Influencé par Picasso, Vlamynck, Deran, ilréalise un type de portrait psychologique qui cherche à saisir les visages, les mains, le pluspetit détail qu’il exagère, déforme pour en faire l’expression de toute une personnalité. Legroupe du Cavalier bleu, der Blaue Relier qui se forma à Munich pendant la guerre de 1914,constitue la seconde manifestation de l’Expressionisme pictural, à la fois titre d’un ouvrage etnom d’une équipe de rédaction formée par Kandinsky et Franz Marc. Par la publication del’Almanach du Blaue Reiter, ils veulent abolir les frontières entre les arts, entre l’art moderneet l’art ancien, réhabiliter également l’art des enfants et des peuples primitifs. L’ouvrage deKandinsky, Du spirituel dans t ‘art, affirme les conceptions théoriques du Blaue Reiter. Lasensibilité expressionniste privilégie l’intériorité, la vision, l’intuition. Franz Marc ne cessed’affirmer que c’est derrière l’apparence des choses que se dissimule la “vraie réalité”. Entre1907-1927, l’illustration expressionniste exprime une vision fantastique, formulée de façongrotesque dans laquelle l’élément du talent du dessinateur est subordonné à un processus demétaphore. Le rapport image/texte dégage un sens nouveau qui relève plus de l’interprétation

,. - 80et de la symbolisation que de I illustration

Gérard Genette, <c Frontière du récit », figures il, Paris, Seuil, 1969, p. 5$-59.°Jacqueline Sudaka-Bénazéraf Le regard de franz Kafka. Dessins d’un écrivain, Paris, Maisonneuve& Larose, 2001, p. 202-203.

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Chez Kokis, et suivant le courant expressionniste, écriture et peinture

s’échangent des traits et des formes, puisent leur inspiration dans une même intensité

expressive : l’écriture est dessin, le dessin est écriture. Si ta peinture classique utilisait

une matière discrète, inversement, les «objets de la peinture moderne “saignent”,

répandent sous nos yeux leur substance8’ ». Inspiré par les peintres Edvard Muuch et

Paul Ensor, les peintres expressionnistes s’attachent à l’intensité de l’expression,

s’éloignent de la reproduction fidèle du réel et se préoccupent des états d’âme de

l’homme, de ses émotions, de ses visions subjectives du monde. Ils préconisent des

formes dures, agressives et caricaturales et un traitement des couleurs indépendant de

la réalité et négligeant volontairement la perspective tridimensionnelle. Les

expressionnistes restituent en peinture l’immédiateté et l’authenticité de leurs

pulsions créatrices. Pour la littérature, l’emploi du mot suit son apparition dans le

domaine de la peinture.

En 1914, l’écrivain autrichien Hermann Bahr définit l’expressionisme comme

un cri qui s’élève des ténèbres, «un cri qui appelle à l’aide, qui appelle à l’âme, à

l’esprit82 ». Lothar Schreyer, quant à lui, définit l’écrivain expressionniste comme

celui qui «donne forme à la vision intérieure qui s’offre à lui, à travers laquelle il

prend intuitivement connaissance du monde. La vision intérieure est indépendante de

ce qui est vu extérieurement. Elle est apparition, révélation. En son essence, voilà ce

qu’est l’expressionisme83 ». Dès le début le mouvement expressionniste se scinde en

Maurice Merleau-Ponty, La Prose du monde, Paris, Gailimard, 1992, p. 211.82 « Expressionisme », Dictionnaire des genres et des notions littéraires, Paris, MbinMicheIJEncyc1opedia Universalis, 2001, p. 28$.2, tbid, p. 291.

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deux groupes. D’un côté, il y a ceux qui se sont préoccupés d’« expériences

esthétiques» ; de l’autre, nous retrouvons ceux qui sont cc attirés plus vivement par

les luttes politiques et les changements sociaux [...J. Leur idéal repose sur un art et

une littérature possédant une fonction directement critique, avec les procédés qui lui

correspondent: la satire, la caricature, le grotesque84 ». Nous allons voir comment

l’oeuvre de Sergio Kokis regroupe ces conceptions d’un mouvement qui ignore les

frontières des genres puisque plusieurs, Barlach, Kandinsky, Klee, Kokoschka,

Meidner notamment, s’adonnent tant aux arts plastiques qu’à la poésie et au théâtre.

Le premier souvenir évoqué par le narrateur dans Le Pavillon des miroirs peut

véritablement être appréhendé comme une série de tableaux expressionnistes. Il s’agit

d’un passage où le narrateur se laisse emporter dans une procession de femmes

surexcitées par la célébration de saint Antoine, le saint des femmes en mal de mari.

Au coeur de cette fête religieuse, le narrateur observe que «les visages des femmes

prennent de drôles de formes, hagards, les coins des lèvres un peu tordus, parfois les

langues pendantes et les yeux dans le vague» (Pm, 16). Cette description qui s’arrête

à l’aspect physique des femmes ébahies devant l’image du saint reflète le style

grotesque, caractéristique de l’expressionisme, et qui est défmi ailleurs par Bakhtine

cormue cc l’exagération, l’hyperbolisme, la profusion [etj l’excès85 ».

L’aspect grotesque des descriptions se retrouve aussi dans les scènes de

l’incontournable carnaval, en particulier avec la présence des masques et du

maquillage. Ces symboles font aussi partie de l’iconologie expressionniste puisque

Ibul, p. 289.Mikhaïl Bakhtine, L ‘oeuvre de François Rabelais et la culture populaire au Moyen Age et sous la

Renaissance, trad. Andrée Robel, Paris, Gallimard, 1970, p. 302.

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les personnages dans les toiles sont le plus souvent « enlaidis par des grimaces, par un

maquillage excessif86 ». Dans les descriptions du carnaval, nous reconnaissons l’oeil

du peintre qui accentue les détails en accusant certains traits et en appuyant les

contrastes: «D’immenses projecteurs de l’armée transformaient la nuit en midi

bleuâtre aux contrastes puissants, faisant éclater les satins multicolore, les paillettes,

les miroirs, les cuivres et les corps mouillés» (Pm, 112). Dans le carnaval, la

situation aussi est grotesque. Elle présente des personnages qui mènent une «lutte

dérisoire [...J contre le réel87»:

Puis les projecteurs s’éteignaient sur la foule hagarde, désorientée, qui se retiraientsilencieusement. Ces masses jusqu’alors trépidantes, prêtes à tout sous le charme de lamusique, ces masses fondaient, informes, s’écoulant vers la misère et le quotidien. L’avenuese vidait lentement, et déjà les éboueurs accompagnés de camions-citernes avançaient poureffacer les traces de l’illusion. Je me souviens des intenses reflets bleus, mêlés à des mauvesbrillants tirant sur le rouge, presque roses sur le fond noir de t’asphalte mouillé (Prn, 113).

Après les scènes du carnaval, le narrateur décrit ses vacances, interminables et

somnolentes, durant lesquelles, à défaut de pouvoir jouer, il observe minutieusement

les tantes qui se fardent comme dans un tableau expressionniste.

La moindre ride est objet d’horreur ; les boutons, les points noirs sont traqués avecacharnement [...] Même la bonne entre dans la danse, se faisant lisser les cheveux crépusavec un peigne métallique chaud, dans de fortes émanations de ffimée, de poil brûlé et degraisse frite. Il ne me reste donc rien d’autre à faire que de fermer les yeux pour voir leschoses apparaître (Pm, 150).

Encore une fois, les personnages sont décrits de manière grotesque tant la lutte contre

le réel semble ridicule en regard de la méthode employée. La Danse macabre du

Québec doit beaucoup, au niveau de sa facture, à l’expressionisme allemand. Et

86Nadeije Laneyrie-Dagen, op.cit., p. 253.87 «Grotesque », Dictionnaire des genres et des notions littéraires, Paris, Albin MichelIEncyclopndiaUniversalis, 2001, p. 349.

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l’écriture du Pavillon des miroii laisse paraître cette influence dans son goût pour les

scènes crues, souvent violentes, les univers glauques, les portraits grotesques, la

charge satirique. Comme le peintre, l’écrivain affectionne les contrastes, les

expressions intenses et la représentation brutale de la misère humaine. Dans le récit,

tout est matière à spectacle aux yeux du narrateur qui découvre le monde et sa

barbarie, que ce soit le spectacle de la mort qui survient un peu partout dans la rue,

derrière un buisson, sur les rails d’un chemin de fer ou dans les eaux d’un fleuve, le

spectacle de la misère ou le spectacle du sexe qui se donne chez lui dans

l’appartement familial transformé en bordel. La galerie de personnages qui naît de

l’imaginaire du narrateur est semblable à celui du peintre où dansent des êtres

monstrueux ou magiques. Les critiques ont d’ailleurs reconnu le caractère très

expressifde l’écriture kokisienne.

Selon Anne-Marie Voisard, c’est « un romancier qui n’a pas peur des mots88»

tandis que pour Marc Lapprand, le style littéraire de Kokis, «c’est l’écriture blanche

que Barthes appelait de ses voeux en parlant de L ‘étranger de Camus. La cruauté est

dépeinte avec des mots crus, la sexualité avec les mots de la sexualité: les masques

sont tombés89 ». Se rapprochant de Kokoshka lorsqu’il peint l’agneau qu’il avait vu

écorché dans Nature morte avec agneau et hyacinthe (1910), le narrateur nous décrit

une scène d’enfance à l’abattoir qui se termine dans l’horreur:

Anne-Marie Voisard, «Sergio Kokis à la conquête d’un nouveau monde: La psychologie laisse laplace à l’écriture. », Le Soleil, 23 septembre 1995 : C 10.

Marc Lapprand, Le pavillon des miroirs de Sergio Kokis, Revue francophone 9.1, 1994, p- 13$.

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D’exécution, cela devenait combat, carnage fie bœufJ glissait dans son sang, tout broyé t...]Rouge et noir. Odeur des excréments aigris par la peur, puanteurs de sueur, de sang et de mort[...J Ça sa figeait dans ma rétine en grillant à travers le crâne: les yeux du boeuf blessétournés vers le haut, sa langue à côté de la mâchoire, dans un rictus de douleur et de désespoir.Ça se gravait dans mes sensations pour pâlir tous les Guemica à venir (Pin, 366-367).

Nous retrouvons, dans l’écriture, des effets de grandes oppositions. Les

couleurs froides et chaudes n’ont plus de places, elles sont littéralement mises en

confrontation:

C’est bien étrange un cadavre ; ça ressemble à quelqu’un qui dort, mais on voit bien qu’il estmort. Parfois c’est ta position du corps qui est inhabituelle, la bouche ouverte d’une drôle demanière, les yeux quasi fermés où on voit le blanc un peu bleuâtre. La couleur de leur peauaussi, grise etjaune sous la lueur des chandelles (Pin, 53).

D’autres souvenirs pouvant être abordés comme des tableaux colorés se retrouvent

tout au long du récit: «Portant des couleurs voyantes, elles sont toutes voilées : voile

blanc pour les vierges, noir pour les veuves et les femmes mariées, bleu pour les

autres» (Pm, 14); « Les rues sont d’une couleur indéterminée, blanc sale des glaces

tassées, ici et là des taches ocre de rouille et d’urine » (Pin, 1$). Ces souvenirs ne font

appel qu’à la vision, et tout particulièrement à la couleur. Si l’opposition chromatique

caractérise la peinture expressionniste, celle-ci ne fait pas l’économie d’une technique

plus ancienne, celle du clair-obscur. C’est une technique picturale dans laquelle des

parties claires côtoient immédiatement des parties très sombres, créant des effets de

contraste parfois violents. Ce procédé a été mis au point dès la Renaissance et a été

appliqué, notamment, par Rembrandt. Hommage au peintre hollandais ou mélange

des genres, il n’en reste pas moins que l’écriture, comme la peinture dans la Danse

macabre du Québec, offre une lumière très contrastée qui permet, le plus souvent,

d’augmenter la tension dramatique de la scène peinte ou décrite. Dans le récit, nous

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55

retrouvons des passages directs de l’ombre à la lumière : « [sJoudain l’obscurité totale

remplace le soleil aveuglant [...J les images à l’intérieur de leurs niches ondoient

dans le clair-obscur des cierges tremblotants [...J le ciel est d’une couleur vieux

plomb oxydé [...J le soleil de travers qui tranche le monde en diagonales se fait rare

pendant cet hiver» (Pin, 16-18); ou encore, «Tout éclatait sous le soleil et la chaleur

de l’été, et les contrastes étaient marqués par des ombres presque bleues» (Pin, 107).

Si le caractère expressionniste démontre l’influence visuelle d’une écriture qui

exagère, déforme tout en privilégiant l’intériorité et la visibilité, la tonalité macabre et

l’omniprésence de la mort vient confirmer la présence, non seulement de la peinture,

mais particulièrement de l’oeuvre de La danse macabre du Québec dans l’économie

du récit. Ainsi, comme l’a reconnu la critique Silvie Bemier,

[mjalgre la distinction que tente de maintenir Kokis entre son travail pictural et son oeuvreromanesque, les deux démarches puisent à la source d’une même mémoire visuelle et ont encommun l’ironie et le trait mordant. [...] les scènes évoquent des tableaux qui mis bout à boutforment un récit narratif à la façon des peintures religieuses qui relatent en images la vie duChrist ou les épisodes d’une histoire sainte. L’écriture, très visuelle, suit cette esthétique del’exubérance en ayant recours à des images frappantes, à des détails colorés90.

3.3 Le regard de Sergio Kokis : du Pavillon à la Danse

Dans Le Pavillon des miroirs, Serginho91, le narrateur-peintre, immigré à

Montréal, se remémore ses souvenirs d’enfance au Brésil. Enfant, Je narrateur a une

capacité visuelle qui sort de l’ordinaire et qui lui permet d’enregistrer des images

° Silvie Bernier, op.cit., p. 114-115.91

<t Le prénom de ce personnage n’est connu que dans le huitième roman de Kokis, Kaléidoscopebrisé. Ce personnage y fait une brève apparition avec sa tante, Lili. Lors d’une visite chez lessaltimbanques, celle-ci leur révèle son prénom. Dans Le pavillon des miroirs, les lecteurs neconnaissent que son surnom, donné par son père, le Noir»: Nathalie Prud’homme, « Les discours del’identité coltective et les écritures (im)migrante au Québec entre I 9$0 et 1999 ». Thèse de doctorat,Montréat: Université du Québec à Montréal, 2003, p. 150.

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56

fortes dans son esprit. Au contact de la mort, il développe un imaginaire macabre qui

se retrouvera plus tard sous forme plastique. Chez le narrateur-peintre, comme chez

l’artiste de la Danse macabre du Québec, l’expérience de la mémoire figure comme

un mode de production de l’oeuvre, et les souvenirs marquent les étapes d’une

symbolique macabre personnelle qui peuplent l’imaginaire des toiles et du récit:

« [cJ ‘est ainsi que j’ai réussi à les dompter, ces images, qui sont si rébarbatives devant

les artifices de la raison. Je les peins » (Pm, 21).

Il existe une visualité très prononcée dans le récit et de nombreuses évocations

se font à partir de la fenêtre, offrant un cadre à la scène décrite — « d’en haut, je

percevais la foule massive » (Pm, 109) — ou: ((de notre fenêtre sur l’avenue Vargas,

nous avons aussi une très belle vue sur le défilé militaire » (Pm, $0). À cet effet de

cadrage, s’ajoute la fixité du temps de la description qui n’offre, le plus souvent,

aucune forme de déplacement, et préfère un effet de clôture. En ce sens, le regard du

narrateur s’apparente bien à celui d’un peintre.

Le chapitre deux s’ouvre sur une scène particulièrement éloquente où le

narrateur, exilé au Québec, se place dans un tombeau: «Je reste ainsi enterré dans un

sous-sol, protégé par les fondations de la maison couvertes de glace. C’est comme si

le monde n’existait plus ». (Pm, 1$) Plus loin, le narrateur continue de décrire son

existence d’exilé où des images viennent l’obséder comme des traumatismes. Nous

avons alors le sentiment d’un tableau expressionniste qui se compose et se colore

devant nos yeux.

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57

Ces spectres, cette légion de personnages vibrants de lumière m’assaillent à toutinstant pour exiger réparation. Certains hurlent, se contorsionnant à la manière desparalytiques, ou restent accroupis, se cramponnant à leur corps dans une souffrancesilencieuse et pathétique. D’autres ne sont que des visages, des déguisements. Parfois c’est tecarnaval, parfois le carême. De nombreux cadavres: des corps inertes, des morts anonymesdans un décor sans pompe. froids, gris aux reflets cobalt, ou vert de chrome tournant auviolet. Il y a des enfants, beaucoup d’enfants avec des ventres gonflés et des corps rachitiques.Qui rient pourtant et qui courent, à la façon des vrais enfants. [...] Des vielles toutes sèchesqui sentent te tabac, la sueur et le café. Tout ça et des milliers d’autres images se ineuent enbranle dès que je ferme les yeux, inlassablement, dans un fandango infernal. C’est drôlecomme l’extérieur des choses peut être si peu important comparé à ce qu’on voit les yeuxfermés (Pin, 20).

Cette longue citation montre que la scène se révèle comme «une scène peinte que le

langage prend en charge92»: nous y retrouvons des mots exprimant la couleur et la

variation de son intensité (« froids, gris aux reflets cobalt, ou vert de chrome tournant

au violet pâleur ») ou suggérant la forme (« des corps inertes [...] dans un décor sans

pompe »). Cette scène, c’est aussi un mélange des toiles présentes dans La danse

macabre du Québec : le sujet (la mort), les thèmes (le carnaval, les enfants, les

vieilles), le style (caractère très expressif et caricatural, intensités des couleurs, traits

distordus). Le narrateur-peintre fait aussi allusion à « une légion de personnages

vibrants de lumière ». Et la Danse macabre, avec ses quarante toiles et plus de deux

cents personnages, propose véritablement une « légion de personnages » au

spectateur. Ce passage comporte deux autres allusions à l’oeuvre picturale.

L’expression «mettre en branle» indique le fait de se mettre en mouvement, en

action. Mais le mot « branle » désigne aussi une ancienne danse en chaîne ouverte ou

fermée. Aussi, quand le narrateur explique que ses images «se mettent en branlent »,

cela fait allusion aux images de la Danse macabre qui se succèdent comme dans une

ronde.

Roland Barthes, « L’effet de réeL », Littérature et réalité, Paris, Seuil, 1982, p. 85.

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58

D’ailleurs, ce mouvement des images s’effectue dans un «fandango », qui est une

danse espagnole. La référence à des images, à des personnages qui dansent de

manière infernale, rappelle l’oeuvre picturale. Écrit à mi-chemin du rêve et de la

réalité, le narrateur explique que les images lui apparaissent les yeux fermés. Ce qui

rend possible la création, c’est l’extraction du réel vers une introspection qui

s’effectue les yeux fermés : «l’extérieur des choses [est] si peu important comparé à

ce qu’on voit les yeux fermés » (Pm, 21).

Plus loin, à propos des images qui le hantent, le narrateur déclare qu’il peint

pour mieux les dompter. Il en « fait des feux-follets: en devenant une pôle lumière, la

pourriture sous-jacente perd un peu de son énergie [...J En devenant objets

plastiques, mes images se sont disciplinées» (Pm, 21). À l’origine, les feux follets

matérialisent les flammes erratiques produites par des émanations gazeuses. Il était

possible d’en voir dans les cimetières à cause de la putréfaction des cadavres. Les

feux follets apparaissaient alors aux vivants horrifiés comme des spectres, des

revenants: «Devant le feu follet, l’un dit âme des morts, et l’autre dit hydrogène

sulfuré» (Robert). Lorsque le narrateur représente ses images sous la forme de feux-

follets, cela signifie qu’il peint des images de morts, comme ceux présents dans la

danse macabre. Le narrateur offre ensuite une description sans équivoque de son

atelier:

Le fatras qui m’entoure est formidable: une collection d’images bien réelles, quis’amoncellent à la façon d’un gigantesque carnaval. Partout. Contre les murs [...1 ficeléesdans des classeurs, dessinées, gravées, peintes, [...] brillantes d’huile, sur des plaques debois ou d’énormes panneaux de bois pressé. Des vagues gribouillis de mon enfance j’aiglissé, sans même m’en rendre compte, vers cette jungle colorée, habitée par des multitudesde reflets humains. Mon sous-sol devient ainsi pyramide, enfermant le cortègefunèbre de mesimages métamorphosées en simples momies colorées (Pm, 22).

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59

Les premières références aux images, à la peinture, à la création, se font avec

l’évocation ou la description, en filigrane, d’une danse macabre. Mais ces premiers

indices sont-ils représentatifs du récit en entier? Pouvons-nous identifier d’autres

allusions ou références à la Danse macabre? En fait, elles sont légion. Pour le

montrer, nous allons maintenant étudier non pas les descriptions de décors ou de lieux

qui parsèment le récit, mais celles, plus pertinentes, des personnages. Plus

précisément, nous analyserons successivement la représentation des femmes, des

enfants, des clochards, de la foule et de la mort. Tous ces personnages convoquent, de

manière allusive, les images plastiques de la Danse macabres du Québec. Nous

verrons ensuite comment la reconnaissance de la danse macabre dans l’économie du

récit permet de mieux comprendre la dimension sociale et le traitement de la mort.

3.4 Les portraits93

Les personnages féminins sont toujours décrits de manière très visuelle et dans

un temps qui semble figé. Nous passons du temps du récit à l’espace de la toile, de

l’action de la narration aux images détaillées de la description. Par exemple dans le

portrait de tantes:

En les regardant de près, je peux voir la couche defard qui craque aux plis du visage [...J lescoulures de crayon noir qui se mélangent à la sueur et noircissent encore plus les poches sousles yeux. [...] Le résultatfinal dépend un peu de chacune, mais ça fait toujours un peu commeles clowns du cirque [...]. Pris au dépourvu, je subis la vision effrayante de leur visage quis’écrase contre le mien en le barbouillant de rouge à lèvres [...] elle[s] lèche[ntJ sans cesse lapeinture de ses lèvres en l’étalant sur son menton (Pm, 50).

Nous empruntons dans cette partie les catégories développées par Lucie Semerakovà: « La Dansemacabre: opacité et transparence de l’image dans le Pavillon des miroirs de Sergio Kokis >, StudiaRomanistica, 5, Universitas ostraviensis, 2005, p. 173.

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60

Toute la description est apte à citer, sans le nommer, le «résultat final » d’un tableau.

Il y a d’abord les effets de grossissement et de disproportion ainsi que les couleurs

évoquées. Ensuite, les verbes employés sont analogues à ceux du peintre (« regarder.

voir, mélanger, noircir, barbouiller, étaler ») ou de la peinture (« craquer, couler »).

Outre l’attitude plastique des personnages féminins qui rappelle La danse macabre du

Québec, le rôle secondaire qu’elles occupent dans le roman se rapproche du

traitement réservé aux figures féminines dans l’oeuvre picturale puisque leur présence

se révèle largement inférieure à celle des hommes. Seuls trois tableaux sur quarante —

Le bain des femmes, Vanité (Defilé de mode), La jeune fille — figurent les femmes

connue sujet principal. Cette absence de représentation répond à la tradition des

danses macabres car comme l’explique Johan Huizinga, «on ne trouvait pas à

énumérer quarante professions ou dignités de femmes : avec la reine, la femme noble,

l’abbesse, la nonne, la marchande, la provision était épuisée. Pour remplir le reste, on

avait recours aux différentes périodes de la vie féminine: la vierge, l’aimée, la

fiancée, la jeune mariée, la femme enceinte94 ». Dans le récit du Pavillon des miroirs,

la figure féminine bien que moins présente est surtout limitée à des rôles stéréotypés.

Cela dit, cette représentation de la femme ne peut être considérée comme une forme

de misogynie95 puisque le narrateur fait toujours preuve de respect et de fascination à

l’égard des femmes. Et si l’on retrouve des propos sexistes, il s’agit plutôt d’une

dénonciation, d’une critique à l’égard du traitement scandaleux de la femme.

Johan Huiziuga, L ‘au!onrne du moyen dge, Paris, Payot, 1975, p. 175-176.Voir Mane-Claude Michaud, « La figure de la femme dans l’oeuvre romanesque de Sergio Kokis ».

Mèmoire de maîtrise, Halifax : Université Dalhousie, 2004.

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6f

Parmi les personnages féminins, dans le récit comme dans l’oeuvre picturale,

nous retrouvons la « femme âgée» qui symbolise la peur de vieillir, l’obsession de la

jeunesse et de la beauté. À cet égard, dans le tableau Vanité, la mort est sans pitié:

« Ce petit nez rafistolé I la peau tendue comme un tambour... / Chérie! Ça fait mort-

né tout desséché!» (Dm, 3$). Elle rappelle qu’user d’artifices (chirurgie plastique,

perruques, dentiers) ne peut rendre l’apparence physique du temps jadis. Être

vaniteux est bien futile face au temps puisque tout fmit par se gâter. Cette toile de la

Danse macabre participe aussi à une description du Pavillon des miroirs, lorsque le

narrateur observe des femmes présentes à la place Tiradentes, des femmes « en

costumes trop serrés et au maquillage violet rehaussant le teint mulâtre », avec « sous

la lumières des lampes à acétylène, la vaseline brûlée des chevelures lissées au fer

chaud [qui] prend un reflet verdâtre, donnant un aspect de masque mortuaire aux

visages trop poudrés » (Pm, 42-43). En vieillissant, les attributs de la beauté s’étiolent

et les femmes en ressentent amertume et désespoir. Mais malgré les régimes

alimentaires, les crèmes anti-rides ou le maquillage, il est impossible de ne pas

« entrer dans la danse »: «J’observe les femmes se farder [...] La moindre ride est

objet d’horreur ; les boutons, les points noirs sont traqués avec acharnement [...]

Même la bonne entre dans la danse» (Pm, 150).

Dans la Danse macabre du Québec, le tableau de La jeune fille symbolise la

beauté, la jeunesse, l’éphémère. Il rend hommage au poème La jeune .fihle et la mort

du poète allemand Mathias Claudius. Le thème de la jeune fille et de la mort prend

son origine dans de très vieilles traditions mythologiques. Dans presque toutes les

danses macabres figurait déjà cette rencontre qui, malgré ta sensualité des images,

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62

rappelle le caractère éphémère de la beauté et de la vie. Dans le tableau de Kokis,

nous remarquons que la mort tend un narcisse, en référence à l’histoire de Perséphone

dans la mythologie grecque. Ici, ce n’est pas Hadès qui enlève Perséphone mais bien

la mort qui invite la belle jeune fille à cueillir ]a fleur. Celle-ci paraît prête à étreindre

la mort puisqu’elle se déshabille sans être effrayée. Kokis se contente d’illustrer de

façon onirique le trépas d’une jeune fille ; la peinture suggère la mélancolie plutôt que

la peur ou l’agressivité: «Nous sommes seuls et pour toujours I dans la froidure je te

réchauffe... / Tôt est venu le temps de nos amours» (Dm, 57). La fleur tendue par la

mort, c’est aussi une rose blanche, symbole de pureté et de virginité. Cette figure de

la jeune fille vierge est omniprésente dans le récit du Pavillon des miroirs, mais

l’horreur de sa condition apparaît beaucoup plus crûment que dans la toile. En effet,

dans le roman, toute la vie et toutes les chances d’avenir des jeunes filles dépendent

de la conservation de leur virginité. Comme la mort qui apparaît dans le tableau, les

jeunes filles sont vouées à une mort symbolique lorsqu’elles perdent leur virginité.

Les fillettes au bord de la route [...1 se donnent à un des chauffeurs dans le lit de la cabine,pendant que l’autre conduit. [...J Prises et larguées au bon plaisir des chauffeurs avant mêmed’être pubères. Car dès que viendront la grossesse et le bébé rachitique, ce sera la faim. «Fautpas avoir de poils », ajoute Pintado malgré la moue contrariée de Borborema. « Sinon c’estdéjà femme; ça sert plus. C’est plein de petites putes toutes neuves chaque jour... [I faut queça mange dans les familles. Les vieilles, elles restent pour s’occuper des petits. Ou bien dansles bordels, si elles sont jolies.. - seulement les meilleures» (Pm, 263).

Le personnage de la jeune fille participe à la fois de la représentation de la

figure féminine et de la représentation des enfants. Ces derniers font aussi partie des

personnages anonymes que nous retrouvons dans les toiles et dans le roman.

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63

Dans Le pavillon des miroirs, le narrateur présente nombre d’enfants

ma1heureux:

Des enfants très jeunes, irrités, ricanant, se jetant sut les véhicules mains tendues, sebousculant pour garder leur place et poussés en arrière par d’autres encore. [...] Des estropiés,des yeux infectés aux larmes jaunes, des visages aux traits vieillis, plissés et livides, piqués devérole, des ventres énormes sur des jambes maigres, tes genoux gonflés (Pm, 270-271).

Bien que le narrateur soit déjà confronté à la misère, à l’horreur, à la mort, c’est bien

son voyage dans le Nord du pays qui le bouleversera le plus:

Mes sentiments sont très confus, mélangés d’une rage certaine contre tous ces enfants;quelque chose aussi comme la peur, mais avec une envie de les effacer pour qu’ ils ne soientpas vrais, pour qu’ils disparaissent de mes souvenirs. Pour que la possibilité que je sois del’autre côté de la vitre ne soit pas concevable, pas même en cauchemar (Pin, 272).

Mais les images cauchemardesques d’enfants misérables ne disparaîtront plus et la

création sera le seul exutoire possible pour s’en débarrasser. Dans La danse macabre

du Québec, nous retrouvons cette image horrible d’enfants miséreux. Le tableau Les

maigres [annexe 3] présente ainsi, sur un fond allant du jaunâtre à l’ocre, cinq enfants

émaciés aux crânes proéminents. Au centre du tableau, la mort est recroquevillée sur

elle-même et à peine différenciée des enfants tant ceux-ci semblent déjà morts. Au

pied de la mort, un nouveau-né est allongé... Ce tableau se retrouve dépeint dans le

récit:

Le paysage est taché d’immenses étendues de terre rouge [...]. Les habitants aussi se plient àcette hiérarchie des ocres: leur peau, les vêtements sales, les cuirs crus des chapeaux et dessandales, jusqu’au violet tête de mort autour des orbites des enfants (Pm, 262-263).

Des quarante toiles de la Danse macabre, seules les deux tableaux qui

affichent des enfants comme sujet principal illustrent une mort discrète. Dans le

tableau Les maigres, nous ne distinguons presque pas le visage de la mort alors que

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dans L ‘enfant, celle-ci est complètement voilée. La mort cache son visage au petit

enfant pour ne pas lui faire peur. Mais c’est surtout parce que le décès d’un enfant est

le plus difficile à supporter, le plus injuste, que la Mort, honteuse, refuse de se

montrer.

Si les personnages féminins et les enfants sont dépeints sous le même angle

dans le récit et dans les toiles, les personnages des clochards le sont également. Ils

sont représentés dans le tableau du même nom dans la Danse macabre et bénéficient

d’une longue description dans le récit allant de la page 156 à la page 159. Comme les

femmes et les enfants, ils sont présentés d’une manière générale, sans caractéristiques

propres. Ils représentent tous les clochards: « [i]ls ont des loques sales, le visage

couvert de suie, les souliers dépareillés; leurs cheveux et leurs barbes sont graisseux.

leur peau est souvent grise » (Pm, 156). Mais si le narrateur, avec l’oeil du peintre,

décrit d’abord leur apparence physique, il n’oublie pas de critiquer ironiquement la

situation d’exclusion à laquelle ils sont confrontés. Ainsi, nous dit le narrateur, les

clochards «disparaissent vite, laissant leur coin à des nouveaux, plus frais» (Pin,

157).

Pour finir notre étude des portraits, nous devons évoquer la mort elle-même

qui constitue un personnage à part entière. La mort est omniprésente dans le Pavillon

des miroirs, témoignant par le fait même de l’existence de la Danse macabre au coeur

du récit. Comme chez Kafka, «[elle devientJ une composante de la sensibilité96 », et

Jacqueline Sudaka-Bénazraf Le regard de Franz Kafka. Dessins d’un écrivain, Paris, Maisonneuve& Larose, 2001, p. 202-203. L’oeuvre de franz Kafka traverse les romans de Sergio Kokis et constitueun espace intertextuel essentiel à l’appréciation de son oeuvre. D’ailleurs, le premier écrit de SergioKokis n’est pas le Pavillon des miroirs, mais bien un essai sur Kafka publié au Brésil avant son

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elle n’est jamais «évoquée comme [faisant simplement] partie du décor97 ». Au

contraire, la mort joue un véritable rôle dans le récit et sa description, comme pour les

femmes, les enfants ou les clochards, fait appel à la sémantique picturale:

Un cadavre ça ressemble à quelqu’un qui dort, mais on voit bien qu’il est mort. Parfois c’estla position du corps qui est inhabituelle, la bouche ouverte d’une drôle de manière, les yeuxquasi fermés où on voit le blanc un peu bleuâtre. La couleur de leur peau aussi, grise et jaunesous la lueur des chandelles (P,,,, 72).

3.5 Le social: une oeuvre engagée et engageante

Si La danse macabre du Québec s’inscrit dans l’écriture, plus précisément

dans la description des personnages décrits, qu’en est-il de l’aspect critique, de la

portée sociale de l’oeuvre? Se retrouve-t-elle dans le récit? Dans l’oeuvre picturale,

nous le savons, d’un bout à l’autre du cortège, du pape jusqu’au peintre, la mort est

tantôt le double d’un vivant dont elle imite les traits jusqu’à la ressemblance, tantôt

une simple farceuse, une séductrice aux longs cheveux. Dans tous les tableaux,

l’ironie du peintre est mordante98, la satire est sans équivoque. Cette portée sociale,

si elle provient d’abord du genre de la danse macabre, est renforcée chez Kokis par la

facture expressionniste qui, en peinture comme en littérature, participe à la

dénonciation des méfaits d’une société injuste. Dans le courant expressionniste,

l’homme est au centre des préoccupations. C’est un être agité par ses émotions, ses

départ : Franz Kafka e a expressJo da reaÏidade, Rio de Janeiro, Editom Tempo Brasiliero, 1967. À cesujet, voir Sergio Kokis, L ‘amour du lointain, op.cit

, p. 169.91Lucie Semeràkovà, <(La Danse macabre: opacité et transparence de l’image dans le Pavillon desmiroirs de Sergio Kokis », Studia Romanistica, 5, Universitas ostraviensis, 2005, p. 173.

L’ironie de Sergio Kokis ressemble à celle de La Danse de ta vie (1894) de Munch, où celui-ci décritles bouleversements de sa vie affective (mort de sa mère, de sa soeur, mariage malheureux) dansl’allégresse de la danse exprimant un net décalage entre la réalité et ce qui est affiché.

Sergio Kokis déclare à propos de sa danse macabre que t< [tJant qu’à critiquer et à me moquer, autantne pas y aller timidement [...]. En me disant que ma devise se devait d’être Ridens castigat mores, jene pouvais pas laisser de côté tout le grotesque qui nous opprime » (Dm, li).

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contradictions, et plongé dans une angoisse existentielle face à une société pervertie.

Dans les toiles de Sergio Kokis, la critique fuse de partout, dans les sujets

traditionnels (la religion ou la politique) comme dans les sujets plus contemporains.

Par exemple, dans L ‘âge d’or, le peintre dénonce la mise à l’écart des personnes

âgées que l’on place dans les hospices «Une longue vie mérite mieux que

déchéance et humiliation» (Dm, 49). Mais si la portée critique de l’oeuvre picturale

est indéniable, qu’en est-il dans le roman?

Le Pavillon des miroirs présente un narrateur solitaire et le récit décrit avant

tout une quête individuelle. Mais le caractère personnel de ce questionnement

intérieur est-il incompatible avec une prise de conscience à l’égard de la collectivité?

Chez les expressionnistes, « [lia projection de leur univers intérieur, leurs visions,

leurs rêves sont pour eux des moyens de procéder à la désagrégation d’[une réalitéJ

qu’ils ressentent comme une menace contre leur identité individuelle profonde1°° ».

En même temps, nous l’avons dit, les expressionnistes expriment une forte

conscience sociale. Cette dualité individu-collectivité est-elle présente dans l’écriture

kokisieime? À première vue, le narrateur du Pavillon des miroirs se méfie de la

collectivité, mais celui-ci n’est pas pour autant dénué de conscience sociale. Nathalie

Prud’homme note à ce propos que «la méfiance face aux appartenances collectives

[...] n’implique pas l’absence d’appartenance sociale, mais signifie qu’elle peut être

<f L’expressionisme », Dictionnaire des genres et des notions littéraires, Paris, AlbinMicheJ/EncycIopedia Universalis, 2001, p. 290.

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vécue de façon très individuelle’01 ». Si le narrateur se méfie de toute appartenance

collective, c’est qu’elle est encore trop souvent associée à des idéologies nationalistes

étriquées. Cette idée se retrouve d’ailleurs dans La danse macabre du Québec. Dans

Le général’°2, la Mort flatte le chef militaire d’arriver à faire tant de morts, tant de

victimes, pour rien. Le peintre exprime ainsi, avec l’ironie qui le caractérise,

l’absurdité de la guerre qui sème la mort pour servir une collectivité. Dans son

tableau Les masses, Kokis met en évidence la mort dans la guerre, celle de tout ceux

qui ont sacrifié leur vie pour défendre la patrie. fi critique l’absurdité de l’ars

moriendi patriotique et national : à mort l’idée des valeureux qui sont morts pour que

la patrie vive! Mais le peintre, comme le narrateur du Pavillon des miroirs, qui ne

croit plus à la collectivité, ne se gêne pas pour la critiquer. À propos de notre société,

le narrateur explique que les gens se doivent d’« être bien vus, [...J, acheter et acheter

encore des marchandises dont ils n’ont pas le temps de jouir. [...] faire l’envie des

autres, voilà leurs rituels, leurs obligations quotidiennes » (Pm, 302).

Pour décrire l’état d’immobilité et d’ennui de nos contemporains, le narrateur

utilise le terme de « mort-en-vie» (nous y reviendrons dans la dernière partie de notre

analyse). Ce qu’il nous faut remarquer, pour le moment, c’est que cette expression

contient en germe l’expression de la «mort vivante» sartrienne. Comme le rappelle

Sartre à propos de la signification de la mort dans sa pièce Huis clos:

‘°‘ Nathalie Prud’homme, « Les discours de l’identité collective et les écritures (im)migrante auQuébec entre 1980 et 1999 ». Thèse de doctorat, Montréal : Université du Québec à Montréal, 2003, p.155.102 Encore une fois, un tableau fait référence ironiquement à une oeuvre littéraire. Son titre inclut eneffet une citation d’Horace : Dulce et decorum est pro patria mon (< [I est doux, il est beau de mourirpour la patrie »), ode II, liv. 111, vers 13.

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6$

Bien entendu [...J « morts» symbolise quelque chose. Ce que j’ai voulu indiquer, c’estprécisément que beaucoup de gens sont encroûtés dans une série d’habitudes, de coutumes,qu’ils ont sur eux des jugements dont ils souffrent mais qu’ils ne cherchent pas à changer.[...] c’est une mort vivante que d’être entouré par le souci perpétuel de jugements et d’actionsque l’on ne veut pas changer. De sorte que, en vérité, comme nous sommes vivants, j’ai voulumontrer par l’absurde l’importance chez nous de la liberté, c’est-à-dire l’importance dechanger tes actes par d’autres actes. Quel que soit le cercle d’enfer dans tequel nous vivons, jepense que nous sommes libres de le briser. Et si les gens ne le brisent pas, c’est encorelibrement qu’ils y restent. De sorte qu’ils se mettent librement en enfer’°.

Lorsque le narrateur dénonce l’état de mort-en-vie, ne fait-il pas preuve d’un

engagement profond, celui de nous réconcilier avec la «vraie» mort et par la-même,

avec la vie? Mais les critiques du narrateur ne se limitent pas aux lubies des

occidentaux. Le narrateur évoque aussi le racisme, la pauvreté, la prostitution au

Brésil; toute celle misère humaine qui va nourrir sa peinture: «Tout mon peuple

maigre, excessif, torturé se mettait à danser malgré moi, rendant le dessin plus

obsessif» (Pm, 47). Dans le roman, nous observons une conscience sociale qui

transparaît dans la création. Alors que le narrateur dépeint les crimes et les disparités

du monde occidental, il fait référence au dessin:

11 y aurait certainement quelque chose à faire avec tout cela, en décors McDonald, centrescommerciaux et asiles de luxe. Sans doute, si seulement l’on apprenait encore le dessin auxjeunes rêveurs d’ici (Pm, 370).

Dans ces propos, le narrateur fait preuve d’un certain cynisme, d’une prise de

conscience un peu désabusée qui montre qu’il ne croit plus au changement par la voie

collective: « la passivité naturelle des masses laborieuses a aussi vite fait de

m’apprendre qu’il ne faut pas vouloir trop changer les choses, car on risque de les

empirer» (Pm, 197) ; ou encore: «L’injustice me répugne, c’est là un souvenir et un

‘° Extraits du préambule à l’enregistrement phonographique de la pièce Huis Clos en 1965, Jean-PaulSartre, Huis clos, Folio essais, Gallimard, 1992, p. 34.

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69

reliquat de mon enfance. Mais plus que l’injustice, la passivité. Et l’homme de la

misère est si long à se mettre en branle» (Pm, 25$). Seule la peinture possède encore

un intérêt. Mais en montrant, le peintre ne dénonce-t-il pas? En racontant, le

narrateur ne critique-t-il pas? Le miroir tendu au spectateur-lecteur ne suffit-il pas à

l’engager? Il ne s’agit plus de dire, seulement de montrer: «Des obèses se

promènent nonchalamment parmi les maigres aux regards de convoitise, pendant que

des vieux bourgeois impuissants tâtent la chair de demoiselles en quête d’avenir»

(Pm, 83).

La quête du narrateur est personnelle, mais elle n’exclut pas le social. C’est

une dénonciation qui se fait par le biais de la création. D’ailleurs, le poète Bandeira

qui est cité dans l’épigraphe du récit est un poète qui pensait à la fois « la solitude et

le lien social1°4 ». finalement, Kokis rejoint l’humanisme tel que défini par Tzvetan

Todorov dans Mémoire du mal, tentation du bien (2000). En effet, Todorov considère

que le véritable humanisme, en littérature comme dans la vie, consiste à s’attacher à

l’enfant, au faible, au vaincu et au mort.

‘°3Nathalie Prud’homme, op.cit., p. 155.

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70

3.6 La mort

L’homme libre ne pense à rien moins qu la mort, et sasagesse est une méditation, non de la mort, mais de ta vie.

(Baruch Spinoza, L ‘Éthique)

IÏy a un rapport intime d’exclusion entre le carnaval et lecarême qui tes englobe dans une méta-classe commune, de tamême façon qu ‘entre la vie et ta mort, le réel et l’oeuvred ‘art, te projet et l’échec, la connaissance et la réfutation deta connaissance. C’est la tension antagonique entre ces deuxpôles qui fait vibrer le moment présent de toute actionhumaine.

(Sergio Kokis, La danse macabre du Québec)

Il n’est guère étonnant que notre analyse débouche sur la mort. Elle constitue

le sujet principal dans la Danse macabre du Québec et occupe une place centrale dans

Le pavillon des miroirs. Le récit se tennine par une référence à Camélia, «l’homme

[qui] était [...] tout entier devenu chanson’°5» (Pm, 170). À la fm, le narrateur se

demande s’il n’est pas lui-même devenu une simple chanson... La mort fonctionne

ainsi comme un élément structurant du récit: elle y met un terme. La mort qui clôture

le récit suffit d’ailleurs à conférer au thème une fonction rhétorique semblable au

topoi d’introduction et de conclusion étudiés par Ernst Robert Curtius106.

105 L’idée de sacrifice dans la création est aussi reprise dans deux toiles de La danse macabre duQuébec: Le poète et Jazz. Dans ce tableau, le thème choisi n’est pas étranger au fait qu’un grandnombre de musiciens de jazz ont insisté pour mourir enjouant.106 Ernst Robert Curtius, La littérature européenne et le Moyen Age latin, Paris, PUF, 1986, vol. 1, p.158-162 (Topique de Ï ‘exorde) et 162-l 66 (Topique de la conclusion).

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71

À l’origine, nous dit Kokis, « la mort faisait déjà partie de mes préoccupations

et des mes angoisses fondamentales ; il était question de mort dans mon identité»

(Dm, $2). Après Sartre, nous pouvons dire que le peintre comme l’écrivain

s’attachent à décrire « le point de vue de la mort sur la vie107 ». Il est certain que, dès

son enfance, Sergio Kokis se trouve au contact d’une mort « réelle » qu’il est difficile

de se représenter dans le monde occidental. Or, pour reprendre les propos de flaubert,

« les premières impressions ne s’effacent pas’°8 ». C’est aussi dans le cadre familial

que Kokis se retrouve entre la vie et la mort: «La vie de famille évoquait les

limbes» (AI, 63). Mais son rapprochement avec la mort n’est pas uniquement centré

sur lui-même; il résulte aussi d’une propension à capter des images macabres, par

exemple lors des représentations des cirques européens qui venaient mourir à Rio ou

au carnaval de la rue. Durant ces événements, l’artiste se retrouvait devant des

hommes et des femmes dont la pauvre figuration résultait d’un contraste saisissant:

les saltimbanques par rapport à ce qu’ils furent, les cariocas par rapport à leur

déguisement grotesque.

La mort était donc omniprésente dans te carnaval, tant par l’expérience vécue de l’ensemblede la fête que par l’abondance de déguisements macabres, diaboliques ou monstrueux. Et cettemort se laissait approcher, toucher et examiner dans un registre mental qui n’était pas celuides cadavres dans la me, ni celui des fantômes des séances de macumba. Cette présencedéguisée et déguisante du macabre animé par des rythmes grotesques faisait en sorte que,ensuite, dès l’arrivée du carême, les cadavres réels avaient perdu quelque chose de leurhorreur-pour-moi ; ils étaient devenus un peu moins les signes de ma mort, pour se concrétiserplutôt comme des obstacles de l’environnement qu’il s’agissait de contourner. Leursymbolisation m’avait ainsi conféré un certain pouvoir face à la mort en général (Dm, 79).

‘°7jean.Paul Sartre, L ‘idiot de lafamille, 2 vols, 1, Paris, Gallimard, 1971, p. 229.IOX Gustave flaubert, Correspondance, 3 vols, I, Paris, Gallimard, 1991, p. 711-7 12.

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Dans le récit du Pavillon des miroirs, nous savons que le paratexte inscrit, dès

le début, le récit sous le signe d’une mort réelle et symbolique. Le carnaval représente

bien cette double relation face à la mort.

Les femmes essayaient interminablement leurs costumes, en ajoutant [...] du fard et encorede la «pourprine» [..] L’aspect graphique était accentué par le découpage précis de masquesde toutes sortes, particulièrement les noirs des têtes de mort et des démons. Des masquesparfois très impressionnants [...] entouré d’ailes de vampire, entièrement rouge, et dont labouche s’ouvrait sur une langue énorme (Pni, 107).

Le carnaval, d’abord évoqué en termes de couleur, laisse vite intervenir la

représentation de la mort puisque «[ijes déguisements de mort [sont] les plus

nombreux» (Pm, 10$). Ensuite, commence la musique, l’excitation, la parade, la

danse; tout cela décrit d’une manière grotesque voire caricaturale par le narrateur

qui, sur les épaules de son père, peut encadrer son récit descriptif:

une brousse humaine toute en lianes sautillantes [...]. Chacun avançait très lentement [...1pressé par des amas de chair exposée et transpirante [...]. Les contorsions obscènesaccompagnées d’expressions vulgaires étaient applaudies par la foule [...]. Plusieurs sedéplaçaient en groupe, déguisés en squelettes et masqués d’une tête mort, en agitant leursdraps telles des marionnettes affolées (Pm, 109-110).

Mais à ce moment de liesse collective et de gloire individuelle, à cette représentation

de la mort donnée en spectacle, suit une autre mort, bien réelle. Cette nouvelle scène

est décrite « sous la lumière crue des projecteurs », la même lumière qui, au début du

récit, permettait au narrateur-peintre de se consacrer à son art: « Sous la lumière crue

des réflecteurs, je peux alors me consacrer à mon vice [la peintureJ’°9 » (Pm, 20). Le

changement d’éclairage qui s’effectue permet le passage, dans un clair-obscur, de la

vie à la mort:

109 C’est lors de cette première évocation que le narrateur nous apprend qu’il est peintre et qu’il se livreà son art d’abord et avant tout pour fixer les images de mort qui le hantent.

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parmi ]es rires et les chants. Un corps qui court en regardant craintivement en arrière; un autreresté sur place, recroquevillé et se tenant le visage entre les mains [...]. La morgue et leshôpitaux publics ramassaient les corps aux premières lueurs du matin (Pm, 110-t ti).

À la fm du carnaval — symbole de l’effacement manifeste de la hiérarchie sociale — le

narrateur montre que l’égalité n’est qu’une illusion: «L’avenue se vidait lentement,

et déjà les éboueurs accompagnés de camions-citernes avançaient pour effacer les

traces de l’illusion» (Pm, 113). Nous observons que la mort non seulement ne

rachète pas l’inégalité des conditions de vie, mais qu’elle frappe au hasard, en

commençant par les plus pauvres. L’égalité de la danse macabre, chez Kokis, est

uniquement du point de vue de la mort. En offrant une autre vision du réel, le cirque

et le carnaval s’offrent à Kokis comme une fête de «protestation esthétique contre la

mort» (Dm, 7$). Mais le côté purement esthétique, nous le savons déjà, rejoint sa

vision grotesque de la mort. Et cette vision de la mort, d’un autre âge, correspond

déjà à ce que proposait Hans Holbein le Jeune qui alliait l’humour à une inspiration

souvent assez macabre.

Sa Danse macabre, Sergio Kokis l’a dédiée au Québec, et plus largement, au

monde occidental. Mais pouvait-il en être autrement? Kokis aurait-il pu rappeler à

ceux des pays pauvres, pour qui la mort est malheureusement trop présente, qu’elle va

bientôt les frapper? Si les danses macabres, dans la tradition, pouvaient se commettre

à une telle incohérence essentielle, la lucidité de l’artiste l’en empêche. Pour lui, il

s’agit de représenter une mort qui, mise à distance depuis une cinquantaine d’années,

ne fait plus partie de la «réalité» du monde occidental. Dans le langage, par

exemple, la mort est de plus en plus présente sous la forme d’euphémismes. Cette

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pudeur face à la mort, Philippe Ariès l’avait déjà observée à la fin des années 1970.

Dans l’Homme devant la mort, l’historien déclarait que «[lJ’attitude ancienne où la

mort est à la fois proche, familière, s’oppose à la nôtre où elle fait si grand-peur que

nous n’osons plus dire son nom0 ». Nous hésitons à prononcer les mots «mort» et

«mourir », et nous pouvons penser qu’ils ne tarderont pas à devenir franchement

impolis si notre évolution à l’égard de la mort continue dans le même sens. Dans La

danse macabre du Québec, Kokis écrit à ce sujet qu’« [o]n crève plus / [...] / On

périphrase / pour pas choquer... / C’est de mauvais goût / que d’y penser...» (Dm,

19). Cet effacement de la mort est à l’image de la pratique de la thanatopraxie qui

vise à dissimuler la mort sur le cadavre en injectant des solutions antiseptiques dans

les vaisseaux et les cavités pour conserver le corps et lui donner une apparence

presque vivante: «La mort reçoit dans un salon / bien déguisée, tout maquillée / très

élégante et tout sourire» (Dm, 19). L’objectif de cette pratique est de donner

l’illusion de la vie. Elle permet au visiteur de se comporter comme si le mort n’était

pas mort. Cela sert donc moins à l’honorer qu’à maintenir quelque temps les

apparences de la vie pour protéger le vivant. Aujourd’hui, la mort est sauvage alors

qu’elle fut autrefois apprivoisée. Avant, nous dit Ariès, on mourait toujours dans une

agonie rituelle au lit:

Les hommes, tels que nous les saisissons dans l’histoire, n’ont jamais eu vraiment peur de lamort. Certes, ils la craignaient, ils en éprouvaient quelque angoisse et ils le disaienttranquillement. Mais justement jamais cette angoisse ne dépassait le seuil de l’indicible, del’inexprimable. Elle était traduite en mots apaisants et canalisée dans des rites familiers.L’homme d’autrefois faisait cas de la mort, elle était chose sérieuse, qu’il ne fallait pas traiterà la légère, un moment fort de la vie, grave et redoutable, mais pas redoutable au point del’écarter, de la fuir, de faire comme s’il n’existait pas, ou d’en falsifier les apparences”1.

‘° Philippe Ariès, L ‘Homme devant la mort, Paris, Seuil, 1977, p. 390.“ Ibid. p. 39$.

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Ce constat d’une mort qui s’est (t ensauvagée» rejoint celui de Sergio Kokis. Pour le

peintre-écrivain, cela est d’autant plus préoccupant que la mort n’a pas disparu. Ne

pas la voir revient à voiler la véritétl2 Également, face à la mort, celle que symbolise

la vieillesse ou la maladie, le contemporain ne veut toujours rien voir. La mort est

clandestine et pousse le mourant dans la clandestinité. C’est ce qu’illustre Kokis dans

le tableau L ‘âge d’or. Le peintre y représente une mort qui s’exhibe devant des

personnes âgées dans une maison de retraite. Et le poète écrit: « Je suis la Mort /

libératrice / De la prison» (Dm, 49). À l’heure actuelle, dans les hôpitaux, le mourant

est mis à l’écart et bénéficie d’un traitement spécial. Nous atténuons la douleur par les

médicaments et nous diminuons, par le fait même, la conscience de l’être face à fa

mort. Le mourant devient passif, sa mort inaperçue: «je suis ici / pour vous soigner I

pour tout régler / sans regreffer» (Dm, 47).

Kokis rejoint aussi l’idée d’Ariès selon laquelle la mort est « [rJéglée et

organisée par une bureaucratie dont la compétence et l’humanité ne peuvent

t’empêcher de traiter la mort con-mie sa chose, une chose qui doit gêner le moins

possible, dans l’intérêt général”3 ». La « disparation» de la mort n’est cependant pas

le seul reproche que Kokis adresse à la société contemporaine. Il critique également

le fait que la mort soit si médiatisée. En nous parvenant par l’intermédiaire de la

télévision, du cinéma, des jeux-vidéos, la mort s’est banalisée: < Le sens même de la

mort s’ [évacuel au profit de celui de la technologie et des agents qui sont cause de la

112 À ce sujet, dans Lapm’it!on des miroirs, le narrateur déclare « [s]’ils [les gens d’ici] les ouvraient[les yeux], je crois qu’il y aurait quand même des petites choses à voir dans leur pays si propre, despetites trucs les concernant. Quelque chose en forme de viols et de ghettos, [..], de suicides en chaîneet même un petit grain de famine » (Pm. 370).H Phïlippe Ariès, opcit., p. 582.

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mort. Le cadavre devient le déchet d’un spectacle continuel dont il n’a plus le premier

rôle» (Dm, 10). Sergio Kokis proclame-t-il la valeur primordiale de l’existence

terrestre? Oui. Ce qui fait dire ironiquement au poète que «l’existence est un gros

risque I Attention! elle fait mourir » (Dm, 1$). Mais cela ne signifie pas pour autant

qu’il faille s’attacher aux choses matérielles ou humaines. Kokis rejoint le carpe diem

d’Horace dans sa version originale qui n’incite pas à l’hédonisme mais plutôt à

profiter du moment présent et d’en tirer tous les bénéfices, sans s’inquiéter ni du jour

ni de l’heure de sa mort. Plus important encore, Kokis, pour qui la seule affaire de

l’homme digne de ce nom est de fréquenter le néant en toute lucidité, critique

fermement l’hypocrisie, le manque de sincérité, la faiblesse des travers humains

devant la 14

À la crainte de la mort que proposaient les danses macabres traditionnelles.

Kokis substitue l’idée de courage. Il montre que ce n’est pas la mort qui est

douloureuse, mais seulement la peur qu’elle inspire, bien à tort, à ceux qui refusent de

la voir en face : «La mort n’existe que pour l’homme démaquillé; sinon il se donne

encore en spectacle, histrion jusqu’à la fin pour camoufler sa peur.» (Pin, 263) Pour

lui, il faut nécessairement penser à la mort car c’est ce qui donne à la vie sa valeur.

S’il ne tient pas compte de la mort, l’être contemporain risque la «mort-en-vie»

(Dm, 61).

‘“Ce n’est pas un hasard si le troisième roman de Kokis, Errances (1996), s’ inspire de I’ Odyssée.épopée dans laquelle Homère propose l’affrontement lucide de la mortalité de la condition humaine.Ulysse, en effet, refusera l’immortalité et la jeunesse permanente proposées par Calypso.

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L’idée de mort-en-vie est très présente dans le récit du Pavillon des miroirs.

Elle décrit à la fois la minéralité et l’ennui”5. Dans les deux cas, il s’agit d’une

existence «infra-humaine> (Dm, 61). Le terme de mort-en-vie, s’il reprend l’idée de

la mort-vivante de Sartre et avant lui, celui de la mort-dans-la-vie de la période

romantique, décrit aussi un état bien particulier: la minéralité. Dans le carnaval, le

narrateur remarquait déjà l’aspect maigre des personnages dansants, et cette maigreur

devient un véritable leitmotiv lors de son passage dans le Nord-Est du pays. Si la

mort-en-vie décrit un état psychologique dans les sociétés occidentales, cet état

devient physique dans les pays pauvres, et cela commence par la maigreur extrême

qui confère au corps humain un aspect cadavérique. La mort-en-vie, dans le récit,

c’est la confrontation de la mort mythique ou symbolique avec une mort bien réelle:

«Après Jeremoabo et Milagres, peu de chose pouvait me toucher, tellement je me

sentais soulagé de ne pas appartenir au règne minéral» (Pm, 304). Appartenir au

règne minéral, c’est être immobile, comme mort. C’est surtout, au sens littéral, ne pas

appartenir au genre humain. L’adjectif « minéral » fait référence à des corps

constitués de matière inorganique ainsi qu’aux éléments constituant l’écorce terrestre

(la terre, la poussière). La minéralité désigne un état de poussière permanent, soit

l’absence de vie.

Les visages résignés, les plis partant des mains et s’étalant vers les pieds comme des crevassesaprès la pluie [...]. Plus le rouge des plaies, toutes sortes de rouges, depuis les muqueusesjusqu’au sang, en passant par l’écarlate de la honte. Une misère nouvelle, purement animale.Une ignorance complète, et la survie pour seul souci [...]. Des gens fondus définitivementdans la matérialité du monde, comme des choses, simple décor (Pm, 256).

IlS «La mort en vie, l’ennui et la minéralité étaient le lot des autres », Sergio Kokis, Le pavillon desmiroirs, op.cit., p. 363.

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7g

La mort-en-vie, si elle caractérise la misère humaine, se retrouve aussi, sous la

forme de l’ennui, dans les pays riches. Il s’agit alors d’une «existence diminuée.

moins réfléchie, automatique, dévitalisée» (Dm, 61). L’ennui représente une négation

du vouloir, et c’est en somme, être mort, au sein de la vie même. Pour Kokis, cela

rejoint l’idée de peur ou de lâcheté face à la mort, car l’ennui n’offre pas la possibilité

d’aller jusqu’au bout du non-vouloir, c’est-à-dire, du mourir. Il s’agit plutôt de se

laisser porter sans jamais tenter de changer sa condition:

[lus sont consumés par la peur; il y va de leur identité [...] La peur est disséminée partout,surtout la frousse de la mort. Pas de la mort-cadavre, non, celle-là ils ne la connaissent pas. Lamort en vie, plutôt, leur mort à eux: le manque d’argent superflu, le manque de popularité etta crainte de vieillir (Prn, 302-303).

Celle inconscience de l’être-en-vie rejoint le propos de Phuippe Ariès, selon lequel

« la vie a cessé d’être aussi désirable dans le même temps que la mort a cessé de

paraître aussi ponctuelle et aussi impressionnante”6 ». Kokis, et son alter-ego dans le

roman, raille notre société qui confond la santé avec l’absence de maladie et le

bonheur avec l’absence de misère. De là, l’être contemporain cherche vainement à

combattre ses maladies futures, à combler ses éventuels besoins fmanciers sans se

soucier de son état présent:

Le souci du macabre fait remonter au jour les ténèbres enfouies au fond de la lumière f...]L’artiste dégage sur le moment l’originalité insolite de la banalité quotidienne sans attendre,comme les autres hommes que le présent soit devenu passé pour en ressentirrétrospectivement le charme posthume (Kokis citant Jankélévitch, Dm, 10).

finalement, Kokis dévoile une mort qui s’est banalisée: «Eh, la Mort / On te

délaisse I on te méprise... » (Dm, 16). Dans ses tableaux comme dans son récit, la

116 Philippe Ariès, op.cit., p. 327.

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mort devient un prétexte pour critiquer les puissants, les lubies et, en même tant,

plaider pour ceux qui soufflent. Mais surtout, il s’agit de valoriser la mort pour une

affirmation de la vie. Dans un article publié dans la revue Frontières, Kokis déclare

qu’il «espère pouvoir un jour exposer [sa danse macabre] au regard des [sesJ

contemporains de manière à rappeler que les thèmes macabres sont là, non pas pour

parler de la mort, qui en fait n’existe que comme absence de vie, mais bel et bien pour

représenter la vie de tous les j ». Et justement, qu’il rende compte de choses

existantes ou procède essentiellement du jeu de l’imagination, l’art n’a-t-il pas pour

fonction dernière de nous sauver du désastre en doublant le monde usuel d’un autre

monde agencé au gré de notre esprit, selon un ordre intime qui, en tant que tel,

tranche sur l’invraisemblable fouillis de la réalité ambiante? Ainsi, l’artiste, si nous

admettons que son jeu va plus loin qu’un simple divertissement, trouverait sa raison

d’être dans l’existence de ce chaos où nous sommes plongés, confusion dans laquelle

il lui reviendrait de faire entendre son propre dire qui, pour ténu qu’il soit, sera du

moins le sien.

Dans le récit du Pavillon des miroirs, le premier tableau véritable, qui s’est

imposé au peintre de manière inattendue, est une scène qui figure un cadavre distordu

par la violence dans un accident de train: «La position des membres était écartelée,

peu naturelle; il paraissait estropié comme un corps soumis à une secousse trop

violente.» (Pm, 137) Plus loin, le peintre, devant sa toile, sa remémore la scène

exacte de l’accident lorsqu’il était enfant. La description, sans émotion, évoque « une

sorte de paquet avec des bras et des jambes placés n’importe comment, plus

117 Sergio Kokis, « Pour saluer le sort, la danse macabre », Frontières, Printemps-été 1996, p- 29-31.

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$0

éparpillés qu’écrasés» (Pm, 139). Mais si l’horreur de la scène a disparu, c’est grâce

au tableau qui l’a transformée. Le traumatisme devient une image peinte. Pour le

peintre, il s’agit, à travers son art de «mieux [s] ‘approprier [sa] propre blessure»

(Pm, 257). Mais l’art est surtout un moyen de communiquer:

[Les oeuvres d’artJ ont été exécutées en vue de représenter des réalités absentes avecsuffisamment de force évocatrice pour déclencher chez l’observateur la même émotion qu’iléprouverait en présence de l’objet évoqué (Lc, pp.24-25).

Lorsque que Kokis représente la mort, c’est pour la faire apparaître au

spectateur/lecteur. Picasso parlait déjà de l’artiste en ces termes: «Il faut réveiller les

gens. Bouleverser leur façon d’identifier les choses. Il faudrait créer des images

inacceptables. Que les gens écument. Les forcer à comprendre qu’ils vivent dans un

drôle de monde118.»

Mais au delà de la reconnaissance de la mort, n’est-ce pas à la renaissance de

l’imagination que l’artiste appelle le spectateur/Iecteur? Si aujourd’hui la proximité

de la mort est niée, masquée, ce n’est pas nécessairement parce que nous sommes

plus angoissés qu’au Moyen Âge ou qu’à la Renaissance par le fait de disparaître; il

s’agit plus d’une indifférence généralisée, d’« un cruel manque d’imagination quant

au mystère de la fin [dans une] société qui semble avoir décidé, en son coeur, de ne

plus se soucier de l’au-delà mais de l’attendre avec une forme de résignation,

d’incuriosité, de froideur vide”9 ». Devant l’oubli de la mort et de l’imagination.,

Kokis nous invite à reconsidérer la mort, à développer notre imagination afin de saisir

l’insaisissable. Reste à dire l’au-delà et l’existence d’une autre réalité...

“ Picasso cité par Nadeije Laneyrie-Dagen, op. cil., p. 176.“9Jacques Darras, Nous ne sommes pasfaits pour ta mort, Paris, Stock, 2006, p. 83.

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CONCLUSION

L artiste s ‘adresse à cette partie de notre être qui ne dépendpas de la sagesse ; à ce qui en nous est un don et non uneacquisition. II parle à notre capacité d ‘émerveillement et deplaisir, au sentiment de mystère qui englobe nos vies. [Rparte de] la conviction subtile mais invincible de solidaritéqui unit la solitude de milliers de coeurs, à la solidarité dansles rêves, dans la joie, la tristesse à cette qui unit leshommes les uns aux autres, qui lie toute Ï ‘humanité — lesmorts aux vivants, et tes vivants à ceux qui ne sont pas encorenés.

(Sergio Kokis, Les langages de la création)

Dans Le pavillon des miroirs, le narrateur, en perpétuel mouvement, toujours

suspendu à la verticale, ressemble dans sa situation instable aux personnages des

toiles de la Danse macabre. Captés dans l’instantanéité de leurs gestes et

mouvements, les personnages du récit doivent leur expression narrative à une

succession de réactions qui s’enchaînent à la façon d’une ronde. Dans le récit,

certains passages visent moins à expliquer qu’à montrer car pour Kokis, être c’est

percevoir. Regarder, contempler, fixer, ouvrir les yeux sur les images du monde,

laisser ses visions intérieures sonder la conscience sont autant de qualités que possède

le narrateur-peintre du Pavillon des miroirs. Au promeneur kafkaïen, au passant

baudelairien, répond le voyeur kokisien, tous infatigables glaneurs d’images.

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$2

Au début du récit, le narrateur-enfant « flâne [déjà] en regardant les images, les

sculptures, les peintures » (Pm, 17). La personnalité du narrateur et l’activité du

regard enfantin, la gestualité du premier et le jeu du dernier, ouvrent un espace qui

met en retrait la narrativité au profit d’une mise en spectacle, inscrivant la littérature

dans le mouvement des arts visuels. Dans la réalité comme dans la fiction, le tableau

est présenté comme un objet qui regarde le sujet en le renvoyant à son monde

intérieur. Il questionne sa sensibilité et sa manière de voir. Le tableau, cette création

de l’imaginaire, se reconnaît comme illusion. Mais ce qu’il exprime est souvent plus

près de la vérité que ce qui, en apparence, prétend l’être. L’art représente dès lors une

autre forme de réalité. À ce propos, Oscar Wilde, dans Le déclin du mensonge,

rappelle que la vie est souvent plus près de l’art que l’inverse:

C’est la vie qui tend le miroir à l’art et reproduit quelque type étrange né dans l’imaginationdu peintre ou du sculpteur, ou donne au rêve de la fiction une forme réelle. Scientifiquement,la base de la vie — l’énergie de la vie, comme dirait Aristote — est simple désir d’expression, etl’art offre toujours les formes diverses par quoi ce désir peut se réaliser. La vie s’en saisit eten use, serait-cc à son détriment120.

Tout au long de cette étude, nous avons réfléchi au dialogue entre l’écriture et

la peinture, entre le texte et l’image, dans ce qui constitue la genèse de l’oeuvre

kokisienne. Le but de notre travail était de montrer que les toiles de la Danse

macabre du Québec participent à un jeu de références et d’allusions et se donnent à

voir comme une image centrale12’ du Pavillon des miroirs. Les phénomènes

d’intertextualité mis à découvert dans le roman nous ont conduit à interroger les

° Oscar Wilde, Le déclin du mensonge, Braxelles, éditions Complexe, 1986, p. 65 ; cité par EricClémens, Lafiction de l’apparailre, Paris, Albin Miche!, 1993, p. 197.121 Nous faisons référence ici au «texte centreur» de Laurent Jeimy dans «La stratégie de la forme »,Poétique, n°27, 1976, p. 262.

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images qui façonnent un récit où la peinture et l’écriture s’unissent afm de produire

un discours sur la mort et une réflexion sur la création artistique. Cela nous a aussi

permis de voir comment la peinture et l’écriture se rejoignent dans une esthétique

expressionniste.

La première partie du mémoire, de facture théorique, se voulait préparatoire â

l’analyse de la Danse macabre du Québec et à la lecture du roman du Pavillon des

miroirs. Nous souhaitions offrir une réflexion méthodologique sur les concepts

susceptibles d’éclairer la relation entre l’image et le texte chez un double praticien qui

se définit d’abord comme un peintre, mais dont la reconnaissance institutionnelle

passe par la littérature. Il s’agissait de repérer des relations qui posaient des questions

épistémologiques intéressantes puisque les oeuvres, d’expression et de forme

différentes, ont été réalisées par le même créateur. Mais, si la théorie a permis

d’éclairer et de baliser notre analyse pour une lecture interne du texte, nous avons

aussi découvert que Kokis a conçu son oeuvre picturale, La danse macabre du

Ouébec, en même temps qu’il a rédigé Le pavillon des miroirs. En reconnaissant que

l’oeuvre picturale avait exercé une influence déterminante lors du processus de

rédaction du récit, nous avons confirmé notre hypothèse, soit que la Danse macabre

constitue un texte central du Pavillon et, plus largement, que l’oeuvre de Kokis

s’inscrit dans une obsession de la mort.

Dans la suite de notre étude, nous avons analysé La danse macabre du

Québec. Après avoir tenté de définir le genre auquel appartient l’ouvrage, nous

l’avons situé dans la tradition des danses macabres en Occident. Nous avons ensuite

étudié les toiles et les poèmes afin de voir comment la signification de la Danse

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$4

macabre s’inscrivait dans un ensemble indissociable (f image-texte >, ensemble qui se

trouve lui-même inclus dans un récit plus grand grâce à la mise en série des tableaux

et des poèmes à l’intérieur de l’objet livre. Mais, au-delà de l’aspect matériel, il

apparaît que c’est le sujet même qui invite le peintre/poète — obsédé par la mort — à

l’utilisation de l’image et du texte. C’est parce que la mort est, d’une certaine

manière, ineprésentable, que Kokis a choisi pour la nommer et la mettre en scène

deux formes plutôt qu’une. Et si le défi de figurer la mort, de la fixer sur la toile

autant que de la faire parler, constitue un élément important dans le choix d’utiliser

deux langages, le croisement voulu des deux formes d’art semble surtout suggérer

l’incapacité de l’un comme de l’autre à créer une représentation de la mort que nous

pourrions qualifier de pleine.

Dans la dernière partie de notre étude, nous avons montré que La danse

macabre du Québec entretient une relation intraséniiotique avec le récit du Pavillon

des miroirs. Cette relation a révélé deux aspects fondamentaux dans l’oeuvre

kokisienne: le rôle de la peinture et l’omniprésence de la mort. La question de la

peinture, nous le savons, concerne de très près le projet du roman, qui s’est d’abord

constitué comme un essai sur l’art dont la rédaction a coïncidé avec la réalisation de

l’oeuvre picturale. Les toiles sont ainsi reprises dans le récit par le narrateur qui se

questionne sur la nature des images captées durant son enfance et qui viennent le

hanter dans sa vie d’adulte. Mais la peinture, dans le récit, est surtout présente sous la

forme d’une esthétique. Comme dans La danse macabre, le style de l’écrivain peut

être qualifié d’expressionniste. Les portraits grotesques, l’utilisation des couleurs et

des contrastes dans les descriptions, les déformations et les exagérations, tout cela

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concourt à une esthétique expressionniste. De même, la visée sociale de l’auteur,

mélange de lucidité, d’ironie et d’engagement, s’inscrit dans la lignée de

Fexpressionisme politique. Pour Kokis la peinture et l’écriture constituent ainsi deux

modes de dénonciation:

Si l’art n’est pas engagé, c’est n’est pas la peine de faire de l’art. Je sais bien que ce n’est pasà la mode de dire ça. Mais pour moi, l’art est un acte profondément moral. Je ne crois paspour autant qu’il peut changer le monde. Je pense que le rôle de l’artiste, c’est d’émouvoir.C’est de dire: vous ressentez l’injustice, moi aussi. N’arrêtez pas de la ressentir. On nechangera peut-être pas le monde, mais vous n’êtes pas seul122

Notre analyse prend fin en montrant la position ambivalente qu’occupe

l’artiste face à la mort et la manière ambigu dont il en traite dans ses tableaux

comme dans son roman. L’omniprésence de la mort, si elle permet d’abord à Kokis

de se moquer de l’inquiétude qu’elle suscite et de prendre nettement position pour la

légèreté du rire et la plaisanterie démystifiante, ne l’empêche pas de la considérer

avec sérieux. Nous pouvons alors dire de Kokis que «sous le masque de l’acrobate

des abymes [se cache] un thanatologue engagé, et un philosophe insoupçonné’23 ».

En dernière analyse, nous avons tenté de démontrer l’importance du regard, du

visuel et de l’image dans le récit du Pavillon des miroirs. Nous avons observé,

comme l’illustre La danse macabre du Québec, que la création est intimement liée

chez Kokis à la mort. Dans le récit, la création pousse le narrateur à se terrer pour

créer. Mais, paradoxalement, l’art s’oppose aussi à la mort. Il permet de faire le deuil

des images du passé. Il s’agit de passer par la mort pour accepter la vie. Dans une

I,’ .Sergio Kokis, Elle Quebec, avril 1998, p. 28.12, A propos de l’écrivain italien Savinio, Stephano Lazzarin , « Exercices de stèle. Trois auteursfantastiques du XXe siècle face à la question de la mort », La mort à t ‘oeuvre. Représentations et misesen intrigue de la mort en littérature, Mariella Cotin (comp.), Caen, PUC, 2001, p. 149.

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entrevue accordée à Eva Le Grand, Sergio Kokis déclarait: « Je peins conmie je

respire, comme je fume. Si j’arrête de peindre je... je pense que je vais mourir124. »

Confronté à la mort par le ressassement de souvenirs qui seront fixés sur les toiles ou

retranscrits dans le récit, l’artiste effectue une prise de conscience qui, au niveau des

contenus mais aussi des différentes formes de l’expression, révèle les fondements

d’une éthique de la vie, voire d’une peinture/écriture de la vie.

Il y aurait beaucoup de choses à dire concernant l’influence de la peinture et

de la mort sur l’oeuvre de Sergio Kokis. Le texte et l’image se rencontrent d’une

façon toujours nouvelle et ouvrent de captivantes avenues pour la recherche qui

s’intéresse aux frontières poreuses pouvant exister entre les différents arts. Par

exemple, il serait intéressant d’étudier l’ensemble du corpus littéraire kokisien afm de

dégager ce qu’on pourrait appeler une « poétique du regard’25» représentative de

toute l’oeuvre. Mais au delà de la peinture, c’est l’omniprésence du macabre qui

caractérise le roman du Pavillon des miroirs. Il faudrait alors chercher si toute

l’oeuvre romanesque donne à voir le topos médiéval de la danse macabre’26. Au

niveau de la démarche créatrice de Kokis, il serait aussi pertinent de réfléchir sur

l’identité et l’altérité qui se dispute chez l’artiste. Dans le dialogue entre la peinture et

l’écriture, que devient l’être artistique? Si, du point de vue du lecteur, la relation se

fait de la peinture vers l’écriture, qu’en est-il précisément au niveau du créateur?

124 Sergio Kokis, « Entre le pictural et le scriptural. Entretien avec Sergio Kokis », Spirale, janvier1vrier 2000, P. 29.125 Cela désigne une sorte de transfert des mécanismes picturaux vers l’écriture. Cette notion a étaitutilisée pas Pierre Ouellet, Poétique du regard Littérature, identité, perception, Montréal, Septentrion,2000 ou encore par Jacqueline Sudaka-Bénézéraf, Franz Kafka. Aspects d’une poétique du regard.LeuvenlParis, PeetersNrin, 2001.126 Yvonne Bargues-Rollins a déjà réalisé une telle étude sur l’oeuvre de Gustave Flaubert dans Le pasde Flaubert : une danse macabre, Paris, Honoré Champion, 199$.

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Pour conclure, nous présenterons une dernière image — celle du mime — qui

résume et élargit tout à la fois notre propos. Le personnage du mime Makarius ne

cesse d’obséder le peintre-écrivain depuis le début de sa carrière. Après une

apparition «ratée» dans l’imposante figuration de la Danse macabre, après avoir

cédé sa place au chanteur Camélia dans Le Pavillon des miroirs, il ne cesse de hanter

l’artiste. Plus encore, il semble représenter un véritable alter-ego qui «échafaude[rait]

un gigantesque roman à propos d’une danse macabre, avec lui-même dans le rôle-

titre: ». Que dire de ce futur personnage? Tiré du grec mimos

(«imitation»/<dmitateur»), le mime représente des événements de la vie quotidienne,

décrit une histoire sans rien dire, à l’aide seulement des gestes. Comme l’artiste qui se

retrouve sur la corde raide’28, le mime exécute ses mouvements dans le vide. Son

visage, lorsqu’il s’exprime, n’est plus qu’un masque tragique ou comique, selon le

cas. L’attitude dure un seul instant, puis elle se libère dans le geste. Enfm, la

pantomime se termine. Dans les arts du spectacle, le mime est peut-être le vivant qui

peut le mieux représenter la mort. Traduire chorégraphiquement la mort signifie

qu’on cesse de bouger. Et le mime peut très bien parvenir à exprimer cet état, l’instant

de la mort, le moment où la vie se retire du vivant. Pour Kokis, le roman du mime

Makarius ne pourra se concrétiser qu’en prélude de sa propre mort’29. À ce moment

là, l’immense oeuvre de Kokis retrouvera la peinture, tel un masque mortuaire, dans

une dernière ronde de danse autour du spectre de la mort.

‘271b,d p. 2$4.128 La danse macabre du Québec sur ces mols: «La place de l’artiste est sur ta corde raide. Mais il estserein car il a choisi d’y être. > (Dm, $4) Quant à la dernière oeuvre présentée, à la page $7, il s’agit duClown sur la corde raide dont la position et l’aspect ressemblent étrangement à ceux d’un mime.129 A ce sujet, Sergio Kokis déclare que l’ idée d’écrire un roman sur la mort juste avant ta [s]ienneFEuil plaît assez et elle semble être pleine de possibilités aventureuses » (AÏ, 285).

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