des études supérieures - université de montréal
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Université de MonWal
De Nmage au texte: dewcreprésenaflonsde lamortdans l’oeuvre de Sergio Kokis
Par
Nicolas Bony
Département des litténtires de langue françaiseFaculté des arts et des sciences
Mémoire présenté à la Faculté des études supérieuresen vue de l’obtention du grade de Maître ès n (M.A.)
en littératures de langue française
Avril 2007
CNicolasBony,2007 -.
Q
Q
Université (JÏ’hde Montréal
Direction des bibliothèques
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11
Université de MontréalFaculté des études supérieures
Ce mémoire intitulé
De l’image au texte : deux représentations de la mortdans l’oeuvre de Sergio Kokis
présenté par:
Nicolas Bony
a été évalué par un jury composé des personnes suivantes
Pierre NepveuPrésident-rapporteur
Gilles DupuisDirecteur de recherche
Irène QoreMembre du jury
II’
S0MIwAIRE
Dans la genèse de l’oeuvre kokisienne, caractérisée par sa diversité et
son hétérogénéité, La danse macabre du Québec précède l’écriture des romans.
Celle oeuvre allie la peinture et la poésie selon une tradition qui remonte au
Moyen Âge. Elle représente la mort en la faisant intervenir dans des scènes de
la vie quotidienne. Celle figure macabre constitue un motif essentiel du premier
roman de Kokis, Le pavillon des miroirs. Dans notre recherche, nous faisons
l’hypothèse que l’oeuvre picturale prend la forme d’un intertexte central qui
influence le récit tant au niveau du fond que de la forme. L’intérêt sera de
découvrir comment Kokis passe de la peinture à l’écriture, comment il établit
une relation intrasémiotique productive entre les deux arts. Après avoir étudié
la relation entre l’image et le texte dans la théorie intertextuelle, nous cernons
les différentes caractéristiques de La danse macabre du Québec. À partir de
celle première analyse, nous étudions la relation entre peinture et écriture qui
se réalise dans Le Pavillon des miroirs à travers la narration du personnage
principal et les descriptions. Finalement, nous déterminons l’influence de la
peinture dans l’oeuvre romanesque et par la même, l’importance de la mort.
L’irruption des images de mort constitue en effet le mode essentiel de création
des oeuvres qui semble être te seul recours possible pour retrouver la vie. Plus
largement, notre recherche vise à élucider le sens et la portée des productions
littéraires et picturales de Sergio Kokis tout en proposant une réflexion sur la
relation entre les arts et un moyen d’aborder l’altérité de ces deux éléments.
Mots clés: Sergio Kokis, littérature québécoise contemporaine, intertextualité,
intersémiotique, peinture, écriture
iv
ABsTRAcT
In the genesis of Kokis’ works, whose characteristics include diversity and
heterogeneity, La danse macabre du Québec precedes his writings. It combines
painting and poetry in accordance with a tradition which dates back to the
Middle Ages. It depicts emaciated skeletal bodies personifying death, in
conversation with one or more living persons. This macabre figure plays an
important role in Kokis first nove!, Le pavillon des miroirs. This thesis leads to
the hypothesis that his pictorial work constitutes a main intertext which
influences the substance and form of the narrative. The interest of this study
lies in discovering how Kokis works ftom painting to writing and how he
establishes a productive intrasemiotic exchange between the two forms of art.
In the first chapter, I investigate the nature of the relationship between image
and text using the theory of intertextuality. The second chapter deals
specifically with La danse macabre du Québec. My third chapter treats of the
links between painting and writing through the analysis of the narration and
descriptions in Le Pavillon des miroirs. In conclusion, the reader will be able to
see how the sudden irruption of death images works as a mode of creation and
seems to be the only way for the artist to be rebom. finally, tins study offers an
in-depth-analysis of the textual and pictorial works by $ergio Kolds whule
considering the relationship between different art forms.
Keywords: Sergio Kokis, French Canadian literature, intertextuality,intersemiotic, painting, writing
V
TABLE DES MATIÈRES
INTRODUCTION
I. Bases théoriques
1.1 L’ «intrasémiotique» : entre sémiotique et intertextualité $
1.2 Les théories de l’intermédialité et de l’interartialité 17
1.3 Pistes d’interprétation 20
1.4 Lecture intrasémiotique 23
H. De l’image : La danse macabre du Québec
2.1 Présentation 25
2.2 Bref historique des danses macabres 27
2.3 Entre tradition et modernité: l’oeuvre kokisienne 30
2.4Lapeinture 33
2.5Lapoésie 37
2.6 Le texte et l’image, l’image et le texte : une relation riche de
sens 39
III. Du texte : Le pavillon des miroirs
3.1 Le paratexte 41
3.2 Du visuel dans l’écriture : l’expressionisme 4$
3.3 Le regard de Sergio Kokis : du Pavillon à la Danse 55
3.4 Les portraits 59
3.5 Le social : une oeuvre engagée et engageante 65
3.6 La mort 70
CoNcLusioN $1
BIBLIOGRAPHIE 8$
y
LISTE DES AERÉVIATIONS
41 . C’. 7,-Jt. T ‘ 7 I .JXT’7 -i•frg1o I\u1.iS, i WnOUr uu iOtntutfl, iviO11Lrti, A I L, LUV
Dm: Sergio Kokis, La danse macabre du Québec, Monfréal, XYZ, 1999.
Le: Sergio Kokis, Les langages de la création. Montréal, Nuit BlancheEditeur, 1996.
Pin: Sergio Kokis, Le pavillon des miroirs, Montréal, XYZ, 1994.
Ibid.: Même ouvrage que la note précédente.
Idem: Même ouvrage et même page que la note précédente.
op.cit. : Ouvrage déjà cité.
s.U.: Sans date.
s.p.: Sans pagination.
s.t.: Sans titre.
Les citations tirées du corpus à l’étude seront indiquées par l’abréviation suiviedu folio entre parenthèses.
Les mots en italique dans les citations indiquent que nous soulignons, saufindication contraire.
vil
LISTE DES ANNEXES
N.B. Les tableaux tirés de La danse macabre du Québec ont été insérées à lapage qui suit notre texte où la peinture est évoquée ou décrite.
Annexe 1 Sergio Kokis, Le pape, huile sur masonite, 1992 p. 40
Annexe 2 Sergio Kokis, Les gros, huile sur masonite, 1992 p. 40
Annexe 3 Sergio Kokis, Les maigres, huile sur masonite, 1994 p. 40
Annexe 4 Sergio Kokis, Le peintre, huile sur masonite, 1994 p. 44
vi”
REMERCIEMENTS
Je tiens à remercier les personnes suivantes:
Gilles Dupuis, pour un encadrement intellectuel inspirant.
Ma mère, ma première lectrice, pour son aide tout au tong de mes études.
Mon père, pour ni ‘avoir rappelé t ‘importance de mettre te nez hors de monbureau.
Monfrère, pour son écoute et ses idées.
Hadrien, pour te sejour au Brésil.
Mafamille et mes ami(e)s, pour leur amour et leur soutien.
H1TRODUCTION
Voilà plus d’une décennie que Sergio Kokis a publié son premier roman Le
pavillon des miroirs. Auteur extrêmement prolifique, il a déjà écrit plus de douze
romans, un essai sur la création, un livre d’art ainsi qu’un récit à l’allure
autobiographique. Mais si Kokis demeure un écrivain de tout premier plan, il se
définit d’abord comme un peintre. Nous sommes alors autorisés à questionner les
liens entre le texte et l’image dans son oeuvre. Existe-t-il une compLémentarité entre le
pictural et le scriptural dans la pratique artistique de Kokis? L’écrivain et poète
portugais Femando Pessoa posait déjà que «[lJ’essentiel est de savoir bien voir I
Savoir bien voir sans se mettre à penser’ ». Il voulait faire intervenir l’image pour
voir ce qui est. Cette conception entre le visible et le dicible est à l’origine de la
double activité de nombreux artistes. Certains ont tenté de réconcilier les deux
pratiques pour rétablir une forme de continuité entre le pictural et le scriptural, pour
tenter de «mieux voir par la parole, mais aussi de mieux s’insérer dans la réalité par
le regard2 ». Pour Kokis, la peintre et l’écriture, l’image et le texte, le langage
plastique et le langage discursif sont deux langages de la création, deux pratiques
différentes d’un même processus. La peinture vient en premier. Elle constitue le seul
médium capable de créer des images toujours nouvelles, comme un regard sans cesse
femando Pessoa (Alberto Caeiro), «Le Gardeur de troupeaux », Maria Anténia Câmara Manuel,Michel Chandeigne et Patrick Quillier (trad.), OEuvres poétiques, Paris, Gallimard, 2001, p. 26.
Antoine Papillon-Boïsclair, «L’école du regard. Poésie et peinture chez Saint-Denys Gameau,Roland Giguère et Robert Melançon ». Thèse de doctorat. Département de langue et littératurefrançaises : Université McGill, 2006, p. 14.
2
ignorant de ce qui l’entoure et pouvant capter le monde tel qu’il est. À I’ inverse, le
langage discursif, seul vrai langage selon Kokis, serait celui de la pensée, de la vie de
notre esprit: <(Un récit démontre, il convainc et se laisse facilement intégrer à notre
pensée. Un tableau ne fait que montrer. Le spectateur doit résoudre seul la question
de la recherche du sens, puisqu’un tableau ne répond pas à des questions, il en pose.»
(Lc, 57) Cela dit, la peinture rejoint aussi l’écriture. C’est le premier paradoxe de la
création picturale: si l’oeuvre est mystérieuse, si elle représente l’absence de tout
sens, elle constitue aussi une tentative de communiquer. C’est ce qui fait dire à Kokis
qu’« un peintre peut aussi bien délecter les sens tout en sollicitant l’esprit» (Lc, 54).
Mais au-delà des langages — et c’est notre hypothèse — la peinture et l’écriture
représentent une obsession de la mort. Qu’elle soit transfigurée sous forme plastique
ou évoquée dans les récits, qu’elle s’ancre dans la réalité des souvenirs ou dans des
représentations symboliques, la mort est omniprésente dans l’oeuvre kokisienne3.
Cette omniprésence de la mort revêt d’abord une dimension ontologique. Pour le
peintre-écrivain, comme pour le narrateur-peintre du Pavillon des miroirs, la mort est
paradoxalement la seule chose qui nous prouve que nous sommes vivants: «c’est
uniquement dans la conscience de la mort qu’on peut comprendre la vie et le combat
des hommes » (Ai, 305). Du point de vue de l’artiste, la question de la mort pose aussi
un véritable défi artistique: représenter l’irreprésentable. À ce propos, Kokis déclare
que la conception de La danse macabre du Québec représentait <une domination
plastique totale des figures de la mort. », avant d’ajouter: «Mais peut-on jamais la
À ce sujet, dans l’imaginaire kokisien, le carnaval reflète la présence à la fois réelle et symbolique dela mort: «La mort était omniprésente dans le carnaval, tant par l’expérience vécue de l’ensemble de lafête que par l’abondance de déguisements macabres, diaboliques ou monstrueux» (Dm, 79).
3
dominer autrement que par ses figures?» (AÏ, 214). Sous-évaluer la signification
philosophique du thème de la mort équivaudrait à oublier que la peinture et la
littérature visent à dévoiler, de manières différentes, les significations du monde.
Affirmer que l’intérêt philosophique est exclusif passerait sous silence tout ce qu’il y
a de maîtrise esthétique dans la figuration de la mort et de recherche proprement
rhétorique dans sa mise en récit. Dit autrement, cela reviendrait à ne pas voir que la
mort — l’invisible/l’indicible par définition — est toujours une belle occasion de mettre
son pinceaulsa plume à l’épreuve. Dans un cas comme dans l’autre, nous nous
priverions d’un élément dont l’importance interprétative est centrale et, plus encore,
nous simplifierions indûment l’oeuvre de Sergio Kokis. Son obsession pour la mort
témoigne d’une attraction personnelle et d’une implication esthétique se situant au
coeur même de la pratique artistique. C’est cette connexion qu’il nous faudra étudier
pour poser correctement le problème.
Si la critique de l’oeuvre kokisienne s’est surtout attachée aux questions de
l’exil et de l’identité dans la perspective de l’écriture migrante, elle a négligé la
diversité et l’hétérogénéité, tant sur le plan des genres (littéraire et pictural) que sur le
plan des problématiques abordées4. Notre recherche veut ainsi élargir l’analyse à des
aspects oubliés mais fondamentaux à la compréhension de l’oeuvre littéraire
kokisienne, soit le rôle de la peinture et l’importance du macabre.
Monique Lebrun a déclaré à ce sujet que «Le pavillon de miroirs ne se pose pas uniquement commeun récit de migrant, mais plutôt comme la trajectoire intimiste d’un homme, venu d’ailleurs, certes,mais plus sensible à ses démons intérieurs qu’à toutes ces comparaisons folkloriques et forcémentréductrices, entre le passé exotique revisité et un présent aux couleurs du froid et de la grisaille nordaméricaine. », « Masques et miroirs : Sergio Kokis et l’expérience migrante », dans La littératuremigrante dans t ‘espacefrancophone: Betgique-France-Québec-Suisse, Monique Lebrun et Luc Collés(dit.), Corfit-Wodon, Edïtions Modulaires Européennes/InterCommunications. 2007, p. 172.
4
Qui parcourt les romans de Kokis est frappé par l’abondance de citations,
d’allusions et de références explicites ou implicites à des romanciers, des poètes, des
philosophes, des peintres, des musiciens. Le matériau intertextuel kokisien couvre des
cultures et des domaines très diversifiés. Pour Kokis, lequel s’inscrit dans la lignée
d’Umberto Eco, un livre s’écrit d’abord à partir d’autres livres. Son deuxième roman,
Negâo et Doralice (1995), rend ainsi hommage à Shakespeare en reprenant l’histoire
mythique de Roméo et Juliette. Quant à Errances (1996), son troisième roman, il fait
référence à l’Odyssée d’Homère. Nous verrons que dans le Pavillon des miroirs, c’est
l’oeuvre de La danse macabre du Québec qui se présente comme la référence
principale.
Étudier le rapport d’une oeuvre à une oeuvre convoque logiquement l’étude
intertextuelle. Nous le savons, le terme d’intertextualité a subi de nombreuses
définitions au cours des années5. Aujourd’hui, le domaine de l’hitertextualité est bien
défini grâce à de récentes et substantielles études de synthèse6. Pourtant, notre sujet
impose un rappel des différentes notions développées dans le cadre de la théorie
intertextuelle, non pas pour en faire un résumé mais pour proposer un dialogue, une
«confrontation active7» permettant d’adapter les différents concepts à notre objet
d’étude.
Entre autres celle de Jutia Kristeva, $éméiotikè Recherches pour une sémanatyse, Paris, Seuil, 1969;de Laurent Jenny, «La stratégie de la forme », Poétique, 0 27, 1976, p. 257-281 ; de MichaelRiffaterre, La Production du texte, Paris, Seuil, 1979 ; de Gérard Genette, Palimpsestes, ta littératureau second degré, Paris, Seuil, 1982 et de Roland Barthes, Le Plaisir du texte, Paris, Seuil, 1973.
Voir Nathalie Piégay-Gros, Introduction à I ‘intertextualité, Paris, Dunod, 1996 ; Sophie Rabau,L ‘intertextualité, Paris, f lammarion, 2002; Mne-Claire Gignoux, Initiation à t ‘intertextuatité, Paris,Ellipses, 2005.
Ce terme employé par Nathalie Limat-Letellier (< Historique du concept d’intertextualité» dansL’intertextuatité, Paris, Annales littéraires de l’Université de Franche-Comté, 1998, p. 64) doit
5
Dans le premier chapitre, nous poserons les bases théoriques de notre analyse.
Nous commencerons par présenter notre concept principal, l’intrasémiotique, en
relation avec les approches sémiotique et intertextuelle dont il découle. Nous
élaborerons ensuite nos différences par rapport à d’autres théories, comme
l’intermédialité et l’interartialité. Enfm, nous verrons comment les propos de l’auteur
sur son oeuvre nous permettent d’appuyer notre hypothèse. Les bases théoriques
posées, nous pourrons procéder plus méthodiquement à l’analyse des relations entre
La danse macabre du Québec et Le pavillon des miroirs. Mais avant d’examiner ces
relations, nous étudierons, dans le deuxième chapitre, l’oeuvre de la Danse macabre
pour elle-même et indépendamment de sa relation à l’écriture. Pour traiter de l’oeuvre
picturale, nous commencerons par examiner le lien qu’elle entretient avec la tradition
des danses macabres héritées du Moyen Âge. Nous analyserons ensuite les toiles et
les poèmes avant de voir quel nouveau sens se crée dans leur interrelation au sein de
l’oeuvre. Dans le dernier chapitre, nous verrons que le «leadership du sens8>) à
propos de la peinture et de la mort dans Le pavillon des miroirs est attribuable à la
l’oeuvre picturale de La danse macabre du Québec. Nous montrerons toutes les
possibilités que s’approprie le regard du peintre à l’intérieur du récit: grossissement,
focalisation, cadrage, schématisation des personnages. Dans la confrontation avec la
peinture, le texte se trouve transformé de sorte qu’< un lien se tisse entre l’iconique
s’entendre au sens où Tzvetan Todorov propose de construire une «critique dialogique» (Critique dela critique, Seuil, 1984).
Voir Laurent Jenny, « La Stratégie de la forme », Poétique, n° 27, 1976.
6
et le scriptural [...J comme si tm glissement se produisait du visuel à l’écrit9 ». Pour
mener à bien notre étude du récit, nous examinerons le texte de l’intérieur, sans
chercher à décrire le contexte de production ni à trouver des réponses à nos
questionnements dans la biographie de l’auteur. Afm de mettre en relation la Danse
macabre du Ouébec et le Pavillon des miroirs, nous nous concentrerons sur les
références intertextuelles. Par ailleurs, nous n’obéirons pas à un plan d’analyse
contraignant. Nous épouserons plutôt la logique interne du texte pour le laisser parler,
montrer ce qu’il recèle sans trop chercher à imposer une lecture déterminée par les
seules considérations théoriques. À cet égard, la fin de notre analyse proposera, de
manière plus large, une réflexion sur l’aspect social, moral et herméneutique de la
mort dans les deux oeuvres à l’étude. Bien entendu, notre lecture ne sera pas
totalement libre: nous chercherons systématiquement les traces intertextuelles de La
danse macabre dans Le pavillon des miroirs. Pour cela, nous suivrons plusieurs
pistes : le paratexte, le style, les descriptions, les motifs ou thèmes. Dit autrement,
nous procèderons à la collecte de tous les éléments nous permettant d’identifier une
relation intrasémiotique significative entre les deux oeuvres. En analysant le récit,
nous voulons découvrir si la peinture intervient comme sujet mais également comme
forme littéraire dans le roman. Finalement, c’est la rencontre entre la peinture et
l’écriture, la nature, le fonctionnement et les conséquences d’un tel échange que nous
analyserons dans le dernier chapitre.
Janet Paterson, « Quand le Je est un(e) Autre I’criture migrante au Québec », dansReconfigurations: Canadian Literatures and Posicoloniat identities, Marc Monford et franca Bellarsi(dit.), Peter Lang, 2002, p. 56.
7
Pour plus de rigueur, nous limiterons notre analyse à une seule référence
extra-littéraire, celle de La danse macabre du Québec. Sans aller jusqu’à poser, selon
les termes de Riffaterre, qu’elle constitue une intertextualité obligatoire, nous
pensons que la perception de la relation intrasémiotique est nécessaire pour mieux
comprendre l’oeuvre et la démarche de l’auteur. Notre approche, résolument
intertextuelle, visera à analyser les relations intrasémiotiques entre les deux premières
oeuvres de Kokis, sans verser dans le dogmatisme. En plus des ressources de l’analyse
littéraire, celles de l’histoire de l’art seront régulièrement mobilisées, particulièrement
dans l’étude du genre de la danse macabre et du courant expressionniste qui a
influencé l’oeuvre picturale de Kokis. Voilà comment nous souhaitons procéder dans
ce travail, soit en recourant à une méthode qui n’est pas fondée sur une grille
d’analyse précise et exhaustive, mais plutôt sur une manière particulière, à la fois
rigoureuse et personnelle, d’aborder et d’interroger le texte littéraire.
CHAPITRE I
BASES THEORIQUES
Plusieurs approches théoriques se présentent à l’esprit lorsque se pose la
question de la relation entre la peinture et l’écriture: la sémiotique, l’intertextualité,
l’intermédialité et l’interartialité notamment. Dans notre recherche, nous voulons
étudier les relations intrasémiotiques entre l’oeuvre picturale et l’oeuvre romanesque
de Sergio Kokis. Mais où et comment situer cette démarche dans les approches
précédemment énumérées? Dans les pages qui suivent, nous allons tenter de mieux
cerner le concept d’intrasémiotique en proposant une synthèse sommaire des
différentes approches évoquées — la sémiotique, l’intertextualité, l’intennédialité,
l’interartialité — orientées en fonction de la nécessité logique que nous essaierons de
mettre en place pour l’étude du corpus retenu, soit Le pavillon des miroirs (1994) et
La danse macabre du Québec (1999) de Sergio Kokis.
1.1 L’ « intrasémiotique »: entre sémiotique et intertextualité
Pour caractériser le concept d’intrasémiotique, il faut d’abord le défmir en
regard de la sémiotique:
On peut parler de sémiotique générale quand son ambition est de rendre compte du pointcommun de tous les langages, humain ou non humain: le sens. En second lieu, viennentles sémiotiques particulières, ou spécifiques [qui s’intéressent] au fonctionnement d’unlangage particulier, langage considéré comme suffisamment distinct des autres pour quel’autonomie de sa description soit garantie ; ainsi le littéraire, l’image, [...]°
‘° «Sémiotique », Dictionnaire du littéraire, Paul Aron, Denis Saint-Jacques et Alain Viala (dir.)Paris, PUf, 2002, p. 567.
9
La sémiotique, qu’elle soit d’inspiration peircienne ou saussurienne, et malgré les
tentatives de synthèse (dont celle d’Umberto Eco en 1975 dans son Traité de
sémiotiqtte générale), s’intéresse d’abord à l’étude des systèmes de signes et au sens.
C’est aussi une approche qui, lorsqu’elle s’intéresse à un fonctionnement sémiotique
particulier (< les sémiotiques particulières »), comme les phénomènes visuels
(peinture, photo, cinéma), le fait le plus souvent indépendamment des relations avec
les autres sémiotiques. S’il existe bien une «sémiotique poétique” » qui s’inscrit
dans une sémiotique littéraire, s’il existe aussi une «sémiotique non verbale’2»
appartenant à une sémiotique visuelle, l’étude du rapport entre les deux ne constitue
pas un objet central dans le champ sémiotique. Dit autrement, l’approche sémiotique
privilégie l’analyse particulière de chaque système sémiotique (le littéraire, le visuel,
etc.), plutôt que l’étude de leurs relations. Cela dit, certains sémioticiens accordent
une place à l’étude des rapports entre différents matériaux sémiotiques. C’est
notamment le cas de Georges Molinié, qui désigne I’ «inter-sémiotique» (le tiret
annonçant que le concept s’inscrit d’abord dans la sémiotique) comme
l’étude des traces du traitement sémiotique d’un art dans la matérialité du traitementsémiotique d’un autre art. [...J C’est donc à l’intérieur d’un art, manifestement reçuconnue tel, en tant que constituant tel art et pas tel autre, que se découvre un type detraitement qui relève spécifiquement d’un emprunt à un autre art. [...J Par exempte, c’estd’inter-sémiotique précisément qu’il est question quand on a l’impression que [sic], et quel’on cherche à savoir comment il y a du cinématographique dans un roman de Mairaux [...],et à supposer, surtout, que ces propositions aient un sens non imagé, à supposer que cespropositions aient simplement un sens. [..] Dans [ce] cas-là, le problème posé estrigoureusement inter-sémiotique‘.
“Michel Riffaterre, Sémiotique de la poésie, Paris, Le Seuil, 1983, p. 9.Christian Metz, Essais de sémiotique, Paris, Ktincksieck, 1977, p. 12.
1’Georges Motinié, Sémiostylistique: l’effet de l’art, Paris, PUF, 199$, p.4 142.
10
Ce que la sémiotique ne fait pas, du moins au sens strict, c’est penser les relations
entre différents systèmes sémiotiques. C’est bien au niveau de 1’ «inter-sémiotique»
que la sémiotique rejoint l’intertextualité et, par le fait même, le concept
d’intrasémiotique qui nous utilisons’4.
Le concept d’intertextualité, lié au dialogisme tel que l’a développé Mikhaul
Bakhtine, a été défini par Julia Kristeva dans un article de 1967, « Bakhtine, le mot,
le dialogue et le roman15 », article repris en 1969 dans Sémélotiké, où elle écrit:
Le mot (le texte) est un croisement de mots (de textes) où on lit au moins un autre mot(texte) [...J Tout texte se construit comme mosaïque de citations, tout texte est absorptionet transformation d’un autre texte. À la place de la notion d’intersubjectivité s’installe celled’intertextualité, et le langage poétique se lit au moins comme double’6.
Chez Kristeva, la définition de l’intertextualité déborde le cadre de la poétique
car elle suppose que les textes sont inclus dans un grand texte historique et social.
Le texte littéraire s’insère dans l’ensemble des textes: il est une écriture-réplique (fonctionou négation) d’un autre (des autres) texte(s). Par sa manière d’écrire en lisant le corpuslillérufre antérieur ou synchronique l’auteur vit dans l’histoire, la société s’écrit dans letexte’ .
Par la suite, pour restreindre la notion très vaste proposée par Kristeva,
Laurent Jenny introduira l’idée d’une poétique intertextuelle, soit l’étude des relations
entre des textes à partir de l’analyse du contenu de l’oeuvre (thèmes, structures
formelles, codes génériques). Jenny distingue une intertextualité «faible» (simple
13 La notion U’ cc intrasémiotique» est d’abord utilisée dans les études intertextuelles. Nousreviendrons aux différences entre 1’ cc inter-sémiotique» et cc l’intrasémiotique» dans la suite du texte.11 faut noter que Georges Molinié utilise aussi la notion de «trans-sémiotique» qui s’apparentebeaucoup à celle d’ «intrasémiotique ». Pour Molinié, la « trans-sémiotique stylistique [permet d’]envisager l’ensemble de la production d’un artiste, et de l’analyser dans son unité stylistique à traversles traitements de matériaux sémiotiques différents », IbkL, p. 44-45.“Julia Kristeva, « Bakhtine, le mot, le dialogue et le roman », Critique, t. XXXIII, n°239 (avril 1967),p. 43$-465.
Kristeva, Séméiotikè, recherches pour une sémanalyse, Paris, Seuil, 1969, p. $4-$5.1ijj 120.
Il
allusion) d’une intertextualité «forte» (rapport entre deux textes en tant
qu’ensembles structurés). Cela l’amène à discuter de l’effet de l’intégration et de la
transformation d’un texte par un autre texte, pour lequel il propose différents niveaux
d’analyse (verbalisation, linéarisation, enchâssement). Malgré son désir de proposer
une notion de l’intertextualité relativement restreinte, Jenny reconnaît que
l’intertextualité puisse concerner, entre autres, des oeuvres d’art picturales. Un texte,
selon lui, peut donc être engendré à partir d’autres langages, en particulier de
peintures qui nourrissent l’imagination, modifient les représentations et engendrent
l’écriture, lui donnant son rythme, sa tonalité, sa saveur ou sa couleur. Pour être
considérées, ces dernières doivent cependant être verbalisées: «La dimension
proprement figurative sera absente du rapport intertextuel, mais le rapport entre la
description du tableau [...J et le texte où elle s’ insérera, sera bien intertextuel’ $».
Selon Kristeva et Jenny, le texte n’est donc pas clairement défini, car leur
conception de l’intertextualité peut faire intervenir d’autres codes et contextes
d’emprunt19. Il devient alors possible de combiner des intertextes appartenant au
domaine pictural, comme c’est le cas dans notre étude. Si nous nous y refusons, c’est
qu’il nous semble que l’extension infinie de la notion d’intertextualité lui fait perdre
sa pertinence, qu’elle « entraîne une dissolution [...J de la notion de “texte”20 ».
Amie-Claire Gignoux à propos de Laurent Jenny, Initiation à l’intertexluatité, Paris, Ellipses, 2005,p.39.
Marc Eigeldinger qualifie lui de « langage culturel» l’intertexte emprunté à la littérature, à l’art, aumythe, à la religion et à la philosophie: « Toute insertion d’un langage culturel dans le texte littérairerut devenir objet d’intertextualité », Mythologie el Intertextuatité, Genève, Slatkine, 1987, p. 15.° Nathalle Piégay-Gros, « Le palimpseste de L’histoire », Nouvelles approches de l’intertextuallté,
Nice, Presses universitaires de Nice-Sophia Antipolis, 2001, p- 170.
12
Nous considérons qu’une relation intertextuelle existe seulement enlie différents
textes (au sens restreint du terme21). Lorsque nous utilisons le concept
d’intersémiotique22, après ce qui vient d’être dit, c’est d’abord dans le champ de
l’intertextualité, et non dans celui de la sémiotique, où nous nous situons. Mais en
préférant le concept d’ intersémiotique à celui d’intertextualité, nous voulons signifier
la différence inhérente au mode de langage de la peinture et de l’écriture. Le critique
d’art, Jean Clair, remarquait à cet égard que «le domaine du visible, le plaisir de
l’oeil, n’obéissent pas au même impératif que le domaine du lisible. L’esthesîs n’est
pas de l’ordre d’un logos, la sensation que donne un tableau n’est pas provoquée par
le respect d’une règle semblable à celle qui régit un écrit23 ».
finalement, c’est notre objet d’analyse (une image versus un texte, plutôt
qu’un texte versus un texte) et non la méthode employée qui nous empêchera de
qualifier les relations observées d’intertextuelles. Dit autrement, il s’agira pour nous
de suivre une méthode d’analyse intertextuelle en l’appliquant à L’étude de la relation
enlie l’oeuvre picturale et le récit d’un même auteur, d’où notre recours au terme
« Texte: suite linguistiques autonome (orale ou écrite) constituant une unité empirique, et produitepar un ou plusieurs énonciateurs dans une situation de communication donnée », françois Rastier, Senset Textuatité, Paris, Hachette, 1989, p. 2$ I.
A l’origine, ce tenue a été utilisé par Jakobson pour désigner «l’interprétation des signeslinguistiques au moyen de systèmes de signes non linguistiques» ; Anne-Claire Gignoux, Initiation à1 ‘intertextualité, Paris, Ellipses, 2005, p. 99 citant Roman Jakobson, Essais de linguistique générale,Paris, Minuit, 1963, p- 79. Comme Aune-Marie Gignoux l’écrit aussi : « une allusion intertextuellepeut référer aux différents systèmes sémiotiques: la peinture, la musique... Cela passe bien sûr par uneverbalisation. Le tableau, le morceau de musique est décrit, évoqué au travers de mots. Depuis toujourson rencontre dans la littérature ces échanges intersémiotiques », Anne-Marie Gignoux, op.cit., p. 63.2., Jean Clair, Du surréalisme considéré dans ses rapports au totalitarisme et aux tables tournantes,Paris, Mille et une nuits, 2003, p. 47 ; cité par Antoine Papillon-Boisclair, «L’école du regard. Poésieet peinture chez Saint-Denys Garneau, Roland Giguère et Robert Melançon ». Thèse de doctorat,Montréal: Université McGill, 2006, p. 14.
13
<f ‘infrasémiotique24 ». Si le terme d’ intra-25 semble a priori entendu, accepté, à
cause de sa relative simplicité, de sa relative transparence étymologique signifiant <f
l’intérieur de» (ici, à l’intérieur de l’oeuvre d’un même auteur), il reste utile et
prudent de mieux le définir en regard de l’inter- (ici, entre l’oeuvre de plusieurs
auteurs).
À l’origine de la définition de l’intertextualité, la question de l’auteur n’a pas
était clairement posée. En 1975, Jean Ricardou propose une première distinction entre
l’ intertextualité générale », qui désigne les rapports entre textes d’auteurs différents,
et l« intertextualité restreinte », qui désigne les rapports entre des textes du même
auteur26. Cette terminologie manque cependant de précision, Laurent Jenny utilisant
le terme d’ « intertextualité générale27» pour désigner la condition de la lisibilité du
littéraire comme code... C’est l’emploi plus récent du terme d’« intratextualité » qui a
finalement permis de définir le plus clairement la relation entre des textes d’un même
auteur. Selon cette conception, l’écrivain «travaillerait au niveau de 1’ intratextualité
quand il réutilise un motif, un fragment du texte qu’il rédige ou quand son projet
Dans la suite du texte, nous parlerons également d’intersémiotique lorsque nous désignerons lephénomène en général plutôt que la relation précise que nous étudions. Il en est de même lorsqu’onutilise I’ intertextualité comme catégorie générale incluant I’ intratextualité, la paratextualité, lamétatextualité, etc.
Il faut noter que pour la Sémantique Interprétative Intertextuelle, I’ « intratexte » désigne toute partietextuelle inférieure au texte (lexies, phrases, chapitres, ...). Voir Théodore Thiivitis et bannis Kanellos,« Interprétation intertextuelle assistée par ordinateur », Journées Scientjfiques et Techniques du RéseauFrancophone de Pingénierie de ta Langue, Avignon, 1997, pp. 153-159..6 Jean Ricardou, « Claude Simon, textuellement », Ctaude Simon, colloque de Cerïsy-Ia-Salle, UnionGénérale d’éditions, 1975, p. 35.27 Laurent Jenny, op.cit., p. 271.
14
rédactionnel est mis en rapport avec une ou plusieurs oeuvres antérieures (auto
références, auto-citations)28
L’auteur se pose alors deux questions. La première concerne notre objet
d’étude: peut-on parler d’intratextualité entre une oeuvre picturale et une oeuvre
romanesque? Cela soulève la question du texte dans la théorie intertextuelle que nous
refusons d’élargir au-delà de la sémiotique verbale. D’où notre préférence pour le
concept d’intrasémiotique. L’autre question qui se pose concerne l’auteur: entretient
il un rapport différent face à l’oeuvre lorsqu’il s’agit d’une peinture plutôt que d’un
texte ? Autrement dit, le rapport de l’auteur à l’intratexte change-t-il en fonction de la
nature de celui-ci? Comment la peinture parle-t-elle à l’écrivain? Comment
influence-t-elle son travail d’écriture? Selon Jean-Pierre Guillerm, l’image entraîne
chez l’écrivain qui la regarde le désir d’y répondre avec des mots: «[djans la vision
du tableau, c’est n’est pas tant le phénomène de la vision que le fait du tableau qui
institue cette situation par quoi, voyant, je suis pressé de parler, d’écrire, de décrire ce
que je vois29 ». S’agissant du même «créateur », nous pouvons nous demander si
Kokis est véritablement spectateur de ses propres toiles. Si La danse macabre du
Québec constitue un intratexte du Pavillon des miroirs, comment celui-ci est-il
convoqué ? Par le peintre, l’écrivain ? Dans Le pavillon des miroirs, l’auteur intercale
à la narration des souvenirs d’enfance une réflexion de son personnage à l’âge adulte.
Nous passons du regard distancié de l’adulte à celui immédiat de l’enfant qui se laisse
imprégner d’une multitude d’images qui seront réinterprétées par le narrateur-peintre.
Nathalie Limat-Letellier, « Historique du concept d’intertextualité », L ‘intertextualité, Paris,Annales littéraires de l’Université de Franche-Comté, 199$, p. 27.
Jean-Pierre Guillerm, Récits!Tabieaux, Paris, P.U.L., 1994, P. 10.
15
Le croisement des deux narrations multiplie les incursions de l’auteur et le narrateur-
peintre semble parfois guidé par l’auteur. À ce propos, Sïlvie Bemier déclare:
Tels ses peintres d’époque qui s’amusaient à donner leurs traits à des personnages de leurstableaux, [Kokis] se dessine en maître brillant mais non moins cruel qui contrôle les ficellesdu drame et les lois du temps. L’espace d’une fiction, il commande aux destinées, impose samorale et fixe pour les personnages les règles duje&°.
Tantôt qualifié de roman « semi-autobiographique », tantôt de « récit
autobiographique fictif », ou encore de roman à la périphérie de « l’autobiographie et
de l’autofiction », le récit du Pavillon des miroirs se laisse difficilement catégoriser:
(t Un roman à thèse, certes, presque autobiographique aussi, mais pas tout à fait cela
non plus. [...J Je l’ai appelé “roman” malgré tout, car le titre Le pavillon des miroirs
était à lui seul garant des anamorphoses3’ et de son mensonge essentiel» (Ai, 208-
209). Mais s’il existe des similitudes biographiques entre le narrateur et l’écrivain, le
pacte autobiographique n’est pas entièrement respecté dans le récit puisque ta
correspondance entre les identités du narrateur et de l’auteur n’est pas complète. fi
présente en effet une histoire qui n’est pas totalement inventée et impose au lecteur
une connaissance (ou une reconnaissance) minimale de l’écrivain, de sa vie et de son
oeuvre, tout en l’obligeant à prendre ses distances par rapport à une autobiographie
considérée comme le récit authentique de sa propre vie.
° Silvie, Bemier, « Sergio Kokis : L’envers du masque », Les héritiers d’UÏysse, Montréal, Lanctôtéditeur, 2002, p. 136.
Le terme d’anamorphose employé ici par Kokis est très révélateur puisque en plus de signaler l’idéed’inversion, de déformation, il fait référence à l’une des plus célèbres anamorphoses en histoire del’art, Je tableau Les Ambassadeurs de Hans Holbein le Jeune qui contient près de la base l’anamorphosed’w crâne, qui est en fait une vanité. On ne peut voit le crâne qu’en regardant le tableau avec une vuerasante. Hans Holbein le Jeune est aussi le peintre qui a révolutionné le genre de la danse macabre au)cVr siècle: c’est le maître du genre.
16
Dans notre étude, nous considérons que l’auteur est une donnée historique et
non textuelle, et que le narrateur fait partie du monde fictif et n’appartient donc pas à
la vie réelle. Nous suivons également les propos de Kokis pour qui <t la récupération
du passé par le langage est nécessairement une oeuvre de fiction32 ». Cefte conception
de l’Auteur ne doit pas être vue cependant comme une simplification, puisque nous
reconnaissons le problème de la création romanesque dans ses rapports conscients ou
inconscients avec la mémoire du sujet. En ce sens, il est possible de poser à l’horizon
du texte kokisien l’ombre d’un auteur, mieux, celle du peintre de La danse macabre
du Québec. D’une certaine manière, l’auteur s’inscrit dans le roman par la présence
d’un narrateur-peintre-alter-ego passionné de peinture et dont les toiles décrites tout
au long du récit finiront par «se transform[erJ en une formidable danse macabre»
(Pin, 369).
Finalement, nous devons reconnaître qu’il serait trompeur d’identifier les faits
racontés dans le récit comme ayant été vécus par l’auteur. Pourtant, il est tout à fait
concevable que lorsque la peinture et la danse macabre sont évoquées dans le récit,
elles le sont en fonction de La danse macabre du Québec. Comme le dit Kokis.
<t Comment aurais-je pu parler de l’artiste en général [dans Le pavillon des miroirs],
si la seule conscience artistique à ma disposition était la mienne » (AÏ, 206)?
32 Eva Legrand, « Entre te pictural et le scriptural : entretien avec Sergio Kokis », Spirale, n 170, janv.févr, 2000, p. 2$.
17
1.2 Les théories de l’intermédîalité et de I’interartialité
Nous venons de définir notre approche en regard de la sémiotique et de
l’intertextualité. Mais lorsqu’il s’agit d’étudier la relation entre les arts, deux autres
méthodes méritent d’être considérées, soit l’intermédialité et l’interartialité.
Si nous faisons appel à une définition traditionnelle de l’intermédialité, nous
pouvons définir le concept en tant que l’étude de la présence d’un média particulier
dans un autre, et de l’interaction qui en résulte. Pour Miiller, I ‘intemiédialité < vise la
fonction des interactions médiatiques pour la production de sens33 », c’est-à-dire
l’échange et le dialogue d’un médium avec un ou plusieurs autres. Dans le domaine
plus restreint des études entre le cinéma et la littérature, André Gaudreault utilise le
concept d’intermédialité pour
désigner le procès de transfèrement et de migration, entre les médias, de formes et decontenus, un procès qui est à l’oeuvre de façon subreptice depuis déjà quelque temps maisqui, à la suite de la prolifération relativement récente des médias, est devenu une norme àlaquelle toute proposition médiatisée est susceptible de devoir une partie de saconfiguration’4.
En regard de ces définitions, nous pouvons convenir que la notion d’intermédialité
propose un degré de transposition, de «transfèrement et de migration » plus large que
la notion d’intersémiotique. Elle permet d’étudier des relations plus dynamiques, les
deux médias étant influencés l’un par l’autre. Par exemple, dans le cas de
l’adaptation, nous pouvons étudier la relation du film au roman tout autant que du
Jûrgen E. MIllIer, extrait de sa communication lors du Premier colloque International du Centre derecherche sur l’interrnédialité (CRI) en collaboration avec le Musée d’ail contemporain de Montréalsous la direction de Teny Cochran et André Gaudreault, site internet du CRI,http://cri.histaitumontreal.ca (Page consultée te 30 avril 2007).‘ André Gaudreault, Du littéraire au filmique. Système du récit, Paris/Québec, Armand ColinlNotabene, 1999, postface.
18
roman au film. Il s’agit véritablement d’un jeu relationnel réciproque entre deux
médias, même si l’un est nécessairement antérieur à l’autre. En ce sens, les arts
mixtes dont «le fonctionnement intersémiotique complexe est plus fondamental
puisqu’ils mêlent plusieurs systèmes sémiotiques35» sont des objets plus
intermédiaux que l’écriture ou la peinture. De même, l’auto-contamination et la
matérialité pluri-sémiotique (médias qui contiennent, en eux-mêmes, plusieurs
systèmes sémiotiques) ne préludent pas nécessairement au phénomène
intersémiotique. C’est donc autant par le caractère de notre objet d’étude que par la
visée adoptée que nous nous inscrivons dans le champ de l’intersémiotique. fi s’agira,
en effet, d’étudier la relation de la peinture vers l’écriture et d’identifier des
allusions36 ou des références37 plutôt que d’analyser les transformations d’un médium
dans un autre (et vice-versa).
En ce qui concerne le concept d’ «interartialité », celui-ci s’inscrit dans la
lignée des théories intertextuelles et intermédiales. Walter Moser le défmit ainsi:
Je me sers de ce terme peu usité, et de résonance lourdement académique, pour me référerà l’ensemble des interactions possibles entre les arts que la tradition occidentale adistinguées et différenciées et dont les principaux sont la peinture, la musique, la danse, lasculpture, ta littérature, l’architecture. Cette interaction peut se situer aux niveaux de laproduction, de l’artéfact lui-même (l’oeuvre) ou encore des processus de réception et deconnaissances38.
35Anne-Claire Gignoux, op.cit., p. 101.« [...] figure macrostructurale, selon laquelle un même signifiant prend un signifié par rapport à un
autre signe du discours, et un signifié différent par rapport à un ensemble d’informations extérieur à cediscours [...J. Il y a donc nécessairement jeu de deux réseaux linguistiques à la fois pour que laproduction de sens soit efficace ; mais il fliut que chacun soit homogène et que la rencontre se fasse, aupoint où l’un se ferme et l’autre s’ouvre, par un signe congruent aux deux isotopies », GeorgesMolinié, Vocabulaire de la stylistique, Paris, P.U.f., 1989, p. 12 ; cité par Aime-Claire Gignoux,
cit., î• 60.« On admettra de nommer “référence” le fait de donner le titre d’une oeuvre et / ou le nom d’un
auteur auxquels on renvoie, qui accompagnent, ou non, une citation >, Aune-Claire Gîgnoux, Ibid., p.59.
Walter Moser, « Puissance baroque dans les nouveaux médias. À propos de Prospero’s Books dePeler Greenaway », dans Cinémas, Silvestra Marinietlo (dir.), vol. 10, n° 2-3, printemps 2000, p. 51.
19
Selon cette acception, la notion d’interartialité permettrait de comparer les arts entre
eux sans chercher d’équivalence, sans s’attacher aux différences sémiotiques entre
chaque forme artistique. Elle viserait une analyse qui dépasse la comparaison
sémiotique pour s’attacher à l’étude de l’ensemble des relations qu’entretiennent les
différentes pratiques artistiques. Cette approche permet donc d’établir des liens plus
féconds entre des pratiques différentes, par exemple le surréalisme chez le poète Paul
Éluard et le peintre René Magritte, que d’analyser des relations internes entre des
textes.
Un dernier mot, pour fmir, sur le concept d’« iconotextualité ». Celui-ci, s’il
reconnaît l’existence de deux systèmes sémiotiques différents, se fonde sur leur
coexistence, sur leur appartenance à un même paradigme. Dès lors, il n’est plus
question de relations (inter- ou intra-):
Ia spécificité de l’iconotexte comme tel est de préserver la distance entre le plastique et leverbal, pour, dans une confrontation corescante, faire jaillir des tensions, une dynamiquequi opposent et juxtaposent deux systèmes de signes sans les confondre. En cela le livre depeintre est souvent un modèle paradigmatique des effets iconotextuels, c’est-à-dire des effetsspécifiques à la coexistence d’un texte et d’une image dans une oeuvre qui se donne commetelle39.
S’il existe bien une relation «iconotextuelle» au sein de La danse macabre du
Québec qui fait coexister l’image et le texte dans une même page (nous le verrons au
chapitre II), nous n’aborderons pas cette relation en détail puisque nous voulons
d’abord analyser les rapports intrasémiotiques entre l’oeuvre picturale et le récit du
Pavillon des miroirs.
39AIain Montandon (dir.), Signe, texte image, Meyzieu, Césure Lyon Édition, 1990.
20
13 Pistes d’mterprétafiou
Afin de nous prémunir des abus de la «surinterprétation >, précisons que
notre approche, si elle se veut d’abord centrée sur le point de vue du lecteur, n’oublie
pas pour autant l’intention, consciente ou inconsciente, de l’auteur40. Or, pour mieux
saisir cette présence de l’auteur dans son oeuvre, il faut questionner la démarche
créatrice de Kokis, il faut se pencher sur les conditions dans lesquelles le récit et
l’oeuvre picturale ont pris forme. Plusieurs indices permettent en effet de démontrer la
relation entre La danse macabre du Québec et Le pavillon des miroirs.
Dans L ‘amour du lointain, un récit autour de sa vie et de son oeuvre, Kokis
raconte le processus de création de sa danse macabre:
Au contraire de la peinture de tableaux isolés qui maintient l’esprit créateur toujours en alerted’une oeuvre à une autre, la réalisation d’une longue série de ce genre ne m’a pas mobiLisél’esprit avec ta même intensité. Je m’étais attelé à une tâche de longue haleine, dontl’exécution était souvent im simple travail manueL après le travail créateur initial de nombreuxcroquis préparatoires. Sans que je m’en rende compte, cela me laissait dans une sorte dedisponibilité intellectuelle, et ce, pour la première fois depuis une vingtaine d’années detravail acharné de peintre. [... J Ainsi, dès le début de cette période de relaxation de mesefforts créateurs, la littérature a entrepris son travail subversif en offrant des tentationssuccessives à mon esprit aventurier. [...] Tout en continuant ma danse macabre, je me suissoudain retrouvé en train de jeter des notes sur des bouts de papier [...J. Je me suis mis à larédaction ce qui allait devenir Le pavillon des miroirs [...] (AI, 201-210).
Cette longue citation nous révèle que Kokis a conçu son oeuvre picturale, La danse
macabre du Québec, en même temps qu’il a rédigé Le pavillon des miroirs. Dans son
atelier, l’artiste ne distingue pas la peinture et l’écriture. Dans ce lieu
traditionnellement réservé au peintre ou au sculpteur, Kokis mêle ses deux pratiques
° II faut rappeler l’avertissement d’Umberto Eco pour qui « la seule alternative à une théorie del’interprétation radicale orientée vers le lecteur est celle que prônent ceux pour qui la seuleinterprétation valide est celle qui vise à saisir l’intention primitive de l’auteur », Umberto Eco,Interprétation et surinterprétation, PUf, 1996, p. 23.
21
pratiques dont l’une a donné naissance à l’autre : «J’avais pris l’habitude d’écrire
dans mon atelier quand le mal de dos m’empêchait de continuer à travailler sur les
énormes panneaux de la danse macabre [...]» (AÏ, 210). Dans cette confrontation
spatiale, dans ce partage de l’espace de la création, la présence matérielle des toiles
qui, contrairement au livre, ne peuvent être refermées, hante la vision de l’écrivain
lors de la rédaction de son roman. Le tableau, nous dit Kokis, devient alors «comme
le gouffre de Nietzsche, on le regarde tant qu’il finit par nous regarder à son tour»
(Lc, 57). En ce sens, nous devons reconnaître que la création de l’oeuvre picturale ne
coïncide pas seulement avec le processus d’écriture ; elle en constitue une source vive
et exerce une influence déterminante sur ce dernier.
Une autre anecdote de l’auteur sur sa démarche créatrice vient confirmer, non
pas le lien qui unit la Danse macabre au récit du Pavillon, mais plus largement, le
rapprochement chez Kokis entre les deux pratiques artistiques où la peinture vient
toujours en premier. Après la parution en 1999 du Maître du jeu, Kokis raconte
comment il en est venu à écrire la «trilogie des saltimbanques ». Mors qu’il préparait
les photos pour la publication de la Danse macabre, il décide de reprendre la
réalisation d’une série de tableaux sur des personnages de cirque. Rapidement, les
toiles commencent à l’obséder:
Il était impossible de me détacher de ce sujet pictural si riche car chaque clown ou chaqueacrobate renvoyait à d’autres saltimbanques, dans une exigence d’exploration d’autrespossibilités de polychromie, d’autres expressions, d’autres costumes ou d’autres activités (A!,276).
Dans cet amoncellement d’images impossibles à combler par l’acte de peindre, et
pour contrôler ce qui se transformait en véritable obsession, Kokis décide alors de
22
conférer un sens plus «réel» à ses formes plastiques (le mot est employé par Kokis
lui-même dans le sens où l’écriture constituerait une action rationnelle qui permettrait
une mise en ordre plus logique du réel que la peinture). Pour donner un effet de réel à
ses toiles et pour se libérer de leur emprise permanente, il fera un voyage avec un
cirque. La «trilogie des saltimbanques» était née. Elle sera constituée de
Saltimbanques (2000), Kaléidoscope brisé (2001) et Le magicien (2002).
Pour les personnages de sa trilogie, Kokis s’est inspiré naturellement « de
ceux déjà peints », car il s’est rendu compte que « la présence de leurs images dans
[son] atelier était d’une grande aide pour imaginer leurs actions et leurs altitudes»
(Ai, 279). C’est ainsi que le personnage crapuleux de Draco Spivac, avant d’être
incorporé aux différents récits, existait déjà dans l’imaginaire pictural du peintre: «il
était si effacé que même son portrait à l’huile ne laiss[ait] aucunement présager ses
rôles futurs» (Ai, 282). Les personnages, chez Kokis, partagent donc l’univers des
toiles et des romans. Mais la contribution des tableaux à l’oeuvre romanesque ne
s’arrête pas là. Comme il arrive lorsqu’il convoque les images mortuaires de la Danse
macabre dans l’écriture du Pavillon, Kokis se sert des toiles «pour mieux imaginer
certains passages de l’histoire ou pour réussir à résoudre des situations apparemment
sans issue» (AÏ, 279). Ce faisant, les scènes peintes influencent l’écriture, voire
s’inscrivent au sein même du processus scripturaire. Mais s’il y a une simultanéité
dans le processus de création, s’il y une proximité matérielle dans l’atelier entre la
toile du peintre et la page de l’écrivain, c’est au visuel que revient la fonction d’unir,
au départ, les deux pratiques artistiques.
“1‘3
Chez Kokis, la mémoire visuelle est à l’origine de la création. Elle permet
d’abord de fixer des images sur des toiles. Puis éventuellement, ces images s’animent
en acquérant un sens plus réel jusqu’à devenir des personnages qui interagissent les
uns avec les autres à l’intérieur de scènes qui, mises bout à bout, créeront la trame
narrative d’un récit.
1.4 La lecture intrasémiotique
Revenons pour terminer à l’inscription de la Danse macabre dans le récit du
Pavillon des miroirs. À la lumière de ce qui vient d’être dit, nous devons reconnaître
que cette inscription a été délibérément convoquée par Kokis ou inconsciemment
provoquée par lui. Considérer l’oeuvre picturale comme un «hypogramme4t» ou
encore une «trace42 » n’est donc pas redevable au seul lecteur, selon sa culture et son
époque. Si, comme le mentionne Anne-Marie Gignoux, dans l’analyse des relations
intersémiotiques, c’est à la «verbalisation de l’oeuvre d’art non verbal, et non à
l’oeuvre elle-même, que nous avons affaire43 », alors il est possible de distinguer une
configuration sémantique dispersée, mais récurrente, qui intègre la Danse macabre au
coeur du récit du Pavillon, et ce, tant du point de vue du lecteur que de celui de
l’auteur. Dit autrement, l’omniprésence de la peinture et de la danse macabre dans le
roman en fait un intertexte indispensable à la lecture et à l’interprétation de l’oeuvre.
Terme emprunté à Saussure: Michael Riffaterre, La Production du texte, Seuil, 1979, p. 76.« L’accident historique qu’est la perte de l’intertexte ne saurait entraîner l’arrêt du mécanisme
intertextuel, par la simple raison que ce qui déclenche ce mécanisme, c’est la perception dans le textede b trace de l’intertexte », Michael Riffaterre, op.cit , p. 5.
Arme-Claire Gignoux, op.cit., p. 103.
24
En étudiant les relations intrasémiotiques entre les deux oeuvres, nous
conserverons la distinction entre les deux systèmes sémiotiques tout en considérant
leur interaction. Car malgré tout ce qui sépare leur mode d’expression, la littérature et
la peinture ont en commun de produire du visible, ou du moins, du représentable. Ils
contribuent à développer des manières de voir. De là, nous considérerons Kokis
comme un écrivain visuel et nous verrons que son écriture relève de la sémiotique
plastique autant que littéraire voire que son écriture est picturale44.
Notre approche mettra en avant la faculté des signes à s’agencer en fonction de
systèmes sémiotiques différents, créant ainsi une forme de dialogue. Elle maintiendra
la distinction de l’image et du texte tout en permettant d’étudier le réseau d’influences
qui modifie en profondeur le récit et, plus largement, l’écriture. Mais avant
d’examiner ces relations, nous devons étudier la Danse macabre en elle-même,
indépendamment du rapport qu’elle entretient avec l’oeuvre romanesque. Par la suite,
nous serons à même de retenir les éléments pertinents pour décrire son inscription
dans Le Pavillon des miroirs.
Nous utilisons cette expression d’ écriture picturale» afin d’évoquer l’idée que Kokis signe meécriture qui s’inscrit dans sa pratique de peintre.
CHAPITRE II
DE L’IMAGE LA DANSEMACABREDUQUÉBEC
2.1 Présentation
La Danse macabre du Québec est parue chez XYZ en 1999. Elle est présentée
chez l’éditeur dans la section «hors collection» sous la mention « beau-livre ». Dans
le catalogue de la librairie Gallimard à Montréal, elle se retrouve dans la section « art
québécois ». Il s’agit pourtant d’un ouvrage mêlant l’histoire, la peinture, la poésie et
l’essai. Quoi qu’il en soit, ces différentes dénominations révèlent la difficile
catégorisation de cet ouvrage hétéroclite qui se divise en trois parties.
La première partie constitue un historique de la représentation du macabre en
peinture. Suit la danse macabre composée de quarante stations, comme les dénomme
Kokis. Nous y retrouvons des poèmes qui accompagnent les tableaux du peintre
réalisés entre 1992 et 1994. L’ouvrage se termine par un essai intitulé « Les figures
de la mort », dans lequel Kokis relate son parcours et rend hommage aux peintres qui
l’ont influencé. De par son aspect générique, la Danse macabre du Québec constitue
un genre hybride difficile à classer dans la sage grille des genres constitués. Dans le
cadre de notre étude, nous nous attacherons seulement à la partie de l’ouvrage
présentant la série de toiles accompagnées des poèmes et constituant l’oeuvre de la
danse macabre proprement dite.
26
Dans notre recherche, qui veut analyser les influences, les relations intrasémiotiques
entre La danse macabre du Québec et Le pavillon des miroirs, pouvons-nous faire fi
des poèmes accompagnant les toiles? Dans quelle mesure la thématique et
l’inspiration générale des poèmes et des peintures coïncident-elles? Le rapport est-il
d’inclusion, de subordination, d’absorption, ou de fusion entre les deux formes
d’expression? À l’interaction des arts s’ajoutent une complexification de la lecture.
Est-ce que la composition de l’oeuvre permet au spectateur/lecteur de se laisser
atteindre par l’expressivité avant de se laisser interpeller par le message?
Pour traiter de la Danse macabre du Ouébec, nous commencerons par étudier
le lien qu’elle entretient avec la tradition des danses macabres héritée du Moyen Âge.
Nous analyserons ensuite les toiles et les poèmes et nous verrons quel sens se crée
dans l’interrelation qui se tisse entre le texte et le tableau. Tout au long de cette
analyse, il nous faudra garder à l’esprit ce que peut avoir d’arbitraire une
comparaison entre le texte et l’image dans la Danse macabre: en rapprochant deux
modes de création artistique différents, nous prenons le risque de n’appréhender que
le substrat thématique de chacun des deux types d’oeuvres. Ces réserves
méthodologiques une fois admises, il reste possible de s’interroger sur le rapport qui
existe à l’intérieur de chaque couple peinture-poème. Il devient surtout possible de
dégager des significations et des motifs propres à l’imaginaire macabre de Kokis et
qui se retrouvent, comme nous le verrons au troisième chapitre, verbalisés dans le
roman.
27
L’oeuvre de La danse macabre du Québec emprunte à la tradition, à un genre
bien constitué, codifié. En ce sens, il existe un rapport intertextuel entre l’oeuvre
picturale de Kokis et le genre des danses macabres. Comme l’écrit Jenny, «dans les
genres dont les formes ont cessé de se renouveler, le code devient [.J
structurellement équivalent à un texte. On peut alors parler d’intertextualité entre telle
oeuvre précise et tel archétexte de genre45 ». Cela dit, nous n’élaborerons pas sur ce
rapport entre l’oeuvre picturale et les danses macabres précédentes. Cette étude,
fascinante en soi, s’écarterait du cadre de notre recherche qui vise l’analyse des
relations intrasémiotiques entre La danse macabre du Québec et Le Pavillon des
miroirs.
22 Bref historique des danses macabres
Le symbolisme du macabre est depuis toujours présent dans l’art. Au Moyen
Âge, cependant, la représentation de la mort prend un essor particulier avec la
création de plusieurs danses macabres. Les études à ce sujet sont nombreuses ; elles
sont l’oeuvre d’historiens de l’art et de la littérature aussi bien que de théologiens et
d’ethnologues. Nous ne ferons que développer rapidement cette question46.
“ Laurent Jenny, op.cit., p. 264.‘ II existe une abondante littérature sur la question des danses macabres. On peut mentionner: LouisMâle, L ‘art religieux de la fin du Moyen Age en France, Paris, A. Colin, 1949; Alberto Tenenti, LaVie et la mort à travers l’att du XVe siècle, Paris, A. Colin, 1952; Johan Huizhiga, L ‘Automne duMoyen Age, Paris, Payot, 1965; Michel Voyelle, La mort et l’occident de 1300 à nos jours, Paris.Gallimard, 1983; Philippe Ariès, Essais sur l’histoire de la mort en Occident du moyen âge à nosjours, Paris, Seuil, 1975 et L ‘Homme devant la Mort, Paris, Seuil, 1983 Jean Delumeau, La peur enOccident, Paris, Fayard, 197$ et Le péché et la peur. Paris, Fayard, 1983.
28
L’origine des danses macabres fait toujours l’objet de multiples théories et
discussions47. Certains chercheurs pensent qu’à l’origine de la danse il y aurait des
spectacles dansés. Ainsi, en 1393 on a dansé dans l’église de Caudebec en Normandie
une danse macabre. D’autres favorisent te Dit des trois morts et des trois vjfs dont la
plus ancienne rédaction est antérieure à 1280. En représentant trois jeunes nobles qui
rencontrent trois morts, le poème rendrait compte de l’origine de la danse macabre.
Une chose, cependant, est certaine : le terme «danse macabre» était connu bien avant
la création de la première danse. Dans un poème de Jean Lefèvre, intitulé Le Respit
de ta mort (1376), se retrouve le vers bien connu: «Je fis de Macabre la danse 4X».
Au départ, les danses macabres étaient peintes sur les murs extérieurs des
cloîtres, des charniers, des ossuaires ou à l’intérieur de certaines églises. Elles
prenaient le plus souvent la forme d’une farandole, où alternent un mort et un vivant.
En-dessous ou au-dessus des peintures étaient peints des vers par lesquels la Mort
s’adressait à sa victime, souvent d’un ton menaçant et accusateur, parfois sarcastique
et empreint de cynisme. La première danse connue a été peinte en 1424 sur le mur du
cloître du cimetière des Saints-Innocents de Paris, le plus important charnier de la
viDe. Des milliers de personnes venaient l’admirer. Ils se consolaient à la pensée
d’une mort égalitaire pour tous ou frémissaient en appréhendant leur fin à venir. Cette
fresque, aujourd’hui disparue, nous est parvenue dans une reproduction imprimée par
Guyot Marchant en 1485 et intitulée Danse macabre: un miroir salutaire.
Voir les Actes du colloque La mort au Moyen Age, Strasbourg, Librairie Istra, 1977.Patrick Pollefeys, La mort dans l’art, [En ligne]. http://www.lamortdanslatt.com/danse/danse.htm
(Page consultée le 30 avril 2007). Ce vers de Lefevre est repris par Kokis pour introduire sa dansemacabre « “De maccabe je fis la dance” (présentation de La danse macabre du Québec)» (Dm, 13).
29
Au Moyen Âge, la danse macabre était conçue comme un avertissement pour
tes puissants et une source de réconfort pour les pauvres. C’était un appel à tous pour
une vie responsable et pieuse49. Mais son motif de base était plus simple, plus
intemporel : il dépeignait le caractère éphémère de la vie. Il rappelait aux hommes et
aux fenimes qu’ils sont destinés à mourir, tous, sans exception. À cette époque, les
danses ne proposaient pas qu’une pieuse exhortation; elles constituaient d’abord une
satire du monde contemporain et particulièrement des membres du clergé. Pour bien
comprendre ce paradoxe, il faut se rappeler qu’à la fin du Moyen Âge, l’église n’a
plus la puissance considérable qu’elle détenait aux )Ue, XIIe et XIIIc siècles. Il s’agit
d’une période de crise religieuse où est remis en question le monde ecclésiastique.
Les auteurs anonymes des danses critiquaient donc une institution sans pour autant
oublier les préceptes moraux qu’ils désiraient transmettre au peuple. Dans l’historique
des danses macabres, Hans Holbein le Jeune marque une transition: on passe de la
danse des morts à la danse de la mort. Si la danse macabre des Saints-Innocents de
Paris dominait le Moyen Âge tardif, l’oeuvre de Holbein devient la référence
incontournable du genre à partir de 153$. Elle se composait d’une suite de quarante-
et-une gravures sur bois, qui furent exécutées vers 1526 et imprimées douze ans plus
tard à Bâle, dans un recueil intitulé Les simulacres et historiées faces de ta mort. Elles
furent portées à cinquante-trois dans l’édition de 1545, accompagnées de sentences
latines et de quatrains moraux français.
ce sujet, Jean Delumeau écrit que « [le] sermon macabre — textes et images — était dans la logiqued’une christianisation qui voulait faire accepter l’éthique des monastères par des couches sans cesseplus larges de la population et se trouvait en même temps confrontée à une montée de la richesse et deta “fureur de vivre”, du moins aux niveaux supérieurs de la société >, Le péché et ta peur, Paris,Fayard, 1983, p. 10$.
30
Désormais, le spectateur/lecteur reçoit les leçons de la danse macabre seul à seul,
dans un livre, et non en regardant de grandes fresques. Il s’agit pour Holbein de
proposer des scènes indépendantes les unes des autres plutôt que de les relier dans
une grande ronde sans fin. Il redéfmit ainsi le genre puisque la mort, toujours
agressive et jubilatoire, ne danse plus dans une longue farandole, mais intervient
directement dans des scènes de la vie quotidienne. Au lieu de représenter le mort
comme un double du vivant, lui annonçant que sa fin est proche, il la montre comme
une mort singulière, la Mort, qui ne se distingue plus d’un personnage à l’autre, ou du
moins, qui ne prend pas leur apparence. Elle pénètre dans le monde réel, surprenant
les hommes au milieu de leurs activités quotidiennes. Au niveau du texte, alors que
les danses traditionnelles proposaient un dialogue entre le mort et le vivant, le
nouveau genre initié par Holbein offre des formes poétiques non dialoguées. Nous
verrons que dans la Danse macabre du Québec, $ergio Kokis s’inspire des deux
« genres » de danses macabres.
23 Entre tradition et modernité: l’oeuvre kokisienne
Ce que Sergio Kokis montre dans ses tableaux, ce sont — faisant fi de ce qui
n’y entre qu’à titre d’accessoires ou d’éléments de décor — des figurations de
personnages vivants en compagnie du personnage de la mort. Le thème privilégié de
Sergio Kokis c’est, de toute évidence, la réalité vivante de l’être humain. Pour
Fartiste le but essentiel est moins d’exécuter un tableau qui sera un objet digne d’être
regardé que d’affirmer quelques réalités sur la toile prise pour théâtre d’opérations.
31
Un pape tenu en bride par la mort (Dm, 21), un rassemblement de politiciens qui
serrent des mains et qui serrent les dents (Dm, 23), des aristocrates malicieux qui se
pavanent devant une mort souveraine (Dm, 22), un général creuseur de fosse pour la
patrie (Dm, 26), des gros trop gros et des maigres trop maigres (Dm, 31 I 45), des
scientifiques prométhéens (Dm, 32) et un médecin fort engageant (Dm, 33), des
croyants qui jouent leur va-tout aux dés, aux cartes ou à la roulette (Dm, 29). La
galerie de tableaux qui constitue La danse macabre du Québec a de quoi surprendre.
Mais cette imposante figuration (plus de deux cents personnages!) n’est pas
innocente: elle vise à représenter la société dans toute sa diversité. Nous pouvons
classer ces personnages selon cinq catégories. Il y a d’abord les représentants du
pouvoir et de la fmance (Le pape, Les aristocrates, Les politiciens, Les cadres
supérieurs, etc.). Ce sont eux que la mort attaque particulièrement ou avec le plus de
férocité. Ensuite, il y a les représentants du genre humain (Le jeune homme, Lajeune
femme, L ‘enfant, etc.) et ceux du monde artistique (Les artistes, Le poète, Le peintre,
etc.). Enfm, une dernière catégorie rassemble spécifiquement les représentants de la
société moderne et de ses «maux» (La violence dans ta rue, Les obèses, etc.). La
Danse macabre du Québec allie donc la tradition5° (avec des personnages qui existent
depuis le Moyen Âge) et la modernité, répondant à l’avertissement de l’auteur: «un
peu de tradition et beaucoup de modernité» (Dm, 12).
5° Kokis accorde une place importante aux représentants des différentes catégories sociales (ce quirépond à la tradition française des danses macabres), mais il n’oublie pas les représentants du « genrehumain » (plus présents dans la tradition allemande). En ce qui concerne la représentation de la mort,Kokis mélange «danse des morts » et « danse de la mort ». La Mort est tantôt miroir du vivant (Lepape, Les politiciens, Le cadre intermédiaire, etc.), tantôt elle ne s’identifie pas à un personnage, elleest anonyme (Les croyants, Le médecin, L ‘âge d’or, etc.). Dans tous les cas, l’idée que la mort peutfrapper à tout moment est omniprésente, de même que l’idée de l’universalité quel homme, aussi fortou puissant soit-il, peut échapper à la Mort?
32
Certains des personnages représentés dans les toiles sont absents de la figuration
traditionnelle des danses macabres. C’est notamment le cas avec Les journalistes, Les
sportjfs ou Les touristes. Mais la modernité se présente aussi dans les accessoires qui
sont empruntés à notre époque: lunettes de soleil, téléphone, appareil photo, lavabos
et sièges de W.C., cigarettes à demi consumées (comme pour souligner aussi, par
cette référence à une minute précise, l’aspect pris sur le vif, le flagrant délit de la mort
qui intervient chez les vivants), stéthoscopes, seringues qui indiquent la direction à
suivre... Il semble que Kokis tienne à clairement signifier que son propos vaut pour
un temps qui ne saurait être que le nôtre mais qui l’inclut également. L’action des
personnages pourrait être, en cet instant, celui du peintre ou de nous, les spectateurs.
Si certains aspects de l’oeuvre sont strictement modernes ou traditionnels, le
peintre jette néanmoins des ponts entre la tradition et la modernité. Plusieurs
personnages réactualisent ainsi le passé: Les politiciens et Le général figurent les
représentants des «nobles» qui détenaient anciennement les pouvoirs décisionnels et
militaires. Au niveau des symboles, nous retrouvons le traditionnel sablier qui
matérialise le temps qui passe, mais également la montre moderne; le fifre qui faisait
danser les morts mais aussi la guitare électrique des groupes de <f heavy metal ».
Kokis réinvente donc le genre de la danse macabre en puisant aux différentes sources
de la tradition. Ce trait correspond d’ailleurs à la visée de l’auteur qui voulait faire
une danse «actuelle, représentative [des] contemporains, capable de les faire
réfléchir, rire et s’émouvoir» (Dm, 11). Si la figure de la mort est menaçante,
écrasante, surtout envers les puissants et les riches, elle est surtout représentée comme
un personnage comique : la Mort ne se contente pas seulement de moraliser, elle
33
devient grotesque et ridiculement macabre. La Danse macabre du Québec, tout en
reprenant le cliché du Moyen Âge qui veut que la mort soit la même pour tous, figure
avec ironie que cette égalité reste illusoire. Non seulement la mort ne rachète-t-elle
pas l’inégalité des conditions de vie, mais elle frappe au hasard, en commençant par
la plus innocente des victimes, le nouveau-né. L’égalité de la danse macabre n’existe
que du point de vue exclusif de la mort.
2.4 La peinture51
Les quarante tableaux qui constituent la danse macabre sont de même facture:
il s’agit de toiles imposantes peintes à l’huile sur des panneaux de masonite52. Dans la
matérialité des toiles s’insinue l’idée de cohérence et de cohésion qui confère une
signification globale à l’oeuvre et qui empêche de considérer les toiles
individuellement et hors du cadre qui les réunit: celui de la danse macabre. Si
chacune des peintures peut exister par elle-même, elles forment d’abord un tout, une
mise en série qui se donne à lire comme un récit. Les toiles de La danse macabre sont
donc à la fois un tout et des parties ; par là, elles se donnent à lire concurremment de
deux manières: comme parole absolue, indépendante et se suffisant à elle-même,
Nous reprenons dans cette partie certains propos de Miche! Leiris sur l’oeuvre de francis Bacon:francis Bacon. face et profil, Paris, Albin Mïchel, 1983, p. 11-47.52 La peinture à l’huile semble tout indiquée pour dépeindre une danse, quelle qu’elle soit, car en plusde créer un relief sur la toile, elle donne véritablement corps à la peinture. Elle permet de retrouver lemouvement de l’artiste en train de peindre mais elle sollicite aussi le corps du spectateur par l’effettactile qu’elle suggère. Le masonite est fait de fibres de bois amalgamées avec de la colle afin de créerde grands panneaux rigides. li a un côté apprêté qui donne une solide surface à peindre plus résistanteaux liquides et à l’eau.
34
mais surtout comme élément d’une série dans laquelle chaque toile est prise et dans
laquelle elle est susceptible de faire entendre un autre sens.
Chez Kokis, la peinture est avant tout figurative. Au niveau des influences,
nous reconnaissons facilement (l’auteur d’ailleurs ne s’en cache pas) celles
d’Mbrecht Dtirer et de francis Bacon, dont les tableaux intitulés Le bain des hommes
et Le bain des femmes constituent un vibrant hommage. Nous retrouvons également
l’influence des expressionnistes allemands avec Otto Dix, Georges Grosz ou Oskar
Kokoschka. Et aussi les peintres de l’époque médiévale et de la Renaissance: les
frères Van Eyck, Léonard de Vinci, Michel-Ange, Jérôme Bosch53. Kokis avoue
également ses affinités avec les peintres mexicains David Mfaro Siqueiros et Jose
Clemente Orozco et le brésilien Candido Portinari qui ont, avant lui, porté un regard
critique sur le tiers-monde54.
Le dessin de la Danse macabre du Québec frappe par ses étonnantes
distorsions, par ses atteintes aux formes humaines qui peuvent aller jusqu’au
brouillage voire jusqu’à l’effacement. À l’image d’Albrecht Dtirer, Kokis peint des
visages humains systématiquement distordus. De même que dans la vie, les temps
forts tranchent sur la platitude du train quotidien, les fonds de ces tableaux — telles
‘ Au coeur du roman Les amants de Ï ‘Affama (2003) de Sergio Kokis se trouve te triptyque de JérômeBosch (1453-J 516), La tentation de Saint-Antoine. Le dernier roman de Kokis, Le fou de Bosch(2006), fait explicitement référence au peintre (le tableau en couverture reprend d’ailleurs les pattesd’insectes, plumes et becs d’oiseaux, tftes de reptiles ou de batraciens qui ont frit l’originalité deBosch) et témoigne de l’importance qu’accorde l’artiste au peintre flamand et à ses contemporains.
Incidemment, l’art populaire mexicain (où les thèmes religieux sont les plus fréquents) s’est d’abordexprimé sur les murs tandis que l’art dans les églises brésiliennes jouit d’une grande influence sur lesmasses. Nous voyons là des sources, autres qu’européennes, qui ont pu inciter Kokis à la réalisationd’une danse macabre québécoise mais à saveur latino-américaine...
35
des eaux calmes — laissent place, en premier plan, à des personnages aussi diversifiés
que virulents.
À voir le peintre créer pareille opposition — ordre clairement établi encadrant
un désordre — nous sommes fondés à penser que Kokis découvre «qu’une différence
de potentiel est nécessaire pour que le courant passe et que surgisse quelque chose qui
ressemble à la vie55 ». Chez Kokis, la toile a donc ses zones bouillantes, où règne une
effervescence, en opposition avec ses parties neutres, où il ne se passe rien. En un
même tableau coexistent des parties apparemment traitées avec indifférence (fonds
souvent en aplat) et des personnages qui semblent être le fruit d’une intense activité
créatrice. Cela dits le dessin (contrairement aux oeuvres médiévales de la danse
macabre) ne prévaut pas sur la couleur qui participe tout autant à la structure et à la
signification des toiles. Conmie chez Degas ou femand Léger, dessin et couleur se
font concurrence. C’est ainsi que «[l]’ensemble donne l’impression d’une tension
jamais dépassée entre le dionysiaque et l’apollinien, entre une plongée dans la densité
colorée du monde et une ressaisie intellectuelle, en surface, d’un ordre qui semble
vouloir donner sens à l’ensemble56 ». Avec la couleur, les tableaux gagnent en
épaisseur et en intensité (la juxtaposition d’une couleur et de sa complémentaire
permettant un plus grand contraste57).
Michel Leiris, op.cit., p. 23.Daniel Bergez, op.cit
, p. 64.‘ 11 s’agit là de remarques générales qui s’appuient sur la distribution entre couleurs chaudes etcouleurs froides. En deçà de ces caractéristiques, la couleur s’apparente à l’utilisation que veut bien enfaire l’artiste (et donc, aux significations que la couleur dévoile dans telle ou telle toile) « Si le dessinest volontiers perçu comme la partie la plus intellectuelle de l’art pictural, qui s’adresse à l’esprit, lacouleur est souvent associée à l’âme et aux passions, c’est-à-dire à la part la plus irrationnelle etprofonde de la psyché humaine» (IbkL, p. 67). Pour s’en convaincre, il suffit de consulter les proposde Sergio Kokis sur la couleur verte dans une de ses toiles (Le, 65-68) et l’analyse qu’en fait Gilles
36
Ainsi, dans les tableaux, un vert et un rouge, un orange et un bleu, un violet et un
jaune rapprochés se font mettre en relief l’un, l’autre. Lorsqu’ils sont mélangés, ils
donnent le gris et permettent au peintre d’atténuer des tons trop vifs. D’où la célèbre
formule baroque de Charles Blanc: «Les complémentaires se soutiennent jusqu’au
triomphe, ou se combattent jusqu’à la mort58. > Chez Kokis, c’est bien jusqu’à figurer
la mort que les couleurs s’affrontent. Si les couleurs froides ou fades dominent, le ton
rouge-vif vient contrebalancer cette relative so(m)briété, comme pour mieux
symboliser l’apparition subite de la mort, dans les toiles comme dans la vie59.
L’art de la Danse macabre du Québec, à la fois savamment composé et
furieusement spontané, procède, dans sa facture esthétique, d’une convergence entre
modernité et tradition, entre réalité et irrationalité. Mais au delà des éléments
structurels, c’est véritablement le sujet des toiles — puisqu’il s’agit d’art figuratif— et
l’ensemble des connotations dont elles s’accompagnent qui construisent la
signification de l’oeuvre. À cela s’ajoutent les poèmes que nous allons maintenant
aborder.
Dupuis dans <t Migration et transmigrations littéraires au Québec: l’exempte brésilien », dansMigration undSchreiben in der Romania, Kiaus-Dieter Ertter (dfr.), Vienne, LIT Vert, 2006, p. 13-22.
Cité par Nadeije Laneyrie-Dagen, Lire la peinture : dans l’intimité des oeuvres, Paris, Larousse,2002, p. III.
Les couleurs chaudes sont réputées pour produire des sensations par opposition aux couleurs froidesqui sont censées ne procurer <t aucune sensation de vie [...], d’animation» (dictionnaire Larousse). Lescouleurs chaudes évoquent également les flammes, la violence là ou les couleurs froides évoquent lesteintes de l’eau et l’idée de calme, d’infini. Dans tous les cas, chez Kokis, l’utilisation de la couleurvise peu à imiter la réalité et plus à susciter une émotion crue.
37
23 La poésie
Un aperçu global des formes employées dans La danse macabre du Québec
montre que c’est sous le signe de la satire que Kokis siffle son écriture poétique.
Satire, dans le sens ou Mathurin Régnier l’a pratiquée, soit un mélange de
«considérations morales, de caricatures de types humains, anecdotes, éloges et
blâmes, remarques plus personnelles présent[ées] sur le mode détendu d’une
conversation familière60 ». Dans l’oeuvre, cette satire s’exprime uniquement par le
biais de la Mort qui prend de multiples positions d’orateur en utilisant le style direct
ou indirect pour convaincre son public lecteur. Elle revêt tantôt le rôle de l’accusateur
public : «De grâce, silence ! / Mais taisez-vous, les journalistes!» (Dm, 27) ; tantôt
de l’observateur désabusé des moeurs du temps: «Tant pis ta crasse / Vive le
progrès! / Gadgets bidules nous font envie /jouets autos pour s’amuser / ou les
pilules pour oublier» (Dm, 32) ou du moraliste: « Vous devez être bien riches /pour
gaspiller sans faire la guerre / tant de chair fraîche au prix de rien» (Dm, 4$). Au
niveau de la forme poétique, Kokis impose une véritable hybridation qui se présente
sous la forme de poèmes en prose relativement brefs, ce qui montre le désir pour le
poète d’aller à l’essentiel:
Brièveté de l’humoriste aiguisant le sarcasme en traits subtils et décisifs, brièveté du moralistesoucieux d’en dire assez, mais également assez peu, pour donner à penser, pour se faireentendre à demi-mot61.
60i Joubert, Genres etformes de la poésie, Paris. Armand Colin, 2003, p. $0.61 Jean-Louis Joubert, Ibici
, p. 83.
38
Souvent, le poème est proprement épigrammatique. L’épigramme, certes, est
synonyme de satire depuis que le poète latin Martial a redéfini le genre. Avec lui,
nous passons «de l’épigramme sur (épigramme élogieuse) à l’épigramme contre
(épigramme satirique)62 ». Mais si le caractère satirique des poèmes recouvre la forme
épigrammatique, c’est parce que le poème propose une attaque, une pointe assassine
en final (on a d’ailleurs comparé l’art de l’épigramme à la tauromachie, à une mise à
mort63). Voici, par exemple, comment se terminent respectivement les poèmes Les
aristocrates et Le cadre intermédiaire: «Soyez à l’aise / c ‘est moi qui tue », «T ‘es
mis à piea les deux devant» (Dm, 22-2$). Certains poèmes sont aussi
épigrammatiques, mais dans le sens premier du mot qui désigne une inscription
gravée sur la pierre d’un monument funéraire. L’épigramme est alors une épitaphe.
C’est notamment le cas lorsque le poète exprime la consolation : «Moi, la Mort, je
vous salue bien bas / et humblement, ô, vous, les maigres, ô vous, mes fils» (Dm, 45).
Nous voyons donc que la forme du poème se fait l’écho du contenu même du
discours. C’est encore le cas pour Les suicidés où le poète choisi le sonnet qui est la
forme fixe par excellence de la poésie française. Lorsqu’il y a recours, c’est pour
rendre hommage ironiquement à ceux que la Mort respecte le plus parce qu’ils se
présentent directement à elle: « Quel festin, mes chers parents / ces jeunes gens qui
se defoncent ! / Hagards, tapis et sans parole / ils voguent seuls à ma dérive » (Dm,
4$).
Bernai-d Roukhomovsky, Lire tes formes brèves, Paris, Nathan, 2004, p. 117 (en italique dansPoriginal).61IbKL,p. 134.
39
2.6 Le texte et l’image, l’image et le texte: une relation riche de sens
Nous avons étudié, successivement, le sujet, la peinture et la poésie dans La
danse macabre du Québec. Mais qu’en est-il, à proprement parler, de sa
signification? Pour répondre à celle question, il faut considérer le rapport
qu’entretiennent le texte et l’image dans l’oeuvre. En général, dans les livres d’art, le
texte et l’image se répondent sans que s’établisse une fusion entre les deux: «La
pratique du livre d’art [...J repose sur ce principe : les textes présentant des
informations ou développant des commentaires et appréciations y sont
inextricablement liés, dans le dispositif visuel créé par l’éditeur, avec les
reproductions photographiques des œuvresM ». Le texte et l’image sont liés: il n’y a
ni séparation ni fusion. Quant au livre illustré, il présente plutôt une relation inverse
de subordination: il y a primauté du texte sur l’image. Or Kokis, à partir de deux
formes d’expression aussi riches que la peinture et la poésie, donne naissance à une
oeuvre qui fait fusionner les arts en présence. De ce fait, le livre de dialogue65 est
peut-être le genre qui définit le mieux l’oeuvre singulière de Kokis qui contient au
moins trois espaces de référence: l’image, le texte et le lieu commun créé par leur
rencontre. Ce qui nous importe, finalement, n’est pas l’exacte caractéristique
générique de l’ouvrage, mais bien le fait que celui-ci propose un rapport particulier
entre le texte et l’image. Analyser la convergence de la littérature et de la peinture
Daniel Bergez, op.cit.,p.
119.Yves Peyré définit ainsi la relation entre la peinture et la poésie dans le livre de dialogue: « La
connivence entre peinture et poésie fondatrice d’un jeu d’échos ne peut varier de ce que l’une se tienneà l’écoute de l’autre (elles s’entendent réciproquement) mais de ce que la voix de chacune se colored’un timbre commun, de fait puisé à une source commune. », Peinture et poésie. Le dialogue par telivre 1274-2000, Paris, Gatlimard, 2001, p. 33.
40
dans La danse macabre du Québec est particulièrement pertinent puisque les deux
arts sont réunis dans un même volume, mieux, sur une même page. Il s’agit d’une
situation dialectique par excellence, d’un dialogue dans lequel, par un processus de
médiation, peinture et littérature s’incluent mutuellement.
Dans La Danse macabre du Québec, le plus souvent, le personnage
allégorique de la Mort est pourvu de suffisamment d’attributs pour faire sens. C’est
notamment le cas dans Le Pape [annexe 1], où la Mort, qui s’est revêtue de la toge et
de la mitre du Pape, le chevauche en le tenant par son rosaire ourdi d’un crucifix et
faisant office de bride. Ici, le sens est clairement défini par la représentation de la
mort qui critique sévèrement le rôle de l’église et de son plus haut dignitaire. D’autres
fois, c’est le titre lui-même qui, en nominant les personnages, explicite le sens du
tableau. Un bon exemple de sens conféré par le titre à la toile se trouve dans les
tableaux intitulés Les maigres [annexe 3J et Les obèses [annexe 2]. Dans le premier
cas, le mot employé n’est aucunement péjoratif, il décrit un état plus qu’il ne le
dénonce. En revanche, le titre Les obèses connote clairement la notion d’exagération
et implique un élément satirique: il ne s’agit pas de représenter mais de critiquer les
êtres anormalement gros et, plus largement, la société de consommation. Ce qui se
trouve exprimé dans les titres éclairent donc davantage la signification des toiles:
l’une compatissante, l’autre impitoyable. C’est ce que viendra ensuite confirmer la
lecture des poèmes. D’un côté, il s’agit des «humains qu ‘on ignore moins nourris
que nos bêtes de loisir /pÏus humiliés que la vermine... » (Dm, 45) ; de l’autre, ce
sont «Les suiffeux, les suiffeuses, boules de graisse / Les chairs gonflant, trop pleins
de soupe et de paresse» (Dm, 31). Sergio Kokis, comme c’était le cas au Moyen Âge
Annexe 1 Sergio Kokis, Le pape, huile sur masonite, 1992, 193 cm x 122 cm.
Réf. : Sergio Kokis, La danse macabre du Québec, Montréal, XYZ, 1999.
Annexe 2 : Sergio Kokis, Les gros, huite sur masonite, 1992, 193 cm x 122 cm.
Réf.: Sergio Kokis, La danse macabre du Québec, Montréal, XYZ, 1999.
Annexe 3 : Sergio Kokis, Les maigres, huile sur masonite, 1994, 193 cm x 122 cm.
Réf. t Sergio Kokis, La danse macabre du Québec, Montréal, XYZ, 1999.
41
et à la Renaissance, utilise l’aspect symbolique des images pour transmettre son
message. Traditionnellement, cela permettait aux peintres de traduire visuellement un
message verbal. En ce sens, l’image était destinée à être lue, décodée, et non pas
seulement vue. Les poèmes, dans la Danse macabre du Québec, illustrent le contenu
des toiles plutôt que de s’appuyer sur elles comme tremplin pour construire et
développer un autre sens, un autre univers imaginaire. Cependant, si chaque poème
n’était que la simple photographie quasi-instantanée de la peinture, la relation perdrait
de son intérêt. À ce sujet, l’explication de Gérard Dessons à propos d’un «écrire
vers» est particulièrement éclairante: «Écrire vers, [...1 n’est pas l’antonyme
d’écrire à partir de. Plutôt son complémentaire. Écrire vers une oeuvre, c’est écrire à
partir de sa visée66 ». C’est peut-être le sens de l’écriture poétique de Kokis suscitée
par la peinture qui «bien qu’elle se fasse à partir d’elle, [se fait aussiJ en direction
d’elle67 ». Autrement dit, le poème ne décrit pas la peinture, ni ne l’analyse ou ne
l’explique; il en complète plutôt le sens tout en offrant une tonalité particulière qui
s’ajoute au tableau. Par exemple, l’aspect comique des danses ne peut être produit
que par l’utilisation d’un langage plus riche et plus direct que la peinture. En effet, à
moins de friser la caricature, l’art peut difficilement exprimer le comique. C’est ce
qui fait dire à Johan Huizinga que «la littérature est incontestablement souveraine
partout où le comique doit provoquer l’éclat de rire68 ». Le comique permet
également de mieux exprimer l’aspect grotesque de l’oeuvre. Mais celui-ci n’est
Gêrard Dessons. L ‘art et ta manière. Art, littérature, langage, Paris, Honoré Champion, 2004,p. 379 (en italique dans l’original).67 Idem.
Johan Huizinga, L ‘automne du moyen ôge, Paris, Payot, 1975, p. 374.
42
vraiment apparent qu’avec le dialogue qu’entretiennent le poème et la peinture. En
alliant la mort et le comique, l’oeuvre devient réellement grotesque69. La
compréhension des symboles iconiques est préalable à toute compréhension de la
toile, tout comme l’est la compétence du spectateur/lecteur pour effectuer le transfert
d’un langage à l’autre. L’interaction des deux arts ajoute ainsi une complexité de
lecture. Elle exige que le lecteur perçoive différentes strates d’expression: la
peinture, la poésie et surtout la complémentarité des deux formes artistiques. La
peinture vient ici en premier, car à la lecture de l’ouvrage, c’est d’abord elle qui attire
l’oeil du lecteur. Cette impression sous-tend ensuite la lecture du poème: elle incite à
visualiser, à intérioriser le discours proposé par l’auteur. Il y a donc plusieurs espaces
de référence — l’image, le texte et le lieu commun créé par leur rencontre — lesquels
engendrent une stratification de l’oeuvre, au sens où Walter Moser la définit70. D’une
certaine manière, tout est déjà présent dans la toile et le poème permet de voir ce qui
est caché, de mieux comprendre ce que pense la Mort.
69 convïent de souligner que l’art expressionniste se définit également à travers une esthétiquegrotesque. Nous aurons l’occasion de traiter de celle question plus en profondeur dans le chapitresuivant qui sera notamment consacré au rôle de l’esthétique expressionniste dans l’oeuvre kokisienne.7° « [lia stratification de l’oeuvre entre en jeu au moment où celle dernière demande au lecteur qu’il soitsensible à la multiplicité des parcours possibles ou, évidemment, incompossible », dans « Puissancebaroque dans les nouveaux médias. À propos de Prospero Books de Peter Greenaway », SilvestraMariniello (dir.), Cinémas, vol. 10, n°2-3, Cinéma et intermédialité, printemps 2000, p. 39 à 63.
CHAPITRE 111
Du TEXTE : LE PAVILLON DES MIROIRS
31 Le paratexte
Avant d’analyser l’inscription de La Danse macabre du Québec dans le récit
du Pavillon des miroirs, nous devons nous intéresser au paratexte (le titre,
l’illustration, l’épigraphe) qui, dès le début, oriente la perspective de lecture. Genette
définit la paratextualité comme:
la relation, généralement moins explicite et plus distante, que, dans l’ensemble formé par uneoeuvre littéraire, le texte proprement dit entretient avec ce que l’on ne peut guère nommer queson paratexte : titre, sous-titre, intertitres ; préfaces, postfaces, avertissements, avant-propos,etc. ; notes marginales, infrapaginales, terminales ; épigraphes; illustrations ; prière d’insérer,bande, jaquette, et bien d’autres types de signaux accessoires, autographes ou allographes, quiprocurent au texte un entourage (variable) et parfois un commentaire7
Pour commencer, le titre est particulièrement révélateur. Nous le retrouvons, sous la
forme d’une mise en abyme, à la dernière page du roman lorsque le narrateur quj se
trouve dans son atelier à Montréal, entouré de ses tableaux, déclare que « [tJeI
Narcisse se regardant dans te pavillon des miroirs d’un Luna Park misérable, [il se]
reconnai[tJ dans les déformations» (Pm, 371). Le titre prophétise en quelque sorte
tout le récit. En filigrane se retrouve l’idée du dédoublement et du sacrifice qu’exige
la création. Cela dit, c’est bien la mort que nous retrouvons dans cette citation fmale
incluant le titre. D’abord, il est commun de voir le miroir comme une représentation
‘ Gérard Genette, Palimpsestes, Paris, Seuil, 1982, p. 10.
44
du narcissisme, lui-même relié à la mort. En se mirant, Narcisse ne contemplait-il pas
sa propre mort? Ce lien entre l’image spéculaire et la mort se retrouve aussi dans la
tradition des danses macabres. Avant ilolbein, la Mort ravageuse de vies humaines
était le mort, c’est-à-dire le sosie du vivant. Le mort représentait le vivant lui-même,
tel qu’il sera dans un proche avenir, double terrifiant de sa personne ; c’est l’image
qu’il voit dans le miroir, c’est lui-même.
Mais son reflet, nous dit le narrateur, est également déformé. Ce sont les
mêmes déformations que peut observer le public d’un parc d’attraction en se
regardant dans des miroirs déformants qui le font sortir du monde réel en le troublant,
en lui offrant une nouvelle perception de lui-même et de son environnement. Anton
Tchekhov dans Le miroir deformant a merveilleusement décrit cet état de
déformation.
J’enlevai la poussière qui recouvrait le miroir et partis d’un éclat de rire. L’écho en renvoya leson assourdi. C’était un miroir déformant ; les traits de mon visage étaient tordus en toussens : j’avais le nez sur la joue, le menton était coupé en deux et s’étirait de biais72.
La déformation rejoint aussi l’autoportrait. À l’origine, celui-ci a été rendu possible
grâce à l’évolution de la technique verrière. Mais les premiers miroirs, instruments
imparfaits, déformaient souvent les images qu’ils reflétaient. Et cette image
déformante du miroir, nous la retrouvons dans la Danse macabre du Québec avec la
figure distordue d’un peintre inspiré par la Mort [annexe 4J.
Anton Ychekhov, Le miroir deformant. [En tignejhttp://ffig.free.fr/documents/ftancais/le_miroir_deformant.html (Page consultée le 30 avril 2007]. Ausujet de la thématique du miroir chez Kokis, il est utile de lire le récent article de Monique Lebrunintitulé « Masques et miroirs: Sergio Kokis et l’expérience migrante », dans La littérature migrantedans l’espace francophone: Belgique-France-Québec-$uisse, Monique Lebrun et Luc Collés (dir.),Cortil-Wodon, Editions ModuLaires Européennes/lnterCommunications, 2007.
Annexe 4 : Sergio Kokis, Le peintre, huile sur masonite, 1994, 193 cm x 122 cm.
Réf.: Sergio Kokis, La danse macabre du Québec, Montréal, XYZ, 1999.
45
Ce tableau, intitulé Le peintre, représente l’autoportrait de l’artiste en train de
peindre unefemme mort avec, derrière lui et à sa droite, la Mort elle-même. En ce qui
concerne l’autoportrait, il faut se rappeler qu’à l’origine, il pennettait de saisir te
vivant dans la perspective de sa future disparition. Il a donc partie liée avec la mort.
Mais, ce qui est plus important, il symbolise aussi pour le peintre la quête d’une vérité
intérieure. En terminant ainsi sa danse macabre, Kokis montre que cette oeuvre
constitue une quête de la vérité intérieure. Mais peut-il en être autrement lorsque nous
parlons de mort? La mort, qui change dans l’espace et le temps, est avant tout
quelque chose que nous ne connaissons pas. Dès lors, chacun en a sa propre image et
sa propre définition. Dans cet autoportrait, Sergio Kokis se représente en peintre, non
pour se célébrer mais pour questionner son identité à travers le filtre de son art.
Au chapitre 12, le narrateur explique son apprentissage de la peinture qui se
fait par étapes successives. D’abord le dessin publicitaire et quelques affiches
politiques durant son séjour à l’université; puis vint la fréquentation d’ateliers pour
pratiquer le modèle vivant. La gravure et la xylographie complétèrent sa formation.
C’est alors qu’il fit la rencontre de son mentor, le peintre Moe Reinbalt73. Sa mort fut
pour le narrateur une véritable révélation.
Notre dernière rencontre, le jour de sa mort, dans un pavillon sinistre d’hôpital, m’a fait l’effetd’une consigne symbolique. Ma tâche était de faIre des tableaux, [...1. Je me suis mis àpeindre à ce moment précis »(Pm, 135).
Dans ce pavillon sinistre, c’est sans surprise que le narrateur, confronté à la mort de
« l’autre x’, celle de son mentor, l’accepte philosophiquement et décide de peindre.
Moe Reinblaft (1917-1979), artiste montréalais qui a enseigné à L’Ecote de Beaux-Arts et au CentreSaidye Bronfinan.
46
Dans le titre du Pavillon des miroirs s’esquisse donc l’idée que la création s’origine
et s’oppose à la mort. La création, c’est précisément la danse macabre74.
La page de couverture du roman présente aussi une toile75 de Sergio Kokis.
Elle représente des masques76 blancs et rouges enchevêtrés les uns sur les autres. Or
selon Oore, chez Kokis,
enlever le masque, Je déposer, se démaquiller c’est faire face à sa solitude humaine et à samort. [...1 Si notre portrait peint par l’artiste nous rassure, nous pLaît, c’est qu’iL est notremasquer.
Et derrière le dernier des masques se trouve la mort. C’est ainsi que le narrateur du
Pavillon des mirojrs, en tentant d’apprivoiser son masque, déclare que «[d]errière le
front qui est peint à chaque tableau, il n’y a qu’un semblant d’unité [...] Et le dernier
autoportrait n’achève rien. Chacun est ainsi son propre échec dans une descente vers
la mort» (Pm, 254). En représentant des masques sur la couverture, Kokis invite le
lecteur à ouvrir le roman pour voir ce qui se cache derrière les masques, pour
observer la mort et pour réfléchir à sa propre mort. En ouvrant le recueil, le lecteur
pénètre un cercueil.
Irêne Oore posait déjà la question suivante: <([lia création ne serait-elle pas précisément dans cettedanse macabre ? », « L’itinéraire créateur dans L’oeuvre romanesque de Sergio Kokis », Voix de lafrancophonie: Belgique, Canada, Maghreb, Anoil, Lidia et Segarra Marta (dir.), Barcetona, UB, 1999.p.245.
Tous les romans de Sergio Kokis présentent une de ses oeuvres en page de couverture. Seul L ‘art dumaquillage reprend une toile de la danse macabre. Le tableau présent sur la page couverture duPavillon des miroirs s’apparente à la partie gauche du tableau Homme poursuivipar tes masques, huilesur toile, 1995 (Dm, 78).76 Incidemment, avant la pierre tombale, le masque esquissait l’art funéraire.
Irène, Oore, « Masques et déguisements ou memento mon dans l’oeuvre romanesque de SergioKokis », Métamorphoses et avatars littéraires dans tafrancophonie canadienne, L’Interligne, 2000, p.150.
47
Par ailleurs, le motif des masques ne peut être considéré sans être associé au
carnaval. Dans Le pavillon des miroirs les images de morts du carnaval, tels des
spectres, hantent le narrateur qui les traduit en tableaux.
Plusieurs se déplaçaient en groupes déguisés en squelettes et masqués d’une tête de mort,en agitant leurs draps telles des marionnettes affolées [...1. C’était le carnaval des pauvresf...] une fuite en avant dont les joueurs finissent par accepter d’être dupes. Une sorte dedésespoir très entraînant. A l’instar de mes images devenant tableaux, les gens dansaient leurdétresse, et le résultat final était surprenant (Pin, 108-i 10).
Le peintre exprime aussi cette omniprésence de la mort dans le carnaval: « La mort
était omniprésente dans le carnaval, tant par l’expérience vécue de l’ensemble de la
fête que par l’abondance de déguisements macabres, diaboliques ou monstrueux.»
(Dm, 79) Masque, carnaval et mort. Cette relation rappelle l’origine des danses
macabres européennes où le spectacle des morts et des vivants était dansé.
Pour terminer, l’épigraphe du roman, quatre vers (ici en italique) de
«Profondément» du poète brésilien Manuel Bandeira (1886-196$), annonce un récit
inscrit dans la mort:
Je n’ai pas pu voir la fin de la fête de Saint-JeanQuand j’avais six ansParce que je me suis endormiAujourd’hui je n’entends plus les voix de ce temps-là[...JOù sont-il tous?ils dormentIls sont tous couchésIls dormentProfondément.
Ce poème de Bandeira souligne l’importance des souvenirs d’enfance. Et dans le
roman, ce sont les souvenirs qui empêcheront le narrateur de vivre pleinement sa
nouvelle vie. Désormais, «tous les nouveaux paysages [il les voit par] le
48
kaléidoscope du Mangue, du carnaval et des murs suintants, vert-de-gris et saumâtres
de la cour à déchets » (Pin, 196). La mise en exergue du poème de Bandeira préfigure
aussi l’importance de la mort dans le récit. C’est un lieu commun de désigner la mort
par le sonuneil. Et l’utilisation de verbe «dormir» et de l’adverbe «profondément»
ne peut être interprétée autrement que comme une expression paraphrastique du
mourir. L’image de la mort comme un endormissement correspond d’ailleurs à la
vision de Kokis pour qui l’être humain doit rester calme et serein devant la mort. Le
narrateur du Pavillon des miroirs fait une autre référence à Manuel Bandeira lorsqu’il
relate son exil: «De sa fenêtre, le poète Bandeira pouvait voir l’aéroport, et il a écrit
qu’il y puisait des leçons quotidiennes de départ. C’était une figure de style pour
parler de la mort. Mais j’étais trop jeune pour restreindre ainsi le concept de départ »
(Pin, 196). Ce que le narrateur apprécie chez Bandeira, c’est bien cette intimité avec
la mort: «Bien plus tard, j’ai appris à aimer sa poésie, sa familiarité avec la mort»
(Pin, 195).
3.2 Du visuel dans l’écriture: I’expressionisme78
Le récit du Pavillon des miroirs prend sens dans sa relation avec la Danse
macabre du Québec qu’il évoque et dont il se nourrit, si bien que l’intertextualité,
plus qu’un emprunt, prend la forme d’une «trace », selon l’expression de Michael
Riffaterre. Dans le roman, les références explicites à la Danse macabre du Québec
Nous reprenons dans le texte certaines idées de Chantai Lacourarie à propos de la proseimpressionniste et colorée de Virgïnia Woolf: Virginia Woof : l’écriture en tableau, Paris,VHarmaftan, 2002, p. 9-219.
49
sont rares. Lorsqu’elles sont présentes, c’est pour créer une relation qui,
contrairement à la citation, est établie in absentia. C’est le cas pour le titre de
certaines toiles qui se trouvent intégrées dans la trame du récit. Certaines descriptions
font aussi clairement référence à l’oeuvre picturale. Selon Genette79, la tradition
littéraire assigne à la description deux fonctions: une fonction décorative et une
fonction d’ordre explicatif et symbolique. Dans le premier cas, la description est
superflue alors que dans le second, la description vaut comme explication de l’action.
Chez Kokis, nous pouvons affirmer que la description des personnages, des lieux, des
objets est subordonnée à un sens psychologique, social, métaphysique et qu’elle
reprend des scènes de La danse macabre du Québec. Mais avant d’aborder ces
relations, nous devons observer l’écriture elle-même dont le caractère expressionniste
reprend la facture esthétique de l’oeuvre picturale. Voici comment nous pouvons
défmir le courant expressionniste:
Le courant pictural qui se crée autour de la galerie Der Sturm est un mélange de rêve, deviolence, de pessimisme, d’utopie, d’aspiration d’un monde nouveau et de haine de l’ancien.Kokoschka en est un des premiers représentants. Influencé par Picasso, Vlamynck, Deran, ilréalise un type de portrait psychologique qui cherche à saisir les visages, les mains, le pluspetit détail qu’il exagère, déforme pour en faire l’expression de toute une personnalité. Legroupe du Cavalier bleu, der Blaue Relier qui se forma à Munich pendant la guerre de 1914,constitue la seconde manifestation de l’Expressionisme pictural, à la fois titre d’un ouvrage etnom d’une équipe de rédaction formée par Kandinsky et Franz Marc. Par la publication del’Almanach du Blaue Reiter, ils veulent abolir les frontières entre les arts, entre l’art moderneet l’art ancien, réhabiliter également l’art des enfants et des peuples primitifs. L’ouvrage deKandinsky, Du spirituel dans t ‘art, affirme les conceptions théoriques du Blaue Reiter. Lasensibilité expressionniste privilégie l’intériorité, la vision, l’intuition. Franz Marc ne cessed’affirmer que c’est derrière l’apparence des choses que se dissimule la “vraie réalité”. Entre1907-1927, l’illustration expressionniste exprime une vision fantastique, formulée de façongrotesque dans laquelle l’élément du talent du dessinateur est subordonné à un processus demétaphore. Le rapport image/texte dégage un sens nouveau qui relève plus de l’interprétation
,. - 80et de la symbolisation que de I illustration
Gérard Genette, <c Frontière du récit », figures il, Paris, Seuil, 1969, p. 5$-59.°Jacqueline Sudaka-Bénazéraf Le regard de franz Kafka. Dessins d’un écrivain, Paris, Maisonneuve& Larose, 2001, p. 202-203.
50
Chez Kokis, et suivant le courant expressionniste, écriture et peinture
s’échangent des traits et des formes, puisent leur inspiration dans une même intensité
expressive : l’écriture est dessin, le dessin est écriture. Si ta peinture classique utilisait
une matière discrète, inversement, les «objets de la peinture moderne “saignent”,
répandent sous nos yeux leur substance8’ ». Inspiré par les peintres Edvard Muuch et
Paul Ensor, les peintres expressionnistes s’attachent à l’intensité de l’expression,
s’éloignent de la reproduction fidèle du réel et se préoccupent des états d’âme de
l’homme, de ses émotions, de ses visions subjectives du monde. Ils préconisent des
formes dures, agressives et caricaturales et un traitement des couleurs indépendant de
la réalité et négligeant volontairement la perspective tridimensionnelle. Les
expressionnistes restituent en peinture l’immédiateté et l’authenticité de leurs
pulsions créatrices. Pour la littérature, l’emploi du mot suit son apparition dans le
domaine de la peinture.
En 1914, l’écrivain autrichien Hermann Bahr définit l’expressionisme comme
un cri qui s’élève des ténèbres, «un cri qui appelle à l’aide, qui appelle à l’âme, à
l’esprit82 ». Lothar Schreyer, quant à lui, définit l’écrivain expressionniste comme
celui qui «donne forme à la vision intérieure qui s’offre à lui, à travers laquelle il
prend intuitivement connaissance du monde. La vision intérieure est indépendante de
ce qui est vu extérieurement. Elle est apparition, révélation. En son essence, voilà ce
qu’est l’expressionisme83 ». Dès le début le mouvement expressionniste se scinde en
Maurice Merleau-Ponty, La Prose du monde, Paris, Gailimard, 1992, p. 211.82 « Expressionisme », Dictionnaire des genres et des notions littéraires, Paris, MbinMicheIJEncyc1opedia Universalis, 2001, p. 28$.2, tbid, p. 291.
51
deux groupes. D’un côté, il y a ceux qui se sont préoccupés d’« expériences
esthétiques» ; de l’autre, nous retrouvons ceux qui sont cc attirés plus vivement par
les luttes politiques et les changements sociaux [...J. Leur idéal repose sur un art et
une littérature possédant une fonction directement critique, avec les procédés qui lui
correspondent: la satire, la caricature, le grotesque84 ». Nous allons voir comment
l’oeuvre de Sergio Kokis regroupe ces conceptions d’un mouvement qui ignore les
frontières des genres puisque plusieurs, Barlach, Kandinsky, Klee, Kokoschka,
Meidner notamment, s’adonnent tant aux arts plastiques qu’à la poésie et au théâtre.
Le premier souvenir évoqué par le narrateur dans Le Pavillon des miroirs peut
véritablement être appréhendé comme une série de tableaux expressionnistes. Il s’agit
d’un passage où le narrateur se laisse emporter dans une procession de femmes
surexcitées par la célébration de saint Antoine, le saint des femmes en mal de mari.
Au coeur de cette fête religieuse, le narrateur observe que «les visages des femmes
prennent de drôles de formes, hagards, les coins des lèvres un peu tordus, parfois les
langues pendantes et les yeux dans le vague» (Pm, 16). Cette description qui s’arrête
à l’aspect physique des femmes ébahies devant l’image du saint reflète le style
grotesque, caractéristique de l’expressionisme, et qui est défmi ailleurs par Bakhtine
cormue cc l’exagération, l’hyperbolisme, la profusion [etj l’excès85 ».
L’aspect grotesque des descriptions se retrouve aussi dans les scènes de
l’incontournable carnaval, en particulier avec la présence des masques et du
maquillage. Ces symboles font aussi partie de l’iconologie expressionniste puisque
Ibul, p. 289.Mikhaïl Bakhtine, L ‘oeuvre de François Rabelais et la culture populaire au Moyen Age et sous la
Renaissance, trad. Andrée Robel, Paris, Gallimard, 1970, p. 302.
52
les personnages dans les toiles sont le plus souvent « enlaidis par des grimaces, par un
maquillage excessif86 ». Dans les descriptions du carnaval, nous reconnaissons l’oeil
du peintre qui accentue les détails en accusant certains traits et en appuyant les
contrastes: «D’immenses projecteurs de l’armée transformaient la nuit en midi
bleuâtre aux contrastes puissants, faisant éclater les satins multicolore, les paillettes,
les miroirs, les cuivres et les corps mouillés» (Pm, 112). Dans le carnaval, la
situation aussi est grotesque. Elle présente des personnages qui mènent une «lutte
dérisoire [...J contre le réel87»:
Puis les projecteurs s’éteignaient sur la foule hagarde, désorientée, qui se retiraientsilencieusement. Ces masses jusqu’alors trépidantes, prêtes à tout sous le charme de lamusique, ces masses fondaient, informes, s’écoulant vers la misère et le quotidien. L’avenuese vidait lentement, et déjà les éboueurs accompagnés de camions-citernes avançaient poureffacer les traces de l’illusion. Je me souviens des intenses reflets bleus, mêlés à des mauvesbrillants tirant sur le rouge, presque roses sur le fond noir de t’asphalte mouillé (Prn, 113).
Après les scènes du carnaval, le narrateur décrit ses vacances, interminables et
somnolentes, durant lesquelles, à défaut de pouvoir jouer, il observe minutieusement
les tantes qui se fardent comme dans un tableau expressionniste.
La moindre ride est objet d’horreur ; les boutons, les points noirs sont traqués avecacharnement [...] Même la bonne entre dans la danse, se faisant lisser les cheveux crépusavec un peigne métallique chaud, dans de fortes émanations de ffimée, de poil brûlé et degraisse frite. Il ne me reste donc rien d’autre à faire que de fermer les yeux pour voir leschoses apparaître (Pm, 150).
Encore une fois, les personnages sont décrits de manière grotesque tant la lutte contre
le réel semble ridicule en regard de la méthode employée. La Danse macabre du
Québec doit beaucoup, au niveau de sa facture, à l’expressionisme allemand. Et
86Nadeije Laneyrie-Dagen, op.cit., p. 253.87 «Grotesque », Dictionnaire des genres et des notions littéraires, Paris, Albin MichelIEncyclopndiaUniversalis, 2001, p. 349.
53
l’écriture du Pavillon des miroii laisse paraître cette influence dans son goût pour les
scènes crues, souvent violentes, les univers glauques, les portraits grotesques, la
charge satirique. Comme le peintre, l’écrivain affectionne les contrastes, les
expressions intenses et la représentation brutale de la misère humaine. Dans le récit,
tout est matière à spectacle aux yeux du narrateur qui découvre le monde et sa
barbarie, que ce soit le spectacle de la mort qui survient un peu partout dans la rue,
derrière un buisson, sur les rails d’un chemin de fer ou dans les eaux d’un fleuve, le
spectacle de la misère ou le spectacle du sexe qui se donne chez lui dans
l’appartement familial transformé en bordel. La galerie de personnages qui naît de
l’imaginaire du narrateur est semblable à celui du peintre où dansent des êtres
monstrueux ou magiques. Les critiques ont d’ailleurs reconnu le caractère très
expressifde l’écriture kokisienne.
Selon Anne-Marie Voisard, c’est « un romancier qui n’a pas peur des mots88»
tandis que pour Marc Lapprand, le style littéraire de Kokis, «c’est l’écriture blanche
que Barthes appelait de ses voeux en parlant de L ‘étranger de Camus. La cruauté est
dépeinte avec des mots crus, la sexualité avec les mots de la sexualité: les masques
sont tombés89 ». Se rapprochant de Kokoshka lorsqu’il peint l’agneau qu’il avait vu
écorché dans Nature morte avec agneau et hyacinthe (1910), le narrateur nous décrit
une scène d’enfance à l’abattoir qui se termine dans l’horreur:
Anne-Marie Voisard, «Sergio Kokis à la conquête d’un nouveau monde: La psychologie laisse laplace à l’écriture. », Le Soleil, 23 septembre 1995 : C 10.
Marc Lapprand, Le pavillon des miroirs de Sergio Kokis, Revue francophone 9.1, 1994, p- 13$.
54
D’exécution, cela devenait combat, carnage fie bœufJ glissait dans son sang, tout broyé t...]Rouge et noir. Odeur des excréments aigris par la peur, puanteurs de sueur, de sang et de mort[...J Ça sa figeait dans ma rétine en grillant à travers le crâne: les yeux du boeuf blessétournés vers le haut, sa langue à côté de la mâchoire, dans un rictus de douleur et de désespoir.Ça se gravait dans mes sensations pour pâlir tous les Guemica à venir (Pin, 366-367).
Nous retrouvons, dans l’écriture, des effets de grandes oppositions. Les
couleurs froides et chaudes n’ont plus de places, elles sont littéralement mises en
confrontation:
C’est bien étrange un cadavre ; ça ressemble à quelqu’un qui dort, mais on voit bien qu’il estmort. Parfois c’est ta position du corps qui est inhabituelle, la bouche ouverte d’une drôle demanière, les yeux quasi fermés où on voit le blanc un peu bleuâtre. La couleur de leur peauaussi, grise etjaune sous la lueur des chandelles (Pin, 53).
D’autres souvenirs pouvant être abordés comme des tableaux colorés se retrouvent
tout au long du récit: «Portant des couleurs voyantes, elles sont toutes voilées : voile
blanc pour les vierges, noir pour les veuves et les femmes mariées, bleu pour les
autres» (Pm, 14); « Les rues sont d’une couleur indéterminée, blanc sale des glaces
tassées, ici et là des taches ocre de rouille et d’urine » (Pin, 1$). Ces souvenirs ne font
appel qu’à la vision, et tout particulièrement à la couleur. Si l’opposition chromatique
caractérise la peinture expressionniste, celle-ci ne fait pas l’économie d’une technique
plus ancienne, celle du clair-obscur. C’est une technique picturale dans laquelle des
parties claires côtoient immédiatement des parties très sombres, créant des effets de
contraste parfois violents. Ce procédé a été mis au point dès la Renaissance et a été
appliqué, notamment, par Rembrandt. Hommage au peintre hollandais ou mélange
des genres, il n’en reste pas moins que l’écriture, comme la peinture dans la Danse
macabre du Québec, offre une lumière très contrastée qui permet, le plus souvent,
d’augmenter la tension dramatique de la scène peinte ou décrite. Dans le récit, nous
55
retrouvons des passages directs de l’ombre à la lumière : « [sJoudain l’obscurité totale
remplace le soleil aveuglant [...J les images à l’intérieur de leurs niches ondoient
dans le clair-obscur des cierges tremblotants [...J le ciel est d’une couleur vieux
plomb oxydé [...J le soleil de travers qui tranche le monde en diagonales se fait rare
pendant cet hiver» (Pin, 16-18); ou encore, «Tout éclatait sous le soleil et la chaleur
de l’été, et les contrastes étaient marqués par des ombres presque bleues» (Pin, 107).
Si le caractère expressionniste démontre l’influence visuelle d’une écriture qui
exagère, déforme tout en privilégiant l’intériorité et la visibilité, la tonalité macabre et
l’omniprésence de la mort vient confirmer la présence, non seulement de la peinture,
mais particulièrement de l’oeuvre de La danse macabre du Québec dans l’économie
du récit. Ainsi, comme l’a reconnu la critique Silvie Bemier,
[mjalgre la distinction que tente de maintenir Kokis entre son travail pictural et son oeuvreromanesque, les deux démarches puisent à la source d’une même mémoire visuelle et ont encommun l’ironie et le trait mordant. [...] les scènes évoquent des tableaux qui mis bout à boutforment un récit narratif à la façon des peintures religieuses qui relatent en images la vie duChrist ou les épisodes d’une histoire sainte. L’écriture, très visuelle, suit cette esthétique del’exubérance en ayant recours à des images frappantes, à des détails colorés90.
3.3 Le regard de Sergio Kokis : du Pavillon à la Danse
Dans Le Pavillon des miroirs, Serginho91, le narrateur-peintre, immigré à
Montréal, se remémore ses souvenirs d’enfance au Brésil. Enfant, Je narrateur a une
capacité visuelle qui sort de l’ordinaire et qui lui permet d’enregistrer des images
° Silvie Bernier, op.cit., p. 114-115.91
<t Le prénom de ce personnage n’est connu que dans le huitième roman de Kokis, Kaléidoscopebrisé. Ce personnage y fait une brève apparition avec sa tante, Lili. Lors d’une visite chez lessaltimbanques, celle-ci leur révèle son prénom. Dans Le pavillon des miroirs, les lecteurs neconnaissent que son surnom, donné par son père, le Noir»: Nathalie Prud’homme, « Les discours del’identité coltective et les écritures (im)migrante au Québec entre I 9$0 et 1999 ». Thèse de doctorat,Montréat: Université du Québec à Montréal, 2003, p. 150.
56
fortes dans son esprit. Au contact de la mort, il développe un imaginaire macabre qui
se retrouvera plus tard sous forme plastique. Chez le narrateur-peintre, comme chez
l’artiste de la Danse macabre du Québec, l’expérience de la mémoire figure comme
un mode de production de l’oeuvre, et les souvenirs marquent les étapes d’une
symbolique macabre personnelle qui peuplent l’imaginaire des toiles et du récit:
« [cJ ‘est ainsi que j’ai réussi à les dompter, ces images, qui sont si rébarbatives devant
les artifices de la raison. Je les peins » (Pm, 21).
Il existe une visualité très prononcée dans le récit et de nombreuses évocations
se font à partir de la fenêtre, offrant un cadre à la scène décrite — « d’en haut, je
percevais la foule massive » (Pm, 109) — ou: ((de notre fenêtre sur l’avenue Vargas,
nous avons aussi une très belle vue sur le défilé militaire » (Pm, $0). À cet effet de
cadrage, s’ajoute la fixité du temps de la description qui n’offre, le plus souvent,
aucune forme de déplacement, et préfère un effet de clôture. En ce sens, le regard du
narrateur s’apparente bien à celui d’un peintre.
Le chapitre deux s’ouvre sur une scène particulièrement éloquente où le
narrateur, exilé au Québec, se place dans un tombeau: «Je reste ainsi enterré dans un
sous-sol, protégé par les fondations de la maison couvertes de glace. C’est comme si
le monde n’existait plus ». (Pm, 1$) Plus loin, le narrateur continue de décrire son
existence d’exilé où des images viennent l’obséder comme des traumatismes. Nous
avons alors le sentiment d’un tableau expressionniste qui se compose et se colore
devant nos yeux.
57
Ces spectres, cette légion de personnages vibrants de lumière m’assaillent à toutinstant pour exiger réparation. Certains hurlent, se contorsionnant à la manière desparalytiques, ou restent accroupis, se cramponnant à leur corps dans une souffrancesilencieuse et pathétique. D’autres ne sont que des visages, des déguisements. Parfois c’est tecarnaval, parfois le carême. De nombreux cadavres: des corps inertes, des morts anonymesdans un décor sans pompe. froids, gris aux reflets cobalt, ou vert de chrome tournant auviolet. Il y a des enfants, beaucoup d’enfants avec des ventres gonflés et des corps rachitiques.Qui rient pourtant et qui courent, à la façon des vrais enfants. [...] Des vielles toutes sèchesqui sentent te tabac, la sueur et le café. Tout ça et des milliers d’autres images se ineuent enbranle dès que je ferme les yeux, inlassablement, dans un fandango infernal. C’est drôlecomme l’extérieur des choses peut être si peu important comparé à ce qu’on voit les yeuxfermés (Pin, 20).
Cette longue citation montre que la scène se révèle comme «une scène peinte que le
langage prend en charge92»: nous y retrouvons des mots exprimant la couleur et la
variation de son intensité (« froids, gris aux reflets cobalt, ou vert de chrome tournant
au violet pâleur ») ou suggérant la forme (« des corps inertes [...] dans un décor sans
pompe »). Cette scène, c’est aussi un mélange des toiles présentes dans La danse
macabre du Québec : le sujet (la mort), les thèmes (le carnaval, les enfants, les
vieilles), le style (caractère très expressif et caricatural, intensités des couleurs, traits
distordus). Le narrateur-peintre fait aussi allusion à « une légion de personnages
vibrants de lumière ». Et la Danse macabre, avec ses quarante toiles et plus de deux
cents personnages, propose véritablement une « légion de personnages » au
spectateur. Ce passage comporte deux autres allusions à l’oeuvre picturale.
L’expression «mettre en branle» indique le fait de se mettre en mouvement, en
action. Mais le mot « branle » désigne aussi une ancienne danse en chaîne ouverte ou
fermée. Aussi, quand le narrateur explique que ses images «se mettent en branlent »,
cela fait allusion aux images de la Danse macabre qui se succèdent comme dans une
ronde.
Roland Barthes, « L’effet de réeL », Littérature et réalité, Paris, Seuil, 1982, p. 85.
58
D’ailleurs, ce mouvement des images s’effectue dans un «fandango », qui est une
danse espagnole. La référence à des images, à des personnages qui dansent de
manière infernale, rappelle l’oeuvre picturale. Écrit à mi-chemin du rêve et de la
réalité, le narrateur explique que les images lui apparaissent les yeux fermés. Ce qui
rend possible la création, c’est l’extraction du réel vers une introspection qui
s’effectue les yeux fermés : «l’extérieur des choses [est] si peu important comparé à
ce qu’on voit les yeux fermés » (Pm, 21).
Plus loin, à propos des images qui le hantent, le narrateur déclare qu’il peint
pour mieux les dompter. Il en « fait des feux-follets: en devenant une pôle lumière, la
pourriture sous-jacente perd un peu de son énergie [...J En devenant objets
plastiques, mes images se sont disciplinées» (Pm, 21). À l’origine, les feux follets
matérialisent les flammes erratiques produites par des émanations gazeuses. Il était
possible d’en voir dans les cimetières à cause de la putréfaction des cadavres. Les
feux follets apparaissaient alors aux vivants horrifiés comme des spectres, des
revenants: «Devant le feu follet, l’un dit âme des morts, et l’autre dit hydrogène
sulfuré» (Robert). Lorsque le narrateur représente ses images sous la forme de feux-
follets, cela signifie qu’il peint des images de morts, comme ceux présents dans la
danse macabre. Le narrateur offre ensuite une description sans équivoque de son
atelier:
Le fatras qui m’entoure est formidable: une collection d’images bien réelles, quis’amoncellent à la façon d’un gigantesque carnaval. Partout. Contre les murs [...1 ficeléesdans des classeurs, dessinées, gravées, peintes, [...] brillantes d’huile, sur des plaques debois ou d’énormes panneaux de bois pressé. Des vagues gribouillis de mon enfance j’aiglissé, sans même m’en rendre compte, vers cette jungle colorée, habitée par des multitudesde reflets humains. Mon sous-sol devient ainsi pyramide, enfermant le cortègefunèbre de mesimages métamorphosées en simples momies colorées (Pm, 22).
59
Les premières références aux images, à la peinture, à la création, se font avec
l’évocation ou la description, en filigrane, d’une danse macabre. Mais ces premiers
indices sont-ils représentatifs du récit en entier? Pouvons-nous identifier d’autres
allusions ou références à la Danse macabre? En fait, elles sont légion. Pour le
montrer, nous allons maintenant étudier non pas les descriptions de décors ou de lieux
qui parsèment le récit, mais celles, plus pertinentes, des personnages. Plus
précisément, nous analyserons successivement la représentation des femmes, des
enfants, des clochards, de la foule et de la mort. Tous ces personnages convoquent, de
manière allusive, les images plastiques de la Danse macabres du Québec. Nous
verrons ensuite comment la reconnaissance de la danse macabre dans l’économie du
récit permet de mieux comprendre la dimension sociale et le traitement de la mort.
3.4 Les portraits93
Les personnages féminins sont toujours décrits de manière très visuelle et dans
un temps qui semble figé. Nous passons du temps du récit à l’espace de la toile, de
l’action de la narration aux images détaillées de la description. Par exemple dans le
portrait de tantes:
En les regardant de près, je peux voir la couche defard qui craque aux plis du visage [...J lescoulures de crayon noir qui se mélangent à la sueur et noircissent encore plus les poches sousles yeux. [...] Le résultatfinal dépend un peu de chacune, mais ça fait toujours un peu commeles clowns du cirque [...]. Pris au dépourvu, je subis la vision effrayante de leur visage quis’écrase contre le mien en le barbouillant de rouge à lèvres [...] elle[s] lèche[ntJ sans cesse lapeinture de ses lèvres en l’étalant sur son menton (Pm, 50).
Nous empruntons dans cette partie les catégories développées par Lucie Semerakovà: « La Dansemacabre: opacité et transparence de l’image dans le Pavillon des miroirs de Sergio Kokis >, StudiaRomanistica, 5, Universitas ostraviensis, 2005, p. 173.
60
Toute la description est apte à citer, sans le nommer, le «résultat final » d’un tableau.
Il y a d’abord les effets de grossissement et de disproportion ainsi que les couleurs
évoquées. Ensuite, les verbes employés sont analogues à ceux du peintre (« regarder.
voir, mélanger, noircir, barbouiller, étaler ») ou de la peinture (« craquer, couler »).
Outre l’attitude plastique des personnages féminins qui rappelle La danse macabre du
Québec, le rôle secondaire qu’elles occupent dans le roman se rapproche du
traitement réservé aux figures féminines dans l’oeuvre picturale puisque leur présence
se révèle largement inférieure à celle des hommes. Seuls trois tableaux sur quarante —
Le bain des femmes, Vanité (Defilé de mode), La jeune fille — figurent les femmes
connue sujet principal. Cette absence de représentation répond à la tradition des
danses macabres car comme l’explique Johan Huizinga, «on ne trouvait pas à
énumérer quarante professions ou dignités de femmes : avec la reine, la femme noble,
l’abbesse, la nonne, la marchande, la provision était épuisée. Pour remplir le reste, on
avait recours aux différentes périodes de la vie féminine: la vierge, l’aimée, la
fiancée, la jeune mariée, la femme enceinte94 ». Dans le récit du Pavillon des miroirs,
la figure féminine bien que moins présente est surtout limitée à des rôles stéréotypés.
Cela dit, cette représentation de la femme ne peut être considérée comme une forme
de misogynie95 puisque le narrateur fait toujours preuve de respect et de fascination à
l’égard des femmes. Et si l’on retrouve des propos sexistes, il s’agit plutôt d’une
dénonciation, d’une critique à l’égard du traitement scandaleux de la femme.
Johan Huiziuga, L ‘au!onrne du moyen dge, Paris, Payot, 1975, p. 175-176.Voir Mane-Claude Michaud, « La figure de la femme dans l’oeuvre romanesque de Sergio Kokis ».
Mèmoire de maîtrise, Halifax : Université Dalhousie, 2004.
6f
Parmi les personnages féminins, dans le récit comme dans l’oeuvre picturale,
nous retrouvons la « femme âgée» qui symbolise la peur de vieillir, l’obsession de la
jeunesse et de la beauté. À cet égard, dans le tableau Vanité, la mort est sans pitié:
« Ce petit nez rafistolé I la peau tendue comme un tambour... / Chérie! Ça fait mort-
né tout desséché!» (Dm, 3$). Elle rappelle qu’user d’artifices (chirurgie plastique,
perruques, dentiers) ne peut rendre l’apparence physique du temps jadis. Être
vaniteux est bien futile face au temps puisque tout fmit par se gâter. Cette toile de la
Danse macabre participe aussi à une description du Pavillon des miroirs, lorsque le
narrateur observe des femmes présentes à la place Tiradentes, des femmes « en
costumes trop serrés et au maquillage violet rehaussant le teint mulâtre », avec « sous
la lumières des lampes à acétylène, la vaseline brûlée des chevelures lissées au fer
chaud [qui] prend un reflet verdâtre, donnant un aspect de masque mortuaire aux
visages trop poudrés » (Pm, 42-43). En vieillissant, les attributs de la beauté s’étiolent
et les femmes en ressentent amertume et désespoir. Mais malgré les régimes
alimentaires, les crèmes anti-rides ou le maquillage, il est impossible de ne pas
« entrer dans la danse »: «J’observe les femmes se farder [...] La moindre ride est
objet d’horreur ; les boutons, les points noirs sont traqués avec acharnement [...]
Même la bonne entre dans la danse» (Pm, 150).
Dans la Danse macabre du Québec, le tableau de La jeune fille symbolise la
beauté, la jeunesse, l’éphémère. Il rend hommage au poème La jeune .fihle et la mort
du poète allemand Mathias Claudius. Le thème de la jeune fille et de la mort prend
son origine dans de très vieilles traditions mythologiques. Dans presque toutes les
danses macabres figurait déjà cette rencontre qui, malgré ta sensualité des images,
62
rappelle le caractère éphémère de la beauté et de la vie. Dans le tableau de Kokis,
nous remarquons que la mort tend un narcisse, en référence à l’histoire de Perséphone
dans la mythologie grecque. Ici, ce n’est pas Hadès qui enlève Perséphone mais bien
la mort qui invite la belle jeune fille à cueillir ]a fleur. Celle-ci paraît prête à étreindre
la mort puisqu’elle se déshabille sans être effrayée. Kokis se contente d’illustrer de
façon onirique le trépas d’une jeune fille ; la peinture suggère la mélancolie plutôt que
la peur ou l’agressivité: «Nous sommes seuls et pour toujours I dans la froidure je te
réchauffe... / Tôt est venu le temps de nos amours» (Dm, 57). La fleur tendue par la
mort, c’est aussi une rose blanche, symbole de pureté et de virginité. Cette figure de
la jeune fille vierge est omniprésente dans le récit du Pavillon des miroirs, mais
l’horreur de sa condition apparaît beaucoup plus crûment que dans la toile. En effet,
dans le roman, toute la vie et toutes les chances d’avenir des jeunes filles dépendent
de la conservation de leur virginité. Comme la mort qui apparaît dans le tableau, les
jeunes filles sont vouées à une mort symbolique lorsqu’elles perdent leur virginité.
Les fillettes au bord de la route [...1 se donnent à un des chauffeurs dans le lit de la cabine,pendant que l’autre conduit. [...J Prises et larguées au bon plaisir des chauffeurs avant mêmed’être pubères. Car dès que viendront la grossesse et le bébé rachitique, ce sera la faim. «Fautpas avoir de poils », ajoute Pintado malgré la moue contrariée de Borborema. « Sinon c’estdéjà femme; ça sert plus. C’est plein de petites putes toutes neuves chaque jour... [I faut queça mange dans les familles. Les vieilles, elles restent pour s’occuper des petits. Ou bien dansles bordels, si elles sont jolies.. - seulement les meilleures» (Pm, 263).
Le personnage de la jeune fille participe à la fois de la représentation de la
figure féminine et de la représentation des enfants. Ces derniers font aussi partie des
personnages anonymes que nous retrouvons dans les toiles et dans le roman.
63
Dans Le pavillon des miroirs, le narrateur présente nombre d’enfants
ma1heureux:
Des enfants très jeunes, irrités, ricanant, se jetant sut les véhicules mains tendues, sebousculant pour garder leur place et poussés en arrière par d’autres encore. [...] Des estropiés,des yeux infectés aux larmes jaunes, des visages aux traits vieillis, plissés et livides, piqués devérole, des ventres énormes sur des jambes maigres, tes genoux gonflés (Pm, 270-271).
Bien que le narrateur soit déjà confronté à la misère, à l’horreur, à la mort, c’est bien
son voyage dans le Nord du pays qui le bouleversera le plus:
Mes sentiments sont très confus, mélangés d’une rage certaine contre tous ces enfants;quelque chose aussi comme la peur, mais avec une envie de les effacer pour qu’ ils ne soientpas vrais, pour qu’ils disparaissent de mes souvenirs. Pour que la possibilité que je sois del’autre côté de la vitre ne soit pas concevable, pas même en cauchemar (Pin, 272).
Mais les images cauchemardesques d’enfants misérables ne disparaîtront plus et la
création sera le seul exutoire possible pour s’en débarrasser. Dans La danse macabre
du Québec, nous retrouvons cette image horrible d’enfants miséreux. Le tableau Les
maigres [annexe 3] présente ainsi, sur un fond allant du jaunâtre à l’ocre, cinq enfants
émaciés aux crânes proéminents. Au centre du tableau, la mort est recroquevillée sur
elle-même et à peine différenciée des enfants tant ceux-ci semblent déjà morts. Au
pied de la mort, un nouveau-né est allongé... Ce tableau se retrouve dépeint dans le
récit:
Le paysage est taché d’immenses étendues de terre rouge [...]. Les habitants aussi se plient àcette hiérarchie des ocres: leur peau, les vêtements sales, les cuirs crus des chapeaux et dessandales, jusqu’au violet tête de mort autour des orbites des enfants (Pm, 262-263).
Des quarante toiles de la Danse macabre, seules les deux tableaux qui
affichent des enfants comme sujet principal illustrent une mort discrète. Dans le
tableau Les maigres, nous ne distinguons presque pas le visage de la mort alors que
64
dans L ‘enfant, celle-ci est complètement voilée. La mort cache son visage au petit
enfant pour ne pas lui faire peur. Mais c’est surtout parce que le décès d’un enfant est
le plus difficile à supporter, le plus injuste, que la Mort, honteuse, refuse de se
montrer.
Si les personnages féminins et les enfants sont dépeints sous le même angle
dans le récit et dans les toiles, les personnages des clochards le sont également. Ils
sont représentés dans le tableau du même nom dans la Danse macabre et bénéficient
d’une longue description dans le récit allant de la page 156 à la page 159. Comme les
femmes et les enfants, ils sont présentés d’une manière générale, sans caractéristiques
propres. Ils représentent tous les clochards: « [i]ls ont des loques sales, le visage
couvert de suie, les souliers dépareillés; leurs cheveux et leurs barbes sont graisseux.
leur peau est souvent grise » (Pm, 156). Mais si le narrateur, avec l’oeil du peintre,
décrit d’abord leur apparence physique, il n’oublie pas de critiquer ironiquement la
situation d’exclusion à laquelle ils sont confrontés. Ainsi, nous dit le narrateur, les
clochards «disparaissent vite, laissant leur coin à des nouveaux, plus frais» (Pin,
157).
Pour finir notre étude des portraits, nous devons évoquer la mort elle-même
qui constitue un personnage à part entière. La mort est omniprésente dans le Pavillon
des miroirs, témoignant par le fait même de l’existence de la Danse macabre au coeur
du récit. Comme chez Kafka, «[elle devientJ une composante de la sensibilité96 », et
Jacqueline Sudaka-Bénazraf Le regard de Franz Kafka. Dessins d’un écrivain, Paris, Maisonneuve& Larose, 2001, p. 202-203. L’oeuvre de franz Kafka traverse les romans de Sergio Kokis et constitueun espace intertextuel essentiel à l’appréciation de son oeuvre. D’ailleurs, le premier écrit de SergioKokis n’est pas le Pavillon des miroirs, mais bien un essai sur Kafka publié au Brésil avant son
65
elle n’est jamais «évoquée comme [faisant simplement] partie du décor97 ». Au
contraire, la mort joue un véritable rôle dans le récit et sa description, comme pour les
femmes, les enfants ou les clochards, fait appel à la sémantique picturale:
Un cadavre ça ressemble à quelqu’un qui dort, mais on voit bien qu’il est mort. Parfois c’estla position du corps qui est inhabituelle, la bouche ouverte d’une drôle de manière, les yeuxquasi fermés où on voit le blanc un peu bleuâtre. La couleur de leur peau aussi, grise et jaunesous la lueur des chandelles (P,,,, 72).
3.5 Le social: une oeuvre engagée et engageante
Si La danse macabre du Québec s’inscrit dans l’écriture, plus précisément
dans la description des personnages décrits, qu’en est-il de l’aspect critique, de la
portée sociale de l’oeuvre? Se retrouve-t-elle dans le récit? Dans l’oeuvre picturale,
nous le savons, d’un bout à l’autre du cortège, du pape jusqu’au peintre, la mort est
tantôt le double d’un vivant dont elle imite les traits jusqu’à la ressemblance, tantôt
une simple farceuse, une séductrice aux longs cheveux. Dans tous les tableaux,
l’ironie du peintre est mordante98, la satire est sans équivoque. Cette portée sociale,
si elle provient d’abord du genre de la danse macabre, est renforcée chez Kokis par la
facture expressionniste qui, en peinture comme en littérature, participe à la
dénonciation des méfaits d’une société injuste. Dans le courant expressionniste,
l’homme est au centre des préoccupations. C’est un être agité par ses émotions, ses
départ : Franz Kafka e a expressJo da reaÏidade, Rio de Janeiro, Editom Tempo Brasiliero, 1967. À cesujet, voir Sergio Kokis, L ‘amour du lointain, op.cit
, p. 169.91Lucie Semeràkovà, <(La Danse macabre: opacité et transparence de l’image dans le Pavillon desmiroirs de Sergio Kokis », Studia Romanistica, 5, Universitas ostraviensis, 2005, p. 173.
L’ironie de Sergio Kokis ressemble à celle de La Danse de ta vie (1894) de Munch, où celui-ci décritles bouleversements de sa vie affective (mort de sa mère, de sa soeur, mariage malheureux) dansl’allégresse de la danse exprimant un net décalage entre la réalité et ce qui est affiché.
Sergio Kokis déclare à propos de sa danse macabre que t< [tJant qu’à critiquer et à me moquer, autantne pas y aller timidement [...]. En me disant que ma devise se devait d’être Ridens castigat mores, jene pouvais pas laisser de côté tout le grotesque qui nous opprime » (Dm, li).
66
contradictions, et plongé dans une angoisse existentielle face à une société pervertie.
Dans les toiles de Sergio Kokis, la critique fuse de partout, dans les sujets
traditionnels (la religion ou la politique) comme dans les sujets plus contemporains.
Par exemple, dans L ‘âge d’or, le peintre dénonce la mise à l’écart des personnes
âgées que l’on place dans les hospices «Une longue vie mérite mieux que
déchéance et humiliation» (Dm, 49). Mais si la portée critique de l’oeuvre picturale
est indéniable, qu’en est-il dans le roman?
Le Pavillon des miroirs présente un narrateur solitaire et le récit décrit avant
tout une quête individuelle. Mais le caractère personnel de ce questionnement
intérieur est-il incompatible avec une prise de conscience à l’égard de la collectivité?
Chez les expressionnistes, « [lia projection de leur univers intérieur, leurs visions,
leurs rêves sont pour eux des moyens de procéder à la désagrégation d’[une réalitéJ
qu’ils ressentent comme une menace contre leur identité individuelle profonde1°° ».
En même temps, nous l’avons dit, les expressionnistes expriment une forte
conscience sociale. Cette dualité individu-collectivité est-elle présente dans l’écriture
kokisieime? À première vue, le narrateur du Pavillon des miroirs se méfie de la
collectivité, mais celui-ci n’est pas pour autant dénué de conscience sociale. Nathalie
Prud’homme note à ce propos que «la méfiance face aux appartenances collectives
[...] n’implique pas l’absence d’appartenance sociale, mais signifie qu’elle peut être
<f L’expressionisme », Dictionnaire des genres et des notions littéraires, Paris, AlbinMicheJ/EncycIopedia Universalis, 2001, p. 290.
67
vécue de façon très individuelle’01 ». Si le narrateur se méfie de toute appartenance
collective, c’est qu’elle est encore trop souvent associée à des idéologies nationalistes
étriquées. Cette idée se retrouve d’ailleurs dans La danse macabre du Québec. Dans
Le général’°2, la Mort flatte le chef militaire d’arriver à faire tant de morts, tant de
victimes, pour rien. Le peintre exprime ainsi, avec l’ironie qui le caractérise,
l’absurdité de la guerre qui sème la mort pour servir une collectivité. Dans son
tableau Les masses, Kokis met en évidence la mort dans la guerre, celle de tout ceux
qui ont sacrifié leur vie pour défendre la patrie. fi critique l’absurdité de l’ars
moriendi patriotique et national : à mort l’idée des valeureux qui sont morts pour que
la patrie vive! Mais le peintre, comme le narrateur du Pavillon des miroirs, qui ne
croit plus à la collectivité, ne se gêne pas pour la critiquer. À propos de notre société,
le narrateur explique que les gens se doivent d’« être bien vus, [...J, acheter et acheter
encore des marchandises dont ils n’ont pas le temps de jouir. [...] faire l’envie des
autres, voilà leurs rituels, leurs obligations quotidiennes » (Pm, 302).
Pour décrire l’état d’immobilité et d’ennui de nos contemporains, le narrateur
utilise le terme de « mort-en-vie» (nous y reviendrons dans la dernière partie de notre
analyse). Ce qu’il nous faut remarquer, pour le moment, c’est que cette expression
contient en germe l’expression de la «mort vivante» sartrienne. Comme le rappelle
Sartre à propos de la signification de la mort dans sa pièce Huis clos:
‘°‘ Nathalie Prud’homme, « Les discours de l’identité collective et les écritures (im)migrante auQuébec entre 1980 et 1999 ». Thèse de doctorat, Montréal : Université du Québec à Montréal, 2003, p.155.102 Encore une fois, un tableau fait référence ironiquement à une oeuvre littéraire. Son titre inclut eneffet une citation d’Horace : Dulce et decorum est pro patria mon (< [I est doux, il est beau de mourirpour la patrie »), ode II, liv. 111, vers 13.
6$
Bien entendu [...J « morts» symbolise quelque chose. Ce que j’ai voulu indiquer, c’estprécisément que beaucoup de gens sont encroûtés dans une série d’habitudes, de coutumes,qu’ils ont sur eux des jugements dont ils souffrent mais qu’ils ne cherchent pas à changer.[...] c’est une mort vivante que d’être entouré par le souci perpétuel de jugements et d’actionsque l’on ne veut pas changer. De sorte que, en vérité, comme nous sommes vivants, j’ai voulumontrer par l’absurde l’importance chez nous de la liberté, c’est-à-dire l’importance dechanger tes actes par d’autres actes. Quel que soit le cercle d’enfer dans tequel nous vivons, jepense que nous sommes libres de le briser. Et si les gens ne le brisent pas, c’est encorelibrement qu’ils y restent. De sorte qu’ils se mettent librement en enfer’°.
Lorsque le narrateur dénonce l’état de mort-en-vie, ne fait-il pas preuve d’un
engagement profond, celui de nous réconcilier avec la «vraie» mort et par la-même,
avec la vie? Mais les critiques du narrateur ne se limitent pas aux lubies des
occidentaux. Le narrateur évoque aussi le racisme, la pauvreté, la prostitution au
Brésil; toute celle misère humaine qui va nourrir sa peinture: «Tout mon peuple
maigre, excessif, torturé se mettait à danser malgré moi, rendant le dessin plus
obsessif» (Pm, 47). Dans le roman, nous observons une conscience sociale qui
transparaît dans la création. Alors que le narrateur dépeint les crimes et les disparités
du monde occidental, il fait référence au dessin:
11 y aurait certainement quelque chose à faire avec tout cela, en décors McDonald, centrescommerciaux et asiles de luxe. Sans doute, si seulement l’on apprenait encore le dessin auxjeunes rêveurs d’ici (Pm, 370).
Dans ces propos, le narrateur fait preuve d’un certain cynisme, d’une prise de
conscience un peu désabusée qui montre qu’il ne croit plus au changement par la voie
collective: « la passivité naturelle des masses laborieuses a aussi vite fait de
m’apprendre qu’il ne faut pas vouloir trop changer les choses, car on risque de les
empirer» (Pm, 197) ; ou encore: «L’injustice me répugne, c’est là un souvenir et un
‘° Extraits du préambule à l’enregistrement phonographique de la pièce Huis Clos en 1965, Jean-PaulSartre, Huis clos, Folio essais, Gallimard, 1992, p. 34.
69
reliquat de mon enfance. Mais plus que l’injustice, la passivité. Et l’homme de la
misère est si long à se mettre en branle» (Pm, 25$). Seule la peinture possède encore
un intérêt. Mais en montrant, le peintre ne dénonce-t-il pas? En racontant, le
narrateur ne critique-t-il pas? Le miroir tendu au spectateur-lecteur ne suffit-il pas à
l’engager? Il ne s’agit plus de dire, seulement de montrer: «Des obèses se
promènent nonchalamment parmi les maigres aux regards de convoitise, pendant que
des vieux bourgeois impuissants tâtent la chair de demoiselles en quête d’avenir»
(Pm, 83).
La quête du narrateur est personnelle, mais elle n’exclut pas le social. C’est
une dénonciation qui se fait par le biais de la création. D’ailleurs, le poète Bandeira
qui est cité dans l’épigraphe du récit est un poète qui pensait à la fois « la solitude et
le lien social1°4 ». finalement, Kokis rejoint l’humanisme tel que défini par Tzvetan
Todorov dans Mémoire du mal, tentation du bien (2000). En effet, Todorov considère
que le véritable humanisme, en littérature comme dans la vie, consiste à s’attacher à
l’enfant, au faible, au vaincu et au mort.
‘°3Nathalie Prud’homme, op.cit., p. 155.
70
3.6 La mort
L’homme libre ne pense à rien moins qu la mort, et sasagesse est une méditation, non de la mort, mais de ta vie.
(Baruch Spinoza, L ‘Éthique)
IÏy a un rapport intime d’exclusion entre le carnaval et lecarême qui tes englobe dans une méta-classe commune, de tamême façon qu ‘entre la vie et ta mort, le réel et l’oeuvred ‘art, te projet et l’échec, la connaissance et la réfutation deta connaissance. C’est la tension antagonique entre ces deuxpôles qui fait vibrer le moment présent de toute actionhumaine.
(Sergio Kokis, La danse macabre du Québec)
Il n’est guère étonnant que notre analyse débouche sur la mort. Elle constitue
le sujet principal dans la Danse macabre du Québec et occupe une place centrale dans
Le pavillon des miroirs. Le récit se tennine par une référence à Camélia, «l’homme
[qui] était [...] tout entier devenu chanson’°5» (Pm, 170). À la fm, le narrateur se
demande s’il n’est pas lui-même devenu une simple chanson... La mort fonctionne
ainsi comme un élément structurant du récit: elle y met un terme. La mort qui clôture
le récit suffit d’ailleurs à conférer au thème une fonction rhétorique semblable au
topoi d’introduction et de conclusion étudiés par Ernst Robert Curtius106.
105 L’idée de sacrifice dans la création est aussi reprise dans deux toiles de La danse macabre duQuébec: Le poète et Jazz. Dans ce tableau, le thème choisi n’est pas étranger au fait qu’un grandnombre de musiciens de jazz ont insisté pour mourir enjouant.106 Ernst Robert Curtius, La littérature européenne et le Moyen Age latin, Paris, PUF, 1986, vol. 1, p.158-162 (Topique de Ï ‘exorde) et 162-l 66 (Topique de la conclusion).
71
À l’origine, nous dit Kokis, « la mort faisait déjà partie de mes préoccupations
et des mes angoisses fondamentales ; il était question de mort dans mon identité»
(Dm, $2). Après Sartre, nous pouvons dire que le peintre comme l’écrivain
s’attachent à décrire « le point de vue de la mort sur la vie107 ». Il est certain que, dès
son enfance, Sergio Kokis se trouve au contact d’une mort « réelle » qu’il est difficile
de se représenter dans le monde occidental. Or, pour reprendre les propos de flaubert,
« les premières impressions ne s’effacent pas’°8 ». C’est aussi dans le cadre familial
que Kokis se retrouve entre la vie et la mort: «La vie de famille évoquait les
limbes» (AI, 63). Mais son rapprochement avec la mort n’est pas uniquement centré
sur lui-même; il résulte aussi d’une propension à capter des images macabres, par
exemple lors des représentations des cirques européens qui venaient mourir à Rio ou
au carnaval de la rue. Durant ces événements, l’artiste se retrouvait devant des
hommes et des femmes dont la pauvre figuration résultait d’un contraste saisissant:
les saltimbanques par rapport à ce qu’ils furent, les cariocas par rapport à leur
déguisement grotesque.
La mort était donc omniprésente dans te carnaval, tant par l’expérience vécue de l’ensemblede la fête que par l’abondance de déguisements macabres, diaboliques ou monstrueux. Et cettemort se laissait approcher, toucher et examiner dans un registre mental qui n’était pas celuides cadavres dans la me, ni celui des fantômes des séances de macumba. Cette présencedéguisée et déguisante du macabre animé par des rythmes grotesques faisait en sorte que,ensuite, dès l’arrivée du carême, les cadavres réels avaient perdu quelque chose de leurhorreur-pour-moi ; ils étaient devenus un peu moins les signes de ma mort, pour se concrétiserplutôt comme des obstacles de l’environnement qu’il s’agissait de contourner. Leursymbolisation m’avait ainsi conféré un certain pouvoir face à la mort en général (Dm, 79).
‘°7jean.Paul Sartre, L ‘idiot de lafamille, 2 vols, 1, Paris, Gallimard, 1971, p. 229.IOX Gustave flaubert, Correspondance, 3 vols, I, Paris, Gallimard, 1991, p. 711-7 12.
72
Dans le récit du Pavillon des miroirs, nous savons que le paratexte inscrit, dès
le début, le récit sous le signe d’une mort réelle et symbolique. Le carnaval représente
bien cette double relation face à la mort.
Les femmes essayaient interminablement leurs costumes, en ajoutant [...] du fard et encorede la «pourprine» [..] L’aspect graphique était accentué par le découpage précis de masquesde toutes sortes, particulièrement les noirs des têtes de mort et des démons. Des masquesparfois très impressionnants [...] entouré d’ailes de vampire, entièrement rouge, et dont labouche s’ouvrait sur une langue énorme (Pni, 107).
Le carnaval, d’abord évoqué en termes de couleur, laisse vite intervenir la
représentation de la mort puisque «[ijes déguisements de mort [sont] les plus
nombreux» (Pm, 10$). Ensuite, commence la musique, l’excitation, la parade, la
danse; tout cela décrit d’une manière grotesque voire caricaturale par le narrateur
qui, sur les épaules de son père, peut encadrer son récit descriptif:
une brousse humaine toute en lianes sautillantes [...]. Chacun avançait très lentement [...1pressé par des amas de chair exposée et transpirante [...]. Les contorsions obscènesaccompagnées d’expressions vulgaires étaient applaudies par la foule [...]. Plusieurs sedéplaçaient en groupe, déguisés en squelettes et masqués d’une tête mort, en agitant leursdraps telles des marionnettes affolées (Pm, 109-110).
Mais à ce moment de liesse collective et de gloire individuelle, à cette représentation
de la mort donnée en spectacle, suit une autre mort, bien réelle. Cette nouvelle scène
est décrite « sous la lumière crue des projecteurs », la même lumière qui, au début du
récit, permettait au narrateur-peintre de se consacrer à son art: « Sous la lumière crue
des réflecteurs, je peux alors me consacrer à mon vice [la peintureJ’°9 » (Pm, 20). Le
changement d’éclairage qui s’effectue permet le passage, dans un clair-obscur, de la
vie à la mort:
109 C’est lors de cette première évocation que le narrateur nous apprend qu’il est peintre et qu’il se livreà son art d’abord et avant tout pour fixer les images de mort qui le hantent.
73
parmi ]es rires et les chants. Un corps qui court en regardant craintivement en arrière; un autreresté sur place, recroquevillé et se tenant le visage entre les mains [...]. La morgue et leshôpitaux publics ramassaient les corps aux premières lueurs du matin (Pm, 110-t ti).
À la fm du carnaval — symbole de l’effacement manifeste de la hiérarchie sociale — le
narrateur montre que l’égalité n’est qu’une illusion: «L’avenue se vidait lentement,
et déjà les éboueurs accompagnés de camions-citernes avançaient pour effacer les
traces de l’illusion» (Pm, 113). Nous observons que la mort non seulement ne
rachète pas l’inégalité des conditions de vie, mais qu’elle frappe au hasard, en
commençant par les plus pauvres. L’égalité de la danse macabre, chez Kokis, est
uniquement du point de vue de la mort. En offrant une autre vision du réel, le cirque
et le carnaval s’offrent à Kokis comme une fête de «protestation esthétique contre la
mort» (Dm, 7$). Mais le côté purement esthétique, nous le savons déjà, rejoint sa
vision grotesque de la mort. Et cette vision de la mort, d’un autre âge, correspond
déjà à ce que proposait Hans Holbein le Jeune qui alliait l’humour à une inspiration
souvent assez macabre.
Sa Danse macabre, Sergio Kokis l’a dédiée au Québec, et plus largement, au
monde occidental. Mais pouvait-il en être autrement? Kokis aurait-il pu rappeler à
ceux des pays pauvres, pour qui la mort est malheureusement trop présente, qu’elle va
bientôt les frapper? Si les danses macabres, dans la tradition, pouvaient se commettre
à une telle incohérence essentielle, la lucidité de l’artiste l’en empêche. Pour lui, il
s’agit de représenter une mort qui, mise à distance depuis une cinquantaine d’années,
ne fait plus partie de la «réalité» du monde occidental. Dans le langage, par
exemple, la mort est de plus en plus présente sous la forme d’euphémismes. Cette
74
pudeur face à la mort, Philippe Ariès l’avait déjà observée à la fin des années 1970.
Dans l’Homme devant la mort, l’historien déclarait que «[lJ’attitude ancienne où la
mort est à la fois proche, familière, s’oppose à la nôtre où elle fait si grand-peur que
nous n’osons plus dire son nom0 ». Nous hésitons à prononcer les mots «mort» et
«mourir », et nous pouvons penser qu’ils ne tarderont pas à devenir franchement
impolis si notre évolution à l’égard de la mort continue dans le même sens. Dans La
danse macabre du Québec, Kokis écrit à ce sujet qu’« [o]n crève plus / [...] / On
périphrase / pour pas choquer... / C’est de mauvais goût / que d’y penser...» (Dm,
19). Cet effacement de la mort est à l’image de la pratique de la thanatopraxie qui
vise à dissimuler la mort sur le cadavre en injectant des solutions antiseptiques dans
les vaisseaux et les cavités pour conserver le corps et lui donner une apparence
presque vivante: «La mort reçoit dans un salon / bien déguisée, tout maquillée / très
élégante et tout sourire» (Dm, 19). L’objectif de cette pratique est de donner
l’illusion de la vie. Elle permet au visiteur de se comporter comme si le mort n’était
pas mort. Cela sert donc moins à l’honorer qu’à maintenir quelque temps les
apparences de la vie pour protéger le vivant. Aujourd’hui, la mort est sauvage alors
qu’elle fut autrefois apprivoisée. Avant, nous dit Ariès, on mourait toujours dans une
agonie rituelle au lit:
Les hommes, tels que nous les saisissons dans l’histoire, n’ont jamais eu vraiment peur de lamort. Certes, ils la craignaient, ils en éprouvaient quelque angoisse et ils le disaienttranquillement. Mais justement jamais cette angoisse ne dépassait le seuil de l’indicible, del’inexprimable. Elle était traduite en mots apaisants et canalisée dans des rites familiers.L’homme d’autrefois faisait cas de la mort, elle était chose sérieuse, qu’il ne fallait pas traiterà la légère, un moment fort de la vie, grave et redoutable, mais pas redoutable au point del’écarter, de la fuir, de faire comme s’il n’existait pas, ou d’en falsifier les apparences”1.
‘° Philippe Ariès, L ‘Homme devant la mort, Paris, Seuil, 1977, p. 390.“ Ibid. p. 39$.
75
Ce constat d’une mort qui s’est (t ensauvagée» rejoint celui de Sergio Kokis. Pour le
peintre-écrivain, cela est d’autant plus préoccupant que la mort n’a pas disparu. Ne
pas la voir revient à voiler la véritétl2 Également, face à la mort, celle que symbolise
la vieillesse ou la maladie, le contemporain ne veut toujours rien voir. La mort est
clandestine et pousse le mourant dans la clandestinité. C’est ce qu’illustre Kokis dans
le tableau L ‘âge d’or. Le peintre y représente une mort qui s’exhibe devant des
personnes âgées dans une maison de retraite. Et le poète écrit: « Je suis la Mort /
libératrice / De la prison» (Dm, 49). À l’heure actuelle, dans les hôpitaux, le mourant
est mis à l’écart et bénéficie d’un traitement spécial. Nous atténuons la douleur par les
médicaments et nous diminuons, par le fait même, la conscience de l’être face à fa
mort. Le mourant devient passif, sa mort inaperçue: «je suis ici / pour vous soigner I
pour tout régler / sans regreffer» (Dm, 47).
Kokis rejoint aussi l’idée d’Ariès selon laquelle la mort est « [rJéglée et
organisée par une bureaucratie dont la compétence et l’humanité ne peuvent
t’empêcher de traiter la mort con-mie sa chose, une chose qui doit gêner le moins
possible, dans l’intérêt général”3 ». La « disparation» de la mort n’est cependant pas
le seul reproche que Kokis adresse à la société contemporaine. Il critique également
le fait que la mort soit si médiatisée. En nous parvenant par l’intermédiaire de la
télévision, du cinéma, des jeux-vidéos, la mort s’est banalisée: < Le sens même de la
mort s’ [évacuel au profit de celui de la technologie et des agents qui sont cause de la
112 À ce sujet, dans Lapm’it!on des miroirs, le narrateur déclare « [s]’ils [les gens d’ici] les ouvraient[les yeux], je crois qu’il y aurait quand même des petites choses à voir dans leur pays si propre, despetites trucs les concernant. Quelque chose en forme de viols et de ghettos, [..], de suicides en chaîneet même un petit grain de famine » (Pm. 370).H Phïlippe Ariès, opcit., p. 582.
76
mort. Le cadavre devient le déchet d’un spectacle continuel dont il n’a plus le premier
rôle» (Dm, 10). Sergio Kokis proclame-t-il la valeur primordiale de l’existence
terrestre? Oui. Ce qui fait dire ironiquement au poète que «l’existence est un gros
risque I Attention! elle fait mourir » (Dm, 1$). Mais cela ne signifie pas pour autant
qu’il faille s’attacher aux choses matérielles ou humaines. Kokis rejoint le carpe diem
d’Horace dans sa version originale qui n’incite pas à l’hédonisme mais plutôt à
profiter du moment présent et d’en tirer tous les bénéfices, sans s’inquiéter ni du jour
ni de l’heure de sa mort. Plus important encore, Kokis, pour qui la seule affaire de
l’homme digne de ce nom est de fréquenter le néant en toute lucidité, critique
fermement l’hypocrisie, le manque de sincérité, la faiblesse des travers humains
devant la 14
À la crainte de la mort que proposaient les danses macabres traditionnelles.
Kokis substitue l’idée de courage. Il montre que ce n’est pas la mort qui est
douloureuse, mais seulement la peur qu’elle inspire, bien à tort, à ceux qui refusent de
la voir en face : «La mort n’existe que pour l’homme démaquillé; sinon il se donne
encore en spectacle, histrion jusqu’à la fin pour camoufler sa peur.» (Pin, 263) Pour
lui, il faut nécessairement penser à la mort car c’est ce qui donne à la vie sa valeur.
S’il ne tient pas compte de la mort, l’être contemporain risque la «mort-en-vie»
(Dm, 61).
‘“Ce n’est pas un hasard si le troisième roman de Kokis, Errances (1996), s’ inspire de I’ Odyssée.épopée dans laquelle Homère propose l’affrontement lucide de la mortalité de la condition humaine.Ulysse, en effet, refusera l’immortalité et la jeunesse permanente proposées par Calypso.
77
L’idée de mort-en-vie est très présente dans le récit du Pavillon des miroirs.
Elle décrit à la fois la minéralité et l’ennui”5. Dans les deux cas, il s’agit d’une
existence «infra-humaine> (Dm, 61). Le terme de mort-en-vie, s’il reprend l’idée de
la mort-vivante de Sartre et avant lui, celui de la mort-dans-la-vie de la période
romantique, décrit aussi un état bien particulier: la minéralité. Dans le carnaval, le
narrateur remarquait déjà l’aspect maigre des personnages dansants, et cette maigreur
devient un véritable leitmotiv lors de son passage dans le Nord-Est du pays. Si la
mort-en-vie décrit un état psychologique dans les sociétés occidentales, cet état
devient physique dans les pays pauvres, et cela commence par la maigreur extrême
qui confère au corps humain un aspect cadavérique. La mort-en-vie, dans le récit,
c’est la confrontation de la mort mythique ou symbolique avec une mort bien réelle:
«Après Jeremoabo et Milagres, peu de chose pouvait me toucher, tellement je me
sentais soulagé de ne pas appartenir au règne minéral» (Pm, 304). Appartenir au
règne minéral, c’est être immobile, comme mort. C’est surtout, au sens littéral, ne pas
appartenir au genre humain. L’adjectif « minéral » fait référence à des corps
constitués de matière inorganique ainsi qu’aux éléments constituant l’écorce terrestre
(la terre, la poussière). La minéralité désigne un état de poussière permanent, soit
l’absence de vie.
Les visages résignés, les plis partant des mains et s’étalant vers les pieds comme des crevassesaprès la pluie [...]. Plus le rouge des plaies, toutes sortes de rouges, depuis les muqueusesjusqu’au sang, en passant par l’écarlate de la honte. Une misère nouvelle, purement animale.Une ignorance complète, et la survie pour seul souci [...]. Des gens fondus définitivementdans la matérialité du monde, comme des choses, simple décor (Pm, 256).
IlS «La mort en vie, l’ennui et la minéralité étaient le lot des autres », Sergio Kokis, Le pavillon desmiroirs, op.cit., p. 363.
7g
La mort-en-vie, si elle caractérise la misère humaine, se retrouve aussi, sous la
forme de l’ennui, dans les pays riches. Il s’agit alors d’une «existence diminuée.
moins réfléchie, automatique, dévitalisée» (Dm, 61). L’ennui représente une négation
du vouloir, et c’est en somme, être mort, au sein de la vie même. Pour Kokis, cela
rejoint l’idée de peur ou de lâcheté face à la mort, car l’ennui n’offre pas la possibilité
d’aller jusqu’au bout du non-vouloir, c’est-à-dire, du mourir. Il s’agit plutôt de se
laisser porter sans jamais tenter de changer sa condition:
[lus sont consumés par la peur; il y va de leur identité [...] La peur est disséminée partout,surtout la frousse de la mort. Pas de la mort-cadavre, non, celle-là ils ne la connaissent pas. Lamort en vie, plutôt, leur mort à eux: le manque d’argent superflu, le manque de popularité etta crainte de vieillir (Prn, 302-303).
Celle inconscience de l’être-en-vie rejoint le propos de Phuippe Ariès, selon lequel
« la vie a cessé d’être aussi désirable dans le même temps que la mort a cessé de
paraître aussi ponctuelle et aussi impressionnante”6 ». Kokis, et son alter-ego dans le
roman, raille notre société qui confond la santé avec l’absence de maladie et le
bonheur avec l’absence de misère. De là, l’être contemporain cherche vainement à
combattre ses maladies futures, à combler ses éventuels besoins fmanciers sans se
soucier de son état présent:
Le souci du macabre fait remonter au jour les ténèbres enfouies au fond de la lumière f...]L’artiste dégage sur le moment l’originalité insolite de la banalité quotidienne sans attendre,comme les autres hommes que le présent soit devenu passé pour en ressentirrétrospectivement le charme posthume (Kokis citant Jankélévitch, Dm, 10).
finalement, Kokis dévoile une mort qui s’est banalisée: «Eh, la Mort / On te
délaisse I on te méprise... » (Dm, 16). Dans ses tableaux comme dans son récit, la
116 Philippe Ariès, op.cit., p. 327.
79
mort devient un prétexte pour critiquer les puissants, les lubies et, en même tant,
plaider pour ceux qui soufflent. Mais surtout, il s’agit de valoriser la mort pour une
affirmation de la vie. Dans un article publié dans la revue Frontières, Kokis déclare
qu’il «espère pouvoir un jour exposer [sa danse macabre] au regard des [sesJ
contemporains de manière à rappeler que les thèmes macabres sont là, non pas pour
parler de la mort, qui en fait n’existe que comme absence de vie, mais bel et bien pour
représenter la vie de tous les j ». Et justement, qu’il rende compte de choses
existantes ou procède essentiellement du jeu de l’imagination, l’art n’a-t-il pas pour
fonction dernière de nous sauver du désastre en doublant le monde usuel d’un autre
monde agencé au gré de notre esprit, selon un ordre intime qui, en tant que tel,
tranche sur l’invraisemblable fouillis de la réalité ambiante? Ainsi, l’artiste, si nous
admettons que son jeu va plus loin qu’un simple divertissement, trouverait sa raison
d’être dans l’existence de ce chaos où nous sommes plongés, confusion dans laquelle
il lui reviendrait de faire entendre son propre dire qui, pour ténu qu’il soit, sera du
moins le sien.
Dans le récit du Pavillon des miroirs, le premier tableau véritable, qui s’est
imposé au peintre de manière inattendue, est une scène qui figure un cadavre distordu
par la violence dans un accident de train: «La position des membres était écartelée,
peu naturelle; il paraissait estropié comme un corps soumis à une secousse trop
violente.» (Pm, 137) Plus loin, le peintre, devant sa toile, sa remémore la scène
exacte de l’accident lorsqu’il était enfant. La description, sans émotion, évoque « une
sorte de paquet avec des bras et des jambes placés n’importe comment, plus
117 Sergio Kokis, « Pour saluer le sort, la danse macabre », Frontières, Printemps-été 1996, p- 29-31.
$0
éparpillés qu’écrasés» (Pm, 139). Mais si l’horreur de la scène a disparu, c’est grâce
au tableau qui l’a transformée. Le traumatisme devient une image peinte. Pour le
peintre, il s’agit, à travers son art de «mieux [s] ‘approprier [sa] propre blessure»
(Pm, 257). Mais l’art est surtout un moyen de communiquer:
[Les oeuvres d’artJ ont été exécutées en vue de représenter des réalités absentes avecsuffisamment de force évocatrice pour déclencher chez l’observateur la même émotion qu’iléprouverait en présence de l’objet évoqué (Lc, pp.24-25).
Lorsque que Kokis représente la mort, c’est pour la faire apparaître au
spectateur/lecteur. Picasso parlait déjà de l’artiste en ces termes: «Il faut réveiller les
gens. Bouleverser leur façon d’identifier les choses. Il faudrait créer des images
inacceptables. Que les gens écument. Les forcer à comprendre qu’ils vivent dans un
drôle de monde118.»
Mais au delà de la reconnaissance de la mort, n’est-ce pas à la renaissance de
l’imagination que l’artiste appelle le spectateur/Iecteur? Si aujourd’hui la proximité
de la mort est niée, masquée, ce n’est pas nécessairement parce que nous sommes
plus angoissés qu’au Moyen Âge ou qu’à la Renaissance par le fait de disparaître; il
s’agit plus d’une indifférence généralisée, d’« un cruel manque d’imagination quant
au mystère de la fin [dans une] société qui semble avoir décidé, en son coeur, de ne
plus se soucier de l’au-delà mais de l’attendre avec une forme de résignation,
d’incuriosité, de froideur vide”9 ». Devant l’oubli de la mort et de l’imagination.,
Kokis nous invite à reconsidérer la mort, à développer notre imagination afin de saisir
l’insaisissable. Reste à dire l’au-delà et l’existence d’une autre réalité...
“ Picasso cité par Nadeije Laneyrie-Dagen, op. cil., p. 176.“9Jacques Darras, Nous ne sommes pasfaits pour ta mort, Paris, Stock, 2006, p. 83.
CONCLUSION
L artiste s ‘adresse à cette partie de notre être qui ne dépendpas de la sagesse ; à ce qui en nous est un don et non uneacquisition. II parle à notre capacité d ‘émerveillement et deplaisir, au sentiment de mystère qui englobe nos vies. [Rparte de] la conviction subtile mais invincible de solidaritéqui unit la solitude de milliers de coeurs, à la solidarité dansles rêves, dans la joie, la tristesse à cette qui unit leshommes les uns aux autres, qui lie toute Ï ‘humanité — lesmorts aux vivants, et tes vivants à ceux qui ne sont pas encorenés.
(Sergio Kokis, Les langages de la création)
Dans Le pavillon des miroirs, le narrateur, en perpétuel mouvement, toujours
suspendu à la verticale, ressemble dans sa situation instable aux personnages des
toiles de la Danse macabre. Captés dans l’instantanéité de leurs gestes et
mouvements, les personnages du récit doivent leur expression narrative à une
succession de réactions qui s’enchaînent à la façon d’une ronde. Dans le récit,
certains passages visent moins à expliquer qu’à montrer car pour Kokis, être c’est
percevoir. Regarder, contempler, fixer, ouvrir les yeux sur les images du monde,
laisser ses visions intérieures sonder la conscience sont autant de qualités que possède
le narrateur-peintre du Pavillon des miroirs. Au promeneur kafkaïen, au passant
baudelairien, répond le voyeur kokisien, tous infatigables glaneurs d’images.
$2
Au début du récit, le narrateur-enfant « flâne [déjà] en regardant les images, les
sculptures, les peintures » (Pm, 17). La personnalité du narrateur et l’activité du
regard enfantin, la gestualité du premier et le jeu du dernier, ouvrent un espace qui
met en retrait la narrativité au profit d’une mise en spectacle, inscrivant la littérature
dans le mouvement des arts visuels. Dans la réalité comme dans la fiction, le tableau
est présenté comme un objet qui regarde le sujet en le renvoyant à son monde
intérieur. Il questionne sa sensibilité et sa manière de voir. Le tableau, cette création
de l’imaginaire, se reconnaît comme illusion. Mais ce qu’il exprime est souvent plus
près de la vérité que ce qui, en apparence, prétend l’être. L’art représente dès lors une
autre forme de réalité. À ce propos, Oscar Wilde, dans Le déclin du mensonge,
rappelle que la vie est souvent plus près de l’art que l’inverse:
C’est la vie qui tend le miroir à l’art et reproduit quelque type étrange né dans l’imaginationdu peintre ou du sculpteur, ou donne au rêve de la fiction une forme réelle. Scientifiquement,la base de la vie — l’énergie de la vie, comme dirait Aristote — est simple désir d’expression, etl’art offre toujours les formes diverses par quoi ce désir peut se réaliser. La vie s’en saisit eten use, serait-cc à son détriment120.
Tout au long de cette étude, nous avons réfléchi au dialogue entre l’écriture et
la peinture, entre le texte et l’image, dans ce qui constitue la genèse de l’oeuvre
kokisienne. Le but de notre travail était de montrer que les toiles de la Danse
macabre du Québec participent à un jeu de références et d’allusions et se donnent à
voir comme une image centrale12’ du Pavillon des miroirs. Les phénomènes
d’intertextualité mis à découvert dans le roman nous ont conduit à interroger les
° Oscar Wilde, Le déclin du mensonge, Braxelles, éditions Complexe, 1986, p. 65 ; cité par EricClémens, Lafiction de l’apparailre, Paris, Albin Miche!, 1993, p. 197.121 Nous faisons référence ici au «texte centreur» de Laurent Jeimy dans «La stratégie de la forme »,Poétique, n°27, 1976, p. 262.
83
images qui façonnent un récit où la peinture et l’écriture s’unissent afm de produire
un discours sur la mort et une réflexion sur la création artistique. Cela nous a aussi
permis de voir comment la peinture et l’écriture se rejoignent dans une esthétique
expressionniste.
La première partie du mémoire, de facture théorique, se voulait préparatoire â
l’analyse de la Danse macabre du Québec et à la lecture du roman du Pavillon des
miroirs. Nous souhaitions offrir une réflexion méthodologique sur les concepts
susceptibles d’éclairer la relation entre l’image et le texte chez un double praticien qui
se définit d’abord comme un peintre, mais dont la reconnaissance institutionnelle
passe par la littérature. Il s’agissait de repérer des relations qui posaient des questions
épistémologiques intéressantes puisque les oeuvres, d’expression et de forme
différentes, ont été réalisées par le même créateur. Mais, si la théorie a permis
d’éclairer et de baliser notre analyse pour une lecture interne du texte, nous avons
aussi découvert que Kokis a conçu son oeuvre picturale, La danse macabre du
Ouébec, en même temps qu’il a rédigé Le pavillon des miroirs. En reconnaissant que
l’oeuvre picturale avait exercé une influence déterminante lors du processus de
rédaction du récit, nous avons confirmé notre hypothèse, soit que la Danse macabre
constitue un texte central du Pavillon et, plus largement, que l’oeuvre de Kokis
s’inscrit dans une obsession de la mort.
Dans la suite de notre étude, nous avons analysé La danse macabre du
Québec. Après avoir tenté de définir le genre auquel appartient l’ouvrage, nous
l’avons situé dans la tradition des danses macabres en Occident. Nous avons ensuite
étudié les toiles et les poèmes afin de voir comment la signification de la Danse
$4
macabre s’inscrivait dans un ensemble indissociable (f image-texte >, ensemble qui se
trouve lui-même inclus dans un récit plus grand grâce à la mise en série des tableaux
et des poèmes à l’intérieur de l’objet livre. Mais, au-delà de l’aspect matériel, il
apparaît que c’est le sujet même qui invite le peintre/poète — obsédé par la mort — à
l’utilisation de l’image et du texte. C’est parce que la mort est, d’une certaine
manière, ineprésentable, que Kokis a choisi pour la nommer et la mettre en scène
deux formes plutôt qu’une. Et si le défi de figurer la mort, de la fixer sur la toile
autant que de la faire parler, constitue un élément important dans le choix d’utiliser
deux langages, le croisement voulu des deux formes d’art semble surtout suggérer
l’incapacité de l’un comme de l’autre à créer une représentation de la mort que nous
pourrions qualifier de pleine.
Dans la dernière partie de notre étude, nous avons montré que La danse
macabre du Québec entretient une relation intraséniiotique avec le récit du Pavillon
des miroirs. Cette relation a révélé deux aspects fondamentaux dans l’oeuvre
kokisienne: le rôle de la peinture et l’omniprésence de la mort. La question de la
peinture, nous le savons, concerne de très près le projet du roman, qui s’est d’abord
constitué comme un essai sur l’art dont la rédaction a coïncidé avec la réalisation de
l’oeuvre picturale. Les toiles sont ainsi reprises dans le récit par le narrateur qui se
questionne sur la nature des images captées durant son enfance et qui viennent le
hanter dans sa vie d’adulte. Mais la peinture, dans le récit, est surtout présente sous la
forme d’une esthétique. Comme dans La danse macabre, le style de l’écrivain peut
être qualifié d’expressionniste. Les portraits grotesques, l’utilisation des couleurs et
des contrastes dans les descriptions, les déformations et les exagérations, tout cela
85
concourt à une esthétique expressionniste. De même, la visée sociale de l’auteur,
mélange de lucidité, d’ironie et d’engagement, s’inscrit dans la lignée de
Fexpressionisme politique. Pour Kokis la peinture et l’écriture constituent ainsi deux
modes de dénonciation:
Si l’art n’est pas engagé, c’est n’est pas la peine de faire de l’art. Je sais bien que ce n’est pasà la mode de dire ça. Mais pour moi, l’art est un acte profondément moral. Je ne crois paspour autant qu’il peut changer le monde. Je pense que le rôle de l’artiste, c’est d’émouvoir.C’est de dire: vous ressentez l’injustice, moi aussi. N’arrêtez pas de la ressentir. On nechangera peut-être pas le monde, mais vous n’êtes pas seul122
Notre analyse prend fin en montrant la position ambivalente qu’occupe
l’artiste face à la mort et la manière ambigu dont il en traite dans ses tableaux
comme dans son roman. L’omniprésence de la mort, si elle permet d’abord à Kokis
de se moquer de l’inquiétude qu’elle suscite et de prendre nettement position pour la
légèreté du rire et la plaisanterie démystifiante, ne l’empêche pas de la considérer
avec sérieux. Nous pouvons alors dire de Kokis que «sous le masque de l’acrobate
des abymes [se cache] un thanatologue engagé, et un philosophe insoupçonné’23 ».
En dernière analyse, nous avons tenté de démontrer l’importance du regard, du
visuel et de l’image dans le récit du Pavillon des miroirs. Nous avons observé,
comme l’illustre La danse macabre du Québec, que la création est intimement liée
chez Kokis à la mort. Dans le récit, la création pousse le narrateur à se terrer pour
créer. Mais, paradoxalement, l’art s’oppose aussi à la mort. Il permet de faire le deuil
des images du passé. Il s’agit de passer par la mort pour accepter la vie. Dans une
I,’ .Sergio Kokis, Elle Quebec, avril 1998, p. 28.12, A propos de l’écrivain italien Savinio, Stephano Lazzarin , « Exercices de stèle. Trois auteursfantastiques du XXe siècle face à la question de la mort », La mort à t ‘oeuvre. Représentations et misesen intrigue de la mort en littérature, Mariella Cotin (comp.), Caen, PUC, 2001, p. 149.
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entrevue accordée à Eva Le Grand, Sergio Kokis déclarait: « Je peins conmie je
respire, comme je fume. Si j’arrête de peindre je... je pense que je vais mourir124. »
Confronté à la mort par le ressassement de souvenirs qui seront fixés sur les toiles ou
retranscrits dans le récit, l’artiste effectue une prise de conscience qui, au niveau des
contenus mais aussi des différentes formes de l’expression, révèle les fondements
d’une éthique de la vie, voire d’une peinture/écriture de la vie.
Il y aurait beaucoup de choses à dire concernant l’influence de la peinture et
de la mort sur l’oeuvre de Sergio Kokis. Le texte et l’image se rencontrent d’une
façon toujours nouvelle et ouvrent de captivantes avenues pour la recherche qui
s’intéresse aux frontières poreuses pouvant exister entre les différents arts. Par
exemple, il serait intéressant d’étudier l’ensemble du corpus littéraire kokisien afm de
dégager ce qu’on pourrait appeler une « poétique du regard’25» représentative de
toute l’oeuvre. Mais au delà de la peinture, c’est l’omniprésence du macabre qui
caractérise le roman du Pavillon des miroirs. Il faudrait alors chercher si toute
l’oeuvre romanesque donne à voir le topos médiéval de la danse macabre’26. Au
niveau de la démarche créatrice de Kokis, il serait aussi pertinent de réfléchir sur
l’identité et l’altérité qui se dispute chez l’artiste. Dans le dialogue entre la peinture et
l’écriture, que devient l’être artistique? Si, du point de vue du lecteur, la relation se
fait de la peinture vers l’écriture, qu’en est-il précisément au niveau du créateur?
124 Sergio Kokis, « Entre le pictural et le scriptural. Entretien avec Sergio Kokis », Spirale, janvier1vrier 2000, P. 29.125 Cela désigne une sorte de transfert des mécanismes picturaux vers l’écriture. Cette notion a étaitutilisée pas Pierre Ouellet, Poétique du regard Littérature, identité, perception, Montréal, Septentrion,2000 ou encore par Jacqueline Sudaka-Bénézéraf, Franz Kafka. Aspects d’une poétique du regard.LeuvenlParis, PeetersNrin, 2001.126 Yvonne Bargues-Rollins a déjà réalisé une telle étude sur l’oeuvre de Gustave Flaubert dans Le pasde Flaubert : une danse macabre, Paris, Honoré Champion, 199$.
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Pour conclure, nous présenterons une dernière image — celle du mime — qui
résume et élargit tout à la fois notre propos. Le personnage du mime Makarius ne
cesse d’obséder le peintre-écrivain depuis le début de sa carrière. Après une
apparition «ratée» dans l’imposante figuration de la Danse macabre, après avoir
cédé sa place au chanteur Camélia dans Le Pavillon des miroirs, il ne cesse de hanter
l’artiste. Plus encore, il semble représenter un véritable alter-ego qui «échafaude[rait]
un gigantesque roman à propos d’une danse macabre, avec lui-même dans le rôle-
titre: ». Que dire de ce futur personnage? Tiré du grec mimos
(«imitation»/<dmitateur»), le mime représente des événements de la vie quotidienne,
décrit une histoire sans rien dire, à l’aide seulement des gestes. Comme l’artiste qui se
retrouve sur la corde raide’28, le mime exécute ses mouvements dans le vide. Son
visage, lorsqu’il s’exprime, n’est plus qu’un masque tragique ou comique, selon le
cas. L’attitude dure un seul instant, puis elle se libère dans le geste. Enfm, la
pantomime se termine. Dans les arts du spectacle, le mime est peut-être le vivant qui
peut le mieux représenter la mort. Traduire chorégraphiquement la mort signifie
qu’on cesse de bouger. Et le mime peut très bien parvenir à exprimer cet état, l’instant
de la mort, le moment où la vie se retire du vivant. Pour Kokis, le roman du mime
Makarius ne pourra se concrétiser qu’en prélude de sa propre mort’29. À ce moment
là, l’immense oeuvre de Kokis retrouvera la peinture, tel un masque mortuaire, dans
une dernière ronde de danse autour du spectre de la mort.
‘271b,d p. 2$4.128 La danse macabre du Québec sur ces mols: «La place de l’artiste est sur ta corde raide. Mais il estserein car il a choisi d’y être. > (Dm, $4) Quant à la dernière oeuvre présentée, à la page $7, il s’agit duClown sur la corde raide dont la position et l’aspect ressemblent étrangement à ceux d’un mime.129 A ce sujet, Sergio Kokis déclare que l’ idée d’écrire un roman sur la mort juste avant ta [s]ienneFEuil plaît assez et elle semble être pleine de possibilités aventureuses » (AÏ, 285).
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