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Sciences au Sud - Le journal de l’IRD - n° 58 - janvier/février/mars 2011 7 le continent africain notamment, dont les populations sont exposées à la vulnérabilité alimentaire. « Un autre aspect inédit de ces phéno- mènes est la grande diversité des usages auxquels les multinationales, les États, les entreprises privées nationales ou les ONG impliqués destinent ces terres », précise la géographe Evelyne Mesclier. Les projets concernent en effet des secteurs d’activité aussi variés que la production de denrées alimen- taires et d’agrocarburants, l’exploi- tation des ressources naturelles – eau, minerais, forêts… –, la créa- pportunités de dévelop- pement ou accaparement du potentiel agricole, les projets d’investissement foncier à grande échelle dans les pays du Sud font débat. « Les dyna- miques d’appropriation de terres existent pourtant depuis des décen- nies , explique l’agro-économiste Perrine Burnod, t mais elles revêtent t de nos jours un caractère saisissant par leur nombre et leur ampleur, avec des superficies pouvant aller, selon les annonces, jusqu’à 1 million d’hectares ! ». Et surtout, elles visent des pays jusqu’alors peu convoités, tion d’infrastructures touristiques, le développement d’espaces de bio- diversité, la plantation d’esces rennes pour obtenir des crédits carbone ou, plus pragmatiquement, la sculation – le foncier rural devenant un actif prisé par les finan- ciers. La dynamique dinvestissement, ali- mentée par des opérateurs étran- gers, est également entretenue par des acteurs nationaux ; les premiers cherchant généralement à louer les terres, les seconds à les acheter ou les deux agissant de concert pour coupler accès au foncier et au capi- tal. « Mais souvent, les terres visées font déjà l’objet de divers usages et droits locaux, affirme Perrine x Burnod. Et de nombreuses interro- gations se posent sur la nature, l’efficacité et l’équité des modes de régulations aux échelles nationales et locales. » L’accès au foncier et aux ressources naturelles est en effet négocié à différentes échelles territoriales, selon les parcours institutionnels empruntés par les investisseurs. Et les décisions relèvent alors de repré- sentants de l’État ou de leaders locaux, selon les cas, pour qui les droits fonciers locaux, même proté- gés par les lois en vigueur, peuvent apparaître secondaires au regard des ressources économiques et poli- tiques promises ou générées par les projets dinvestissement (emploi, Ruée vers les Suds Des terres et des hommes Des terres et des hommes Des terres et des hommes Des terres et des hommes La question foncière, éclipsée à la fin des années 70 après avoir été au centre des politiques de développement sur le mode de la réforme agraire, revient en force. Elle est aujourd’hui explicitement associée à un ensemble d’enjeux qui relèvent aussi bien du traitement de la pauvreté que des conditions de la gouvernance, de l’insertion compétitive des agricultures du Sud dans les marchés ou encore de la conservation des ressources naturelles. Parallèlement à ces évolutions de la réflexion sur le développement, les processus de démocratisation ont contribué à réhabiliter les réformes agraires dans certains pays, sur le mode de la restitution à des groupes sociaux expropriés par des régimes autoritaires (Afrique du Sud, Europe orientale) ou de la redistribution via des mécanismes de marché assistés par l’État (Brésil, Inde, Philippines, etc.). Plus récemment, les hausses des cours mondiaux des matières premières ont impulsé des stratégies d’acquisitions massives de terres, à des fins de production alimentaire, d’agrocarburants ou d’exploitation minière par des firmes ou des pays cherchant à sécuriser leurs approvisionnements. Plus largement, les thèmes de la sécurisation des droits fonciers détenus par leurs usagers dans un cadre « informel », de la reconnaissance de la pluralité de ces droits et de leur marchandisation croissante sont devenus, en milieu rural comme urbain, des enjeux centraux dorganisation des rapports sociaux – au sein des familles comme des communautés locales – et un objet privilégié de l’action publique. Ce dossier de Sciences au Sud propose un état des lieux des questions émergentes relatives aux recherches sur le foncier au Sud. infrastructures scolaires et sanitaires, impôts). « Lors de ces phases de négociation, les populations concernées ne sont pas en mesure de se positionner, faute d’information et de consulta- tion effective, et, le cas échéant, de faire entendre leur voix », raconte- t-elle. Afin de limiter ces risques et de favoriser les éventuelles vertus associées à de tels projets, les insti- tutions internationales multiplient leurs recommandations, encoura- geant notamment à la sécurisation des droits fonciers préexistants, à la consultation des populations locales ainsi qu’à l’établissement de cahiers des charges stricts et contrôlables. « L’enjeu est de taille pour les pays du Sud, estime Perrine Burnod : d il s’agit de concilier, sur un même territoire, des politiques antago- nistes de promotion de l’investisse- ment privé, de sécurité alimentaire et de sécurisation foncière. » Contacts perrine.burnod@cirad.fr UMR Territoires, environnement, télédétection et information spatiale (Cirad, Cemagref, Agro Paris Tech) evelyne.mesclier@ird.fr UMR PRODIG (IRD, CNRS, universités Paris 1 Panthéon Sorbonne, Paris 7 Diderot, Paris 4 Sorbonne, École pratique des hautes études) Quel marché foncier ? xiste-t-il un véritable marché foncier dans les sociétés rurales ouest- africaines ? La question se pose, selon l’écono- miste Jean-Philippe Colin, du fait de l’enchâssement social fort des tran- sactions foncières qui caractérise de nombreuses situations. Dans le contexte de ces sociétés, l’accès à la terre est demeuré soumis aux régulations coutumières, jusqu’aux dernières décennies. Les ventes de parcelles se sont déve- loppées à partir de la seconde moitié du XX e siècle, à mesure que les socié- tés intégraient l’économie de marché et que la demande de terre augmen- tait considérablement du fait de l’attrait des cultures marchandes. À de rares exceptions près, cette marchandisation de la terre inter- vient lors de transferts fonciers opérés entre cédants autochtones et acquéreurs migrants. Ces derniers, nationaux ou venant de pays voisins, sont attirés par des conditions agro- écologiques plus favorables à la pro- duction de cultures marchandes en particulier de plantations rennes comme le caféier, le cacaoyer, l’hévéa ou le palmier à huile. Les transactions restent le plus sou- vent informelles, en l’absence de reconnaissance légale des droits cou- tumiers. Le contenu des droits transférés entre les parties donne fréquemment lieu à des interprétations contradic- toires : sagissait-il dun achat de la terre ou d’un achat de droit de plan- ter , avec une échéance déterminée implicitement par la durée de vie des cultures mises en place ? Le bénéfice du transfert de droit est-il personnel ou peut-il être cédé ? Ces questions se posent tout particulièrement au renouvellement des générations, avec la propension des héritiers des cédants à remettre en cause le contenu des droits acquis par les acheteurs ou leurs héritiers. « Ces transactions ne peuvent pas être vraiment qualifiées d’achats-ventes au sens usuel du terme, estime le chercheur, car du fait de leur enchâs- sement social, le versement moné- taire ne libère pas définitivement l’acquéreur de toute obligation vis-à- vis du vendeur. » L’accès des migrants à la terre s’opé- rait traditionnellement dans le cadre d’un système pérennisé d’obligations liant le migrant à l’autochtone qui lui accordait l’accès à la terre, impli- quant un « devoir de reconnaissance » du migrant. « La référence aux ventes traduit en fait souvent un alourdisse- ment et la monétarisation du devoir de reconnaissance du migrant », explique le scialiste. Le transfert foncier conservant une dimension relationnelle forte, dans lesprit des cédants, le paiement ne clôt pas la relation ; il l’instaure ou la pertue. La nature des transactions foncières monétarisées – cessions complètes ou socialement enchâssées et incom- plètes – constitue un enjeu détermi- nant pour ces sociétés rurales. La question intervient directement au plan économique, car l’usage de la terre dépend des droits détenus. Elle influe également sur la paix sociale – le flou autour des transactions constitue un facteur de conflit lorsque la pression foncière augmente – et interfère sur le politique car les cédants sont des autochtones et les acquéreurs des migrants parfois étrangers. Contact jean-philippe.colin@ird.fr UMR, Gred (IRD/Université Paul Valéry, Montpellier 3) © IRD / O. Barriere © IRD / S. Carriere Recherches

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Page 1: Des terres et des hommesDesDes terres et des hommes …...faute d’information et de consulta-tion effective, et, le cas échéant, de faire entendre leur voix», raconte-t-elle

Sciences au Sud - Le journal de l’IRD - n° 58 - janvier/février/mars 2011

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le continent africain notamment,dont les populations sont exposées àla vulnérabilité alimentaire. « Unautre aspect inédit de ces phéno-mènes est la grande diversité desusages auxquels les multinationales,les États, les entreprises privéesnationales ou les ONG impliquésdestinent ces terres », précise lagéographe Evelyne Mesclier.Les projets concernent en effet dessecteurs d’activité aussi variés quela production de denrées alimen-taires et d’agrocarburants, l’exploi-tation des ressources naturelles– eau, minerais, forêts… –, la créa-

pportunités de dévelop-pement ou accaparementdu potentiel agricole, lesprojets d’investissement

foncier à grande échelle dans lespays du Sud font débat. « Les dyna-miques d’appropriation de terresexistent pourtant depuis des décen-nies, explique l’agro-économistePerrine Burnod, tmais elles revêtent

tde nos jours un caractère saisissant par leur nombre et leur ampleur,avec des superficies pouvant aller,selon les annonces, jusqu’à 1 milliond’hectares ! ». Et surtout, elles visentdes pays jusqu’alors peu convoités,

tion d’infrastructures touristiques, le développement d’espaces de bio-diversité, la plantation d’espècespérennes pour obtenir des créditscarbone ou, plus pragmatiquement,la spéculation – le foncier ruraldevenant un actif prisé par les finan-ciers. La dynamique d’investissement, ali-mentée par des opérateurs étran-gers, est également entretenue pardes acteurs nationaux ; les premierscherchant généralement à louer lesterres, les seconds à les acheter oules deux agissant de concert pourcoupler accès au foncier et au capi-tal. « Mais souvent, les terres viséesfont déjà l’objet de divers usages et droits locaux, affirme PerrinexBurnod. Et de nombreuses interro-gations se posent sur la nature, l’efficacité et l’équité des modes derégulations aux échelles nationaleset locales. » L’accès au foncier et aux ressourcesnaturelles est en effet négocié à différentes échelles territoriales,selon les parcours institutionnelsempruntés par les investisseurs. Etles décisions relèvent alors de repré-sentants de l’État ou de leaderslocaux, selon les cas, pour qui lesdroits fonciers locaux, même proté-gés par les lois en vigueur, peuventapparaître secondaires au regarddes ressources économiques et poli-tiques promises ou générées par les projets d’investissement (emploi,

Ruée vers les Suds

Des terres et des hommesDes terres et des hommesDes terres et des hommesDes terres et des hommesLa question foncière, éclipsée à la fin des années 70 après avoir été au centre des politiques de développementsur le mode de la réforme agraire, revient en force. Elle est aujourd’hui explicitement associée à un ensemble

d’enjeux qui relèvent aussi bien du traitement de la pauvreté que des conditions de la gouvernance,de l’insertion compétitive des agricultures du Sud dans les marchés ou encore de la conservation

des ressources naturelles. Parallèlement à ces évolutions de la réflexion sur le développement, les processusde démocratisation ont contribué à réhabiliter les réformes agraires dans certains pays, sur le mode de la

restitution à des groupes sociaux expropriés par des régimes autoritaires (Afrique du Sud, Europe orientale)ou de la redistribution via des mécanismes de marché assistés par l’État (Brésil, Inde, Philippines, etc.).

Plus récemment, les hausses des cours mondiaux des matières premières ont impulsé des stratégiesd’acquisitions massives de terres, à des fins de production alimentaire, d’agrocarburants ou d’exploitation

minière par des firmes ou des pays cherchant à sécuriser leurs approvisionnements. Plus largement,les thèmes de la sécurisation des droits fonciers détenus par leurs usagers dans un cadre « informel », de la

reconnaissance de la pluralité de ces droits et de leur marchandisation croissante sont devenus, en milieu ruralcomme urbain, des enjeux centraux d’organisation des rapports sociaux – au sein des familles comme descommunautés locales – et un objet privilégié de l’action publique. Ce dossier de Sciences au Sud propose

un état des lieux des questions émergentes relatives aux recherches sur le foncier au Sud.

infrastructures scolaires et sanitaires,impôts). « Lors de ces phases de négociation,les populations concernées ne sontpas en mesure de se positionner,faute d’information et de consulta-tion effective, et, le cas échéant, defaire entendre leur voix », raconte-t-elle. Afin de limiter ces risques etde favoriser les éventuelles vertusassociées à de tels projets, les insti-tutions internationales multiplientleurs recommandations, encoura-geant notamment à la sécurisationdes droits fonciers préexistants, à laconsultation des populations localesainsi qu’à l’établissement de cahiersdes charges stricts et contrôlables.« L’enjeu est de taille pour les paysdu Sud, estime Perrine Burnod :d ils’agit de concilier, sur un même territoire, des politiques antago-nistes de promotion de l’investisse-ment privé, de sécurité alimentaireet de sécurisation foncière. » ●

[email protected] UMR Territoires, environnement,télédétection et information spatiale(Cirad, Cemagref, Agro Paris Tech)[email protected] PRODIG (IRD, CNRS, universitésParis 1 Panthéon Sorbonne,Paris 7 Diderot, Paris 4 Sorbonne,École pratique des hautes études)

Quel marchéfoncier ?

xiste-t-il un véritablemarché foncier dans lessociétés rurales ouest-africaines ? La questionse pose, selon l’écono-

miste Jean-Philippe Colin, du fait del’enchâssement social fort des tran-sactions foncières qui caractérisede nombreuses situations. Dans lecontexte de ces sociétés, l’accès àla terre est demeuré soumis auxrégulations coutumières, jusqu’auxdernières décennies.Les ventes de parcelles se sont déve-loppées à partir de la seconde moitiédu XXe siècle, à mesure que les socié-tés intégraient l’économie de marchéet que la demande de terre augmen-tait considérablement du fait del’attrait des cultures marchandes.À de rares exceptions près, cettemarchandisation de la terre inter-vient lors de transferts fonciersopérés entre cédants autochtones etacquéreurs migrants. Ces derniers,nationaux ou venant de pays voisins,sont attirés par des conditions agro-écologiques plus favorables à la pro-duction de cultures marchandes – enparticulier de plantations pérennescomme le caféier, le cacaoyer, l’hévéaou le palmier à huile. Les transactions restent le plus sou-vent informelles, en l’absence dereconnaissance légale des droits cou-tumiers.Le contenu des droits transférésentre les parties donne fréquemmentlieu à des interprétations contradic-toires : s’agissait-il d’un achat de laterre ou d’un achat de droit de plan-ter, avec une échéance déterminéeimplicitement par la durée de vie descultures mises en place ? Le bénéficedu transfert de droit est-il personnelou peut-il être cédé ? Ces questionsse posent tout particulièrement aurenouvellement des générations, avecla propension des héritiers descédants à remettre en cause lecontenu des droits acquis par lesacheteurs ou leurs héritiers. « Cestransactions ne peuvent pas êtrevraiment qualifiées d’achats-ventesau sens usuel du terme, estime lechercheur, car du fait de leur enchâs-sement social, le versement moné-taire ne libère pas définitivementl’acquéreur de toute obligation vis-à-vis du vendeur. » L’accès des migrants à la terre s’opé-rait traditionnellement dans le cadred’un système pérennisé d’obligationsliant le migrant à l’autochtone qui luiaccordait l’accès à la terre, impli-quant un « devoir de reconnaissance »du migrant. « La référence aux ventestraduit en fait souvent un alourdisse-ment et la monétarisation du devoirde reconnaissance du migrant »,explique le spécialiste. Le transfertfoncier conservant une dimensionrelationnelle forte, dans l’esprit descédants, le paiement ne clôt pas larelation ; il l’instaure ou la perpétue.La nature des transactions foncièresmonétarisées – cessions complètesou socialement enchâssées et incom-plètes – constitue un enjeu détermi-nant pour ces sociétés rurales. Laquestion intervient directement auplan économique, car l’usage de laterre dépend des droits détenus. Elleinflue également sur la paix sociale – le flou autour des transactionsconstitue un facteur de conflit lorsquela pression foncière augmente – etinterfère sur le politique car lescédants sont des autochtones et lesacquéreurs des migrants parfoisétrangers. ●

[email protected], Gred(IRD/Université Paul Valéry,Montpellier 3)

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Foncier, citoyenneté locale et appartenance

Communauté de paysannespéruviennes négociant l’installationde familles sur leurs terres.

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rique. Hanoï, la capitale politiquevietnamienne, engagée à marche for-cée dans une vaste extension pours’aligner sur les métropoles interna-tionales, ne déroge pas à la règle.Mais les espaces périurbains inves-tis n’y ont de rural que la désignationadministrative : « En réalité, à côtéde petites parcelles agricoles, ilsportent déjà un bâti très serré, sontle siège d’activités commerciales et artisanales quasi industrielles etcomptent des densités de populationsupérieures à 1 000 habitants au km2 ! », explique la géographe SylvieFanchette.Alors forcément, la concurrence surles terres, entre villageois et opéra-teurs immobiliers, est tendue. Carles autorités voient grand.Après des décennies de politiquesanti-urbaines, la province-capitale aabsorbé en 2008 l’intégralité de laprovince « rurale » voisine, triplantainsi sa superficie et doublant sapopulation. Un plan directeur del’aménagement du grand Hanoï esten cours d’élaboration et envisage

l’expropriation de 669 km2 d’ici 2030pour construire la nouvelle métro-pole qui accueillera 10 millions d’ha-bitants. Les projets en cours et àvenir se déclinent en villes nou-velles, systèmes autoroutiers, parcsd’attractions, etc., fortement consom-mateurs de terres agricoles. Des« nouvelles zones urbaines » émer-gent ainsi dans la périphérie de lacapitale, au milieu des rizières etdes bourgs préexistants. Mais enl’absence de moyens pour entre-prendre ce grand programme urbain,l’État – propriétaire des terres agri-coles, durablement concédées auxparticuliers en toutes petites par-celles – a délégué la maîtrise d’ou-vrage à des promoteurs privés. Les expropriations sont dorénavantmenées par les entrepreneurs, quidédommagent directement les popu-lations concernées et négocient lestaux d’indemnisation avec les autori-tés provinciales. « L’ampleur desexpropriations, actuelles et futures,inquiète et fragilise les villageois,affirme la chercheuse. Car les com-pensations monétaires sont infimes,au regard du prix exorbitant desterres une fois viabilisées et misessur le marché libre. » En tout état de

Compétition urbain - rural à Hanoïcause, elles ne permettent pas à ces« ruraux » de compenser la perte deleur revenu agricole complémentaireet de se reconvertir. Cela ne faitqu’envenimer les relations entre lesvillageois, qui refusent de se faireexproprier à bas coût, les promo-teurs et les autorités provinciales etlocales, impliquées, dans certainscas, dans des affaires de corruption.« Cette urbanisation au dépend desruraux est source de conflits et demanifestations d’indignations tout àfait inédits dans le contexte commu-niste vietnamien », révèle la spécia-liste.En attendant, de nombreux projetsrésidentiels dans les zones prochesd’Hanoï sont bloqués, ce qui ne faitqu’accentuer la spéculation foncièresur les terres « libérées ». ●

[email protected] PRODIG (IRD, CNRS, universités Paris 1 PanthéonSorbonne, Paris 7 Diderot,Paris 4 Sorbonne,École pratique des hautes études)[email protected]

Redistribuer la terre àceux qui n’en ont pas ou pas assez n’est pastotalement insensé ! »,

estime la géographe Evelyne Mes-clier, en s’appuyant sur desrecherches menées en ce domainedans les pays andins. Elle remetainsi en cause des analyses fondéessur des critères surtout macroéco-nomiques, selon lesquels cettedémarche profite peu aux paysansrecevant des parcelles et est ineffi-ciente. Le temps des réformes agrairesradicales – qui ont accompagné lesmouvements révolutionnaires latino-américains – est bien révolu, mais lesujet reste d’actualité à plusieurstitres : se pose la question du sortactuel des bénéficiaires et de leursdescendants directs, dans la mesureoù les politiques libérales contempo-

raines modifient à nouveau la donne.Mais en plus, un consensus crois-sant se dessine, appuyé par laBanque mondiale, autour de lanécessité de continuer à redistribuerles terres, par d’autres moyens cettefois, comme le rachat et le repartagepar l’État. Il est donc important decomprendre l’effet de telles redistri-butions sur le long terme, à partirdes exemples existants. « Au Pérou, malgré d’indéniables dif-ficultés, les grandes coopératives deproduction créées à l’époque de laréforme agraire ont permis auxanciens ouvriers et journaliers agri-coles d’accéder à la gestion des ressources locales et de disposer derevenus et d’une liberté de mouve-ments inédits », explique la cher-cheuse. Ces grandes coopératives,disparues à partir de la fin desannées 90 sous les coups de butoirdes législations libérales, avaientencore la préférence d’une bonnepartie de la population concernée.Transformées en sociétés anonymes,elles sont aujourd’hui l’enjeu de

Réformes redistributives et développementluttes entre leurs anciens membres,devenus actionnaires, des entrepre-neurs de taille moyenne et de grandsgroupes.L’État, qui détient toujours une par-tie du capital, est accusé de favori-ser outre mesure ces derniers, alorsque la privatisation se poursuit.Ailleurs, dans les régions en coursd’urbanisation du Pérou et d’Équa-teur, la petite paysannerie indépen-dante issue des réformes agrairesréussit à se faire une place sur lesmarchés de consommation urbains.« Malgré des écueils originels – man-que de terre, octroi de parcelles surdes sols pauvres… – ces petits pro-ducteurs parviennent à se mainteniren développant des cultures ren-tables pour satisfaire des citadinsencore proches des habitudes ali-mentaires des campagnes et jouantsur la possibilité de compléter leuractivité avec d’autres emplois »,raconte-t-elle. Ces petits exploitantsconservent une logique de régulationfoncière collective héritée de leurtrajectoire : ils limitent les possibili-tés d’installation de producteursextérieurs à la localité, ce qui pro-tège les plus démunis (personnesâgées, malades, etc.) des ventes trophâtives. Les plus dynamiques, sou-vent de jeunes exploitants ne dispo-sant que de peu de terres, peuventquant à eux louer les parcelles queleurs voisins n’arrivent plus à culti-ver.Globalement, les redistributions,sans résoudre tous les problèmes,ont transféré à un grand nombred’individus et de familles une cer-taine capacité de décision, là oùcette capacité était auparavantconcentrée entre quelques mains. ●

[email protected]

L’accès à la terre et à la citoyenneté locale permet d’intégrer lesnouveaux venus, indis-

pensables à la pérennité de nom-breuses sociétés rurales du Sud,explique l’anthropologue Jean-PierreJacob, coéditeur avec Pierre-Yves LeMeur d’un ouvrage collectif sur lesujet1. Car elles sont fragiles paressence et doivent sans cesse se ren-forcer. » Ces communautés sont eneffet historiquement marquées par lamobilité, constamment exposées auxaléas comme la guerre, les épidémiesou la famine, et menacées démogra-phiquement. Aussi s’emploient-ellesen permanence à organiser leurcontinuité, en conquérant l’espace quiles environne et en consolidant le collectif avec de nouveaux membres.Pour cela, elles vont toutes dévelop-per des mécanismes précis – qui dif-fèrent selon les lieux et les époques –pour intégrer les enfants à naîtredans le groupe et les immigrants. Ils’agit de les admettre à la fois physi-quement et politiquement dans lacommunauté, en leur conférant lesattributs de l’appartenance au groupe,en premier lieu, l’accès au foncier. Ainsi, en Afrique de l’Ouest, lesmigrants accueillis sont socialisés autravers de leur association à destuteurs autochtones. Ces derniersleur allouent des terres et sont res-ponsables devant le collectif desétrangers qui leur sont confiés.Ailleurs, chez les Tai du Vietnam parexemple, les arrivants reçoivent sanscontrepartie des terres à défricher,qui ne viendront rejoindre le patri-moine commun géré par le chef de vil-lage qu’au bout de quelques années.« Les systèmes de droits fonciers,d’autorités qui veillent à leur respectet d’inclusion dans la communautéintègrent à la fois les intérêts indivi-duels et les intérêts collectifs », sou-ligne Pierre-Yves Le Meur. En Afriquede l’Ouest, les lignages fondateurspossèdent des prérogatives sur lesressources naturelles qui leur per-mettent de mettre en place des sys-tèmes de production performants.Cependant, aussi puissant que soientces avantages, ils ne doivent jamaisconstituer un obstacle au devoir defaire la place aux étrangers « utiles »et aux générations montantes. Dansle cas des Tai évoqué plus haut, cesont les terres de réserve, gérées parle chef du village, qui vont permettre

l’accueil des étrangers et l’intégrationéconomique et sociale des jeunescouples issus de la communauté.Avec l’incorporation des terres qu’ilsont défrichées – et dont ils ont eu lajouissance sans contrepartie pendantcinq à dix ans – dans le patrimoinevillageois commun, ils deviennent descitoyens locaux : ils disposent alorsde droits, à la parole dans les assem-blées et à l’accès à des rizièresnotamment, et sont désormais assu-jettis à des redevances et des obliga-tions communautaires matérielles etmorales. « Ces villages asiatiques etafircains sont des systèmes particu-lièrement aboutis d’unités sociales et spatiales localisées, organiséesautour d’une appartenance négo-ciée », estime Pierre-Yves Le Meur.Bien sûr, tout cela fonctionne tantqu’il n’y a pas de facteur exogène– comme une migration dépassant lescapacités de charge de la commu-nauté ou une politique nationaledirective – imposant des acteurs nonlocaux pour exploiter la terre endehors des critères de recrutement àla citoyenneté locale. Pour les chercheurs, la question estde savoir si les communautés pour-ront continuer à définir les règles dujeu face au travail de synchronisationet de déterritorialisation effectué parle capitalisme global. ●

1. Politique de la terre et de l’apparte-nance. Droits fonciers et citoyennetélocale dans les sociétés du Sud. ÉditionsdKarthala, 2010.

[email protected] Gred (IRD/Université Paul Valéry, Montpellier 3)[email protected] (Suisse), chercheur associéUMR Gred

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iolences dans les cam-pagnes, tensions entrecultivateurs autochtoneset étrangers, mobilisa-

tion des jeunes ruraux dans des mou-vements armés, la pression foncièrepasse pour une cause mécaniquede conflit dans les pays du Sud.Pourtant, les travaux menés sur lesujet par l’anthropologue Jean-PierreChauveau en Côte-d’Ivoire – paysconsidéré comme un cas d’école desconflits fonciers – pondèrent cettecertitude : « L’observation fine, régionpar région, révèle une grande dispa-rité de situations. La même course à la terre ne produit pas partout les mêmes effets en termes d’affron-tement, si bien qu’il est difficile, sinon hasardeux, d’isoler une ‘‘causefoncière’’ des multiples facteurs de la crise sociopolitique actuelle »,affirme-t-il.La pression foncière a des racinesanciennes dans la riche zone fores-tière de Côte-d’Ivoire : des frontspionniers successifs, encouragés parles autorités, y ont massivementattiré, depuis l’époque coloniale, despaysans venus d’autres régions etdes pays voisins pour développer descultures arbustives, dont le cacao,fleuron de l’économie nationale. Desparcelles leur ont été facilement

concédées, moyennant contrepartiesen travail ou en numéraire, maisaussi en reconnaissance politique,par des « tuteurs » locaux. Dans lemême temps, les jeunes autoch-tones, dégagés de leurs obligationsagricoles par l’arrivée de cette main-d’œuvre laborieuse, se sont réorien-tés vers des activités urbaines plusvalorisantes. Mais ce tableau idyllique, où chacuntrouvait son compte et qu’on appelaitle « miracle ivoirien », a commencé à se fissurer dans les années 80 :l’effondrement des cours du cacaomet alors le pays dans l’embarras, lechômage chasse des villes une partiedes jeunes ruraux et les renvoiedans leurs campagnes d’origine oùles terres disponibles sont devenuesrares. Les tensions au sein des familles etentre autochtones et cultivateursétrangers qui s’en suivent se tradui-sent, durant les décennies suivantes,par des violences sporadiques etconstituent un argument électoraldevenu un des ingrédients de la crisede 2002.« Bien plus que la pression foncièreen elle-même, c’est la manière dontest perçue localement la déposses-sion des terres et les responsabilitéspassées de l’État, des chefs et des

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Enjeux de conflits ?

La place de la famille

Il faut sortir de la tenta-tion récurrente d’occi-dentaliser le rapport àl’espace dans les pays du

Sud, affirme l’anthropo-juriste dedl’environnement Olivier Barrière. Carelle va à l’encontre des logiques endo-gènes, et elle élude la très fortedépendance des populations ruralesvis-à-vis de leur environnement. »Les législateurs adoptent en effetpresque toujours une vision occiden-tale et marchande des choses quand ils’agit d’élaborer de nouveaux codesfonciers (et autres). Ce faisant, ilsimposent le modèle de l’appropriationdans des sociétés souvent organiséesautour de l’idée de territoires parta-gés entre divers utilisateurs, présentset futurs.« La réalité locale est bien différentede cette logique importée de biensfonciers mesurables et cessibles,explique le chercheur. Les méca-nismes coutumiers qui régulent l’accès au patrimoine naturel s’appa-rentent souvent davantage à unerégulation patrimoniale. » En effet, le fonds n’y est pas perçu commeun capital susceptible d’être acca-paré au profit d’intérêts particuliers,mais plutôt comme un « espace-ressource » dédié collectivement àdes ressources naturelles renouve-

lables. Ainsi, sur une même terre,d’aucuns ont le droit de cultiver,d’autres de chasser et d’autresencore de faire paître leur bétail,après la moisson. Il en va de mêmepour d’autres portions d’espacescomme les forêts, le foncier aquatiqueou la savane. « Les systèmes endo-gènes ménagent des droits précis, enrapport avec la pluralité des usages,tant pour la gestion que pour l’éven-tuelle transmission des ressources »,explique le chercheur. Les règleslocales définissent par exemple lesmodalités pour défricher et les droitset prérogatives auxquels cela donneaccès.« La construction d’un droit de l’envi-ronnement moderne, qui soit à la foisreconnu au plan étatique et acceptéau niveau local, doit s’appuyer sur leslogiques et les représentations despopulations concernées », estime-t-il.Son idée est de relier, dans une « éco-logie foncière », le légitime – le quoti-dien des gens, leur façon de penser lanature et ses ressources – avec lelégal – la nécessité d’établir un cadrenormatif national.Dans ce sens, une convention localede l’environnement a déjà été mise enœuvre à l’initiative du chercheur auSénégal, dans une communautérurale de Salémata, en périphérie du

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politiciens dans cette dépossessionqui détermine le basculement dansla violence, estime le spécialiste.Dans le centre et l’est Akan, régionrurale tout aussi densément peupléeque l’ouest, les violences à l’égarddes étrangers ont été surtout symbo-liques. Les cadres sociaux, poli-tiques et historiques ne se prêtaientpas ici à un déferlement d’exactionscomme il y en a eu dans l’ouest et le sud-ouest de la région fores-tière. »Malgré tout, on distingue des élé-ments déclencheurs et amplifica-teurs, en rapport avec l’accès à laterre : « La question des transfertsfonciers coutumiers, entre autoch-tones et migrants, est déterminante.Elle structure les dispositifs de pouvoir local, elle est devenue unenjeu de la crise actuelle et desconsultations électorales, et lesinterventions légales de l’État à cesujet peuvent suffire à mettre le feuaux poudres. » ●

[email protected], UMR Gouvernance, risque,environnement, développement(IRD, université Montpellier 3)

es relations de parentésont indissociables de lagestion des terres dansles pays du Sud : « La

dimension intrafamiliale de la ques-tion foncière influe de façon décisivesur le contenu des droits fonciers, leurtransférabilité ou encore leur sécuri-sation ; et notamment les relationsintergénérationnelles », explique lesociologue Georges Kouamé1, qui étu-die le sujet chez les Abouré2 du sud dela Côte-d’Ivoire. Les droits s’enten-dent ici en tant qu’actions socialementlégitimées et non selon leur acceptionjuridique ; la famille s’entend au senslarge des relations de parenté fondéessur la filiation ou l’alliance. Les droitset les devoirs relatifs à la terre s’éten-dent souvent dans un spectre assezlarge, bien au-delà du ménage et desascendants et descendants directs.L’influence des relations familialessur le foncier varie beaucoup, notam-ment en fonction du contenu desdroits (droit d’exploiter, de transféreravec ou sans restriction, etc.), del’origine de la possession (achat, héri-tage, donation, délégation intrafami-liale de droits d’usage), de la placedu titulaire dans sa parentèle et des autorités familiales susceptiblesde « dire le droit » et de sanctionnersa transgression (conseil de famille,chef de segment de lignage, chef defamille restreinte). « Ce qu’un indi-vidu peut faire d’une parcelle diffèregrandement selon sa place dans lafamille, selon qu’il en a hérité, qu’il l’aachetée ou qu’elle lui a été confiée »,note le chercheur. Ainsi, dans lasociété abouré où la parenté estmatrilinéaire, les terres restent dansla famille et se transmettent entredescendants en ligne utérine d’unemême aïeule. Et l’héritier a de nom-breuses obligations, quant à leur usu-

fruit, vis-à-vis des membres de sonsegment de lignage. Concrètement, la question de la dis-tribution intrafamiliale des droits fon-ciers est délicate lors des opérationsde formalisation des droits coutu-miers, le risque étant qu’elles renfor-cent le poids du chef de famille– interlocuteur privilégié des autori-tés – au détriment de ses dépendantsfamiliaux, cadets et femmes notam-ment. Elle joue aussi un rôle crucialdans l’affectation des usages produc-tifs du patrimoine familial : qui peutexploiter, quelle superficie, avec queltype de culture ? Les femmes, parexemple, ne peuvent souvent se livrerqu’à des cultures vivrières. Elle estégalement susceptible d’influer sur ledéveloppement du marché foncier,en restreignant les transferts extra-familiaux permanents, comme lavente, ou temporaires, comme la loca-tion ou le métayage. Enfin, la famillepeut être un lieu central de solidarité,avec par exemple le rôle de « filet desécurité » que peut jouer la terrefamiliale en cas d’échec de projet pro-fessionnel urbain d’un de sesmembres. Elle peut aussi être un lieude tension lors de l’héritage ou lors decessions foncières opérées par le chefde famille, préjudiciables pour lesautres membres de cette dernière. ●

1. Docteur de l’institut d’ethno-sociologie(université de Cocody-Abidjan), membredu laboratoire d’études foncières de Côte-d’Ivoire (LEFCI), ancien allocataire derecherche de l’IRD.2. Un sous-groupe lagunaire du groupeAkan.

[email protected] d’études foncières deCôte-d’Ivoire

Parc national du Niokolo Koba1. Elleorganise une régulation locale desrapports aux ressources naturelles(terre, bois, gibier…) issue desacteurs concernés.Ailleurs, au Maroc, une expériencecomparable a vu le jour sur le terri-toire d’une tribu du Haut Atlas : àtravers une « charte de territoireagro-sylvo-pastorale », le pouvoircentral entérine déjà de petits règle-ments locaux, que chaque Douar avaitpris l’habitude de rédiger.Ces exemples démontrent à la fois lanécessite et l’acceptabilité d’unerégulation environnementale locale.« La désoccidentalisation progressivedes esprits et l’urgence écologiquepourraient favoriser, à terme, l’émer-gence d’une logique foncière asso-ciant pleinement le fonds auxressources », conclut le spécialiste.●

1. Reprise dans le pays par la GTZ etl’UICN et maintenant généralisée enAfrique de l’Ouest.

[email protected] Espace pour le développement(IRD, université Montpellier 2, université de la Réunionet université Antilles-Guyane)

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Sciences au Sud - Le journal de l’IRD - n° 58 - janvier/février/mars 2011

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Contrats agraireset développement

ermage ou métayage, ilexiste des formes d’ac-cès marchand à la terrealternatives à l’achat.

Un exploitant qui manque de superfi-cies exploitables peut chercher àélargir sa base foncière en ayantrecours à une palette de contratsagraires. « Ces pratiques peuvent constituerdes vecteurs de développement ou, aucontraire, des facteurs de polarisa-tion et d’exclusion », explique l’écono-miste Jean-Philippe Colin qui aparticipé à des recherches sur lesujet dans des contextes aussi variésque le Mexique, la Côte-d’Ivoire et laRoumanie. Le plus emblématique de ces contrats,le métayage, est le plus contesté,parce qu’il est vu par certains commeinstaurant un rapport d’exploitationdu métayer par le propriétaire foncieret par d’autres, parce qu’il incite peule métayer à l’effort. Cependant, il permet souvent auxacteurs de surmonter des contraintesdiverses, en jouant de la complémen-tarité entre les ressources dont ilsdisposent : contrainte de finance-ment, inexistence ou difficulté d’accès à certains marchés (ducrédit, de l’assurance, du travail, desprestations de service, des intrants,

des produits…), expertise techno-économique. « Dans certaines situa-tions, ces arrangements contractuelsconduisent à un rééquilibrage béné-fique des structures d’exploitation, enpermettant un transfert de terre entredes propriétaires (relativement) biendotés en terre et des locataires ou métayers dépourvus », précise lechercheur. D’autres fois, en se déve-loppant entre de petits propriétairesfonciers qui n’ont pas les moyens detravailler leur bien et des entrepre-neurs agricoles qui prennent cesparcelles en fermage ou en métayage,ils aboutissent à une concentrationpeu équitable de la terre en tant queressource productive.« L’efficience et l’équité des pratiquescontractuelles ainsi que leur rôledans le développement restent desquestions empiriques, à aborder sansparti pris idéologique ou théorique,estime le chercheur. L’essentiel estbien d’identifier les conditions danslesquelles ces engagements contri-buent au développement ou, inverse-ment, l’entravent. C’est là unpréalable majeur à toute recomman-dation en matière de politiquepublique. » ●

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La question foncièreconstitue un enjeudéterminant de l’édifi-cation politique du

Mexique contemporain », expliquel’économiste Eric Leonard.Sitôt indépendant, l’État mexicainlibéral a en effet entrepris de déman-teler les structures de propriété com-munautaire héritées de l’ordrejuridique colonial, pour impulser l’in-tégration politique et économique descommunautés rurales à son projet deNation. Cette privatisation des terrescommunales, conduite sous l’égidedes élites régionales, a donné lieu àun processus exemplaire de spolia-tion de la paysannerie indienne et deconcentration foncière entre les

mains d’une poignée de très grandspropriétaires. Les révoltes paysannesqui s’en sont suivies ont constitué leterreau de la révolution mexicaine de1910 et ont présidé à la refondationdu projet de Nation, en érigeantnotamment la réforme agraire aurang d’obligation constitutionnelle del’État. La réforme agraire, qui a concerné lamoitié du territoire national et plus de30 000 communautés, a permis dereconfigurer le régime de gouverne-mentalité, en instituant un lien directentre l’administration centrale et lessociétés rurales. « Sa diffusion à de nouveaux espaceset de nouveaux secteurs de la popula-tion, sur une période de plus d’un

demi-siècle, a joué un rôleprépondérant dans lemaintien du régime derégulations centralisées,sous l’égide du Parti Révo-lutionnaire Institutionnel »,estime le chercheur. Son épuisement, et l’inca-

pacité de l’État à maintenir ses fonctions d’intégration des nouvellesgénérations rurales, a contribué àl’érosion du régime dans les années70. La réforme légale de 1992 a redéfinile cadre de la gouvernance locale, enjetant les bases d’une individualisa-tion de la propriété et en dissociantl’exercice des droits fonciers et celuides droits politiques. « Mais aujourd’hui encore, les dyna-miques sociopolitiques et territorialesqui se dessinent – marquées par l’insertion dans le marché nord-américain et la décentralisation descadres de gouvernance – demeurentfortement influencées par les formesorganisationnelles et institutionnellesissues de la réforme agraire », note lespécialiste. ●

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Une légende si possible, merci

La dimension politiquedes droits sur la terreest toujours détermi-nante dans les interven-

tions publiques touchant au foncierrural », affirme le socio-économisteEric Léonard, coéditeur d’un récentouvrage sur le sujet1. Depuis unevingtaine d’années, les prescriptionsinternationales en matière de poli-tique foncière dans les pays du Sudont évolué vers une logique de for-malisation et de sécurisation desdroits coutumiers, via des procé-dures de certification. Plus souples que la substitution desdroits locaux par la propriété privéeindividuelle et la mise en œuvred’opérations lourdes de cadastre etd’immatriculation, ces recommanda-tions s’appuient sur un appareillagetechnique2 et sur des dispositifs par-ticipatifs censés garantir une trans-cription fidèle des droits existants.L’idée est d’officialiser les différentsdroits tels qu’ils sont effectivementexercés par les diverses catégoriesd’usagers de l’espace foncier.« L’examen des formes concrètes demise en œuvre des opérations decertification montre que cette appa-rente neutralité est largement illu-soire, révèle le chercheur. Car ellessont inévitablement influencées parles dimensions sociopolitiques inhé-

rentes à la question foncière et quis’expriment à plusieurs niveaux. »Ainsi, en tant qu’opérationnalisationdes politiques foncières, ces pro-grammes sont investis de multiplesenjeux de légitimation de l’État et du projet des élites gouvernantes (cf. La politique de la terre au cœurde la construction de l’État mexi-cain).La dynamique propre des dispositifsofficiels d’intervention introduit unsecond niveau de politisation : lesadministrations foncières et les dis-positifs d’enregistrement des droitspeuvent être considérés comme des« champs sociaux » semi-autonomes,générant leurs propres règles enfonction des idéologies et des inté-rêts de leurs opérateurs, à côté desobjectifs qui leur sont formellementassignés. « Cela questionne les pré-supposés de neutralité dont sontgénéralement crédités les dispositifstechniques de transcription, decadastrage et de consignation desdroits », estime le spécialiste. Maissurtout, le volet participatif, menésur le terrain avec les populationsconcernées, est lui-même un enjeude pouvoir dans les arènes localespour des catégories d’acteurs qui yvoient une occasion de modifier ladistribution des ressources, aussibien productives que symboliques et

Les enjeux politiquesde la certification foncière

politiques. L’identification des droitset la désignation des autorités qui ensanctionnent l’exercice est en effetau cœur des processus de négocia-tion et de redéfinition des catégoriesde citoyenneté locale.Ainsi, derrière l’apparente participa-tion de toutes les catégories de lapopulation, certains groupes sontévincés ou ne peuvent pas s’expri-mer auprès des institutions chargéesde la certification. « Les gens sont parfaitementconscients qu’en touchant aux droitssur la terre, on ne touche pas seule-ment aux dimensions strictementagraires de la ressource foncière,mais aussi aux statuts sociopoli-tiques des individus au sein de lasociété », explique-t-il. ●

1. Les politiques d’enregistrement desdroits fonciers, du cadre légal aux pra-tiques locales. Avec J.-P. Colin et P.-Y. LeMeur. Karthala 2010.2. Plans-photo, GPS, géomatique, registresinformatisés.

[email protected]@gret.orgUMR Gouvernance, risque, environnement, développement(IRD, université Montpellier 3)

Des terres et des hommesDes terresDes terresDes terreset des hommeset des hommeset des hommes

de l’État mexicain

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