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SPIRALE - Revue de Recherches en Éducation - 1997 HS 2 (153-186) Bernard HOSTEIN DES REPRÉSENTATIONS AUX MODÈLES : APPRENDRE À MODÉLISER Résumé : Le monde des techniques a besoin, pour exprimer ses diverses composantes, de langages multiples. Le dessin technique, le GRAFCET et la SADT représentent des exemples typiques de tels outils de communication. Leurs origines et leurs usages, tant dans les activités industrielles que dans les enseignements tech- niques, illustrent les caractéristiques et les obstacles à l’apprentissage, propres à ces artefacts au second degré. Ces instruments symboliques offrent des modèles aux- quels se confrontent les représentations des élèves. Mais celles-ci ne peuvent bouger que si les activités d’apprentissage proposent, plus que des modèles, des situations d’“élaboration modélisante”, c’est-à-dire des activités au cours desquelles les élèves perçoivent les interactions entre un projet, une entité et une symbolisation techni- ques. Mots-clés : représentations — modèles — modélisation — enseignements techniques. L’affichage d’une “grande voie technologique” est inscrite au pro- gramme du présent ministère de l’Éducation, comme remède à une désaffec- tion durable 1 . L’impasse que constitueraient plutôt, aux yeux de beaucoup, les enseignements techniques ne concerne pas toutes leurs formes : les éco- les d’ingénieurs ne sont pas regardées comme des “voies de relégation”. Pourquoi les représentations sociales maintiennent-elles, depuis deux siècles, sous des formes historiquement variées mais constantes (Pelpel et Troger), ce clivage entre dimensions technologique et professionnelle dans le système scolaire français ? Pourquoi cette indignité des Classes technologiques de Collège, et simultanément cette faveur dont jouit dans nos mentalités natio- nales l’École polytechnique ? Questions naïves auxquelles les réponses ne sont pas à chercher d’abord dans les champs de la psychologie cognitive, ni 1 Les effectifs relatifs des élèves choisissant l'option Technologie des Systèmes Au- tomatisés en classe de Seconde des Lycées passent de 19 à 9,5% entre 1987 et 1996. Par contre, la proportion des élèves choisissant le Lycée Professionnel à l'issue d'une classe de Troisième augmente légèrement depuis 3 ans. Pour la dernière décennie, les classes de 1° et Terminales STI conservent des effectifs relativement stables. Tous indicateurs qui demande- raient des analyses complémentaires, hors de notre propos ici.

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SPIRALE - Revue de Recherches en Éducation - 1997 HS 2 (153-186)

Bernard HOSTEIN

DES REPRÉSENTATIONS AUX MODÈLES : APPRENDRE À MODÉLISER

Résumé : Le monde des techniques a besoin, pour exprimer ses diverses composantes, de langages multiples. Le dessin technique, le GRAFCET et la SADT représentent des exemples typiques de tels outils de communication. Leurs origines et leurs usages, tant dans les activités industrielles que dans les enseignements tech-niques, illustrent les caractéristiques et les obstacles à l’apprentissage, propres à ces artefacts au second degré. Ces instruments symboliques offrent des modèles aux-quels se confrontent les représentations des élèves. Mais celles-ci ne peuvent bouger que si les activités d’apprentissage proposent, plus que des modèles, des situations d’“élaboration modélisante”, c’est-à-dire des activités au cours desquelles les élèves perçoivent les interactions entre un projet, une entité et une symbolisation techni-ques.

Mots-clés : représentations — modèles — modélisation — enseignements techniques.

L’affichage d’une “grande voie technologique” est inscrite au pro-

gramme du présent ministère de l’Éducation, comme remède à une désaffec-tion durable1. L’impasse que constitueraient plutôt, aux yeux de beaucoup, les enseignements techniques ne concerne pas toutes leurs formes : les éco-les d’ingénieurs ne sont pas regardées comme des “voies de relégation”. Pourquoi les représentations sociales maintiennent-elles, depuis deux siècles, sous des formes historiquement variées mais constantes (Pelpel et Troger), ce clivage entre dimensions technologique et professionnelle dans le système scolaire français ? Pourquoi cette indignité des Classes technologiques de Collège, et simultanément cette faveur dont jouit dans nos mentalités natio-nales l’École polytechnique ? Questions naïves auxquelles les réponses ne sont pas à chercher d’abord dans les champs de la psychologie cognitive, ni

1 Les effectifs relatifs des élèves choisissant l'option Technologie des Systèmes Au-tomatisés en classe de Seconde des Lycées passent de 19 à 9,5% entre 1987 et 1996. Par contre, la proportion des élèves choisissant le Lycée Professionnel à l'issue d'une classe de Troisième augmente légèrement depuis 3 ans. Pour la dernière décennie, les classes de 1° et Terminales STI conservent des effectifs relativement stables. Tous indicateurs qui demande-raient des analyses complémentaires, hors de notre propos ici.

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de la didactique. Ce clivage, s’il prend une forme spécifique dans les pro-blématiques des formations techniques, recoupe d’autres divisions beaucoup plus prégnantes : divisions sociales opposant dominants et dominés (Charlot, Figeat), culturelles valorisant le général au détriment du professionnel (AECSE, Nancy), épistémologiques hiérarchisant théorie et pratique (Stie-gler).

INTRODUCTION En revanche, il peut sembler intéressant et utile d’étudier les représen-

tations des objets techniques que transmettent divers curricula, puisqu’elles sont à la fois l’image de ces domaines proposée aux élèves, et un indicateur des compétences que ceux-ci sont invités à acquérir. Quels que soient, par exemple, les niveaux d’élèves ou d’étudiants auxquels s’adressent les ma-nuels traitant de technologie, la diversité des systèmes symboliques utilisés surprend : aux discours, aux équations, aux schémas, formes coutumières dans les autres livres scolaires, s’ajoutent des graphismes dont les syntaxes et les référents varient indéfiniment, et dont la sophistication reste étrangère à un lecteur non initié (Nancy). Les représentations que les élèves se feront finalement du monde technique sont surdéterminées par cet univers symbo-lique (Doulin). L’apprentissage des langages techniques est une dimension fondamentale de la technicité visée (Combarnous), quels que soient le ni-veau ou la filière considérés, et chacun des types possibles est présent ; seu-les diffèrent les complexités atteintes et la fréquence de chaque famille de représentations. Contrairement à ce que laisserait croire une lecture rapide et superficielle, il n’y a pas de type de langage réservé aux seuls cursus “no-bles” ou “vils”, et interdit aux autres.

Mais comment vont interagir ces représentations institutionnalisées des entités techniques et les représentations personnelles que les élèves cons-truisent dans ces disciplines ? Les langages techniques expriment, sous des formes variées en liaison avec des intentions différentes, ce que les discipli-nes scientifiques ont dénommé au XIXe siècle, – par analogie avec le monde des techniques –, un modèle2. Les didactiques des disciplines scientifiques, après avoir beaucoup étudié les représentations des apprenants (Driver, Giordan & De Vecchi, Rumelhard, 1986,…), ont orienté leurs recherches, depuis le milieu des années quatre-vingt, sur les modèles et leur introduction dans la classe (INRP-LIREST, Johsua et Dupin,…). Les sciences cognitives

2 Le modèle, en fonderie, c'est le moule, “négatif” de la pièce visée. Ses caractéristi-ques ne peuvent donc jamais être confondues avec la pièce “réelle”. Cet article ne s'appuie explicitement que sur le contexte des disciplines scolaires de génie mécanique.

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ont travaillé de leur côté la notion de “modèle mental” (Johnson-Laird). Et les définitions, à première vue, se rejoignent assez étroitement. Pour les uns, “le terme de modèles mentaux est utilisé pour référer à des ensembles de connaissances ou à un savoir qui est homomorphe à un certain système du monde extérieur” (id, 1993, p. 5) ; pour les autres, “le modèle est un produit conceptuel jouant comme un substitut de la réalité” (Drouin, p. 9).

Les modèles occupent, historiquement, une place privilégiée dans la transmission des savoirs techniques (Deforge). Leur enseignement y ren-contre des obstacles majeurs que les recherches en didactique de ces disci-plines ont voulu repérer. La manière dont les modèles sont introduits parais-sent expliquer les principales difficultés constatées. Un rappel et une analyse des constats dressés sur trois de ces modèles chercheront, dans une première partie de cet article, à comparer leurs résultats. Nous tenterons ensuite de montrer que les modèles institutionnalisés des savoirs techniques ne peuvent être des outils d’apprentissage que si la modélisation, processus de leur pro-duction, est introduite dans les enseignements des techniques comme l’instrument principal de la construction des connaissances des élèves.

1. DE QUELQUES LANGAGES TECHNIQUES ET DE LEUR ENSEIGNEMENT

1.1. Le dessin technique, modèle emblématique La majorité des recherches didactiques dans le domaine des discipli-

nes techniques a porté de façon quasi exclusive, jusqu’aux années 1970, sur l’enseignement du dessin industriel, en France comme dans les pays anglo-saxons (Booker, Deforge, Lipsmeier). Plus que tout autre modèle symboli-que des objets techniques, le dessin technique tente d’objectiver leurs repré-sentations. Le dessinateur part d’une “vue de face” qui représente le point de vue privilégié par l’observateur : celui qui permet de rendre compte, de la façon la plus exacte et la plus économique à la fois des caractéristiques di-mensionnelles et technologiques, le plus souvent dans l’intention de “cons-truire” cet objet. Ce dessin devient indispensable à partir du moment où le concepteur n’est plus l’unique agent de la fabrication consécutive. L’objecti-vation est donc marquée dans son principe par la nécessité d’une intersubjec-tivation des représentations.

De l’antique Égypte au Moyen-Âge, souligne Yves Deforge, c’est cette correspondance figurale qui est recherchée par les formes primitives du dessin : l’art du “trait” consiste à esquisser un portrait de l’objet à créer, ou déjà réalisé (id. p. 43) ; et dans ce dernier cas l’intention de transmettre des

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informations est déjà présente. Si Monge fonde une référence théorique à ces représentations, il insiste à la fois sur la nécessaire correspondance entre le dessin et “la connaissance des procédés des arts et celle des machines”, et, prêchant d’exemple3, il souhaitera que cet enseignement soit distribué dans toutes les Écoles centrales de département fondées en 1795.

Les premières erreurs notées dans l’apprentissage de ce langage concernent précisément ces absences de correspondances exactes entre l’objet et son dessin, dues à l’imprécision des observations de l’objet-réfé-rent (Fassina et Petit).

Historiquement, un saut qualitatif s’opère avec Monge. Les fonde-ments géométriques qu’apporte “la descriptive” au dessin industriel va don-ner à celui-ci la “théorie valorisante” (Deforge, p. 191), qui va faire des des-sinateurs l’aristocratie du monde technique. La réflexion didactique sur l’enseignement de cette dimension géométrique du dessin va repérer deux aspects de l’espace représenté. Le premier, topologique, lié aux voisinages des éléments dans les divers rabattements opérés par les diverses vues, sup-pose que l’élève développe une stratégie figurative ; le second, projectif, lié aux correspondances globales entre les vues, ne peut être compris que si l’élève est capable d’une stratégie opérative. Ces deux stratégies ne peuvent se lire que dans une perspective piagétienne (Weil-Fassina).

La prise en compte de cette dimension géométrique du dessin techni-que et des obstacles ainsi dressés sur le parcours d’apprentissage des élèves a conduit à des stratégies de remédiation ajoutant toujours plus d’exercices d’entraînement à la maîtrise de cet aspect de la représentation, sans grand succès. De tels exercices perdent de vue en effet la construction du sens à travers le dessin industriel ; celle-ci exige que les référents techniques aux-quels renvoie le modèle soient toujours présents. La projection orthogonale ne se justifie qu’à travers son utilité à faciliter la représentation d’objets réel-lement techniques : seule la perception par l’élève de cette vertu peut l’aider à comprendre l’intérêt de ces représentations sophistiquées : la vue princi-pale de la pince du bras manipulateur Schrader permet à un profane de repé-rer les doigts de celle-ci ; dès lors une vue de gauche cohérente, selon un plan de coupe CC exigera des capacités formelles peu spontanées pour y reconnaître, pris sur le même ensemble, d’autres pointes de vue repérés dif-féremment ou absents sur la vue de face !

3 Monge enseignera le dessin technique, et non la seule géométrie descriptive, quel-ques années dans les “Ecoles normales” de l'an III !

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Figure 1 : Dessin d’ensemble de la pince Schrader

D’autant plus qu’à cette première catégorie de difficultés, vient s’en

ajouter une autre, de nature très différente : les dessins techniques sont por-teurs de l’intention fonctionnelle et des solutions structurelles, et ces surdé-terminations ne sont lisibles que pour celui qui dispose de connaissances sur les opérations de fabrication et les matériaux mis en œuvre (Bal et al.). Le dessin industriel se différencie, et se formalise ainsi avec une complexité croissante, au fur et à mesure que les bureaux de conception s’éloignent des ateliers de fabrication, et qu’il est devenu inévitable de “créer des modèles susceptibles de porter tous les renseignements nécessaires… Il ne restait plus à l’exécutant aucune technologie à ajouter” (Deforge, p. 108).

Cette prétention à l’exhaustivité va conduire le dessin technique à dé-velopper une sémiotique très serrée. L’ensemble symbolique ainsi constitué suppose la codification rigoureuse d’informations antérieurement transmises par d’autres langages (discours, images…), ce qui rend difficile la lecture orientée par un projet particulier. Ce troisième volet apparente les règles d’agencement du dessin technique à une syntaxe, mais la syntaxe du dessin est mal distinguée de la syntaxe, de la “construction” du système réel. Elle est mal perçue en tant que telle et n’entre pas dans la cohérence du modèle donné à lire comme tel : les didacticiens dans les années quatre-vingt, y ont repéré une troisième source, irréductible aux deux premières, d’un grand nombre de difficultés rencontrées par les élèves (Rabardel, Rak, Vérillon).

Le point de vue sémiotique se constitue dès lors dans une complexité de codes superposés et indépendants. L’enseignement du dessin technique perd de vue que l’introduction de la cotation est liée soit au fonctionnement

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du mécanisme, soit à des opérations de fabrication, et que la complémenta-tion d’un dessin est impossible sans l’appel à des informations d’origines disparates ; les erreurs dans le respect des codes peuvent surgir d’ignorances géométriques ou technologiques. Les hachures, par exemple, ressortissent de l’aspect géométrique (limites de matière), de l’aspect technologique (catégo-rie de matériaux), de l’aspect sémiotique (désignation des points de vue).

Cette compactisation des points de vue en un seul mode de langage a contribué à faire fonctionner l’enseignement du dessin industriel comme un empire détaché des principes technologiques les plus généraux, ceux de la “construction”, ce qui a pu conduire les “purs concepteurs” à mépriser son aspect tatillon et besogneux, tout juste bon à dresser des exécutants soigneux et dociles. Par contre, devenu langage universel de l’univers technique, le dessin technique a oublié simultanément, surtout dans son enseignement, ses liens organiques avec les systèmes techniques réels qu’il devait représenter (Deforge, et Moles dans sa préface). Il a dès lors, pour beaucoup d’élèves, perdu sa valeur de modèle, sa fonction d’intermédiaire.

Pour les enseignements industriels des années 1920-1970, il était l’objet d’un “apprentissage” en soi, séparant dans l’enseignement sa lecture et son écriture des autres activités techniques, pour devenir l’instrument de sélection entre les techniciens en blouses blanches qui maîtrisaient ses codes, et ceux en blouses bleues qui les subissaient. P. Rabardel (1982), dans un article qui fait le point sur les recherches concernant l’enseignement du des-sin technique, rappelle que celui-ci n’a de sens que s’il constitue un outil pour construire une représentation permettant à l’élève d’opérer sur des ob-jets matériels, des objets graphiques et des objets de pensée. “Le dessin peut être considéré comme un instrument sémique pour résoudre des problèmes de communications et de traitement de contenus technologiques” (p. 60). Il peut donc être assimilé à une “représentation composite” (Sallaberry, p. 122). La rigueur de ses codes tend à objectiver et à rendre univoque ses représentations, c’est l’aspect “modèle” du dessin technique, porteur d’une “figuration” (Weil-Fassina). Par un second aspect, le dessin technique cons-titue une “image” qui joue sur les représentations et facilite la compréhen-sion de l’élève (ibid.). Notons toutefois que si ses “bords” (Sallaberry ibid.) restent partiellement flous, ce n’est pas à cause de l’imprécision des théories auxquelles il se rattache, mais parce qu’il résulte toujours d’un compromis entre les divers champs qui fondent sa cohérence d’une part, et que par ail-leurs son code est certes toujours susceptible d’optimisation.

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1.2. De l’objet au système technique Depuis les années quatre-vingt, le dessin technique, – et ses vertus

formatives –, ne peut plus être regardé comme l’emblème des enseignements industriels. L’informatique a bouleversé sa pratique et son enseignement4. Mais ce ne sont pas les “C-DAO”5 qui ont modifié à eux seuls ce statut. Un foisonnement de systèmes symboliques rend compte actuellement des diver-ses dimensions d’un phénomène technique, selon qu’il s’agit de son usage (modes d’emplois…), de sa fabrication (gammes…), de sa conception (schéma cinématique…), de sa maintenance (arbres de défaillance…). Plus fondamentalement encore, si ces langages se sont multipliés et transformés, c’est très exactement parce que le monde des référents du dessin technique a connu des révolutions ; ce n’est plus aujourd’hui celui de l’objet et de ses pièces, mais celui des systèmes (pluri-techniques, automatisés, informati-sés…). La pince du bras manipulateur peut être définie, isolément en vue de sa fabrication, par un dessin ; le bras manipulateur, lui, n’a pas d’existence technique hors de la chaîne de fabrication dans laquelle il sert à déplacer les pièces d’un poste d’usinage à un autre. L’objet technique n’existe plus guère que comme partie d’un système technique6.

Figure 2 : Le bras manipulateur Schrader

4 Voir l'article de P. Nancy dans ce numéro. 5 Conception et Dessin Assisté(s) par Ordinateur. 6 L'enseignement a pris en compte ce changement, par exemple dans l'intitulé de l'op-

tion de Seconde “Technologie des Systèmes automatisés”.

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Le dessin technique à son apogée constituait un monde clos, dont cer-tains finissaient par croire qu’il ne laissait place, ni au doute, ou à l’incertitu-de de la moindre de ses interprétations, ni à la créativité de ceux qui n’en étaient pas les auteurs. Et d’autres, même engagés dans des études supérieu-res de technologie, réduis(ai)ent l’invention technique au tracé d’un dessin ! Le modèle se confond alors et avec le signifié, et avec le référent. Pas plus que la créativité d’un musicien ne se réduit à dessiner une partition, l’inventivité du technicien ne se résume au savoir dessiner. Dessiner, c’est “tracer un trait sur un papier blanc, comme intention préalable d’une action future” (A. Moles, p. 7, préface à Deforge). Le dessin, qui ne permet que la perception n’est pas l’instrument unique de l’activité industrielle qui ne se satisfait que de l’obtention (Deforge, p. 122). Désormais, le dessin technique est remis à sa place d’ingénierie permettant le déploiement de l’ingéniosité technique : “Par sa position de discipline instrumentale semi-théorique, le dessin technique, objectivement médiateur, est symboliquement un réconci-liateur de la théorie et de la pratique” (id. p. 237), et dans l’enseignement, “la pratique du dessin (sert de) trait d’union entre des savoirs construits, ensei-gnés par ailleurs” (id. p. 252).

L'analyse du GRAFCET et de la SADT permet de saisir la place que prennent ces nouveaux langages de représentation introduits durant les vingt dernières années dans le monde industriel. Leur développement dans les enseignements techniques est significatif des modélisations en cours exigées par les techniques contemporaines, des places contrastées qui leur sont attri-buées dans les enseignements, et de leurs formes d’apprentissage par les élèves de Lycées des sections techniques.

1.3. Le GRAFCET (GRAphe Fonctionnel de Commande par Étapes et Transitions) Si l’on énumère les représentations proposées dans un livre de TSA

dans les années quatre-vingt-cinq, ce qui est remarquable, c’est leur fré-quence et leur diversité considérables. Le manuel “Technologie des systèmes automatisés” (D. Carré, D. Geay, et M. Rubaud, Paris, Foucher, 1986) pro-pose 600 représentations graphiques dans un ouvrage de 175 pages ; elles vont de la photographie (14 %), au dessin technique (16 %), en passant par les graphes fonctionnels type Sadt (8 %), les graphes de démontage, les schémas structurels, les organigrammes, les dessins en perspective, les schémas cinématiques, chronogramme, maquette, grafcet et assimilables (15 %), tables de vérité, etc., et… les caricatures ; un chapitre entier est dé-dié à la schématisation, un autre à la perspective. En 1992, s’impose un re-tour drastique à un très petit nombre de modèles canoniques : “le program-

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me ne retient qu’un nombre restreint d’outils de représentation, choisis tant pour leur universalité (couverture des systèmes automatisés) que pour leur efficacité : le dessin technique, les opérateurs logiques, le chronogramme et le GRAFCET. Tout autre modèle est explicitement exclu pour ce niveau de seconde.”

Le Grafcet fait donc partie des langages conservés. Il est l’outil de conception et d’analyse du fonctionnement des machines automatisées. Le Grafcet est né d’une collaboration étroite et continue entre des équipes d’enseignants l’utilisant dans leurs pratiques pédagogiques, et des équipes de conception de quelques entreprises européennes. Il s’est construit dans les années soixante-dix, au moment où les systèmes automatisés atteignaient le seuil critique de complexité qui imposait un langage nouveau : celui-ci rem-plirait, dans le domaine de la conception et de la description des processus automatisés, le rôle du dessin technique dans les domaines de la fabrication mécanique (Lambert). Les revues de l’enseignement technique d’alors en retracent les divers perfectionnements, et la publication de sa forme canoni-que résulte d’une association (ADEPA) où collaboraient enseignants de Ly-cées et ingénieurs de Télémécanique7.

Les élèves de Seconde TSA sont ainsi amenés à modéliser des machi-nes à laver, des bras manipulateurs, des stores automatiques, etc., pour en expliquer le fonctionnement, en décrire les comportements selon les divers modes de commande, en dessiner quelques éléments, en comprendre la logi-que industrielle. Il s’agit donc essentiellement d’un “savoir technique à fina-lité didactique” (Id. p. 3).

pièce déchargée

présence bac & bac non-plein & acquittement

bac plein

fin de meulage

pièce prise

marche et présence pièce au poste de chargement du bras

Prendre pièce Activer meuleuse

Amener pièce au poste meulage

Aller poste déchargement

Remplacer bac

Décharger pièce5

bacok 4

3

2

1

0 Init.bras Arrêt meuleuse

Meuler

Arrêter meuleuse

Acquitter fin

Figure 3 : Grafcet du bras manipulateur “point de vue système”

7 Deux revues de l'enseignement technique ont accueilli durant les années 70 et 80 les

articles présentant le Grafcet au fur et à mesure de ses perfectionnements. Les citations de cet article sont tirées de L’Ingénieur et le Technicien de l'Enseignement Technique (ITET), revue pilotée par l'Inspection générale des Techniques industrielles.

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Le bras manipulateur ne peut pas être compris dans sa fonction princi-pale, hors du contexte industriel dans lequel il opère, par exemple dans le transport de pièces avant et après une opération de meulage de celles-ci. Les automatismes, plus encore à leur première époque qu’aujourd’hui, mettaient en œuvre des technologies multiples : pneumatiques, fluidiques, électriques, etc. ; leurs constructeurs imaginaient des matériels peu standardisés, diffici-les à organiser conceptuellement. C’est par le biais de la chronologie que le fonctionnement du système peut être le plus efficacement appréhendé, lui seul étant immédiatement observable, et donc compréhensible en termes de comportements. Cet aspect du Grafcet correspond, analogiquement, aux for-mes que l’on peut directement reconnaître dans le dessin technique. “Chaque module de phase matérialise une phase de cycle… Chaque séquenceur maté-rialise un cycle de sous-machine… Les liaisons entre cycles et machines restent apparentes”, selon les commentaires de l’ingénieur Bouteille, dans le n° 248 de l’ITET. “Outil d’aide à l’analyse et à la synthèse du cahier des charges…, il accompagne la vie du système : c’est un outil d’aide à la conduite de machine, à sa maintenance ainsi qu’à son évolution”, précisait le professeur Merlaud dans le n° 229 de cette revue. Pour tous ses créateurs, le Grafcet n’a de sens que dans une étroite liaison avec son référent, perçu dans son fonctionnement effectif. Ginestié voit dans la définition des frontières du système étudié, le préalable indispensable à la détermination des fonction-nements réglés par le Grafcet ; l’une des explications principales des diffi-cultés des élèves à comprendre le Grafcet est fournie par l’incapacité à satis-faire cette condition.

Au Grafcet “point de vue système” décrit jusqu’ici, vient se superpo-ser un Grafcet “point de vue partie opérative”. L’organigramme conserve la structure du premier, mais ce sont désormais les composants technologiques qui vont être décrits dans leur fonction permettant le déroulement du cycle. Dès lors, l’élève doit avoir une connaissance au moins sommaire des classes de constituants, et identifier par exemple dans le système les actionneurs comme organes de puissance. A ceux-ci, il devra pouvoir associer, dans le troisième niveau de Grafcet, celui qui développe “le point de vue partie com-mande”, les organes liés aux actionneurs, capteurs et pré-actionneurs. Com-me le dessin technique, le Grafcet exige, si l’on veut y lire le modèle d’un système matériel, des connaissances technologiques suffisamment structu-rées.

La syntaxe du Grafcet est constituée d’un graphisme qui n’a pas en-core atteint la sophistication du dessin technique, mais ses références théori-ques posent quelques difficultés aux élèves. Contrairement au dessin techni-que, dont l’existence empirique a précédé la constitution de théories adéqua-

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tes à son perfectionnement, le Grafcet s’est appuyé d’emblée sur des corpus théoriques anciens (logique booléenne, réseaux de Pétri,…), en les adaptant très librement à ses besoins. Le modèle matriciel en usage dans les premières tentatives de formalisation est abandonné, à cause de sa lourdeur algorithmi-que, dès 1976, au profit des graphes séquentiels intégrant déjà les concepts d’étapes (les rectangles) et de réceptivité (les traits), qui deviendront la suite “action-transition” (Lambert). Merlaud (ITET, 248) justifie ainsi le choix des créateurs par rapport à la syntaxe retenue : “La topologie, et c’est l’avantage essentiel d’une représentation graphique vis-à-vis d’une représentation litté-rale, apporte une information supplémentaire. Pour un enseignant, cet apport est pédagogique et doit être systématiquement recherché. Dans l’industrie, l’établissement de documentation impose également cette recherche topolo-gique (antériorité, parallélisme…)”. Depuis 1985, l’étude du Grafcet s’est généralisée, apparaissant dans les programmes de Lycées techniques et pro-fessionnels dès la classe de Seconde. Contrairement à ce qu’exprimaient les premiers concepteurs de cet outil, le Grafcet tend à devenir pour certains enseignants d’aujourd’hui un modèle absolu : “Un Grafcet bien construit ne laisse place à aucune interprétation”.

Comme pour le dessin technique, des recherches didactiques se sont développées sur les difficultés rencontrées dans son enseignement (Gines-tié). Trois obstacles principaux apparaissent : le statut de simultanéité de certaines opérations, la notion de bouclage dont la répétition résulte de la non-réalisation d’une condition de transition, la généralisabilité du forma-lisme. L’examen des performances d’élèves montre que la maîtrise du Graf-cet requiert “de mettre en jeu et de coordonner quatre espaces de problèmes : la durée, l’espace, la logique et le fonctionnel” (Ginestié, p. 112). Parmi quatre modalités d’apprentissage du Grafcet identifiées, c’est celle qui pro-pose des “tâches à erreurs” (1) qui entraîne, combinée avec l’une des trois autres, la meilleure stabilité des invariants construits au cours de son appren-tissage. Les autres voies (guidage étroit des activités (2), reproduction de la logique experte (3), confrontation directe aux obstacles majeurs (4) ne don-nent pas à elles seules une maîtrise comparable, mais c’est cette dernière qui donne les résultats les plus stables quand elle est combinée avec la première.

Ces constats s’expliquent, dans l’hypothèse constructiviste d’une éla-boration progressive, voire tâtonnante, des représentations adéquates par les élèves au cours de leur apprentissage. La voie (2) ne permet pas la prise de distance nécessaire entre les actions et leur représentation ; elle cherche à construire des automatismes algorithmiques. La voie (3) fait coller la repré-sentation du Grafcet à une théorisation déjà formalisée. La voie (1) permet de construire des modèles erronés que l’élève optimisera peu à peu. La voie

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(4) oblige à suspendre les représentations spontanées et à les mettre en ques-tion.

La présentation du Grafcet dans deux manuels de Seconde nous per-mettra d’illustrer ce constat. L’ouvrage de Dunod organise sa première pré-sentation du Grafcet à partir d’une analyse des traitements nécessaires d’opé-rations simultanées dans un processus inscrit forcément dans la durée ; le manuel proposé par Foucher présente l’utilisation de cet outil en fin d’ouvra-ge et dans une perspective de solutions aux problèmes de bouclage de cy-cles : ces deux approches abordent chacune leur sujet en cherchant à cerner de façon appropriée l’une des difficultés repérées par Ginestié comme essen-tielles dans la saisie des concepts du Grafcet par les élèves ; ceux-ci se heur-tent pourtant à un préalable, l’ignorance des diverses contextualisations de ce qui se réduit souvent en classe de Seconde à un outil d’explicitation d’un fonctionnement (registre descriptif), alors que ses fonctions industrielles visent la conception de mise en œuvre des fonctions dans une temporalité fine (registre fonctionnel), et mieux encore le repérage exhaustif et optimisé des ordres d’opération (registre formel). A moins d’avoir été amenés eux-mêmes à expérimenter à quel niveau de complexité se situe la définition dans une durée stricte des événements rigoureusement asservis les uns aux autres, puis réalisés par la fluidité de technologies automatisées, les élèves resteront perplexes face à la sophistication du Grafcet. L’exemple le plus grossier n’est pas inutile pour assurer ce préalable : une vidéo sur un système de production de voitures, dont l’information sera centrée sur les phénomè-nes macro- et micro-temporels fournit par exemple un vrac de référents em-piriques analysables pour imaginer les fonctions des outils méthodologiques nécessaires pour gérer cette complexité.

Face à une tâche de logique câblée, souvent associée aux études de Grafcet en classes de Seconde, le codage sur TSX 21 d’un Grafcet de pro-duction normale du point de vue “partie commande”, on assiste à trois types de réactions d’élèves (Hostein, 1996) :

- les uns perçoivent la continuité entre le système réel observé, son fonctionnement, le Grafcet précédemment dessiné du point de vue “partie opérative”, et le codage qui fait l’objet du travail dirigé ; ils sont rares ;

- d’autres ont perçu la complexité d’un fonctionnement automatique représenté à l’aide du Grafcet, et considèrent l’exercice comme une transpo-sition analogique et simplifiée servant à leur initiation au câblage, et c’est une majorité ;

- les derniers réalisent tous les exercices successifs sans tenter de créer des liens avec les autres phases de leur travail.

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Ces différences de lecture du contrat didactique - porté par la tâche et orienté par le milieu technologique - marquent qu’un même modèle provo-que, traduites par ces attitudes différentes, des représentations fort diverses chez les élèves d’une même classe.

1.4. La technique de conception et d’analyse structurées (SADT) Le second outil de représentation, la Structured Analysis and Design

Technic, est né également dans un milieu industriel, mais celui du logiciel informatique. Ce sont les enseignants des génies mécaniques qui en ont tenté l’introduction dans la description, essentiellement fonctionnelle, des systè-mes techniques étudiés en classe par les élèves. Le système très lourd, utile à l’industrie alors, n’a jamais été utilisé dans sa totalité, amputé de la descrip-tion structurale descendante susceptible de vérifier la validité de l’analyse fonctionnelle. Les concepts systémiques implicitement portés par cette mé-thode n’ont jamais été ni explicités, ni même utilisés, ce qui a entraîné des dérapages épistémologiques. La dimension exactement nommée “pédagogi-que” par les créateurs, parce que visant l’intercommunication des coauteurs de l’analyse dans l’entreprise, a été ignorée : le concept de points de vue pluriels et complémentaires par exemple n’a pas fonctionné pour permettre la confrontation des représentations entre élèves dans la classe, lors de la prise de contact avec un système automatisé.

Figure 4 : Graphe Sadt niveau 1, fonction “serrer la pièce”

Dès lors, l’outil Sadt n’est plus utilisé actuellement, dans la plupart

des situations que comme un mode de représentation absolu, vrai à tous points de vue. Les élèves ont parfois à y insérer une étiquette de fonction, à mettre en relation une fonction exprimée par ce modèle avec les actions d’un Grafcet partie opérative. Les élèves furent conduits, les premières années de son utilisation à repérer, en utilisant son formalisme, les diverses fonctions d’un premier système technique ; le graphisme ainsi perçu permettait à l’élè-

DES REPRÉSENTATIONS AUX MODÈLES

165

ve de comprendre l’enchaînement des fonctions au sein d’un nouveau sys-tème, voire de tenter une représentation fonctionnelle d’un troisième, et de le confronter avec des tentatives de représentation d’autres élèves. C’est dans ce cadre que furent repérées les logiques progressives selon lesquelles les élèves construisent leurs modélisations des systèmes techniques : point de vue d’usager d’abord, puis de concepteur ou de technicien ensuite, et enfin modélisation à l’aide d’outils scientifiques (Hostein, 1988).

Les destinées comparées de ces deux modèles sont instructives. Le premier permet l’usage d’un outil tenu pour isomorphe dans les champs scolaire et industriel et on peut dès lors l’apprendre, comme le dessin indus-triel ou les schémas cinématiques. De plus, c’est un modèle chronologique, et les génies mécaniques sont plus spontanément sensibles à l’aspect proces-sus qu’à la caractérisation synchronique de l’état d’un système.

Par contre, l’outil de modélisation Sadt posait une démarche nouvelle, un code brutalement et totalitairement imposé aux enseignants, une distance importante entre le domaine de sa création industrielle et celui de son appli-cation scolaire, une transposition considérable donc. D’autre part, le respect de la complexité, la pluri-référentialité, la nécessaire confrontation entre les intervenants sur un système présentaient des concepts neufs, imposant des transformations importantes du contrat didactique, ce que n’a pas autorisé le discours scolaire des disciplines techniques aux niveaux du Lycée.

L’accent a été mis sur la syntaxe (dont les professeurs éprouvaient des difficultés à repérer l’intentionnalité et donc les règles), et sur la rigoureuse et objective exactitude que certains supposent essentielle à tout type de mo-dèle. Ont été négligées les fonctions pédagogiques, pourtant explicitées par les auteurs dans le modèle industriel lui-même (compréhension en profon-deur du problème abordé, réponse aux questions de destinataires différents et permettre leur dialogue,… IGL, 1987).

Les élèves ont pu utiliser ce modèle, tant qu’il est resté un simple outil de transfert des compréhensions fonctionnelles de systèmes automatisés. Mais les professeurs se sont sentis gênés par deux phénomènes : l’absence de légitimité absolue d’un graphe produit sur ses concurrents, l’incertitude des statuts de certaines variables. Introduit dans les programmes de 1985, ce modèle en a été proscrit en 1992.

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2. LES LANGAGES TECHNIQUES : OUTILS DE REPRÉSENTATIONS ET/OU PORTEURS DE MODÈLES ?

2.1. Les langages techniques sont-ils des modèles ? Quand le professeur, dans une discipline technique, parle à ses élèves

de modélisation, c’est presque toujours pour aboutir au plus vite à une for-malisation physico-mathématique des phénomènes d’efforts, de contrainte, de poids…, externes ou internes à un système technique, et qui s’exprime en termes de vecteurs, de torseurs, etc. Le produit proposé est alors qualifié lui-même de modélisation, rarement de modèle. Les programmes désignent le dessin technique, le Grafcet, les schémas cinématiques…, par le terme géné-rique d’“outils de représentation”.

Chacun de ces outils, selon les acceptions les plus courantes, corres-pond bien à ce que l’on nomme modèle. Canguilhem définissait le modèle comme un “objet de substitution” (p. 311), et toutes les définitions repren-nent ce caractère manifestement essentiel. “Le modèle est un produit con-ceptuel, jouant comme un substitut de la réalité”, écrit Drouin. Le Moigne parle de “représentation intelligible, artificielle, symbolique, des situations dans lesquelles nous intervenons…, que l’on construit dans sa tête et que l’on “dessine” sur quelque support physique… Autrement dit un système de symboles, créé par l’homme” (p. 15). B. Walliser avait donné cette défini-tion plus descriptive : “La notion de modèle recouvre toute représentation d’un système réel, qu’elle soit mentale ou physique, exprimée sous forme verbale, graphique ou mathématique” (p. 116). S. Bachelard (AFCET) re-coupe ces premières approches d’un point de vue plus synthétique : “Le modèle n’est rien d’autre que sa fonction ; et sa fonction est une fonction de délégation”. Ainsi défini, le modèle correspond très exactement aux divers outils de représentation utilisés par les disciplines techniques. Et tous les niveaux d’enseignement de la technologie utilisent de tels modèles que nous qualifierons de canoniques : fiches de l’École élémentaire, dossiers de pro-jets des Collèges, manuels de Lycées, revues industrielles spécialisées, cha-cun adoptant les formes de modèles les plus adéquates, en considération de leurs publics et de leurs intentions.

2.2. Modèles et représentations Qui plus est, il semblerait, à prendre ces définitions au pied de leur let-

tre, que modèles et représentations soient des clones. Driver remarquait à propos des enseignements scientifiques : “Les conceptions des élèves fonc-tionnent comme des modèles théoriques, alternatifs des modèles canoniques,

DES REPRÉSENTATIONS AUX MODÈLES

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et qui se trouvent renforcés par les reconstructions qu’ils opèrent à l’occa-sion des présentations scolaires des sciences” (p. 485). Cette pure et simple assimilation me paraît inexacte, et source de ces renforcements malheureux que déplore l’auteur.

Nous pensons pertinent de distinguer modèles et représentations, aussi bien sous leur aspect produits de l’activité de représentation, qu’en tant que processus modifiant les représentations, tout en maintenant la solidarité entre les deux versants de la représentation à la fois processus et produit (Sallaber-ry 1996, p. 30 et sq., 176). Les deux aspects sont indéniablement liés, et la distinction de ces deux points de vue que nous allons opérer vise seulement à repérer les positions relatives des représentations et des modèles.

2.2.1. En tant que produits La représentation et le modèle n’ont de sens, - et c’est ce que souli-

gnent les définitions reprises ci-dessus -, que parce qu’ils sont modèles ou représentations de quelque chose : il y a toujours, comme le souligne John-son-Laird, un “state of affairs” (1983, 1993) externe. Et c’est cet “ob-jet” que “re-présente” le modèle. Toute sa valeur dépend de la force d’interaction qu’il entretient avec l’objet dont il est le substitut. D. Iddhe soutient par exemple que la valeur formatrice des disciplines techniques tient d’abord à la propriété que partagent tous les systèmes techniques, celle d’inclure et l’artefact et l’acteur. L’interaction est dès lors totale. Les interventions de l’apprenant sur le système renvoient de multiples manières à ses représenta-tions qui, elles-mêmes, guident ses actions : observations, dialogues hom-mes-machines pour le pilotage et le contrôle, opérations de mise en œuvre, etc.

Le cognitivisme est allé jusqu’à développer, avec la théorie des modè-les mentaux, un postulat d’isomorphie entre cet objet externe et sa représen-tation (Johnson-Laird, 1983). C’est d’ailleurs ce qui l’autorise à opposer les modèles mentaux aux modèles canoniques, tels les diagrammes de Venn ou les cercles d’Euler ; ces derniers ne présenteraient pas, contrairement aux premiers, une “analogie de structure” avec leurs référents supposés (id. p. 418). Dans la lignée de ce postulat seulement il serait possible de parler de représentation erronée (Sallaberry, 1991), comme si le modèle ne pouvait être qu’unique pour un référent donné. Walliser soutient au contraire qu’un modèle, qui ne saurait prétendre à être l’unique représentation du référent, ne peut être qu’erroné, du moins partiellement, et dans l’attente d’un meilleur. Les manuels de physique ne font appel à la notion de rayon lumineux qu’en optique, alors qu’ils traitent des phénomènes de la lumière, en appelant des conceptions tantôt corpusculaires, tantôt ondulatoires, et l’université ensei-

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gne encore la mécanique newtonienne ; les méthodes de “renormalisation” adaptent les lois dans leurs formulations mathématiques aux phénomènes empiriques représentés par des coefficients d’approximations successives : voici qui plaide pour l’assouplissement des structures isomorphiques, au gré des besoins du modélisateur !

Parlant d’un principe d’économie dans la construction de modèles mentaux, Johnson-Laird soutient l’unicité du modèle mental “even if the description is incomplete or indeterminate” (1983, p. 408). Or nous avons constaté que les modèles techniques sont multiples pour parler du même système, et que leurs coordinations constituent l’un des obstacles à leur compréhension par les élèves. Si le statut de la représentation mentale est bien celui que décrivent les cognitivistes, il est opportun alors de distinguer, en tant que produits, représentations et modèles.

Ce qui distingue par ailleurs les deux systèmes, c’est que les représen-tations, – dénommées plus souvent en didactiques les conceptions de l’élè-ve –, correspondent à des hypothèses formulées par le professeur sur ce que l’élève “a dans sa tête”. Par contre, les modèles, dans la mesure où ils sont travaillés par les élèves et traduits en graphismes successifs, permettent au professeur d’observer un produit, fruit de ce que l’élève “a construit dans sa tête” (Le Moigne, p. 15). La gestion pédagogique de l’observable est plus commode que celle de l’implicite.

2.2.2. Comme processus Inclure dans le concept de représentations les processus de leur déve-

loppement permet de rendre compte du fait que celles-ci, en tant que telles, s’inscrivent dans un contexte constructiviste. Di Sessa, parlant des “primiti-ves phénoménologiques”, rend compte de ce que Bachelard appelait les “conceptions premières”. Ce sont des situations de la vie courante qui ont construit dans la tête de l’élève, tels des prototypes, une constellation d’attributs-clés, que croit reconnaître l’élève dans la situation scolaire propo-sée. On est près des “invariants” et des “schèmes d’action” de Vergnaud. La prégnance des attributs-clés et la confiance que le sujet accorde au rapport analogique entre la situation prototype et la nouvelle situation proposée à l’école est créée pour permettre, selon le type d’enseignement et d’apprentis-sage considérés, de réduire plus ou moins le crédit spontané accordé par l’apprenant aux analogies repérées. Le processus d’apprentissage des divers modèles technologiques correspond bien à celui décrit ci-dessus à propos du développement des représentations.

A ceci près : la “primitive phénoménologique”, la “conception pre-mière” se sont construites dans des situations non-didactiques. Le modèle,

DES REPRÉSENTATIONS AUX MODÈLES

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lui, se construit pour l’essentiel dans des situations didactiques, voire a-didactiques au sens de Brousseau. Le milieu, comme le contrat, diffère alors de ceux qui forment l’environnement des expériences de la vie quotidienne des élèves, et cette différence joue un rôle, potentiellement aussi bien positif que négatif d’ailleurs (Hostein, 1996). S’il y a processus dans les deux cas, les systèmes processeurs n’ont pas les mêmes composants, ni les mêmes structures.

2.2.3. L’“ élaboration modélisante” (Martinand) Le terme de “modélisation”, depuis longtemps en usage dans les dis-

ciplines techniques, correspond maintenant à un concept soigneusement et longuement élaboré par J.-L. Le Moigne, qui le définit ainsi : “Action d’éla-boration et de construction intentionnelle, - par composition de symboles -, de modèles susceptibles de rendre intelligible un phénomène perçu comme complexe, et d’amplifier le raisonnement de l’acteur projetant une interven-tion délibérée au sein du phénomène ; raisonnement visant notamment à anticiper les conséquences de ce projets d’actions possibles” (p. 5). Cette définition décrit le cœur même de la démarche de l’homme face aux arte-facts, et institue le modèle comme “instrument symbolique” (Rabardel), équivalent dans le travail d’ingénierie de l’outil dans les opérations indus-trieuses.

Pour que soit entendue dans cette acception la modélisation, trop sou-vent réduite à la gestion d’un modèle dans les enseignements scientifiques, Martinand (INRP-LIREST) a préféré une étiquette plus stimulante, celle d’“élaboration modélisante”, qui correspond au même concept. Dans son versant processus, il vaut sans doute mieux distinguer la modélisation, du produit auquel elle conduit : le modèle, toujours provisoire et partiel. Le modèle est un savoir institutionnalisé, ancré dans la mémoire didactique de la classe ; il relèverait du versant déclaratif des connaissances dans le sys-tème des cognitivistes. La modélisation met en œuvre les connaissances de l’élève, ses schèmes opératoires, ses théorèmes en actes ; elle appartient plutôt au versant procédural du système cognitif.

B. HOSTEIN

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3. LA MODÉLISATION : COMMENT “LA PRENDRE”

3.1. La modélisation, comme appropriation des modèles par l’élève L’articulation des trois moments de la représentation, telle que la pré-

sente Sallaberry (1996, pages 26 à 30) nous servira de canevas pour dessiner ce que peut être l’élaboration modélisante.

Le modèle n’est un moment d’universel… que partiellement8. Média-teur, instrument, il se situe dans une position intermédiaire entre les référents et les théories qu’il opérationnalise en quelque sorte ; ce sont ces dernières qui se situent pleinement au pôle de l’universel. Le dessin industriel d’une pièce, par exemple, réalise un compromis efficace, économique et opérant dans un champ spécifié, entre les théories hétérogènes, - géométrique, tech-nologique et sémiotique -, qui le fondent. Il parvient ainsi à rendre compte d’un aspect d’un objet particulier. En tant que modèle canonique, il participe du caractère universel que revêt tout langage institué.

MODELE(savoirs)

CONCEPTIONS(celles provoquées par la situation)

application

généralisation

appr

endr

e

com

pren

dre

MODELISATION(compétences)

Figure 5 : Adaptation aux apprentissages de la modélisation du schéma des 3 temps de la représentation(Sallaberry, 1996, p.26 & 30)

Plan de la modélisation

La modélisation constitue le moment du particulier. A travers le des-

sin de la pince du bras manipulateur, l’élève doit capter l’articulation réalisée par le message du concepteur entre les diverses contraintes du langage gra-

8 Dans la typologie proposée par J.C. Passeron (1995, Le modèle et l'enquête), nous

sommes ici dans la catégorie déïctique des modèles. Opposé à celle des modèles théoriques qui démontrent, le modèle, ici, montre les conditions de réalisation des aspects théoriques qui intéressent le modélisateur et conditionnent la fonctionnalité du système technique référent.

DES REPRÉSENTATIONS AUX MODÈLES

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phique. C’est la mise en œuvre de ses compétences qui va lui permettre de s’approprier le message. Dans la mesure où il comprendra le dessin, ses ca-pacités à modéliser vont se développer. Il sera capable d’interactions plus riches, tant avec les nouveaux dessins qu’il découvrira par la suite, que par l’intermédiaire de ceux qu’il réalisera.

Si la métaphore de l’intelligence artificielle ne risquait pas d’être prise trop au sérieux, on dirait que les modèles forment une banque de données pour le processus de modélisation, et alors les conceptions de l’élève joue-raient le rôle du moteur d’inférence des informaticiens. L’élève va faire inte-ragir modèle et modélisation, par assimilation ou accommodation, soit en généralisant ses schèmes modélisateurs disponibles, soit en les appliquant aux nouveaux modèles rencontrés. Ce travail sur le modèle, cette élaboration modélisante, fera bouger ses représentations ; cet événement construit du singulier. Dans la situation didactique, le travail sur le modèle devient ob-servable pour l’enseignant, dans la mesure où l’élève intervient, verbale-ment, graphiquement, par les manipulations inférées sur le système, etc.

3.2. LA MISE EN RELATION MODÈLES-RÉFÉRENTS Le risque de se focaliser sur un modèle pour lui-même et non en tant

que médiateur demeure, tant que le modèle n’est pas confronté à son appli-cation à d’autres systèmes. Le Grafcet de la perceuse automatisée n’est pas celui du bras manipulateur dans lequel il suffirait de modifier les étiquettes des actions et des transitions : c’est son architecture même qu’il faut modi-fier. Des élèves, qui n’ont pas identifié le véritable statut des modèles, sont incapables d’un tel transfert (Hostein, 1996).

Le “bouclage” système technique – modèle spécifique – système va tellement peu de soi que les recommandations de l’Inspection générale en rappellent régulièrement l’impérieuse nécessité. Les professeurs remarquent également que, pour bien des élèves, ce n’est pas un souci fréquent. Ne fau-drait-il pas y voir un indicateur symptomatique de l’usage tronqué de l’éla-boration modélisante dans les enseignements technologiques ?

Reprenant les expériences de formation professionnelle permanente de Malglaive, et sa formule du “apprendre à l’envers”, Samurçay et Pastré mon-trent que par la seule conduite de leurs appareils, les opérateurs se donnent un “modèle” du fonctionnement du système, rattaché à une théorie, certes très pratique, et que c’est par cette voie que se réalisera une formation conti-nue opérationnelle.

Walliser, qui appelle cette dimension des modèles leur sémantique, distingue deux voies de mise en relation du modèle avec son référent : l’ac-

B. HOSTEIN

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tion sur le système, et l’observation du système. La première, à partir d’un modèle que Walliser appelle normatif, conduit à la prédiction des compor-tements observables du système, et à la simulation. La seconde, conduit à un modèle cognitif, et elle construit une explication des comportements du sys-tème, par l’intermédiaire du modèle correspondant.

MODELE

CONCEPTION

MODELISATION

Figure 6 : Dimension référentielle de la modélisation.

Plan de la modélisation

MilieuTechnologique

Prédire

Simuler

Expliquer

Plan du référent

Autres

modèles

Dans l’analyse didactique, on peut voir que les élèves de Seconde

TSA qui sont sensibles à ces deux voies d’interaction, l’observation et la manipulation des systèmes réels, se trouvent en situation de réussite signifi-cativement meilleure que ceux qui ne font pas jouer ces va-et-vient entre systèmes et modèles (Hostein, 1996). Ce n’est que dans le cadre de cette mi-se en correspondance systématique que peuvent être comparés divers modè-les. On retrouve ici la voie technologique spécifique de ce que Vergnaud appellerait dans d’autres contextes un champ conceptuel à construire.

C’est en vertu de cette mise en interaction des modèles et de leurs ré-férents, que se justifie également qu’il n’y ait de preuve déterminante en technologie que par le fonctionnement effectif du système étudié, sa consta-tation qualitative dans un temps initial de la formation, puis sa validation quantitative par des mesures de contrôle.

DES REPRÉSENTATIONS AUX MODÈLES

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A ce stade de notre description, déjà, il est important de noter que la pratique de la modélisation conduit à travailler sur deux niveaux : celui du système symbolique et celui du système réel. Cette nécessité, dans la mesure où l’élève comme l’enseignant en prennent conscience, offre des possibilités nouvelles de provoquer des changements plus profonds et plus significatifs dans les conceptions des élèves.

3.3. La modélisation comme interaction entre systèmes Il nous faut maintenant introduire un troisième niveau, celui du sujet,

en tant que modélisateur. Les analogies dont s’inspirent les cognitivistes pour construire les modèles mentaux sont des systèmes clos : le “software”, voire le “hardware”, de l’informatique, ou bien encore la logique formelle (Johnson-Laird, 1983). Or ce qui caractérise les activités de conception, c’est leur caractère ouvert qui produit de l’intelligence à partir de l’intelligence : “En construisant les objets artificiels, l’homme construit son propre cerveau” (Le Moigne, p. 117).

Plan du référent

technique

Plan de la modélisation

Plan du sujet

Construction du sens

Action

intentionnelle

Figure 6 : Dimension pragmatique de la modélisation

interactionsentre niveauxdu système dereprésentations

Le sujet ne se réduit pas à ses connaissances déclaratives. Ses concep-

tions ne sont activées qu’au sein d’un projet. Plus encore qu’un substitut de quelque chose, le modèle exprime un projet pour quelque chose. La diversité des modèles techniques s’explique par la multiplicité des intentions qui cor-respondent aux points de vue de concepteurs, fabricants, usagers, répara-teurs, etc. Et les modèles sont destinés à permettre la communication au sein

B. HOSTEIN

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de chaque groupe, mais aussi entre les divers groupes d’acteurs. Le modèle n’est pas seulement l’image ou le schéma, mais tout autant le résultat, pour la transformation des conceptions, de l’utilisation faite par la communauté technicienne des images et des schémas. En cela, les modèles ressemblent aux autres instruments matériels, les outillages, dont l’usage n’est pas figé une fois pour toutes, mais décliné au fil des situations rencontrées et des besoins de leurs utilisateurs. Le modèle, comme matérialisation des projets d’un sujet, sert à penser (instrument psychologique au même titre que le langage dans sa description de Vygotsky), et sert à communiquer, constitu-ant de ce point de vue une mise en scène de la réalité (comme une “représen-tation” théâtrale). Le modèle est, en lui-même, héritier de l’intention qui habite l’action technique dont il surdétermine à son tour maintes dimensions.

L’action, alors, ne se réduit pas à la tâche, qui fonctionne, elle, au seul plan du référent. “L’action donne aux schèmes, dit J. Bideaud, une structure, qui donne de nouveaux schèmes à l’action”. Cette dialectique constructiviste introduit le sens dans les apprentissages, en ce qu’elle permet au sujet de prendre conscience de son propre développement à travers ses activités per-sonnelles de modélisation. C’est ainsi que Hoc analyse les interactions entre le référent et les activités de planification, dans lesquelles le plan n’est rien d’autre, dit-il, qu’un modèle d’action (Traité des sciences cognitives, Dunod, 1990, T.2, pages 225-228).

L'analyse fonctionnelle représente, dans les situations d’enseignement technique, la famille de modèles la plus apte à rendre compte de ce dernier type d’interactions envisagé. Les difficultés d’existence que rencontrent les modèles fonctionnels dans les pratiques pédagogiques sont à mettre en paral-lèle avec la part minime que donne l’enseignement traditionnel des techni-ques à l’implication du sujet dans les activités de modélisation. La pratique de cette dimension contribuerait à réduire le fossé souvent déploré entre les aspects scolaires des technologies et leur terrain industriel de référence.

3.4. Faut-il apprendre la syntaxe des modèles ? Si l’on suit la logique dessinée par notre schématisation de l’élabora-

tion modélisante, la syntaxe des modèles y occupe une place très étroite, celle des modèles et de certaines de leurs interactions avec la modélisation. Ce que Walliser appelle leur cohérence interne est intégrée dans le modèle lui-même, et leur cohérence externe consiste à valider leur correspondance homomorphique avec les propriétés et les variables de leur référent et des théories correspondantes.

C’est pourtant à ces apprentissages que l’enseignement des techni-ques, au moins à partir du lycée, donne la part essentielle. Cette importance

DES REPRÉSENTATIONS AUX MODÈLES

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n’est pas illégitime. L’accord est unanime pour faire correspondre la valeur d’un modèle à sa cohérence syntaxique, condition de sa puissance pour en-gendrer une validité, une prévisibilité et une variabilité intéressantes (Walli-ser). L’apprentissage des aspects syntaxiques de chaque modèle est indis-pensable. Mais l’accent mis, trop facilement de façon exclusive et le plus souvent prioritaire, sur ce versant des modèles technologiques (Doulin, Gi-nestié, Hostein…) a rendu difficile, dans les enseignements des disciplines techniques l’appropriation par les élèves des vertus essentielles de l’élabora-tion modélisante, et du sens qu’elle ne prend que par ses interactions avec les deux autres niveaux.

Bien des modèles introduits récemment dans les milieux industriels se caractérisent d’ailleurs par leur faible niveau syntaxique : PERT, pieuvre de l’analyse de la valeur, diagramme causes-effet, etc. Schwartz (p. 140) fait remarquer que les ingénieurs traitent d’emblée ces nouveaux outils symboli-ques avec beaucoup de mépris. Ce n’est qu’après avoir dû les enseigner aux “petits personnels” qu’ils en perçoivent la valeur analytique et prédictive. Alors seulement ils les intègrent dans leur boîte à outils symboliques.

CONCLUSION Alors que les programmes des disciplines techniques parlent plus sou-

vent de modélisation que de modèle, à y regarder de plus près, il s’agit beau-coup plus, aux sens exacts de ces termes que nous venons de tenter de défi-nir, de modèles à enseigner que de modélisation à apprendre. Encore ne voit-on cet enseignement s’afficher avec quelque ampleur qu’à partir des classes de Lycées, et dans le domaine de la mécanique. La technologie, comme dis-cipline scolaire hérite malencontreusement, sous cet angle aussi, d’une image vieillie qui la réduit au statut de science appliquée. Les didacticiens de la physique et de la chimie ont pourtant déjà montré quelles différences il y avait entre les modèles véhiculés dans l’enseignement et le statut épistémo-logique de la modélisation en sciences (Johsua et Dupin, LIREST-INRP).

Si l’on accepte les différenciations proposées entre modèles, modéli-sation et conception, les distances mises entre ces concepts permettraient des prises de conscience des rôles spécifiques et des modes d’introduction possi-ble aux divers niveaux de l’apprentissage des techniques. Les modèles sont multiformes, et leurs syntaxes permettent des énoncés de différents niveaux. Dès que l’écolier du troisième cycle élémentaire veut comprendre comment fonctionne un batteur de cuisine, l’appel à l’un des graphismes fonctionnels existants peut être un outil précieux à utiliser, comme les torseurs permet-tront à l’élève de lycée de déterminer les efforts transmis dans la chaîne des

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organes d’un bras manipulateur. Les modèles sont des instruments : les connaître n’est utile que pour celui qui sait les utiliser quand il en a besoin.

Et leur usage, c’est la modélisation, à condition qu’il repose sur une réelle autonomie du modélisateur. Travailler sur des modèles rendus pro-gressivement plus adéquats, et rejoindre ainsi les modèles canoniques, cela prend du sens quand ce travail accompagne le travail avec ces modèles sur les situations techniques et les artefacts qui les composent. La multiplication des facettes successives et progressives d’un travail modélisant permet de passer du modèle qualitatif à sa quantification, ou de sauter vers un autre modèle de syntaxe mathématisée plus adéquate, et ces passages introduisent du “jeu” dans les activités de modélisation. Un jeu fonctionnel, parce qu’il permet de percevoir les divers aspects d’un système technique ; un jeu ludi-que, parce que l’implication personnelle peut être reconnue et valorisée à travers la concurrence de modèles pluriels.

Dans quelle mesure alors l’apprentissage de la modélisation pourrait-il fournir un fil conducteur et une progressivité aux curricula d’une “voie tech-nologique” ? Les essais de progression linéaire, voire spiralée, qui suivrait une hiérarchie des objets appartenant aux domaines techniques ne se sont pas révélés pertinents. La complexité des objets, pas plus que leur secteur d’activité privilégié (bâtiment, électricité, moteurs, etc.), ne peut justifier la légendaire technologie de la targette au collège ! La complexité d’une modé-lisation, elle, ne dépend pas de celle de son référent. Théoriquement du moins, l’apprentissage d’une modélisation, apte par définition à rendre compte d’un aspect des systèmes techniques, pourrait s’appliquer à des mo-dèles plus élémentaires que ceux utilisés par les hautes technologies contem-poraines. La progression consisterait à en étendre la généralisabilité et à en formaliser la syntaxe niveau après niveau. Mais une telle stratégie, fût-elle opérationnalisable, - ce qui reste à étudier -, n’aurait de valeur qu’à une condition qui échappe au champ propre de la didactique. Il faudrait alors accepter que les projets inscrits socialement dans chacune des filières actuel-les ne rendent pas celles-ci complètement hétérogènes les unes aux autres. Par exemple, admet-on qu’il n’y ait pas contradiction entre culture profes-sionnelle et culture générale ? Certains parcours le montrent. Mais il est une “distinction”, comme le montre Bourdieu, plus difficile à casser que les dis-tinctions formelles.

Bernard HOSTEIN

IUFM d’Aquitaine LADIST-Université Bordeaux 1

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Abstract : The world of techniques needs multiform languages to express its various elements. Technical drawing, Graphs of automatic tasks (GRAFCET), Structured Analysis and Design Technique (SADT), typically exemplify that sort of communicating tools. Their origins and their uses, as well in industrial activities as in technical teaching, are the embodiment of the specific feetures and learning obs-tacles, peculiar to these grade 2 artifacts. The symbolic instruments present models against which the students’ conceptions pay. But these very conceptions can but be modified if the learning activities offer situations of “modelling elaborations”, ins-tead of “models”, that is activities during which the students realize the interactions between a project, an entity and a symbolization, which are “technical” all the same.

Keywords : conceptions — modelling — technical teaching

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