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S ituée sur la côte méditerra- néenne du Levant, à égale dis- tance de Valencia et d’Alicante, Dénia, capitale de la Marina Alta, surprend par l’étendue de ses espaces portuaires au regard de sa population de quarante-cinq mille habitants. Cet important pôle touristique espagnol, encadré, au Nord, par un littoral très urbanisé et, au Sud, par une splendide réserve naturelle à la côte dentelée d’abrupts caps rocheux, a connu par le passé un éton- nant destin. Probablement appelée Dinium puis Dia- nium au temps des Romains, qui la placent sous les auspices de la déesse Diane, et Daniya à l’époque musulmane, Dénia a vu passer les marins phéniciens, grecs ou car- thaginois qui commerçaient en Méditerra- née. Elle a aussi connu la colonisation romaine au III e siècle avant Jésus-Christ, et celle des Arabes, qui l’ont occupée durant cinq cents ans, à partir du VIII e siècle. La forte empreinte de ces derniers, toujours lisible aujourd’hui, se retrouve dans la topo- nymie, le vocabulaire, l’architecture, les sys- tèmes de culture et d’irrigation, l’artisanat ou la gastronomie. La Daniya musulmane a vécu une période de splendeur au X e siè- cle, au point d’être élevée au rang de taïfa (royaume) ; sa puissance s’étendait alors de la Marina Alta jusqu’à Alicante et compre- nait une partie de Murcie et les îles Baléares. Le château d’origine arabe qui surplombe la ville rappelle ce riche passé. 35 34 Jadis simple havre de pêche de la côte méditerranéenne espagnole, le port de Dénia a connu au XIX e siècle une grande prospérité avec l’exportation des raisins secs. Mais ce qui a fait sa fortune a aussi failli causer sa ruine. Un désastre évité notamment grâce au tourisme de villégiature et à la proximité des îles Baléares. Valence Espagne Dénia Alicante Îles Baléares Majorque Ibiza D énia par Martine Garry de Le port de Dénia au début du XX e siècle. Les pêcheurs ont alors adopté majoritairement les laúdes et les faluchos, des barques à voile latine de 6 à 8 mètres de longueur. LE FABULEUX DESTIN

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Page 1: Denia article - lignesdeauleblog.files.wordpress.com · S ituée sur la côte méditerra-néenne du Levant, à égale dis-tance de Valencia et d’Alicante, Dénia, capitale de la

Située sur la côte méditerra-néenne du Levant, à égale dis-tance de Valencia et d’Alicante,Dénia, capitale de la MarinaAlta, surprend par l’étendue deses espaces portuaires au regard

de sa population de quarante-cinq millehabitants. Cet important pôle touristiqueespagnol, encadré, au Nord, par un littoraltrès urbanisé et, au Sud, par une splendideréserve naturelle à la côte dentelée d’abruptscaps rocheux, a connu par le passé un éton-nant destin.

Probablement appelée Dinium puis Dia-nium au temps des Romains, qui la placentsous les auspices de la déesse Diane, etDaniya à l’époque musulmane, Dénia a vupasser les marins phéniciens, grecs ou car-thaginois qui commerçaient en Méditerra-née. Elle a aussi connu la colonisationromaine au IIIe siècle avant Jésus-Christ, etcelle des Arabes, qui l’ont occupée durantcinq cents ans, à partir du VIIIe siècle. Laforte empreinte de ces derniers, toujourslisible aujourd’hui, se retrouve dans la topo-nymie, le vocabulaire, l’architecture, les sys-tèmes de culture et d’irrigation, l’artisanatou la gastronomie. La Daniya musulmanea vécu une période de splendeur au Xe siè-cle, au point d’être élevée au rang de taïfa(royaume); sa puissance s’étendait alors dela Marina Alta jusqu’à Alicante et compre-nait une partie de Murcie et les îles Baléares.Le château d’origine arabe qui surplombe laville rappelle ce riche passé.

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Jadis simple havre de pêche de la côte méditerranéenneespagnole, le port de Dénia a connu au XIXe siècle

une grande prospérité avec l’exportation des raisins secs.Mais ce qui a fait sa fortune a aussi failli causer sa ruine.

Un désastre évité notamment grâce au tourisme de villégiature et à la proximité des îles Baléares.

Valence

Espagne

Dénia

Alicante

Îles Baléares

Majorque

Ibiza

Déniapar Martine Garry

de

Le port de Dénia au début du XXe siècle. Les pêcheurs ont alors adopté majoritairementles laúdes et les faluchos, des barques à voile

latine de 6 à 8 mètres de longueur.

LE FABULEUX DESTIN

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Grâce à l’arrivée du chemin de fer, en1884, l’acheminement du poisson vers lacapitale et l’intérieur du pays est plus rapide.Alors, la pêche en bœufs, facilitée en hiverpar les vents frais, se développe et les bateauxqui la pratiquent s’agrandissent. Faluchos etlaúdes gagnent en puissance, pouvant attein-dre jusqu’à 60 pans (13,20 mètres). Cette

flottille perdure au XXe siècle : avant laguerre civile, on dénombre deux cents em-barcations de pêche dans le district de Jávea-Dénia, dont quatre-vingt-sept seulementsont motorisées. Après le conflit, c’est ledéclin : en 1955, on ne compte plus quequinze embarcations qui pêchent encore àla voile et trente-cinq à la rame!

LE PORT DOPÉ PAR LE SUCCÈS

DU RAISIN SEC

Dénia est aussi un port de commerce.Contrairement aux unités de pêche, souventtirées à terre, les borneurs viennent mouil-ler à l’intérieur du port naturel, dans sa par-tie la plus profonde nommée la Caldera. Lesbateaux qui se livrent à cette activité sontsouvent des laúdes, mais le port est aussi fré-quenté par des bombardes, des brigantins,des polacres, des jabeques (balancelles), desmistics (autre bateau à trois voiles latines),ou des quillats, grandes barques à voile latinecaractérisées par leur carène en V profond.

Le port de commerce va connaître ungrand bouleversement au début du XIXe siè-cle, avec le développement intensif de la cul-ture du raisin dans la région. Stimulés parles bénéfices qu’ils peuvent tirer de sonnégoce, les habitants n’ont plus qu’uneobsession: le produire, le faire sécher et l’ex-porter dans l’Europe entière par la voie mari-time. Le littoral agricole compris entreGandia et Alicante voit affluer quantité d’im-migrants qui se livrent ainsi avec ardeur à laculture du raisin. Le vignoble occupe alorspresque la moitié de la surface cultivable dela région, au détriment des cultures tradi-tionnelles méditerranéennes, comme cellesdu blé, des olives ou des agrumes. La culturedu moscatel (muscat) est la plus répandueautour de Dénia et connaît son apogéedurant la seconde moitié du XIXe siècle.

RIEN DE MIEUX QUE LE VALENCIA

POUR TRUFFER LE PLUM-PUDDING !

La préparation du raisin sec de la MarinaAlta – que l’on appelle pasa ou valencia –repose sur un procédé hérité de l’occupa-tion arabe : avant de les faire sécher sur destreillis de joncs exposés au soleil, les grap-pes sont plongées dans de l’eau bouillante.Le valencia entre notamment dans la com-position du plum-pudding. La qualité de ceraisin sec ainsi que son prix abordable vontainsi lui assurer un débouché sur le marchélondonien : en 1840, l’Angleterre en aimporté 176000 quintaux!

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Encore aujourd’hui, le quartier des pê-cheurs abrite un ancien édifice de 48 mètresde long sur 13 mètres de large, comportantdes portes à arcade, où aurait été construiteune partie de la flotte de guerre musulmane.Transformé au fil des ans, l’actuel bâtiment,qui date du XVIe siècle, après avoir servi d’ar-senal et d’entrepôt, abrite maintenant unhôtel et un restaurant. Il ne reste rien enrevanche du prestigieux arsenal arabe duXe siècle de Dénia, qui était connu danstoute la Méditerranée occidentale.

Dans le golfe de Valencia, seule Déniaoffrait un abri relativement sûr en cas demauvais temps. Ce refuge naturel va permet-tre à la pêche, au bornage et au cabotage des’y développer et d’irriguer économiquementla région. Jusqu’à la construction tardive dedeux digues (lire encadré page 43), le vasteplan d’eau naturel, peu profond mais dé-fendu par une ceinture de hauts-fonds, res-tait cependant d’accès difficile en raison del’étroitesse de son chenal d’accès sinuantentre bancs de sable et rochers.

À l’embouchure du rio Molinell, au Nordde Dénia, on traquait le thon pendant samigration, en juin et juillet, grâce à l’amé-nagement d’une immense madrague, tech-nique pratiquée à cet endroit depuis leXVIIe siècle. Souvent complétées par desinstallations de salaison, ces pêcheries dedimensions considérables ont longtemps

fourni une activité importante sur ce litto-ral : vers 1777, on comptait huit madraguesdepuis Tortosa, au Nord, jusqu’à Cartagena,au Sud.

BOTES, GUSIS, LAÚDES, FALUCHOS

AU MOUILLAGE OU HALÉS SUR LA GRÈVE

À Dénia, comme à Jávea, le port voisin,ainsi que dans toute la région, la pêche desubsistance est une activité très ancienne.En raison du manque de communicationsterrestres dans cette zone de montagnes,

qui enchérit le prix des denrées venues dureste de la province, la pêche côtière estessentielle pour nourrir la population. Audébut du XIXe siècle, elle est pratiquée àbord d’une flottille composée de petitesembarcations de différents types. Parmi cesbateaux de construction locale, on trouvedes botes à étrave courte sans capian, sou-vent gréés en martel (avec une voile latineau point d’amure tronqué), mais aussi enbalandra (avec une grand-voile à corne etun foc amuré sur l’étrave). La longueur deces bateaux, qui déplacent moins d’untonneau, s’échelonne entre 12 et 20 pans(de 2,60 à 4,40 mètres, 1 pan équivalant à22 centimètres dans la région de Valencia).Les autres embarcations utilisées par lespêcheurs sont les gusis, bateaux à voilelatine dont l’étrave est dotée d’un capian ;les laúdes, unités plus grandes (de 20 à34 pans) gréant une voile latine et unepolacre (foc) ; les faluchos, unités de 6 ton-neaux à faible tirant d’eau, dotées d’unpetit pontage à l’avant, qui pratiquent lapêche en bœufs.

Toutes ces barques sortent à la journée, nes’éloignant pas à plus de 2 ou 3 milles de lacôte. Leur fond plat, défendu par trois peti-tes quilles d’échouage, permet de les haler àl’occasion sur la grève – pour un carénageou en prévision d’un coup de vent – à laforce des bras ou à l’aide d’un treuil.

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Ci-contre : avec leur fond plat et leurs quillesd’échouage, les grandes barques peuvent être

halées sur la grève pour des travaux d’entretien.Ci-dessous : retour de pêche au tout début du XXe siècle. Aussitôt démaillé, le poisson

du jour est expédié vers les grandes villes grâceau chemin de fer.

En haut : le quartier des pêcheurs vers 1913,avec en enfilade la rue du Pont qui mène

au château. Les bateaux sont mouillés à la méditerranéenne, le nez à quai

et une ancre à l’arrière.Ci-dessus : azulejos figurant le port de Dénia

et son ancien arsenal aux portes cintréesd’origine musulmane.

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À mesure que se développe ce trafic, lesbateaux de pêche cèdent peu à peu la placeaux caboteurs et la ville se métamorphose :c’est le sacre de Dénia, dont l’essor urbainrepose essentiellement sur ce commerce.Peu de villes ont autant lié leur destin à unseul produit, comme le firent Jávea et Déniaau temps de leur splendeur. Par la grâce decet étonnant négoce, la seconde moitié duXIXe siècle voit s’établir dans ces deux vil-les une société bourgeoise et cultivée. Déniase donne des airs de capitale régionale avecson théâtre et ses cafés, où se rencontrentmédecins, avocats, représentants consulai-res, négociants, consignataires, armateurset agents de compagnies étrangères.

Parallèlement, des activités annexes voientle jour : des artisans – menuisiers, impri-meurs, lithographes – fabriquent et déco-rent minutieusement les caisses et cagettesde conditionnement du raisin sec, quandils n’habillent pas celui-ci de dentelles enpapier doré. On confectionne égalementdes barils pour le transport du muscat frais.Entrepôts, fabriques de caisses et d’emballa-ges s’installent dans la zone urbaine nouvel-lement agrandie. Tout un peuple d’autoritésportuaires, douaniers et agents administra-tifs s’établit à Dénia pour contrôler et enre-

gistrer les mouvements des navires et leurfret. La construction navale connaît aussiune activité accrue (lire encadré page 42).

L’ANGLETERRE FAIT MAIN BASSE

SUR LE NÉGOCE DU RAISIN

À mesure qu’il se développe, ce négoceéchappe à la région productrice pour tom-ber dans le filet du capitalisme britannique.Les firmes anglaises assurent bientôt lecontrôle du marché, depuis la récolte du rai-sin jusqu’au transport de la pasa. La Whole-sale Society, dont on peut encore lire lesinitiales sur la façade d’un ancien entrepôt,accapare une grande partie de la production.De son côté, la compagnie de navigation

McAndrew, qui a ouvert des comptoirs danstoute la péninsule, installe une succursale àDénia en 1864. Elle acquiert vingt-sept nou-veaux vapeurs, jaugeant de 600 à 700 ton-neaux, qui sont enregistrés en Espagne pourl’exportation des fruits. Le boom est tel quede nombreux négociants anglais – Swan,Rowley, Cosmelli – viennent s’établir à Déniaavec leur famille. La colonie est suffisammentnombreuse pour que ses morts – le cholérasévit encore en ce temps-là – soient enterrésà part, dans un champ que le gouvernementbritannique rachètera plus tard…

En dépit de cette domination anglaise,Dénia a aussi ses marins – pilotes, patronsde barques –, ses armateurs et ses bâtimentsde commerce. En témoignent trois portraitsde navires conservés au musée d’Ethnologiede la ville, qui représentent le Lira de Saffo,le paillebot Iris, patron Lorenzo Aranda, etle brigantin Soberano III, patron José Morla.On sait aussi que la maison Bolufer, de Jávea,

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La production du raisin

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À gauche : après avoir été ébouillanté, le raisin est mis à sécher au soleil

sur des treillis de joncs.Ci-dessus : à l’intérieur d’un magasin, femmes

et enfants s’emploient à trier et emballer la pasa, le raisin sec qui sera exporté

dans le monde entier.Ci-contre : une cagette d’emballage du raisin

sec, également appelé valencia.Ci-dessous : chargement des caisses de raisinsec à bord des laúdes qui font la navette entre

le port et les navires mouillés en baie.

Ci-contre : portrait du Lira de Saffo,brick-goélette de Dénia, peint par Louis Roux

à Marseille en 1881.Ci-dessous : trois-mâts barque mouillé en baie

de Dénia dans les années 1920.

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arme à partir des années 1870 quatre voi-liers de 25 à 40 mètres de long. Chargés deraisin sec et autres denrées agricoles, ceux-ci réalisent de fréquents voyages à Cuba etaux Philippines, d’où ils ramènent essen-tiellement les précieux bois d’Amérique,ainsi que des produits coloniaux comme lecafé et le sucre.

Durant cette période de prospérité, la routedu raisin sec est empruntée par de nombreuxnavires marchands européens. Le port deJávea étant trop exigu pour accueillir cesgrands bâtiments, c’est surtout Dénia quiprofite de l’aubaine. Entre 1837 et 1880, letrafic commercial maritime triple, croissantau même rythme que la production du rai-sin, dopée par l’introduction d’engrais dansles cultures. La famille Morand, qui arme sapropre flotte de goélettes etde brigantins et construitun vaste entrepôt à Déniaà la fin du XIXe siècle, im-porte du Chili les premiè-res cargaisons de nitratepour amender les terres etexporte en Angleterre degrandes quantités de rai-sin sec.

LA PASA S’EXPORTE

DANS LE MONDE ENTIER

L’exportation de la pasase fait à bord de grandsvoiliers de cabotage jus-qu’aux années 1870. Ensui-te apparaissent les voiliersmixtes et les vapeurs. Cesderniers sont souvent desbâtiments de fort tonnagebattant pavillon britanni-que. Ils livrent le raisin àLondres, Liverpool, Bristol, Glasgow, New-castle ou Manchester, puis reviennent enMéditerranée chargés de charbon et deproduits manufacturés. L’Angleterre estalors le principal importateur de raisin sec,un produit apprécié notamment par laclasse ouvrière pour sa richesse caloriqueet son prix relativement modique. Toute-fois, Dénia exporte aussi son valenciaau Danemark, en Norvège, en Suède, enRussie, en Allemagne, aux États-Unis, sansoublier la France. Pour l’Hexagone, lesports de Marseille et de Sète sont les prin-cipaux importateurs et redistributeurs deraisin sec, avec Bordeaux et La Rochellepour l’Atlantique, et Le Havre pour laManche et la mer du Nord.

Du mois d’août au mois de décembre, lesnavires, dont certains ont déjà relâché dansd’autres ports espagnols, viennent mouil-ler en rade pour prendre leur cargaison deraisin sec. L’arrivée des premiers bateaux etl’ouverture des entrepôts marquent le débutd’une période de grande activité qui vadurer quatre mois, 90 pour cent de la pro-duction annuelle étant exportés avant Noël.

Une grande partie de la population– Dénia compte alors huit à neuf millehabitants – est occupée au travail de lapasa. Le tri et l’emballage du raisin sont leplus souvent assurés par des femmes. Descentaines de caisses empilées dans unenoria de charrettes tirées par des ânes sontacheminées vers les allèges, que leurspatrons conduiront jusqu’aux navires.

PATATRAS ! LE PHYLLOXÉRA

PASSE À L’ATTAQUE

Tout à une fin. L’euphorie engendrée parle boom du raisin sec s’écroule brusque-ment. Le coup de tonnerre éclate dès lespremières années du XXe siècle. Deuxfléaux s’abattent alors sur le valencia :d’une part la concurrence féroce des rai-sins secs produits ailleurs à meilleur prix,d’autre part la propagation dramatique duphylloxéra, qui, comme en France, vadétruire la culture qui a fait la fortune dela région. Les vignobles sont condamnés.L’effondrement de la production quasiexclusive de la pasa anéantit l’économielocale, touchant à la fois le monde agri-cole et maritime. Le marasme s’installe.

Pour en sortir, les paysansse tournent vers d’autrescultures, comme celle del’orange, déjà présente dansla région en 1880, mais aussidu riz, des amandes, des oli-ves ou des oignons.

La crise engendre un exo-de rural important. Au portde Dénia, des foules de jour-naliers embarquent à borddes vapeurs de ligne, notam-ment à destination de l’Al-gérie. La Grande Guerren’arrange rien, qui paralysele transport maritime etsingulièrement l’exporta-tion des produits du terroir.Ensuite le trafic reprend,mais Dénia, sans doute tropaffaiblie économiquement,ne joue plus un rôle impor-tant dans le commerce mari-time : ce sont les ports de

Gandia et Valencia qui deviennent lesgrands centres d’exportation d’agrumes. Enoutre, le transport des produits agricoles sefait de plus en plus par la voie terrestre. Lesderniers caboteurs à voiles – désormais dotésd’un moteur auxiliaire –, essentiellementvoués au transport des oranges, disparais-sent à la fin des années 1950.

De son passé glorieux, Dénia garde cepen-dant une trace : le travail du bois. L’expor-tation du raisin sec avait en effet généré toutun réseau de scieries et de menuiseriesœuvrant au conditionnement de la pasa, àquoi s’ajoutait aussi la construction navale.Tout cela nécessitait beaucoup de bois, quel’on importait d’Amérique, de Scandinavieou du Portugal. Devenue inactive après la

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Ci-dessus : un laúd faisant office d’allège vient de transborder sa cargaison sur un vapeur. Il peut s’agir de raisin, mais aussi de soude, autre produit local très prisé en Europe pour la fabrication du verre et du savon.

Ci-dessous : les caisses de pasa en provenance de Dénia s’empilent sur un quai du port de Liverpool.La Grande-Bretagne est le plus gros importateur de valencia.

À Marseille, déchargement des oranges d’un paillebot espagnol. Quand la production

du raisin s’est effondrée, Dénia s’estreconvertie dans la culture des agrumes.

Côté méditerranéen, le cabotage n’est pasmoins intense, qui concerne tous les portsde la côte espagnole, y compris la dessertedes Baléares, mais aussi ceux d’Afrique duNord et du golfe du Lion. À la fin du XIXe siè-cle, la flotte des caboteurs est très diversifiée:si les balandras à mitjana (voile de poupe) etles grands laúdes sont les plus nombreux, lesdouanes de Dénia enregistrent égalementdes polacres, des goélettes, des jabeques– surtout pour le trafic avec les Baléares – et,plus tardivement, des paillebots.

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chute de la pasa, une partie de la main-d’œuvre qualifiée de cette filière va se recy-cler, dès 1904, dans la production de jouetsen bois, dont des modèles réduits debateaux. Un artisanat local qui perdureencore aujourd’hui.

LA NICE ESPAGNOLE

SE RECONVERTIT DANS LE TOURISME

Toutefois, la véritable reconversion deDénia se fera plus tard, au milieu du XXe siè-cle. C’est alors que naît l’idée de faire de ceport un lieu de villégiature. Misant sur satempérature hivernale agréable et sur lepassé cosmopolite de la cité, les autoritésrêvent de faire de Dénia la « Nice espa-gnole»! Cette vocation s’affirmera vraimentdans les années 1960 avec le développe-ment du tourisme international.

Dans cet élan, le port se trouve aussi unenouvelle vocation grâce à la proximité desîles Baléares. En 1989, la compagnie Baleà-ria ouvre la ligne Dénia-Ibiza, qui va pou-voir profiter d’infrastructures portuairesalors sous-exploitées en raison de l’effon-drement du commerce. Ce trafic de voya-geurs ne cesse de monter en puissance etcontribue pour une large part au dyna-misme actuel du port. Cette ligne fait deDénia le premier port à passagers de laCommunauté valencienne, ses grands fer-ries embarquant chaque année quelquequatre cent mille voyageurs, à raison detrois départs quotidiens. Et le port entre-tient également un trafic régulier de mar-chandises avec l’archipel.

La flotte de pêche connaît aussi un nou-vel élan. Spécialisée dans le poisson frais,elle compte désormais trente-cinq unités.Ce sont des palangriers ou des fileyeurs pra-tiquant la pêche côtière avec un équipagede deux ou trois marins. Mais aussi des sen-neurs pêchant le pescado azul (poisson bleu),tels sardine, anchois ou maquereau, avecun équipage de cinq hommes. Et des cha-lutiers de 15 à 20 mètres, armés par quatreou cinq hommes et pêchant le pescadoblanco (poisson blanc) comme le colin, ainsique la sole, le congre, ou la fameuse gamba(crevette rose) de Dénia. Ces bateaux tra-vaillent dans les eaux d’Ibiza et reviennenten fin de journée vendre le produit de leurpêche à la criée.

Outre le port de pêche encore très actifet le port de commerce dopé par le traficdes ferries avec les Baléares, Dénia reven-dique enfin une vocation plaisancière. Lepremier club nautique de la ville fut créé

dans les années 1920 et dispose aujourd’huiencore de ses propres pontons. Quatrezones du port totalisant deux mille deuxcents anneaux sont désormais vouées à laseule plaisance. Le port a donc clairementmisé une bonne part de son avenir sur l’in-dustrie du loisir, un marché que le phyl-

loxéra ne pourra pas menacer. Cet ensem-ble d’activités confère à Dénia un caractèrefortement attractif sur le littoral méditer-ranéen. À l’image de Diane, son égérie, laville a connu bien des tourmentes… mais,on le sait, les déesses, même blessées, nemeurent jamais ! n

Remerciements : Archivo municipal de Dénia,Rosa Seser, Joan Carles, Lidia ; Biblioteca valen-ciana, Rosa Olmedo ; Museu etnológic de Dénia,Josep Gisbert Santonja ; Museu Valencià d’etnolo-gia, Salvador Calabuig i Sorti ; Autoridad portua-ria puerto de Dénia, Félix León ; Varadero portDénia, Francisco Noguera.Bibliographie : Juan Ferrer Marsal, El Puerto deDénia, 1994. Rosa Seser Perez, Catàlogo del fondode la ayudantia de marina de Dénia y Jávea. JoséCosta Mas, Produccion y comercio de las pasas deDénia, 1974. Emilio Sanz de Bremond, Historia deDénia 1881-1980, 1978. D. Roque Chabàs Lloréns,Historia de la ciudad de Dénia, 1874. Javier CalvoPuig, Agricultura, industria y comercio en la Dénia delsiglo XIX, 2003. Josep Gisbert Santonja, El Port deDénia, cent anys & dos mil.lennis, 1998. FundacióCirne, Xàbia y el comercio de la pasa en siglo XIX.

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Le port de Dénia aujourd’hui. Les môles,achevés tardivement alors que le commerce duraisin sec commençait à s’essouffler, protègent

désormais les grands ferries qui assurent letransport des touristes séjournant aux Baléares.

La construction navale

ÀDénia comme à Jávea, le port voisin, lescharpentiers – comme Manuel Vallatta,Francisco Cabrera, José Domenech, Anto-

nio Mari Senti, Vicente Gravila, José Tur Morelloou Bartolomé Moll… – construisent ou entre-tiennent à même la grève des bateaux de toustypes et de toutes dimensions. Cette activité estparticulièrement dynamique au moment du boomde la pasa. C’est ainsi que l’armateur José Anto-nio Bolufer fait construire sur la plage de la Grava,à Jávea, un paillebot de 40 mètres. Antonio MariSenti, de Dénia, et Jaume de la Tabaira, de Teu-lada, sont chargés de ce chantier. Lancé en 1877,ce navire de 300 tonneaux baptisé Pepe Tono navi-gue jusqu’au début du XXe siècle, notamment surla ligne des Amériques. Au début de ce mêmesiècle, sur la grève de Dénia, un autre paillebotest mis en chantier par le charpentier Chimolon.En 1927, vingt-trois des bateaux immatriculés àDénia y ont été construits. Cinq ans plus tard, leport compte encore huit chantiers, qui emploientvingt-quatre personnes, et l’on dénombre unequarantaine de calfats en 1944.

Il ne reste plus aujourd’hui qu’un seul construc-teur naval à Dénia : les Astilleros (chantiers)Noguera. Récemment rebaptisé Varadero portDénia, cet établissement est installé sur le quai

de la Pansa (le mot valencien de la pasa)… toutun symbole ! Il a été fondé dans les années 1940par Manuel Noguera, mais n’était alors qu’unsimple atelier de mécanique. Répondant à lademande des pêcheurs, l’entreprise se diversifiebientôt dans la construction navale. Pendantdeux décennies, le chantier lance ainsi quelquesoixante-dix bateaux en bois, notamment plu-sieurs unités hauturières pour des campagnes depêche au Sénégal. En 1965, quand les fils du fon-dateur intègrent l’établissement, les AstillerosNoguera s’ouvrent au marché de la plaisance.

Dirigé depuis 1974 par Francisco Noguera, sur-nommé «Paco», le chantier occupe aujourd’huiune surface de 28 000 mètres carrés. Il assure lamaintenance et le renouvellement de la flottede pêche – de la conception au lancement – ainsique son outillage, comme les treuils très sophis-tiqués qui font la fierté de la maison. Ses instal-lations permettent de sortir de l’eau des unitésallant jusqu’à 90 mètres de long, 25 mètres delarge et 6,50 mètres de tirant d’eau. C’est ainsique se côtoient sur ses cales remorqueurs, grandsyachts de luxe et chalutiers. «Si mon père voyaitcela, il mourrait une seconde fois ! » s’exclamePaco, un septuagénaire qui espère qu’une troi-sième génération prendra bientôt la relève. n

Un aménagement tardif

Avant même que le trafic du raisin sec n’as-sure sa prospérité, le port de Dénia a faitl’objet de projets d’aménagements. La pre-

mière étude de port artificiel, protégé par unedigue Sud et une digue Nord enracinée sur lapointe rocheuse du Raset, remonte à 1802. Ils’agit alors d’intéresser l’État à l’amélioration duport comme point de connexion stratégique dela péninsule avec les îles Baléares. Cette inten-tion prophétique restera pourtant lettre morte.Tout au long du XIXe siècle, nombre d’autres pro-jets se succèdent, mais aucun ne se concrétise.Les navires ne disposent alors d’aucun quai oùembarquer et débarquer leur cargaison. Mouilléssur rade loin des entrepôts, ils doivent recourir

à des allèges. Pour ce trafic portuaire, les négo-ciants arment une flottille de balandras, laúdes,lanchas, chalanas et autres petites embarcationslocales qui assurent la navette entre la terre et lesnavires, à la voile ou à la rame. L’aménagementdu port ne débute qu’en 1898, alors que le com-merce de la pasa cherche de nouveaux débouchés.Quand les premiers épis de charge sont enfin inau-gurés, ils sont déjà obsolètes, les vapeurs ayantgrandi et nécessitant de nouveaux équipements.En réalité, les travaux vont s’éterniser. Commen-cés cent dix-huit ans après la rédaction du pre-mier projet, ils ne s’achèveront pas avant… 1998.Au lieu des dix années prévues, un siècle aura éténécessaire pour venir à bout du chantier ! n

Ci-dessus : le paillebot Pepe Tono. Ci-dessous : gril de carénage du Varadero.