demain c est encore hier - … · pour que les baby boomers devenus papy ou mamy ... j’ai banni...

285
1 DEMAIN CEST ENCORE HIER Pour que les baby boomers devenus papy ou mamy fassent un voyage dans leur passé au temps ou la télé était en noir et blanc et ou le nain s’appelait le Grand Charles. Dépôt SACD 257972

Upload: vanlien

Post on 12-Sep-2018

214 views

Category:

Documents


0 download

TRANSCRIPT

Page 1: DEMAIN C EST ENCORE HIER - … · Pour que les baby boomers devenus papy ou mamy ... J’ai banni depuis plus d’un an ces gros réveils qui font un bouquant terrible et pire qui

1

DEMAIN C’EST ENCORE HIER

Pour que les baby boomers devenus papy ou mamy fassent un voyage dans leur passé au temps ou la télé était en noir et blanc et ou le nain s’appelait le Grand Charles.

Dépôt SACD 257972

Page 2: DEMAIN C EST ENCORE HIER - … · Pour que les baby boomers devenus papy ou mamy ... J’ai banni depuis plus d’un an ces gros réveils qui font un bouquant terrible et pire qui

2

A :

Olivier et Julie, mes enfants

Yveline et Nathalie (1964-2011), leurs mères

Louis, Léna et mes autres petits enfants qui seront aussi des maillons de la chaine des Regnault

Toutes celles et tous ceux grâce à qui ma vie a souvent été très agréable

Page 3: DEMAIN C EST ENCORE HIER - … · Pour que les baby boomers devenus papy ou mamy ... J’ai banni depuis plus d’un an ces gros réveils qui font un bouquant terrible et pire qui

3

Page 4: DEMAIN C EST ENCORE HIER - … · Pour que les baby boomers devenus papy ou mamy ... J’ai banni depuis plus d’un an ces gros réveils qui font un bouquant terrible et pire qui

4

Chapitre N°1

« totar », « totar », hum j’ai bien dormi encore une fois. Tout est noir dans ma chambre. J’ai bien dormi, mais je somnole encore. J’ai horreur de rester au lit après m’être réveillé. Je discerne le « tictac » de ma montre dans la quiétude d’une chambre surchauffée. Si j’arrive à entendre ce bruit familier c’est donc que je n’ai pas oublié de la remonter hier soir. « totar », c’est quoi ce mot idiot avec lequel je viens d’émerger ?

Je trouve l’olive de ma lampe de chevet. J’allume. Il est sept heures moins dix. Tous les jours, sans réveil, je me lève entre six heures trente et sept heures quinze. J’ai banni depuis plus d’un an ces gros réveils qui font un bouquant terrible et pire qui sonnent de façon stridente, à me mettre de mauvaise humeur pour me préparer à aller au collège. Malgré ça, je n’arrive jamais en retard et donc jamais collé.

Je vis dans une assez grande chambre de l’appartement parisien de cinq pièces de mes parents. Mon lit barre l’accès à une bais vitrée. Rideaux et couvre lit rouges garnis d’un imprimé représentant des cordages de marines formant de larges carrés dans lesquels on peut voir par alternance des lampes tempête et des boussoles. De cette baie vitrée je vois du cinquième étage le parking aérien de la résidence et plus loin la rue de

Page 5: DEMAIN C EST ENCORE HIER - … · Pour que les baby boomers devenus papy ou mamy ... J’ai banni depuis plus d’un an ces gros réveils qui font un bouquant terrible et pire qui

5

Reuilly. Sur la droite, en me penchant un peu, je distingue la gare de Reuilly, les voies de trillage du chemin de fer qui amène des marchandises qui sont entreposées sous notre résidence avant d’être éclatées par camions sur toute la région parisienne. Les locomotives à vapeur, très bruyantes, sont de plus en plus remplacées par des motrices électriques. Au milieu du mur se trouve une bibliothèque-bureau qui me sert de plan de travail et de stockage pour mes livres et cahier de cours. Un « Lagarde et Michard » est ouvert sur un texte de Lamartine.

Je mets les pieds à terre sur la moquette beige. Enfin je bouge. Je sens l’odeur du café mélangé à celle des préparatifs culinaires de ma mère. Nous sommes le 1er janvier 1968 et la famille va se réunir. Chez nous pas de réveillon tardif, juste une amélioration de l’ordinaire avec au programme de la soirée dernière huîtres, Champagne et bûche au chocolat.

Je sors de ma chambre. Dans celle d’à coté, mon frère Gérard, dix ans, dort encore. Long et étroit couloir pour aller jusqu’à la cuisine. Ce long couloir est peint en rouge, à l’exception de grands meubles qui ont la chance, eux, d’être blancs, ils renferment une mince partie des livres que procède mon père. Pourquoi le couloir est il rouge, et pas que le couloir dureste, mais aussi l’entrée de l’appartement ?

Ma mère, Monique ne travaille plus depuis ma naissance. Elle reste seule à la maison et a

Page 6: DEMAIN C EST ENCORE HIER - … · Pour que les baby boomers devenus papy ou mamy ... J’ai banni depuis plus d’un an ces gros réveils qui font un bouquant terrible et pire qui

6

l’habitude de feuilleter des revues de décoration. Un jour du printemps 1967, elle a du voir des mûrs rouges dans une des revues. Respectant l’unité de lieu « l’appartement », l’unité d’action « peindre » et l’unité de temps que représente la journée entre notre départ matinal et notre retour vers dix sept, elle a transformé les pièces d’accueil en un champ de tomates trop mûres.

Ce « totar » me trotte dans la tête et ça m’énerve ! J’embrasse ma mère dans la cuisine et mon père qui tape déjà ses jugements sur la table de salle à manger. Il est secrétaire général des Conseils de Prud’hommes, on dira magistrat pour faire simple et charrie des tonnes de papiers chaque jour représentant la masse des conflits du travail jugés sinon résolus dans la journée. A l’odeur des préparatifs culinaires et festifs de ma mère et du café, vient s’ajouter celle du tabac noir de la pipe de mon père.

Dehors il fait sombre. On distingue à peine les quelques véhicules garés sous les lampadaires de la rue de Reuilly En scrutant l’obscurité de ce matin de janvier et en ayant toujours en tête ce mot ridicule « totar », je me souviens.

L’autre jour avant d’aller au collège j’ai retrouvé Marc afin de nous concerter sur un exposé d’histoire portant sur les derniers jours de Robespierre avant que le gendarme Merda ne lui tira un coup de feu dans la mâchoire. Nous sommes allés au Celtique le tabac qui fait l’angle de l’avenue

Page 7: DEMAIN C EST ENCORE HIER - … · Pour que les baby boomers devenus papy ou mamy ... J’ai banni depuis plus d’un an ces gros réveils qui font un bouquant terrible et pire qui

7

Daumesnil et de la rue Dubrunfault face à la gare de Reuilly. Il y avait là deux hommes plutôt sales qui buvaient de la Valstar verres après verres. Le plus gros c’est exclamé il fait « totar ». Nous nous sommes regardés avec Marc afin de chercher la signification de ce nom de code. La suite de la conversation nous fit comprendre qu’en fait il voulait dire qu’en décembre le jour se lève tard. Donc il fait tôt, tard ! En nous échangeant des idées sur le dernier discours de Robespierre devant la Convention, nous sommes partis d’un éclat de rire gigantesque quand le copain du gros encore plus éméché conclu par quelques appréciations sur la politique de Pompidou par un tonitruant « quand on voit c’qu’on, voit, qu’on entend c’qu’on entend et qu’on sait c’qu’on sait, on a raison de penser c’qu’on pense »

« Et v’lan il est habillé pour l’hiver le « Pompidou.des.sous …» me dit Marc en références aux manifs de la GCT qui sillonnent Paris avec le gros et rougeau Georges Séguy à leurs têtes.

Dans le transistor disposé sur la table du petit déjeuner dans la cuisine Europe N°1 nous présente ses vœux et nous parle de la visite de Bernard Bongo qui devrait rencontrer demain Le Général à l’Elysée. Tien un Bernard comme moi, déjà que je n’aime pas vraiment mon prénom, mais je ne pensais pas que celui-ci fut aussi utilisé en Afrique.

Page 8: DEMAIN C EST ENCORE HIER - … · Pour que les baby boomers devenus papy ou mamy ... J’ai banni depuis plus d’un an ces gros réveils qui font un bouquant terrible et pire qui

8

Mon nom est Bernard Regnault, non seulement je n’ai jamais aimé ce « re-re » de BernaRe-Regnault, mais en plus il m’a été difficile à porter. Mon père Jean Michel né en 1924 avait un frère Bernard né en 1920. Celui-ci, ingénieur des Arts et Métiers a participé à un échange de jeunes ingénieurs Français-Allemands durant le guerre. Il s ‘est rebellé en Allemagne contre les régime nazi a été emprisonné à Berlin, puis est mort en camp de concentration à Mauthausen sans doute en 1943 ou 1944, c’est à dire 8 ans avant ma naissance. Pour lui rendre hommage on m’a donc affublé du prénom de Bernard, reproduisant pour la deuxième fois l’erreur de ce « re-re », et ça encore ce n’est rien. Mais je me suis tapé durant toute mon enfance les comparaisons des amis de ma grand-mère maternelle, Marguerite.

« Oh qu’il est beau votre petit fils Bernard et comme il ressemble à votre fils Bernard ».

Donc, soit disant, je ressemblais à un mort. Ma place sur cette terre était de remplacer l’original. La seule image que j’avais de « Bernard Regnault 1er » était le portrait d’un jeune homme grave au regard fermé, strict, les cheveux gominés, un brun condensant avec cravate et grosses lunettes rondes. Donc moi, le bébé, puis le jeune garçon je lui ressemblais. Heureusement la génération des amis de ma grand-mère, celle née entre 1890 et 1910 s’est éteinte. Je suis maintenant le seul Bernard Regnault de la place de Paris.

Page 9: DEMAIN C EST ENCORE HIER - … · Pour que les baby boomers devenus papy ou mamy ... J’ai banni depuis plus d’un an ces gros réveils qui font un bouquant terrible et pire qui

9

Non seulement mes grands parents avaient fait cette erreur du « re-re » que mes parents ont reprise, mais ils ont récidivés avec mon frère GéraRe-Regnault. Je ne sais pas si j’aurais des enfants, mais je l’espère et je jure que je ferais attention que la dernière syllabe de leur prénom soit différente de « re ». Dans le cas d’une fille qui se mariera le problème se compliquera.

Europe N°1 diffuse « biche au ma biche » de Franck Alamo, j’aime bien cette chanson. J’aime surtout l’idée de dire ça, un jour, à une fille, mais là laquelle ? J’attends la fin de la chanson et j’irai me laver. Gérard se lève, il prend son Banania. J’ai arrêté cette boisson chocolatée pour essayer de devenir un peu plus « adulte ». Maintenant je prends du café. Je n’aime pas vraiment ça mais je ne veux pas prendre la même chose que mon cadet de six ans, alors j’y mets beaucoup de sucre pour en atténuer l’amertume.

Lavé, rasé je mets un pantalon marron et un col roulé blanc. J’ajuste mes lunettes et je suis prêt.

Ah oui, je porte des lunettes comme on met un masque. J’y vois très bien mais je n’aime pas mon nez cassé. Déjà long d’origine, il a été cassé à la sortie du collège en sixième en jouant avec un copain qui a levé la chaine d’un parking alors je la sautais. Je ne supporte pas ce nez et je me le ferais refaire quand, adulte, j’aurais de l’argent.

Page 10: DEMAIN C EST ENCORE HIER - … · Pour que les baby boomers devenus papy ou mamy ... J’ai banni depuis plus d’un an ces gros réveils qui font un bouquant terrible et pire qui

10

Midi moins le quart, coup de sonnette. Papi, le père de ma mère. Je n’ai jamais connu mon grand père paternel, Georges mort en 1944.

Donc mon le père de ma mère, « bonhomme » sympathique, très aimant, faible et rond. Lui aussi il a de grosses lunettes, mais lui, il en a vraiment besoin. Myope comme une taupe, il a des verres d’un centimètre d’épaisseur. Quand il fait des mots croisés il met ses lunettes sur son front et tien le journal à 5 millimètres de ses yeux. Serait il aussi myope du front ? Petit comptable aujourd’hui à la retraite, il passe sa vie à s’ennuyer. Yvonne, ma grand-mère était une petite femme frêle, très calme et douce, elle me donnerait tout ce dont j’aurais envie, elle m’aime. Autrefois couturière pour des « Dames », elle avait gardé ce gout pour le « fait sur mesure », presque à chaque Noël nous allions dans le quartier de l’Opéra me faire faire un costume ou un pardessus sur mesure. J’avais autour de moi des tas de gens qui s’affairaient avec leurs mètres rubans et leurs aiguilles. Moi j’aimais bien cet attroupement industrieux auprès de ma petite personne.

Une année, au lieu du costume, j’ai eu droit à un appareil photo « Instamatic » 6X6. J’étais dans leurs trois pièces au pied de la butte Montmartre pour recevoir mon présent lors du Noël 1960 et j’ai pris la première photo de ma vie. Un portrait de ma grand-mère.

Page 11: DEMAIN C EST ENCORE HIER - … · Pour que les baby boomers devenus papy ou mamy ... J’ai banni depuis plus d’un an ces gros réveils qui font un bouquant terrible et pire qui

11

De ce jour tour j’ai eu l’impression que tout est allé très vite. Ma grand mère Yvonne est tombée malade. Un cancer. Elle a perdu ses cheveux. Mon grand père lui a faire confectionner une perruque. Là, elle avait de beaux cheveux. Et puis le médecin qui l’accompagnait à dit à Raymond que pour l’aider à guérir il fallait aussi qu’elle boive du « whisky ». Alors ce « whisky » est devenu une potion magique. Quand je passais voir mes grands parents le jeudi, j’avais le droit à cette potion qui me rendait bizarre, mais bon c’était un médicament ! Et puis une nuit Yvonne est morte. Mon grand-père a fait peindre un tableau représentant sa femme sur le modèle de ma photo. Je suis certain que Raymond, lui a donnée, alors qu’elle était mourante, cette potion du médecin afin de la guérir. Quand j’ai apprit, quelques années après ce qu’était le whisky, je me suis dit que ma grand mère est morte « bourrée ». L’idée me plait bien. Et si le médecin avait prescrit ce « médicament » que l’on achète à l’épicerie pour ca !

Raymond est maintenant nouvellement marié après la mort douloureuse de ma grand mère Yvonne, sa bonne lui a mit le grappin dessus, il n’a pas su dire non. La mégère non apprivoisée l’a écarté de toute la famille. Il faut dire que la famille s’est écartée facilement.

A Noël il vient seul.

Page 12: DEMAIN C EST ENCORE HIER - … · Pour que les baby boomers devenus papy ou mamy ... J’ai banni depuis plus d’un an ces gros réveils qui font un bouquant terrible et pire qui

12

Je lui dois mes premiers souvenirs de vacances et de mer. Il doit vivre chichement, mais chaque année il part en vacances à l’hôtel. Côte d’azur ou Bretagne, j’ai découvert, grâce à lui, les chaleurs de Menton et les pluies de Concarneau. Il ne conduit pas alors durant quinze jours nous faisons des excursions en car.

J’aime les odeurs mêlées de ces vacances. Envoutement des maquis du sud ou des varechs des plages bretonnes. Odeurs fortes et ambiances bruyantes de la criée de Concarneau, le tout, au retour dans nos chambres, allié aux odeurs des hôtels, mélange de produits d’entretien et de cuisson des repas du midi ou du soir.

Je ne me souviens pas de discussions avec Raymond, mon grand-père, mais je me souviens des dictées issues des textes du journal de Mickey que je faisais entre le déjeuner et l’heure du bain de mer, trois heures de soi disant digestion avant de me plonger jusqu’au nombril dans la belle bleue.

A peine Raymond entré et installé dans le salon, c’est Edmond son frère et Marcelle, sa femme qui sonnent. Ces deux la, Raymond et Edmond m’étonnent. Frères ils habitent rue Cavé à Paris l’un en dessous de l’autre. Ils ne se sont sans doute jamais quittés. Ils sont sans histoire. Quand je dis sans histoire, je veux dire à la fois qu’ils ne se disputent jamais, mais aussi qu’ils ne se racontent jamais rien. Rien de triste ni même de gai. Leurs vies va, c’est tout ! Marcelle, ma grand-tante est

Page 13: DEMAIN C EST ENCORE HIER - … · Pour que les baby boomers devenus papy ou mamy ... J’ai banni depuis plus d’un an ces gros réveils qui font un bouquant terrible et pire qui

13

une sorte d’énorme « dondon » qui sent fort l’eau de Cologne bon marché. Elle n’a jamais eu pour moi aucun intérêt, que celui de l’ennui aussi pesant que ses gros seins lourds. Ils n’ont jamais eu d’enfant, heureusement !

Lors d’un autre Noël en famille, Edmond est allé soulager sa vessie des libations d’une fête bien arrosée. Il entre aux toilettes. Jusque-là, normal. Il est tellement peu intéressant et assez taiseux que personne ne s’étonne de son absence. Peut-être une demi-heure après son départ, sa place à table reste vide. Quelques coups sourds en provenance de l’entrée.

- Merde ! Où est Edmond ?

S’étonne Papa !

- Nulle part !

Entonne t on autour de la table.

Même, présent il n’est pas là ! Alors, absent, ça ne fait pas de réelle différence. Papa se place devant la porte des toilettes. Le tonton, que l’on imagine penaud, donne signe de vie. Non pas en parlant, mais en donnant un coup dans la porte de sa prison. Je me dis, qu’étant donné que depuis les événements d’Algérie ma grand-mère fait des provisions dans tous les placards et qu’il y en a des très nombreuses dans les WC, Tonton peut passer au moins trois mois à manger des conserves. Pourvu qu’il y ait un ouvre boite ! Mon père, bien

Page 14: DEMAIN C EST ENCORE HIER - … · Pour que les baby boomers devenus papy ou mamy ... J’ai banni depuis plus d’un an ces gros réveils qui font un bouquant terrible et pire qui

14

qu’il n’ait que très peu de sens pratique, prononce cette phrase quasi historique.

- Le pire c’est qu’on ne peut même plus aller aux toilettes !

Une heure de bagarre et moult outils plus tard. Tonton est libre. La queue s’installe pour aller dans ce lieu central de la maison. Je n’y tiens plus, je vais pisser dans le lavabo de la salle de bain !

Mais aujourd’hui, les toilettes sont sécurisées et tout le monde est assis, sirote son Porto ou son vin cuit, mon père son whisky qu’il alterne à sa bouche avec des bouffées de sa pipe. Ca parle, de tout, de rien et surtout de rien. Mon père essaie d’animer la discision en parlant des ses derniers jugements marquants.

- L’autre jour nous étions face à un patron récalcitrant qui devait payer des arriérés de salaires à un ouvrier par décision de la cour. L’homme nous dit d’accord, mais je paierais à la saint Glinglin, je l’ai assigné à la Toussaint.

Ou bien encore il se lance sur des propos politiques qui vantent toujours Le Général. Il essaie une histoire drôle qui tombe à plat, mais au moins, lui, il en rit, il donne le change. Ma mère fait des vas et viens à la cuisine et s’entretien avec son père. Elle prend des nouvelles d’anciens amis « ah oui Monsieur Fontille, le voisin du dessous, est mort, mais quel âge avait il ? »

Page 15: DEMAIN C EST ENCORE HIER - … · Pour que les baby boomers devenus papy ou mamy ... J’ai banni depuis plus d’un an ces gros réveils qui font un bouquant terrible et pire qui

15

Peut être qu’en ce moment des familles s’amusent, mais pas nous et en tout cas pas moi !

Dernier coup de sonnette attendu. L’abbé Max Lionet, cousin par alliance. Mais par quelle alliance déjà ?

Max, avec lui c’est différent, il est un peu une bouffée d’oxygène dans cet atmosphère de vins cuits et de tabac noir. Sage parmi les sages, nous ne le voyons pas souvent. Il s’occupe de près de ma foi. C’est « le missionnaire » familial. Il est traducteur de certains écrits du Vatican. Il a, malgré tout, un esprit assez ouvert par rapport à la génération au dessus de celle de mes parents.

J’attends le moment ou il va m’entreprendre. Encore quelques gorgées de vins cuits et quelques bouffées de tabac sortant de la pipe de mon père et ça y est.

- Alors Bernard, ou en es tu avec la foi en notre Seigneur ?

- Rien de certain, je doute encore que Dieu existe !

- Tu as raison, je doute aussi, la foi n’est pas une certitude, sinon ce ne serait pas la foi. La foi c’est avant tout le doute. Je doute aussi, mais je penche nettement en faveur de l’existence du Seigneur, de la venue sur terre de son fils Jésus pour nous sauver.

- Ah oui tu doutes, toi ?

Page 16: DEMAIN C EST ENCORE HIER - … · Pour que les baby boomers devenus papy ou mamy ... J’ai banni depuis plus d’un an ces gros réveils qui font un bouquant terrible et pire qui

16

- Oui depuis toujours, mais la Pensée transcende.

- Tu sais pour moi, 16 ans dans six jours, je ne comprends pas ce truc de la vie éternelle, du paradis et de l’enfer.

- D’abord, Bernard, l’enfer n’est qu’une interprétation des hommes et pas du Seigneur qui n’est que miséricorde. Et puis, tu as raison de ne pas croire en la vie éternelle. Ce n’est pas croyable parce que c’est incroyable. Tu as raison. Bernard mets toi à la place d’un enfant dans le ventre de sa mère. Il est dans son environnement et il est bien. Entre en contact avec lui et dis lui que dans quelques semaines où quelques jours il sortira de son milieu dans lequel il vit paisiblement. Qu’il respirera de l’air, qu’il mangera, puis qu’il communiquera avec sa bouche et ses sens, enfin qu’il marchera et qu’il sera autonome et se reproduira. Il ne te croira pas, car pour lui, fétus, c’est incroyable. Tu vois Bernard, la vie éternelle c’est aussi incroyable. Tu as raison de ne pas y croire à 16 ans.

Je ressors convaincu que je n’aime ni les athées ni le grenouilles de bénitiers. Serais-je un jour l’un des deux. Dieu m’en garde !

Les débats vont bon train, l’Abbé Max boit un peu, enfin un peu plus que le vin de messe. Il « confesse », que blessé de guerre, fin 1939 il est tombé amoureux d’une infirmière à l’hôpital ou il était soigné.

Page 17: DEMAIN C EST ENCORE HIER - … · Pour que les baby boomers devenus papy ou mamy ... J’ai banni depuis plus d’un an ces gros réveils qui font un bouquant terrible et pire qui

17

- Mais Max en 1939 vous étiez déjà ordonné prêtre, lui dis-je !

- Ah bon, tiens oui, cela devait être avant.

- Mais, Max avant il n’y avait pas la guerre !

La conversation des autres couvre la notre et je laisse tomber.

Du salon à la salle à manger. Des huitres au gigot. Du Bourgogne aligoté au Châteaux Neuf de Pape. De la bûche au Champagne. Puis, de la salle à manger au salon. Du café aux alcools. Des bâillements au jour qui tombe. Des bises d’au revoir au dernier claquement de porte sur le dernier invité. Du nième aller retour de la salle à manger à l’évier de la cuisine. Du journal télévisé de l’ORTF au repas léger du soir. Du dernier bisou aux parents et au frère à ma chambre. Du Lagarde et Michard au lit. Le premier janvier 1968 est enfin terminé.

Qu’est ce que cela doit être bien de se marrer un jour de « fête »

Page 18: DEMAIN C EST ENCORE HIER - … · Pour que les baby boomers devenus papy ou mamy ... J’ai banni depuis plus d’un an ces gros réveils qui font un bouquant terrible et pire qui

18

Chapitre N°2

« S.l.C.SA-lut-LES-CO-pains », EuropeN°1, ça c’est mon émission. Les Idoles, les yéyés, Johnny, le voyou ; France Gall, la poupée; Antoine, le contestataire; Dutronc, le déconneur; Eddy Mitchell, le rockeur; Richard Antony, l’enchanteur; Ronny Bird, le chevelu; Sheila, la cucul et autres Monty, Françoise Hardy, Franck Alamo, me font rêver.

Celui que je préfère de tout ceux-là, c’est Hughes Aufray. D’abord ce type me paraît vrai, un mec bien, mais surtout j’aime Dylan. Je suis plus que limite en anglais donc je comprends mal, voire pas, l’américain. Hughes Aufray me le fait découvrir, j’ai l’impression de parler cette langue. Je repasse heures après heures son disque « Aufray chante Dylan» et je suis américain, c’est vrai, je comprends la langue et je pourrais soutenir des jours de discussion sur les textes de Dylan. Mais c’est vrai, par rapport à mes copains du collège, j’ai un problème. J’adore aussi des chanteurs comme Brel, Brassens, Ferré, Reggiani et ça fait ringard. J’adore aussi Léonard Cohen, mais lui, personne ne l’a encore traduit, alors ca reste abstrait pour moi.

Il y a un an j’ai demandé à mes parents de m’acheter un banjo pour faire «country ». Comme

Page 19: DEMAIN C EST ENCORE HIER - … · Pour que les baby boomers devenus papy ou mamy ... J’ai banni depuis plus d’un an ces gros réveils qui font un bouquant terrible et pire qui

19

Dylan et Aufray. Refus appuyé et réitéré. Alors je me suis acheté un harmonica et une flute. Je joue six notes d’une chanson d’Aufray. Mise à part le fait de draguer le banjo dans le dos, je crois que mes parents ont eu raison. Je suis nul en musique. Alors, seul dans ma chambre, je prends un objet rond dans ma main droite et j’imite mes idoles devant la salle pleine de l’Olympia venue rien que pour me voir et m’écouter imiter mes Idoles.

A l’Olympia, j’ai vu Hugues Aufray, c’était super bath. J’étais bien placé. C’était la première fois que je voyais une Idole sur une scène. J’étais seul, mais content. Il y a deux ou trois ans de cela, mais la seule impression qu’il m’en reste est olfactive. En allant aux toilettes à gauche de la scène, durant l’entracte, j’ai senti l’odeur de la laque pour cheveux. Tout le monde, garçons et filles en mettaient. Moi aussi. Mais autant de laque dans un lieu confiné, je n’avais a senti. L’odeur de la laque me reste dans la mémoire liée à ce chanteur et à ce jour, comme la madeleine pour Proust.

J’avais aussi, il y a quelques mois, des places pour écouter les Beatles à l’Olympia. Mais ce jour là, Jacqueline, une amie de ma cousine Dominique m’avait donné rendez-vous près de chez elle dans le nouveau quartier de la Défense. Au Cnit, ce truc futuriste et bizarre. Je tenais beaucoup à cette fille brune et jolie, plus vieille que moi d’au moins deux ans. Serait elle « ma première » ?

Page 20: DEMAIN C EST ENCORE HIER - … · Pour que les baby boomers devenus papy ou mamy ... J’ai banni depuis plus d’un an ces gros réveils qui font un bouquant terrible et pire qui

20

Je suis allé à la station Nation. J’ai pris la ligne numéro un jusqu’à Pont de Neuilly. J’ai traversé assez haletant le pont de Neuilly. Je suis monté jusqu’au Cnit, assez haut et assez difficile à trouver. Jacqueline serait elle le première à me donner un vrai baiser. Pourrions nous nous promener main dans la main devant tout le monde. Serait elle à moi. Elle est belle, brune les yeux noirs et des lèvres qui m’aident à trouver mon chemin dans ce dédale de chantiers. Je vais l’aimer c’est sur. Elle va me trouver beau et drôle, et charmant, et romantique. Moi, qui n’ai que quinze ans je serais mieux que tout ces étudiants craignos de dix huit ou plus qui sont à la fac de Nanterre avec elle. Nous serons heureux. Je la présenterais à tous mes copains. Elle sera à moi, dans mes bras, devant tout le monde. Alors elle vaut bien ce groupe dont mes parents et leurs amis disent qu’il a mauvaise réputation. Je ne regrette pas mes places perdues pour l’Olympia.

Je parviens une demie heure avant notre rendez vous à coté de ce Cnit. Il fait froid. Sera t elle comme moi en avance. Nous sommes à dix minutes de l’appartement de ses parents à Courbevoie. Jacqueline, tout le monde l’appelle ainsi. Je vais lui trouver un nouveau prénom qui ne sera qu’à nous, Jaky, Jacquinou, Jaja, ou autre chose de plus privé. J’ai hâte qu’elle arrive. Il fait de plus en plus froid. Malgré les cadeaux de ma grand-mère, j’ai horreur des pardessus. Je suis en costume et chemise blanche neuve. Il y a du vent. J’ai rendez vous dans cinq minutes maintenant. Je

Page 21: DEMAIN C EST ENCORE HIER - … · Pour que les baby boomers devenus papy ou mamy ... J’ai banni depuis plus d’un an ces gros réveils qui font un bouquant terrible et pire qui

21

scrute à l’horizon à la fois pour la voir, courant vers moi, et pour trouver un troquet ou l’inviter prendre un café. J’ai quinze francs en poche, ce sera large nous pourrons même prendre deux cafés. Mais pas de Jacqueline et pas de troquet. Je caille. Que cet endroit est inhospitalier. Ca fait dix minutes qu’elle devrait être dans mes bras. C’est long. Un quart d’heure, puis une demie heure, puis plus encore. Il pleut, ce n’est pas bon pour toute la laque que j’ai sur les cheveux. Une heure, je pars. Elle doit être malade, ou sa mère lui a interdit de sortir. Je n’ai plus les places pour ce groupe britannique, Marc me racontera son Olympia. Je redescends la colline de la Défense vers le pont de Neuilly. Je prends le métro. Là, il fait chaud. Ce nouveau métro a pneus est vraiment silencieux. Je maudis ceux qui ont empêché Jacqueline de venir. Les portes s’ouvrent et se referment. A Bastille une bouffée d’air froid s’engouffre dans le wagon. Nation, je sors. Il pleut, je rentre chez moi. J’arrive trempé. Je décroche le téléphone de la maison je compose, sur le cadran rond du téléphone blanc recouvert d’une house en velours rouge, DEF 33 07, le numéro de Jacqueline. Allo, bonjour madame pourrais je parler à Jacqueline.

- C’est de la part de qui.

- Bernard.

- Allo Jacky.

- Pourquoi m’appelles tu « Jacky » ?

Page 22: DEMAIN C EST ENCORE HIER - … · Pour que les baby boomers devenus papy ou mamy ... J’ai banni depuis plus d’un an ces gros réveils qui font un bouquant terrible et pire qui

22

- C’est mon nom pour toi.

- Ah, j’aime pas !

- Désolé !

- Nous avions rendez vous cet après midi devant le Cnit, comme tu m’avais dit

- Ah oui j’avais oublié. Tu es venu ?

- Oui !

- J’avais d’autres trucs à faire.

- Ah bien, et on se voit quand ?

- C’est toi le cousin de Mino ?

- Bah oui !

- Rappelle moi après les examens de février.

- Si tard ?

- Oui allez bo-bye.

Bon, à priori ce ne sera pas elle la première. Mais qui, je suis dans un collège de garçons. Alors il faut chercher et encore chercher. « Tout les garçons et les filles s’en vont main dans la main. Oui mais pas moi » Pas moi non plus ma chère Françoise. Tu voudrais bien toi et moi marcher main dans la main? Ca aurait de la gueule si tu venais me chercher au collège dans une Austin rouge. Mais tu es trop connue, je suis trop jeune pour toi. Un

Page 23: DEMAIN C EST ENCORE HIER - … · Pour que les baby boomers devenus papy ou mamy ... J’ai banni depuis plus d’un an ces gros réveils qui font un bouquant terrible et pire qui

23

collégien de quinze ans. Un gosse et toi une star et puis je suis certain que malgré tes chansons tu as des tas de mains qui se tendent vers toi. Et moi je n’ai même pas de banjo à me mettre dans le dos pour faire country.

Il est l’heure du repas et des actualités devant la télévision. Notre poste est dans le petit salon et mon père fait pivoter la table roulante afin que nous puissions le voir de la table de la salle à manger. Ce soir poireaux vinaigrette et steaks. Bien sur fromages en désert. La télévision s’allume. Les informations vont commencer. Silence dans les rangs. Au programme le professeur Barnard a greffé un cœur à un dentiste au Cap. Le dentiste était il noir? Ce serait étonnant, et ça ce serait la vraie révolution. Où peut être «un dentiste noir à greffé de nouvelles dents à un cardiologue blanc ! » Mais non le dentiste était vraiment blanc. Le général de Gaulle a présenté ses vœux à la presse. Mon père nous fait signe de nous taire. Mais personne ne parlait ! Chez nous le Gaullisme n’est pas une pensée politique, mais une religion. Alors chut. Personne ne parle, plus personne ne mange. Le Général a fait deux ou trois plaisanteries, ah bon ! Puis il a dit qu’il irait en Roumanie au printemps. Le Président Johnson déplore le déficit de la balance des paiements de l’Amérique. Chouette, on peut recommencer à manger. Et blablabla. Maman nous parle de sa journée. Elle a fait des courses dans le quartier et nous parle d’une nouvelle boutique de soldes avenue de Reuilly. Papa nous raconte sa journée avec force images et discussions. Les

Page 24: DEMAIN C EST ENCORE HIER - … · Pour que les baby boomers devenus papy ou mamy ... J’ai banni depuis plus d’un an ces gros réveils qui font un bouquant terrible et pire qui

24

Prud’hommes fonctionnent mal et il doit rédiger une proposition de loi que lui a demandé Roger Frey, notre député du douzième arrondissement. Gérard mange, il est mignon avec son épi blond et la dent taillée en biais que je lui ai cassée lors d’une bataille de polochons entre frères.

Demain sera un autre jour sans collège et s’il ne pleut pas j’irais me promener. Je n’aime pas être seul. Alors je marche. Bonne nuit tout le monde. Pas de bisous et dodo dans ma chambre aux rideaux rouges et maritimes.

Je ne peux pas dire que je déteste les jours de vacances, mais à Paris je m’emmerde un peu. A Veneux, ou nous avons notre maison de campagne, en plein village, certes, mais de campagne quand même. Nous y allons un week-end sur deux l’hiver. Je connais la route que prend mon père par cœur. Porte Dorée, bois de Vincennes, Maisons Alfort, Villeneuve Saint Georges, Foret de Sénart, Melun, Foret de Fontainebleau, Bois le Roi, bas d’Avon et en récompense Veneux-Les Sablons. En hiver, il caille donc nous mettons des couvertures chauffantes. En été il y a des moustiques que nous tuons avec force bombes de « Catch » qui certes tuent les moustiques mais nous gênent pour dormir. Pensez, à raison d’une grande bombe par chambre, ils peuvent mourir de morts violentes et nous être un peu dans le coltard. Il y a aussi le lancé de livre au plafond ou sur les murs. Le jeu est de choper un maximum de moustiques avec nos livres. Deux choses l’une, ou le moustique n’a piqué personne et

Page 25: DEMAIN C EST ENCORE HIER - … · Pour que les baby boomers devenus papy ou mamy ... J’ai banni depuis plus d’un an ces gros réveils qui font un bouquant terrible et pire qui

25

il ne laisse que peu de trace, ou il est plein du sang de l’un de nous et il y a une grosse trace rouge au plafond ou sur les murs. Le jeu est de savoir qui en tuera le plus en une soirée. Papa a gagné une nuit avec onze cadavres de sang sur les murs. Mais avait il dormi cette nuit la ?

Bon cet après midi je vais me promener loin et seul. Je descends la rue de Reuilly jusqu’à la station de métro Montgallet. Un ticket et, allé hop dans le métro ! Je n’aime pas du tout ce moyen de transport bruyant et sale. Les gens y font la gueule et pus. Ces rames vertes et rouges dans cet ensemble glauque. Il est marqué sur des plaques en haut de la rame « interdit de fumer et de cracher ». Je n’ai jamais vu quelqu’un fumer. Mais cracher, oui. Où vais-je m’arrêter. Près des Champs, quitte à terminer à pied. Les gens sont tristes, est ce comme ça la vie ? Est elle comme ça leur vie ? Quel avenir ? Pour eux et surtout pour moi. Serais je triste ou déjà mort à leur âge. Je hais ce vers de terre qui révèle au grand jour, si j’ose dire, la tristesse parisienne. J’ai vraiment envie de me marrer, ce que je ne fais pas tous les jours pourtant.

Ah oui Filles du Calvaire, j’y ai un bon souvenir. Mais au fait, quelles Filles et quel Calvaire. Je descends de ce métro triste. Je monte les marches. Le temps, lui aussi, est triste dehors.

« J’aime me promener sur les grands boul’vards , il y a tant de choses, tant de choses, à voir ». Bof, la

Page 26: DEMAIN C EST ENCORE HIER - … · Pour que les baby boomers devenus papy ou mamy ... J’ai banni depuis plus d’un an ces gros réveils qui font un bouquant terrible et pire qui

26

chanson est plus jolie que ce qu’il y a à voir, ou bien c’était dans un autre temps.

Je connais un endroit dans lequel je suis allé il y a quelques mois. Un endroit licencieux. Qui me semble interdit et qui a pourtant pignon sur rue. Il faut prendre une perpendiculaire au boulevard à hauteur de la sortie du métro Strasbourg Saint Denis. Petite rue de cent mètres au bout de laquelle on tombe sur « Les Concerts Maillol ». C’est un théâtre, un peu comme Bobino, mais au lieu de Brassens, ce sont des filles nues qui défilent dans la salle et font des numéros nues sur scène. J’y suis déjà entré, grâce à ma grande taille plus qu’à mon âge réel. J’ai eu peur de me présenter devant la grosse caissière lui donnant mon billet de banque. Elle l’a pris. Je suis entré. Et aujourd’hui est-ce la même caissière. Me regardera t elle vraiment. Se rendra t elle compte de mes presque 16 ans. Vais je oser une fois de plus ? L’image du corps des femmes que j’y ai vu me donne du courage. Courage, envie ou désir ? A tout prendre allons pour le désir, celui-ci m’enhardie. J’y vais. Après tout l’Abbé Max, missionnaire familial a bien eu envie d’une infirmière alors qu’il était déjà ordonné prêtre, je peux bien entrer dans ce lieu rien que pour voir de nouveau comment est faite une femme.

Bonjour madame dis je avec une voix encore plus grave que celle d’origine, une place s’il vous plait.

Quel rang ?

Page 27: DEMAIN C EST ENCORE HIER - … · Pour que les baby boomers devenus papy ou mamy ... J’ai banni depuis plus d’un an ces gros réveils qui font un bouquant terrible et pire qui

27

La moins chère. La moins chère, c’est le promenoir. Je me dis que « promenoir » ca me va bien. Je ne suis pas là pour dormir et j’aime me « promener ».

D’accord pour celle là. Dix francs. Je donne mon billet en échange d’un ticket rose.

Merci madame. Un vieil homme aux cheveux teints encore plus noirs que les miens me prend la moitié de mon ticket rose et me montre les escaliers. Deuxième étage, me dit il. Deuxième, c’est haut, loin pour voir vraiment. Tant pis je monte. Le promenoir est un endroit sous les combles, fait pour des nains. J’ai du mal. Je m’accroupis sur mes talons. En bas, dans le vraie salle de spectacle, quelques hommes. Sûr je suis le plus jeune. La nouvelle génération des « Concerts Maillol » quoi qu’à leur âge je ne souhaiterais pas être à leur place. Ca sent le théâtre, mais moins bon qu’à l’Olympia pour Hughes Aufray.

La musique commence à jouer, moins jeune là aussi qu’Hugues Aufray. Les filles sortent à l’arrière du public. Elles traversent la salle par l’allée centrale. Montent sur la scène. Elles ont les seins nus. C’est vraiment très joli des seins quand la fille marche. Ils bougent au rythme de leurs pas. Elles sont très jeunes, enfin pour la plupart.

Sur scène il y a des tableaux. Cul-cul, c’est doublement le cas de le dire. Sans grand intérêt. Les filles ont des trucs qui cachent leur sexe. C’est

Page 28: DEMAIN C EST ENCORE HIER - … · Pour que les baby boomers devenus papy ou mamy ... J’ai banni depuis plus d’un an ces gros réveils qui font un bouquant terrible et pire qui

28

bête pour moi, car vu l’âge des autres, eux ils doivent savoir à quoi ca ressemble. Pas moi !

J’ai un billet « promenoir », alors je dois pouvoir me promener. Je prends l’escalier dans l’autre sens et je me retrouve dans la salle de spectacle. Les places occupées sont vraiment rares. Je m’assoie au fond près de l’allée centrale. Le tableau se termine. Le rideau se baisse. Noir ou presque dans la salle.

Par derrière les filles sortent pour un nouveau tableau. Elles sont à dix mètres de moi, à cinq mètres, puis elles sont là. Elles sont au moins douze. Belles, très belles. Seins nus. Je les sens. Je les vois. Leurs seins sont petits, fermes. Ils bougent bien. En cadence avec leurs pas. C’est beau. Elles montent sur scène. Après n’avoir appartenus qu’à moi trois ou quatre secondes, elles sont maintenant à tout le monde. A ces vieux. Moi j’ai eu ma dose de sensations pour la journée. Je sors de ce théâtre. Il fait nuit, moche, froid et ces filles sont loin maintenant. Métro. Montgallet. Marche à pied. Mes parents, s’ils savaient ou j’ai passé ma dernière journée de vacances. Demain, enfin le collège et les copains. Je vais me coucher. Je ne veux pas m’endormir avec l’image des ces seins de filles. Je ne suis pas du genre spectateur. Je souhaite devenir acteur et aussi vite que possible. Demain, j’ai maths en première heure.

Page 29: DEMAIN C EST ENCORE HIER - … · Pour que les baby boomers devenus papy ou mamy ... J’ai banni depuis plus d’un an ces gros réveils qui font un bouquant terrible et pire qui

29

Chapitre N°3

Bon, j’ai maths en première heure, puis français, histégé, physique et anglais, me dis-je en m’éveillant.

Froid et pluie au programme pour cette journée de rentrée. J’aime bien ces jours de retrouvailles, copains, profs et autre surgé. Je me lève, je remplis mon cartable, donc maths, livre et cahiers, histégé, mais aujourd’hui c’est histoire. Physique et engliche. Je prépare mon café avec toujours beaucoup de sucre. Beurk, mais bon, plus de Banania. J’avale. Salle de bain, située entre la cuisine et le couloir rouge. Toilette, rasage. Zut, je me suis encore coupé. Lavage des dents. Fini. Direction ma chambre par le couloir couleur corrida. Aujourd’hui, costume chemise et cravate. J’aime bien être en cravate. Etudier c’est comme pour mon père aller au bureau. C’est sérieux. Nous sommes trois ou quatre souvent en cravate au collège. On nous traite de snob, pourquoi pas. Bisous maman, bisous papa, bisous Gérard qui vient de se réveiller et hop ascenseur. Dehors, froid, petite pluie toujours pas bonne pour la laque que j’ai sur les cheveux mais mon cartable me sert de parapluie pour arriver avec une coiffure nette au collège. Je suis la rambarde qui longe les voies de chemin de fer entre notre résidence et la gare de Reuilly. J’ai bientôt seize ans et je suis en troisième. Je suis bon élève mais j’ai un an de retard. Eh oui et presque

Page 30: DEMAIN C EST ENCORE HIER - … · Pour que les baby boomers devenus papy ou mamy ... J’ai banni depuis plus d’un an ces gros réveils qui font un bouquant terrible et pire qui

30

deux, puisque je suis né début janvier. Je dois cela à la bêtise de l’éducation nationale qui interdisait aux élèves de CM2, mauvais en orthographe de prétendre entrer en sixième. Bon élève, mais avec des zéros en dictées. J’ai passé l’examen d’entrée en sixième. Résultat, refusé ! Je crois que je me souviendrais toute ma vie de ce jour de juin lorsque je suis allé voir les résultats de cet examen. Un jour de juin, contre les grilles du lycée Paul Valéry. Je suis présent devant le tableau des résultats depuis plus d’une heure. Une main, une liste, des punaises. Une liste de noms. Pas le mien. Mon nom c’est bien R.E.G.N.A.U.L.T. Rien. Je lis. Je relis. Rien. Je panique. Je rentre chez moi à pied. Je ne peux y croire. J’ai mal lu. Papa, Maman, j’ai du mal lire, je ne me suis pas vu sur la liste. Venez, on y retourne. Papa revêt sur pardessus sans forme avec des milliers de choses dans ses poches. Maman enfile son manteau de vision clair. Ascenseur. La D.S. montre son système hydraulique. Elle démarre mou, silencieuse. Rue de Reuilly, place Daumesnil, avenue Daumesnil. Porte Dorée, musée des colonies. A droite lycée Paul Valéry. Porte, guérite, liste. Pas de Regnault. J’ai loupé. Mes parents ne m’égueulent pas. Nous rentrons en silence. Silence lourd. Je suis triste. Je sens à dix ans que je vais louper ma vie à cause des dictées. Et des dictées j’en ai faites des dizaines et des centaines. Ca ne rentre pas. Je ne suis pas révolté. Je suis abattu. Je vais me coucher. Je dors et j’oublie. L’été se passe. En septembre je rentre dans ma même vieille école, rue de Picpus.

Page 31: DEMAIN C EST ENCORE HIER - … · Pour que les baby boomers devenus papy ou mamy ... J’ai banni depuis plus d’un an ces gros réveils qui font un bouquant terrible et pire qui

31

« Regnault, classe de fin d’étude première année ». Première année sur deux, dans deux ans que fais je faire ?

Je me retrouve avec une troupe d’illettrés, nuls, sans avenir, de vrais mauvais élèves. De cours de moral dans lesquels on nous apprends que les ouvriers sont des gens souvent bien, après qu’ils se sont lavés avant de rentrer chez eux « ils ressemblent à des gens normaux, mais il faut faire attention à ne pas trop boire de vin rouge », en cours d’atelier dans le fond de la cours. Le prof d’atelier, lui est propre mais il boit, et beaucoup. Il n’a compris que la moitié de la leçon.

Cette année terrible pour mon égo m’a appris l’orgueil et la volonté de tout faire pour réussir. Je suis Bernard Regnault et je ferais tout pour réussir. Commander, ne pas être obligé de me laver avant de rentrer chez moi. Je ne sais pas comment je m’en sortirai et je ne resterai pas dans cet univers de nuls sans culture.

Je passe cette année tant bien que mal, je me reconstruis, je me protège de la médiocrité. En fin d’année je suis admis au collège de la rue Bignon derrière la mairie du douzième arrondissement.

C’est la ou je me rend en ce début de janvier 1968. Je rentre dans le collège. Je croise Atal le surgé qui se veut méchant, mais qui est un brave type de taille moyenne, brun avec un accent « pied noir » comme même Enrico Macias aimerait en avoir un.

Page 32: DEMAIN C EST ENCORE HIER - … · Pour que les baby boomers devenus papy ou mamy ... J’ai banni depuis plus d’un an ces gros réveils qui font un bouquant terrible et pire qui

32

Pôpô dis hè Atal. Ce mec sait que je suis d’une famille gaulliste et bien sûr il déteste le Général. Atal me parle politique comme à un adulte. Ce mec rêve de me coller rien que pour rester deux heures à me parler en face à face, mais mon attitude ne lui donne pas ce plaisir. Tout compte fait on se cherche, on fait semblant de se détester mais on s’aime bien.

En rang, appel et hop on monte. Direction troisième étage. En première heure c’est maths. Giacomolli, prof de maths et de corse, je veux dire par la qu’il faut déjà comprendre son accent avant de pénétrer le cours de math. Ce petit vieux qui semble avoir soixante quinze ans est appelé depuis des générations de collégiens « La momie » ou encore « Ramses II ». Ses courts sont incompréhensibles, alors on note ce qu’il écrit au tableau noir. L’intérêt avec lui c’est qu’il est tellement maigre et bouge très lentement qu’on a le temps de noter. Le corse est plus facile à comprendre que « le math ».

On a réussi de se tirer de cette première heure de cours. Je crois avoir compris le principe des équations de second degré. Mais j’y ai mis du mien. Des notes à relire et des exercices à faire en page 58 pour approfondir, heureusement le livre de maths est en langue française sans accent corse.

Nous changeons de classe dans un brouhaha indescriptible en croisant les autres collégiens. Mais pourquoi ce ne sont pas les profs qui changent, ils sont moins nombreux. A chaque fois c’est à nous

Page 33: DEMAIN C EST ENCORE HIER - … · Pour que les baby boomers devenus papy ou mamy ... J’ai banni depuis plus d’un an ces gros réveils qui font un bouquant terrible et pire qui

33

de bouger, tout ça pour leur confort. Peut être ont ils leur coussin attitré sur leur chaise.

Cour de français, et ce type extraordinaire, Desbiaux. Là, nous changeons de région, nous passons du sud-est corse ou sud-ouest du pays des cathares. Petit, trapu, chauve, le nez tordu, on sent ses muscles sous sa chemise. Très sévère mais plein de chaleur humaine. Il ne roule pas les « rrrrr », il ne parle qu’avec des « r ». C’est un bonheur. J’imagine son pays arrride. Ses fiérrres châteaux Catharrres, en rrruine, mais drrroits. Il y a de la douceur et de l’humanisme derrière cet amas de « r ». Il vit les textes qu’il ne lit pas dans le Lagarde et Michard, il les récite en marchant d’allées en allées dans la salle de cour. Vouté, une règle en fer dans le dos qu’il tient de la main droite en se tapotant la main gauche. Chacun derrière son pupitre à peur qu’il ne se serve de cette règle au hasard d’une mauvaise réponse ou d’une mauvaise lecture. Mais non, il n’en serait pas capable. Il n’aime pas les textes qu’il nous apprend. Il est ces textes. Il les a écrit et nous les sert en cour avec ses tripes et sa voix rocailleuse avec beaucoup trop de ‘r’. Mon père a des milliers de livres dans toutes ses bibliothèques. J’aimerais que Desbiaux et mon père lissent les mêmes et m’en parlent, passionnés et passionnants pour moi. Mon père lit sans arrêt mais ne me parle jamais de ses lectures, il les garde pour lui. Timide ou égoïste ? Desbiaux, lui est passionnant, lit-il autant que mon père ou connaît il par cœur que le Lagarde et Michard ?

Page 34: DEMAIN C EST ENCORE HIER - … · Pour que les baby boomers devenus papy ou mamy ... J’ai banni depuis plus d’un an ces gros réveils qui font un bouquant terrible et pire qui

34

La culture vaut bien que je mette une cravate pour aller en cour. La culture ca se respecte, je crois que ça m’a fait grandir. J’en oublierais presque les filles qui me font rêver. Face à une fille je serais, me semble t il plus inhibé que face à Beaudelaire ou à ses textes et ses poèmes. Ecrire, j’adorerais savoir le faire sans faute d’orthographe. J’aime faire partager mes émotions, mes idées ou mes sentiments par le verbe oral. Je crois que je ne saurais jamais le faire par écrit.

Au fait Desbiaux écrit il ? Et s’il écrit, triple t il ses « r » ? Et s’il ne les triple pas est-ce toujours du Desbiaux ou cela devient il plus terne ? Les fautes d’orthographes ne sont elles aussi de la création ? Desbiaux serait il aussi intéressant, vrai, humaniste et communicateur s’il parlait comme Zitrone au journal de 20 heures ?

Je suis certain qu’un jour j’irai voir les châteaux Catharrres en pensant à ce prof, à ce maître qui a du être inventé par Jules Ferry sous la troisième République. Et ce jour là, même s’il est très lointain, je jure que j’aurai les « r » rrrocailleux de Desbiaux qui me chanterrront dans l’orrreille.

Récréation, on tourne, on gueule dans la cour. Certains fument, moi aussi un peu, j’aime bien. Ca fait mec. Je me prépare pour allumer une clope, un jour devant ma première fille. Ca devrait l’impressionner, un vrai mec qui sait fumer. Une béda, un clopo, une sèche, oui mais surtout une blonde pour faire différent des adultes comme mon

Page 35: DEMAIN C EST ENCORE HIER - … · Pour que les baby boomers devenus papy ou mamy ... J’ai banni depuis plus d’un an ces gros réveils qui font un bouquant terrible et pire qui

35

père qui entre deux pipes fume des Gauloise sans filtre. Quand à ma mère, depuis que je l’ai initiée aux cigarettes, à l’occasion d’un voyage scolaire en Suisse, duquel je lui ai ramenée des « Palettes » cigarettes de couleurs, elle rêve d’un trouver en France importées par la Régie française des tabacs.

Re brouhaha, re troisième étage. On se croise. Regnault éteints ton clope ou je te cole, me dit Atal dans l’escalier. J’écrase sur une marche.

Histoire, encore une autre région et un autre maître, Le Moal, le breton. Encore plus petit et plus rond que Desbiaux. Pas de paroles hautes. Un ton calme, des mots précis, pas d’outrance. Lui, ne se déplace que très peu dans les rangs. Il reste assis sur sa chaise devant son tableau noir. Il a un seul costume. Gris chiné sur un pull rouge en « v » assorti d’une cravate étroite rouge et grise qui traine sous une chemise blanche bombé pas son ventre. Les mots sont précis, l’allocution est lente, parfois laborieuse. Pas de haussement de voix. Il règne un silence absolu dans la classe. Ce n’est pas un prof d’histoire, c’est un conteur. Pas un livre sur son bureau. Il parle. C’est un journaliste des événements d’autrefois. Les noms défilent, les dates, les faits et puis son analyse. La Révolution française ce n’était pas en 1789, non c’était le mois dernier. On y est. Dedans. Ca se passe maintenant. On comprend tout. Saint Just, Robespierre, Danton et Mirabeau sont là devant nous, avec nous, autour de nous. La Convention, c’est notre classe, on

Page 36: DEMAIN C EST ENCORE HIER - … · Pour que les baby boomers devenus papy ou mamy ... J’ai banni depuis plus d’un an ces gros réveils qui font un bouquant terrible et pire qui

36

débat, on participe. On voterait presque les textes. Non ce n’est pas de l’histoire, c’est de la politique. Ce n’est pas un cour, c’est un reportage. Parfois, à vingt heures je me demande pourquoi Zitrone n’en parle pas. J’aime le politique, le pouvoir que les leaders ont sur les autres. Je joue les rôles des grands révolutionnaires. Je suis certain d’entre eux. Je retourne ma veste. Je suis Danton et puis je suis Robespierre. Marrat et ceux qui ont armé le bras de Charlotte Cordé. Je suis souvent à la tribune, j’arrive à convaincre. Je demande que des têtes tombent. J’accuse et je me récuse. Nous sommes passionnés par cette histoire, la classe participe et prend parti. Des clans se forment. Des inimitiés se fond jour le temps d’une heure de Le Moal. Je suis parfois un peu déçu quand le prof nous dit :

- N’oubliez jamais que la révolution française est avant tout une révolution de la bourgeoisie.

- La seule victoire du peuple est d’avoir imposé son accent, on ne dira plus le roué avec l’accent de Touraine de l’ancien régime, mai le roi avec l’accent du peuple de Paris.

Certes, je suis déçu, mais aussi rassuré. J’aime le jeu politique, mais je me sens conservateur, passer de la royauté au pouvoir total d’un peuple non éclairé me va mal. Mais de l’ancien régime à la bourgeoisie me va mieux.

Le Moal nous fait vivre l’Histoire, mais il n’est pas aussi accroché à sa région que Desbiaux. Que se

Page 37: DEMAIN C EST ENCORE HIER - … · Pour que les baby boomers devenus papy ou mamy ... J’ai banni depuis plus d’un an ces gros réveils qui font un bouquant terrible et pire qui

37

passerait il si cet homme de l’Ouest de la France nous donnait une version chouanne des événements. Le rouè serait il mort sur l’échafaud ?

Autre changement de décor et de matière. Maintenant on a l’artiste, le dilettante, le bidon. Firmin prof d’anglais. Vous savez l’anglais, cette langue morte que personne ne doit parler. Personne je ne sais pas, mais en tout cas pas lui. Donc l’artiste Firmin, cheveux longs, plaqués, lunettes de soleil en janvier. Jeune, sec, vraiment sans aucun intérêt pédagogique. Un jour, en me promenant boulevard Saint Germain, j’ai vu la photo noir et blanc de ce type qui jouait du saxo dans un club de jazz. Donc c’est la vedette. Il devrait nous apprendre le saxo au lieu de l’anglais. Ras le bol de « number one is a bee, number two is a pig » Je crois que je ne parlerai jamais anglais, je ne comprendrai jamais ni Dylan, ni Cohen, ni les Beatles ou les Stones dans le texte, donc back to Hughes Aufray. Firmin est chiant, froid, lointain. Mais est il payé le même salaire que Desbiaux ou Le Moal ? Si c’est le cas, ce n’est pas juste. Il y a des cours durant lesquels on participe et d’autres que l’on subit. Ceux la durent trop longtemps et je regarde trop souvent ma montre qui tourne trop lentement. Arrêtons le, sortons le, votons sa mort, passons le par l’échafaud. Soyons Robespierre et lui Danton. Sonnerie, ouf nous sommes déjà tous prêt, cartable fermé. Et il y bousculade devant la porte de la classe. Nous dévalons les escaliers.

Page 38: DEMAIN C EST ENCORE HIER - … · Pour que les baby boomers devenus papy ou mamy ... J’ai banni depuis plus d’un an ces gros réveils qui font un bouquant terrible et pire qui

38

Pas de clope Regnault, dommage, pas de colle, la prochaine fois que je te chope ce sera trois heures, tu les mérites, hurle Atal avec son accent de Macias. Ben non, mon con, c’est pas demain que tu me choperas me dis je à la limite du chuchotement.

J’aimerais tant lui dire en face. Je me fous de ses trois heures, mais je ne veux pas lui faire ce plaisir. Nuit. Pluie. Triste. Je remonte l’avenue Daumesnil. Je m’arrête au tabac. Mes « amis totard » sont encore devant leur Valstar affalés contre le comptoir. Un paquet de Peter s’il vous plait. Merci, bonsoir.

- Tu crois mon p’tit qui va être bon le soir ! Interrompt un vasltrarien ».

Je ne veux pas répondre. Timide et méprisant je sors dans le froid. Je traverse l’avenue. Escalade les escaliers qui surplombent les voies de chemin de fer de la gare de Reuilly. Je tourne à droite. Je rentre chez moi.

Bonsoir Maman. Tu as passé une bonne journée ? Oui à part l’anglais. Et toi ? J’ai vu Marie Jeanne et j’ai passé un bon moment. Je suis aussi allé boulevard de Reuilly et je t’ai acheté deux chemises en solde elle sont sur ton lit dans ta chambre. Merci Maman.

Je rentre dans ma chambre, il y a une belle chemise bleue, mais aussi une rose. Moi, mettre une chemise rose, ça va être dur. C’est vrai que ma mère me dit lors de chacun de mes anniversaires «

Page 39: DEMAIN C EST ENCORE HIER - … · Pour que les baby boomers devenus papy ou mamy ... J’ai banni depuis plus d’un an ces gros réveils qui font un bouquant terrible et pire qui

39

avant que tu ne naisses, j’attendais une fille, tu aurais du t’appeler Sylvie ».

C’est vrai, après le tonton Bernard mort durant la guerre il y a aussi Sylvie. Mais qui suis je donc moi ? Enfin bon entre le pyjama rayé des déportés et la chemise rose, je prends la chemise. Mais d’ici la mettre pour aller au collège !

Le diner arrive, Papa travaille et ne rentrera pas tôt. Table de salle à manger, télévision tournée. Zitrone ne parle toujours pas de la révolution française. Cinquante mille enfants des écoles partent en classe de neige. Heureusement pour eux sans cette andouille de Firmin pour leur apprendre « number one is a bee, number two is a … »

Ce reportage sur les sports de neige me rappelle mes vacances il y a quatre ans à Combloux dans le chalet de nos cousins Gateau, pour fêter Noël en famille. Le soir du 24 décembre je m’étais perdu en allant chercher ma cousine Dominique aux pieds des pistes. J’étais rentré par les petits chemins enneigés. Il faisait froid, j’étais seul, perdu dans les monceaux de neige fraiche, enfin froide, très froide. J’ai retrouvé totalement par hasard le chemin du chalet.

Ma cousine qui se fichait sans doute de moi et ne m’avait pas attendu, elle était quand même un peu triste ou se sentait un peu coupable. En pull rouge, à col roulé, elle m’avait accueilli dans sa chambre. La nuit était claire, nous sommes allé sur son

Page 40: DEMAIN C EST ENCORE HIER - … · Pour que les baby boomers devenus papy ou mamy ... J’ai banni depuis plus d’un an ces gros réveils qui font un bouquant terrible et pire qui

40

balcon pour admirer les étoiles. Elle était devant moi. Je me suis rapproché. J’avais froid aux mains. Alors je les ai mise sur son pull. Sur ses seins. J’ai attendu sa réaction. Aucune. J’ai continué. Elle ne dit rien. J’avais chaud, j’étais bien. Sans doute elle aussi. Mais que faire d’autre. Je ne savais pas, alors je lui ai fait un bisou appuyé dans le cou. Et puis nous sommes allé diner. Raclette. Puis lit et ses seins dans mes rêves et dans mes mains. Voilà mes sports d’hiver. Les cinquante mille enfants qui vont en classes de neige n’auront pas les mêmes souvenirs de neige, de froid de ses seins. Tant pis pour eux et tant mieux pour moi.

Page 41: DEMAIN C EST ENCORE HIER - … · Pour que les baby boomers devenus papy ou mamy ... J’ai banni depuis plus d’un an ces gros réveils qui font un bouquant terrible et pire qui

41

Chapitre n° 4

Début février, il ne fait toujours pas beau. A quand le printemps et les week end dans notre maison de Veneux. Si je voulais oublier que l’hiver était là il ne faudrait pas écouter la radio. C’était le début des jeux olympiques de Grenoble. Alain Calmat porte la flamme, lui au moins doit avoir un peu chaud. Pas nous ! Je ne suis pas un amateur de sports, ni à la radio, ni à la télévision. Mais j’adore les commentateurs sportifs. Ils sont d’un chauvinisme et d’un ridicule achevé.

La France s’est inclinée devant l’Irlande 4 à 0, ou bien encore, la France a terrassée l’Angleterre 1 à 0 !

L’équipe de France a eu un match difficile à cause de la pluie. Et l’équipe d’en face avait elle du soleil ?

La neige est trop molle pour nos skieurs, ah bon, alors il faillait faire du patin à glace, ou de la natation !

On envoie toujours « aux chiottes » l’arbitre qui nous a fait battre et aux pinacles celui qui nous a fait gagner. Chiottes ou pinacles, ils sont priés de laissez ces lieux aussi propres qu’ils auraient aimés les trouver en y entrant !

J’ai une relation de contrainte au sport. Il y a quatre ans, mes parents, sur ma demande m’ont inscrit au

Page 42: DEMAIN C EST ENCORE HIER - … · Pour que les baby boomers devenus papy ou mamy ... J’ai banni depuis plus d’un an ces gros réveils qui font un bouquant terrible et pire qui

42

football dans une équipe de la paroisse. Je me suis affublé de ce qu’il y avait de mieux en terme d’équipement, acheté dans le magasin du « Coq Sportif » de la rue du Rendez-Vous. Coq je ne sais pas, mais sportif je serais. Chaussures à crampons, chaussettes bleues, blanches et rouges, protèges tibias, short et maillot assortis aux chaussettes. Je me regarde habillé dans la glace un vrai Coppa en herbe. Je suis crédible. Je suis un vrai footballeur.

Jeudi, direction le stade Pershing sur les boulevards extérieurs. Décembre, il fait froid, il neige, il y a de la glace par terre. J’aurais du faire ski. On me présente au curé de service en soutane et anorak. Il me toise. Je suis grand, donc j’irai dans l’équipe des grands. Ils ont quinze ans et moi douze. On m’informe que le match commence dans un quart d’heure.

Ah oui, et on joue comment ?

- Il faut taper dans le ballon et le mettre dans le but adverse.

Jusque là je savais.

- Mais on s’y prend mon Père ?

Il faut être sur le ballon et taper. Il me dit qu’il manque un aillié droit. Bon ca va, droit je sais ou c’est, mais aillié c’est quoi. Pour toute réponse, j’ai le droit à un grand « tu verras ».

Page 43: DEMAIN C EST ENCORE HIER - … · Pour que les baby boomers devenus papy ou mamy ... J’ai banni depuis plus d’un an ces gros réveils qui font un bouquant terrible et pire qui

43

J’arrive donc sur la patinoire, heureusement j’ai des crampons. On me présente un grand type qui est capitaine. Il me prend par le bras et me dit « mets toi là et joue après le coup de sifflet ». Bon, état des lieux, ceux qui sont habillés comme moi doivent être avec moi et les autres contre. Mais les gardiens de buts sont habillés différemment, alors ou dois je tirer ? Coup de sifflet. Ca bouge. Moi pas. Je regarde et je me déplace dans le même sens que ceux qui ont la même couleur que moi. Dix minutes à courir dans tous les sens c’est long. J’ai toujours quinze mètres de retard sur la course du ballon. Tout un coup, un joueur de ma couleur me passe le ballon. Sympa, mais j’en fais quoi ? Je n’ai pas à me poser longtemps la question, on vient me la prendre dans mes pieds. « Connard », me crie un type de ma couleur. Il n’a pas tord. Coup de sifflet. On change de camp. Donc j’étais à droite dans mon camp, je dois me mettre à gauche du camp adverse pour être à droite du mien dans cette deuxième partie. J’y vais et je fais semblant de m’intéresser. Je suis le ballon à distance respectable afin qu’on évite de me le refiler une nouvelle fois. C’est très long deux fois quarante cinq minutes dans le froid. Je ne comprends rien. Nouveau coup de sifflet, c’est enfin la fin de la partie. A-t-on gagné ou perdu ? Je ne sais pas. Je me casse sans parler à personne. Je me rhabille, je ne demande pas mon reste. Je pars en courant de ce stade. Les autres jeudis, je dis à mes parents que je vais jouer au foot. Je cache mes affaires dans notre cave et je

Page 44: DEMAIN C EST ENCORE HIER - … · Pour que les baby boomers devenus papy ou mamy ... J’ai banni depuis plus d’un an ces gros réveils qui font un bouquant terrible et pire qui

44

vais me promener dans le douzième arrondissement loin du stade Pershing, très loin !

Aujourd’hui, nous sommes jeudi. J’ai terminé mes devoirs, je suis prêt pour demain. Plus de foot, je vais aller me promener avec des copains sans doute vers Bastille. Je me rends compte que je n’aime pas Paris. Trop de monde, trop de bruit, mais quitte à y être autant en profiter. Mais ces métros toujours tristes, ces voitures, ces gens de mauvaise humeur, ces poubelles éventrées partout, ces maisons grises, tout ca ne me semble pas vraiment humain. Je rêve à de grands espaces de campagnes ou de forêts un peu comme à Veneux.

Je me prépare, je vais essayer la chemise rose avec un pantalon marron et mon blouson en cuir que Maman m’a aussi acheté en solde l’an dernier dans sa boutique miracle du boulevard de Reuilly. Je déjeune vite et je prendrais un café Bastille.

Je descends la rue de Reuilly jusqu’à Montgallet, je passe devant cette vieille église marronnasse dans laquelle j’ai fait ma communion et ma confirmation devant un évêque adipeux qui puait et avait du mal à marcher seul, il était gras et écarlate de partout, du bout de ses chaussons jusqu’à son pif. Ah « vin de messe » quand tu tiens tes serviteurs ! Les « huiles saintes » m’ont été appliquées par ce vieil homme. Je me souviens surtout de la salle privée de restaurant que mes parents avaient réservés pour une petite réception familiale. Je passe devant la caserne de Reuilly sur la droite et à gauche

Page 45: DEMAIN C EST ENCORE HIER - … · Pour que les baby boomers devenus papy ou mamy ... J’ai banni depuis plus d’un an ces gros réveils qui font un bouquant terrible et pire qui

45

l’école dans laquelle j’avais passé mon certificat d’études primaires du temps ou j’étais élève de cette classe de fin d’études première année. Sale souvenir, d’une sale année d’échecs. Je m’en suis sorti et grâce à mes professeurs je sais que j’irais loin dans mes études, j’en ai la motivation et les capacités. Comme disait ma grand-mère « on peut ce qu’on veut ». Oui sans doute, mais ce dicton doit avoir ses limites !

Je suis gêné, mal à l’aise. J’ai l’impression qu’un homme me suit. Je l’ai déjà vu hier devant la sortie du collège, rue Bignon. Il doit être un parent d’élèves. Mais de qui ? Je ne le connaissais pas. Et là, aujourd’hui, il me suit depuis que je suis sorti de ma résidence. Cet homme est bizarre. Bien habillé, mais pas à la mode, ni de ces années soixante, ni même sur ce que j’ai pu voir sur des photos d’avant guerre. Personne n’est ou n’a jamais été habillé comme ca. Il est grand, très grand, peut être même plus que moi. Il doit avoir l’âge de Papa, mais semble plus jeune, en tout cas différent. Il a des cheveux assez longs, bien coiffés en arrière, bruns mais aussi poivre et sel sur les tempes. Il a des lunettes à la fois grosses et invisibles. En plastic transparent. Je n’en ai jamais vu comme ça. On dirait une sorte de vieux rocker mais propre et avec vingt kilos de trop. En tout cas il n’est pas habillé en rocker. Costume noir à grands revers. Lui aussi, il a une chemise rose, mais sans doute pas acheté par sa mère en solde dans la boutique paumée du boulevard de Reuilly. Le tout est complété par un long pardessus en beau cuir noir.

Page 46: DEMAIN C EST ENCORE HIER - … · Pour que les baby boomers devenus papy ou mamy ... J’ai banni depuis plus d’un an ces gros réveils qui font un bouquant terrible et pire qui

46

Je tourne à droite rue du faubourg Saint Antoine pour aller vers la Bastille. Le type me suit encore. Intrigué. Que me veut il ? Pour être habillé comme ça il ne doit pas être français. Des tas de choses courent dans ma tête. Serait il un flic en filature. Mais je n’ai rien fait d’illégal. Aurais-je un ami dangereux, délinquant, recherché ? Mais qui, et puis pourquoi me suivre moi ?

Ce type que je ne connais pas me semble familier. J’ai depuis longtemps un vieux fantasme. Mon oncle Bernard qui est mort en déportation à Mauthausen personne ne l’a jamais revu, ni mort, ni vivant, son existence s’est évanouie un jour. Et si après des années d’errance il revenait. Et si ce type c’était lui. Il ne me semble pas être un homme qui aimerait les jeunes garçons, pas le genre, pas les yeux, pas l’allure. Mais alors pourquoi moi ?

Je me retourne, plus personne ! Il faut que j’arrête de gamberger moi. Allez, je continu d’un pas ferme et maintenant j’aperçois le géni doré de la Bastille. Rue du Faubourg saint Antoine, le Paris qui vit, qui crie, qui sent mauvais. Toute une populace affairée et grouillante. Des voitures qui klaxonnent. Des chiens qui laissent leurs « cadeaux » sur les trottoirs. Des vendeurs ambulants de légumes installés dans les caniveaux et des mémères qui descendent de chez elle affublées de n’importe quoi pour aller s’approvisionner en légumes pour le pot au feu du soir. Cuissons grasses à tous les étages qui rendre les cages d’escalier lourdes d’odeurs de choux, de poireaux, de jarrets et autres ingrédients

Page 47: DEMAIN C EST ENCORE HIER - … · Pour que les baby boomers devenus papy ou mamy ... J’ai banni depuis plus d’un an ces gros réveils qui font un bouquant terrible et pire qui

47

qui donnent envie de vomir avant même de passer à table. L’horreur, cette promiscuité culinaire. J’ai envie de respirer, mais dehors ce sont les odeurs des pots d’échappement des voitures mêlées aux « cadeaux canins ». Je descends le Faubourg. Moins d’échoppes de marchands de quatre saisons, les odeurs sont très différentes. Les petits magasins de fabricants de meubles en devanture ou les ateliers de cours d’immeubles dégagent une senteur chaude de bois coupés, rabotés, polis et de colles d’assemblage. C’est plus près de la nature, de la bel ouvrage. ça sent l’artisan-artiste qui aime son métier.

Nous sommes venus dans ce quartier avec mes parents, chiner, puis acheter des meubles anciens. Grands hangars sombres avec, là, une odeur fort d’encaustique toute neuve. Le vendeur soulève des draps pour découvrir des merveilles d’un autre temps.

Mes parents, surtout papa, sont en position d’acheteurs, c’est un spectacle grandiose. On sent qu’il peut, qu’il va tout acheter. Il aime acheter. Dépenser. Il est, dès le départ, capable de tout. Nous « ruiner », avoir des idées folles. Ce jour là au Faubourg il semblait encore pire que d’habitude. Il veut tout posséder. Maman, raisonnable, les pieds sur terre lui fait remarquer que nous n’avons qu’un cinq pièces à Paris, déjà bien meublé et une maison de campagne, elle aussi fournie. On devine dans ses yeux qu’il enrage d’autant de raison. Il veut tout ou presque. Pour un peu, il dirait agassé « eh bien,

Page 48: DEMAIN C EST ENCORE HIER - … · Pour que les baby boomers devenus papy ou mamy ... J’ai banni depuis plus d’un an ces gros réveils qui font un bouquant terrible et pire qui

48

alors, nous allons déménager ». Plus de deux heures, montre en main, il fait le tour du hangar d’antiquités.

Il jette, presque sans concertation avec maman, son dévolu sur un beau meuble de cathédral sculpté plein bois. Il décide de sa place et de sa fonction dans l’appartement de Paris. Et réserve une immense table de ferme pour la maison de Veneux, tiendra t elle ? Sans doute ! La fièvre acheteuse retombée, il règle ses achats. Avise le « meuble-cathédral-sculpté-plein-bois » et l’arrière de la DS familiale. La décision tombe.

« Bon, Bernard, nous ne sommes pas loin de la maison, tu vas rentrer à pied »

Heureusement qu’il n’a pas voulu emporter la table de ferme sinon la DS serait rentrée toute seule à la maison et nous trois à pied.

J’arrive place de la Bastille. Petit troquet, Marc et François sont déjà là. Tournée générale de café. Quatre sucres pour moi, merci. Et oui toujours ce sale goût amer du café.

Nous avons l’habitude de « prendre de la hauteur » en grimpant au sommet de la colonne de juillet qui commémore, comme nous l’a dit Le Moal, les trois glorieuses de juillet 1830.

Cinquante centimes dépensés pour entrer dans le glorieux phallus de juillet érigé et des dizaines, des centaines, des milliers, de marches à monter. Une

Page 49: DEMAIN C EST ENCORE HIER - … · Pour que les baby boomers devenus papy ou mamy ... J’ai banni depuis plus d’un an ces gros réveils qui font un bouquant terrible et pire qui

49

fois au sommet nous avons l’impression d’avoir accompli à chaque fois un exploit.

Il fait froid, mais maintenant beau ! La vue est dégagée. Les voitures minuscules grouillent autour de la colonne. Un « circuit 24 » géant. Face à moi l’hideuse et noire gare de la Bastille. Les voies de chemins de fer longent l’avenue Daumesnil, puis passent devant mon collège, se poursuivent jusqu’à la gare de Reuilly puis partent vers Picpus et plus loin encore à l’est de Paris. Au fait ou vont elles après Paris ?

Les gens courent sur les trottoirs, entre les voitures. Mon homme en pardessus en cuir est il parmi eux ?

Sur un défi de François, nous avons pris une habitude depuis septembre. Au pied du géni, escalader le gros « garde-fou » rond, dodu de la nacelle dominant Paris et de faire quelques mètres à l’extérieur. C’est à celui qui ira le plus loin. En fait, ce n’est pas très dur. Le plus difficile est de passer par dessus la barrière. Une fois de l’autre coté, il nous faut mettre les pieds entre les interstices de la sculpture grise et verte. Mais personne n’a été capable de prendre le virage d’un angle. Cette fois, je n’ai pas gagné, je me suis dégonflé au bout de trois pas. Marc, lui a faillit passer l’angle, mais nous avons réussi à l’en dissuader. C’était idiot de se tuer alors qu’il avait déjà terminé l’énorme travail de recherches sur Ronsard que Desbiaux nous avait donné.

Page 50: DEMAIN C EST ENCORE HIER - … · Pour que les baby boomers devenus papy ou mamy ... J’ai banni depuis plus d’un an ces gros réveils qui font un bouquant terrible et pire qui

50

Nous n’avons jamais eu le vertige durant ce défi Celui-ci nous prend, quand une fois descendu nous regardons du bas le théâtre de notre exploit. François nous cite souvent son père.

« Si tu ne fais pas des conneries à seize ans, tu n’en feras jamais »

Alors on y va. Mais globalement, c’est la seule « vraie connerie » que j’ai faite. Il va falloir en trouver d’autres avant la fin de mes seize ans. La nuit va tomber bientôt, nous pas ! Nous descendons de notre géni. Le sommes nous « géniaux » ? Pas encore, en tout cas pas pour ce que nous venons de faire. Les Parisiens se bousculent et se bourrent dans les bouches de métro. Bientôt il y aura plus de monde sous terre que sur terre. Le Faubourg bruisse. Des sons montent. Des cris. Les « quatre saisons » haranguent les chalands. Un rémouleur, pédalant sur sa machine, aiguise les couteaux des faubouriens et vocifère « RE-MOU-LEUR, RE-MOU-LEUR » pour attirer les armes blanches de cuisine. J’ai entendu la semaine dernière à la radio un joli terme pour décrire tous ces bruits de ville. Le « sirop » de la rue. Faubourg Saint Antoine « sirupe » fort, très fort ce soir.

Il me semble déjà, du bas de mon trottoir sentir les cuissons des repas gras du soir. Qu’est ce que maman aura prévu pour ce soir, mon Dieu, pas de pot au feu, ni de poule au pot, pas plus de potée. Non, j’ai envie de saucisson, du bœuf bleu, des

Page 51: DEMAIN C EST ENCORE HIER - … · Pour que les baby boomers devenus papy ou mamy ... J’ai banni depuis plus d’un an ces gros réveils qui font un bouquant terrible et pire qui

51

plats qui ne sentent pas sur la pallier de notre étage.

Porte vitrées, boites à lettres, à droite l’ascenseur. Bouton noir. J’ouvre la porte. J’appuis sur le cinq. Déjà quelques odeurs, plus frichti que culinaire. J’ouvre la porte de notre palier. La mère Leroux attend. Elle tombe bien celle là. Elle est la quintessence de la vulgarité. Cheveux gras, robe sans forme, seins lourds largement en dessous du niveau normal pour une femme de son âge. Elle est aussi la synthèse visuelle et olfactive du pot au feu, de la potée, du gras de porc, de la choucroute rancie.

« Bonjour madame ». C’est décidé, je ne mangerais pas ce soir. Vraiment plus faim.

Page 52: DEMAIN C EST ENCORE HIER - … · Pour que les baby boomers devenus papy ou mamy ... J’ai banni depuis plus d’un an ces gros réveils qui font un bouquant terrible et pire qui

52

Chapitre n°5

Sortie du collège, ce soir vendredi nous partons à Veneux. Valises, sacs plastics. Mon père collectionne les sacs plastics dans lesquels il fractionne des documents, ses jugements et ses livres du moment. La DS a contenue le « meuble-cathédral-sculpté-plein-bois », alors elle contiendra bien les valises, les sacs plastic, mon frère Gérard, papa, maman et moi. Youpi c’est parti. Rue de Reuilly, avenue Daumesnil, porte Dorée, Maison Alfort et la route nationale jusqu’à Veneux. Ici c’est encore laid. Villeneuve Saint George, c’est toujours laid et en plus il y a les avions d’Orly qui font un bouquant de tous les diables. Voitures à touche-touche. Pluie fine. La gare sur la droite et puis la déviation. Après celle ci, la foret de Sénard. Enfin la nature. On roule. On parle. La radio couvre nos propos. Melun, les ponts sur la Seine, la forêt de Fontainebleau. On passe près de Bois le Roi. Le bas d’Avon. On tourne à gauche et puis tout droit. Cette route a été tant et tant de fois rabâchée, vue et revue. Au début mon père possédait une 4 CV verte. Dedans il y avait mon père, ma mère, ma grand-mère, Gérard bébé, moi et les sacs plastic.

« Tarto », me dis je en me réveillant. Nous sommes en mars, les jours rallongent. Bientôt le soleil, les jours longs, la Saint Jean, les feux, les sauts au dessus des feux. Les nuits courtes, les jours sans fin et peut être cette année les filles ou mieux

Page 53: DEMAIN C EST ENCORE HIER - … · Pour que les baby boomers devenus papy ou mamy ... J’ai banni depuis plus d’un an ces gros réveils qui font un bouquant terrible et pire qui

53

encore, la fille. Cadeau, donnée, offerte, amoureuse, folle de moi, une fille à présenter à mes copains. « Oui, je vous présente Jacqueline, Noëlle, Sylvie ou encore Corinne. Nous sommes ensemble. Nous sommes bien.

- Et toi avec qui es tu ?

- Personne !

Oui, moi non plus en ce moment. Mais ca va changer bientôt. Mais bientôt, c’est long surtout quand on ne connaît ni la date, ni la fille.

Petit déjeuner, chocolat, et oui à Veneux je retombe en enfance. Je régresse. Un « tube de papier» rempli de galettes bretonnes sur lesquelles je mets moult épaisseur de beurre salé. Je lis d’un regard distrait « La République de Seine et Marne ». Il y a une photo de Gresser, le maire de la commune et de Soudant le garde champêtre qui est aussi le « chef » de la « Renaissance Sablonnaise ». C’est la fanfare qui joue des morceaux d’une musique aussi incertaine que si je jouais de ce banjo dont j’avais tant envie sans en être au niveau. Un peu comme pour le football.

Je sors de la maison, je passe derrière, dans le jardin. Les forsythias vont s’ouvrir au fond du jardin. J’aime cette fleur, prémisse du printemps, puis de l’été. Et les lilas sont déjà prêts à fleurir. J’aime cette chanson d’Hugues Aufray.

« Les filles sont jolies, dès que le printemps est là,

Page 54: DEMAIN C EST ENCORE HIER - … · Pour que les baby boomers devenus papy ou mamy ... J’ai banni depuis plus d’un an ces gros réveils qui font un bouquant terrible et pire qui

54

mais les serments s'oublient, dès que le printemps s'en va,

là-bas dans la prairie. J'attends toujours, mais en vain

une fille en organdi, dès que le printemps revient.

Les filles sont jolies, dès que le printemps est là,

mais les serments s'oublient, dès que le printemps s'en va »

J’attends la fille du printemps, même si à l’été elle s’en va. J’aurais au moins une expérience pour en retrouver une autre pour l’automne et encore une autre pour l’hiver. Bon, mais bon, il faut déjà trouver pour le printemps.

Bon, aujourd’hui nous allons à l’inauguration du lycée Lafayette de Champagne sur Seine. Mon père, Jean Michel Regnault est né natif, comme il aime à dire, de cette ville du sud Seine et Marne. Grosso modo, dans sa vie il a vécu à Champagne sur Seine, Paris dix septième, Paris douzième et Veneux- les Sablons. Aventurier, oui sans doute, mais que dans sa tête. Il s’est engagé en politique pour faire passer une proposition de loi sur les Prud’hommes qui lui sont très chers. Il s’est donc « engagé » en politique. Vu ses positions face à notre télévision çà a été pour le Général. Il y a été à

Page 55: DEMAIN C EST ENCORE HIER - … · Pour que les baby boomers devenus papy ou mamy ... J’ai banni depuis plus d’un an ces gros réveils qui font un bouquant terrible et pire qui

55

fond. Tout d’un coup, « comme un seul homme ». Mais pourquoi ?

Du haut, ou plutôt du bas de mes 16 ans j’ai quelques explications. Il a besoin de reconnaissance, de servir « la chose publique, la res publica », d’être aimé, de rayonner. Mais il est un leader timide mais pugnace. Plus réservé encore que pugnace. Il a, sans doute, besoin de remplacer son frère mort sans rien faire, sans n’avoir rien pu faire. Son engagement existe par procuration. Alors, moi de procuration en procuration, me m’engage avec lui. Non, vu mon âge, derrière lui.

Tout cela débute un après midi de juin 1965. Évènement régional, le général de Gaulle fait un voyage officiel. Il s’arrêtera à Villecerf. Bourg de « 500 habitants tout mouillé ». Villecerf va être le centre du monde et la famille Regnault sera au centre de Villecerf. On s’apprête, on se fait beaux, on rentre dans notre DS, comme de Gaulle, mais nous elle crème et pas noire. Ce déplacement nous l’aurions fait de toute façon, nous allons bien voir passer le tour de France, trois heures de voyage aller et retour, attente pour voir passer des mecs en bicyclette durant trois minutes. Alors de Gaulle ! Mais mon père, grand gaulliste, désire prendre rendez-vous avec Roger Frey ministre de l’intérieur et notre député du douzième qui fait parti es qualité du cortège. Il a donc besoin de son aide pour faire passer ce projet de loi sur les prud’hommes, donc il ira le rencontrer durant la halte du chef de l’Etat.

Page 56: DEMAIN C EST ENCORE HIER - … · Pour que les baby boomers devenus papy ou mamy ... J’ai banni depuis plus d’un an ces gros réveils qui font un bouquant terrible et pire qui

56

Petite place de village dans un virage. Six motards, des dizaines de voitures noires. Le général ne doit pas aimer voyager seul ! Coup de frein. Micro sur le bord de la route. Un homme grand, très grand et vieux sort de sa DS. C’est lui de Gaulle. Pas croyable, c’est comme à la télévision, mais là il est en couleur. Uniforme de général. Képi de général. Démarche pesante d’un viel homme. Ovations. Moi aussi je suis transporté. Il s’approche du micro. Tonne de sa voix grave. Je retiens seulement que Villecerf est effectivement le centre de la France et que comme celle ci est le centre du monde. Donc, Villecerf est le centre du monde. Charles de Gaulle est là devant moi en vrai. En chair, en os, en uniforme et képi. Discours terminé, il s’avance, sert des mains, vient vers moi, me sert la main, met sa main sur mes cheveux, me dit « ça va », je ne sais même pas répondre « oui ». Oui, mon général. Oui Président ou tout simplement oui Monsieur comme je l’aurais fait pour n’importe qui. Non j’ai des étoiles dans les yeux, la Marseillaise dans la gorge, dans la tête et dans les oreilles. J’ai vu celui qui passe à la télévision. Je crois avoir serré la main de la France, celle de la Libération, celle de l’Histoire. J’ai encore la Marseillaise dans les oreilles quand je m’aperçois que tout est fini et je vois le coffre de la dernière DS noire suivi du dernier motard. Papa dit, on va le revoir à Fontainebleau. Nous aussi DS, mais seuls, sans motard.

A partir de ce moment les choses sont allées très vite pour mon père. Rendez-vous avec Frey au ministère. Il propose au ministre de s’engager en

Page 57: DEMAIN C EST ENCORE HIER - … · Pour que les baby boomers devenus papy ou mamy ... J’ai banni depuis plus d’un an ces gros réveils qui font un bouquant terrible et pire qui

57

politique sur Paris. Il lui répond, non pour Paris, mais oui pour la Seine et Marne. Discipliné, il accepte. Se présente aux élections municipales de Veneux. Est élu. Indiscipliné devant un maire magouilleur, il entre dans une opposition frontale au maire. Se fait connaître, remarquer. En 1966 nouveau coup de téléphone du ministre Frey « on parachute un candidat, Didier Julia, dans votre circonscription pour battre le député maire Paul Séramy, on compte sur vous pour l’introduire dans les milieux politiques communaux »

Chose dite, chose faite, mon père sera le lien entre un « jeune loup du pompidolisme » et les maires de la cinquième circonscription de Seine et Marne. L’homme à présenter, Didier Julia, jeune de trente trois ans et professeur de philosophie va rencontrer « le tissus local ». Ce qui me rassure, c’est qu’il a un nez pire que le mien, donc moi aussi je peux réussir avec mon pif. Prof de philo, ça va leur faire peur au maires. Un prof ils doivent avoir une vague idée, mais de philo ça va leur faire mal à la tête !

Tout s’enchaine, pour remercier mon père de son travail de présentation au « tissus-local » et sans doute pour avoir soulagé les maires avec quelques cachets d’aspirine sera suppléant. Campagne électorale en hiver. Mais pourquoi a-t-on mis les élections en mars. Il fait froid avant. Avez vous déjà essayé de coller des affiches de grand format en décembre, la nuit par moins quatre degrés. Ca gèle et moi aussi, ça colle mal, voire pas du tout. Je colle, les amis, les militants UNR et même mon

Page 58: DEMAIN C EST ENCORE HIER - … · Pour que les baby boomers devenus papy ou mamy ... J’ai banni depuis plus d’un an ces gros réveils qui font un bouquant terrible et pire qui

58

père collent. Tiens Julia, lui, ne colle pas. Je colle des affiches jaunes et orange avec la tête et le nez de Julia en vedette et celle de mon père en petit. Moi qui n’ai jamais été collé au collège, mais là, je colle, colle et recolle durant les soirées de l’hiver 1966-1967.

C’est un programme assez dur. Seize heures trente, mon père est à la sortie du collège. Route juste qu’à Veneux. Dix huit heures première réunion électorale. Diner dans un restaurant à proximité. Vingt heures trente deuxième réunion. Je confirme après toutes ces réunions, de Gaulle avait raison, le sud Seine et Marne est bien le cœur de la France, de l’Europe et du monde, du moins c’est ce que dit Julia, deux fois par soirée. Après ces deux messes électorales devant des ploucs pour la plupart avinés, collage. Deux heures minimum. Puis retour à Paris. Deux heures du matin dodo. Six heures trente réveil et collège. Et demain on remet ça. Demain Julia collera t il ?

De réunions électorales en collage d’affiches. De tracts en boite à lettres. D’aller en retour de Paris à Veneux. De sommeil courts en journée longues. Le cinq mars, premier tour des législative arrive. Les gaullistes gagnent malgré l’élection présidentielle difficile de 1965. Le 12 mars est plus dur pour l’ex UNR devenue UDV ème. Mais Julia gagne, mon père est donc député suppléant de Seine et Marne.

Julia l’appelle dans la nuit. « Je vais être nommé ministre dans les jours qui viennent par Pompidou,

Page 59: DEMAIN C EST ENCORE HIER - … · Pour que les baby boomers devenus papy ou mamy ... J’ai banni depuis plus d’un an ces gros réveils qui font un bouquant terrible et pire qui

59

Jean Michel, vous allez être député. On fera de vous un homme d’Etat ». Mon père nous réveille, nous raconte avec force détails.

- Mais, je ne suis pas prêt, je ne me suis pas présenté pour ça !

- Globalement, papa, les autres ne sont pas prêt non plus, mais eux ce sont présentés pour ça, alors bon tu verras !

Maintenant, dodo, après ces mois de campagne j’ai sommeil. Demain il fera « toto ».

Donc voilà, aujourd’hui, mars 1968 acte officiel le ministre de l’éducation nationale, Alain Peyrefitte vient inaugurer la reconstruction du lycée Lafayette de Champagne sur Seine. Tout le monde attend, le ministre viendra ou pas. On parle partout d’événements à la faculté de Nanterre. Peyrefitte est aux premières loges. Veut il s’exposer, répondre aux journalistes. Crissement de pneus devant le lycée, applaudissements, le bruit parvient de plus en plus fort à l’intérieur dans cette grande salle ou je me trouve. Mince, sec, peu sympathique, grandes oreilles décollées, rapide, costume noir, dossier à la main Peyrefitte entre. Il sert des mains. Les édiles feraient presque une génuflexion s’ils savaient comment faire. On se bouscule, se presse, se sert, autour de lui pour être sur la photo de « La République de Seine et Marne » pour pouvoir dire j’y étais. Comme d’habitude mon père sera sur le coté de la photo comme pour ne pas déranger le

Page 60: DEMAIN C EST ENCORE HIER - … · Pour que les baby boomers devenus papy ou mamy ... J’ai banni depuis plus d’un an ces gros réveils qui font un bouquant terrible et pire qui

60

balai des cireurs de pompes. Discours plat et chiant qu’il a du servir à de trop nombreuses inaugurations de lycées. Tonnerre d’applaudissements. Ses pompes brillent étincelles, attention les édiles, il ne va bientôt plus rester de cuir à force de frotter.

Mais derrière le ministre j’aperçois mon homme du douzième arrondissement, plus grand et volumineux que les autres. Lui aussi sert des mains. A tout le monde. Il vient derrière Peyrefitte, lui met une main sur l’épaule, puis de sa main droite sert celle du ministre. Il se penche à son oreille, lui glisse quelques mots. Toujours en costume sombre et chemise rose il continue à serrer des mains. Putain, il connaît tout le monde. Mais pourquoi fait il tout pour éviter mon père, éviter même de croiser son regard. Il prend un verre de kir et trinque avec Julia. Je regarde mon père en grande discussion avec trois invités. Le temps d’essayer de mettre un nom sur les interlocuteurs, l’homme a disparu. Je sors pour voir s’il est dehors. Non personne que les gorilles, chauffeurs et motards de Peyrefitte. Mais qui est ce type qui me suit. C’est certain, c’est un officiel, que me veut il. C’est insupportable. Tout le monde s’éparpille. Je rejoins papa.

- Il était bien son discours ?

- De qui ?

- De ton ministre de l’éducation, les petits cons de Nanterre vont avoir du fil à retordre !

Page 61: DEMAIN C EST ENCORE HIER - … · Pour que les baby boomers devenus papy ou mamy ... J’ai banni depuis plus d’un an ces gros réveils qui font un bouquant terrible et pire qui

61

Je demande à mon père s’il a vu l’homme à la chemise rose. Il ne voit pas. Mais pourtant papa, et très grand imposant qui a serré la main de tout le monde. Non il n’a rien vu, en tout cas il ne me dit rien. Serait il dans le secret, me cache t il lui aussi quelque chose ?

Aujourd’hui au repas, roastbeef avec cresson. Fromages et avant la fin du repas nous irons chercher chez Masson, le pâtissier-glacier du centre ville une glace plombière. Maman la servira dans les assiettes en gré vert qui font du bruit quand on racle la cuillère pour terminer les derniers reliefs de glace et de fruits confits.

Mais putain qui est ce mec !

Page 62: DEMAIN C EST ENCORE HIER - … · Pour que les baby boomers devenus papy ou mamy ... J’ai banni depuis plus d’un an ces gros réveils qui font un bouquant terrible et pire qui

62

Chapitre n°6

Veneux-Les Sablons, département de Seine et Marne. La Seine est proche, en bas du « chemin aux vaches ». La Marne est Loing. Je veux dire par là que nous sommes au confluent de la Seine et du Loing. La Marne est loin, nous devrions nous appeler Seine et Loing. Bourg bourré d’histoire, de grande et de petites histoires. Les personnages qui me fascinent le plus sont les peintres. Le plus grand, Sisley a vécu à cent mètres de la maison. Gloire locale. Il a sa tombe à Moret. Donc, on le dit morétain. Idiot, il est anglais. L’autre peintre c’est Montezin, qui lui avait sa maison à dix mètres de la notre. Je vais souvent jouer au ping-pong chez les Bonnis qui ont acheté sa maison. Dans la pièce dédiée à ce jeu il y a une fresque peinte par lui. Scène de champs. Montézin est mort. Pour lui rendre hommage, le maire a construit une citée hideuse au centre de la commune entre Veneux et Les Sablons. Je me souviens quand j’étais plus jeune j’allais chasser les papillons sur ces terrains, de champs ouverts et de parcelles couvertes de coquelicots. Alors détruire des coquelicots pour les remplacer par des maisons afin de leur donner le nom d’un peintre qui a peint des coquelicots. Vous connaissez plus idiot ? Si j’ai bien suivi en français cela se nomme un non-sens voire un contre-sens. Partis les papillons, voici les pavillons.

Page 63: DEMAIN C EST ENCORE HIER - … · Pour que les baby boomers devenus papy ou mamy ... J’ai banni depuis plus d’un an ces gros réveils qui font un bouquant terrible et pire qui

63

Veneux et les Regnault c’est devenu une histoire d’amour. Mais au début, ce n’était qu’une histoire d’argent. A l’été 1939, le jour de la déclaration de guerre Georges Regnault, mon grand père aurait dit « une guerre, qu’on la gagne ou qu’on le perde, l’argent n’aura plus la même valeur, alors il faut acheter de la pierre ». Il se précipite sur les annonces immobilières. Deux maisons, l’une très grande avec parc et maison de gardien. Manque de chance il y avait une dynamiterie à cinquante mètres. Guerre et dynamiterie, ça marche mal ensemble. Alors direction Veneux. Signé, emménagé.

Depuis trente ans c’est le « berceau » de la famille. Beau berceau. Ancienne ferme, comme en témoignent une petite étable et son râtelier, des anneaux dans la cour pour accrocher les bêtes. Quatre corps de bâtiment. Mon père est déjà maire d’un hameau.

Trois milles habitants et presqu’autant de gueules, je veux dire de caricatures. Il y a les repris de justice, car Veneux est dit-on la limite pour les interdits de séjour de la proche banlieue de Paris. On susurre que untel et untel sont d’anciens lieutenants de Pierrot le fou. Je ne connais pas Pierrot, mais ils ont des tronches de lieutenants de truands. Il y a aussi une tripotée d’ivrognes.

Dans le hit parade, SLC, des téteurs de biberons au gros rouge il y a un numéro un, Martin. Mère et fils. La mère ne boit pas. Petite femme, frêle et habillée

Page 64: DEMAIN C EST ENCORE HIER - … · Pour que les baby boomers devenus papy ou mamy ... J’ai banni depuis plus d’un an ces gros réveils qui font un bouquant terrible et pire qui

64

en noire, passe sont temps à partir de dix heures trente à chercher son fils échoué dans les petits chemins de la commune. Le fils, plutôt jeune, petit bedonnant à l’air d’un petit fonctionnaire calme. Calme, enfin jusqu’à neuf heure trente, après il flotte, il tangue puis échoue quelque part dans les venelles. Bourré, fini, fin cuit et sa mère erre à sa recherche. Mais comment le ramène-t-elle ?

En numéro, deux, trois et quatre du palmarès on retrouve les Dalton. Trois frères fichus de Ma’m Dalton. A « l’épicerie-bistrot-tabac-cabine-téléphonique » du coin dans laquelle ils commencent à se remplir de gros qui tâche pour la route, ils achètent quinze litres de « Préfontaine » par jour. Ils ne se déplacent que tous les trois. Frères siamois séparés, maigres, voutés, épais comme des lames de rasoirs, ils mettent au moins une demi heure pour rentrer chez eux chargés comme des mules des surplus de la viticulture française. Je dois à « Avrelle », le plus vieux des Dalton ma première leçon de puériculture. L’autre jour, accoudé, que dis-je, affalé au comptoir de l’épicerie-bistrot-tabac-cabine-téléphonique, il livrait sa leçon.

« l’ote jour, on a eu à la maison le niart de la cousine de de de Champagne. Y y y geuelait. J’y ai dit, do do donne moi un tor torchon mouillé, t’vas voir. Un cou coup de to torchon dan dans la gueu gueule, j j ‘vais y faitre tai taire à ton ton chiart »

Page 65: DEMAIN C EST ENCORE HIER - … · Pour que les baby boomers devenus papy ou mamy ... J’ai banni depuis plus d’un an ces gros réveils qui font un bouquant terrible et pire qui

65

Certain, quand j’aurais des enfants je m’en souviendrais ! Mais avant j’en parlerais à Françoise Dolto.

Enfin sur la dernière marche de mon podium des consommateurs de surplus viticoles, il y a notre voisin d’en face. Digne, allure de haut fonctionnaire à la dérive, vêtu de tenue de chasseur. Il boit droit, se tient droit, mais qu’est ce qu’il descend.

Parmi les autres figures de ce bourg, il y a le curé. L’abbé Petiot, il doit avoir cent vingt ans. On le dit frère du docteur assassin. Frêle, fin, voûté il traine sa soutane du presbytère à l’église. Il signe nos cartes de cathé à la fin de la messe alors que nous n’avons assisté qu’au dernier quart d’heure. Il nous confesse, mais il dort.

Comment parler de ce village sans parler des Delhommel, couple d’épiciers cafetiers et marchands de tabacs. L’épicerie mythique est au sommet de la rue de Seine dans laquelle nous habitons dans une de ses parties basses. Proche de la Seine justement. On y trouve de tout chez Delhommel. Je dis Delhommel, mais je devrais dire « la Lucienne » comme l’appelle ma grand-mère avec un franc dédain. Souvenirs de l’occupation durant laquelle « la Lucienne » ne s’est apparemment pas contentée de vendre du beurre, mais aussi de faire le sien. Enfant, je croyais que les choses étaient plus simples. Une « Lucienne » désignait une petite épicerie, comme çà partout en France. Et pour les plus grandes, elles portaient le

Page 66: DEMAIN C EST ENCORE HIER - … · Pour que les baby boomers devenus papy ou mamy ... J’ai banni depuis plus d’un an ces gros réveils qui font un bouquant terrible et pire qui

66

nom du hangar de la ville d’à coté dont le propriétaire s’appelait « Taffin ». A cette proposition je répondais « oui », j’ai faim ! « La Lucienne », forte femme, à qui il ne fallait pas en compter était affublée d’un mari petit et rondouillard, doux, calme qui essayait de faire des calembours, toujours les mêmes et qui tombaient à chaque fois à plat. L’homme « le Lucien » ressemblait plus à un violoniste, crane dégarni sur le dessus mais avec des cheveux assez long autour des ses cols de chemises. Toute cette partie du village se retrouvait à faire la queue pour être servi. Les familles les plus en vue, comme la mienne, avaient leurs comptes qu’elles payaient en fin de semaine ou de mois. J’ai donc longtemps cru que les bombons dont je me gavais étaient gratuits.

Du plus loin que je me souvienne le 14 juillet était la plus belle fête. Bien supérieure à celle de Noël. Elle débutait par la retraite aux flambeaux. Soudant, le garde champêtre local, passait dans tout le village avec son tambour, afin de lire le sempiternel arrêté municipal « la-fête-Nationale-du-quatorze-juillet-aura-lieu-le-14-juillet-prochain-tout-porteur-de-lampion-recevra-la-somme-de-un-franc ». Roulement de tambour. Donc encore cette année le 14 juillet, tombera le 14 du mois de juillet. Chaque année je me disais qu’avec deux lampions je pourrais avoir deux francs. Mais non ! Pas logique le Maire !

Place de la mairie, moult enfants, moult lampions et cagnotte de moult pièces de un franc. Défilé dans la

Page 67: DEMAIN C EST ENCORE HIER - … · Pour que les baby boomers devenus papy ou mamy ... J’ai banni depuis plus d’un an ces gros réveils qui font un bouquant terrible et pire qui

67

plupart des rues, fanfare en tête. On appelait cette fanfare municipale « l’Harmonie ». Je sais pourquoi je n’ai jamais eu l’oreille musicale, pour moi harmonie rime encore avec flonflon. Après une bonne heure de marche à pied, on attaquait la rue de Seine par le versant opposé à notre maison. Le flonflon municipal s’arrêtait chez « la Lucienne ». Pose-apéro gratuite. A cet instant mon père et moi descendions la deuxième partie de la rue de Seine pour ouvrir les grilles de la maison, allumer les dizaines de lampions que nous avions préparés. Sortir le pickup et les caisses de boissons alcoolisées. Le flonflon descend la rue et cent mètres après la pose de « la Lucienne » nouvel arrêt dans la grande cour de la maison, nouvelles libations. Les suiveurs, porteurs de lampions et parents des porteurs entrent chez nous. Trente trois tours de chansons et de danses viennent harmoniser nos oreilles détruites pas les flonflons. La plupart dans la cour, ceux qui ne peuvent entrer, dans la rue. Tout le monde s’amuse, maman s’affaire à servir les convives d’une nuit. L’alcool monte, la joie se lit sur les visages. Je suis heureux de voir tant de gens chez nous. Une heure après la troupe repart. Les fausses notes sont légions, rares sont les notes harmonieuses saoulées par les deux arrêts arrosés. Direction le stade et le feu d’artifice. « Ho ! Ha ! Belle bleue ! La belle rouge ! Oui ! Encore ! » La fanfare municipale, s’est changée. Les fanfarons, aussi pompiers municipaux ont mis leurs habits de cuir. Maintenant ils sont toujours aussi bourrés, mais en cuir !

Page 68: DEMAIN C EST ENCORE HIER - … · Pour que les baby boomers devenus papy ou mamy ... J’ai banni depuis plus d’un an ces gros réveils qui font un bouquant terrible et pire qui

68

Nuit, bien entamée. Des fusées dans les yeux. Des flonflons soutenus par l’alcool qui sortent des trompettes et par l’air chaud du quatorze juillet, qui cette année encore a été placée entre le treize et le quinze, je rentre à la maison, heureux. Douce saveur des nuits et des fêtes de juillet, loin des sombres nuits de Noël.

La maison pleine de gens. Je l’ai toujours connue comme çà. Quel bonheur d’avoir des gens, attendus ou non. Le plus souvent non !

Ma famille a eu la bonne idée de posséder très vite un poste de télévision. A la fin des années cinquante à Paris, mon père arriva un jour avec un très gros carton. Une télévision. Miracle et stupéfaction. J’en avais déjà vu derrière des vitrines de magasins de radios et télévisions, devant lesquels les badauds s’agglutinaient. Mais ce soir la, avenue du Bel Air, je n’avais pas à jouer des coudes pour voir un film sur un petit écran de quelques centimètres carrés. Ce premier soir on donnait pour nous et nous seuls une pièce de théatre. Je crois « les Burgrave ». C’était ennuyeux, mais c’était dans notre salon et que pour nous. A la fin de la représentation, j’ai eu envie de leur dire « merci messieurs d’avoir bougés dans notre appartement». Et puis il y eu les matchs de jeu à treize ou de jeu à quinze. J’ai appris à ce moment qu’il y avait d’autres accents en France que ceux du Morvan de ma grand-mère, du faubourg Saint Antoine, ou celui neutre de mes parents. Il y avait celui de Roger Couderc qui gueulait le Sud Ouest à

Page 69: DEMAIN C EST ENCORE HIER - … · Pour que les baby boomers devenus papy ou mamy ... J’ai banni depuis plus d’un an ces gros réveils qui font un bouquant terrible et pire qui

69

la télévision. A chaque match, il jouait sa vie. Nous étions heureux à la fin du match de savoir que quel que soit le résultat le braillard était toujours vivant.

Plus tard la télévision a franchie, pour nous, les frontières de la Seine et Marne. Un type est venu faire l’acrobate sur le toit pour fixer un râteau, très laid, mais par lequel passeraient des images pour faire vivre notre télévision dans notre salle à manger.

Bien sûr, toute notre rue l’a su. La plupart des voisins nous a visité encore plus qu’à l’habitude. Il y avait encore plus de vie au 79 de la rue de Seine. Jusqu’ici tout Veneux entrait chez nous. Le jour ou la râteau a été posé près de la cheminée, c’était la France qui entrait. Vite mes parents comprirent que ce qui passionnait nos voisins, c’était Interville.

Samedi soir, repas rapide, verres sortis, bouteilles ouvertes. Un par un, les voisins venaient à la messe. Autour de la table. Sur les sièges du salon, puis debout et les derniers par terre. Tout le monde regardait dans la même direction. L’écran noir et blanc. Les prêtres s’appelaient Guy Lux, Léon Zitrone et la prêtresse Simone Garnier. Dax, Biarritz, Pau, Saint Amand les Eaux, chaque convive d’un soir se trouvait leur héros. L’un parce que un petit cousin avait habité près de Dax, il y avait vingt ans, l’autre, VRP parce qu’il avait rencontré « Jojo », le Maire de Saint Amand lors d’un contrat il y avait huit ans.

Page 70: DEMAIN C EST ENCORE HIER - … · Pour que les baby boomers devenus papy ou mamy ... J’ai banni depuis plus d’un an ces gros réveils qui font un bouquant terrible et pire qui

70

« Guy, je ne vous entend plus, on m’a pété mes lunettes »

« Léon ou en sont les vachettes » et l’autre « on m’a pété mes lunettes ». « Simone, Simone, m’entendez vous ? »

Tu parles Guy comment elle peut t’entendre, il y a tellement de bruit dans le salon que plus personne n’entend rien. Ca boit, ça gueule, çà s’engueule ça se réconcilie dans le salon. Nous sommes à Dax et à Saint Amand, mais au fait, où sont ces deux villes. Existent elle dans la vraie vie. Y a-t-il quel part en France, sur une route un panneau « Saint Amand les Eaux » ou « Dax ». Sont elles des villes voisines ? Elèvent elles toutes les deux des vachettes tout au long de l’année pour nous faire rire l’été dans notre salon ?

L’été s’écoulait long et doux. Parfois ennuyeux. Parfois passionnant. J’allais ramasser des pommes dans « le champ du haut » avec ma grand-mère et à l’automne, gauler des noix dans le champ du bas. Le vélo était mon seul compagnon lors des après midi longs. Nous passions nos étés à Veneux, mais les copains partaient à la mer ou ailleurs. Peut être certains à Dax et d’autres à Saint Amand voir les vachettes dans leurs prés.

Deux ou trois fois par été, Papa et Maman nous disaient, tôt le matin, « aujourd’hui, nous allons faire une virée ». Pour moi « virée » était un nom commun qui voulait dire « on va vers le sud, pas

Page 71: DEMAIN C EST ENCORE HIER - … · Pour que les baby boomers devenus papy ou mamy ... J’ai banni depuis plus d’un an ces gros réveils qui font un bouquant terrible et pire qui

71

trop loin, rentrée ce soir, destination la Loire, soit Sully, soit Gien, soit quand vraiment nous avions le temps la Sologne, restaurant à midi et DS pleine au cas ou ».

Nous virions donc dans un huitième de cercle au maximum à deux kilomètres au sud de la maison. Voiture « attention Michel, ne franchis pas la ligne jaune, fais comme si c’était un mur ». Il le faisait, enfin il faisait comme il avait envie. Auberge, bord de cours d’eau, « à l’ombre s’il vous plait ». Dans le meilleur des cas, baignade dans la Loire. Papa nage très bien, à contre courant du fleuve, il arrive à ne pas reculer. Parfois !

Je prenais des couleurs, mais les feuilles des arbres les prenaient encore plus vite que moi. Du vert au jaune, puis au marron naissant. Septembre pointe son vilain nez, Direction le Prisunic de Nemours. Ambiance studieuse. Odeurs de croûtes de cuir. « Cartable en rayon, rentrée à l’horizon ». Cartables en dites croûtes chics, cahiers, équerre, double décimètres, gomme, crayons, papier pour recouvrir les livres. Triste, nous sortons, mes parents m’offrent une dernière « glace à l’italienne » pour me faire croire que l’été n’est pas terminé. Mais je sais déjà que bientôt il fera déjà « totard ».

Page 72: DEMAIN C EST ENCORE HIER - … · Pour que les baby boomers devenus papy ou mamy ... J’ai banni depuis plus d’un an ces gros réveils qui font un bouquant terrible et pire qui

72

Chapitre n°7

Même si ne n’y ai jamais vécu à temps plein. Jamais été à l’école. Ce coin du Sud Seine et Marne, c’est chez moi. Mon village. Dans notre partie de la commune tout le monde nous connaît, et donc moi. On me connaît en bien, en mal ou en neutre. Je suis le « parisien-qui-vient-en-week-end-mais-on-a-connu-ses-grands-parents. Veneux, c’est ma famille en joie, parents et grands parents. Week end et soleil. Juillet et pluies d’orages. Achats de folie de mon père et défilé permanent à la maison. Politique communale. Dépouillement les soirs d’élections en mars. Déceptions et espoirs.

Mais Veneux c’est mon autre famille de copains. Celle des copains de Paris ont mon âge et me semblent ternes. Ceux de Veneux ont un ou deux ans de plus que moi. Nous sommes en bande et nous fréquentons quelques jeunes autochtones qui eux vivent là après les deux heures de nationale six lorsque nous les « Parisiens » nous rentrons. Ca doit être bien de vivre toute la semaine dans un lieu de week-end. Eux pensent tout à fait le contraire. Ils nous envient de rentrer dans la capitale, comme si on allait tous les soirs à la Comédie Française ou prendre un pot sur les Champs à la sortie des cours.

Parmi mes plus vieux copains, il y a Michel. D’après mes parents nous nous sommes connu derrière la

Page 73: DEMAIN C EST ENCORE HIER - … · Pour que les baby boomers devenus papy ou mamy ... J’ai banni depuis plus d’un an ces gros réveils qui font un bouquant terrible et pire qui

73

grille de la maison. J’avais quatre ans et lui six. Il avait le droit de sortir dans la rue. Ses parents louaient un petit logement de week-end et de vacances, chez les Vazeilles, à vingt mètres plus haut rue de Seine. Mes parents ont dû avoir pitié que je serve de « singe » derrière les grilles vertes de notre cour. Un jour, ils le firent entrer. J’avais un copain à Veneux, mon premier. Puis, plus tard je suis allé chez lui. Après avoir traversé les cours des Vazeilles, je me rendais dans le logement exigu loué par ses parents. Petite maison, attenantes à d’autres petites maisons louées elles aussi. C’était petit, mais calme.

Et puis ils ont déménagé pour une plus grande maison sur l’autre versant de la rue. Michel a pour père « Papou ». D’aussi longtemps que je me souvienne, « Papou » à été affublé d’un tilleul et d’un transistor branché sur de la « Grande Musique ». Chiante, mais grande. Papou est un homme d’un certain âge, c’est à dire plus vieux que mes parents. Cet homme a toujours pour moi l’image d’un sénateur. On lui aurait donné le Sénat sans confession de foi. Grand, un peu gras, bien de sa personne, élégant sans ostentation, gentleman farmer sans ferme. J’ai appris avec stupéfaction que le sénateur était en fait un VRP et connaissait le « Jojo » à la fois d’Interville et de Saint Amant les Eaux. Depuis ce jour, je crois que les sénateurs sont aussi des VRP d’Intervilles. « Papou » formait couple avec « Mamou », jusque là normal. Sauf que la femme du sénateur affable était une grande et forte femme. Non pas forte par le poids, mais par le

Page 74: DEMAIN C EST ENCORE HIER - … · Pour que les baby boomers devenus papy ou mamy ... J’ai banni depuis plus d’un an ces gros réveils qui font un bouquant terrible et pire qui

74

caractère. Chaque fois que je rentre chez eux, je lui dis bonjour et j’ai l’impression qu’elle est de mauvaise humeur et qu’elle va me sortir. Aurais je fais ou dit une bêtise ? Aurais-je ma braguette ouverte ? Serais je rentrer de dos ou sans sonner ? Aurais-je piétiné ses arums sacrés dans le jardin ? Non rien de tout me dis je en vérifiant que ma braguette soit effectivement fermée. Elle l’est. Non « Mamou » est comme ca. « Papou André » est devant un kir en écoutant je ne sais quelle musique chiante.

- C’est Michel que tu viens voir ? Me dit elle.

- Euh oui ! Dis-je en pensant « pas vous quand même !

- Il est dans le jardin.

- Merci Madame ! Au cas où.

Michel est dans le jardin devant des bouquins de maths. Assez grand, mince, mèche bouclée pas possible et incoiffable sur le front. Nous refaisons le point de la semaine. Un peu le monde, mais pas trop. Michel est plus avancé que moi dans ses études. Il est en terminale « C » à « hâchequatre ». C’est un très bon lycée, créé sans doute en 1610, place du Panthéon juste face à l’Institut « Ravaillac » spécialisé dans les CAP en coutellerie. Michel me prend pour une nouille, je ne suis qu’en troisième à Bignon.

- T’as vu ce qui ce passe à Nanterre ?

Page 75: DEMAIN C EST ENCORE HIER - … · Pour que les baby boomers devenus papy ou mamy ... J’ai banni depuis plus d’un an ces gros réveils qui font un bouquant terrible et pire qui

75

- Oui boff, une histoire de nanas et de cité U, de cul, remarque ils n’ont pas tort, on devrait avoir le droit de baiser à leur âge.

- Mais non, çà va être la Révolution !

- La révolution sous de Gaulle, tu plaisantes, la télévision n’en parle pas. Ca doit être très marginal !

- Tu plaisantes, il y a des monômes tous les jours sur le boul’mich !

Il me fait part d’une idée de vacances entre copains en Corse. Vacances avec Philippe et peut être Dominique. « Et des filles, ce serait bien ? » Lui dis je. Non des filles ce sera trop compliqué ! De toute façon mes parents ne voudront jamais. Mais on peut rêver.

Philippe c’est l’autre copain. Nos parents se sont rencontrés en traversant la déviation de la RN6 en allant en forêt. Trouvant que ses enfants s’ennuyaient à Veneux, les parents de Philippe et d’Yveline, sa sœur, ont fait appel à une grenouille de bénitier pour trouver des petits copains. Ce fût moi.

La famille Crosnier est très différente de celles de Michel Debain et de la mienne. Félix, le père, est loin d’être bon enfant et sénateur plan-plan comme André Debain. Il ressemble à Jean Cocteau, Jean Marais en moins ! Il aime les « simples ». Les simples sont des herbes qui, une fois transformées, donnent bonbons et autres produits que l’on trouve

Page 76: DEMAIN C EST ENCORE HIER - … · Pour que les baby boomers devenus papy ou mamy ... J’ai banni depuis plus d’un an ces gros réveils qui font un bouquant terrible et pire qui

76

à Milly. Milly où vit Jean Cocteau. Donc Félix va s’approvisionner dans la mythique boutique centrale du bourg « Milly Menthe ». Quand le Maitre Cocteau était encore vivant, pas de problème on le prenait pour lui. Mais depuis 1963, c’est devenu plus compliqué. Le Maître est mort. Quand ses enfants et moi l’accompagnons pour son réapprovisionnement les regards des habitants de la ville se font très insistants, voire dubitatifs. Sans me retourner, je suis certain que des notables se signent dans son dos.

Mon Dieu, pourvu que Jean Marais ne passe pas par là !

Félix est très âgé. Il a l’âge qu’auraient mon grand-père ou ma grand-mère. En plus jeune, car lui, est vivant. C’est un lettré, calme, méprisant et un poil pontifiant. A chaque fois qu’il nous toise, on a l’impression désagréable qu’il se dit «que font mes enfants avec des petits cons comme ça ! ». Tout ça n’aide pas au rapprochement des générations. Il a l’entregent d’un homme du XIXème, siècle, bien sur, pas arrondissement de Paris, car à Paris il en est resté au XVème, arrondissement et pas siècle. Au volant de sa Dauphine bleue ciel avec sa femme Colette à coté ils se souviennent et ressassent leurs souvenirs du temps d’avant. Singapour ou ils étaient Directeur des Messageries Maritimes. Les soirées. L’appartement au onzième étage. En haut de la colline. Les boys, les nounous. Les réceptions. Accessoirement les bateaux. La communauté anglaise. Et paf, retraite. Et paf Paris. Et paf adieu

Page 77: DEMAIN C EST ENCORE HIER - … · Pour que les baby boomers devenus papy ou mamy ... J’ai banni depuis plus d’un an ces gros réveils qui font un bouquant terrible et pire qui

77

boys et nounous. Ne reste plus que les ex de « la coloniale », pardon les ex expats. Et ils passent des soirées à se remémorer « C’était le temps où Singapour rêvait, c’était le temps du cinéma noir et blanc, on avait le cœur dans les étoiles et les boys à la cuisine, mais on a dû mettre les voiles … » aurait du dire Brel.

Mais les copains de Veneux, ce ne sont pas qu’eux. Dans la bande il y a aussi Dominique, copain de Philippe. Lui c’est la grosse tête. Sur la tête, mèche interminable, barbe hasardeuse et pipe. Presque toujours boudiné dans un blazer bleu avec cravate. Oui même souvent le week-end. Pas lourd, mais large. Tellement à gauche, que je me demande où cette gauche peut bien se terminer !

C’est le genre de mec à qui j’ai honte de dire que je fais des maths de peur ou qu’il m’explique un truc impossible avant de me prendre pour un parfait demeuré. Donc nous ne parlons pas de choses qui fâchent. Sauf de politique. Il dit que dans « dictature du prolétariat » il y a prolétariat et je lui réponds qu’il y a surtout dictature. Bon, donc, on n’avancera pas plus en maths qu’en politique. Il a un grand intérêt néanmoins, son père, mort, lui a légué un canoë près de Veneux. Nous faisons donc tous du canoë sur la Seine. Dominique en maillot de bain est aussi anachronique qu’il l’est en cravate un dimanche de lourde chaleur du mois de juillet. Mais bon, on pagaye, et on se baigne à Samois, sans cravate mais avec maillot.

Page 78: DEMAIN C EST ENCORE HIER - … · Pour que les baby boomers devenus papy ou mamy ... J’ai banni depuis plus d’un an ces gros réveils qui font un bouquant terrible et pire qui

78

Il n’y a pas que des intellos coincés de la cravate et du maillot dans la bande. Il y a aussi les Chatellier. Deux garçons et une sœur très sympa et cool. La maison de leurs parents doit être à deux cents mètres de celle de mes parents. Pourtant chez eux nous sommes en vacances. D’autant plus que les parents, pharmaciens de la commune, sont souvent absents et qu’ils ont une cave et une chaine stéréo. Nous buvons les bordeaux par la bouche et le free jazz et Léonard Cohen accompagné de Suzy par les oreilles. Noëlle, la sœur est une fille douce, blonde, jolie et calme. Et calme. Et si c’était elle la vraie première ! Mais bon, elle est plus vieille que moi d’au moins dix huit mois. Un siècle ! Nous sommes bien chez eux. Je serais bien avec elle. Mais son père est un ennemi politique du mien. Roméo et Juliette. Bof, Shakespeare a prévu une fin trop dure et trop jeune pour les héros. Alors il me reste Solange et Marie Jô. Elles sont mes voisines grâce à une cour commune. Elles sont demie sœur. Autant dire que Marie Jô a prit les trois quart et Solange ce qui restait. Marie Jô est la star. La Marie Line brune. C’est elle la première qui m’est fait une explication de texte sur des chansons de Polnareff. Elle m’expliquait que « Je veux simplement faire l’amour avec toi » était une parole saine à dire à une jeune fille. Oserais je lui dire chiche ?

Non, je n’ose pas et pourtant, c’est une chose « qu’on peut dire en société ». J’en conclue rapidement que la liberté des moeurs et sur la langue, mais pas plus bas.

Page 79: DEMAIN C EST ENCORE HIER - … · Pour que les baby boomers devenus papy ou mamy ... J’ai banni depuis plus d’un an ces gros réveils qui font un bouquant terrible et pire qui

79

Tout le monde est autour d’elle. Et elle autour des plus âgés seulement. C’est dire si j’ai peu de chance ! La rue de Seine est vide, Marie Jô sort, c’est la foule. D’ou sortent ils ?

Le plus problématique pour moi, c’est sa sœur Solange qui a prit ce qui restait de beauté dans la famille. C’est à dire un tout petit reste. Brave fille. Seins gros et lourds. Visage neutre. Yeux qui reflètent l’intérieur. C’est à dire pas grand-chose. Voire rien du tout. Solange et moi sommes les cobails de ces mecs en rut et des ces filles en chaleur, qui malgré leurs cotés libérés ne se sont jamais touchés. Les filles allument et les mecs prennent feu, mais la morale éteint tout ça très vite. Pas mal sont des scientifiques qui préfèrent l’expérimentation sur les autres. Globalement des puceaux et des pucelles. Je vous présente les autres. Le premier c’est moi un mètre quatre dix, soixante quinze kilos. Très envie d’allumer, mais sans allumette. L’autre autre, Solange un mètre soixante cinq dont vingt pour cent de seins, avec allumettes mais ne sachant pas s’en servir. D’un coté un groupe d’incendiaires. La scène ce passe en foret. Il y a les gradins naturels de la forêt de Fontainebleau. Talus, fossés, arbres abattus sur lesquels les incendiaires se placent sans lance à incendie. De l’autre, nous.

Le match commence.

- Allez Bernard mets lui les mains sur ses cheveux.

Page 80: DEMAIN C EST ENCORE HIER - … · Pour que les baby boomers devenus papy ou mamy ... J’ai banni depuis plus d’un an ces gros réveils qui font un bouquant terrible et pire qui

80

- Mais ils sont gras !

- Pas grave !

- Fais lui un bisou sur la joue !

- Maintenant sur l’autre !

- Allez vas y !

- Sur sa bouche maintenant !

- Ca y est !

- Non avec la langue !

- Elle n’ouvre pas sa bouche, demandez lui !

- Allez Solange ouvre ta bouche, tu vas voir, c’est bon !

- Mais elle me mord la langue !

- Solange ouvre plus !

- Allez mets lui tes mains sur les seins !

- Bof…

Un quart d’heure, juillet chaud, torride, orageux. Chouette, il pleut. Il pleut très fort. Il faut rentrer. Merci la pluie. C’est ça une fille. Elle est moche, pas belle, les cheveux gras. Pour commencer je n’ai pas besoin de seins aussi gros. Pas de public. Je veux être non seulement un acteur, mais un improvisateur. Choisir seul les actrices. Ne pas

Page 81: DEMAIN C EST ENCORE HIER - … · Pour que les baby boomers devenus papy ou mamy ... J’ai banni depuis plus d’un an ces gros réveils qui font un bouquant terrible et pire qui

81

servir de cobails à des mecs et des nanas qui n’ont ni expérience ni senarii.

Veneux c’est ça aussi une cours de récréation à la taille d’une commune. Une famille de trois milles habitants. Des gens qui me reconnaissent et qui me connaissent. Des ballades en vélos. La forêt, les rochers, chaos de Fontainebleau. Le château, le Pape « pissette » enfermé par « napoléonestmortasaintheleneetsonfilsleonluiacreverl’bidon ». Ce sont les week-ends d’un jour sur la Loire. Les matins calmes. Les après midi chauds et orageux. Les journées ennuyeuses quand les copains sont partis. Les balades en vélo. Mais aussi les mois de mars avec leurs inondations au confluent et les soirs d’élections aux écoles. C’est ma vie en dehors de Paris. C’est ma vraie vie sociale, celle où ma vie se mêle à celle de mes parents et leurs amis. On m’y apprend l’histoire d’une autre façon, la peinture grâce aux peintres de Moret. J’y côtoie des gens qui ont connu Sisley. Zanaroff ou Montèzin sont encore vivants dans leur mémoire. La première femme de notre jardinier a couché avec Montézin. Donc celui-ci n’aime pas sa peinture. De toute façon, il n’aime pas la peinture à part celle de sa cuisine qu’il vient de refaire.

Je suis deux. Bernard de Veneux et Bernard à Paris. Deux rives et deux vies. Je ne sais laquelle je préfère.

Page 82: DEMAIN C EST ENCORE HIER - … · Pour que les baby boomers devenus papy ou mamy ... J’ai banni depuis plus d’un an ces gros réveils qui font un bouquant terrible et pire qui

82

Chapitre n°8

Ca fait bien cinq ou six ans que malgré ma haine des transports en commun je vais, dès que je le dois, à Paris en RER. Le métro, ça je ne peux toujours pas, le RER, lui, ressemble à un train, donc plus acceptable. Les parisiens ont cru bon de mettre à leur tête un Maire qui se conduit comme un conseiller général d’un canton rural, oubliant de dans son canton il n’y a pas que sa ville et ses villageois. Il y a aussi des communes autour et des habitants dans ces communes. Et en plus « pépère » t’es Maire de la Capitale, alors ce n’est pas parce qu’il n’y a que cinquante pour cent des parisiens qui ont des voitures que les banlieusards, les provinciaux et les étrangers n’ont pas besoin de circuler dans ta ville. Depuis que Delanoë a prit l’Hôtel de Ville, il a dû diviser par deux les kilomètres de voies réservées aux voitures. Comme il y a toujours autant de voitures, vous imaginez le bordel ! Magenta, Montparnasse, Saint Marcel… les couloirs de bus occupent plus de la moitié de la chaussée. Des heures d’attentes, de klaxons, pollution accrue, énervements à leurs apogées pour laisser passer quelques malheureux bus souvent aux trois quart vides. Et que dire des travaux du tramway? Il faudrait un Maire à Paris, un Maire à la capitale et pas un Maire de chef lieu de canton. Un Maire à qui l’on apprenne qu’il pèse par ses décisions sur des millions de pauvres gens qui ont

Page 83: DEMAIN C EST ENCORE HIER - … · Pour que les baby boomers devenus papy ou mamy ... J’ai banni depuis plus d’un an ces gros réveils qui font un bouquant terrible et pire qui

83

besoin de se déplacer. Paris est devenu une ville odieuse. Dans mes rêves parfois j’imagine que tout ceux qui en ont marre d’être bloqués dans la circulation prennent, comme on leur suggère, les transports en commun. Ce serait impossible, ils ne peuvent pas accueillir tout le monde, alors seulement nous pourrions démontrer la stupidité de l’aménagement du chef lieu de canton.

Bon, j’arrête de m’énerver. Je me gare à la station Chaville Vélizy et je vais prendre mon RER C jusqu’à Saint Michel. Je subis, comme les autres la connerie et les incapacités ambiantes. A un chasseur de têtes qui me demandait il y a quelques années :

« Ca fait quoi de rechercher un job à cinquante ans ? »

Je répondais « quand j’étais en poste, je prenais l’avion et il y avait toujours quelqu’un à l’aéroport pour venir me chercher. Maintenant, je prends le RER et il n’y a personne pour m’attendre sur le quai ! »

Etre sénior, comme on dit pudiquement, et rechercher un job en 2010, ce n’est pas simple. Je ne crois plus aux annonces et encore moins aux chasseurs de têtes, alors je me suis mis au réseau. Cela consiste à rencontrer l’homme-qui-connaît-l’homme-qui-connaît-l’homme qui aura peut être une piste. Et pour rencontrer, je rencontre, encore et encore. Parfois c’est l’overdose. Une fois

Page 84: DEMAIN C EST ENCORE HIER - … · Pour que les baby boomers devenus papy ou mamy ... J’ai banni depuis plus d’un an ces gros réveils qui font un bouquant terrible et pire qui

84

« l’homme » accroché par téléphone, la plupart du temps un Président ou Directeur Général de très grosses structures, je le rencontre durant trente à quarante cinq minutes et je me livre à l’exercice périlleux de raconter ma carrière depuis 1977 en trois minutes. C’est la culture du « clip » Déjà la station Musée d’Orsay. Janvier, dehors il fait froid. Je crois que je vais changer à Saint Michel pour aller jusqu’à Luxembourg. Je prendrais un café pour préparer mon entretien.

Petit troquet chaud. Dehors il fait très froid et mon manteau un cuir noir acheté lors d’un voyage douloureux à Marrakech suffit à peine à me réchauffer.

Bon, ma rencontre d’aujourd’hui est patron d’une grande agence de communication. Je l’ai rencontré une ou deux fois, type brillant, conscient de sa valeur. Je me repasse en tête ses principaux budgets. Il englobe, relations publiques, marketing et communication. Le profil de boite idéale pour moi.

Quatorze heures trente, je me présente à la réception.

- Bonjour Madame, Jean Philippe Rostand m’attend.

- Vous avez rendez-vous ?

Non, andouille, me dis je, mais je tente, on sait jamais au cas ou il n’ait rien à foutre!

Page 85: DEMAIN C EST ENCORE HIER - … · Pour que les baby boomers devenus papy ou mamy ... J’ai banni depuis plus d’un an ces gros réveils qui font un bouquant terrible et pire qui

85

- Oui, Madame bien sûr !

- A quelle heure ?

Minuit, mais je suis un peu en avance !

- Euh ! quatorze heures trente, Madame.

- Pouvez vous l’attendre là, je vais prévenir son assistante.

Non, maintenant que je suis là, je vais me casser !

- Bien sûr Madame !

- Que voulez vous boire ?

Un grand verre de vin rouge, Château Margaux 1981, si vous avez afin d’être complètement bourrer juste avant mon rendez-vous !

- Un café, s’il vous plait !

Pourvu qu’ils aient Nespresso et pas Moulinex dans leurs clients.

- Voilà Monsieur !

- Merci, Madame.

Zut, ils doivent avoir Senséo comme client. Tout compte fait Château Margaux c’était pas si mal !

Après dix minutes de lecture du news magazines people de la-pub-et-du-marketing-réunis-qui-se-regarde-le-nombril « Stratégie », sur lequel je

Page 86: DEMAIN C EST ENCORE HIER - … · Pour que les baby boomers devenus papy ou mamy ... J’ai banni depuis plus d’un an ces gros réveils qui font un bouquant terrible et pire qui

86

repère quelques visages connus noyés dans des textes mégalomanes sans intérêt. Ma proie arrive. Décontracté, look « com », mais « com » sérieuse.

- Bonjour Jean Philippe, comment vas tu ?

- Plein de taff, mais ca va, et toi ?

- Très bien mon vieux, j’adore ces petites périodes de break entre deux jobs qui laissent la liberté de réfléchir sans avoir comme toujours la tête dans le guidon.

Bien sur il ne faut jamais dire, je suis dans une merde noire, j’ai pas le moral, j’ai absolument besoin de bosser et je passe mes journées à m’emmerder. En plus de ça ma femme m’a largué à Marrakech et je tousse tellement que j’ai peur d’avoir un cancer des poumons. Du reste, je suis la pour ca, je peux prendre n’importe quel boulot à m’importe quel prix.

Je lui refais en trois minutes mon parcours d’assistant chef de produit en 1977, jusqu’aux postes de DG que j’ai occupé et j’ouvre sur ma recherche en lui mentionnant qu’à cinquante huit ans j’ai toujours très envie de gagner dans un projet difficile et ambitieux. Quand je le dis, j’y crois. De toute façon je ne vais pas dire autre chose. Il me parle de lui, de sa boite et de ses équipes. Quand ca part comme ca, je sais que c’est déjà fini pour moi dans cette boite. Y ai-je cru ? Oui sans doute comme je crois le lundi matin en me rendant chez mon débitant de tabacs, que j’ai gagné au Loto du

Page 87: DEMAIN C EST ENCORE HIER - … · Pour que les baby boomers devenus papy ou mamy ... J’ai banni depuis plus d’un an ces gros réveils qui font un bouquant terrible et pire qui

87

samedi avec une chance sur quatorze millions alors que même à pile ou face, je perds.

- Ecoute mon vieux, ca m’a fait très plaisir de te revoir, tu vas trouver. Tiens moi au courant de tes prochaines fonctions.

- Ah toi, tu cherches encore de nouveaux clients. Jean Philippe, moi aussi j’ai eu grand plaisir et si tu entends parler de quelque chose, fais moi signe.

Bing dehors, bing loupé. A quand le prochain. Jeudi, je crois.

Il fait froid en ce mois de janvier. J’ai le temps et le maigre rayon de soleil qui perce me donne envie d’aller prendre mon RER à Saint Michel. Marcher dans Paris cela ne m’est pas arrivé depuis longtemps. Parisien de souche, cette ville m’insupporte. Trop de bruits, pas assez d’air, des gens antipathiques et pressés. J’ai adoré cette ville et ce quartier Latin dans lequel, lycéen, j’y étais toujours fourré. Comme je l’étais, étudiant, amoureux de Montparnasse et de mon appartement au 35 rue de la Gaité. Je rentrais chez moi au milieu de la ville grouillante de culture, comme ma rue au grand nombre de théâtres, de sex-shops et de putes. Je me souviens des soirées où j’apportais le Champagne de chez moi à Brassens, à son contre bassiste Pierre Nicolas et aux admirateurs amassés dans leur loge après son tour de chant à Bobino. Je me souviens de Coluche bourré à la Belle Polonaise et de pépé Sartre marchant difficilement

Page 88: DEMAIN C EST ENCORE HIER - … · Pour que les baby boomers devenus papy ou mamy ... J’ai banni depuis plus d’un an ces gros réveils qui font un bouquant terrible et pire qui

88

pour aller prendre son café boulevard Edgard Quinet. En terme d’amour de Paris, j’ai suivi la famille Dutronc. Avec Jacques, j’aimais Paris à cinq heures du matin, la carcasse de la vieille gare Montparnasse. Et l’ambiance de cette ville aux centaines de villages. Maintenant, je suis tendance Thomas.

« J’aime plus Paris, on court partout ça m’ennuie,

je vois trop de gens, je me fous de leur vies,

j’ai pas le temps,

je suis si bien dans mon lit,

prépare une arche Delanoë,

tu vois bien, qu’on veut se barrer.. »

Je descends la rue Claude Bernard. Il fait froid. Je ne me sens pas très bien. Mon vieux « Mahieu » à l’angle du Boul’ Mich’ est devenu un fast food. A quand le Panthéon en garage de tramway ! La rue Soufflot est blême. Les arbres semblent morts. Des voitures partout sauf à la place des bus, des klaxons. Des gens, des gens encore des gens. Des hordes. Piétailles besogneuses. Sans joie. Sans but que le parking ou la bouche de métro. Ca pue cette ville triste. J’en veux plus. Je ne me sens pas bien du tout. Mon cœur s’accélère. Je suis en sueur. Janvier, pas possible, il fait froid. Encore une de ces putains d’attaque de panique. De plus en plus rare. Mais là, bien présente. Omniprésente. J’ai toujours

Page 89: DEMAIN C EST ENCORE HIER - … · Pour que les baby boomers devenus papy ou mamy ... J’ai banni depuis plus d’un an ces gros réveils qui font un bouquant terrible et pire qui

89

du Xanax dans ma poche. Où est ma poche. Pas d’eau. Cette attaque est terrible. Je n’en peux plus. Où est ma poche. Je suis contre un portail. Où est mon Xanax. Ca va pas. Pas du tout. Je glisse. Tombe accroupi. Sensation d’anesthésie. Je ne compterai pas jusqu’à …

- Ca va Monsieur, ca va ?

- Répondez !

- Allez répondez !

- Hum, hum, moui »

- On appelle police secours ?

- Non ca va, merci !

J’ai les yeux fermés, j’ai froid, je suis en sueur. Ma chemise est trempée. J’ai froid. J’ai les yeux fermés. J’attends. Il me semble que je suis assis par terre. Ca bouge autour. Je me repose. Je coupe ma respiration afin de ralentir mon cœur. Putain de crise. J’ouvre à peine les paupières. Mes pulsations sont plus lentes. Effectivement, je suis au coin d’une porte cochère. Ca va mieux. J’ai mal au dos. Je ne vais pas rester comme ca, comme un SDF. J’avise la poignée de la porte cochère. Je la prends en main. Me hisse. Je me mets debout. Je souffle. Ca va mieux. Je me lève. Je suis boulevard Saint Michel. Mais qui sont ces gens ? Comment sont ils habillés ? Petits costumes, petites cravates. Jeunes clean à cheveux longs. Des voitures dans les deux

Page 90: DEMAIN C EST ENCORE HIER - … · Pour que les baby boomers devenus papy ou mamy ... J’ai banni depuis plus d’un an ces gros réveils qui font un bouquant terrible et pire qui

90

sens sur le boulevard. Ami 6, R8, 2 CV, Tranctions, DS, 4 CV. C’est quoi ce bordel ? Gens différents, pas plus lents. On me regarde. Qu’ai je ? Ou suis je ? Ca je sais ou je suis. Boulevard Saint Michel. Je fais quelques pas mal assurés. Le Mahieu a pris la place du fast food. La chaussée du boulevard est pavée. Mais elle ne l’est plus depuis 1968 ! Je vois de loin un flic en képi haut et bâton blanc à la ceinture. La question n’est pas de savoir où je suis, mais quand je suis. C’est terrible. J’ai peur, très peur. Par instinct je sors mon i phone. Bien sur pas de réseau. Mes jambes me tiennent à peine. A cinquante mètres, un kiosque. J’y vais. En bonnes places l’Aurore, Paris Presse, France Soir, le Figaro, l’Humanité. Tous sont d’accord onze janvier 1968. Je suis revenu quarante deux ans en arrière. Qu’a t il pu se passer ? Une seule réponse logique, si on peut dire. Je suis mort et c’est comme ça la mort. On revient en arrière. Ma seule pensée, mes enfants. Olivier, Julie, je ne vous reverrais plus. Je crois que je pleure. Je vous ai laissé en 2010. Quelqu’un, la police va venir vous voir. On a retrouvé votre père mort sur le boulevard Saint Michel, en plein jour. Arrêt cardiaque, rupture d’anévrisme ? Putain les enfants c’est trop dur. Surtout pour toi Julie, tu n’as que quatorze ans. Je vous laisse avec toutes les chances devant vous pour une belle vie, mais quand même, c’est dur. J’ai encore envie de vous embrasser, de vous parler, de prendre de vos nouvelles. De vous suivre, toi Julie dans tes études à l’aube de la seconde et de tes rêves d’universités américaines et toi Olivier au

Page 91: DEMAIN C EST ENCORE HIER - … · Pour que les baby boomers devenus papy ou mamy ... J’ai banni depuis plus d’un an ces gros réveils qui font un bouquant terrible et pire qui

91

début de ta carrière et déjà papa. Non, laissez moi les embrasser, leur dire au revoir sinon adieu. A, Dieu. Je vous ai toujours dit que la mort ne faisait pas peur, mais que je ne voulais pas souffrir. Là c’est certain, je n’ai pas souffert. Faible consolation pour vous mes enfants. Quelle image aurez vous de moi pour votre vie. Quels viatiques vous aurais je laissé ? A quoi penserez vous quand vous aurez votre père en tête. Absent, trop présent ? Vous ai-je laissé un message ? A toi Julie, j’ai dit il y a quelques mois « quand on porte notre nom, on vit debout, pas couché, debout ». Tu as pris ça avec dérision. Et pourtant j’y crois dur comme fer. Serait ce un message de vie pour toi ou seulement la boutade d’un père qu’on a retrouvé mort un après midi de janvier dans une porte cochère du quartier Latin. Et toi Olivier, père de famille depuis six mois, quel image du Père garderas tu ? Le manager flamboyant ou le cadre sup sur le retour qui a du mal à trouver un job. Et toi, Louis, mon petit fils de six mois, j’aurais aimé échanger les premiers mots avec toi. Auraient ils été allemands comme ta mère, français comme ceux que tu entends de ton père, ou anglais comme la langue parlée par tes deux parents. J’aurais aimé, te prendre la main pour tes premiers pas. Lâcher la selle de ton vélo pour t’apprendre à pédaler. Te voir te casser la figure et te rendre à tes parents pleins de mercurochrome. « Pas sérieux Papi ». La seule chose dont je sois certain, c’est que les trois seules lignes de conduite que je me suis fixé pour votre éducation étaient sociabilité, autonomie et ambition. Ca, je crois au

Page 92: DEMAIN C EST ENCORE HIER - … · Pour que les baby boomers devenus papy ou mamy ... J’ai banni depuis plus d’un an ces gros réveils qui font un bouquant terrible et pire qui

92

moins avoir réussi. C’est ca votre viatique. C’est très bien comme ca. Vos bras me manquent déjà et me manqueront toujours.

Et Dieu, où est Dieu, il y a une vie après la mort, j’y suis, mais Dieu ou est il ? Je pleure, maintenant j’en suis certain. Abasourdi. Que dois je faire ? Où dois je aller ? A qui m’adresser ? Je me reprends. Je suis debout. Je marche. J’ai l’impression de vivre, de respirer. Si j’ai ralenti mes palpitations cardiaques, c’est donc que mon cœur fonctionne. Je tâte mon pouls. J’en ai un. Je pense, j’éprouve des émotions, donc j’ai un cerveau. Serais-je un fantôme vivant ? A dix mètres, je vois une grosse bonne femme. L’air de ne pas le faire exprès, je vais lui rentrer dedans violement. Je verrais bien si pour elle j’ai une existence matérielle. Je regarde ailleurs. Je me prépare à l’impact. Trois mètres, deux mètres et boum je bouscule, je renverse. La grosse par terre. Cabat étalé, chapeau piétiné pas les passants. Tout le monde autour d’elle, la ramasse. Moi le premier. Vraiment désolé Madame, désolé, mais je suis très heureux. Monsieur, faites donc attention, votre joie m’a fait très mal. Elle est rembourrée, alors pas trop de dégâts. Mais je suis vivant. Je ne sais pas ce que je fous la, mais j’existe. Je suis dans un vieux Paris. Moins de boutiques sophistiquées. Les vitrines montrent une vieille mode. Les troquets sont d’un vieux moderne. Les clous pour traverser sont encore des clous en acier. Et ces pavés du boul’ Mich’ n’ont plus que quelques mois à vivre avant qu’on y voit la plage. Qu’est ce que je fous en 1968. Si rien ne change

Page 93: DEMAIN C EST ENCORE HIER - … · Pour que les baby boomers devenus papy ou mamy ... J’ai banni depuis plus d’un an ces gros réveils qui font un bouquant terrible et pire qui

93

pour moi j’aurais juste 100 ans en 2010. Pour être sénior, je le serai vraiment. Je rentre dans un troquet, m’asseoir, faire le point, me reposer. Tiens, ah oui en 1968 on fume encore dans les bars. Je sors mon paquet de Camel. Je tremble et j’ai du mal à allumer ma cigarette. Le garçon s’approche.

- Un café s’il vous plait !

Il vise mon paquet posé sur la table.

- Fumer tue ! C’est quoi cette connerie ?

- Rien, rien, une blague !

- Trente centimes, Monsieur !

Pas cher, me dis-je. Mais merde, trente centimes de francs ! Et bien sur je n’ai que des Euros. Je ne vais pas me faire prendre pour grivèlerie en 1968 ! Je bois le café que je vais voler.

- Garçon, j’ai oublié mon portefeuille dans ma voiture, je suis garé à cent mètres. J’y cours et je reviens.

- Bien sur M’sieur !

Bon, ça c’est fait. Je sors. Tourne à droite en direction du RER. Le RER ne doit pas exister en 1968. Mais je veux rentrer chez moi. A Vélizy, c’est peut être encore 2010. Je marche. Heurte un homme afin de me réassurer. Celui la grogne. Je ne suis toujours pas un fantôme. Une obsession, faire comme si de rien n’était. Continuer. Rentrer chez

Page 94: DEMAIN C EST ENCORE HIER - … · Pour que les baby boomers devenus papy ou mamy ... J’ai banni depuis plus d’un an ces gros réveils qui font un bouquant terrible et pire qui

94

moi. Je marche. Je regarde mes chaussures. Je suis têtu. Je marche. RER, métro, maison, coûte que coûte. Là bas, Gibert Jeunes. A deux cents mètres le métro. Je marche, un pied puis l’autre, puis le premier. Je marche. Bouche de métro. Escalier. J’ai peur. Ca se brouille. Où sont les panneaux. A droite RER C, Versailles Château. Je monte, je descends. Quai du RER. Le « VICK » arrive. Je ne comprends rien. Je me hisse dans le train. Je suis crevé. Je m’affale sur le siège. Journal « 20 Minutes ». Onze janvier 2010. Je me tais. Je ne comprends plus. Que se passe t il ? Fantôme, mort ou réalité. Une jeune femme devant moi. Collants noirs. Je mets ma main sur sa cuisse.

- Mais ca va pas, vieux pervers, malade, pauvre type, tu te crois ou ? Je ne suis pas une pute. Casse toi !

Heureux, je change de wagon. Issy Plaine. Le RER redevient aérien. Cinq barres sur mon i phone.

- Allo, Julie, tu es là !

- Ben oui je suis rentrée du collège, j’ai passé la pire journée de ma vie. Je ne suis plus copine avec Léa. Tu te rends compte. Papa, c’est terrible. Elle m’a dit que je n’étais pas assez jolie pour sortir avec Nicolas. La pire journée de ma vie ! Sinon, toi ça va ?

- Oui mon amour, très bien. Je voulais seulement te dire que je t’aimais.

Page 95: DEMAIN C EST ENCORE HIER - … · Pour que les baby boomers devenus papy ou mamy ... J’ai banni depuis plus d’un an ces gros réveils qui font un bouquant terrible et pire qui

95

- Moi aussi Papa, je t’aime !

Page 96: DEMAIN C EST ENCORE HIER - … · Pour que les baby boomers devenus papy ou mamy ... J’ai banni depuis plus d’un an ces gros réveils qui font un bouquant terrible et pire qui

96

Chapitre n°9

C’est vraiment le bordel à Paris. CRS « SS » Les pavés volent. La plage est-elle vraiment dessous. Il est interdit d’interdire. Maoistes ou plutôt Mao-spontex. Voitures cassées. Voitures brulées. Barricades. Révolution. Dani le rouge face hilare devant un « CRSSS » casqué. Faire l’amour et pas la guerre. La Sorbonne, fermée, puis ouverte, puis occupée. Profs en grève. Ca déconne à la télé. Ca déconne encore plus sur Europe N°1. Nuits de folie, le France est morte, foutue. Mes croyances et celles de ma famille s’envolent avec colère. Petits cons d’étudiants. Les Catanguais à la Sorbonne. Le fatras de notre civilisation. J’ai mal, comment va-t-on être demain ? La vie, mes études la « certaine idée de la France ». Tout ça s’effondre. Il n’y a plus rien. Plus de cour, plus de collège, plus de prof et plus d’ordre. On peut tout faire. Comme ça sans loi, sans organisation, sans limite, sans pouvoir sorti des urnes, du peuple. La S.F.I.O. c’est n’importe quoi, Mitterrand, un voyou qui saute les tabourets dans les jardins de l’Observatoire, mais au moins il se présente aux élections. Maintenant « élections pièges à cons ». Le pouvoir de la rue et du prolétariat, comme en URSS, au revoir la Santé et bonjour le goulag et le pot à tabac stalinien Duclos au pouvoir. Après le grand Charles un chef d’état d’un mètre soixante. Et pourquoi pas celui des clochards comme Mouna Aguigui! Je croyais que

Page 97: DEMAIN C EST ENCORE HIER - … · Pour que les baby boomers devenus papy ou mamy ... J’ai banni depuis plus d’un an ces gros réveils qui font un bouquant terrible et pire qui

97

les étudiants étaient cultivés, éduqués, « enfacultés » et un peu intelligents. Mais non les études supérieures mènent là, à un grand n’importe quoi, violant et déraisonné. Moi aussi ma raison, mes raisons d’apprendre, de mettre une cravate pour aller écouter mes profs s’écroulent. Mon père, élu du peuple, continu à vivre, aller au bureau en voiture. Il fait comme si de rien n’était. Il peste, râle mais poursuit son chemin. Et puis plus de télé le soir. Plus d’information. Notre télévision est en grève. Un bref journal sans intérêt. Plus rien. La révolution est là. « Aux armes citoyens, Formez vos bataillons ». Mais comment faire, les armes sont les pavés et les bataillons les étudiants. Et nous, et moi avec quoi vais je me battre ? La France en grève, la pénurie, à la maison on stocke. Comme durant les événements d’Algérie, ça déborde de sucre et de pates. Aura-t-on assez de gruyère pour mettre dessus et surtout de beurre?

Mes copains, ceux de Veneux soutiennent ces événements. Ils ont des parents, des maisons, une éducation. Comment peuvent ils penser ça, faire ça?

Sans cour, sans cravate je suis laissé à moi même. Sans but, sans apprendre, sans prof. Je erre dans le douzième arrondissement, Nation, avenue Daumesnil, bois de Vincennes. Tout est calme. Où est la révolution ? Où sont les queues chez les épiciers? Je m’ennuie, pas de copain, pas d’action et même pas d’enseignement. Les soirs sont tristes sans télé.

Page 98: DEMAIN C EST ENCORE HIER - … · Pour que les baby boomers devenus papy ou mamy ... J’ai banni depuis plus d’un an ces gros réveils qui font un bouquant terrible et pire qui

98

A vingt deux heures je vais au lit. Ce soir je me dis que sur Europe n°1 il y aura peut être des chansons. Franck Alamo, Richard Anthony, Sylvie Vartan ou Johnny. Non, les informations en direct du quartier Latin. Un reporter crie dans son micro. Il est rue Soufflot, j’y suis aussi. Des tirs derrière lui. C’est la guerre. Heureusement nous avons des provisions. Je sens les cocktails molotofs dans ma chambre. Les tires des « CRS SS » sifflent dans mes oreilles. Je suis devant, derrière et sur les barricades. Je suis reporter d’Europe N°1, CRS SS mais aussi étudiant. Je suis dehors et dedans. Je suis avec les adultes raisonnables de l’âge de mes parents. Je suis avec les copains fous de mon âge qui montrent à quel point ils sont des héros devant les filles qui sont prêt d’eux. Je suis Thiers et Vallès. De Gaulle et Cohn Bendit. Flic et voyou. Prof en chair de mars et prof en grève de mai. Une chose est certaine, je ne suis plus moi, plus le même. Et si tout ça était la vie, la vraie vie, telle qu’on la vit. La liberté est elle seulement de faire le tour du Génie de la Bastille ou est ce aussi autre chose, de plus intense et globalement de moins dangereux ? Transgresser les lois et l’ordre. Mais aussi transgresser le mode de vie de ma famille. Non, je n’ai que seize ans, au quartier Latin ce sont des étudiants et moi je suis en troisième. En plus j’ai un peu peur. Si je me faisais prendre sur une barricade. Emprisonner. Que diraient mes parents ?

Avant de dormir, je prends une décision, demain, ou après demain j’irais voir. La journée, voire le matin je ne risquerai rien.

Page 99: DEMAIN C EST ENCORE HIER - … · Pour que les baby boomers devenus papy ou mamy ... J’ai banni depuis plus d’un an ces gros réveils qui font un bouquant terrible et pire qui

99

Je me réveille, ma chambre sent le cocktail molotof et les effluves d’Europe N°1. Café, non, ce matin trois cafés et en route pour le révolution, le quartier rouge, et plus Latin. Pas de chemise rose et encore moins rouge ou kaki comme les voyous, mais des couleurs haussmanniennes afin de me fondre dans le paysage des immeubles. Gris souris. Palier, bouton rouge de l’ascenseur, tiens lui aussi il est rouge, et paf la mère Leroux savates en bernes. Ca y est, il y a la grève du shampoing et du savon. Ca se sent. Cinq étages avec cette boule puante en grève de toilette, non merci. Escalier, je dévale afin que son odeur arrive après moi au rez de chaussé.

Il fait beau, beau mois de mai 1968. Et s’il neigeait y aurait il la révolution ? « Sous les pavés, le glacier ! » Ca fait moins rêver. J’ai l’impression de faire l’école buissonnière, de prendre le chemin du collège, des études, de passer devant le drapeau bleu, blanc, rouge de mon établissement. Tiens au fait ils ont laissé le bleu et le blanc. La révolution n’est pas arrivée jusqu’au collège. L’école buissonnière, non je ne la fais pas, les profs, mes chers profs font les cours buissonniers. Ne croient-ils plus à leurs savoirs pour mieux vivre. En mai, on ne croit plus aux savoirs, mais aux pavés. Les prostituées battent le pavé, les étudiants les enlèvent, un métier qui va se perdre faute de revêtement. En plus l’amour est libre, plus tarifé. La profession est définitivement morte. Le Moal, mon prof d’histoire, nous a appris que la seule victoire du peuple de la révolution de 1789 avait été de prononcer Roi comme le bas peuple et non Roué

Page 100: DEMAIN C EST ENCORE HIER - … · Pour que les baby boomers devenus papy ou mamy ... J’ai banni depuis plus d’un an ces gros réveils qui font un bouquant terrible et pire qui

100

comme la cour. Mes arrières petits enfants apprendront que la révolution de 1968 avait supprimé la prostitution faute demande puisque ce « service » avait été rendu libre, voire public.

Je longe le boulevard de Reuilly. Paris est calme. En vacances, non en grève. Les voitures roulent. L’essence est donc encore disponible, ou alors les parisiens ont stockés. Y aurait-il entre les paquets de pâtes et les boites de sucre, que mes parents collectionnent, des jerricans pour que nous partions en week end à Veneux. Les voitures roulent et les ordures volent. Paris est encore plus sale que d’habitude, c’est à dire vraiment très sale, donc, contrairement à ce que l’on pouvait penser les éboueurs travaillent quand même un peu. Je passe sous les voies du chemin de fer, c’est glauque. Pas un chat. Pas un flic. Pas un CRS SS. Pas une barricade. Rien que l’odeur. Pas aussi forte que celle de la mère Leroux, mais quand même et là pas de possibilité de prendre un quelconque escalier pour y échapper. Je suis prés de Bercy, vide. Le gros rouge de Duclos éructe mais Bercy se désespère. Les rouges coulent maintenant à flot sur le boul’mich mais plus dans le douzième. Je passe le pont de Bercy, à gauche le JP pour les initiés ou Jardins des Plantes pour les autres. Pas de cadavre de fauves sur les trottoirs. Ou on donne à manger aux bêtes, ou elles ont déjà dévorées les gardiens. A droite le Seine ne charrie pas de cadavres, donc Duclos n’est pas encore au pouvoir. Tout est normal pour l’instant, sauf le métro en grève. La France est elle en pleine révolution ou est-ce Europe N°1 qui

Page 101: DEMAIN C EST ENCORE HIER - … · Pour que les baby boomers devenus papy ou mamy ... J’ai banni depuis plus d’un an ces gros réveils qui font un bouquant terrible et pire qui

101

l’a inventée comme elle l’a fait pour SLC Salut Les Copain. Ou bien la révolution n’est elle confinée qu’à un quartier de Paris de quelques kilomètres carrés.

Je m’en approche. Je suis près de la scène des crimes lès gaullisme. La faculté des sciences de Jussieu, c’est encore plus sale ici. Mais différent, des papiers, des tracts, des bouteilles et même une chemise déchirées et un polo taché sur la rue. Je sens montrer la pression. Et s’il y avait une manif, comme ça vers midi. Des flics. Ai-je ma carte d’identité ? Je fouille dans ma poche. Oui, ouf elle est là. Je ne suis pas un anonyme. Il y a quelques mois j’ai vu un monôme sur le boulevard Saint Michel. Plutôt drôle, des hordes d’étudiants se précipitaient par vagues sur la chausée. Un peu violent, mais pas vraiment dangereux, déconnant même. Je m’étais dit que plutard, dès mon bac en poche j’en ferais aussi comme un rite initiatique à ma vie universitaire. Mais des manifs, jamais !

Des affiches, mal collées et encore molles et humides ornent les murs, ça et là. Pour les élections législatives de Fontainebleau, je collais mieux. Mais là, il n’y a pas la bobine de Julia ou de mon père mais celle de Cohn Bendit face au CRS SS. Elle est noire et blanc, dessous « Nous sommes tous des juifs allemands ». Je ne suis ni juif, ni allemand. Je ne peux pas m’obliger de penser à mon oncle Bernard Regnault, qui, ni juif, ni allemand est mort en camps de concentration. Savent ils ce qu’ils écrivent ces petits cons ni juifs,

Page 102: DEMAIN C EST ENCORE HIER - … · Pour que les baby boomers devenus papy ou mamy ... J’ai banni depuis plus d’un an ces gros réveils qui font un bouquant terrible et pire qui

102

ni allemands, ni sans doute descendus de détenus durant la guerre. Ca ne me les rend pas sympathiques du tout. Plus loin une autre affiche prête à tomber montre un de Gaulle en rouge, sa main sur la bouche d’un jeune. On y lit « Sois jeune et tais toi ». Bah oui, où est le problème, la majorité est à vingt et un ans, on a pas le droit de vote. Que celui d’apprendre et d’écouter SLC Salut les copains … et d’acheter les disques de nos idoles qui nous font rêver. Je me dis qu’heureusement les idoles ne se taisent pas, elles chantent. Ont-elles une responsabilité dans l’attitude des jeunes qui ne se taisent pas non plus et manifestent. Antoine et ses « élucubrations » certainement ! Sur le mûr d’un bel immeuble on a écrit à la va vite « Jouissez sans entrave ». Un vieil homme contemple. Je ris. Costume, cravate, chapeau sur la tête et canne à la main il a l’air dubitatif. De vieux souvenirs sans doute pépé. Il doit se dire « jeunes cons ! » Là, je me sens de leur cotés. Mais pour moi la seule entrave est de trouver une fille mieux que Solange. Et cette entrave n’est pas mince. Je me dis que le pépé doit se coucher tous les soirs à coté d’une « Solange » aussi moche que la mienne, mais en plus vieille ! Sacrée entrave pour lui !

Boulevard Saint Michel approche. Notre Dame est à sa place sur la droite. Des CRS SS en grappes. Casque noir, ou plutôt bol noir vissé jusqu’aux oreilles. Bâton en main prêt à tâter de l’étudiant. Je me sens épié par des milliers d’yeux hostiles. J’ai envie d’aller les voir et leur dire :

Page 103: DEMAIN C EST ENCORE HIER - … · Pour que les baby boomers devenus papy ou mamy ... J’ai banni depuis plus d’un an ces gros réveils qui font un bouquant terrible et pire qui

103

« Messieurs, je ne suis qu’en troisième. Donc pas étudiant du tout. Et puis je dois être le seul jeune gaulliste du quartier. Comme la télévision du salon ne montre rien et qu’Europe N°1 n’a pas d’image. Je viens voir, seulement voir, pour mettre des images sur mon transistor la nuit »

Me laisseront ils passer. J’essaie. Ouf oui. Il y a d’autres passants. Gens du quartier ou auditeurs d’Europe N°1 ?

Je me sens néanmoins comme un explorateur en terre inconnue devant un paysage incroyable. C’est un peu comme j’avais imaginé, mais en pire car en vrai. Des tas de pavés, des barricades faites de bois, de caillasses, de voitures calcinées ou pas. Des R8, des DS, des 403 et même des 404 neuves. Je n’y crois pas, c’est donc vraiment vrai. Je n’avais jamais vu le dessous d’une voiture, mais là il y en a dix, quinze et sans doute des centaines dans la quartier. Pourquoi les habitants garent ils encore leur voiture dans la quartier. J’ai froid dans le dos. Pourvu qu’ils ne viennent pas chez nous sur le parking. Il y aurait à faire. Ce qui me frappe c’est le contraste entre la violence des scènes dans la rue. Cadavre de voitures et CRS SS armés prêt à bondir sur le moindre pré-diplomé, et le calme des immeubles, des boutiques fermées et des passants plan-plan. Certains prennent des photos, voire se prennent en photo devant ou sur des barricades.

- Tu vois j’y étais, si, si je me suis battu aux cotés des étudiants.

Page 104: DEMAIN C EST ENCORE HIER - … · Pour que les baby boomers devenus papy ou mamy ... J’ai banni depuis plus d’un an ces gros réveils qui font un bouquant terrible et pire qui

104

- Mais la, c’est la journée, il n’y avait personne !

- Mais la nuit il y avait trop de fumée, et puis la nuit mon appareil ne peut pas prendre de photographie.

Quand je vois toutes ces voitures foutues je me dis qu’il faut vite que la Régie Renault reprenne le boulot pour les remplacer. D’ici à croire que ce sont les OS de la Régie qui les brulent, il n’y a qu’un pavé !

Affiches encore, « Ce n’est qu’un début, le combat continu » et durant les vacances vont ils continuer, « Sous la plage, les pavés ». Rêves d’étudiants au mois d’aout à La Baule ou à Saint Trop, non pas Saint Trop, il y a des gendarmes et ça se sait. Là, au coin de Gay Lussac, une affiche me fait plus réfléchir que les autres, « Je participe, tu participes, il participe, nous participons, vous participez … ils profitent ! » Deux choses me choquent. Gaulliste, je suis pour la participation, mais une vraie participation. C’est vrai qu’il ne faut pas trop « qu’ils profitent ! » Et aussi, à coté de cette affiche, il y en a une autre représentant une femme de profil, on y lit « A travail égal, salaire égal » et pourtant sur celle de la participation il n’est marqué que « Il participe » et non pas « il ou elle participe ! ». Les révolutionnaires seraient ils contre le travail des femmes ?

Où va nous mener tout ce bordel. Qui sera chef de l’Etat cet automne ? De Gaulle, Pompidou, Mitterrand, Duclos, Cohn Bendit ou personne. Le

Page 105: DEMAIN C EST ENCORE HIER - … · Pour que les baby boomers devenus papy ou mamy ... J’ai banni depuis plus d’un an ces gros réveils qui font un bouquant terrible et pire qui

105

Palais de l’Elysée existera-t-il ou mon pays sera-t-il dirigé à partir du grand amphi de la Sorbonne. La France a vécu dans la honte du régime de Vichy. Pétain, Laval. Gouvernement de la honte. De 98% de collabos. Des morts et des morts. Des juifs et des résistants déportés. Des femmes tondues victimes d’avoir écarté leurs cuisses. Des hommes ventripotents, repus du marché noir fats d’avoir écartés leurs poches. S’ils étaient sans cheveux ce n’était que d’avoir été chauves avant les autres. Je ne veux pas que la France soit encore une dictature, fut-elle ce d’un prolétariat soudainement éclairé. Je hais la contrainte, les contraintes. J’aime la liberté et les libertés. J’aime celles de ces étudiants qui déconnent, mais pas trop. Le soi disant esprit de « liberté » de marxistes, des bolchéviques a engendré la dictature. Brejnev, Pétain même combat. CRS SS, Marxistes SS. Je me sens Jean Moulin si nous devions être encore une fois vivre sous la contrainte. J’ai à la fois envie de résister et de rentrer chez moi au chaud en écoutant les informations nocturnes d’Europe n°1.

Là bas, cet homme, celui que j’ai souvent vu. Grand et imposant. Il n’a plus de pardessus en cuir, mais un costume noir, bien coupé et encore une chemise rose. Il est, par son habillement toujours hors du temps. Qui est ce mec. Les autres passants regardent, lui se promène. Les mains dans les poches. Il a l’air de s’en foutre. Spectateur insouciant. Il n’a pas l’âge d’être là, sauf s’il est de la police ou des services de renseignements, voire un étranger, américain, russe …

Page 106: DEMAIN C EST ENCORE HIER - … · Pour que les baby boomers devenus papy ou mamy ... J’ai banni depuis plus d’un an ces gros réveils qui font un bouquant terrible et pire qui

106

Me suit-il ? Je le vois trop souvent et dans des lieux trop différents, le douzième, Champagne et maintenant le cinquième. Est-il un ami de Peyrefitte, un collaborateur du ministre, un perturbateur étranger et inquiétant ?

Il est grand temps que je parte. Il me fait peur, je le crains. Je redescends le Boul Mich’. Climat post guerre civil limité à un petit périmètre. Je vais aller voir Papa à son bureau au tribunal dans l’ile de la cité.

Là c’est plutôt calme, Palais de Justice devant, Préfecture de police derrière. Le cœur du pouvoir, mais aussi peut être aussi le cœur de la répression contre des gamins indisciplinés.

Tribunal de Commerce. Antre du calme, petit brouhaha dans la grande salle, marbrée, des pas perdus. Perdus par ceux qui veulent bien les perdre et brouhahatent en se donnant de l’importance. Printemps 1968, qui a vraiment de l’importance ? Les « brouhahateurs » ou les gueulards des barricades de nuit ? Je m’amuse de la suffisance de ces ventres pleins de gargouillis qui brouhahatent de la bouche et du regard. Je prends la salle de pas définitivement perdus en biais pour aller à gauche vers le service de mon père. Là, le calme, la quiétude, pas un bruit, pas une parole. Dix mètres à droite la porte de son service. Je rentre. Une vieille fait semblant de dormir. Non, pas semblant, elle dort. Les étudiants se battent, l’administration judiciaire dort. Il est vrai que les conflits patrons-

Page 107: DEMAIN C EST ENCORE HIER - … · Pour que les baby boomers devenus papy ou mamy ... J’ai banni depuis plus d’un an ces gros réveils qui font un bouquant terrible et pire qui

107

ouvriers se font dans la rue et plus au tribunal. Cette pauvre femme a l’air d’une pute, maquillée par Ripolin, lamentable et pas respectueuse. Désolé Jean Sol Parte, bonjour Boris. J’ouvre la demie porte de la banque de réception ceinte d’un « interdit au public ». La pute dort toujours. L’odeur de vieux papiers entassés en dossiers, eu même en armoires de dossiers, sentent les vielles histoires, les vieux jugements, les anciens conflits. Cette odeur est celle de la lenteur. De l’éloge de la lenteur. Et même l’odeur de la mauvaise eau de Cologne de la pute ne vient que très peu lutter contre celle de la paperasserie des temps passés. Je fuis ce bureau, et les deux autres et arrive dans celui de Papa. Un instant ; j’ai eu peur de le voir dormir. Pas son genre. Grand bureau, je veux dire à la fois grande pièce et grand meuble. Il est de trois quart dos, pipe à la bouche, cendrier et pot à tabac à sa droite. Il tape avec dextérité et deux doigts sur une grosse machine à écrire. On dirait Maigret. Non c‘est Papa. Il se retourne.

- Qu’est ce que tu fais la ? On ne t’a pas annoncé !

- Non, il n’y a personne, sauf une pauvre bonne femme qui dort.

- Par ces temps de révolution, personne ne se déplace plus pour des jugements.

- Alors tu fais dortoir !

- Ne parle pas comme ça, aies du respect ceux qui travaillent encore.

Page 108: DEMAIN C EST ENCORE HIER - … · Pour que les baby boomers devenus papy ou mamy ... J’ai banni depuis plus d’un an ces gros réveils qui font un bouquant terrible et pire qui

108

- Oui, mais elle, elle dort, est ce comme ça que l’on travaille dans ton service ?

- Arrête, tu ne vas pas ressembler à ceux qui sont avec ce « Con Bandit », qu’on le renvoi en Allemagne et qu’on en parle plus ! Pour cette première génération qui, heureusement, ne connaît pas la guerre grâce au Général, il faut qu’elle nous emmerde à cause de Mao ! On vous a débarrassé d’Hitler il faut que vous nous emmerdiez avec la cocos.

Je suis mon père bougon, énervé, ulcéré jusqu’au parking privé sur le quai aux fleurs. Cadenas et chaine. Préfecture de police à un jet de crachat. La DS est bien gardée et ne risque rien.

On tourne, quai des Corses.

- Tiens Papa, il faudra qu’on te parle, Michel, Philippe, Dominique et moi d’un projet de voyage en Corse pour les vacances.

- Ah voilà autre chose ! Vous voulez aller où, à Cuba ?

- Non, en Corse, c’est aussi une ile !

- Mais c’est loin !

- Oui, mais en France, Papa !

- On verra, après leur révolution s’il reste encore une France digne de ce nom, mais si tu veux partir, il te faudra gagner ton argent. Tu verras des

Page 109: DEMAIN C EST ENCORE HIER - … · Pour que les baby boomers devenus papy ou mamy ... J’ai banni depuis plus d’un an ces gros réveils qui font un bouquant terrible et pire qui

109

vacances passées avec de l’argent que tu auras gagné n’en seront que meilleures.

- Ah ! Tu crois !

- Oui, j’en suis certain !

La DS roule, les rues de « la capitale en révolution sont calmes ». Rue de Reuilly, nouveau parking privé. La DS ne finira pas sur une barricade ce soir.

Page 110: DEMAIN C EST ENCORE HIER - … · Pour que les baby boomers devenus papy ou mamy ... J’ai banni depuis plus d’un an ces gros réveils qui font un bouquant terrible et pire qui

110

Chapitre n°10

7 heures14, pas 7 heures 13 ni 15, 7 heures 14 ! Et ça tous les matins. A 7 heures 24 ce serait une grâce matinée. Mais non, même pas. 7 heures 14 ! Quand je travaillais tous les jours c’était 6 heures 15, et ça aussi tous les jours.

Je me souviens quand j’étais étudiant en prépa à Reims en cité U le seul petit « clic » précédant le déclenchement des sons d’un des premiers réveils radio suffisait à me réveiller. Je crois ne jamais avoir entendu la radio sensée suivre le « clic » pour me remettre en vie. Je suis un maniaco matinal. Et trainer au lit, jamais ! Deux secondes me suffisent pour être debout. Réveillé non, mais debout tout de suite.

Pour me réveiller il faut tout un cérémonial immuable que seules mes nuits de déplacements professionnels viennent gravement altérer mes habitudes matinales. Coup d’œil à mon lit. Drap et housse de couette noirs. Ces draps noirs sont une réminiscence de l’un de mes Maîtres de la pub au début des années 80’s. Philippe Michel, père de très nombreuses très grandes pubs de cette époque « Myriam, demain j’enlève le bas » ou « Vittel, buvez et pissez ». Justement oui, j’ai envie.

Mai, ma chambre est baignée de soleil au travers de mes rideaux jaunes et rouges. J’ouvre la porte,

Page 111: DEMAIN C EST ENCORE HIER - … · Pour que les baby boomers devenus papy ou mamy ... J’ai banni depuis plus d’un an ces gros réveils qui font un bouquant terrible et pire qui

111

traverse mon bureau, la chambre de Julie, entre dans la salle de bain du premier étage et même sans Vittel, je pisse en visant au mieux.

Il fait déjà chaud. Je prends l’escalier, sur la gauche défilent les portraits de famille que j’ai peint dans les années 90. Les très grandes pièces de réception du bas de la maison sont illuminées d’une belle matinée.

Et toujours les mêmes gestes. Télécommande de la chaine, et hop Europe, qui n’est plus N°1. Cuisine, j’ouvre le sachet de pâtée pour Chipie, ma seule compagne, ma chatte. Nescafé dans un très grand bol, toujours la même dose au jugé. L’eau chaude coule du robinet. Le bol se remplit. Direction canapé, dix ou onze sucrettes. Première cigarette d’une longue série matinale. Toux chronique. Première gorgée.

Le son de la radio est élevé. Rare avantage de la vie de célibataire, écouter la radio fort sans que la voix de ma femme me crie « Bernard, t’es de plus en plus sourd ! ». Mettre la radio fort, c’est une sorte de certitude que je comprendrais mieux ce qui se dit dans mon demi réveil.

Les nouvelles sont chaque matin les mêmes ou presque. Ce ne sont plus des nouvelles, ce sont des « anciennes ». Attentats en Irak, douze morts, ben voyons ! Une femme violée. Un règlement de compte à Marseille, comme toujours. Comment ce fait il qu’il reste encore des marseillais ! En tout cas

Page 112: DEMAIN C EST ENCORE HIER - … · Pour que les baby boomers devenus papy ou mamy ... J’ai banni depuis plus d’un an ces gros réveils qui font un bouquant terrible et pire qui

112

là bas les comptes sont bien réglés, ça doit être une civilisation de comptables provençaux ! Sarko descend dans les sondages. A la vitesse avec laquelle il descend il sera élu aux antipodes en 2012, en Nouvelles Calédonie par exemple! Et hop, hop, hop ça continu les « anciennes ». On doit en être à quatorze morts et deux viols quand je m’apprête à prendre mon second bol de café. Même cérémonial, Nescafé dans le bol, eau chaude et canapé. Elkabbach, vocifère contre je ne sais trop qui « répondez ! » mais a-t-il posé une question ?

Là c’est vraiment fort. « Taisez vous Elkabbach » comme n’aurait jamais dit Marchais le stalinien. Taire, non, mais moins fort, j’appuie sur le moins du volume de la chaine. A la fin du deuxième bol et de la cinquième cigarette, je vais prendre mon rasoir électrique dans la salle de bain du bas et rejoins le canapé pour me raser.

Pourquoi se raser debout, ça va depuis cinquante huit ans, dont au moins quarante à me raser, je connais mon visage. Moi, je ne pense à rien en me rasant, je me rase c’est tout et j’absorbe les « anciennes » et les pubs nulles. Comment un homme de marketing comme moi a-t-il pu devenir aussi publiphobe? Tout simplement parce que je n’ai plus de « budget » à défendre pour me valoriser et parce que 80% au minimum des pubs ne servent à rien d’autre qu’à rassurer les directeurs marketing de la réalité de leur existence. Comment voulez vous que les pubs servent à quelque chose alors

Page 113: DEMAIN C EST ENCORE HIER - … · Pour que les baby boomers devenus papy ou mamy ... J’ai banni depuis plus d’un an ces gros réveils qui font un bouquant terrible et pire qui

113

même que « le taux d’attribution » est quasi nul. Bravo les lobbies de la pub, et en France, bravo Maurice Lévy de continuer à gonfler de suffisance mes ex collègues des « fast moving products » dit produit de grande conso ! Le temps de la créativité et de l’audace publicitaire est passé Maurice Lévi est à Philippe Michel ce qu’une succursale de Crédit Agricole est au Musée d’Orsay. Fin de rasage, troisième bol, douche, brushing et l’heure incompressible de préparation est passée. Pantalon noir et chemise rose comme depuis dix ans après être passé devant une reloockeuse.

Pas de rendez-vous aujourd’hui, pas de réseau à relancer pour trouver un job, que la lancinante attente d’une hypothétique sonnerie de téléphone. Tout est devant moi, ce qu’il y a de plus moderne, i-phone, i-pad, mais rien ne bouge. L’i-pad, c’est vraiment bien, ça ne sert pas de téléphone, ça ne sert pas d’appareil photo, ni même d’ordinateur. C’est mieux que tout ça en moins bien ! Comme on dit en anglais, c’est « nice to have », c’est bien de l’avoir, mais bon !

Mes doigts touchent l’écran. Google. Je tape mai 1968 dans « Google image ». Des centaines de clichés noirs et blancs défilent. Scènes de rues. Scène de violences feintes. Qui me croirait si je lui disais « l’autre jour je suis passé en mai 1968 » ? Comme ca tout simplement comme on dit « je suis allé prendre un pot aux Deux Magots ». Personne ne pourrait croire ça. La première fois je me suis cru mort sur un trottoir de Boul Mich’, et puis non, mon

Page 114: DEMAIN C EST ENCORE HIER - … · Pour que les baby boomers devenus papy ou mamy ... J’ai banni depuis plus d’un an ces gros réveils qui font un bouquant terrible et pire qui

114

existence physique était palpable, ma parole audible, mes échanges cohérents. Puis, j’ai passé une longue période perturbée par mon état mental, skyzophrénie, auto mythomanie ?

Aller consulter en racontant tout çà est impossible. Camisole chimique et adieu la liberté. Je m’y fais, sans totalement y croire. Ca me pose de réels problèmes. Maintenant, je sais presque décider de l’instant de ces incroyables voyages, je maitrise le moment, pas le lieu, ni l’année. Impossible d’aller en 1967, 1940 ou 1981, c’est toujours 1968. Je me retrouve le même jour de 1968, que celui de 2010. Quelque soit mon lieu géographique de départ en 2010, je me retrouve toujours au haut du Boul Mich’ en 1968. Afin de pouvoir me déplacer ou prendre des pots en 1968 j’achète des billets de banque de cette période. J’ai mes dealers, le « Corneille » de cents francs de1967 coute cinquante cinq euros. Ca commence a me couter cher ! Mais le coût de la vie en 1968 me semble si peu élevé, je peux faire des tas de choses. Merci Corneille !

Lors de mes voyages, j’ai su apprivoiser mes peurs. Peur ne pas revenir. Peur de mon inexistence légale, allez montrer une pièce d’identité datée de 2007 à un flic de 1968 ! Louez une voiture avec un permis de conduire qui sera délivré trois ans plus tard !

Mais surtout, peur de rentrer en contact avec des gens soit de ma famille, soit des gens que j’ai aimés et qui ont disparus depuis à qui j’aimerais dire des

Page 115: DEMAIN C EST ENCORE HIER - … · Pour que les baby boomers devenus papy ou mamy ... J’ai banni depuis plus d’un an ces gros réveils qui font un bouquant terrible et pire qui

115

choses, échanger des idées, les mettre en garde contre des risques imminents pour eux.

Le seul type avec lequel je me sois amusé c’est Alain Peyrefitte. Je n’ai jamais supporté ce mec que mon Père a bien connu, imbbbbu (oui son hypertrophie de l’égo mérite trois B) de son importance, avec cette voix aigue insupportable. Depuis, grâce à des mémoires des contemporains de cette époque on sait que de Gaulle le prenait pour une bille. Quel plaisir d’aller lui serrer la main lors de l’inauguration du lycée Fernand Greg de Champagne sur Seine et de lui dire d’un air condescendant « Monsieur le Ministre, vous allez dans le mur et très vite !» En lui serrant sa main moite, je voyais mon père et j’ai eu honte de ne pas aller l’embrasser. Mais lui dire « Bonjour Papa, je suis ton fils Bernard, oui je sais, tu as quarante quatre ans et moi cinquante huit, mais je suis bien ton fils » était tout à fait impossible. Pourtant, j’aurais aimé le serrer dans mes bras et lui parler. Lui donner des conseils pour sa carrière politique et pour sa santé. Mais quelle crédibilité, déjà que dans la vie normale, il m’écoutait peu, alors là !

Et puis, ai je le droit d’interférer dans la vie de 1968, de peser sur des événements, de changer des destinées d’hommes ou de courants historiques. Je ne crois pas, je suis certain de non ! Ce qui a été, sera, doit avoir été. Et puis en 1968 ce n’est pas la camisole chimique, mais la camisole tout court.

Page 116: DEMAIN C EST ENCORE HIER - … · Pour que les baby boomers devenus papy ou mamy ... J’ai banni depuis plus d’un an ces gros réveils qui font un bouquant terrible et pire qui

116

Me connaissant, le seul avec qui je puisse entrer en contact, c’est moi. Je ne peux rien me cacher. Je peux me, enfin lui, dire des choses que moi, enfin nous seuls connaissons. Skysophrène, totalement !

Mais que dire à ce gamin de seize ans qui a presque le même âge que ma fille Julie. Je connais mes espoirs à cet âge là, mes attentes de la vie. Je connais mes rêves de seize ans. Rêves de pouvoir, d’amour et d’argent. Mais surtout de pouvoirs illimités. En 1968 je ne suis capable de rien, même pas de dire à une nana « Tu me plais ma belle, j’ai très envie de te sauter, comme ça juste pour notre plaisir d’une heure ». Capable de rien, sauf de me faire confiance pour être capable de tout pour l’avenir. A seize ans la vie est comme un entonnoir, plus ça va plus les parois se rétrécirent et moins on fait de choses. A seize ans ont est tout en devenir, à cinquante huit ans on est plus qu’un résultat. Résultat de ses études, de ses choix, de ses compromis, voire de ses compromissions avec soi-même et avec les autres. Résultats de contraintes, de coups de courage et de manque de courage. Résultats de sa confrontation avec le monde réel, c’est à dire des autres. De ses capacités et de ses incapacités.

Non Bernard, tu ne seras ni ministre, ni député, ni grand avocat. Tu ne le seras pas parce que tu n’auras même pas envie de l’être. Et puis tu n’auras même pas la capacité de vouloir l’être. Tu te penses « génial » et tu n’es qu’un jeune homme normal et sûr de toi. Tu préfèreras le réel. Le « un

Page 117: DEMAIN C EST ENCORE HIER - … · Pour que les baby boomers devenus papy ou mamy ... J’ai banni depuis plus d’un an ces gros réveils qui font un bouquant terrible et pire qui

117

tien, vaut mieux que deux tu l’auras ». Et surtout ta vie ne saura pas, en mieux, celle de Papa. Tu es, à seize ans, dans le carcan de ton éducation, de l’éducation de ta famille et de ton Père qui ne rêve que de fonction publique et de politique. Le don de soi aux autres. Au fur et à mesure des neuf ans qui vont suivre entre 1968 et 1977 ta date d’entrée dans une multinationale américaine, tu vas apprendre le don de toi à toi. Tu vas apprendre que l’argent gagné n’est pas louche comme le croit ton magistrat de Père. Tu vas apprendre que le pouvoir n’est pas que celui puisé dans les urnes un dimanche d’élections et déversées sur des tables de dépouillement à 18 heures pétantes. Tu vas apprendre à gérer des budgets et des hommes. Des équipes qui ne t’auront pas élu et des budgets qui ne serviront pas à l’entretien de la voirie ou à la création d’une école. Bernard, tu ne seras jamais ministre mais seulement cad’sup !

Tu vas manager des hommes. Connaît on ce mot en 1968?

Tu dirigeras très jeune des hommes et des femmes. Ce n’est qu’au fil du temps que tu apprendras à bien manager après être passé par un grand nombre d’étapes.

Le management ne s’apprend pas dans des cours d’amphis d’une grande école de commerce. Non, sur le tas! Au début tu croiras que parce que tu es grand, que tu as du charisme, tu as raison et que pour diriger, il suffit de donner des ordres et de

Page 118: DEMAIN C EST ENCORE HIER - … · Pour que les baby boomers devenus papy ou mamy ... J’ai banni depuis plus d’un an ces gros réveils qui font un bouquant terrible et pire qui

118

sanctionner ceux qui ne le suivent pas. Ce sera ta période « bâton ». Le manager odieux et colérique fera place à celui qui apprendra que le bâton seul n’est pas suffisant, il existe aussi la carotte ! Entre deux coups tu caresseras. Coups et caresses du fait du « prince » bien sur. A trente cinq ans tu deviendras un manager manipulateur, installant des soi disant « consultations » des équipes pour mieux faire passer « tes » idées. Autour de quarante ans, tu prendras de la bouteille et de la confiance en toi pour consulter tes collaborateurs sans idée préconçue et tu en feras la synthèse. Tu commenceras à être un pas trop mauvais manager. Ce n’est qu’à cinquante ans que tu commenceras à bien te connaître et te positionner par rapport aux autres. Les autres ne sont pas toi, chacun comprend et agit selon son éducation, sa culture, son caractère, ses zones de préférences et de confort. On ne communique pas avec ce que l’on dit, mais avec ce que les autres comprennent. Et ça tu ne le comprendras que vingt ans après avoir manager. Mais à cinquante ans tu n’auras plus à diriger des équipes. Alors tu t’apercevras que bien des managers de tous âges en sont restés à la période « bâton » et ne la dépasseront jamais.

Mais sais tu au moins à seize ans ce qu’est un cad’sup ? Non bien sur, ton horizon est très loin de cela. Tu vas trouver cela vulgaire, tu seras déçu. Je ne veux pas te décevoir à l’aube de ton âge adulte. M’a t on déçu à seize ans ? Non, alors c’est la preuve de mon in interférence de moi dans ma vie.

Page 119: DEMAIN C EST ENCORE HIER - … · Pour que les baby boomers devenus papy ou mamy ... J’ai banni depuis plus d’un an ces gros réveils qui font un bouquant terrible et pire qui

119

Tu penses peu à l’argent, mais tu en auras pas mal, enfin beaucoup plus que la moyenne de tes copains de classe. L’argent, pour toi c’est ce que Papa dépense sans compter chaque week-end, alors qu’il en gagne vraiment moins que ce que tu gagneras. Mais rassure toi tu dépenseras sans compter aussi. A seize ans, tu n’as pas envie d’un ultra confort de vie et pourtant tu l’auras. Mais à seize ans tu crois qu’a cinquante ans on a plus d’argent qu’à quarante ! Et là, tu te trompes, la vie sera plus dure à la fin de ta carrière.

Et puis, je n’ai, enfin, nous n’avons que cinquante huit ans. La vie n’est plus vraiment devant mais il est trop tôt pour imaginer qu’il soit déjà trop tard. Ma vie, faite de déplacements en Concorde ou autres jets, de Caraïbe Hilton, de Waldoff Astoria en Plazza sur la 5th avenue face à Central Park. De Gritti Palace à Venise en superbes maisons de vacances en Corse. De discours péremptoires en décisions hâtives. De succès faciles en prises de positions courageuses, ta vie sera faite maintenant de plus de calme et de créations. De peintures et pourquoi pas d’écriture ou de sculpture. De vie. Bouger aussi un peu. Courir, non. Ceux qui m’ont vu gagner des 5000 mètres sur la cendrée de Champagne sur Seine sont déjà à la retraite. Le vélo, pourquoi pas si les médecins de Lance Amstrong me donnent leur « pot texan ». Mais le golf oui, à condition de jouer avec d’anciens débutants ratés comme moi ou des malades d’Alzheimer qui croient que l’on peut rejouer sans pénalité des balles tombées dans une pièce d’eau.

Page 120: DEMAIN C EST ENCORE HIER - … · Pour que les baby boomers devenus papy ou mamy ... J’ai banni depuis plus d’un an ces gros réveils qui font un bouquant terrible et pire qui

120

Non, il ne sera pas tard tôt. La vie est devant moi. Vivre, créer, aimer, bouger. Le ciel ne peut pas attendre des capsules de Nespresso, mais moi à cinquante huit ans, je peux encore traînasser en bas. N’est ce pas mon cher John Malkovitch.

En 1968, tu es certain que ta vie sera faite de succès et tu n’as pas tort, mais pas comme tu crois. Tu crains ne pas être capable d’avoir des conquêtes féminines, ou que des filles « craigniosses », là tu n’as aucun souci à te faire, tu n’auras jamais à gérer la pénurie. Mais tu ne te poses pas la question de ta descendance. Au bout du bout de ta vie de mâle reproducteur, il n’y a pourtant que ça de vrai. De réel, de certain, tes enfants, enfin mes enfants. Je n’ose dire nos enfants ! La véritable richesse ce sont eux. Quand je dis eux, je veux dire ceux là. Exactement ceux là. Olivier et Julie. Pas à peu près. Non ceux là, nés le 13 avril 1981 à huit heures trente et le 16 mars 1995 à midi. C’est à dire conçus à la même date que ceux la, avec leurs mères. Il suffit d’un rien pour le même spermatozoïde qui a gagné l’ovule de vos mères soit déclaré looser. D’abord et bien sur il faut le même cycle, sinon, baisé, si j’ose dire le bon ovule. Mais il faut aussi le même instant, la même position et ayant mangé la même chose. Heure, repas, position, tout cela est décisif pour le maillot jaune dans la course du spermatozoïde vainqueur !

Page 121: DEMAIN C EST ENCORE HIER - … · Pour que les baby boomers devenus papy ou mamy ... J’ai banni depuis plus d’un an ces gros réveils qui font un bouquant terrible et pire qui

121

Donc, ces enfants là, juste ceux là, rien d’autre ou sinon je ne veux plus de ma vie. Et puis cette volonté de les élever avec une tentative d’éducation soi disant volontaire.

Est ce pipo, ou avons nous réussi avec leurs mères? J’ai très vite après la naissance d’Olivier, esquissé une tentative de théorie d’éducation avec quelques mots clefs afin qu’il devienne le garçon et l’homme que je souhaitais. J’ai réitéré les mêmes souhaits pour Julie. Ces « targets » comme j’ai longtemps écrit sur mes plans marketing tenaient en quelques mots. Autonomes, indépendants mais liés à leurs racines, sociables et conviviaux, enfin ambitieux. Ils sont comme ça effectivement. Mais y suis-je pour quelque chose ? Franchement je n’en suis pas certain. L’éducation est un « target » mais la vie au jour le jour c’est autre chose. Je suis certain de mon « target » mais moins de son application au jour le jour. Je suis, sur ce point, seulement sur ce point, proche de Cocteau « puisque ceci nous échappe, feignons d’en être l’instigateur ». Je crois surtout que les moteurs de mes deux enfants sont le bien être qu’amène l’argent et la réelle volonté d’être entourés d’amis, par bien être pour Olivier et à son âge, pour Julie, aussi avoir un certain ascendant sur les autres.

A quinze ans, celle qui a le plus de similitude avec l’ado que j’étais en terme de besoin de pouvoir, c’est Julie. Sera t elle une élue du peuple. Cela sautera peut être une génération. Il y a loin de la

Page 122: DEMAIN C EST ENCORE HIER - … · Pour que les baby boomers devenus papy ou mamy ... J’ai banni depuis plus d’un an ces gros réveils qui font un bouquant terrible et pire qui

122

coupe aux lèvres. En 2053, une Julie vieillissante se dira peut être la même chose que moi aujourd’hui !

En tout cas, grâce à moi, malgré moi ou sans que j’influe, ils sont ce qu’ils sont. Pour rien au monde je les souhaite différents. J’assume ce que j’ai fait, ou j’assume ma totale impuissance à avoir pesé sur leurs éducations.

Rien de doit être modifié.

Page 123: DEMAIN C EST ENCORE HIER - … · Pour que les baby boomers devenus papy ou mamy ... J’ai banni depuis plus d’un an ces gros réveils qui font un bouquant terrible et pire qui

123

Chapitre n°11

Rien ne le sera !

Olivier, le 13 juillet 1980. Yveline, prof, passe son début de vacances à Anthéor. Je fais un aller retour durant le pont de juillet. Orly Nice sur Air Inter. L’aéroport de Nice sent les fleurs. Personne n’est prévu à mon arrivée. Je dois prendre le train. Je traverse les cageots du MIN de Nice pour trouver une gare. Tortillard bringuebalant. Il fait lourd et chaud. C’est la région des camping et de l’horreur des citadins qui fuient les cités pour se retrouver, grégaires, avec d’autres citadins qui fuient les cités. Enfin la bonne gare. Yveline m’attend. Cousin désagréable qui me fait remarquer qu’il a attendu sur le quai. Bah fallait venir me chercher à Nice! Moi aussi j’ai eu chaud. Cousin pharmacien dans l’industrie.

- Tu as enfin trouvé un boulot, que fais tu dans la vie ?

- J’ai cherché un boulot durant trois mois après mes études supérieures, et maintenant, oui je travaille.

- Dans quoi ?

- Marketing »

- Quelle boite ?

Page 124: DEMAIN C EST ENCORE HIER - … · Pour que les baby boomers devenus papy ou mamy ... J’ai banni depuis plus d’un an ces gros réveils qui font un bouquant terrible et pire qui

124

- Dans l’industrie du tabac, tu ne connais pas le nom de la boite, c’est celle qui commercialise Camel et Winston »

- Dans le tabac ! C’est autorisé ?

- Oui, il y a 70% de taxes sur les clopes, c’est pour ça que tu ne paies pas autant d’impôts que tu devrais !

Arrivés. Maison de rêves. Enfin de rêves, si les cousins étaient ailleurs. Grande maison fraiche au bord de la mer. Terrasses multiples pour descendre à leur crique privée. Roches rouges de l’Estérel et mer bleue. On ne devrait pas avoir le droit d’avoir ça. Enfin, moi si, mais eux non !

Soirée et diner face à la mer. Poissons dans les assiettes et moult moustiques sur la peau. Diner terminé. Douche avec Yveline, et hop Olivier est en route et Yveline, en cloque dans peu de temps.

Ne rien changer à çà, même pas les cousins, ils font partis du décor pour arriver à la première paternité.

Un mois après, je suis dans une piscine sur le toit d’un grand hôtel de Nice. Je me baigne et bronze après une réunion. Ma secrétaire se cache presque les yeux pour venir me déranger.

- Vous pouvez venir Jacqueline, je ne me baigne pas à poil, vous pouvez venir, approchez. Qu’avez vous à me dire ?

Page 125: DEMAIN C EST ENCORE HIER - … · Pour que les baby boomers devenus papy ou mamy ... J’ai banni depuis plus d’un an ces gros réveils qui font un bouquant terrible et pire qui

125

- Bernard, tout de même, je n’ai pas l’habitude de vous voir comme ça !

- Ca tombe bien, je viens rarement comme ça au bureau ! Voulez vous que je mette une cravate pour vous parler, vous serez moins émoustillée.

- Oh, mais Bernard, je ne me permettrais pas de l’être ! Je viens simplement vous dire que votre femme veut vous parler au téléphone.

Je passe un peignoir, mais sans cravate et je me dirige vers le bar. Téléphone, je tourne mes doigts sur le clavier.

- Yveline, c’est moi ! Que se passe t il ?

- J’ai voulu attendre pour être certaine.

- Mais certaine de quoi ?

- De ce que je vais te dire !

- Mais vas y, que ce passe t il ?

- Je suis enceinte !

Pour Julie, c’est plus compliqué. Autant, je connaissais Yveline depuis l’enfance, autant Nathalie est venue de loin. Enfin d’Aix en Provence. Mais pas directement vers moi. En quelque sorte, j’ai deux enfants qui viennent peu ou prou de PACA.

Page 126: DEMAIN C EST ENCORE HIER - … · Pour que les baby boomers devenus papy ou mamy ... J’ai banni depuis plus d’un an ces gros réveils qui font un bouquant terrible et pire qui

126

Mars 1985, je suis devenu directeur commercial de la même multinationale qui commercialise Camel et Winston.

En tant « qu’ancien-élève-qui-a-réussi », j ‘ai le droit à la visite du président du BDE qui vient quémander un stage pour ses ouailles de deuxième année.

- Bernard, tu peux faire ça pour les étudiants de ton école !

- Ecoute, les stagiaires c’est chiant. Tu passes trois semaines à leur apprendre la société, deux semaines à la montrer leurs jobs, ils passent une semaine à bosser et terminent les deux dernières semaines, à fêter la fin de leur stage.

- Mais non, ça ne se passe plus comme ça !

- Crois moi, on a autre chose à foutre, c’est une vraie boite qui bosse ici, pas l’antichambre d’une halte garderie !

- Fais moi plaisir, accepte un rendez-vous avec un étudiant.

- Allez vas y pour le rendez-vous !

Rendez-vous oublié. Voyage professionnel au Mexique. Retour. Jet lag. Petit matin Roissy. File trop longue à la station de taxi. Taxi parisien. 504 à la déglingue, ça pue le cleps ! Ca pu le chauffeur. Je me mets à la place des pauvres touristes qui viennent dépenser leurs Dollars, leurs Livres, leurs Lires et autres Yens. Quelle image lamentable leur

Page 127: DEMAIN C EST ENCORE HIER - … · Pour que les baby boomers devenus papy ou mamy ... J’ai banni depuis plus d’un an ces gros réveils qui font un bouquant terrible et pire qui

127

donnent on du « gai Paris »? Direction Boulogne Billancourt. Quatrième étage, je m’affale dans le canapé. Une demie heure plus tard, téléphone.

- Allo, Bernard, c’est Hélène. Vous avez fait bon voyage ?

- Oui merci, mais six heures dans la vue. C’est dur, la je suis en pleine nuit.

- Ne vous plaignez pas, vous n’avez pas dû faire que travailler !

- Certes, mais quand même.

- Vous avez un comité de direction à 14 heures et d’ici là une grosse étude marketing à lire, on vous attend à quelle heure ?

- Bah, j’arrive !

Douche, costume, cravate, et hop BMW de fonction, wroom direction Neuilly, 171 avenue Charles de Gaulle ».

Boulogne, puis bois du même nom. Ce n’est pas Mexico, plus propre, moins détruit par le tremblement de terre de l’an dernier, moins haut aussi. Mais moins chaud et surtout moins musical, Achille Peretti et le petit nouveau Sarkozy n’ont pas dû autoriser les orchestres de mariachis. Parking noir, troisième sous sol, ma place de « direction ». Ca m’a toujours fait rire, les non cadres se garent à l’extérieur, les cadres loin de l’ascenseur et les membres du comité de direction, près de

Page 128: DEMAIN C EST ENCORE HIER - … · Pour que les baby boomers devenus papy ou mamy ... J’ai banni depuis plus d’un an ces gros réveils qui font un bouquant terrible et pire qui

128

l’ascenseur. Le sens de la hiérarchie à l’américaine. Sixième étage.

- Bonjour tout le monde.

- Bonjour le mexicain, même pas basané !

- Loupé, même sans six heures de décalage je n’aurais pas ri.

- Bernard, j’avais oublié, vous avez un rendez vous avec une jeune étudiante de votre école.

- Ah non, je l’avais oubliée celle là! Personne ne peut la recevoir à ma place ?

- Ecoutez, Bernard, elle est de L’E.S.L.S.C.A. et elle vous attend depuis trois quarts d’heure.

- Bon, envoyez rapide et amenez moi l’étude que je dois lire avant la comité de direction.

Jeune fille, blonde, grande, pas mal du tout. Nathalie Roussel.

- Bonjour Monsieur !

- Appelez moi Bernard !

- Bonjour Bernard ! On m’a dit que vous arrivez de voyage.

- Oui et je suis dans le jus, que voulez vous ?

- Je suis une élève de deuxième année de…

Page 129: DEMAIN C EST ENCORE HIER - … · Pour que les baby boomers devenus papy ou mamy ... J’ai banni depuis plus d’un an ces gros réveils qui font un bouquant terrible et pire qui

129

- Oui, ça je sais. Faisons vite s’il vous plait, j’ai des tas de trucs à faire et je ne suis pas très frais.

Cette charmante jeune fille m’explique qu’elle désire un stage, qu’elle aime les boites américaines, qu’elle aime le tabac. Certes, mais elle fume des Dunhill’s internationales. Elle aurait au moins pu se fendre d’un paquet de Winston. Cette fille est bouillonnante, elle ne lâche rien. Plus je dis non, plus elle s’incruste. Elle sait tout faire, mais sait elle faire le café ? Même à ça, elle répond oui. Elle m’use aussi sûrement que la grande aiguille de ma montre tourne. J’use du système E.P.M « et puis merde !

Je tire ma dernière cartouche.

- Bon, je vous prends, mais ce sera tout l’été de la première semaine de juin à mi septembre.

Elle va bien me répondre qu’elle part aux Bahamas au mois d’août. Manque de pot, sa mère a une maison avec piscine près d’Aix en Provence. Elle prendra des week-ends prolongés, mais que si je suis d’accord. Perdu !

Stage réussi, fille charmante, marrante, efficace. Le stage se prolonge toute l’année. Elle a fait sa place. Elle part en mars. Pot de départ comme pour une vieille collègue.

- We keep in touch !

Page 130: DEMAIN C EST ENCORE HIER - … · Pour que les baby boomers devenus papy ou mamy ... J’ai banni depuis plus d’un an ces gros réveils qui font un bouquant terrible et pire qui

130

- Oui, Bernard avec plaisir. J’ai vraiment aimé travailler avec toi et pour toi. Tu seras le premier à m’avoir fait confiance en entreprise et ça je ne l’oublierai jamais. Mille fois merci.

On se claque la bise, un peu appuyée par elle. Sympa la bise, mes collaborateurs ont remarqué.

- Remets toi Bernard ! »

Les semaines passent. Puis un appel.

- Bonjour, Bernard, c’est Nathalie, peut on déjeuner ensemble ?

Va pour le déjeuner. Belle journée de juin, en terrasse à Villiers. Nathalie m’explique qu’elle a terminé ses études, elle a son diplôme et qu’elle cherche un job dans un département marketing d’une boite américaine. De fils en aiguille, je m’aperçois qu’en fait elle me demande un job dans ma boite. Il n’y a aucun poste prévu au marketing, mais j’ai prévu de recruter un chef de région sur Paris. Pour encadrer une équipe de commerciaux confirmés et franchement roublards, elle n’a absolument rien. Mais, personne pour remplir le poste. C’est une jeune fille, diplômée, sans aucune expérience terrain. Mais elle a fait du bon boulot. J’ai confiance en elle, sérieuse et honnête. Ca me tente assez de mettre en bonne position dans mon équipe de vendeurs une fille de mon école qui pourrait en plus me dire réellement ce qui se passe dans mes équipes. Ce qu’on pense vraiment, vu du terrain, du siège et de mon style de management.

Page 131: DEMAIN C EST ENCORE HIER - … · Pour que les baby boomers devenus papy ou mamy ... J’ai banni depuis plus d’un an ces gros réveils qui font un bouquant terrible et pire qui

131

Et puis sa bise appuyée de mars a une place non négligeable dans ma décision. J’aime assez les dragueuses.

Décision prise, communiquée à mes collaborateurs.

« Non, mais t’es fou. Elle va se faire manger. Elle n’est pas crédible. Pas vendeuse ni manager. Elle bloquera un tas de commerciaux qui attendent une promotion interne… «

Derrière « promotion interne » j’entends « tu fais une promotion canapé ». Eh non les gars, par encore et si c’était le cas, je ne l’aurais pas nommée. Je m’attends à des jours difficiles, des démotivations et des camions de peaux de bananes. Gagné, j’ai tout eu. Tant pis, enfin tant mieux !

Et puis, déplacement dans le sud, son sud. Provence et soleil. Rosé et cigales. Pastis et grillons. Une fin d’après midi, place de Saint Cannat. Mi aot, margelle d’un puit. Premier baiser, puis premiers baisers. On s’aime. Coup de foudre. Promesses de l’envoûtement. Promesses faciles pour elle, dures pour moi. Treize ans d’écart, et puis pas libre. Promesse de vie, de constructions, mais pour moi, promesse de destruction d’un couple. Je suis heureux, elle est heureuse. Moi, je suis aussi dans la merde. Eh merde tant pis, accueillons le plaisir.

Dans un premier temps, vie cachée dans son duplex rue le rue Laugier. Vie cachée au 35 rue de

Page 132: DEMAIN C EST ENCORE HIER - … · Pour que les baby boomers devenus papy ou mamy ... J’ai banni depuis plus d’un an ces gros réveils qui font un bouquant terrible et pire qui

132

Naples, au bureau. Vie de moins en moins cachée rue Dulong. Et puis le plus triste, annonce de mon départ de la maison faites avec Yveline à notre fils Olivier. Un beau jour, du mois d’aout, à Muro, en Balagne, Haute Corse. Un beau jour, mais putain quel jour triste. Faire du mal à un petit garçon, qui me dit souvent « je t’aime Papa ». Faire du mal à l’être que j’aime le plus au monde. A cet instant précis « le jeu en vaut il la chandelle » ? A cet instant précis, non ! Mais bon c’est fait. Je reste deux jours en Corse avec eux. C’est dur. Deux jours après, je parts, je fuis. Je regrette. C’est fait, je dois me projeter sur l’avenir. Quel avenir, quelle aventure ?

Je rentre dans notre appartement de Boulogne, la ville est déserte et moi je déserte mon ancienne vie. Je suis venu « prendre des affaires », mais quoi prendre ? Ma multitude de costumes, de chemises et de chaussures. Trois livres et deux tableaux. Ce sera tout. Il faut que, pour Olivier, rien ne change dans l’aménagement de son appartement. Las, je m’écroule sur son lit d’enfant. Je hume très fort son odeur. Que fait-il en ce moment. Est-il triste ? Pleure t-il ? Mais qu’est ce que je te fais la mon amour ?

La vie passe, on me prête un appartement dans le triste 19 ème arrondissement pour assurer un « sas » à Olivier. Week-ends tristes à deux dans ce triste parc des Buttes Chaumont au milieu de ce triste arrondissement. De soirée télé avec Olivier en déjeuner chez Hippopotamus. De ballons offerts en

Page 133: DEMAIN C EST ENCORE HIER - … · Pour que les baby boomers devenus papy ou mamy ... J’ai banni depuis plus d’un an ces gros réveils qui font un bouquant terrible et pire qui

133

coup de fils trop brefs. La vie va triste un week-end sur deux. Le prix à payer, quel prix !

Puis, mois de septembre, nous rentrons dans notre nouvel appartement sur l’Ile de la Jatte. Olivier rentre en classe rue de Sèvres à Boulogne. A la faveur d’un déplacement de Nathalie au Maroc, il fait connaissance de l’appartement de Neuilly et la semaine suivante, il fera connaissance de Nathalie. Tout se passera toujours très bien, grâce à ma compagne qui ne sera ni sa mère, ni une copine, mais, juste entre les deux, une adulte de référence. Après l’enterrement de première classe de Neuilly-Ville-Morte, nous passons le deuxième bras de la Seine pour arriver dans un autre appartement à Sèvres. Duplex en rez de jardin en pleine verdure. La forêt est à dix pas, on se croirait à Veneux. De cet appartement, les projets vont bon train. Professionnels et personnels. Nous aurons un enfant, nous en sommes sûrs. Il s’appellera Antonin en référence au village perché près de la maison familiale des Roussel, San Antonin. Elle s’appellera Julie en référence à ? A notre gout tout simplement. Nathalie a des problèmes sanguins rémanents. Début juillet, elle consulte à La Riboisière.

- Madame, vous aurez dû mal à avoir un enfant, ce sera un miracle !

Abattue, elle rentre à Sèvres.

- Je crois que ça ne va pas être très simple tout ça !

Page 134: DEMAIN C EST ENCORE HIER - … · Pour que les baby boomers devenus papy ou mamy ... J’ai banni depuis plus d’un an ces gros réveils qui font un bouquant terrible et pire qui

134

- Bah on va s’y mettre !

La première fenêtre de « tire » sera vers la mi-juillet. Bel après midi du 14 juillet on s’y met. Puis on attend sans y croire. Début août, vacances à Aix. Mi août, Nathalie, part, sans nous le dire, chercher le test de grossesse qu’elle avait fait comme ça. Sans y croire. Partie de pétanque sous les grands platanes du terrain de boule poussiéreux du Tholonet.

- Tu la tires ou tu la pointes ?

- Je la tire, j’ai entrainement !

Je tire, Nathalie arrive, radieuse aux larmes.

- Ca y est, je suis enceiiiiiiiiiiiiiiinte !

- Je vous avais dit que j’étais entrainé !

Open bar de rosé et de pizzas, tournée générale sur la terrasse de la maison face au tableau vivant de Cézanne, la Sainte Victoire.

Antonin, Julie ? A la fin de l’automne, ce sera Antonin aux vus de la première échographie. Cinq semaines plus tard, il devient Julie !

- Soit il y en a deux, soit la radiologue est un âne !

Trois semaines plus tard, le radiologue est bien un âne !

Page 135: DEMAIN C EST ENCORE HIER - … · Pour que les baby boomers devenus papy ou mamy ... J’ai banni depuis plus d’un an ces gros réveils qui font un bouquant terrible et pire qui

135

Non, rien ne sera changé. Mais vie doit rester la même. Olivier et Julie pour toujours et ceux-la exactement. Pas d’autres femmes, pas d’autres enfants, pas d’autres situations. Bernard, tu n’auras aucune information qui pourrait changer ta vie, notre vie sera la même. Désolé si je te déçois, mais tu comprendras quand tu auras mon âge.

Je reprends cette phrase de Géraldy et je la fais mienne.«Nous étions l’un pour l’autre. Mais pense à ce qu’il faut de chances, de concours, de causes, de coïncidences pour réaliser notre rencontre ».

Page 136: DEMAIN C EST ENCORE HIER - … · Pour que les baby boomers devenus papy ou mamy ... J’ai banni depuis plus d’un an ces gros réveils qui font un bouquant terrible et pire qui

136

Chapitre n°12

Voici le grand jour. Je sais que mai 68, le pouvoir est dans la rue. Qu’il est interdit d’interdire, mais nous serons tout à l’heure comme quatre cons de jeunes entrain de demander à nos parents le « droit » de partir en vacances en Corse au mois d’aout. Et encore, moi j’ai seize ans et je ne suis pas révolutionnaire. Mais dans les trois autres, plus vieux, il y a un contestataire non significatif, Philippe, un contestataire passif, Michel et un vrai révolutionnaire. Un révolutionnaire d’amphi, mais pas de rues, trop dangereux quand même. Ca se passera chez les Crosnier, devant un apéritif et il n’y aura ni AG, ni vote. C’est comme ça en 68 à Veneux. Devant une carte, aussi grande que moi, avec les courbes de niveaux, nous avons tout répété. Mais, moi, le gamin, je ne parlerais pas ! Pas assez à gauche ou bizut ?

Lors des répétitions, j’ai chopé quelques mots qui me font rêver le soir avant de m’endormir. Déjà le bateau s’appelle le « Napoléon », et devinez quoi, il fait la navette entre Ajaccio et le continent ! Jusque là tout est en ordre ! Après de l’Ajaccio de Tino, j’ai en tête, la baie de Porto. Nous allons bien en Corse, pas au Portugal. Napoléon oui ! Salazar, non ! Il y a surtout le « Bosco del Cochoné », on devrait pouvoir y draguer, voire conclure ! La « « forêt de l’Ospedal, ça déjà ça me parle moins. Et puis, le Monté Renoso, le Monté Cinto,

Page 137: DEMAIN C EST ENCORE HIER - … · Pour que les baby boomers devenus papy ou mamy ... J’ai banni depuis plus d’un an ces gros réveils qui font un bouquant terrible et pire qui

137

Vizzavona, le col de Bavella au pied de l’Incudine. Et de quoi rêver, Calvi, Solenzara, Porto Vecchio ou encore Bonifaccio.

Le rêve. Je ne pars pas en vacances, j’ai l’impression d’être l’explorateur d’une terre inconnue. Inconnue, par moi, bien sur. C’est vraiment le bout du monde, pensez presque trente heures de voyage entre Veneux-les Sablons et Ajaccio-de Napoléon ! Une expédition. Et puis une île, c’est la première fois que je vais sur une ile. Enfin, je suis allé en Angleterre, terre ennemie de Napoléon, mais c’est grand et la famille Gunnia n’avait rien de méditerranéenne. Tea time, à toute les « times » sans goût de pastis. Et puis je pars seul, sans mes parents ou mon grand père. L’an dernier avec Papi, Menton avait certes le goût de la méditerranée, mais pas celui de la liberté. Couvre feu à 21 heures. Bon à 21 heures 30, je faisais « le mur » de l’hôtel à l’angle de l’avenue de Verdun et du cours du Centenaire. A partir de 21 heures 45 j’allais draguer avec mes cinq francs en poche, enfin, j’essayais de draguer. Bon d’accord, je n’osais pas, mais j’allais quand même prendre une bière face à la mer. Beau et bronzé dans ma chemise en madras.

Adieu, Papi ! Adieu les murs, vive la liberté. Il est interdit d’interdire ! Bon, mais pour ça il faut avoir la permission des parents, mais, ont-ils bien lu les slogans des murs parisiens ?

Page 138: DEMAIN C EST ENCORE HIER - … · Pour que les baby boomers devenus papy ou mamy ... J’ai banni depuis plus d’un an ces gros réveils qui font un bouquant terrible et pire qui

138

19 heures 30, nous sommes chez les Crosnier. Sur le pont. Prêts. Le cérémonial débute. Table basse, olives, Tucs, cacahouètes. Les verres sont sortis. Les bouteilles sur le placard qui sert de bar. Les premiers arrivés sont les Debain, Papou et Mamou. Normal, ils habitent la maison d’à coté. Madame Lequéau, mère de Dominique est sur place. Parisienne et veuve, elle passe certains week-ends chez les Crosnier. Donc il ne manque que mes parents. Les convives sont calmes et échanges des banalités. La DS crème de mon père se gare devant la maison de nos hôtes. Dominique décroche une gravure hideuse dans un lourd cadre et scotche la carte colorée de notre ile de rêve. Papa et maman entrent. Tournée générale de bises. L’assemblée s’anime. La question que chacun de ces petits bourgeois ont en tête est destinée à mon père.

- Alors, Jean Michel que dites vous de tout ça ?

Comme si mon père, dont la bobine s’affiche sur tous les murs de la circonscription en sa qualité de député suppléant aux législatives anticipées, avait autre chose à dire que :

- Ces p’tits cons d’étudiants ont bien mis le bordel, mais le général a tenu bon !

Je me suis trompé, il a autre chose à dire. Enfin il a beaucoup d’autres choses à dire. Pour faire sa démonstration, sans doute issu de consignes émissent à destination des candidats par le parti

Page 139: DEMAIN C EST ENCORE HIER - … · Pour que les baby boomers devenus papy ou mamy ... J’ai banni depuis plus d’un an ces gros réveils qui font un bouquant terrible et pire qui

139

gaulliste, il remonte l’histoire depuis 1936, Blum. Le Front Populaire. L’aviation française « vendue » à l’Allemagne par le communiste Pierre Cot, ministre de l’aviation de l’époque. Laval. Pétain et le redressement national dû au Général. L’élection de 1965 ou le « Mitt’rand », ministre voyou de la quatrième République, a mis le Général en ballotage grâce aux voix de l’OAS. La chienlit, le rouquin de « Con Bandit ». La gestion de la crise par l’autre idole de Papa, Georges Pompidou. Et enfin l’élection législative qui verra, sans doute, la vraie France se dresser face au laisser-aller des gauchistes et des communistes.

Toute l’histoire de France du XX ième siècle y est passée. Mais même pas une petite allusion à Napoléon ! Ca nous aurait aidé à recentrer le débat vers nos intérêts de l’instant. Moi qui devais fermer ma gueule sur la Corse, je me sens une lourde responsabilité car c’est mon Père qui sème sa chienlit, chacun son tour. J’attends que la séance de questions réponses me laisse un blanc pour interrompre mon Père. A 21 heures 47, le premier blanc.

- Papa, nous étions réuni pour autre chose qu’un meeting électoral.

- Ah oui, de quoi devions nous parler ?

Papou, prend timidement la parole.

- Les enfants veulent partir en vacances, nous étions là pour en parler.

Page 140: DEMAIN C EST ENCORE HIER - … · Pour que les baby boomers devenus papy ou mamy ... J’ai banni depuis plus d’un an ces gros réveils qui font un bouquant terrible et pire qui

140

- Ah oui, c’est vrai. Mais y a t il un problème ?

Félix Crosnier s’en mêle.

- Non, je ne crois pas !

- Alors, tout va bien !

- On aurait voulu au moins vous présenter notre itinéraire en Corse.

- Oui, bonne idée, venez tous prendre l’apéritif à la maison après les élections.

Bon, certes « il est interdit d’interdire », mais « A vaincre sans péril, on triomphe sans gloire ». Et ce soir, bien sur je suis heureux de cette nouvelle autorisation, mais je ne sens franchement du coté de Corneille.

La famille Regnault s’engouffre dans la voiture. Mon père sûr de lui.

- Je suis content que ces amis la votent aussi pour nous.

- Papa, merci de ton autorisation quand même.

- De rien. Ah il faut que je te dise, j’aimerais que tu travailles en juillet, tu verras, en dépensant de l’argent que tu as gagné, tes vacances n’en seront meilleures !

- Ah bon, d’accord, et où ?

- Je vais m’en occuper.

Page 141: DEMAIN C EST ENCORE HIER - … · Pour que les baby boomers devenus papy ou mamy ... J’ai banni depuis plus d’un an ces gros réveils qui font un bouquant terrible et pire qui

141

Il va s’en occuper. Que me réserve-t-il ? Le connaissant comme s’il m’avait fait, je sais qu’il a une idée derrière la tête. Chaque chose en son temps.

Veneux en 1968, pour nous les étudiants, c’est le centre du monde. Les projets fusent. J’ai déjà quitté il y a quelques semaines le domicile familial parisien. Certes, pas pour aller très loin. La maison étant composée de quatre bâtiments tout à fait distincts, j’ai laissé le bâtiment principal, lieu de vie et de sommeil de la famille pour investir « la salle de jeux » dans laquelle j’ai auto décrété que ce serait ma chambre. Grande décision d’autonomie. J’ai fait dix mètres pour « quitter » mes parents. Je me sens libre, enfin plus libre. En plus par la fenêtre j’ai mon entrée privée par une autre rue. Rue Victor Hugo, ce n’est pas « La légende des siècles » c’est seulement la décision de mai 1968.

J’y accueille mes copains. Michel en a profité pour aller faire un tour dans la cave voûtée qui est sous ma chambre.

« Si tes parents sont d’accord, on pourrait la transformer en boite de nuit ! »

L’accord fut rapide à obtenir étant donné que personne depuis des lustres n’ait descendu dans cette cave vide. Réunion des copains. Nous décidons d’une piste de danse en béton, de voler des rondins de bois dans la forêt qui surmontés d’une grande planche à repasser, constituerons le

Page 142: DEMAIN C EST ENCORE HIER - … · Pour que les baby boomers devenus papy ou mamy ... J’ai banni depuis plus d’un an ces gros réveils qui font un bouquant terrible et pire qui

142

bar. Des planches glanées ça et là serviront de rangement sous le dit bar. Philippe, par trop à l’aise avec le vol de rondins se chargera de mettre l’électricité en bonne et due forme dans les lieux. Avant de débuter les travaux, il nous faut trouver un nom. En 1968 les concepts sont plus importants que les faits. « Mahogany hall club » est retenu. Le vote à main levée. Cent pourcent des votes. Le concept est né, il ne reste plus qu’à entamer les travaux. Repérage des coins à rondins en vélo. Nous faisons notre marché, sélectionnant les bons et les mauvais gisements. Dans les bons gisements nous sélectionnons ceux qui seront dignes d’entrer dans la postérité du « Mahogany hall club ». Deuxième étape, aller les chercher. Il est bien entendu exclu de demander aux parents de faire un larcin contre l’Office National des Forêts. Nuitamment, vers une heure du matin, donc très nuitamment, armés de brouettes et de lampes de poche nous nous dirigeons vers le gisement retenu. Nous avons pris soin de mettre nos sélectionnés à part. A trois heures douze rondins gisent dans le jardin familial.

Trois sacs de ciment. Sable. Bouts de bois pour le coffrage. Pelles, pioches et seaux. Le chantier débute à quinze heures. Chacun a son rôle, le va et vient commencent. Dominique aux rondins. Michel et moi au béton et Philippe à l’électricité. Avant vingt deux heures tout est fini ! Demain nous vérifions que tout est en ordre et fonctionne et après demain on invite tous les copains de Veneux pour l’inauguration. Philippe, qui n’a pas pris part à la

Page 143: DEMAIN C EST ENCORE HIER - … · Pour que les baby boomers devenus papy ou mamy ... J’ai banni depuis plus d’un an ces gros réveils qui font un bouquant terrible et pire qui

143

dalle de béton, mais plein de bon sens nous fait remarquer qu’il faudrait que le béton sèche. Aie, mais pas con ! Nous attendrons donc une semaine. L’attente est fébrile. On peaufine. On sélectionne les disques, les morceaux sagement assis sur des banquettes de récupération autour de la piste encore humide. Je repère sur le 33 tours « Dock of the bay » un rock suivi de trois slows. Sur un plan purement stratégique, c’est excellent ! J’invite une nana pour un rock, mine de rien. Je la conserve pour un premier slow sage. J’enchaine pour le second slow un peu plus rapproché. Je conclue par un baiser au début du troisième slow et si ça marche, la suite du slow sera bonus.

Durant une semaine, nous séchons les cours et la dalle sèche toute seule dans la tiédeur du printemps .Mes parents ont demandé le téléphone depuis des mois et l’attendent encore. Le téléphone arabe, lui, fonctionne bien à Veneux ! Dalle sèche et jour « J », dès treize heures nos copains et même d’autres que nous ne connaissons même pas de vue sont dans la cour pour l’inauguration de Mahogany Hall club. Jus de fruits, cigarettes, alcools sont amenés par les p’tites pépés seules ou accompagnées. Délires à la vue de nos travaux de maçons et de voleurs de rondins. Je lis dans leurs yeux la joie d’avoir une discothèque gratuite à Veneux. Et puis pour eux c’est cool de dire à leurs parents « t’inquiète pas, je suis chez les Regnault ». La réputation de mon père est un alibi pour leurs éventuelles dérives. Je suis heureux de voir autant de copains se presser chez moi. Plus la peine

Page 144: DEMAIN C EST ENCORE HIER - … · Pour que les baby boomers devenus papy ou mamy ... J’ai banni depuis plus d’un an ces gros réveils qui font un bouquant terrible et pire qui

144

d’aller draguer à Moret ou à Fontainebleau. Elles arrivent toutes seules, pimpantes et vêtues de mini jupes sans que j’ai besoin d’aller les chercher. En plus, ce self service est situé juste en dessous de ma chambre. Le bonheur !

Toutes défilent. Mes préférées sont Noëlle et Corinne. La première est blonde, bien que plus vieille que moi, elle fait enfant, je sens qu’elle attend, qu’elle m’attend. Moi ou un autre d’ailleurs. J’ai envie de la prendre par la main et de lui dire « viens on va faire un tour en forêt ». Le problème majeur est que son père, pharmacien de la commune, et aussi un adversaire politique du mien. Pas simple ! La seconde, Corine est piquante et vive. C’est un piment souvent courtisé. Si j’en crois ses copains elle est très demandée à François Couperin, son lycée de Fontainebleau. Aurais-je le niveau ?

Michel est sorti avec une autre fille que je ne connaissais pas. Chantal. Elle est mignonne et déjà très femme. Je ne me serais pas jeté sur elle à priori. Michel et moi avons remarqué que souvent elle se lève pour m’inviter à danser des slows. Dans notre code, nous savons que « danse un slow » veut en fait dire « j’ai envie de toi ». D’où embrouilles au Mahogany !

- Michel, pour une fois qu’on a une fille qui est d’accord, ce serait trop bête qu’elle quitte le groupe.

- C’est à dire ?

Page 145: DEMAIN C EST ENCORE HIER - … · Pour que les baby boomers devenus papy ou mamy ... J’ai banni depuis plus d’un an ces gros réveils qui font un bouquant terrible et pire qui

145

- Si elle n’a plus envie de toi et qu’elle me drague, laisse moi avec elle !

- Oui, mais pas aussi facilement que ça quand même !

Nous évoquons la situation durant de longues minutes. Nous sommes en accord sur le fond. Si elle le veut tant que ça, elle sortira avec moi. Mais sur la forme il ne souhaite pas que je lui pique devant tout le monde. Je le comprends, cocu sans avoir consommé c’est dur ! Alors nous souhaitons sortir de cette situation crise de façon flamboyante. Qui a t il de plus flamboyant que le duel ? Va pour un duel, en plus mon père possède deux sabres à peine rouillés. C’est tout de même moins dangereux que des pistolets que nous n’avons d’ailleurs pas ! Se battre en duel pour une fille, très bien, mais il faut mettre en place un scénario et puis surtout répéter l’assaut. Sur le scénario, nous tombons facilement d’accord. Samedi, j’inviterai Chantal à quatorze heures au Mahogany. Nous danserons un slow d’Otis Redding. Je l’embrasse à quatorze heures dix, à quinze nous serons sur la banquette et à vingt Michel arrivera. Tout naturellement pour un printemps chaud, il aura des gants. Il me toisera, et me balancera un gant à la tête. Me défiera en duel immédiat dans la rue de Seine en face de chez mes parents. Les sabres ne seront pas loin et hop, duel !

Page 146: DEMAIN C EST ENCORE HIER - … · Pour que les baby boomers devenus papy ou mamy ... J’ai banni depuis plus d’un an ces gros réveils qui font un bouquant terrible et pire qui

146

- D’accord Michel, c’est bien et ça semblera naturel, mais il nous faut répéter pour que cela est de la gueule.

- Ok, mais mon père m’attend, je reviens dans une heure. Débute avec Philippe et je prendrais le relais.

Je préfère, Philippe est plus calme que Michel, ce sera un bon début. Nous allons chercher les sabres. Philippe suggère un coup de Miror. Nous astiquons assis sur le muret de la grille. Les lames brillent. En place. Debout, face à face nous nous saluons, lame verticale sur le front. Geste large pour dégager la lame sur la droite de notre corps. Légère inclinaison du buste en signe de salut et en avant. Lentement, puis plus rapidement le bruit de lames vient fendre la torpeur d’un après midi lourd. Nous sommes au milieu de la rue et avant de laisser passer le peu de voitures circulant nous terminons l’échange. J’imagine les commentaires des veneusiens « Devine quoi ? J’ai vu le fils Regnault se battre à l’épée avec le fils Crosnier. Chez eux à Paris, c’est les pavés et à Veneux c’est l’épée. P’tits cons de parisiens, qu’ils restent chez eux ! ». Nous arrivons à une certaine dextérité. Haut dessus de la tête, entre les jambes, les coups pleuvent avec une harmonie certaine. Nous arrivons même à feindre des chutes sur le macadam et nous relever avec le plus bel effet. Nous sommes Jean Marais et Zorro réunis. Deux ou trois « ménagères » passent le pas de leur porte et rentrent chez elles en haussant les

Page 147: DEMAIN C EST ENCORE HIER - … · Pour que les baby boomers devenus papy ou mamy ... J’ai banni depuis plus d’un an ces gros réveils qui font un bouquant terrible et pire qui

147

épaules. Des voix en moins pour mon père aux législatives !

Halte pour se masser les poignets. Petit verre de Valstar et on repart. Au bout de l’heure annoncée, Michel revient. Il nous regarde et apprécie.

« A ton tour » dit Philippe à Michel. Il empoigne le pommeau du sabre, soupèse l’ensemble et se mets en place. Son premier assaut consiste à pointer le bout du sabre droit dans ma direction alors que je fais un grand pas vers lui. La pointe de l’arme vient s’encastrer dans les jours de mon pommeau. La pointe me touche. Rentre à l’intérieur la pointe et se plante entre mon index et mon majeur. Ca saigne, non ça coule. Petite plaie béante. On y aperçoit l’os. J’ai très mal. Je coure dans la salle de bain. Je vide un flacon d’alcool à 90°. Je gueule et je regueule. J’abandonne l’idée du duel et en même temps « gagner » Chantal. Font chier ces nanas. Merde ! J’avais cru comprendre qu’il y avait du sang dans un dépucelage, mais pas à cet endroit. La musique reprend au Mahogany, mais pour moi pas de rock, que des slows pour cause de main droite en travaux de réparation.

Certains après midi le Mahogany fait relâche. Aujourd’hui ce sera ciné à Fontainebleau. Nous partons en bande, en bande de quatre, mais en bande. Je prends ma sempiternelle mob bleue. Certains sont en solex et un autre en vélo. Fontainebleau n’est pas loin. Chemins de forêt, puis raccourci par les allées du parc du château. Loin

Page 148: DEMAIN C EST ENCORE HIER - … · Pour que les baby boomers devenus papy ou mamy ... J’ai banni depuis plus d’un an ces gros réveils qui font un bouquant terrible et pire qui

148

devant nous un petit gros en uniforme de gardien. Nous nous rapprochons du dit gros. Coup de sifflet.

- Il est strictement interdit de circuler en véhicule à moteur dans les allées.

- Euh, oui, mais ce n’est pas la première fois et nous n’avons jamais eu de problème.

- N’aggravez pas votre cas, papiers !

- Chacun sort ses cartes d’identités.

Moi, un peu gêne je me place en dernier pour me faire oublier. Je n’ai ni mes papiers, ni l’assurance de la mob.

- A toi !

- M’sieur, je n’ai rien sur moi !

- Cherche bien !

- Mais j’ai déjà cherché.

- Alors je t’accompagne au commissariat de police.

- Ah non ! Je retourne chez moi les chercher !

- Tu me prends pour un con ?

Très fort je pense que oui, je le prends pour un con et un chieur. Printemps 1968, les étudiants brûlent des voitures et tapent sur le CRS, moi pendant ce temps la je me fais gauler par un gardien du château parce que je prends un raccourci pour aller

Page 149: DEMAIN C EST ENCORE HIER - … · Pour que les baby boomers devenus papy ou mamy ... J’ai banni depuis plus d’un an ces gros réveils qui font un bouquant terrible et pire qui

149

au ciné. Docile et mobylette à la main, je suis le petit gros, con et chieur. Nous arrivons place du marché. Le commissariat est à coté de la permanence de Didier Julia, le député dont mon père est le suppléant. Dans la vitrine, j’aperçois les affiches électorales. Une en noir et blanc représentant le général de Gaulle et l’autre avec la photo des candidats. Une grande photo de Julia et en dessous une plus petite légendée « Jean Michel Regnault ». J’ai honte ! Je laisse ma mob dans la cour du commissariat, je rentre dans une pièce jaunâtre qui pue la clope et l’homme mal lavé. Le gardien après avoir signé un registre me laisse avec un flic. Mal installé sur un banc de bois j’attends. C’est long, environ une demie heure. Un inspecteur en civil me fait monter dans un petit bureau aussi sale et puant qu’en bas. J’entends des clics clics de machines à écrire.

- Tu t’appelles comment ?

- Bernard Regnault !

- Comme l’homme politique ?

- Oui, je suis le fils de Jean Michel Regnault.

- C’est ça, moi j’suis Napoléon !

- Mais je suis vraiment Bernard Regnault, j’habite avec mes parents à Veneux-les Sablons !

- Oui, moi je suis vraiment Napoléon et j’habite vraiment au château! Arrête de déconner !

Page 150: DEMAIN C EST ENCORE HIER - … · Pour que les baby boomers devenus papy ou mamy ... J’ai banni depuis plus d’un an ces gros réveils qui font un bouquant terrible et pire qui

150

La, je sens que ca va être compliqué. Que lui dire d’autre que mon vrai nom ?

- Où as tu voler cette mobylette de marque Motobécane ?

- Mais elle est à moi, j’ai seulement oublié mes papiers à la maison !

- Et bien, on va te garder au chaud, histoire que la mémoire te revienne.

Nous redescendons au rez de chaussée, il m’accompagne dans une pièce derrière la réception. Il ouvre des grilles. Non, mais je rêve, il va me mettre en tôle ! Je ne rêvais pas ! Les grilles se referment et il me laisse seul avec un mec jeune et louche. Mêmes odeurs accueillantes, non pas vraiment, les odeurs initiales s’agrémentent de celles des chiottes. Le mec louche me reluque.

- Qu’est ce t’as fait ?

- Euh, rien !

- On dit tous ça !

- Mais rien, vraiment rien. J’oublié les papiers de ma mob.

- Tu l’as tirée où ?

- Je ne l’ai as tirée, je l’ai poussé à pied jusqu’au commissariat accompagné d’un gardien du château.

Page 151: DEMAIN C EST ENCORE HIER - … · Pour que les baby boomers devenus papy ou mamy ... J’ai banni depuis plus d’un an ces gros réveils qui font un bouquant terrible et pire qui

151

- Mais non connard, tu l’as volée où ? Y s’aiment pas les voleurs en ce moment. On paie pour les étudiants de Paris.

Bon, je suis mal barré. Les flics ne me croient pas et les voyous non plus. La seule façon de m’en sortir serait tout simplement de faire les deux mètres qui séparent le commissariat de la permanence de Julia. Mais le fils du député suppléant en tôle à Fontainebleau alors que les gaullistes veulent être réélus pour maintenir l’ordre face aux étudiants, ce n’est pas jouable ! Si au moins mes parents avaient le téléphone à Veneux ! J’étais parti voir un film policier au cinéma, j’y suis en plein dedans et j’ai le premier rôle. C’est long sans rien faire, tout un après midi, derrière des grilles. Deux flics viennent menotter mon « compagnon de cellule » pour l’emmener à la maison d’arrêt de Melun. Putain, où vais je passer la nuit ?

Trois heures et demi que je croupie dans ce commissariat de merde, merde c’est le mot à cause de l’odeur provenant de la porte des chiottes grande ouverte. L’inspecteur se souvient qu’il m’a laissé la et vient me chercher pour un nouveau tour dans son bureau.

- T’as réfléchi ? Tu t’appelles comment ?

- Toujours Bernard Regnault, mais oui j’ai réfléchi. Vous pouvez appeler le commissaire Reix de Moret.

- T’as eu affaire à lui ?

Page 152: DEMAIN C EST ENCORE HIER - … · Pour que les baby boomers devenus papy ou mamy ... J’ai banni depuis plus d’un an ces gros réveils qui font un bouquant terrible et pire qui

152

- Mais non, c’est un ami de mon père, il vient souvent diner à la maison.

Dubitatif, il décroche son téléphone en faisant une mauvaise moue.

- Commissariat de Fontainebleau, le commissaire Reix, s’il vous plait !

Attente. Il met sa main sur le combiné.

- Il est rentré chez lui !

- Demandé son numéro personnel, s’il vous plait.

Re moue.

- Pourrais je le déranger chez lui ? Merci, oui je note son numéro personnel. Bonne soirée.

- Bon, je vais appeler, mais j’te promets si je le dérange pour rien toi aussi tu passeras la nuit à Melun !

- Allo, commissaire Reix, désolé de vous déranger, Jacques Anrieu, commissariat de Fontainebleau. J’ai un individu en face de moi qui se dit être le fils de Jean Michel Regnault. Oui, un grand gaillard brun avec des lunettes, habillé proprement. Bernard, commissaire, il dit qu’il se prénomme Bernard Regnault. Ah bien, merci commissaire. Oui, commissaire je vous le passe.

Il me tend son combiné noir.

Page 153: DEMAIN C EST ENCORE HIER - … · Pour que les baby boomers devenus papy ou mamy ... J’ai banni depuis plus d’un an ces gros réveils qui font un bouquant terrible et pire qui

153

- Il souhaite, vous parler.

Tiens il me vouvoie, mes affaires s’arrangeraient elles ?

- Oui, bonjour Pierre, je suis Bernard Regnault, désolé de vous déranger. J’ai été arrêté sans mes papiers dans les allées du château. Non, je sais c’est pas malin. Oui, vous pourrez en parler à mon père, je ne serais pas sanctionné pour ça quand même. Merci Pierre et bonne soirée.

La moue change, l’inspecteur est liquide.

- Monsieur Regnault, je suis désolé, je vous présente mes excuses, j’aurais dû vous croire tout à l’heure. Vous alliez au cinéma, m’avez vous dit. Je vais regarder les programmes sur « La République » vous pourrez sans doute avoir un séance.

- Non, merci, j’ai assez eu de polard comme ça aujourd’hui, je vais rentrer à Veneux.

Je vais pouvoir raconter aux copains que moi aussi je suis allé au poste. Certes pas pour un cocktail molotov, mais pour ma mob bleue.

Page 154: DEMAIN C EST ENCORE HIER - … · Pour que les baby boomers devenus papy ou mamy ... J’ai banni depuis plus d’un an ces gros réveils qui font un bouquant terrible et pire qui

154

Chapitre N°13

Je m’habille comment, c’est ma grande question depuis deux jours. Je me suis couché hier soir, tard et trouillard. Un peu assommé de pilules pour dormir. Pas trop, mais quand même assez pour ne pas trop penser et surtout penser positif. Dans ma vie j’ai eu moult rendez vous. Professionnels, personnels et amoureux. J’ai rencontré des ministres, des curés, des penseurs mais aussi quirielle de cons et d’amuseurs de galerie sans consistance. Etudiant, rue de la Gaité, j’ai passé une dizaine de soirées avec Brassens après son tour de chant à Bobino. Je me suis posé la question de taper la causette avec Jean Paul Sartre dans le café en bas de chez lui à Montparnasse. J’ai bu quelques pots avec un Coluche azimuté au bar de la Belle Polonaise. Des déjeuners et un diner avec Jean d’Ormesson lorsque j’étais à l’E.S.L.S.C.A. J’ai tout vu, tout bu, tout lu enfin presque. Mais le rendez vous d’aujourd’hui me fait froid dans le dos. J’ai rendez vous avec un gamin, un ado et il n’est même pas au courant que j’existe, enfin pas comme ça. J’ai rendez vous avec moi. Moi, moi, pas moi mais un autre moi. Moi d’une autre époque. Je me suis vu et suivi dans les rues de 68, à Paris et à Champagne. Je me suis reconnu, grand échelât gauche. Dépendeur d’andouilles comme disait Papa, pas à mon propos, mais quand il toisait un homme grand ne sachant que faire de ses bras. Vélizy est chaud. Vélizy ne se doute de rien. Vélizy

Page 155: DEMAIN C EST ENCORE HIER - … · Pour que les baby boomers devenus papy ou mamy ... J’ai banni depuis plus d’un an ces gros réveils qui font un bouquant terrible et pire qui

155

s’en fout. Cette aventure que je m’apprête à vivre, qui l’a déjà vécue ? Suis je le seul au monde ou est ce fréquent ? A qui pourrais je en parler ? A personne bien sur. Inimaginable. D’autres ont peut être vécu histoire semblable. Ils sont revenus et se sont tus. Je vais me taire. Comme les autres et vivre cette rencontre dans le silence de moi 58 ans et de moi 16 ans.

Je prends ma voiture. Costume noir et chemise rose. Sans cravate. Je m’arrête chez mon dealer de «Fumer, Tue » Deux paquets de Camel. Mes poches sont pleines. J’arrive au parking du RER C. Je me gare. Reviendrais-je de cette aventure dans l’espace et surtout dans le temps ? J’en doute un peu, mais tant pis. Même le RER C ne sait pas où il me conduit vraiment. Saint Michel, comme d’habitude. Je remonte le boulevard jusqu’au Mahieu. Trouble, perte de connaissance momentanée comme à chaque fois.

1968, bordel sur le boulevard, grilles d’arbres arrachés, Renault brulées. Pavés et plage de sable au dessous. Je me fraye un chemin. Je redescends le boul’mich. Je passe devant le tribunal. Papa y est il ? Il ne sait pas ce que je vais me faire. Je ne me vois pas rentrer dans son bureau et lui dire « salut Papa, c’est Bernard, j’ai 58 ans et je vais aller me rencontrer à 16, allez bisous » De toute façon je n’ai jamais dit « Bisous » à mon père. Place du Chatelet. Ici, c’est calme. Il y a même un taxi et j’ai ma réserve de billets de cinquante francs. J’ouvre la porte, je m’assoie.

Page 156: DEMAIN C EST ENCORE HIER - … · Pour que les baby boomers devenus papy ou mamy ... J’ai banni depuis plus d’un an ces gros réveils qui font un bouquant terrible et pire qui

156

- Bonjour Monsieur, rue de Reuilly, s’il vous plait.

- Bonjour Monsieur, on y va !

Tiens, en 1968 les chauffeurs de taxis parisiens sont polis. A quelle époque ont ils commencé à devenir mal élevés, puis odieux ? J’arrive devant notre immeuble. Il est 11 heures. Non 10 heures, en 1968 pas encore l’heure d’été. Je passe d’un siècle à l’autre, mais toujours à l’heure. Vais-je sortir ? Suis je à Paris en cette journée de 1968 ? Je crois avoir repéré la date du BEPC que je dois passer. Donc je devrais être là. La rue de Reuilly n’a jamais été bien passionnante. Je regarde les voitures passer. Je suis au musée de l’auto. Je ne me lasse pas d’attendre. Je redoute de me voir sortir. Je fais les cents pas, puis deux cents, puis trois cents. Je m’aventure jusqu’à l’orée du parc de Sainte Clotilde ou je suis allé au cathé. Je ne perds pas de vue les sorties de notre résidence. Maintenant il est 14 heures, heure locale comme disent les hôtesses à l’atterrissage. 14 heures 23. Un grand mec sort de la résidence. Brun, lunettes en écailles, c’est moi. Là, j’ai vraiment la trouille. Je vais me faire peur à quarante deux ans d’écart. Je me fais déjà peur à moi tout seul. Il sort de la résidence, je me suis. Je suis deux. Le moi devant et le moi derrière. J’avais le pas long, j’ai le pas court. J’accélère mon pas pour me rattraper. Je suis à deux mètres de moi. J’avance. J’arrive à mon niveau. Je me vois de près. Je me tape sur l’épaule. Je m’arrête, enfin nous nous arrêtons. J’ai peur et moi aussi.

Page 157: DEMAIN C EST ENCORE HIER - … · Pour que les baby boomers devenus papy ou mamy ... J’ai banni depuis plus d’un an ces gros réveils qui font un bouquant terrible et pire qui

157

- Bonjour Bernard.

- Qui êtes vous ?

- Pas simple comme question !

- Que me voulez vous, qu’ai-je fait ?

- Tu n’as rien fait de mal, rassure toi, rien du tout

- Ca fait plusieurs mois que vous me suivez, que me voulez vous ?

- Parler !

- De quoi ?

- Pas facile à dire comme ça debout dans la rue.

- Vous aimez les hommes, vous êtes PD ?

- Ah non ! Vraiment pas et toi non plus !

- Alors que me voulez vous ?

- Que fais tu cet après midi ?

- Je vais au boul’mich.

- On prend un café ?

- Si vous voulez, à une condition, vous me direz ce que vous me voulez !

- Bien sur, je suis là pour ça !

Page 158: DEMAIN C EST ENCORE HIER - … · Pour que les baby boomers devenus papy ou mamy ... J’ai banni depuis plus d’un an ces gros réveils qui font un bouquant terrible et pire qui

158

Je suis sympa et plus ouvert que je ne le croyais. Mais je manque vraiment d’assurance. Ca se sent tellement fort. Je m’étais toujours cru plein de confiance en moi. La confiance a dû venir au fil des années, elle s’est construite. A 16 ans, j’étais sur de moi, mais que face à moi, pas devant les autres. En tout cas pas aujourd’hui ! Un petit bar moche rue de la gare de Reuilly fera mal l’affaire, mais tant pis, j’a envie de m’avoir face à face.

- Bernard, ce que j’ai à te dire est un peu compliqué et franchement pas croyable.

- Ah !

- Tu es Bernard Regnault et je suis Bernard Regnault !

- Ah, vous êtes le frère de Papa qui est parti en déportation. J’ai toujours pensé que vous n’étiez pas mort, que vous reviendriez. Et enfin, vous êtes là. Papa va être très heureux, mais Mémé est morte. Quel dommage !

- Non Bernard, ce Bernard Regnault, est bien mort et ne reviendra plus. Je suis le seul Bernard Regnault de la famille.

- Ben et moi, je suis qui ?

- Tu es moi, et je suis toi !

- Ca va pas ! Et quoi encore ?

Page 159: DEMAIN C EST ENCORE HIER - … · Pour que les baby boomers devenus papy ou mamy ... J’ai banni depuis plus d’un an ces gros réveils qui font un bouquant terrible et pire qui

159

- Souviens toi de ce que disait Max Lionet, le paradis c’est incroyable. Ce qui nous arrive aussi, incroyable mais heureusement sans être mort !

- Je ne comprends pas du tout, vous connaissez l’abbé Max Lionet ?

- Oui, je le connais aussi bien que toi. Je suis Toi. Toi, bien vivant et venu de 2010. C’est incroyable, mais c’est comme çà.

- C’est n’importe quoi, je suis là, devant vous et vous êtes moi !

- Eh oui, je suis toi, en plus vieux. Tu trouves sans doute en très vieux, j’ai 58 ans !

- Vous avez 58 ans et vous êtes moi, alors que mon père a 44 ans !

- Oui Bernard, que notre père a 44 ans !

- Stupide, avez vous des preuves de ces bêtises ?

- Autant que tu veux. Nous sommes nés le 7 janvier 1952 à la clinique des diaconesses rue du Sergent Bauchat. Ton père c’est Jean Michel Regnault, il est né le 1er juillet 1924 à Champagne et ta mère Monique Delapierre est née à Paris le 24 janvier 1929. Les prénoms de tes grands parents sont Georges et Marguerite du coté Regnault, Raymond et Yvonne du coté Delapierre.

- Facile, ce sont des éléments de, comment dit on ?

Page 160: DEMAIN C EST ENCORE HIER - … · Pour que les baby boomers devenus papy ou mamy ... J’ai banni depuis plus d’un an ces gros réveils qui font un bouquant terrible et pire qui

160

- D’état civil !

- Oui, c’est ça.

- Tu as raison, tout le monde peut savoir ça. Les jours de vacances passées avec maman et papa à Sully sur Loire. Papa nageant à contre courant de la Loire et faisant du sur place. Les piques niques en Sologne, à l’étang du Puits sur la table dépliante rouge, les poulets fumés, les chips et la Valstar verte. Tes rendez-vous manqués avec Jacqueline Chenaut et avec les Beatles le même jour. Ta quête des filles. Tes ambitions de réussite et de reconnaissance. Les seins des filles du concert Maillol. C’est de l’état civil ?

- Euh, non. Comment savez vous tout ça ?

- Bernard, nous sommes la même personne à quarante deux ans d’écart ! Et puis Bernard, regarde moi, ne trouves tu pas que nous avons une ressemblance certaine. La taille un mètre quatre vingt neuf, les yeux et surtout ce nez qui t’a été cassé à la sortie du collège par un copain qui a relevé, quand tu sautais la chaine d’un parking.

- C’est fou, pas possible ! La ressemblance est vraie sauf, je m’en excuse les très nombreux kilos en trop.

- Non, pas possible. Mais c’est comme ça !

- Pourquoi venez vous me voir ici, suis-je en danger ?

Page 161: DEMAIN C EST ENCORE HIER - … · Pour que les baby boomers devenus papy ou mamy ... J’ai banni depuis plus d’un an ces gros réveils qui font un bouquant terrible et pire qui

161

- Pas du tout, la preuve je suis là devant toi venant de 2010.

- 2010, la vache, vous avez passé l’an 2000 !

- Que veut dire pour toi l’an 2000 ?

- Le futur, la science fiction et tout ce que l’on en dit en ce moment. Les voitures qui volent dans les airs. Les pilules qui remplacent les repas. L’odorat qui passe par le téléphone. L’immortalité, la fin du cancer.

- Oh Bernard ! Il n’a rien de tout ça, mais d’autres choses.

- Alors on nous trompe ?

- Non, mais ce n’est pas facile de prévoir, alors on dit n’importe quoi. On laisse parler ses fantasmes.

- En tout cas, maintenant je sais que je serai vivant en 2010 et c’est une bonne nouvelle.

- Enfin, si tu continues à faire le con en haut de la colonne de la Bastille, je ne donne pas cher de notre peau. Je ne viens pas te donner un certificat de vie pour les quarante deux ans qui viennent. Je n’en sais rien, tout est possible, c’est tellement dingue cette histoire !

- C’est quand même un choc, je me sens immortel, je ne crois pas que je vais vieillir ou mourir un jour. Je suis libre de tout, même de vivre sans que le temps ait prise sur moi. Vivre tout le temps pour

Page 162: DEMAIN C EST ENCORE HIER - … · Pour que les baby boomers devenus papy ou mamy ... J’ai banni depuis plus d’un an ces gros réveils qui font un bouquant terrible et pire qui

162

accomplir tous mes projets, toutes mes envies. Ne jamais être ni vieux, ni même malade. Je croyais que la vie était éternelle.

- Rien n’est éternel, même si on vit beaucoup plus vieux en 2010 qu’en 1968, les gens vieillissent, ne sont plus les mêmes. Les idoles des jeunes, Antoine et Johnny, sont vivants, mais ils font de la publicité pour des lunettes. Ils s’adressent au même public, mais comme eux leurs fans sont devenus papy et mamy.

- C’est un peu désolant, des rebelles dans la norme, ça me fait froid dans le dos. C’est une sorte de déchéance ! Mais si je vous suis, vous devez savoir ce qui va arriver pour la famille et moi dans les années à venir.

- Bonne question Bernard. J’y réfléchis sans cesse depuis des mois. Je sais ce qui m’est arrivé, mais peut être pas à toi. Je m’explique, je n’ai aucun souvenir de m’être rencontré en 1968, donc, ma vie s’est déroulée sans influence. Si je guide ta vie par des choix qui ne seront pas vraiment les tiens, ta vie ne sera plus la même. Tu me suis ?

- Non !

- Bernard, si je te dis d’emprunter tel ou tel chemin que tu n’as pas envie d’emprunter à priori, ta vie ne sera plus la même. Donc des choix différents vont induire une vie différente. Pas celle que j’ai vécue, donc plus aucune sécurité de vie.

Page 163: DEMAIN C EST ENCORE HIER - … · Pour que les baby boomers devenus papy ou mamy ... J’ai banni depuis plus d’un an ces gros réveils qui font un bouquant terrible et pire qui

163

- Je vois, et alors ! Vous avez peut être fait des erreurs que vous pourriez m’éviter, c’est tout bénef pour nous deux !

- Des erreurs d’appréciation, des mauvais choix, des confiances accordées à des gens qui n’en valaient pas la peine ou des personnes qui voulaient vraiment mon bien et que je n’ai pas suivi, c’est le lot de nos vies. Qu’est ce qui nous dit qu’en prenant une autre route nous ne tomberons pas dans d’autres pièges pires encore ? Les fautes de jugement, les aléas, les erreurs de trajectoires, les décisions hasardeuses et les situations bloquées font partie des apprentissages de la vie, elles nous font grandir. Qu’attends-tu de la vie ?

- Bah ! Réussir !

- Tu peux développer ?

- Je peux quoi faire ?

- M’en dire plus à ce sujet !

- C’est pas simple, comme ça au débotté.

- Tiens une formule de papa !

- Je veux vivre une vie à la fois droite et fidèle aux idées que j’ai et servir. Je suis passionné par l’histoire et la politique, je me vois bien dans l’économie, ou avocat et en plus député ou ministre. Suivre les idées de de Gaulle. Ah oui, enseigner aussi dans une grande école. Oui, une grande école c’est ça ! Et puis avoir des filles…

Page 164: DEMAIN C EST ENCORE HIER - … · Pour que les baby boomers devenus papy ou mamy ... J’ai banni depuis plus d’un an ces gros réveils qui font un bouquant terrible et pire qui

164

- Une fille, une femme ?

- Euh, non, des filles. Après on verra. J’aimerais aussi une grande maison à la campagne, dans les prés ou proche d’un lac, ou de la mer. Tiens en Corse, pourquoi pas ? Je vais y aller au mois d’aout.

- Oui, merci, je suis au courant ! T’es-tu posé la question des enfants que tu auras ?

- Non, vraiment pas. J’en aurais sans doute, comme tout le monde mais ce n’est pas ma préoccupation. J’ai tant d’autres choses à faire. En avez vous ?

- Oui, mais pas comme tout le monde. Ma descendance, donc la tienne, est unique. Je n’en veux pas d’autre. Je veux celle là.

- Votre descendance… vous avez combien d’enfants et ils ont quel âge ? Vous avez 58 ans, donc votre descendance doit être âgée.

- Un ou des enfants, c’est quand même un cadeau, un miracle, une surprise quand ça arrive. Alors je ne vais pas te prévenir des années en avance. Tu verras, c’est une merveilleuse nouvelle et un choix de couple. Alors tu attendras comme tout le monde et tu fumeras des clopes dans les couloirs de la maternité comme les autres. Fébrile et heureux.

- Ca sert à quoi de venir me rencontrer si c’est pour ne rien me dire ?

Page 165: DEMAIN C EST ENCORE HIER - … · Pour que les baby boomers devenus papy ou mamy ... J’ai banni depuis plus d’un an ces gros réveils qui font un bouquant terrible et pire qui

165

- Je n’ai pas choisi de venir en 1968, ça c’est imposé à moi. J’ai longtemps hésité pour te voir. Je te vois, je suis assez démuni. Je te vois, sans doute par curiosité, pour une cure de jouvence. Pas plus. S’il y avait un grand danger imminent dans ta vie, je pense que je te le dirais. Il n’y en a pas. Je ne te dirais rien de plus. Voilà !

- Mais pourquoi ne même pas me dire des généralités sur l’état de la société à votre époque. Ca n’a rien à voir avec moi ou votre descendance. Tout ce que je sais de l’an 2000 c’est ce qu’en dit la télévision, la presse, mes profs. Pourquoi auraient ils tort ?

- Pourquoi voudrais tu que les hommes ou les soit disant prévisionnistes de tout poil aient raison ? L’homme n’est ni devin, ni divin. Il se trompe sur tout quand il s’agit de l’avenir. Souvent, même les historiens ne sont pas d’accord sur le passé. Alors tu penses, pour l’avenir. Remarque sur tout le lot des beaux esprits, il peut s’en trouver qui tombent juste. Ce n’est plus du ressort de la prévision, mais des probabilités. Au début de 1968, personne n’avait prévu les événements, pas de Gaulle, ni Pompidou et encore moins cette pauvre bille d’Alain Peyrefitte. Dans le flot des informations on nous ressort un éditorial de Pierre Vianson Pontet, intitulé « Quand la France s’ennuie », on crie au génie, mais on oublie tout ceux qui disaient « Tout va bien ». Simple question de chance. Je sais que tu vas aller dans cette direction, et peut être y es tu déjà. La politique est un jeu, même si elle te

Page 166: DEMAIN C EST ENCORE HIER - … · Pour que les baby boomers devenus papy ou mamy ... J’ai banni depuis plus d’un an ces gros réveils qui font un bouquant terrible et pire qui

166

passionne et te passionnera quand tu auras mon âge, elle n’est qu’un jeu amusant. Rien de très sérieux. C’est un jeu de rôles, de postures et non pas d’idées. Même si quelques uns sont sincères, ils ne connaissent pas les réalités futures. De Gaulle clame « Je vous ai compris » de bonne foi à une tribune à Alger. Mais la réalité des faits veut que l’Algérie ait son indépendance. Ce « Je vous ai compris » est sa réalité à ce moment la. Il est sincère, mais les faits sont têtus et il se plie. Joue au jeu politique, mais n’y apporte pas plus d’importance que ça. C’est la vérité de l’immédiat, pas une projection. Les politiciens disent des choses qui leur font du bien. Du miel pour la gorge. Les électeurs écoutent et se délectent. Du rêve pour les oreilles. Pas plus. Rares sont ceux qui te donnent leurs vérités sans te mentir. Les philosophes qui se posent des questions et essaient d’y répondre par le prisme de leur cerveau. Les romanciers ou les grands peintres qui te prennent par la main pour t’emmener dans leurs réalités sans te dire que c’est la vérité. Eux sont essentiels.

- Vous me semblez bien pessimiste, çà doit être l’âge. Papa lui même n’est pas comme çà !

- Papa est un rêveur, il rêve sa vie, il est plein de certitudes et ça lui va bien.

- Vous parlez de ce qui se passe en ce moment, la révolution va t elle réussir ?

Page 167: DEMAIN C EST ENCORE HIER - … · Pour que les baby boomers devenus papy ou mamy ... J’ai banni depuis plus d’un an ces gros réveils qui font un bouquant terrible et pire qui

167

- D’après toi, penses tu que la France est révolutionnaire ?

- Non !

- Tu as raison !

- Le général est vieux et de toute façon il ne pourra plus se représenter en 1972. Qui sera son remplaçant ?

- Je ne suis pas là pour que tu te transformes en devin de la vie politique et que tu te répandes en justes analyses de celle-ci. Ca, ça changerait ta vie et encore une fois, je ne le veux pas. Mais je peux te dire que tous les Présidents de la République jusqu’en 2007 te sont connus aujourd’hui.

- Ah bon, toujours les mêmes, ça c’est rassurant !

- Pas certain. Ca n’apporte que peu d’idées nouvelles. Néanmoins entre aujourd’hui et 2007, il n’y aura qu’une seule erreur de casting !

- Une erreur de quoi ?

- De choix, si tu préfères. Une parenthèse de sept ans avec un Président pas vraiment adapté à la fonction. Il se prendra plus pour un LOUIS XV dirigeant ses gueux. Mais dans le fond, rien de très grave, juste un peu d’anachronisme.

- Et en 2007, ce sera un nouveau ?

Page 168: DEMAIN C EST ENCORE HIER - … · Pour que les baby boomers devenus papy ou mamy ... J’ai banni depuis plus d’un an ces gros réveils qui font un bouquant terrible et pire qui

168

- En quelque sorte oui, en tout cas, pas connu en 1968 !

- S’il n’est pas connu, ce serait plus facile pour moi d’entrer aujourd’hui en contact avec lui. Ca doit quand même être facile de le rencontrer.

- Certainement, mais tu as un gros handicap, tu es trop grand.

- Et alors ?

- Lui, c’est un petit complexé.

- Après le grand Charles il va y avoir un nain comme Président de la République, cela pose t il des problèmes ?

- Sa taille, non pas trop enfin pas directement. Ce sont plutôt ses complexes de petit qui vont poser des problèmes de comportement.

- Merde et ce sera grave ?

- Pas vraiment, mais chiant et souvent ridicule. Un p’tit mec à qui tu donnes un trône trop haut, qui prend un escabeau pour y monter et une fois dessus, excité comme une puce il fait savoir à tout le monde qu’il a réussi à monter. Ridicule, je te dis !

Page 169: DEMAIN C EST ENCORE HIER - … · Pour que les baby boomers devenus papy ou mamy ... J’ai banni depuis plus d’un an ces gros réveils qui font un bouquant terrible et pire qui

169

Chapitre N°14

Je n’ai jamais passé autant de temps rue de la gare de Reuilly. Ce troquet est glauque. J’ai très envie de bouger.

- Bernard, n’as tu pas envie de déjeuner ?

- A la maison ?

- Bah non, tu ne nous vois quand même pas arriver à la maison et dire à maman, fais nous à manger pour tes deux fils Bernard, elle sauterait par la fenêtre. Je t’invite à déjeuner au restaurant. On trouvera bien un bon resto avenue Daumesnil. Je t’invite à une condition, tutoie moi s’il te plait.

- Si vous voulez !

- Ca commence bien !

La rue est calme, les gens toujours aussi lents. Enfin plus lents qu’en 2010. La pollution est moins présente mais plus lourde. La pollution n’existe pas puisqu’on n’en parle pas. Les écolos de 2010 sont sur les barricades, jettent des cocktails Molotov et scient les arbres du quartier Latin. Dany le rouge, le révolutionnaire n’est pas encore Dany le vert libéral qui rêve de commenter des matchs de foot à la télé à la place de Thierry Roland.

Page 170: DEMAIN C EST ENCORE HIER - … · Pour que les baby boomers devenus papy ou mamy ... J’ai banni depuis plus d’un an ces gros réveils qui font un bouquant terrible et pire qui

170

Je me demande ce que je vais lui dire, enfin me dire. J’aime parler, me lancer dans des démonstrations parfois hasardeuses. Cet ado que je suis a envie de tout savoir. Il a raison d’avoir envie. J’ai envie de tout dire, mais j’ai tort d’avoir envie. A chaque fois que je me sens déraper, j’ai l’image de mes enfants devant les yeux, comme si je les avais emmenés dans cette aventure. Mais non, je fermerai ma gueule. Tant pis pour moi et pour lui, tant mieux pour Olivier et Julie.

- Au fait Bernard, avez vous de l’argent en 2010 ?

- As tu !

- Comment ?

- Je t’en prie, tutoies moi !

- Ah, oui… As tu de l’argent en 2010 ?

- Suffisamment pour t’inviter dans un resto sympa, mais je n’ai pas d’argent 2010, mais des francs 1968.

La Rotonde, sur la place entre l’avenue Daumesnil et le boulevard de Reuilly.

- Ca te rappelle quelque chose ?

- Oui et vous, non et toi ?

- Moi un pot qu’on a pris avec les parents un après midi de jour de l’an en revenant de voir le film « Ces merveilleux fous volants dans leurs drôles de

Page 171: DEMAIN C EST ENCORE HIER - … · Pour que les baby boomers devenus papy ou mamy ... J’ai banni depuis plus d’un an ces gros réveils qui font un bouquant terrible et pire qui

171

machines ». Nous étions allés au cinéma l’Athéna à la porte dorée. Mais je ne me souviens plus de l’année.

- Premier janvier 1966, tu as une très bonne mémoire.

Nous nous installons, encore une fois je suis stupéfait des prix bas. Il n’y a pas que les taxis qui ont déconné, les restos aussi ! En 1968, pas de carte d’été ou d’hiver. Au mois de juin on y trouve bœuf bourguignon, bœuf carottes, truite au bleu ou blanquette de veau. Je suis certain qu’il va prendre un bœuf bourguignon.

- De quoi as tu envie Bernard ?

- Bœuf bourguignon !

- Gagné !

- Quoi ?

- J’étais certain de ton choix.

- Ca existe encore le bœuf bourguignon à ton époque ?

- Bah bien sur, avec de vrais morceaux de bœuf, pas des pilules ! Tu sais en 2010, je crois qu’on a jamais aussi bien et aussi mal mangé. C’est bizarre, mais c’est comme ça. Du reste, c’est un peu à l’image de la société. On n’a jamais été globalement aussi riches, eu autant d’aides de l’Etat et à la fois, jamais été autant pessimistes, souvent tristes et

Page 172: DEMAIN C EST ENCORE HIER - … · Pour que les baby boomers devenus papy ou mamy ... J’ai banni depuis plus d’un an ces gros réveils qui font un bouquant terrible et pire qui

172

sans projet d’avenir. « The poor stay poor, the rich get rich » comme chantera un artiste canadien que tu aimeras. C’est très étonnant vu de 2010, c’est stupéfiant vu de 1968. La société de ton époque est si simple, des zones d’opacité, mais quand même prévisible et relativement simple à diriger. Il y a des manif Pompidou-des-sous, mais l’argent existe à profusion et au bout du bout, demander aussi poliment, les sous ils les auront. En 2010, c’est plus compliqué, les sous existent au travers du patrimoine de l’Etat et surtout de riches et très riches. Mais les sous liquides à distribuer larga mano ne sont plus dans les caisses de l’Etat, et à qui vendre le patrimoine ?

- Les français ne font plus la révolution ?

- Non, pas vraiment et puis la situation est plus complexe. En 2010, on dit mondialisée.

- C’est-à-dire ?

- C’est-à-dire que très peu de pays sont libres de leurs choix. Un événement peu attendu dans un pays et poum, c’est la contagion mondiale. Imagine un château de cartes. Le monde des années 2000 est comme ça, ça l’air bien construit, mais dès qu’une carte branle, c’est le château entier qui est en péril. Faire un truc, comme ça, dans son coin n’est plus possible. Les mesures économiques audacieuses restreintes à un pays ont tellement d’influences sur le reste que des lobbies de tous poils résistent et mettent à mal le projet.

Page 173: DEMAIN C EST ENCORE HIER - … · Pour que les baby boomers devenus papy ou mamy ... J’ai banni depuis plus d’un an ces gros réveils qui font un bouquant terrible et pire qui

173

- Des quoi de tous poils ?

- Des groupes d’influences, qu’on appelle lobbies, du nom des hommes qui circulaient dans les couloirs de la chambre des Communes anglaise pour peser sur le vote des députés.

- Ce n’est plus de la démocratie alors ?

- Dans les textes si, mais dans l’application pas tant que ça. Nous sommes dans les faits, dirigés par des hordes de super fonctionnaires qui guident les décisions du pouvoir politique.

- Même du Président ?

- Surtout du Président ! Il persiste un jeu politique, droite-gauche, mais tu sais dans le fond c’est à peu près la même politique qu’ils mènent. Pas de vrai clivage. Seuls des militants, bornés et un peu primaires, pensent qu’il existe une vraie différence entre les deux camps. En fait non, ils sont tout à fait interchangeables. Dans le fond heureusement. En caricaturant, leur marge de manœuvre doit être de cinq pourcent. En fait on nous a confisqué la démocratie. Non pas qu’il n’y ait plus d’élections, bien au contraire, on a jamais autant voté. Mais qu’est-ce la démocratie ? Des citoyens qui votent pour des représentants qui vont exercer le pouvoir. Or, ils n’ont plus de pouvoir, ou si peu. Donc ce n’est qu’une illusion de démocratie. Ceux qui ont le vrai pouvoir sont atomisés et personne ne vote pour eux. Ce sont des financiers, des banquiers au-delà de tout contrôle politique. Ca calme ! Pourtant ils

Page 174: DEMAIN C EST ENCORE HIER - … · Pour que les baby boomers devenus papy ou mamy ... J’ai banni depuis plus d’un an ces gros réveils qui font un bouquant terrible et pire qui

174

sont toujours aussi nombreux à vouloir des morceaux de petit pouvoir qu’il leur reste. Plus de vrais débats d’idées, enfin plus de débats de vraies idées novatrices, on débat sur des bribes d’idées. Rien de grave, rien de fondamental. C’est comme ça, plus de choix de société. Le type de société est acté une bonne fois pour toute. »

- Qui a gagné. La droite ou les communistes ?

- Nous sommes conscients en 2010, comme vous l’êtes en 1968, que les deux plaies du XX ème siècle ont été le nazisme et le communisme, mais aujourd’hui ni l’un, ni l’autre n’existent plus vraiment. Je te dis le choix de société est acté. La révolution s’est faite ailleurs. Elle n’a pas été politique, la révolution a été celle de la communication.

- La communication ! Orale ?

- Non toutes les formes de communication. Orale, par le téléphone, écrite, celle de l’image et même physique. Rien dans le monde ne peut être caché. Chacun peut être « reporter » dans l’instant. Il faut une bribe de seconde pour que le monde entier soit au courant d’un événement qui se passe quelque part sur la planète.

- C’est vachement bien !

- On peut aussi le voir comme ça, mais je n’en suis pas certain. D’abord trop d’informations tuent l’Information. Il n’existe pas de hiérarchisation de l’information. L’homme n’est pas fait pour tout

Page 175: DEMAIN C EST ENCORE HIER - … · Pour que les baby boomers devenus papy ou mamy ... J’ai banni depuis plus d’un an ces gros réveils qui font un bouquant terrible et pire qui

175

absorber, comme ça dans l’instant. Et puis, on ne vit pas d’informations brutes, on a besoin d’analyses pour comprendre, pour penser, pour assimiler. On pense moins, on se prend tout dans la gueule, comme ça sans recul. On est perdu, on erre dans un dédale de trucs sans savoir si l’information est vraie ou importante. Plus le temps de penser ! Penser est important, primordial pour vivre debout. Tout est fait pour que l’immense majorité des hommes n’ait plus à faire cet effort. Un bouton de téléviseur et poum, une image, presque tout le temps une couillonnade. En 1968, peu ou pas de choix de programme de télévision et les gens ont déjà du mal à survivre. En ce moment en juin, il y a la grève de l’ORTF, les foyers réapprennent, avec du mal, à communiquer. Plus tard tu pourras avoir 300 chaines, certes diverses, mais les gogos de téléspectateurs regardent toujours les mêmes programmes ou presque. On dit que trop d’impôts tuent l’impôt, on peut dire que trop de libertés tuent la liberté. Fais marcher tes neurones, tu verras, tu en auras besoin plus tard.

- C’est assez fou, j’ai du mal à concevoir tout ça, chacun aura-t-il droit à ces informations ou à ces chaines de télévisions ?

- Ce qui mène le monde, au bout du bout, c’est le fric, et le fric se trouve dans la poche des gens, même des gens pauvres. Il faut qu’ils consomment, donc il faut leur vendre coûte que coûte des trucs. On fait principalement de la pub avec un peu de programmes autour. Un « dépendeur d’andouilles »

Page 176: DEMAIN C EST ENCORE HIER - … · Pour que les baby boomers devenus papy ou mamy ... J’ai banni depuis plus d’un an ces gros réveils qui font un bouquant terrible et pire qui

176

comme dirait Papa, a théorisé tout ça dans le milieu des années 2000. La publicité qui a été un art est devenue un truc insipide. Beustein Blanchet, le maitre, est bien loin, son successeur n’a que des talents de banquier, plus du tout de créateur. Alors on vend de la pub avec le même talent que l’on met pour vendre des saucisses. La pub était passionnante, elle est devenue médiocre aux mains de médiocres.

- Tu as aussi parlé de la communication physique, parles tu des déplacements ?

- Oui, bien sûr. C’est peut-être là le plus important. Les moyens de communication sont devenus très rapides. Ça, tu peux le savoir aujourd’hui car ils sont en ce moment à l’étude. Le plus important, c’est qu’ils vont être à la portée du plus grand nombre. La population des pays les plus riches va prendre gout aux déplacements et à la découverte d’autres pays et d’autres civilisations. Les voyages étant fréquents et lointains, la planète semblera plus petite. Cela fait aussi partie de la mondialisation et de la prise de conscience que le monde est un « village » dont chacun est un citoyen. Tu vois, il n’y a pas que du négatif. Des outils sont développés, mais ce ne sont que des outils. Pas des fins en soi. Un esprit bien fait sait s’en servir. Faut-il encore qu’il soit bien fait et ce n’est pas donné à tout le monde. En fait, pour faire simple, il faut passer d’une culture personnelle de « l’avoir » à celle de « l’être ». Il est facile de vouloir posséder, c’est le rôle de la publicité dont je te parlais. Quand on a la

Page 177: DEMAIN C EST ENCORE HIER - … · Pour que les baby boomers devenus papy ou mamy ... J’ai banni depuis plus d’un an ces gros réveils qui font un bouquant terrible et pire qui

177

chance de travailler et de bien vivre avec un revenu correct on achète. Si l’on continue dans cette spirale on est perdu. Le plus important est de prendre conscience que nous existons en dehors de la consommation. Vivons en « étant », soyons dans « l’être » et dans sa grande déclinaison pour le futur, le « devenir ». Pour que tu sois et que tu deviennes il faut compter sur toi seul. C’est-à-dire sans moi, donc sans ce que tu es devenu. On ne peut se construire qu’à partir de ce que l’on est et pas de ce que l’on sera. Ce ne serait pas un cadeau ou une aide que je te montre le chemin. Et puis quel chemin, le tien ou celui qui a été le mien. Est-ce le même ?

- Alors, où s’arrêteront nos rencontres ? Vas-tu me laisser dans ce monde aussi compliqué que celui que tu m’as décrit ?

- Tu m’amuses, le monde que je t’ai décrit ne va pas arriver un beau matin. C’est une très lente évolution. Tu y prendras ta part peu à peu à force d’échecs, d’apprentissage et de résultats. Il ne sera pas Le Monde que je viens esquisser devant toi. Il sera ton Monde, comme il est devenu le mien. Pour ce qui est de nos rencontres, je ne sais pas encore. Je suis trop épris de liberté pour venir grignoter la tienne. Je n’ai jamais cru aux voyantes derrière leurs boules de cristal. Ce n’est pas à cinquante-huit ans que je vais me mettre un hibou sur l’épaule et venir communiquer avec toi sur le chemin que tu vas parcourir. Une conduite serait possible. Je ne te dirais plus rien sur le monde et les événements qui

Page 178: DEMAIN C EST ENCORE HIER - … · Pour que les baby boomers devenus papy ou mamy ... J’ai banni depuis plus d’un an ces gros réveils qui font un bouquant terrible et pire qui

178

t’attendent, mais toi tu me parleras de ta vie au jour le jour. En faisant le point avec moi, tu feras le point avec toi-même. Mais as-tu besoin de ma présence pour faire cela ? Ça porte un nom c’est de l’introspection ou de l’auto psychanalyse. Ça se fait seul, ou serait ma plus value ?

- Même pour parler de l’avenir proche ou de mes études ?

- Si tu veux me faire faire tes devoirs de maths de seconde c’est loupé. Sais-tu déjà ce que tu vas faire cet été ?

- Ben oui, la Corse, ce ne sera pas ça ?

- Si bien sûr, mais je ne sais pas si les parents de tout le monde sont déjà au courant. Si je me souviens bien, ça n’a pas été trop compliqué de les faire accepter ?

- Non, Papa a parlé tout le temps de politique !

- C’est ça. Alors je m’en souviens bien ! C’est important tes premières vacances sans Papa et Maman ou encore Papy et sa nouvelle sorcière.

- Que va-t-il se passer en Corse ?

« Ca mon grand, tu n’auras pas longtemps à attendre pour le savoir. Mais ce sera une étape importante de liberté dans ta vie. Un grand pas vers l’âge adulte. Une sorte de voyage initiatique. Tu vas découvrir un merveilleux coin de France et tu y rêveras souvent après, mais ça tu t’en doutes déjà.

Page 179: DEMAIN C EST ENCORE HIER - … · Pour que les baby boomers devenus papy ou mamy ... J’ai banni depuis plus d’un an ces gros réveils qui font un bouquant terrible et pire qui

179

Avant, il va te falloir bosser en usine, ça non plus ce n’est pas une mince affaire. Tu vas toucher au monde du travail avec ses complexités, ses compromis et ses compromissions. Il t’en restera longtemps quelque chose.

- Quelque chose pour ma carrière future ?

- Oui, aussi, mais surtout il te restera des enseignements pour ta vie. La connaissance des hommes et de leur fonctionnement en groupe. La vie de collège ou la vie en bande de copains est assez simple. Pas celle du monde du travail. Il y a des gens que tu n’as pas choisis, des faibles et de fort en gueule. Des chefaillons qui usent et abusent de leurs petits pouvoirs. Regarde, écoute, agis et apprends, ça c’est la vraie vie. Pas du roman, ni des chansons d’idoles des jeunes. Bernard, j’ai passé une excellente journée avec toi. Bizarre, mais excellente. Et toi ?

- Bizarre, ça c’est certain. Je ne sais plus où j’en suis !

- Tu as raison, moi non plus d’ailleurs. Je vais te laisser et essayer de retrouver mon chemin. Mais 2010 n’est pas si loin. J’ai toujours eu horreur de faire la bise à des mecs. Alors me la faire confinerait à la maladie mentale. Bye mon grand, et bonne Corse.

- Au revoir, on se revoit quand ?

Page 180: DEMAIN C EST ENCORE HIER - … · Pour que les baby boomers devenus papy ou mamy ... J’ai banni depuis plus d’un an ces gros réveils qui font un bouquant terrible et pire qui

180

- Ça, je ne sais pas. Je te laisse suffisamment à penser. Bye !

J’ai subitement l’impression de faire partie de ce monde de 1968. D’avoir pris racine. Pas de blague j’ai des choses à faire en 2010. Ne restons pas là. Je hèle un taxi 403 Peugeot.

- Bonjour, au quartier Latin s’il vous plait.

- Les diants-diants se sont calmés, on va y arriver !

- Les quoi ?

- Ah y connait pas la blague, il l’a pas encore entendu ? D’où qui vient, c’hez les cocos ? Les étudiants y gueulent CRS-S-S, et quoi qui gueulent les CRS ? Eh ben y gueulent étudiant-diants-diants. Y va pouvoir la raconter à ses copains cocos.

- Il est marrant l’taxi, mais y peut démarrer quand même, l’coco il est un peu pressé. Aller taxi, vroum-vroum.

Quartier Latin calme peu de S-S et peu de diants-diants. Mon « marrant » de service remonte jusqu’au Mahieu. Je suis prêt pour mon retour vers le futur.RER C une nouvelle fois. Il fait beau. Mon I phone reprend vie. Cinq « ding », cinq messages. Trois de Julie et deux de ma mère. C’est certain, mes affaires reprennent ! Toutes les deux le même message « t’es ou ». Le « t’es ou » est sans doute la question la plus posée dans le monde entier, adaptation faite de la langue bien sûr. J’ai horreur

Page 181: DEMAIN C EST ENCORE HIER - … · Pour que les baby boomers devenus papy ou mamy ... J’ai banni depuis plus d’un an ces gros réveils qui font un bouquant terrible et pire qui

181

de mentir. Je vais leur répondre « au quartier Latin. C’est vrai, elles ne m’ont pas posé la question « t’es quand » ?

Page 182: DEMAIN C EST ENCORE HIER - … · Pour que les baby boomers devenus papy ou mamy ... J’ai banni depuis plus d’un an ces gros réveils qui font un bouquant terrible et pire qui

182

Chapitre N°15

Qu’est-ce que c’est que ce mec ? Est-il moi ou n’est-il que lui ? Est-il lui et moi ou les deux ? Une chose est certaine, moi, je ne suis que moi, avec un petit passé et un très long avenir. Il me glace le dos. Me fait peur. En sa présence, je suis bien. Parti, j’ai un peu peur. Et puis qu’est-ce que j’en ai à foutre du village mondial, des trois cents chaines de télévision. Que Télé 7 jours devienne, chaque semaine, aussi gros que l’annuaire des PTT, ça change quoi à ma vie. Ce mec n’est qu’un égoïste, il ne pense qu’à lui et à sa vie passée. La mienne est devant moi et basta ! Il a des mômes, et alors, ce sont les siens et pas les miens. Moi j’aurais aussi des mioches avec qui bon me semblera. Un véritable égoïste ! Les vrais égoïstes sont ceux qui ne pensent pas à moi et lui il l’est ! Il vient foutre le bordel dans ma vie et ne m’amène que des généralités. J’ai ma vie à construire. Je veux être l’homme du vingtième siècle et pourquoi pas du vingt et unième et pour ça j’aurais besoin de lui. Son couplet sur « être et avoir » date du dix-neuvième. Moi, je veux avoir. Avoir le pouvoir, avoir du fric, du pèse, du pognon et aussi des tas de nanas. Quand on devient vieux on devient aussi con et résigné. Pas moi. Je ne serai pas ce mec, je serai mieux. Moi, tout puissant et plein de blé. Certes les autres auront leur importance, mais une importance que par moi. Je ferai tout pour ne pas être comme lui et si par hasard, devenu un pépé j’ai

Page 183: DEMAIN C EST ENCORE HIER - … · Pour que les baby boomers devenus papy ou mamy ... J’ai banni depuis plus d’un an ces gros réveils qui font un bouquant terrible et pire qui

183

la chance de me rencontrer, je me donnerai encore plus de conseils pour être encore plus puissant et plus riche. Merde quoi ! Fait chier cet ancêtre avec ses prêchiprêchas. Il est blasé. Je n’aime pas les blasés, je ne le serai jamais. Jamais ! Je suis face à mon futur et le futur débute demain au Livre de Paris dans la nouvelle usine construite dans le bas de Veneux.

J’ai reçu une lettre officielle, avec mon nom tapé à la machine, visible au travers d’une fenêtre transparente prise dans l’enveloppe. On m’y apprend que, comme suite à la demande de Monsieur Jean Michel Regnault, on m’engage comme manutentionnaire dans l’atelier de conditionnement de la maison Hachette, durant le mois de juillet 1968 pour un salaire mensuel de six cent vingt-deux francs et vingt-deux centimes. L’embauche se fait le matin à huit heures et je serai libre le soir à dix-huit heures. J’en conclu que la « débauche » durera de dix-huit heures une jusqu’à sept heure cinquante-neuf le lendemain matin. Je n’en demandais pas tant. Il va falloir assurer dans la débauche, j’espère quand même que l’usine est mixte !

Six heures moins le quart. Debout ! Là aussi il fait tôt-tôt, surtout pour un mois de vacances. Petit dej’, grand bol de café agrémenté d’un demi paquet de galettes bretonnes sur lesquels je place quelques millimètres de beurre salé de la même région. Je lis sur le papier des galettes « 60 succulentes » galettes au beurre. Un demi paquet çà doit bien

Page 184: DEMAIN C EST ENCORE HIER - … · Pour que les baby boomers devenus papy ou mamy ... J’ai banni depuis plus d’un an ces gros réveils qui font un bouquant terrible et pire qui

184

faire une trentaine de galettes. Est-ce comme ça que je prendrai le ventre du vieux qui se dit être moi ! Dieu m’en garde !

Je ne mettrai pas de costume pour aller travailler. Je ne pense pas que mon titre de « manutentionnaire » le requiert. Ma chemise rose non plus, je vais me faire traiter de « taffiolle » ! Ne souhaitant pas me faire remarquer j’opte pour des trucs passe-partout. Mob bleue. Veneux dort par ce lourd petit matin de juillet. Veneux sent bon. Les gens se réveillent. Prolétaires de tous les pays allez bosser comme moi ! Au guidon de ma mob je prends les chemins de mes vacances. Non, la je prends le chemin du boulot. Mon premier boulot.

J’imagine déjà le chauffeur qui viendra me prendre, dans quinze ans, en bas de mon appartement parisien. Retirant son gant blanc, il m’offre sa main droite.

- Bonjour Monsieur Regnault. Monsieur a bien dormi ?

- Oui, oui, allons.

- Monsieur va à son bureau ?

- Oui, oui !

- J’ai déposé la presse à coté de Monsieur, sur la banquette arrière. Monsieur y trouvera, France Soir, Paris Presse, le Figaro. Monsieur me pardonnera, j’ai oublié d’en retirer l’Humanité.

Page 185: DEMAIN C EST ENCORE HIER - … · Pour que les baby boomers devenus papy ou mamy ... J’ai banni depuis plus d’un an ces gros réveils qui font un bouquant terrible et pire qui

185

- Pas grave Luc, il faut bien savoir ce que pensent nos ouvriers. Je devrais y jeter un œil plus souvent.

Bon, là, pas de banquette de DS noire, mais la selle de ma mob bleue. Hue cocotte !

Usine neuve, blanche, plus grande qu’un supermarché. Camions marqués « Hachette ». A droite, petit panneau « administration » en lettres rouges. Personne, je suis en avance. J’ai les jambes qui flageolent un peu. Premier boulot, jour important. A quoi ressembleront mes autres entreprises ? Quels seront mes autres salaires ? Pas au SMIG, j’espère ! La phrase de Papa me revient en tête.

« Tu verras, tes vacances seront meilleures si tu dépenses l’argent que tu as gagné. » c’est pas l’exaltation, mais je suis prêt. Il me semble quand même un peu bizarre de rester dans une sorte de supermarché, y faire des choses et à la sortie, être payé pour ces choses. Passer son temps quelque part et en recevoir de l’argent. Sympa comme idée ! Derrière le toussotement caractéristique d’un Solex, j’entends les crissements de pneus sur le gravillon du parking de l’usine. Une grosse femme soulage la selle de sa machine poussive en descendant. Je me hâte vers elle.

- Bonjour Madame, je viens pour travailler.

- Ah, le gamin des Regnault ! Entre, tu dois attendre Monsieur le Directeur, après je remplirais le livre du personnel.

Page 186: DEMAIN C EST ENCORE HIER - … · Pour que les baby boomers devenus papy ou mamy ... J’ai banni depuis plus d’un an ces gros réveils qui font un bouquant terrible et pire qui

186

Petit bureau avec un guichet, à gauche une porte ou il est inscrit toujours en rouge « la Direction ». Quatre chaises du genre chaises de cuisine attentent des postérieurs. Je n’ose y poser le mien, qu’après l’invitation de la joviale femme au Solex. Dehors, vélos, vélos-moteurs et même des voitures prennent place sur le parking. Des cris, des rires, des claquements de bises sonores rompent le silence d’un matin d’été. Ouf, l’usine est mixte, ce sera mieux pour les débauches nocturnes ! Au travers de la porte marquée, toujours en rouge « Atelier » des effluves de produits chimiques baignent « l’Administration » dans une odeur agressive mais pas désagréable. Comme si elle avait deviné ce que mon grand nez reniflait, la grosse dame me dit.

-Ca, de la colle tu vas en bouffer, ça fout en l’air les bronches. Enfin toi tu ne resteras qu’un mois, alors que nous …

Sur la petite table, aussi du genre cuisine, s’enchevêtrent des brochures de « Tout l’Univers ». Les mêmes que celles qui je lis. Textes savants pour jeunes, agrémentés de dessins compliqués illustrant par l’image des paragraphes d’explications para scolaires. Serait-ce là qu’ils sont produits ? Une grosse Ford Taunus se gare sur une place de parking marquée « Directeur ». Un homme ventripotent en sort. Costume clair, sans forme ou plutôt déformé par les formes de son propriétaire. Ce doit être Monsieur Schild, le signataire de ma

Page 187: DEMAIN C EST ENCORE HIER - … · Pour que les baby boomers devenus papy ou mamy ... J’ai banni depuis plus d’un an ces gros réveils qui font un bouquant terrible et pire qui

187

lettre d’embauche. Il entre dans « l’Administration ». Emplit le bureau de sa ventripotence.

- Bonjour Monsieur le Directeur, le p’tit Regnault vous attend !

Il me toise de bas en haut.

- Pas petit Suzanne, un grand gaillard, ça va nous être utile. Rentrez Monsieur Regnault.

Vouvoiement, il doit connaitre mon Père ! La porte s’ouvre sur un bureau minable. L’odeur du cigare froid y est plus forte et moins agréable que celle de la colle. Ce n’est pas la peine d’être Directeur pour avoir un tel bureau ! Le seul autre bureau que je connaisse c’est celui de mon père au tribunal. Il a quand même une autre allure.

- Asseyez-vous ! Vous permettez que je vous appelle Bernard ?

- Bien sûr Monsieur le Directeur.

- J’espère qu’avec les fonctions de votre Père, je n’ai pas affaires à un de ces révolutionnaires du quartier Latin.

- Bien sûr que non Monsieur le Directeur.

- L’usine n’est ouverte que depuis deux mois, tout le monde est à essai, donc personne ne se dit syndiqué, mais j’ai déjà repéré qui pourraient l’être et que je ne confirmerais pas !

Page 188: DEMAIN C EST ENCORE HIER - … · Pour que les baby boomers devenus papy ou mamy ... J’ai banni depuis plus d’un an ces gros réveils qui font un bouquant terrible et pire qui

188

- Vous avez bien raison Monsieur le Directeur. De mon côté, rien à craindre.

- Ton boulot ne sera pas compliqué, mais il faudra t’y mettre. Soit, tu seras à la chaine de conditionnement des reliures de « Tout l’Univers », soit tu déchargeras les semis remorques qui nous approvisionnent.

- Tout l’Univers, je connais bien. Je les lis.

- C’est bien, mais ça ne te serviras à grand-chose ici !

Formalités administratives faites. Je suis entré dans le « livre du personnel ». J’ai une existence légale dans ce hangar à bouquins. J’en serais presque fière. Dans le fond à droite de l’usine on me guide vers une grande table. Cinq personnes, hommes et femmes s’y activent. Deux équipes, l’une de trois et l’autre de deux. Je serais le troisième de l’équipe de deux. L’un, prends les « Tout l’Univers » reliés sur une palette, le deuxième contrôle qu’ils soient en bon état et les mets pas piles de six et le troisième, moi, les rentre dans un carton et ferme le carton. C’est simple, mais effectivement pas le temps de les lire. Au bout de dix minutes et une douzaine de cartons mes deux équipiers m’apprennent qu’ils ont des primes de rendement, donc il faut aller beaucoup plus vite. Une sorte de course effrénée s’installe entre les deux équipes qui se font face. Je ne tiens pas le rythme. Mais alors pas du tout ! Le mot « glandeur » fuse sur un ton bas, mais très

Page 189: DEMAIN C EST ENCORE HIER - … · Pour que les baby boomers devenus papy ou mamy ... J’ai banni depuis plus d’un an ces gros réveils qui font un bouquant terrible et pire qui

189

audible. Un contremaitre s’approche par derrière sur un transpalette électrique. On m’avait déjà mis au courant « ceux qui ne foutent rien et ne se déplacent qu’en transpalettes électriques se nomment des contremaitres ». L’homme tranquillement assis sur son engin m’interpelle violement.

- Toi, le gamin, si tu te tournes les pouces, ça va pas aller. Change de place et prend les bouquins sur la palette et plus vite, on n’est pas à la Sorbonne !

Fini le vouvoiement, je me sens « machine ». Les « Temps Modernes », je ne suis pas Chaplin, mais on me traite de charlot. Ma carrière de manutentionnaire commence mal. Après une journée passée à battre le record du monde de la mise en carton, je n’ai pas trop envie de débauche. Juste de diner et de dormir. Est-ce bien vrai que les vacances payées par mon labeur seront vraiment meilleures. Meilleures, j’ai des doutes, mais nécessaires, ça j’en suis certain. Maman compatie et me prépare mon plat préféré, une bœuf bourguignon réparateur.

Jour après jour, je rentre dans mon boulot de manutentionnaire. Plus question de débauche. Les soirées sont courtes et la télé me sert à rester éveillé. Ce qui est bien dans ce genre de boulot c’est qu’on ne réfléchit pas. A quoi réfléchirait-on ? A ce que l’on fait ? Non surtout pas sinon on s’arrêterait tout de suite. Ce n’est pas la « Bête

Page 190: DEMAIN C EST ENCORE HIER - … · Pour que les baby boomers devenus papy ou mamy ... J’ai banni depuis plus d’un an ces gros réveils qui font un bouquant terrible et pire qui

190

Humaine », nous serions plutôt devenus des machines et pas d’humain la dedans. Surtout pas dans les rapports entre les ouvriers. On arrive, on bosse et on se casse. Je touche mieux les conditions de « L’Assommoir » de Zola. Pour ceux qui sont là, je comprends que l’alcool puisse être une porte de sortie. Une échappatoire. Et puis au moins au bistrot des sports de Veneux il y a des copains. Des mecs qui ne vous demandent pas d’aller plus vite à la chaine, sauf peut-être pour les coups de rouge !

Demain matin on attend un semi pour le boulot de la semaine.

On m’a prévenu, « Il sera pour toi ! »

Je me réjouis, plus de chaine, plus de cadence et peut être plus de feignant en véhicule électrique dans mon dos. Rien qu’un camion à moi tout seul à décharger. Dix heures moins le quart. Mon camion, après moult manœuvres et un vélo écrasé se gare. Croupe béante et offerte à l’entrée de l’entrepôt de l’usine.

- A toi de jouer Bertrand !

- Non, Bernard !

- M’en fout, à toi de jouer quand même, et magne toi il faut que le semi reparte vite !

Après le record du monde de la mise en carton, je m’attaque à la course contre la monte du semi vidé.

Page 191: DEMAIN C EST ENCORE HIER - … · Pour que les baby boomers devenus papy ou mamy ... J’ai banni depuis plus d’un an ces gros réveils qui font un bouquant terrible et pire qui

191

- Je mets tout ça ou ?

- M’en fout !

Ca au moins, c’est un ordre clair. Je repère un grand coin vide, très proche du cul du camion. Ça fera l’affaire ! Un carton de six bouquins, c’est pas lourd. Mais cent, mais mille, ça pèse un âne mort comme dirait papa. Il doit faire cinquante degrés sous ce putain de camion. Au bout d’une heure et demie la remorque est vide et le tas d’ânes morts devient conséquent.

- T’en est que là, qu’est ce tu fous ?

- Bah faut l’temps !

- M’en fout, t’iras pas déjeuner !

- Bah, quand même !

- M’en fout, t’as compris ?

Oui, ça j’ai compris qu’il s’en foutait. Et rebelote pour un deuxième tas d’ânes de plus en plus morts. Je suis trempé comme une soupe. Ça coule de partout. Le pire, c’est dans les yeux et sur mes lunettes. C’est le genre de boulot qui pousse à réussir ses études pour ne plus jamais recommencer ce type de tâches débiles. Les livres, oui, mais à lire. Après ça, j’arrête quand même ma collection de « Tout l’Univers ».

- Monsieur Roger, c’est terminé !

Page 192: DEMAIN C EST ENCORE HIER - … · Pour que les baby boomers devenus papy ou mamy ... J’ai banni depuis plus d’un an ces gros réveils qui font un bouquant terrible et pire qui

192

- Pas trop tôt, qu’est que t’es lambin ! T’as mis ça ou ?

- Là-bas au pied du semi !

- Mais ça va pas, comment qu’on va faire pour décharger ceux de demain ?

- J’sais pas, vous m’avez dit que vous vous en foutiez !

- C’est pas le genre de trucs que je dis, il faut virer tout ça avant ce soir

- Ou ?

- M’en f…, euh, là-bas !

- Montrer moi exactement, je ne vais pas déplacer ce tas jusqu’à la fin juillet.

- Tu vas construire un mur de cartons pleins entre là et là.

- Ca tiendra jamais !

- Gerbe haut !

- Euh oui, bien sûr !

Sitôt son engin électrique parti je me dirige vers un vieux qui « m’a à la bonne ». Je lui demande la signification du verbe « gerber ». Après des explications peu claires, je comprends que ça doit vouloir dire « empiler très haut ». Alors j’empile comme les Shadocks pompaient. A une heure de la

Page 193: DEMAIN C EST ENCORE HIER - … · Pour que les baby boomers devenus papy ou mamy ... J’ai banni depuis plus d’un an ces gros réveils qui font un bouquant terrible et pire qui

193

débauche je suis à la tête d’un beau mur d’une dizaine de mètres de long sur deux mètres de haut. Il reste un bon tiers à « gerber » mais je ne peux empiler et escalader à la fois.

- Monsieur Roger, je fais comment maintenant ?

- J’vais te les jeter et tu continueras ton mur.

Révélation de taille, le contremaitre sait aussi marcher sans être sur son fauteuil électrique. Grand progrès, ce mec est autonome dans ses déplacements. Effectivement, il me jette les cartons. Mais manque de synchronisation, il est plus rapide à jeter que moi à réceptionner et à construire mon mur savant de bouquins éducatifs. Trois quarts d’heure que l’usine est fermée. Plus personne que le jeteur qui « s’en fout » et le réceptionneur qui a très envie de lui retourner ses putains de cartons sur la tronche. Je suis bien à plus de trois mètres de haut. Il me jette le dernier carton.

- Bon, ça y est, maintenant, je fais comment pour descendre de cette muraille ?

- M’en fout. On verra ça demain !

- Pas de blague, Monsieur Roger, il faut que je me casse chez mes parents !

- M’en fout !

Ce con prend la direction du panneau de lettres rouges « Administration ». L’entrepôt étant fermé c’est la seule sortie. Je suis crevé et très en colère.

Page 194: DEMAIN C EST ENCORE HIER - … · Pour que les baby boomers devenus papy ou mamy ... J’ai banni depuis plus d’un an ces gros réveils qui font un bouquant terrible et pire qui

194

Que faire ? Je peux toujours crier, il n’y a personne, alors pas la peine de se fatiguer plus. Je suis trempé, je pue la sueur. Je me souviens des escalades de rochers en forêt de Fontainebleau. J’essaie de retirer des cartons afin de me ménager des marches, une échelle. Mais étant sur les cartons que je devrais retirer j’ai du mal. Je n’y arrive pas. Une seule solution, démolir une partie de ce que je viens de construire.

- Ça va le gauchiste ? Tu trouves une solution ?

- Ah, vous êtes la Monsieur Roger, pouvez-vous me passer une échelle, s’il vous plait ? »

- Je m’en fous souvent mais je ne suis pas si con que ça. En plus c’est un coup à avoir des sales problèmes avec ton père. Aller, descends ! Tu diras à M’sieur Regnault que l’Roger Lanoy est quand même un bon ouvrier et un brave gars !

Toujours pas envie de débauche ce soir. Je ne demande pas mon reste. Douche et dodo. Demain sera un autre jour. Un jour sans semi-remorque, j’en aimerais presque ma chaine et les records de mise en cartons.

Depuis quelques jours je suis alerté par un curieux manège. Une sorte de balai. Monsieur Roger allait prendre, à l’aide de son Fenwick électrique, une palette à environ deux mètres de haut. Il la posait par terre devant ce mur de palettes pleines de « Tout l’Univers ». Prenait la palette suivante, à même hauteur. A ce moment-là un autre

Page 195: DEMAIN C EST ENCORE HIER - … · Pour que les baby boomers devenus papy ou mamy ... J’ai banni depuis plus d’un an ces gros réveils qui font un bouquant terrible et pire qui

195

contremaitre et une ouvrière se plaçaient sur les deux dents de l’engin jaune et se laissaient monter à l’emplacement de la dernière palette enlevée. Une fois le contremaitre et la femme en place, Monsieur Roger replaçait une palette pour les laisser hors de la vue des autres. Le couple disposait d’à peine plus d’un mètre carré pour faire leur affaire. Je trouvais cela très osé car s’était fait aux vues et aux sues de tout l’atelier. Ce matin, je tiens à en avoir le cœur net. Je décide d’en parler à Jacqueline une fille de Veneux que je connais un peu pour l’avoir reçu dans ma cave, le Mahogany Hall club.

- C’est quoi ce manège ?

- C’est ignoble, tu trouves aussi ?

- Surtout, je ne comprends pas pourquoi baiser dans l’entrepôt, alors qu’il y a la place en forêt, dans les champs ou chez eux.

- Mais non t’as rien compris. C’est du chantage. Nous sommes toutes en attente d’être confirmées dans cette sale boite, alors les contremaitres se servent, sinon couic.

- C’est infect. Il faut se plaindre !

- A qui. T’es con ou quoi ?

- Et toi, tu y es passé ?

-Non pas encore. J’ai peur, ça me donne envie de vomir. J’aime Patrick, j’ai pas envie de me faire sauter par un autre. Mais si y faut, j’irais. Y a pas

Page 196: DEMAIN C EST ENCORE HIER - … · Pour que les baby boomers devenus papy ou mamy ... J’ai banni depuis plus d’un an ces gros réveils qui font un bouquant terrible et pire qui

196

beaucoup de boulot par ici, à part l’usine Schneider de Champagne. Mais la bas le boulot est vraiment dur.

- Pire qu’ici ?

-Tu plaisantes, ici c’est très cool ! Eh Regnault, t’es vraiment un gosse de riches !

C’est bizarre, c’est la première fois que je parle de relations sexuelles avec une fille. Serais-je entrain de grandir? Dans le fond de moi, je suis révolté de voir ces filles, ces mères de familles obligées de se prostituer pour conserver leur boulot. Ça me donne une sale vision à la fois du monde de l’usine et de la condition des femmes. Des petits chefaillons laids et hargneux se tapent des femmes grâce à un chantage immonde. Tout ça pour qu’elles continuent à avoir le droit de se défoncer à la chaine sur des cadences débiles pour gagner six cents balles à la fin du mois. Est-ce la même chose dans les bureaux ? Je ne crois pas, dans les bureaux il y a des gens bien élevés ! Ou non ! Je ne sais plus. En tout cas je suis certain d’une chose je ne profiterai jamais d’une femme dans ce genre de conditions dégueulasses.

Ca y est le « joli mois de juillet » au travail est terminé. Ce soir c’est la récompense. La paie. Nous sommes tous comme des andouilles à faire la queue devant le bureau du directeur. Nous sommes debout, le dos courbé. Ceux qui sortent ont le sourire. Joyeux, ils blaguent. A mon tour, je frappe à

Page 197: DEMAIN C EST ENCORE HIER - … · Pour que les baby boomers devenus papy ou mamy ... J’ai banni depuis plus d’un an ces gros réveils qui font un bouquant terrible et pire qui

197

la porte. J’entre. Le Directeur est la assis. A côté, debout, le comptable. Des liasses de billets nous attendent.

- Ton nom ?

- Regnault, Bernard Regnault !

- Six cents vingt-deux francs et vingt-deux centimes. Cinq cents, cinq cents cinquante, six cents et vingt-deux centimes. Voilà !

- Merci beaucoup Monsieur ! Euh au revoir Messieurs !

Pas un mot. Pas un merci. Pas un « comment s’est passé ton mois. Pas un « au revoir ». Je pars sous l’indifférence générale. Chacun s’enfuit au plus vite ce vendredi soir. Mais eux, les pauvres ils recommencent lundi. Les cadences, l’odeur de colle, les camions à décharger, les humiliations et les grossièretés en tout genre des contremaitres. Merde c’est leur lot et c’est terrible. Quant à moi, il ne me reste plus qu’à réussir mes études afin que ce mois ne soit qu’une expérience et pas le début d’une carrière en usine. A l’allure du « moi » de cinquante-huit ans que j’ai rencontré, de ses vêtements, du choix de ces mots et de la qualité de ses mains, il n’a pas du passé longtemps à la chaine dans des usines de merde à subir les sarcasmes de contremaitres. Pourvu que lui n’est pas été contremaitre lui-même !

Page 198: DEMAIN C EST ENCORE HIER - … · Pour que les baby boomers devenus papy ou mamy ... J’ai banni depuis plus d’un an ces gros réveils qui font un bouquant terrible et pire qui

198

Chapitre N°16

Devant mon demi paquet de galettes bretonnes rehaussées de leur beurre, la question qui m’obsède est de savoir si mes vacances en Corse seront vraiment meilleures avec l’argent que j’ai gagné durant un mois, ou si elles auraient été bonnes aussi avec l’argent donné par mes parents. J’opte pour la seconde hypothèse.

Après demain, les quatre mousquetaires de Veneux seront dans le train Paris-Marseille. Enfin, à part la parenthèse du duel au sabre, nous sommes plutôt les sales gamins parisiens, mi étudiants, mi glandeurs, mi fêtards. Tiens, trois moitiés ! Il faudra que je me repenche sur mes cours d’algèbre. Nous apparaissons tellement turbulents aux yeux de nos concitoyens, qu’après tout trois moitiés ça peut aller ! Donc préparatifs pour le grand voyage. Les achats pour l’expédition ont été faits à Paris. Je rentre rue de Reuilly ce matin. Il fait beau, chaud ! La lumière dorée de cet après-midi a la couleur des mirabelles des champs du milieu de cette belle saison. La gare de Veneux sent le goudron suave et chaud. L’hiver sous la neige, les gens se déplacent au ralenti de peur de tomber. Début août, aussi de peur d’avoir chaud. J’ai chaud. Moins que sous le semi-remorque, mais très chaud quand même. Le train, vert de gris, freine dans des grincements de freins insupportables. Fontainebleau, Bois le Roi, Melun. Gare de Lyon chaude, ralentie et puante.

Page 199: DEMAIN C EST ENCORE HIER - … · Pour que les baby boomers devenus papy ou mamy ... J’ai banni depuis plus d’un an ces gros réveils qui font un bouquant terrible et pire qui

199

Pas un temps à prendre le métro. En août, ça pu la sueur, d’abord la mienne. Celle-là, ça va, mais gardez moi ce celle des autres. A gauche, avenue Daumesnil. Mairie du XIIème, puis chemin qui m’amène du collège à la maison. Paris pue. Souvent je me retourne. Personne ne me suit. Pas de « moi » à cinquante-huit ans. Je n’ai pas trop envie de me voir ! J’éprouve à son égard le sentiment que l’on pourrait éprouver pour un parent proche et aimé qui connaitrait des secrets que l’on n’a pas envie de partager. L’appart n’est pas trop chaud. J’avais laissé mes achats pour l’aventure Corse au milieu du salon. Prévert dirait : une tente jaune-orange, un masque de plonger, un fusil harpon, des Pataugas, un sac de couchage écossais, une gourde, deux maillots de bain, des chemises, des polos et sous les polos un raton laveur. Zut, pas de raton mais des affaires pour se laver. Dans mon dos un énorme sac à dos beige. Le jeu consiste à mettre le bordel à la Prévert dans le sac. Aie ! Pas simple, mais obligé pour avoir le droit au dépaysement et de dépenser le fric gagné à la sueur de mon front.

Il est dix-sept heures. Je rentre dans la gare de Marseille, non la gare de Lyon qui mènera notre équipée vers Massalia. A gauche les grandes lignes. Je me dirige vers ce très long hall au bout duquel partent les trains pour le bout du monde, enfin le bout de la France. Le long de ce grand couloir, sur le mur au dessus des guichets il y a de grandes fresques représentant des paysages du sud. Soleils et mers, bâtiments magnifiés. Le rêve

Page 200: DEMAIN C EST ENCORE HIER - … · Pour que les baby boomers devenus papy ou mamy ... J’ai banni depuis plus d’un an ces gros réveils qui font un bouquant terrible et pire qui

200

dans le douzième arrondissement ! Souvent j’ai aperçu ces peintures en prenant le tain pour Veneux. Pour moi, avant, elles n’étaient que publicité, aujourd’hui, elles sont promesses. Mais la réclame n’est elle pas avant tout « promesse ». Aujourd’hui elles s’adressent à moi. Je suis acheteur. Je suis en avance de deux heures sur le départ du train. J’ai l’air moins anachronique avec mon bardât à la gare de Lyon que dans les rues d’un Paris vide. J’y ai des émules. J’aperçois Papa, costume gris, chemise blanche, cravate sombre. Bises effleurées comme à l’habitude. Il tient à m’accompagner dans mon compartiment de ce long train du soleil. Espace vert sombre. Triste. Photos en noir et blanc au contraire des fresques multicolores. Le Mont Blanc à Chamonix, Dijon, Place Masséna de Nice et autres. Mon père m’aide à placer ma boursouflure dorsale dans le filet à bagages au-dessus de ma tête. S’il tombe, je suis mort. J’attends les recommandations paternelles comme on attend son livret scolaire. On sait qu’il va venir, on ne sait pas exactement ce qu’il y a dedans, mais on se doute un peu !

- Bon, Bernard, ça y est, Maman et moi on va te laisser voler de tes propres ailes, durant un mois loin du foyer. Tu vas voir comme c’est agréable de dépenser son propre argent. Ca a plus de saveur.

- Mouai !

- La liberté a un prix, tu l’as payé, tu y as droit.

Page 201: DEMAIN C EST ENCORE HIER - … · Pour que les baby boomers devenus papy ou mamy ... J’ai banni depuis plus d’un an ces gros réveils qui font un bouquant terrible et pire qui

201

- Mouai !

- Je voudrais te dire une chose que tu dois comprendre pour toute ta vie. Tu portes le nom de Regnault, comme tes ancêtres. Respecte ce nom. Ne fais pas n’importe quoi avec.

- Oui papa !

- Ca y est, le message est passé. Cette fois il a fait fort. C’est du grand Jean Michel Regnault. Dans le fond, il n’a pas tort. Je garderais la formule si j’ai des enfants comme il paraitrait.

A cet instant précis de la rupture pour un mois d’avec mes parents, je m’aperçois du rôle de chacun. Papa s’occupe de politique intérieure, extérieure, de la gestion de Veneux, de culture, de son rôle de magistrat et des grandes choses de la famille. De la pérennité du nom Regnault. Maman de tout le reste. De nous trois, mon frère Gérard, papa et moi. Elle est le point fixe de la famille. Sans bruit, avec peu d’état d’âme. Sans éclat. Sans grande phrase. Elle est toujours là. Pivot de notre bien-être. Elle est une Delapierre, il est un Regnault. Il essait de penser et faire de grandes choses. Elle fait toutes les petites choses pour que tout aille bien.

- Dans une heure le train de la découverte va partir. Michel, maigre et mèche blonde rebelle sur un front large arrive.

Page 202: DEMAIN C EST ENCORE HIER - … · Pour que les baby boomers devenus papy ou mamy ... J’ai banni depuis plus d’un an ces gros réveils qui font un bouquant terrible et pire qui

202

- Alors tout est prêt pour aller dans l’ile de Napoléon ?

- Tu sais c’est aussi celle de Paoli, une sorte de révolutionnaire qui essayât d’unifier son territoire.

Pipe au bec, notre vrai révolutionnaire, Dominique arrive. Un peu bougon, comme d’habitude. Philippe, à grands pas le suit sur le quai. Ces trois-là ont l’air blasé. Pas fébrilisés par notre départ imminent. Je sais que tout ça est feint. Ils ont deux ans de plus que moi. Ils jouent les grands, les adultes devant le gamin que je suis. J’assume ma joie d’enfant. Dans le fond, ils sont comme moi. Comment ne pas l’être, pour eux aussi ce sont les premières vacances sans parent. J’ai ça de plus sur eux, que je vais connaitre cette liberté à seize ans et pas à dix-huit comme eux. Le Paris Marseille s’ébranle. Part, roule. Les paysages des voies de trillages de la gare de Lyon s’éloignent pour laisser place à Villeneuve-Trillage. Les ruptures entre les rails chantent. Tu-pars-en-Corse-tu-pars-en-Corse-tu-pars-en-Corse-et-na-na-na. Bon ça ne va pas me faire le même couplet durant douze heures. De nouveau, nous nous installons devant la carte pour la nième fois nous répétons le périple comme pour nous assurer que c’est bien vrai. Nous la connaissons par cœur l’Ile de Napoléon Paoli. Nous commencerons par retrouver Yves, un étudiant en médecine de Veneux, demain soir, à Ajaccio. Diner en la ville, puis direction Porto. Et non Porto n’est pas que dans le Pays de Salazare ! Camping dans

Page 203: DEMAIN C EST ENCORE HIER - … · Pour que les baby boomers devenus papy ou mamy ... J’ai banni depuis plus d’un an ces gros réveils qui font un bouquant terrible et pire qui

203

la baie de Porto et plouf, baignade. Et puis les autres noms de lieux, de montagne, de cols et de plages s’égrainent comme autant de magies qui sentent le maquis et les bandits corses. Le guide bleu de Michelin est notre source de rêve. Nous avons lu et relu les descriptions de paysages. Nulle photo n’est venue nous aider à rêver. Ce qui veut dire que nous avons tous les quatre nos propres images dans la tête. La vérité objective des paysages ne passe que par notre imagination induite par les mots des rédacteurs du guide. C’est tellement mieux que des photos figeant leurs réalités. Je souhaite que les rédacteurs n’aient pas eu trop de talents et que la réalité soit celle fixée dans nos esprits. Je me souviens d’avoir rêvé et lisant « Le grand Meaulne » et d’avoir été tellement déçu après être allé le voir au cinéma. Faites que les rédacteurs du Michelin ne soient pas des Alain Fournier de génie ayant décrit un paysage de Beauce avec des rochers, des mers bleues, des montagnes arides s’ouvrant sur des cascades et des lacs d’argents. Faites que le maquis ne soit pas du blé et les cochons sauvages des vaches noires et blanches paissant devant des trains comme celui qui nous emmène à Marseille. Avant la gare de Veneux, j’ai regardé à droite et j’ai vu le passage à niveau, la rue Mater et aperçu la maison de mes parents. Pincement au cœur, mais bye-bye, je suis grand et je n’ai pas besoin de vous durant un mois. Les villages, les villes, les campagnes et les vaches nous souhaitent bonnes vacances. Nous nous partageons les très nombreux sandwichs

Page 204: DEMAIN C EST ENCORE HIER - … · Pour que les baby boomers devenus papy ou mamy ... J’ai banni depuis plus d’un an ces gros réveils qui font un bouquant terrible et pire qui

204

confectionnés par des parents sans doute inquiets en silence. Nous parlons politique. Je sens bien qu’ils m’en veulent tous des élections gagnées pas les gaullistes en juin, balayée la révolution ! La France n’a jamais été autant à droite. En fait ça les rassure, ils n’aspirent qu’à être de petits bourgeois comme leurs parents. En fait, ça m’ennuie, j’aimais assez le bordel ambiant et la liberté des jours fous de mai et juin. Tant mieux, tant pis ! Le gros poupon roux envoyouté de Cohn Bendit, va nous manquer, mais je suis assez content que le Mit’rand qui a écrit « Le coup d’Etat permanent » est loupé le sien à Charletty. Qui sont les vrais voyous, qui sont les imposteurs ? Les discutions ne s’enveniment même pas. Ils ont eu leur bac au rabais. Ils n’en sont pas fiers. J’ai eu mon BEPC, je n’en suis pas fier non plus. Ils vont rentrer en prépa et moi en classe de seconde économique. Mais l’avenir est très loin. Dans un mois. Nous serons devenus des corses, avec moult aventures à raconter à nos copains blêmes. Nous décidons de dormir. Quatre dans un compartiment de six. Ça devrait être possible. Trois sur les banquettes et un par terre. Je n’attends pas qu’on me le demande. Je prends la place du milieu. Par terre. Trois bacs en l’air, un BEPC par terre. L’oreille droite contre le plancher, le train continu à me raconter son histoire. Tu-pars-en-Corse-tu-pars-en-Corse-tu-pars-en-Corse-tu-pars-en-Corse-tu-pars-en-Corse-tu-pars-en-Corse-et-na-na-na. Ca ronfle en stéréophonie, ça pue des pieds en mono. Les nuits sous la tente, ça promet. Des vraies vacances entre mecs. Je me venge. Je ronfle ! Tu-

Page 205: DEMAIN C EST ENCORE HIER - … · Pour que les baby boomers devenus papy ou mamy ... J’ai banni depuis plus d’un an ces gros réveils qui font un bouquant terrible et pire qui

205

pars-en-Corse-tu-pars-en-Corse-tu-pars-en-Corse-et-na-na-na. Tiens, un pied devant les yeux et un autre sur les fesses. Lueur. Où suis-je ? Ah oui, par terre. Ou par terre ? Dans le train. Les idées me reviennent et le train reprend sa chanson au cas où j’aurais oublié ou j’allais tu-pars-en-Corse-tu-pars-en-Corse-tu-pars-en-Corse. Dominique est le seul à dormir encore. Je me précipite vers la vitre du couloir du wagon, au cas où nous serions déjà en Corse. Non mais déjà la mer. Bleue et calme. Immense. Mais comment se fait-il que pour aller entre Paris et Marseille on puisse longer la mer. Ou j’ai loupé un cours de géo, ou nous avons oublié de descendre à notre destination. Je m’ouvre de mon doute existentiel auprès de Michel. Dans une puissante déduction du futur étudiant de math sup, il me fait remarquer qu’il nous reste une heure avant d’arriver chez Pagnol, donc Marseille n’est pas encore atteinte et que vu que nous ne sommes avant notre destination il ne peut s’agir de la mer, mais l’étang de Berre. - Du reste, il n’y a pas vague. Donc, pas la mer ! Je n’ose lui dire que la méditerranée n’est pas l’océan. Donc, pas de vague ! Etant donné qu’il reste effectivement une heure, il a raison. De part et d’autre le couloir de notre train se rempli d’êtres en petites tenues assez ridicules. Des pyjamas, de chemises de nuit, des caleçons et autres tricots de peau. Tout cela est assez ridicule. Le français au lever ne ressemble à rien. Il y a même des

Page 206: DEMAIN C EST ENCORE HIER - … · Pour que les baby boomers devenus papy ou mamy ... J’ai banni depuis plus d’un an ces gros réveils qui font un bouquant terrible et pire qui

206

bigoudis ! Merde, vous n’êtes pas chez vous ! Tenez-vous ! Même mes parents chez nous ne sont pas aussi communs que ces gens dans un lieu public. Est-ce la même chose, voire pire dans les campings. Je n’avais pas pensé à ça. Aucune ligne sur le guide bleu du Michelin. Saint Charles. Avé l’assen ! Fernandel est au micro de la gare. Les quatre mousquetaires, sac à dos trop lourds. Trop larges. Fusil sous-marin en travers déboulent. Nous aussi, avons notre part de ridicule. Je nous imagine marchand en canard, chaussés des palmes que nous avons dans nos sacs. Nous sortons de Saint Charles sous les vociférations de Don Camillo. Non, nous ne sommes pas dans la Beauce. Ici, c’est comme si on avait placé la gare de Lyon sur la butte Montmartre. Nous sommes en hauteur et il va nous falloir descendre tous ces escaliers pour entrer dans le cœur de la ville promise après douze heures de train de ronflements et de pieds qui puent. Nous ne sommes plus les mousquetaires. Pas l’allure. Nous sommes, à notre tour les Dalton. En file indienne. Dominique, pipe au bec. Carte en mains. Suivi de Michel, puis Philippe et enfin moi, Awrelle, descendons ce « putaing » d’escalier. Les sacs sont lourds. Je dois peser le même poids que le moi que j’ai rencontré. Mais moi, je n’ai pas l’habitude de peser aussi lourd. Joe Dalton, nous dirige à droite dans les ruelles qui devraient nous conduire à la Joliette. Paris est sale, Marseille est vraiment dégueulasse. Ca pue, les ordures sont partout. Ca crie fort, ça parle fort, ça chelingue fort. J’aime pas. Vite le port

Page 207: DEMAIN C EST ENCORE HIER - … · Pour que les baby boomers devenus papy ou mamy ... J’ai banni depuis plus d’un an ces gros réveils qui font un bouquant terrible et pire qui

207

pour éviter la porcherie. Eh, non, c’est pire. Je pensais, port de plaisance. J’arrive dans une usine sale. Une gare de transport d’animaux. Si, plus on va au sud, pire c’est, j’ai très peur d’Ajaccio. Rien à ce sujet sur le guide bleu. Je crains de plus en plus la mauvaise adaptation d’Alain Fournier ! De files d’attente en panneaux, nous trouvons notre file. Attente est un mot faible. Jamais je n’aurais imaginé qu’autant de monde puisse monter dans un bateau. Et en plus il y a des voitures. Loin la chanson d’Hugues Aufray ! Ce n’est pas un fameux trois mâts fin comme un oiseau ! C’est un fameux garage fin comme un cageot ! Son nom, le Napoléon. J’aime assez l’idée que le « Napoléon » fasse la navette entre Corse et continent. Mais nous ne resterons pas cent jours, seulement trente. Et lui continuera sa navette. Est-ce vraiment un hommage à l’Empereur ou une vanne de mauvais gout ? Dans les trains, il y a première et deuxième classe. Sur le Napoléon, il y a aussi ces deux classes, mais aussi une troisième pour les bagages et une quatrième pour les étudiants qui ont gagné leurs vacances à la sueur de leur front en déchargeant des semi-remorques de bouquins en juillet. Nous serons en quatrième et je crains déjà le pire. Le pire, oui, nous y sommes. L’Exodus, sauf que nous avons quand même payé un peu. Pas cher, mais un peu quand même. Douze heures ! Arriverons-nous à destination de la terre de Corse promise. Pas certain. Nous avons le choix entre une soute ou le pont. Bonjour les ronflements et les odeurs de pieds puissance mille. Le sol du bateau

Page 208: DEMAIN C EST ENCORE HIER - … · Pour que les baby boomers devenus papy ou mamy ... J’ai banni depuis plus d’un an ces gros réveils qui font un bouquant terrible et pire qui

208

ou les cordages. Le sol, on va être piétiné par les pieds qui sentent. Direction les cordages verts. Il doit être six heures quinze, l’Exodus, part à sept heures quinze. Les Dalton prennent possession des cordages. Ho hisse. Notre médecin de famille, le docteur Eginer, mulâtre et ex toubib sur les bateaux de l’armée, m’a dit, « Tu pars en Corse en bateau. Prends de la Nautamine, sinon tu risques de gerber et au moins avec ça tu pionceras ». J’ai déjà gerbé des palettes à l’usine et j’ai envie de pioncer, jusqu’à destination ! Il m’a recommandé d’en prendre deux « si vraiment ça va mal ». J’en prends trois pour arriver plus vite à Ajaccio. Sitôt pensé, sitôt fait, sitôt je dors. Je dors, j’ai chaud. Le soleil brule. Je vais bronzer vite. Les filles devraient aimer. Je dors avec des filles dans la tête. Que dans la tête. Mais c’est bien quand même. Je dors, c’est bien. Je m’évade. Sueur à la racine des cheveux. Sueur sur le front. Sueur qui coule le long du nez. Insupportable. Où suis-je ? Ah oui. Papa, train, Marseille, Napoléon, bateau, départ, Corse, Eginer, Nautamine, dodo… Mais putain, depuis le temps nous devons être arrivés. Ca tangue, ça roule, nous devons être encore en mer. Il est marqué sur notre « petit livre rouge », enfin sur notre guide bleu qu’une heure avant l’arrivée on peut voir les cotes de la Corse. Avec tout ce temps passé à dormir je dois être au bout du monde. Plein soleil. Les yeux piquent de lumière. J’ai chaud. Je suis trempé. En « nage »comme disaient mes grands-parents avant

Page 209: DEMAIN C EST ENCORE HIER - … · Pour que les baby boomers devenus papy ou mamy ... J’ai banni depuis plus d’un an ces gros réveils qui font un bouquant terrible et pire qui

209

de me passer une serviette sur le corps. Dans toute cette horde j’essaie de retrouver mes copains. Des corps partout, des chemises de toutes les couleurs, des dos nus, des filles en soutien gorges. Vision paradisiaque. Des filles presque nues, ça devait être comme ça dans les amphis de la Sorbonne. En plus, ici il y a l’évasion et le soleil. A dix mètres une fumée, une pipe et une mèche. Dominique, dans un maillot de bains assez ridicule contemple le large. Capitaine Haddock en slip de bain. - Alors, bien dormi, Bernard ? - Oui, merci, très bien. Comme ça, ça raccourci la traversée. Voit-on déjà les côtes ? - Les cotes de quoi ? - Les côtes de porc ? - Mais tu veux parler de quelles cotes ? - Bah, de celles de la Corse ! - Tu plaisantes, nous ne sommes partis que depuis une heure, il e encore onze heures de voyage !

- Bon, là, il se fout de moi. J’ai dormi, on doit être proche des cotes de notre aventure. Je me retourne vers un mec blond. Je lui demande l’heure. Merde, il est anglais. Comment dit-on ?

- What weather it is ?

- Sunny !

Page 210: DEMAIN C EST ENCORE HIER - … · Pour que les baby boomers devenus papy ou mamy ... J’ai banni depuis plus d’un an ces gros réveils qui font un bouquant terrible et pire qui

210

- Sunny ! c’est quelle heure déjà ? Je fais dix pas, j’écoute les gens parler. J’en repère deux qui ont l’air de parler en français.

- Quelle heure est-il s’il vous plait ?

- Huit heures et demie !

- Euh, du soir ?

- T’es con ou quoi ? Du matin ! on est partis il y a une heure et demie !

Et merde, la terre promise, n’est promise que pour dans très longtemps. Encore onze dans cette galère. Je regarde la mer. Elle est bleue. Bon, voilà ! Elle est bleue et c’est tout. Elle sera encore bleue dans onze heures. Ca fait long de bleu. Même pas de vache ou de montagne. Du bleu, du bleu marine certes, mais que bleu-bleu. Peu de vague. Pas de poisson. Même pas volant. Rien à lire. Des cordes, du bois et des gens. Je décide au moins de bronzer pour les filles, je me mets torse nu. On moins, ce sera ça de fait. Ça chauffe, ça bronze, et puis voilà. De soleil en mer bleue, le temps passe, lentement. Mais passe. A midi, en cercle nous terminons les sandwichs maternels. Une rasade de café au thermos. Un re bronzage. Je deviens rouge. Ça doit être ça des coups de soleil. Je me rends compte que coups de soleil sur les épaules riment assez mal avec sac à dos. Déjà que sac à dos rime mal avec épaules. Alors on se calme et on remet une chemise. Déjà la chemise frôlant le corps, ça fait mal. La Nautamine est-elle aussi

Page 211: DEMAIN C EST ENCORE HIER - … · Pour que les baby boomers devenus papy ou mamy ... J’ai banni depuis plus d’un an ces gros réveils qui font un bouquant terrible et pire qui

211

prévue pour ça ? Deux heures avant l’heure fatidique je m’accoude au bastingage. Christophe Colomb attendant ses Indes. Pas d’Indes ni de Corse. Au loin, un nuage haut et foncé dans le ciel bleu. Le nuage est très bas. Le nuage se précise. Il devient consistant. Puis devient montagne. Je savais à la lecture du guide bleu qu’il y avait des montagnes en Corse, mais je ne savais pas que la Corse n’était qu’une montagne. Y a-t-il des plages ? La mer, je m’en doute, il n’y a que ça depuis une demi-journée. Mais des plages. Pas des fiords, de vraies plages en sable et pleines de filles. Les exilés de l’Exodus reprennent vie. Le port se précise. On voit de vrais gens sur les quais. La Corse est habitée. Bonne nouvelle. Sirènes graves et manœuvres. Napoléon va vomir voitures et passagers. Le sac à dos sur les épaules. Aie, le soleil, n’était pas du tout une bonne idée. Ça chauffe. Une bonne odeur de fioul et de maquis savamment dosée est au rendez-vous. Les vacances commencent.

Notre mission est de retrouver Yves sur le port. On aime bien Yves, mais c’est surtout sa deux chevaux grise qui nous fait envie. Sans elle, enfin, sans eux il nous faudrait faire de l’auto stop jusqu’au qu’à notre point de ralliement, Porto. Même si nous n’en avons jamais fait le « stop » ne nous fait pas peur. Mais du port d’Ajaccio, ou trouver la route de Porto. Tous croient qu’elle est au sud, quant à moi qui connait la carte par cœur, je la vois au nord. Bon avant de sortir la carte, le plus simple est de trouver Yves.

Page 212: DEMAIN C EST ENCORE HIER - … · Pour que les baby boomers devenus papy ou mamy ... J’ai banni depuis plus d’un an ces gros réveils qui font un bouquant terrible et pire qui

212

Tino Rossi n’est pas diffusé par hautparleur sur le port de la ville. Pas « petit Papa Noël », mais « Oh Corse, ile d’amour », ça aurait de la gueule. Tous s’agitent, tout bouge. Sauf, là-bas, loin sur un muret, un mec en blanc comme le muret, assis, attend sagement, immobile, lunettes à monture noire. Il fume sa clope. Il ne regarde même pas. Ne cherche même pas des yeux dans la foule des exilés. Il est là. C’est tout. En fait, c’est ce qu’on attend de lui, d’être là. Nous, nous exultons, Yves, impassible attend. Des cris en sa direction. Il lève les yeux. Sourit. Un bref signe de la main droite. Déhanchement, une fesse après l’autre, il se met debout. N’avance pas. Attend. Nous venons vers lui.

- Salut ! Ça c’est bien passé ? C’est long hein ?

- Bah oui ! Long !

Je rajoute, long, chiant et chaud. Surtout chaud aux épaules.

- Eh oui, la Corse ça se mérite !

- Tu as l’air fatigué, vous dormez mal à Porto ?

- Non, mais je prends la philosophie du coin. Je bouge au minimum. C’est bien comme ça. Ça me va. Je compte même importer ça sur le continent.

- On a un peu la dalle. On se paie un resto ?

Page 213: DEMAIN C EST ENCORE HIER - … · Pour que les baby boomers devenus papy ou mamy ... J’ai banni depuis plus d’un an ces gros réveils qui font un bouquant terrible et pire qui

213

- Ah, oui ça fait une semaine qu’on se tape des sandwichs et autres salades sur la plage. Ce soir on bouffe.

Tout est sud ici. L’odeur. Les odeurs. Les accents. Les bruits du port. La douceur de vivre. Les sons de musiques suaves et les aigus des guitares. Les petites terrasses de cafés. On ne vit pas ici, on est en vacances toute l’année. D’un seul coup, les images et les odeurs du faubourg Saint Antoine me reviennent. La cuisine qui pue dans les cages d’escalier. La vulgarité des bas sur les pantoufles et les bigoudis de la mère Leroux. Les gens qui crient, se bousculent et sentent mauvais dans les métros. Les gens communs et la vulgarité sont à Paris, l’harmonie est ici.

Place carrée, soleil couchant, terrasses gaies, bonnes odeurs de cuisine du sud, sourires avenants des patrons de resto qui nous interpellent avec l’accent. Menus pas chers. On nous promet, coppa, bruccio, figatellis, calamars, loups, fiadones et des tas d’autres choses à manger à longueurs de terrasses et d'ardoises. Une terrasse nous appelle, non, pas cette terrasse-là, mais nos ventres nous conduisent vers celle-ci. Nous nous installons dans une ruelle autour d’une table ronde. Tout cela m’a l’air normal, mais je me dis que c’est la première fois que je vais au restaurant sans mes parents. Je vais me payer un repas, dehors dans un coin que ni Papa ni Maman ne connaissent. Ce diner va me couter un quart de semi-remorque déchargé en

Page 214: DEMAIN C EST ENCORE HIER - … · Pour que les baby boomers devenus papy ou mamy ... J’ai banni depuis plus d’un an ces gros réveils qui font un bouquant terrible et pire qui

214

juillet. Là, je crois que ça vaut le coup et même le coût.

- Prendrez-vous une moresque ?

- Une quoi ?

- Une moresque, c’est un apéro avec du pastis et un autre truc sucré !

- Vas pour ton truc, ça saoule ?

- Un non, mais plus oui !

- Vas pour plus direct !

C’est bon ce truc, fort comme de l’alcool et doux comme un bonbon. Ca sent Pannisse, Marius et les cartes. Le Pastis de l’évasion. L’alcool de l’interdit. Le gout de la liberté sans contrainte, sans jugement, sans autre avenir que celui de se dire que demain sera la plage, les copains. Nous dinons de trucs que je n’ai jamais mangé. Nous buvons du rosé. Il va être bien Yves pour conduire de nuit, déjà qu’il est miro ! Nous votons pour élire le ministre de nos finances. Michel est élu haut la main. Enfin, haut les mains qui se sont levées. Je décroche le poste de ministre de crise. Ceci consiste à gérer notre budget quand nous n’aurons plus que dix francs chacun. C’est dire s’ils ont limité les risques de ma gestion.

Diner terminé. La question qui se pose est de savoir où Yves a bien pu garer sa deux chevaux.

Page 215: DEMAIN C EST ENCORE HIER - … · Pour que les baby boomers devenus papy ou mamy ... J’ai banni depuis plus d’un an ces gros réveils qui font un bouquant terrible et pire qui

215

- Mais aidez moi !

- Euh Yves, t’es venu tout seul !

- Et alors ?

Bon, on n’est pas arrivés sur la plage de Porto ! Chemins faisant ou plutôt, rues faisant on retrouve les chevaux garés sur un trottoir à deux mètres de notre point de départ. La nuit tombe. Elle est douce et sent bon aussi. Ils sont deux devant. Nous sommes trois derrière. Deux sacs à dos sur les genoux et le troisième dans le coffre mal fermé. Dominique, copilote se saisit d’une lampe de poche et scrute notre carte fétiche.

Bon Porto est au Nord sur la cote. C’est facile. Le plus dur sera de trouver la bonne route pour sortir de la ville. Nous nous arrêtons pour demander notre chemin. Il n’y a que des allemands ou des italiens. Au neuvième arrêt, nous trouvons un corse pur moresque.

- C’est pas facile, mais c’est assez simple !

Effectivement la première partie de la phrase est exacte. Pas facile ! Au bout de trois quarts d’heure nous trouvons la sortie du labyrinthe. Notre Dédale est heureux. Effectivement une fois trouvé, c’est simple ! La dedeuche peine, le chauffeur aussi. La moresque et le rosé m’achèvent. Ca tourne, enfin la route tourne. Je crois que c’est aussi la route.

- Bernard, on est arrivé !

Page 216: DEMAIN C EST ENCORE HIER - … · Pour que les baby boomers devenus papy ou mamy ... J’ai banni depuis plus d’un an ces gros réveils qui font un bouquant terrible et pire qui

216

- Où ?

- A Veneux !

- Ou ça ?

- Fais pas l’con descend, il faut monter la tente.

Ca a l’air merveilleux. Grands arbres, torrent et beaucoup de tentes. Au bout de dix minutes nous décidons de bivouaquer. C’est comme du camping mais sans tente. C’est plus rapide. En trois minutes nous trouvons une place sans galet. On rajoute trois autres minutes et on dort à la belle étoile.

Page 217: DEMAIN C EST ENCORE HIER - … · Pour que les baby boomers devenus papy ou mamy ... J’ai banni depuis plus d’un an ces gros réveils qui font un bouquant terrible et pire qui

217

Chapitre N°17

Soleil. Chaleur. Branche d’arbre sous la hanche droite. Odeurs insensées de nature du sud. Goutes de sueur sur le front. Elle coule au coin des yeux. Six heures et demie. Il fait « tot-tot » en Corse. Je me réveille, c’est le rêve. La liberté de se lever en sueur sur une plage de carte postale. Liberté gagnée à la sueur de mon front en déchargeant des camions de « Tout l’Univers ». Tout est calme, serein. La plupart de mes copains dorment. Plus loin, le bruit d’un Butagaz. Dominique, mèche tombant vers la flamme bleue et jaune, s’acharne à faire tenir une casserole d’eau sur le réchaud instable.

- Salut Bernard, le soleil ne t’a pas laissé dormir ?

- Non, mais quel joie de se réveiller dans ce décor de rêve. On en prend plein les yeux et plein les narines.

- Si tu en veux aussi plein la bouche, j’aurais du café prêt dans deux minutes.

- Va pour le café !

Des tentes clairsemées à perte de vue. Des sacs de couchage ça et là entre les tentes. Les grands eucalyptus décrits sur le Guide Bleu sont au rendez-vous. Le son d’un torrent rompt un presque silence. Parfois de petits bruits de vaisselle s’allient

Page 218: DEMAIN C EST ENCORE HIER - … · Pour que les baby boomers devenus papy ou mamy ... J’ai banni depuis plus d’un an ces gros réveils qui font un bouquant terrible et pire qui

218

à quelques ronflements masculins. Dortoir à ciel ouvert. Le café est chaud, il sent bon lui aussi. Deux gros sucres.

- Putain c’est chaud !

- Eh oui Bernard l’eau bout à cent degrés. Pas la peine d’être en maths sup pour savoir ça !

- Je ne sais pas. On se demmerde. J’ai vu des filles nues dans le torrent.

- Quoi nues ?

- Oui pour se laver c’est mieux qu’en pull !

- Mais on a le droit ?

- On le prend !

Je n’ose pas aller voir tout de suite ce spectacle, mais qu’est ce que j’en ai envie ! Je prends la direction inverse, celle de la plage et de la mer. D’immenses falaises rouges à peine couvertes de végétation tombent à pic dans une mer bleu foncé. Une tour, génoise d’après le guide, se dresse là bas à droite. La plage n’est pas en sable, mais en gros galets qui font vraiment mal aux pieds. Des jeunes se baignent déjà. Deux filles seins nus jouent avec un gros ballon rouge. Alors des filles dans le Porto, se lavent nues et d’autres se baignent seins nus. C’est le paradis. Je me sens bien. Je me sens homme. Je me sens séducteur. Mais pour être un vrai séducteur il faut séduire. Ça, c’est pas encore

Page 219: DEMAIN C EST ENCORE HIER - … · Pour que les baby boomers devenus papy ou mamy ... J’ai banni depuis plus d’un an ces gros réveils qui font un bouquant terrible et pire qui

219

gagné. C’est encore plus compliqué de draguer une fille à poil qu’une fille habillée.

Je regagne le « camp de base ». Presque tous sont réveillés. Je fais connaissance de Laurence et de Clotilde des copines d’ Yves. Charmantes dans leur tee shirt de nuit. Elles sont célibataires, mais elles ont deux ans de plus que moi. Ça va être compliqué. Je salue Jeannette, la copine d’Yves, une Jane Birkin sans accent et Philippe Loire un grand blond tchatcheur.

Midi, le groupe traverse la plage en direction de la tour génoise. Il faut faire les courses. Les filles s’en chargent. Les garçons se retrouvent à la terrasse d’un troquet qui surplombe le site de Porto. Tournée générale de moresques autour de notre carte d’état major.

- Garçon, s’il vous plait. Que mettez vous dans le pastis pour faire une moresque ?

- Bah, du sirop d’orgeat comme tout le monde. Ça ne vous va pas ?

- Si, si au contraire c’est très bon !

Après deux jours de repos en paradis nous allons nous attaquer à notre première ascension le Monte Renoso à plus de deux mille trois cents mètres. Je ne suis pas en maths sup, mais Porto est au niveau de la mer, donc on va se taper plus de deux kilomètres de côtes.

Page 220: DEMAIN C EST ENCORE HIER - … · Pour que les baby boomers devenus papy ou mamy ... J’ai banni depuis plus d’un an ces gros réveils qui font un bouquant terrible et pire qui

220

La première côte à franchir est celle qui va du camping sauvage vers la route qui nous mènera à Evisa. Les moyens de transports prévus sont la « deux chevaux » d’Yves, puis le pouce. Premier voyage avec un garçon et une fille et les sacs à dos. Deuxième voyage avec le reste, c’est à dire avec huit personnes. Très simple en « deux chevaux ». Un conducteur, un passager à coté de lui, trois derrières et surtout deux passagers dans le coffre ouvert. La voiture touche un peu la route. Mais bon, ça monte, certes à cinq à l’heure. Mais ça monte ! Arrivés sur la route d’Evisa, il va nous falloir trouver des « compagnons de route ». Pour ça nous comptons sur nos pouces, notre patience et la chance. Pour la première fois de ma vie je vais faire du « stop ». Michel nous la joue stratège.

- On va se mettre par deux. Yves, Jeannette et Philippe Loire partent en voiture avec le surplus de bagages à Vizzavona où ils nous attendrons.

- Pourquoi pas une fille à la place de Philippe ?

- Mieux vaut une fille pour faire du stop, ce sera plus simple.

- Alors ça fait deux couples mixtes et deux couples de garçons !

- Je vois que tu suis. Les deux couples de garçons se mettront en aval pour être vus les premiers. Les couples mixtes en amont. Nous nous donnons vingt quatre heures pour être à Vizzavona dans le troquet le plus proche de la mairie.

Page 221: DEMAIN C EST ENCORE HIER - … · Pour que les baby boomers devenus papy ou mamy ... J’ai banni depuis plus d’un an ces gros réveils qui font un bouquant terrible et pire qui

221

Tirage à la courte paille. En l’occurrence, courte épine de sapins. Je me vois déjà avec Laurence. Elle me plait bien. Enfin Clotilde ferait aussi bien l’affaire. Bing, je me retrouve avec Philippe. Il ne faut pas que je joue au tiercé, même à pile ou face je perds !

En rang d’oignons, pouce en l’air on tente notre chance. Au moins avec la répartition de Michel, Philippe et moi sommes les premiers à quémander deux sièges assis dans une voiture. Dix minutes, pas plus et une Volkswagen s’arrête. Des touristes allemands. Tant pis pour la conversation !

Nous arrivons à destination cinq heures et quatre voitures plus tard. Laurence et Dominique sont déjà là et en deux coups seulement. La charme de Laurence a agit ! Nous entamons une longue série de moresques mais notre savoir en matière de pastis s’est accru. Il existe aussi des « tomates » à base de grenadine.

Le lendemain, vers midi, la troupe est prête pour l’aventure qui doit durer deux jours pour atteindre le sommet et redescendre sur le col de Verde après avoir passé le lac de Bastani et les bergeries des Pozzi. La route est longue jusqu’au col de Vizzavona et les sacs sont lourds. Si j’avais su j’aurais fait attention aux coups de soleil sur les épaules qui s’entendent mal avec les lanières du lourd sac marron clair. Avant de prendre notre GR sur la gauche de la route nous croisons un hôtel. Des touristes sont attablés devant leur déjeuner.

Page 222: DEMAIN C EST ENCORE HIER - … · Pour que les baby boomers devenus papy ou mamy ... J’ai banni depuis plus d’un an ces gros réveils qui font un bouquant terrible et pire qui

222

Tout compte fait j’aimerais assez me trouver à leur place. Cet hôtel me semble être un cinq étoiles au regard de nos repas, de nos bivouacs et surtout de ce qui nous attend.

Petit chemin creux dans les arbres, les Pataugas s’affutent. Ça monte, mais pas trop. De moins en moins d’arbres. De plus en plus de soleil. De plus en plus de montées. Il fait très soif. Arrêt de la colonne. Le guide suprême, Dominique fait le point.

- Bon, nous devons être ici. Les courbes de niveaux deviennent très serrées, ça va enfin grimper.

- Enfin ? Et on fait quoi depuis deux heures ?

- C’était de la montagne à vaches, maintenant ça va être du sérieux !

- On peut boire un peu ?

- Oui, mais pas beaucoup, on ne retrouvera de l’eau que demain matin. Là !

Il nous dit ça comme une bonne nouvelle son index tendu vers un point de la carte. Reposés, nous reprenons le chemin. Pierres et terre. Nous scrutons les cairns, des amas de pierres balisant notre chemin.

- Ça fait longtemps que je n’ai vu aucun cairn !

- T’as raison Bernard ça m’inquiète un peu, surtout que notre chemin ressemble de moins en moins à un GR.

Page 223: DEMAIN C EST ENCORE HIER - … · Pour que les baby boomers devenus papy ou mamy ... J’ai banni depuis plus d’un an ces gros réveils qui font un bouquant terrible et pire qui

223

- Que fait on ?

- Soit on rebrousse chemin pour retrouver des cairns, soit on coupe au travers de la montagne. Allez on met ça au vote.

Nous ne sommes pas à la Sorbonne, mais on vote quand même. Les trois filles veulent rebrousser chemin, moi je me tâte, les quatre garçons veulent aller de l’avant. Je vote avec les garçons, pas très convaincu, mais je lève mon bras.

- Et pour l’eau de demain, on fait comment si on a perdu le bon chemin ?

- Ca, je ne sais pas. Restriction d’eau !

J’ai donc voté pour la restriction, c’est le genre de chose qu’on apprend toujours après un vote. Mais sans blague, je crève de soif. Il fait chaud et sueur. Aller un pas, puis un autre, les yeux rivés sur les Pataugas de celui qui me précède. Et encore un pas. Je ne pense plus. Je marche. Les pierres roulent, un peu de poussière sous chaque pas. Le soleil cogne. Où sont les plages, les bouteilles d’eau fraiche servies avec les moresques. Le bruit des glaçons dans un verre. Les robinets qui coulent. Le tuyau d’arrosage du jardin de Veneux. Les torrents, les lacs promis, les grandes eaux de Versailles ou même le goutte à goutte d’un évier mal fermé. Combien de gouttes pour remplir un verre d’eau. Combien de temps pour qu’il déborde. Où pleut il en France ? Où pleut il dans le monde ? Y a t il des gens, là, maintenant qui se plaignent de

Page 224: DEMAIN C EST ENCORE HIER - … · Pour que les baby boomers devenus papy ou mamy ... J’ai banni depuis plus d’un an ces gros réveils qui font un bouquant terrible et pire qui

224

la pluie d’orage, de crachin ou même de bruine alors que je crève de soif.

- Si nous bivouaquions ici ?

- Bonne idée et si on dinait !

- Oui, mais quoi ? Il y a des pates ou du riz, mais pour ça il faut de l’eau et il nous en reste que très peu.

- On a pris de la charcuterie ! Clame Clotilde

- Oui, mais ça va nous donner encore plus soif. Ce n’est pas une bonne idée !

- Alors ?

- Alors, pour moi rien. Vous faites ce que vous voulez, mais chacun a sa ration d’eau, à vous de voir !

Ce ne sera rien qu’une petite gorgée d’eau. Conseil de guerre autour de la carte. Chacun a sa version de l’endroit où l’on se trouve. Pas deux pareils. Deux choses sont certaines, nous sommes quelque part sur cette putain de carte, mais pas sur notre GR. Nous nous mettons d’accord pour dire que demain sera un autre jour et que nous verrons bien. Le pire n’est pas certain, le meilleur non plus du reste. Calés sur une sorte de promontoire un peu plat nous nous endormons.

La soif revient avec le soleil. Une nouvelle gorgée d’eau en guise de café. Deux ou trois hypothèses et

Page 225: DEMAIN C EST ENCORE HIER - … · Pour que les baby boomers devenus papy ou mamy ... J’ai banni depuis plus d’un an ces gros réveils qui font un bouquant terrible et pire qui

225

sans conviction quant à notre sort nous repartons de bonnes Pataugas. Il fait frais, le manque d’eau est plus supportable. Nous montons encore. A force de monter nous devrions bien atteindre le sommet de ce Monte Renoso et à son pied il y a un lac. L’image de ce lac nous sert de carotte pour mettre un pied devant l’autre. L’ascension devient vraiment compliquée. Devant nous le lit de ce qui doit être un torrent avant l’été. C’est vraiment à pic. Quinze mètres à passer sur une corniche de mauvaises pierres. En bas, c’est à dire à cent mètres un amas de pierrailles tombées du lit. Les premiers se hasardent avec courage. Je passe mon tour. J’ai peur. Je repasse mon tour. Devant mes yeux je vois la roche friable céder sous le pied d’Yves. Des petits cailloux vont rejoindre la pierraille dans le fond du lit. Là bas, tout en bas. Je m’y vois déjà, là bas, tout en bas. J’ai vraiment peur, je ne peux pas. Le vertige. La panique. Je me revois faisant le con sur la colonne de la Bastille. Je vois les voitures de la place parisienne. Ça y est dans mon délire je suis en bas, écrasé contre le pavé. Je me souviens de ce que m’a dit le Bernard Regnault de 58 ans. Si je fais le con, sa vie, donc ma vie est en danger. Qu’a t il fait devant cet obstacle ? L’a t il passé ? Ou bien s’est il dégonflé comme moi et c’est pour ça qu’il est encore en vie en 2010 ? Si je me tue là, je le tue et tue ses enfants. Mes enfants. Non, c’est trop. Je ne passerai pas !

- Michel ! Je me dégonfle ! Je ne passerai pas là !

Page 226: DEMAIN C EST ENCORE HIER - … · Pour que les baby boomers devenus papy ou mamy ... J’ai banni depuis plus d’un an ces gros réveils qui font un bouquant terrible et pire qui

226

- Fais pas le con, c’est impressionnant mais ça passe !

- Non, c’est non !

- T’as pas le choix !

- On a toujours le choix. Et même si je ne l’ai pas, je le prends.

Le problème se pose. Conciliabule entre le camp des « passés » et des « non passés » C’est à dire mon copain Philippe et moi. Franchement, vu son ton arrangeant, j’ai vraiment l’impression que je lui retire une sacrée épine du pied. Il ne devait pas avoir très envie de franchir l’obstacle. Nous fixons au groupe, un hypothétique rendez vous dans un lieu connu de personne après avoir contourné le lit de ce sale torrent. Tétanisé, je demande à être encordé à Philippe pour poursuivre. J’ai l’impression de m’être sauvé la vie. Plus bas, après la chute du torrent, nous tendons l’oreille. Un bruit ou un mirage. On se tait. Je crois au bruit, il croit au mirage sonore. J’ai raison, c’est un vrai bruit. Un bruit d’eau. De ruisseau. Là bas la végétation est un peu plus verte. De l’eau coule. Pas beaucoup, mais de l’eau et fraiche encore. Nous avons quatre gourdes d’un litre et demie. Six litres d’eau pour sauver le groupe. De dégonflé, je deviens héros.

Après le miracle de l’eau, nouveau miracle ! Nous arrivons à rejoindre le groupe. Nous faisons la fête avec nos six litres d’eau fraiche.

Page 227: DEMAIN C EST ENCORE HIER - … · Pour que les baby boomers devenus papy ou mamy ... J’ai banni depuis plus d’un an ces gros réveils qui font un bouquant terrible et pire qui

227

- Franchement sans ça je ne voyais pas comment nous aurions pu nous en sortir.

- Tu vois, on a toujours le choix, même celui de s’en sortir ! J’ai même vu à nouveau des cairns, plus bas à une demie heure de marche.

Nous retrouvons le moral et notre chemin vers le sommet de notre Annapurna. Clotilde pointe du doigt vers un monticule un peu plus haut que les autres.

- Ca doit être là bas.

Dominique sort ses jumelles.

- Il y a une croix, c’est le Monte Renoso ! Nous dinerons et dormirons au pied, à coté du lac de Bastani. Cuisine et bains au programme.

C’est bon les pates à l’eau. Cette eau à volonté. Il y a même un peu de Pastis amené dans deux flasques par Yves. L’eau du lac est froide. Tournées générales. Un peu grisés, nous sommes heureux. Nous sommes tous des Herzog, nos dix doigts en plus. Il fait froid aux pieds de l’Annapurna, même quand c’est en Corse et qu’elle ne culmine qu’à deux mille trois cents mètres. Tellement froid que cela pose problème pour la nuit. Comme un seul sac de couchage ne va pas suffire, nous allons nous mettre à deux par sac. De nouveau tirage au sort. Je devrais jouer au tiercé, je tombe sur Clotilde.

Page 228: DEMAIN C EST ENCORE HIER - … · Pour que les baby boomers devenus papy ou mamy ... J’ai banni depuis plus d’un an ces gros réveils qui font un bouquant terrible et pire qui

228

- Ca ne va pas être simple de dormir l’un contre l’autre, Bernard !

- Ah, pourquoi !

- Tu ne devines pas, tu veux un dessin?

- Euh, oui, bah j’vais me tenir.

- Je compte sur toi !

- Bah, euh, oui, pas de problème.

Pour ma première nuit avec une fille, ce n’est pas gagné. Elle veut que je sois sage et en plus elle a comme moi, des chaussettes, un pantalon et un pull. Au lieu de rêver à des choses insensées je préfère dormir, contre son corps certes, mais dormir.

Matin frais, ensoleillé, mais avec café et bains des filles dans le lac.

- Tu ne regardes pas trop Bernard !

- Non, pas trop.

- Après m’avoir eu habillée contre toi, sans me voir, tu me verras nue, mais de loin.

- Et les deux ensemble c’est pas possible ?

Page 229: DEMAIN C EST ENCORE HIER - … · Pour que les baby boomers devenus papy ou mamy ... J’ai banni depuis plus d’un an ces gros réveils qui font un bouquant terrible et pire qui

229

- Si tu veux que je me baigne habillée loin de toi, c’est à voir. Mais nue contre toi, non ça c’est pas possible

Un tel dialogue, aussi osé avec une fille m’étonne, de sa part et de ma part. Plus ça va, plus j’ose.

Je demande à être de nouveau encordé pour poursuivre. C’est totalement ridicule, vu que le chemin vers le sommet est large comme trois fois les Champs Elysées ! Nous touchons la croix. Nous y sommes et nous nous promettons de ne plus quitter les cairns des yeux pour la descente.

Après le col de Verde, derniers pots, dernières moresques d’adieu avec l’autre partie du groupe. Les filles, Yves et Philippe Loire retournent sur le continent. Les quatre pieds nickelés restent encore quinze jours. A notre programme, une autre ascension l’Incudine par Bavela.

De nouveau l’auto stop. Nous ne sommes que des mecs, alors c’est plus dur, bien sur. Pouce tendu, nez au vent, front à la chaleur du mois d’aout et sac à dos, à dos comme il se doit. Des heures et des heures à attendre. Une voiture pour vingt quatre kilomètres. Une autre pour douze. On n’est pas rendu ! Après avoir été déposé quelque part dans la nature, en attente d’un nouveau compagnon de route, Philippe marche ployant sous son sac à dos.

- Philippe ! Il y a un truc que je ne comprends pas. Pourquoi marche-t-on en attendant une autre bonne âme ?

Page 230: DEMAIN C EST ENCORE HIER - … · Pour que les baby boomers devenus papy ou mamy ... J’ai banni depuis plus d’un an ces gros réveils qui font un bouquant terrible et pire qui

230

- Bah, que veux tu faire d’autre ?

- Attendre assis ! De toute façon il nous reste environ quatre vingt kilomètres, on ne va pas les faire à pied ! Moi je m’assoie et j’attends, pourquoi se faire mal, ça ne sert à rien.

- Fais comme tu veux, moi je marche.

Je scrute un bon rocher rond. A cent mètres, j’en vois un qui fera un très bon siège. Assis, je toise le ruban de cette putain de route vide. On voit bien à trois kilomètres en aval. Personne ne monte ce col. Les routes Corses sont vraiment mauvaises. Ca doit être ce type de voie que l’on appelle des « pistes » en Afrique ! Si on y réfléchit bien c’est suffisant étant donné le taux d’occupation de l’asphalte. Au loin, un « tube Citroën », semblable aux camionnettes des CRS-SS du quartier Latin. Celui la, vu de loin semble bariolé. Il met un temps fou pour monter. C’est il arrêté ? Non, il monte le col de la Vaccia au pas d’un Philippe. Il arrive. Je dois avoir le pouce convaincant ! Je laisse mon sac au pied du rocher. Je me place presqu’au centre de la piste. Dans le pire des cas s’il ne s’arrete pas, je pourrais lui parler en marchant ! Je suis convaincant. Il stoppe.

- Qu’est ce tu veux ? Dit il avec un pur accent digne de mon prof de maths.

- Nous allons à Solenzara, mais Zonza nous ira.

- Nous ? mais tu es seul, fils !

Page 231: DEMAIN C EST ENCORE HIER - … · Pour que les baby boomers devenus papy ou mamy ... J’ai banni depuis plus d’un an ces gros réveils qui font un bouquant terrible et pire qui

231

- Non mon copain a pris de l’avance.

- De l’avance sur quoi ?

- C’est bien ce que je me demande. Impatient sans doute.

- Ah les gens du Continent ne savent même prendre le temps de mourir ! Allez monte.

Le « tube » est en fait un épicier ambulant. Je suis assis à coté de lui, mais Philippe devra se contenter d’une place entre les boites de conserves et le saucisson Corse.

- C’est lui là !

- Allez, monte derrière fils et fais toi une place sans rien manger !

Non seulement il n’allait pas vite, mais avec deux passagers harnachés de leurs sacs à dos il fait presque du sur place. Ca c’est vraiment du « tube stop ». Mais bon il va sur Zonza et nous sommes assis. Enfin, moi je suis assis et Philippe seulement en appui.

- Qu’est ce que vous faites en Corse ?

- On visite !

- Y a des choses à visiter ?

- Bah, oui elle est belle la Corse !

Page 232: DEMAIN C EST ENCORE HIER - … · Pour que les baby boomers devenus papy ou mamy ... J’ai banni depuis plus d’un an ces gros réveils qui font un bouquant terrible et pire qui

232

- Elle est belle la Corse ! Mouai elle est belle la Corse ! Elle est belle la Corse..

Il prononce vingt fois cette phrase avec une sorte de dégoût. Il semble dire « pauvres cons de continentaux, il faut être désœuvré pour trouver que ce caillou abandonné de Paris est beau ». Bon, il ne va pas vite, mais il avance, alors on ne va quand même pas se fâcher. Et puis après tout c’est chez lui. Le sommet du col de la Vaccia est atteint. Il se met au point mort et il laisse descendre son « tube ». A part les boites de conserve qui tintinnabulent derrière, plus un bruit et même un peu d’air. Arrivé à Zonza « à la fraiche » comme dit Papa, nous dormons en plantant la tente sur le stade de football.

Le groupe atteint le col de Bavella en autant de temps qu’il nous a fallu pour faire Paris-Ajaccio !

Le site est superbe, mais quand nous toisons les aiguilles de Bavella par dessus lesquels il nous faudra passer pour débuter notre nouvelle « course » en montagne nous avons déjà mal aux jambes. Je prévois que mon vertige devant le vide sera multiplié par trois millions ! Je me tais. Je vais leur laisser prendre la décision de se dégonfler eux mêmes. Je les sens chauds pour ça !

Nous allons fêter notre arrivée par une tournée de moresques au café du col.

Page 233: DEMAIN C EST ENCORE HIER - … · Pour que les baby boomers devenus papy ou mamy ... J’ai banni depuis plus d’un an ces gros réveils qui font un bouquant terrible et pire qui

233

- Bonjour, Monsieur, nous nous préparons à gravir les aiguilles, connaissez vous des gens qui l’auraient déjà fait ?

- Vé, il doit y en avoir, mais que des fous du continent. Les corses ne font pas ça. Il fait trop chaud et puis, vé, ça sert à quoi ?

- A voir le point de vue !

- Vé, ça vous suffit pas ici ? C’est pas assez beau ici ?

- Si, bien sûr, mais plus haut c’est plus beau !

- Alors, allez sur la lune, ou allez faire le pèlerinage à la sainte Vierge, Jean Paul de Rocca Serra sera la demain pour lancer les prières républicaines. Et bonne chance !

- Merci m’sieur. Au fait savez vous ou nous pourrions planter notre tente, sans déranger ?

- Vé, ça c’est déjà moins couillon, allez voir Doumé de ma part, c’est la maison dans le virage la bas, il prête une cabane aux jeunes. Et, vé, si vous montez les cailloux, c’est peut être votre dernière nuit, autant qu’elle soit bonne !

Une nuit dans une cabane en dur, c’est un luxe auquel nous n’aurions pas eu l’idée de prétendre. Une cabane, une maisonnette, une villa au col de Bavella, une nuit de nantis ! D’une moresque à l’autre, le projet d’ascension est enfin enterré. Je fais remarquer que j’aurais bien aimé grimper pour

Page 234: DEMAIN C EST ENCORE HIER - … · Pour que les baby boomers devenus papy ou mamy ... J’ai banni depuis plus d’un an ces gros réveils qui font un bouquant terrible et pire qui

234

ne pas rester sur mon échec du monte Renoso. Je crois que malgré les beaux mots de façade de mes chers copains ma remarque n’a aucune crédibilité !

Nous prenons possession de notre château, qui n’est en fait qu’une cabane de jardin carré d’environ quatre mètres de coté. Mais c’est quand même bath. Nous décidons d’un festin pour le soir et allons dévaliser avec les quelques dizaines de francs qui nous reste l’épicerie de café du col. Pates, beurre, saucissons en tout genre, cassoulet en boite et moult rosé. La rentrée est proche. Les débats vont bon train. La politique reprend ses droits. La France n’a jamais été autant gaulliste et les étudiants autant cocus. La révolution estudiantine et ouvrière a laissé place à une révolte des facs. Les premiers ayant cocufiés les jeunes sont les affidées au PCF et à l’URSS. Mes trois copains cocus y croient encore et se revoient sur les « barricades de mai » en septembre. Sous les pavés, la plage. Sous les pavés, les feuilles mortes. Sous les pavés, les primevères, et de nouveau la plage en mai 1969. Eh, non les copains. Vous incantez Mao et moi Edgar Faure. Chacun son camp. Le votre est romantique et le mien, sinon efficace, du moins réel. D’incantations en incantations, de rosé en rosé, faute d’argument mes trois copains rouges entonnent l’Internationale. Réflexe gaulliste, je me mets à la Marseillaise. Quatre cons de fin de soirées qui auraient pu chanter les « chansons à boire » bourguignonnes de fin de banquet terminent leur vacances en affutant leurs idées de septembre dès la fin aout.

Page 235: DEMAIN C EST ENCORE HIER - … · Pour que les baby boomers devenus papy ou mamy ... J’ai banni depuis plus d’un an ces gros réveils qui font un bouquant terrible et pire qui

235

Vite les ronflements prennent la place des chants révolutionnaires d’époques différentes.

- C’est quoi ce « borredelle » de cette nuit ? Nous dit un Doumé rouge de colère.

- Euh, je suis désolé. Dis je rouge de confusion en sortant de notre domaine nocturne.

- C’est pas des choses à faire chez les gens.

- Qu’est ce qui vous a gêné, leur Internationale ou ma Marseillaise ?

- Pas de politique « d’estudiants parisiens ». Ici vous êtes en France, pas en Russie. Déguerpissez tout de suite !

Ce glas, nous sonne la fin des vacances. Tout va très vite. Ils nous restent cinq francs et nos billets de retour. Le bateau est à Propriano. Stop. Camping sauvage. Fontaine publique. Pas mangé, plus de sous. Le même « Napoléon » de retour. Traversée de Marseille. Saint Charles et train. Nous avons vraiment la dalle. Petit matin à la gare de Lyon. Arrivée après une nuit « qui dort, dine ». Nous nous attablons au café au bout des quais. Nous commandons un petit déjeuner pantagruélique. Nos dernières pièces servent à appeler Félix, le père de Philippe, qui doit à peine se réveiller dans sa maison de Veneux. Le message est clair. « Venez nous chercher. Prenez pas mal d’argent, notre ardoise va être conséquente » Deux heures après, Félix suivi de mon père arrivent.

Page 236: DEMAIN C EST ENCORE HIER - … · Pour que les baby boomers devenus papy ou mamy ... J’ai banni depuis plus d’un an ces gros réveils qui font un bouquant terrible et pire qui

236

Elle est très conséquente ! Teints bronzés. Récit de voyage. Sur le coup du Renoso on la joue héros. Voiture. Veneux. Maison. On se la rejoue grands héros. La journée passe et dodo.

Le lendemain, Maman rentre dans ma chambre et me voit par terre, au pied de mon lit, dans mon sac de couchage.

- Que fais tu là Bernard ?

- Maman, on dort tellement mieux par terre que dans un lit!

Page 237: DEMAIN C EST ENCORE HIER - … · Pour que les baby boomers devenus papy ou mamy ... J’ai banni depuis plus d’un an ces gros réveils qui font un bouquant terrible et pire qui

237

Chapitre N°18

De nouveau, ma chambre parisienne. Cette année, ce n’est pas une rentrée. C’est une « entrée ». J’ai l’impression que tout a évolué depuis cet été, mon boulot de manut et mon voyage initiatique en Corse. Changé. Je ne suis plus le même. Je glisse sur une autre pente. Je ne sais pas encore laquelle, mais je sais qu’elle est autre. Je ne sais pas définir, mais je ne vois plus les choses de la même façon. Avant j’étais dans un « moi », fait de mon passé. Aujourd’hui, loin, mes repères de vie de l’enfance. Loin, ma communion, loin, les grands parents, les amis de mes parents. Loin, l’enfance et les pensées toutes faites des autres. Loin, l’obéissance aveugle. Loin, le savoir et les guides de mes Maîtres d’histoire ou de français. Loin, la foire du trône, l’avenue du Bel Air où je suis né près de la place de la Nation. Loin, la colonne de la Bastille et mes conneries de gamin. Loin, suivre les pas des autres. J’ai envie de nouvelles chaussures. Des chaussures que je mènerais où je veux. Plus, celles que je suivais comme un automate. Mes anciennes idées sur tout, restent mes idées. Je les assume, mais surtout j’assume le fait de les faire évoluer à ma façon. Dire « non, Papa, je ne suis pas d’accord ». « Non, Monsieur Le Moal, je ne suis pas d’accord avec une grande partie de la Révolution française. Robespierre était un malade, un fanatique. Pas un guide. Cette révolution n’était qu’un prétexte pour chasser un Roi et pour donner

Page 238: DEMAIN C EST ENCORE HIER - … · Pour que les baby boomers devenus papy ou mamy ... J’ai banni depuis plus d’un an ces gros réveils qui font un bouquant terrible et pire qui

238

le pouvoir à une autre classe dirigeante. Une révolution du peuple, mais pas pour le peuple ». De Gaulle est un grand Homme, Pétain un salaud et l’immense partie de la génération de mes parents a été constituée de trouillards. De pauvres gens qui faisaient la où on leur a dit de faire, c’est à dire, le plus souvent, dans leur culotte. Armée de collabos véreux et honteux qui a fait sous elle. Les plus pourris ont amassé assez de fric pour acheter des tondeuses et ont rasé les pauvres femmes auxquelles ils avaient vendu à vils prix de quoi s’engraisser. De Gaulle est un grand Homme, mais le « Je vous ai compris » du quatre juin 1958 à Alger est quand même une connerie ! « Vive le Québec libre » prononcé il y a un an était il le respect d’une souveraineté ? Je reste très tranché dans l’expression des idées. Mais là, au moins, ce sont mes idées. Tranchées et relativisées ! Oui, j’ai des coups de cœur et de la haine, mais cette fois ce sont les miens. Bon, la journée commence bien, je suis prêt à bouffer un sanglier au petit dèj comme Obélix.

Cette année va tout changer pour moi. Je rentre en seconde économique dans un nouvel établissement. J’en sortirais avec le bac B et une entrée en classe préparatoire. Je n’en doute pas ! Autre lycée, autre lieu, autres copains. Je suis heureux de changer. Mes anciens copains me semblent, maintenant, peu digne d’intérêt. J’ai ma vie à faire et de nouvelles rencontres me feront du bien. Et puis, je serais prêt du quartier Latin, enfin à l’autre bout de la rue Mouffetard. Métro pour y aller.

Page 239: DEMAIN C EST ENCORE HIER - … · Pour que les baby boomers devenus papy ou mamy ... J’ai banni depuis plus d’un an ces gros réveils qui font un bouquant terrible et pire qui

239

J’aurai l’impression d’agrandir mon cercle d’action. Pourvu qu’il y ait de l’action. Je commence demain. Comment vais-je m’habiller. Je ne souhaite pas faire « bonne impression », faire « impression » me suffira.

Cartable neuf en cuir, acheté au rayon « rentrée des classes » du Monoprix du boulevard de Reuilly. Que j’aime les odeurs de croûte de cuir et de papier neuf sortis en étalage. Ca sent le travail qui se fera bien. Les matières qui me font rêver comme histoire, français et surtout cette année sciences économiques et sociales. Oui, l’autre jour, les « sciences éco » sentaient la croûte de cuir neuve présentée à profusion. Que ferait-on sans le porc ? Pas de charcuteries aux parfums qui me mettent en joie et appétit et pas de croûtes de cuir qui me donnent envie d’apprendre, de savoir et de réussir. Pour faire « impression » je porterais aussi mon blouson en cuir marron, mais pas en croute. Un pantalon gris et une chemise blanche. Ca devrait aller. Une seule chose m’ennuie un peu. Je serais dans un nouveau lycée, mais je devrais troquer mon étiquette « grande classe » de troisième dans un collège pour endosser celle de petite classe de seconde par rapport à des « grands » de terminale qui vont se sentir chez eux. Enfin, mon mètre quatre vingt dix donnera le change.

Lundi matin deux septembre. Réveil plus tôt que de raison. Café et préparations minutieuses. Lavage, rasage et bien sûr brushing. Croûte de cuir en main et cuir sur le dos. Il fait beau, il fait chaud. Sur la rue

Page 240: DEMAIN C EST ENCORE HIER - … · Pour que les baby boomers devenus papy ou mamy ... J’ai banni depuis plus d’un an ces gros réveils qui font un bouquant terrible et pire qui

240

de Reuilly je laisse à droite les escaliers qui me menaient au collège pour aller tout droit prendre mon métro à Daumesnil. Ca m’a l’air loin, le temps des escaliers du collège. Du temps où j’étais « petit ». Il y a à peine trois mois, il y a dix ans ! A sept stations de métro de l’inconnu, à sept stations de mon avenir, à sept stations de la réussite. Le métro sort de son trou à Bercy pour enjamber la Seine avant de replonger à Nationale. Du soleil à l’ombre et de l’ombre à la lumière au bout des escaliers de la bouche de métro de place d’Italie. Voilà, je suis dehors, devant la mairie du treizième arrondissement. Le ciel est bleu et j’ai le cœur en joie. Bon, d’accord, j’ai une heure d’avance sur l’horaire ! Je pars en repérage. Je prends à droite l’avenue des Gobelins. Je la descends. Je sais qu’à mi-parcours il y a mon lycée. A droite de l’avenue un premier troquet « l’entr’acte » à coté d’un ciné. A gauche, un autre troquet « la fauvette » à coté d’un autre ciné. Ca me fait déjà deux QG.

Le lycée des Gobelins est maintenant face à moi. Trois marches de marbre blanc. Je monte. Petit panneau d’affichage à droite « l’entrée des élèves se fait par la rue Croulebarbe ». Croule et barbe, drôle de nom pour une rue. Heureusement mon lycée ne porte pas ce nom la ! A coté de cette précieuse indication pour la suite de ma matinée, une autre indication pour la suite de mes études. Un graphe en râteau indique qu’il y a des classes de secondes « AB » qui ouvrent soit sur des premières techniques, dites « G » et des bacs professionnels et des premières « B » qui donnent droit à un bac

Page 241: DEMAIN C EST ENCORE HIER - … · Pour que les baby boomers devenus papy ou mamy ... J’ai banni depuis plus d’un an ces gros réveils qui font un bouquant terrible et pire qui

241

général offrant la possibilité d’études supérieures soit en fac soit en classes préparatoires. Ca fait longtemps qui j’ai choisi mon camp ! Bon, c’est pas tout ça mais j’ai quand même une heure à perdre. Je décide que « la fauvette » sera mon premier QG et je vais m’y installer en terrasse. Comme je joue dans la cour des grands, je vais acheter « Le Monde ». Face au présentoir du marchand de journaux j’hésite. « Le Monde » est vraiment trop illisible, pas une photo, écrit petit et sans doute trop à gauche pour mon « image ». Et puis Viansson Pontet a un peu mis le feu à un baril de poudre qui, certes, ne demandait qu’à exploser dans son « Quand la France s’ennuie » au début de l’année dans son journal satirico-comique « Le Monde de l’ennui ». Je me rabats sur « Le Figaro », quelques pièces dans le ramasse monnaie du petit homme en béret derrière son étal de nouvelles et je suis propriétaire du monde, enfin, pas du journal mais des nouvelles du monde à lire dans « Le Figaro ».

- Garçon ! un p’tit noir, sioupl’ait !

- Bien M’sieur !

M’iseur, faut quand même pas déconner. Ok, il aura un pourboire, comme M’iseur Jourdain lui aurait donné. Les nouvelles du monde du « Figaro ». Kossygine et Jonhson vont se rencontrer à Genève pour parler de paix. Mieux vaut qu’ils nous foutent la paix que la guerre ! Deux nouvelles sur le front de l’éducation. Le gouvernement français va étudier le collectif budgétaire à propos de la nouvelle loi sur

Page 242: DEMAIN C EST ENCORE HIER - … · Pour que les baby boomers devenus papy ou mamy ... J’ai banni depuis plus d’un an ces gros réveils qui font un bouquant terrible et pire qui

242

l’Education Nationale et surtout les écoles sont rouvertes en Tchécoslovaquie. Ceci veut dire que les chars soviétiques ont laissé place à l’enseignement comme les « tubes » des CRSSS. La grande différence c’est qu’au printemps les tchèques ont voulu faire sortir les cocos de leur pays, alors que les étudiants du quartier Latin, soit disant, aidés des cocos français ont voulu faire entrer les « mao » à la Sorbonne. Y a pas un truc qui déconne la dedans ?

Je vais me recoiffer dans les toilettes de « la fauvette » et je suis prêt pour ma nouvelle vie. Les trottoirs de la rue Croulebarbe grouillent de lycéens. Filles et garçons. La crainte au ventre, je franchis le porche de l’établissement. Nous sommes plus de deux cents, dont la moitié, la clope au bec. Silence. Non, léger brouhaha ! Personne ne se connaît, donc personne ne se parle vraiment. A gauche, les poubelles. Devant une longue montée goudronnée qui nous conduit à une grande cour entourée de bâtiments blancs en arc de cercle. En face, une dizaine de marches s’ouvre sur un grand perron. Des profs et autres auxiliaires nous attendent juchés en haut des marches. Là, plus de brouhaha. Silence total. Les enseignants se consultent. Echangent des listes. Se répartissent le « butin » de leurs lycéens respectifs. Un petit bonhomme rond à lunettes descend quatre marches et prend la parole.

- Je suis Monsieur Donzelle, votre surveillant général.

Page 243: DEMAIN C EST ENCORE HIER - … · Pour que les baby boomers devenus papy ou mamy ... J’ai banni depuis plus d’un an ces gros réveils qui font un bouquant terrible et pire qui

243

- C’est qui ? Me demande un type brun.

- Donzelle, je crois. Mais ta gueule, écoute !

La, commence la lente litanie de l’appel par ordre alphabétique suivi de l’affectation par classe. Regnault, avec un « R » comme dans Regnault. Certes j’attendrais moins que Zeitoun, mais plus qu’Arfeuillère !

Il y a ceux qui comprennent mal leur nom, voire qui ne l’entendent pas. Il y ceux qui se gourent de file. Enfin, bon c’est le grand bordel. Ca dure des plombes. J’en profite pour regarder les filles. Il y a des thons, mais elles ne sont pas en majorité. Il y a de « beaux petits lots ». Des mini-jupes, pas des mijaurées. Je suis absolument certain que « ma première est parmi celles là »

- Regnault ! Regnault ! Il n’est pas la RE.GNAULT ?

- Si, si M’sieur désolé !

- Ah, quand même, c’est pas trop tôt ! Seconde AB 2

J’essaie d’aller dans la bonne file. J’entends des ricanements derrière moi. Ca y est j’ai fait « impression ». Est ce celle que je souhaitais ?

Une fois rangé dans le bon troupeau, je suis celui-ci. Je passe à côté du dit Donzelle.

- Faudra apprendre à écouter et à reconnaître ton nom Regnault, t’es plus en maternelle !

Page 244: DEMAIN C EST ENCORE HIER - … · Pour que les baby boomers devenus papy ou mamy ... J’ai banni depuis plus d’un an ces gros réveils qui font un bouquant terrible et pire qui

244

Et paf pour l’image ! Au moins les copains de ma classe ont retenu mon nom. Précédé d’une femme frêle, mon troupeau se dirige vers une salle de classe du premier étage. La femme prend place derrière la chaire. Chacun d’entre nous prend place tant bien que mal. Je me choisis une compagne de cours. Pas moche, mais pas canon quand même.

- Je suis Mademoiselle Rivet, votre prof d’histoire géo.

Vu l’allure de la femme, on aurait pu se douter qu’elle était demoiselle. Rivet, aussi d’ailleurs !

- J’entends que dans ma classe la discipline règne. Je ne suis pas contre le questionnement, ni même contre la contestation des événements que nous allons étudier, l’époque le veut. Mais contestation des événements ne veut pas dire contestation de la prof. Bien au contraire.

Ca commence fort. Vous pouvez, révolutionnairement être contre tout, mais pas contre moi. Et tout ca en silence ! Dans la même heure on apprend qu’elle est membre du PCF, mais qu’il ne faut pas l’appeler « camarade ». Que dans le métro avant de venir au lycée elle se livre à des exercices de relaxation dont le plus spectaculaire est de faire tourner sa tête autour de son coup. De faire craquer ses cervicales pour mieux irriguer son cerveau. Elle note « sec » et elle n’est pas contre le fait d’avoir des préférences pour certains élèves, ainsi que ses « têtes de Turc ». Bon ! ça c’est fait et

Page 245: DEMAIN C EST ENCORE HIER - … · Pour que les baby boomers devenus papy ou mamy ... J’ai banni depuis plus d’un an ces gros réveils qui font un bouquant terrible et pire qui

245

ça augure mal de mes notes de l’année. Je ne vais quand même pas demander des autographes au secrétaire général du PCF, Waldeck Rochet, avec « bisous pour la camarade Rivet » pour avoir plus de quinze en histoire. Il faut que je note d’acheter plutôt l’Huma que le Figaro avant les cours d’histoire !

Les autres profs sont plus cool quand même. Une mention particulière pour la prof d’éco, non seulement jolie mais sans doute pas à gauche. La prof d’anglais a un excellent accent, mais français. J’apprends une nouveauté que je n’avais pas depuis la sixième, j’ai des trous dans mon emploi du temps. Donc, malgré l’existence d’une fort belle bibliothèque, « la fauvette » ou « l’entracte » seront obligatoires. A la sortie du lycée, à seize heures, j’affronte ma première distribution de tracts gauchistes « le combat continue vers la victoire finale ! » pour en savoir plus AG à la Sorbonne jeudi prochain à dix sept heures.

Première heure, Donzelle passe en classe. Mais ce n’est pas possible ce mec a une perruque.

- Dans le cadre de la réforme, nous organiserons des élections de délégués de classe qui siègeront au conseil d’établissement. Ces élections seront organisées par votre professeur principale Mademoiselle Rivet. Elles auront lieu dans deux semaines.

Page 246: DEMAIN C EST ENCORE HIER - … · Pour que les baby boomers devenus papy ou mamy ... J’ai banni depuis plus d’un an ces gros réveils qui font un bouquant terrible et pire qui

246

Bon, c’est une bonne nouvelle. Comment être élu, moi qui suis plutôt de droite, dans une période qui se veut révolutionnaire. Putain, ce poste je le veux. Je vais faire « campagne ». Je me multiplie auprès de mes copains. Langage franc, mâle, direct auprès des garçons. Doux, flatteur auprès des filles. Je ne dis pas que je serais candidat. Du reste tout le monde a l’air de se foutre de cette élection. Pas moi !Je blague, je m’essaye drôle. Ca marche. Regnault, celui qui s’est fait remarquer dès le premier appel. Je parle de mes vacances corses, de mes envies de futur. Je ne suis pas contre la révolution, mais il faut relativiser. La réforme est le moyen terme entre la révolution et le « rien ». Je parle de participation aux décisions. Ne pas laisser faire, ne pas se laisser faire. « Etre volontaire ». C’est fou ce que les discours flous fonctionnent ! Je suis certain que ma stature, la tonalité de ma voix ou mes gestes ont beaucoup plus d’importance que les mots que je prononce. Heureusement pour moi. Je ne dis rien d’extraordinaire.

Vite je me heurte à Debieuvre. Un type de ma classe. Bougon. Grognant. Communiste encarté au PCF. Un pur et dur. Stalinien. Pas révolutionnaire, juste « coco ». Il est ma chance. Ce type est une caricature. Il a soixante ans sous ses dix sept. Il est sérieux, méthodique, ennuyeux. Je tente de faire rêver, il endort. Avec les filles, je parle de libération et de fringue. Je dis du mal de celle ci à celle là.

- Mylène est un thon. Tu es vraiment jolie. On te donnerait vingt ans et à elle quinze.

Page 247: DEMAIN C EST ENCORE HIER - … · Pour que les baby boomers devenus papy ou mamy ... J’ai banni depuis plus d’un an ces gros réveils qui font un bouquant terrible et pire qui

247

- Je suis sure qu’un mini comme celles que met Martine t’irait très bien. Tes jambes sont si belles.

Les femmes aiment qu’on les complimente. Quand je serais délégué de classe, elles aimeront le pouvoir. Je les aurais toutes. Enfin, certaines. J’espère les mieux. Enfin, pas les trop moches !

Je me rends vite compte que sur les panneaux d’affichages à l’entrée du lycée, les tracts et les affiches fleurissent. Je ne suis dans aucun mouvement. Pas bien ça. Ca fait « mec seul ». J’ai entendu parlé sur Europe N°1 d’une nouvelle expression « brainstorming ». On se réunit et on donne des idées sans censure. Ca me plait bien. Ca fait américain, Kennedy et Dylan réunis. J’en parle autour de moi, ça plait, ça prend. Jeudi après midi, arrière salle de « la fauvette », j’invite deux copines et trois copains à ce nouveau truc.

- Bon je vous explique, il faut trouver un nom à un nouveau mouvement lycéen.

- Trouvons d’abord des idées. Une orientation.

- Non, de ça, je m’en occupe. Un nom sera suffisant.

- C’est prendre le problème à l’envers !

- Mais non, je vous assure je travaillerais sur ce point avant les élections.

- Heu, Parti des lycéens ?

Page 248: DEMAIN C EST ENCORE HIER - … · Pour que les baby boomers devenus papy ou mamy ... J’ai banni depuis plus d’un an ces gros réveils qui font un bouquant terrible et pire qui

248

- Non, ça c’est idiot ! Sanctionnai je.

- Les « durs de durs » Les 3D !

- T’as pas plus con ?

- Oh, moi Bernard j’ai entendu un truc bien le « mouvement universitaire de Réforme». Si vous être contre le MUR c’est que vous adhérez au MUR !

- Sympa ! Mais nous sommes lycéens, pas en université ! Mais je retiens « mouvement » !

- Mais on est révolutionnaires ou pas !

- Mais non connard, on est pour la réforme !

- Alors si on n’est pas révolutionnaires et si tu me traites de connard, je me casse !

- C’est ça, casse toi pauvre con !

- Bernard, on ne dit pas ça à des gens, surtout si tu veux être élu.

- T’as raison, je n’aurai pas dû lui dire çà. Cà la fout mal. Si je suis élu, c’est promis, je ne parlerais plus comme ça. En attendant on tourne en rond.

- Si tu résumais.

- Oui. Le mot « mouvement » me plait. Ca fait dynamique, « bouger ». Nous ne sommes pas révolutionnaires, nous sommes pour une réforme du système, voire pour la réforme d’Edgar Faure.

Page 249: DEMAIN C EST ENCORE HIER - … · Pour que les baby boomers devenus papy ou mamy ... J’ai banni depuis plus d’un an ces gros réveils qui font un bouquant terrible et pire qui

249

- Alors, « mouvement » puisque tu aimes. « Lycéen », puisqu’on est pas à l’université et pour la « réforme d’Edgar Faure ».

- C’est pas mal. Mais mettre Edgar Faure là dedans c’est un peu trop.

- Donc « mouvement lycéen pour la réforme » ça te va ?

- « MLPR » oui ça sonne bien, allons y ! Vous voyez le brainstorming sans censure ça fonctionne bien.

- Sans censure ? Et le « casse toi pauvre con », c’est pas une censure ?

- Non, c’est une connerie !

Je passe la soirée avant mes premières élections à travailler non pas sur un programme, mais sur ce que je vais dire. Le plus difficile c’est que je ne sais pas qui sera contre moi. J’ai un peu la trouille du résultat. Je veux gagner. Coûte que coûte !

Première heure, Rivet, donc élections. Je m’habille le mieux possible. Sérieux et décontracté. Métro, avenue des Gobelins. Café à « la fauvette ». Sous le porche les affiches, dont la mienne « pour le MLPR, votez Regnault ». Dessous quelques lignes qui ne veulent pas dire grand-chose. Mais on voit bien « BERNARD REGNAULT ». C’est la seule chose que j’ai à vendre.

- La révolution de mai vous a donné des droits ! Vous devez les exercer ! Nous allons procéder aux

Page 250: DEMAIN C EST ENCORE HIER - … · Pour que les baby boomers devenus papy ou mamy ... J’ai banni depuis plus d’un an ces gros réveils qui font un bouquant terrible et pire qui

250

élections des délégués de classe. J’espère qu’il y a des candidats.

Bon ! Quant à moi j’espère qu’il n’y en aura pas trop.

- Moi, Madame. Mais d’abord il n’y a pas eu de révolution, seulement des événements. Et c’est la réforme qui nous a donné le droit de choisir des délégués. Et seulement la réforme !

- Bon, donc Regnault est le candidat réactionnaire, y en a t il d’autre ?

- Madame, en tant que prof vous avez tous les droits. Mais ce qualificatif de réactionnaire est insupportable !

- Ca va Regnault. J’espère seulement que vous ne serez pas le seul !

- Moi Madame, je suis candidat contre le réactionnaire. Se hasarde le grognon Debieuvre.

- C’est déjà mieux !

- Madame, pas de jugement de valeur, ce n’est pas votre rôle !

- Regnault, vous aurez la parole plus tard ! D’autres candidats ?

Je scrute avec crainte. Aucune main en l’air, mais des clins d’œil de copains qui ont l’air d’apprécier

Page 251: DEMAIN C EST ENCORE HIER - … · Pour que les baby boomers devenus papy ou mamy ... J’ai banni depuis plus d’un an ces gros réveils qui font un bouquant terrible et pire qui

251

de m’avoir entendu « moucher la prof d’histoire ». Je ferais tout pour parler en dernier.

- Bon Regnault, vous qui voulez parler, je vous laisse mon bureau pour vous adresser à vos camarades.

- Non Madame, déjà ils ne sont pas mes « camarades » mais mes copains et puis Debieuvre commence par un « d » et Regnault par un « r ». A Pierre de parler en premier.

Heureux de l’augure, Pierre est déjà debout et sans demander son reste est à mi-chemin du bureau, il s’assoit. On sent qu’il a hâte d’en finir.

- Merci Madame. Je n’ai pas peur de ce beau nom de Camarades qui nous vient de la classe ouvrière. Regnault, n’a sans doute pas de camarades ici. Mais moi j’en ai. Et c’est pour représenter le PCF et la classe ouvrière que je suis ici.

- Mais nous ne sommes pas ouvriers, mais lycéens !

- Regnault taisez vous ! Pierre à vous.

- Je représente le camarade Waldeck Rocher et les espoirs de mai. La révolution des étudiants et des ouvriers pour virer le fasciste De Gaulle. Votez pour la classe ouvrière et la liberté d’expression.

- C’est tout Pierre ?

Page 252: DEMAIN C EST ENCORE HIER - … · Pour que les baby boomers devenus papy ou mamy ... J’ai banni depuis plus d’un an ces gros réveils qui font un bouquant terrible et pire qui

252

- Euh oui.

- Regnault à vous.

- Je parlerai de ma place. Pas de votre chair. Je ne suis ni prof, ni ouvrier et je n’ai aucune envie de devenir ni l’un, ni l’autre quand je vois ce qui se passe ici ! Je suis, nous sommes, mes « copains » et moi, des lycéens. Le mouvement que je préside, le « MLPR » veut donner la parole à des gens responsables. Et aujourd’hui, en la personne de Debieuvre, c’est un inféodé de l’URSS et des goulags qui veut nous apprendre la liberté. Il traite De Gaulle de fasciste et le comité central des soviétiques c’est quoi ? Peace and love ! Je suis français et fière de l’être, si je devais chanter c’est « La Marseillaise » qui me viendrait aux lèvres, pas « L’Internationale ». Je suis candidat pour vous représenter, vous, mes copains et pas les camarades soviétiques. A vous de choisir !

- C’est tout Regnault ?

- Ca ne vous suffit pas ?

- Si amplement. Vous allez voter maintenant. Je suis dans mon rôle de professeur en vous disant de faire attention aux belles paroles.

Tout le monde plonge sur ses papiers. Ils écrivent des noms. J’écris le mien en me disant que je vais me faire sacquer en histoire durant toute l’année. La procession débute vers la boite en carton. Que

Page 253: DEMAIN C EST ENCORE HIER - … · Pour que les baby boomers devenus papy ou mamy ... J’ai banni depuis plus d’un an ces gros réveils qui font un bouquant terrible et pire qui

253

va t il en sortir ? Rivet dépouille. Se lève et fait la gueule.

- Debieuvre 13 voix, Regnault 17, « rien à foutre » 3, blanc 6 ! Regnault est élu.

Quelques timides applaudissements. Je me dis que je valais mieux que quatre voix d’écart.

- Tu nous offres un pot pour fêter ça !

- Oui bien sur.

QG « La Fauvette » des copains d’autres classes de seconde nous attendent. J’en connais la plupart de vue.

- Je vous présente Bernard qui vient de se faire élire haut la main.

- Quatre voix, faut pas exagérer !

- Mais si mon vieux, tu nous as scotché, ce sera un homme politique.

En face de moi une fille charmante. Sylviane, m’a-t-on dit. Elle me regarde. Je la regarde. Nous n’arrivons pas à décrocher nos yeux de nos regards. Plus un bruit. Ses yeux. Mes yeux. Le troquet enfumé me semble calme, dans de la ouate. Cette fille est adorable, vraiment sensuelle. Serait-ce ? Est-elle ? Sommes nous ? Je tends ma jambe vers la sienne sus la table. Pas de résistance. J’insiste. Elle aussi durcit ses mollets. De plus en plus d’yeux, non pas sur moi, mais dans moi. Ses

Page 254: DEMAIN C EST ENCORE HIER - … · Pour que les baby boomers devenus papy ou mamy ... J’ai banni depuis plus d’un an ces gros réveils qui font un bouquant terrible et pire qui

254

yeux sont dans mon cerveau, dans mon corps. Et les miens, partout en elle. Là, je crois que c’est bon ! Une journée. Deux succès !

Page 255: DEMAIN C EST ENCORE HIER - … · Pour que les baby boomers devenus papy ou mamy ... J’ai banni depuis plus d’un an ces gros réveils qui font un bouquant terrible et pire qui

255

Chapitre 19

En général, le bruit métallique des roues du métro contre les rails fait un bruit répétitif sans signification particulière. Ce matin, tout au long du parcours elles me martèlent Syl-vi-anne, Syl-vi-anne, Syl-vi-anne, Syl-vi-anne. J’ai rendez-vous avec elle à la fin de nos cours à dix sept heures. Mais il est huit heures et dix sept heures c’est long. Syl-vi-anne, Syl-vi-anne, Syl-vi-anne, Syl-vi-anne. Cette chanson ne cesse qu’à Place d’Italie.

Assis en classe, cours d’éco, je n’écoute pas. Je n’entends même pas. La prof s’agite. Pour moi aucun mot ne sort de la bouche. Syl-vi-anne, Syl-vi-anne, Syl-vi-anne, Syl-vi-anne. Le métro remplace la parole de ma prof. Pardon, le bruit de ma prof. Je me savais puceau, mais je ne me le savais pas à ce point là. Je croyais que les filles agissaient à quelques centimètres sous ma ceinture. C’est faux. Sylvianne m’a fait l’Amour par les yeux. Le regard. Ses yeux noirs. Ses yeux dans mon corps. Je ne suis pas du tout excité comme en voyant les filles nues en Corse. Quand elle m’a regardé hier soir, c’était la chaleur. La chaleur de mon épiderme, à cet endroit ma température montait à quarante deux degrés. Les poils de mes bras étaient au « garde-à-vous ». Ma nuque aussi réagissait. C’était vraiment bien. De la ouate. J’étais un bébé chaud dans de la ouate. Ouate autour de mon corps et ouate dans les oreilles. Calfeutré, capitonné. C’est bon. Est-ce ça

Page 256: DEMAIN C EST ENCORE HIER - … · Pour que les baby boomers devenus papy ou mamy ... J’ai banni depuis plus d’un an ces gros réveils qui font un bouquant terrible et pire qui

256

le coup de foudre ? Foudre, non, mais coup de ouate. De chaleur. D’amour. Les nuages chauds. Le rêve. Une nouvelle vie. Et si, pour elle ce n’était qu’un coup de foudre. La foudre qui frappe et s’en va. Laissant des dégâts et repart. Ailleurs, vers d’autres cibles. Avec son regard elle peut frapper tout le lycée. Tout le treizième arrondissement. Tout Paris et même mes copains à Veneux. A quoi pense-t-elle en ce moment ? A moi ? Ecoute t elle son cours ou est elle sur le même nuage chaud que moi ? Je veux être le seul à posséder son regard. Le reste je m’en fous. Pas envie de son corps. Pas encore. De sa bouche, oui ! Je ne suis pas prêt pour le reste. Ses yeux, son cerveau et sa bouche vont me suffir.

Nous avons rendez-vous à dix sept heures. Je pensais pouvoir attendre. Mais non. Je veux la voir, l’entrevoir à la cantine, même si nous n’avons pas la même heure de repas.

Je me poste dans le grand hall du lycée. Je veux la voir. Lui parler et entendre ses mots. Ses maux ou ses envies. J’ai envie de ses mots de nos envies. C’est long tout ça ! La patience n’a jamais été ma force. Le sera t elle un jour ? Une grappe de lycéens sort. Elle, au centre des mecs de sa classe. Là, je ne vois en eux que des prédateurs et elle une proie facile, petite brune craquante en mini jupe. Pourquoi met elle des jupes aussi courtes ? J’aime bien, mais pas pour elle !

- Ah, tu es là Bernard !

Page 257: DEMAIN C EST ENCORE HIER - … · Pour que les baby boomers devenus papy ou mamy ... J’ai banni depuis plus d’un an ces gros réveils qui font un bouquant terrible et pire qui

257

- Oui, je passais.

- On se voit toujours à dix sept heures, j’ai hâte !

- Moi aussi, j’ai hâte !

Je lui prends ses mains. Elle me les tend. Je les sers. Elle aussi. J’approche mes lèvres de sa bouche. Elle aussi. Elle dévie pour arriver sur ma joue. Elle me dit ces mots précieux.

- Non pas ici Bernard !

Dans ce « non, pas ici Bernard » J’entends « oui, Bernard, tout à l’heure, je serai à toi ». Pas de maux, même pas des mots, plutôt une parole, mieux une promesse, voire des promesses. Je suis bien, heureux et conquérant et même totalement conquis, charmé, envouté. Je plane, je suis à cent mètres au dessus du lycée, au dessus du treizième arrondissement, au dessus de Paris. C’est promis cet après midi j’écoute mes cours. Anglais et français c’est certain, physique chimie, c’est pas gagné!

La prof d’anglais sort des polycopiés de sa sacoche et l’air sadique nous distribue une coupure de journal.

« On Friday 3rd May a meeting was called in Paris's Sorbonne University to protest against the closure of Nanterre University the day before. This followed a week of clashes there between extreme right wing

Page 258: DEMAIN C EST ENCORE HIER - … · Pour que les baby boomers devenus papy ou mamy ... J’ai banni depuis plus d’un an ces gros réveils qui font un bouquant terrible et pire qui

258

groups and students campaigning against the Vietnam War. »

- Vous avez une heure pour commenter ce texte et me rendre vos impressions et vos commentaires.

Vraiment les événements de mai inspirent beaucoup les profs qui n’hésitent plus à sortir drapeau et livres rouges. Ce texte m’inspire et si mai n’avait été qu’une vaste révolte contre la guerre du Vietnam. Rien à voir avec de Gaulle et la France. Seulement une tentative avortée contre les « ricains », la haine des « rouges » contre Johnson. Là, je tiens une idée « mai, contre le Président américain et pas contre le Président français ». Les mots se bousculent, les idées affluent dans la plume de mon stylo, mais mon stylo sait écrire en français, il a du mal en anglais. Donc, bien sur, moi aussi, j’ai du mal. J’aimerais tant développer ces idées que j’ai envie de la faire en français. Oui, mais bon, je suis en cours d’anglais et l’asticot qui somnole sur l’estrade va me noter sur mon anglais et pas sur mes idées dont elle n’a rien à foutre. Alors d’une plume timide j’aligne des mots étrangers, non seulement à moi, mais aussi sans doute à la prof tant mon anglais est loin de celui de Johnson ! J’aurais pu écrire au moins cinq pages dans ma langue. Je rends à peine une page et demi en étranger. Ma haine va vers l’ancien régime et Napoléon qui n’ont pas su s’imposer en Amérique. « La Fayette nous voilà » comme disaient les pauvres soldats américains sur les plages de Basse Normandie. La faillite en anglais me voici ! Physique

Page 259: DEMAIN C EST ENCORE HIER - … · Pour que les baby boomers devenus papy ou mamy ... J’ai banni depuis plus d’un an ces gros réveils qui font un bouquant terrible et pire qui

259

chimie dans la salle ad hoc du dernier étage du lycée. La prof est tellement jeune, timide et sans expérience que l’on a vraiment envie de lui dire « pousse toi cocotte, on va faire ça nous même ». Avec ses instruments et ses produits chimiques elle nous fait peur. Hiroshima aux Gobelins ça pourrait être elle. Sans le faire exprès, elle pourrait nous faire une explosion nucléaire à domicile. « Est ce bien raisonnable tout ça Madame ! », sont des expressions qui reviennent souvent. Peu de maitrise de la parole et vraiment peu de maitrise de ses gestes. « Est ce bien raisonnable tout ça Madame ! » La pauvre, elle nous fait vraiment pitié. N’y a t il pas d’autres métiers pour elle ? Conseillère d’éducation, pionne, gardienne de cimetière… Enfin des choses moins dangereuses pour tout le monde !

Je passe le cour les yeux rivés sur les aiguilles de ma montre, la grande aiguille, puis la trotteuse comme pour accélérer le temps en priant pour ne pas être intoxiqué par une erreur de dosage de la folle dangereuse qui s’active autour de sa cloche à expériences. Derrière les incantations de la sorcière, sur une musique de Mendeleïev, j’entends, j’écoute les « tictacs » de ma montre qui me mèneront à dix sept heures. Moins dix, je range mon cartable. La prof me voit. Détourne les yeux. Peur de me sanctionner ou réelle envie de sa part de se casser comme moi de cette salle de cours à l’ambiance tendue par la peur et l’ennui réciproques ? Sonnerie espérée, sonnerie réelle,

Page 260: DEMAIN C EST ENCORE HIER - … · Pour que les baby boomers devenus papy ou mamy ... J’ai banni depuis plus d’un an ces gros réveils qui font un bouquant terrible et pire qui

260

délivrance et espoir. Je me rue dehors, dévale les escaliers, heurte légèrement le surgé.

- Pressé Régnault ?

- Regnault, M’sieur !

- Pressé ReUgnault ?

- Oui, M’sieur !

- Un rencart ReUgnault ?

- Euh, non, enfin oui M’sieur !

Il ne va quand même pas me mettre une heure de colle maintenant ce con !

- Allez vas y, mais moins vite, elle t’attendra !

- M’ci, M’sieur !

Je descends moins vite, enfin vite, mais marche par marche. Cours dans la cour, proche du porche, accélère, monte la rue Croulebarbe, m’arrête devant l’entrée principale. Sylviane, n’est pas là. Elle court moins vite ou elle est moins pressée. Je reprends mon souffle. Une main sur l’épaule, Je me retourne. Sylviane. Un grand frisson me parcourt. Elle est là, belle rayonnante en chaire et en os. Je n’en veux qu’à sa chaire, enfin qu’à sa bouche. Nouvel essai. Tout aussi infructueux.

- T’es un pressé toi !

- Non !

Page 261: DEMAIN C EST ENCORE HIER - … · Pour que les baby boomers devenus papy ou mamy ... J’ai banni depuis plus d’un an ces gros réveils qui font un bouquant terrible et pire qui

261

- Ne me dis pas non !

- Alors oui, j’ai envie de te serrer dans mes bras.

- Moi aussi, mais pas en pleine rue, pas devant le lycée.

- On va à « la Fauvette » ?

- Non, il y a la moitié du lycée. Attends un peu pour montrer ta « conquête ».

- Es tu conquise ?

- Je crois bien que oui !

- Allons en face à « l’Entracte »

- Oui, joli nom, l’entracte pour une nouvelle histoire !

Je prends ma conquête par l’épaule. Elle me prend par la taille. C’est la première fois que cela m’arrive.

« Tous les garçons et les filles de mon âge Se promènent dans la rue deux par deux Tous les garçons et les filles de mon âge Savent bien ce que c'est d'être heureux Et les yeux dans les yeux et la main dans la main Ils s'en vont amoureux sans peur du lendemain » Oui mais moi, je ne vais plus seul par les rues, l'âme en joie Oui mais moi, je ne vais plus seul, car Sylviane va peut être m’aimer. Désolé Françoise, mais moi c’est Sylviane !

Page 262: DEMAIN C EST ENCORE HIER - … · Pour que les baby boomers devenus papy ou mamy ... J’ai banni depuis plus d’un an ces gros réveils qui font un bouquant terrible et pire qui

262

Nous entrons dans le café. Je suis un loup qui montre, exhibe sa proie. Je suis fier, mais tout le monde à l’air de s’en foutre. A part quelques vieux alcolos il n’y a que des jeunes couples et moi je me fous de leur présence. Seule Sylviane a de l’importance, et quelle importance ! Loin, dans le fond une place pour quatre. Je m’assieds en face d’elle.

- Non, Bernard, viens à coté de moi.

- Ah, euh oui !

- Sylviane, parle-moi de toi, en fait on ne se connaît pas.

- Bernard, s’il te plait, embrasse moi !

Petit instant de solitude. « On fait comment. Avec la langue ou pas ? » Bon j’y vais. De mes mains, j’écarte ses cheveux bruns. Je me rapproche, entrouvre ma bouche, embrasse la sienne et je sors ma langue et la tourne autour de la sienne. Dieu que c’est bon ! Elle sait très bien y faire. J’apprends très vite. C’est délicieux. Ca dure et ça dure. Je ne respire plus que par sa bouche et elle par la mienne. Nous sommes quatre poumons et un seul corps. De plus en plus profond. Je ne sais plus ou je suis. D’instinct je dénoue mes mains de son cou, prends ses épaules, les sers et descend vers ses seins. Ils semblent juste avoir la taille de mes mains. Un quart de seconde je me pose la question « voudra-t-elle ». Oui, elle le veut. Et ça dure un temps infini de paradis.

Page 263: DEMAIN C EST ENCORE HIER - … · Pour que les baby boomers devenus papy ou mamy ... J’ai banni depuis plus d’un an ces gros réveils qui font un bouquant terrible et pire qui

263

- Bon, c’est pas tout ça, y faudrait quand même commander !

Le garçon de café nous ramène à la réalité. La première réponse me venant à l’esprit est « casse toi p’ove con ! » Non, ça j’ai promis de ne plus le dire.

- Euh, deux cafés !

- S’il vous plait ?

- Oh oui, ça me plait !

- Non, j’veux dire tu pourrais être poli !

- Ah oui garçon, deux cafés s’il vous plait, et à nous ça plaira aussi. Merci garçon !

Un moment d’éternité vient de passer en un baiser. Un quart d’heure, une demi-heure de bouche à bouche extra ordinaire. Je crois que je suis amoureux. Je suis amoureux. Cafés servis, ticket avec soucoupe. Le garçon attend planté. Je paie.

- Tu embrasses très bien Bernard !

- Merci. Toi aussi.

- J’embrasse comme on m’embrasse. Parfois bien, parfois mal. Mais là c’était très bien. Je suis la combien tième fille que tu embrasses ?

- Euh, je sais pas, six ou septième et toi ?

- Moi, moins, tu n’es que le quatrième.

Page 264: DEMAIN C EST ENCORE HIER - … · Pour que les baby boomers devenus papy ou mamy ... J’ai banni depuis plus d’un an ces gros réveils qui font un bouquant terrible et pire qui

264

- Ah oui quand même !

- Mais c’est peu par rapport à toi Bernard. Tu es un séducteur !

- Sylviane, tu es la seule qui compte à ce point.

- Toi aussi, Bernard, je crois que tu vas compter.

Je vais compter pour elle. Mais, si moi je compte, avec elle, je ne compte qu’un. Je suis vraiment bien, de mieux en mieux. On va se croiser dans le lycée. Ca va se savoir et c’est très bien comme ça. Je dois vivre et penser à deux. Je suis couple. Nous passons nos loisirs, jeudi et autres heures libres à marcher et nous embrasser. Tout y passe, rues, boulevards, de nombreux bars. Nous avons élu notre QG dans le café « les mouettes » rue du Bac. L’endroit est calme et au sous sol il y a une cave aménagée avec des banquettes moelleuses. Non seulement cela me rappelle la cave notre cave-discothèque de la maison de Veneux, mais le peu de consommateurs du sous sol nous laissent une large possibilité de câlins discrets. Nous nous réfugions aussi, sages et pieux, dans certaines églises. Par un bel après midi libre, nous allons à « l’American Cathédral » avenue Georges V.

- Bernard, il y a un truc que je ne t’ai pas dit ?

- Ah, quoi ?

- Je ne suis pas catholique. Je suis juive !

- Ah, bien, pas moi.

Page 265: DEMAIN C EST ENCORE HIER - … · Pour que les baby boomers devenus papy ou mamy ... J’ai banni depuis plus d’un an ces gros réveils qui font un bouquant terrible et pire qui

265

- Ca ne te gène pas ?

- Pourquoi voudrais tu que ça me gène ?

- On me l’a dit lorsque j’avais onze ans. J’ai eu l’impression d’être différente. Les juifs sont souvent mal vus.

- C’est idiot ! Ce qui me gênerait, ce serait que tu ne sois pas amoureuse de moi. Mais juif, je ne vois pas ce qui me gênerait. T’es marrante toi !

- Je t’aime !

Mes journées sont belles. Un soir en rentrant à la maison, mon père me dit.

- Tu me sembles bien joyeux Bernard depuis quelques temps. Fréquentes-tu ?

- Euh, non Papa. Mes études me plaisent, c’est tout !

- Tu peux conter fleurette, mais attention pas plus. Tes études d’abord, tu as le temps pour le reste.

Saint Pierre a renié trois fois le Christ. Et moi, je viens de renier une fois Sylvianne. Au fait, mes parents, auraient ils un problème s’ils savaient que je conte « fleurette » à une juive ? Mais je pense surtout au « pas plus ! ». Si, justement j’ai envie de plus. J’ai envie de tout. Tout elle. Il faut que j’y travaille. Avant demain, lundi, je dois trouver une solution pour éloigner ma mère de l’appartement familial. L’envoyer à Veneux, seule et en train à

Page 266: DEMAIN C EST ENCORE HIER - … · Pour que les baby boomers devenus papy ou mamy ... J’ai banni depuis plus d’un an ces gros réveils qui font un bouquant terrible et pire qui

266

Veneux, ce serait bien. Mais qu’irait-elle y faire, surtout en semaine ? Je laisse tomber l’affaire. Je pense à l’envoyer au marché Saint Pierre, l’idée me vient à cause de ses gouts pour la déco.

- Maman, j’aimerais d’autres rideaux pour ma chambre. Je n’aime plus les rouges. Ils font trop « enfant » et je suis en seconde !

- Ah, moi je trouve bien. Nous verrons ça !

- Pourrais tu aller chercher des échantillons au marché Saint Pierre que l’on puisse y réfléchir, tous en famille ?

- On verra.

- Mais si Maman, vas y, s’il te plait!

- On verra, je te dis, ce n’est pas pressé !

- Mais vas-y jeudi !

- Non, jeudi je ne peux pas !

- Ah, pourquoi, que fais tu jeudi ?

- Je suis invité à déjeuner chez les cousins Gateau à La Garenne.

- Ah, bon ! Et tu y vas comment.

- En métro et en bus.

- Seule, sans Papa ?

Page 267: DEMAIN C EST ENCORE HIER - … · Pour que les baby boomers devenus papy ou mamy ... J’ai banni depuis plus d’un an ces gros réveils qui font un bouquant terrible et pire qui

267

- Oui, seule, Papa travaille.

- Tu vas bien mettre une heure pour y aller et une autre pour revenir.

- Oui.

- Tu partiras à quelle heure ?

- Je ne sais pas, onze heures, je pense !

- Tu reviendras à quelle heure ?

- Je ne sais pas exactement. Assez tôt pour préparer le diner, vers dix huit heures. Je m’occuperai de tes rideaux la semaine prochaine.

- Ca va, laisse tomber pour les rideaux.

- Toi, tu ne sais pas ce que tu veux !

Je retourne vers ma chambre. Je fais trois pas, ma mère ne me voit plus, je me frotte les mains très fort. Youpi! Jeudi Maman ira chez les Gateau et moi j’aurai mon dessert ! Il me reste à proposer à Sylvianne de venir déjeuner à la maison, ce qui ne devrait pas trop poser de problème, mais surtout de lui sauter dessus, mais en douceur. Sans en avoir l’air. Et enfin, vraiment connaître une fille. Et ça, c’est une autre paire de manches. La soirée se passe en révision de sciences éco, joie, anglais, joie, maths, joie et frissons. Demain, à l’attaque.

Sylvianne trouve que c’est une bonne idée de connaître l’appartement où je vis et une encore

Page 268: DEMAIN C EST ENCORE HIER - … · Pour que les baby boomers devenus papy ou mamy ... J’ai banni depuis plus d’un an ces gros réveils qui font un bouquant terrible et pire qui

268

meilleure que ma mère ne soit pas là. Aurait-elle déjà compris ce que je voulais ? Veut-elle la même chose ou est-elle naïve ? Naïve à ce point là, cela ne lui ressemble pas. Une fille serait elle autant intéressée que les garçons sur ce plan là. Je n’ose pas y croire. Je n’y crois pas !

La semaine se passe fébrile. Très fébrile et pleine d’espoirs et de craintes. Si ce qu’il y a de meilleur dans l’amour c’est de monter l’escalier, une fois dans la chambre, ça doit ne pas être mal non plus ! L’escalier est haut, les marches pour atteindre le jeudi midi sont longues.

Sylvianne sort des ses cours le jeudi à douze heures trente et moi une heure avant. Il est convenu de se retrouver chez moi. Cela vaut mieux. J’ai peur que l’on nous voit ensemble et que la sorcière Leroux en parle à mes parents. Elle ne demanderait que çà ! Dans le métro la panique me gagne. Mais on s’y prend comment ? Techniquement comment pour pénétrer une fille. De mon coté j’ai mon idée. Je vois bien à quoi ressemble « la prise mâle », mais où est exactement « la prise femelle » et comment mettons l’une dans l’autre ? Je n’ai pas de copains très proches à qui cela soit arrivé, même ceux de Corse, de deux ans plus vieux sont encore puceaux. Je ne vais quand même pas me mettre autour de la table et dire à Sylvianne « bon, ma grande, j’ai très envie de te sauter, mais le hic c’est que je ne sais pas comment on fait ! ». Et si elle non plus ne sait pas, on fait comment ? On appelle le docteur Eginer, le médecin de famille, pour lui

Page 269: DEMAIN C EST ENCORE HIER - … · Pour que les baby boomers devenus papy ou mamy ... J’ai banni depuis plus d’un an ces gros réveils qui font un bouquant terrible et pire qui

269

demander conseils. Ou pire, avant de se dépuceler mutuellement on prend rendez-vous chez lui et on fait ça dans son cabinet. Les stations de métro défilent et je n’ai toujours aucune idée du mode opératoire ! Pas de mode d’emploi. Au lieu de nous emmerder avec ses sciences nat sans intérêt, la prof ferait mieux de nous apprendre çà avant de passer aux TP dans une petite salle réservée à cet effet. Ca fait des siècles et des siècles que tout le monde se reproduit. Hommes et femmes, sans parler des animaux et moi je suis comme un con dans le métro à me poser la question du « putain, mais comment on fait ce truc qui doit pourtant être simple ! »

Réalisme, remboiter, rencontre…reproduction. Rien, pas un dessin sur le dico de Papa. Anatomie, des dessins de corps humain, mais pas de sexe. Apareil, non, merde ça prend deux « p ». Appareil rien. Essayons génital. Ah, voilà deux dessins. Celui du bas, l’homme, je possède bien la situation. Femme, voyons voir. Ovaire et utérus me semblent un peu trop hauts. Anus, non ça ne doit pas être pas là. Plus bas, clitoris, petites lèvres, grandes lèvres. Waouu, tout ça ! Ca m’a l’air bien compliqué, faut il franchir tout ça pour aller dedans ? Et si elle ne veut pas ouvrir ses deux paires de lèvres, je fais comment ? « Sylvianne, s’il te plait peux tu ouvrir tes quatre lèvres que je puisse rentrer plus loin ». Et si elle ne veut ouvrir que ses premières lèvres et pas les deuxièmes, il se passe quoi ? Bon, on va dire que ce sera un début. A la prochaine visite de

Page 270: DEMAIN C EST ENCORE HIER - … · Pour que les baby boomers devenus papy ou mamy ... J’ai banni depuis plus d’un an ces gros réveils qui font un bouquant terrible et pire qui

270

ma mère chez les cousins de La Garenne on verra pour les grandes !

La sonnette retentie, elle se jette dans mes bras. Quel câlin !

- Tu es seul ?

- Oui, ma mère est partie loin.

- Tu es certain ?

- Oui attends, je vais m’en assurer.

J’avise le téléphone blanc qui trône sur une petite table ronde. Je prends le répertoire et tourne le clavier.

- Allo, Marie Madeleine, c’est Bernard. Maman est bien là ?

- Oui, Monique c’est pour toi !

- Allo Maman !

- Oui que se passe t il ? Il y a le feu ? Tu as eu un accident ?

- Non Maman, je voulais seulement savoir si tu étais bien arrivée.

- Oui, c’est gentil Bernard, ne t’inquiète pas, je ne rentrerai pas tard.

- Prends ton temps Maman, justement il n’y a pas le feu, tout va bien. Je t’embrasse.

Page 271: DEMAIN C EST ENCORE HIER - … · Pour que les baby boomers devenus papy ou mamy ... J’ai banni depuis plus d’un an ces gros réveils qui font un bouquant terrible et pire qui

271

-Ouf Sylvianne, pas de problème, nous avons au moins trois heures devant nous.

- T’es un as, Bernard, je t’aime

La suite fut faite de tendresse, de rire et volupté. Tout se passe bien. Très bien. Au moment crucial j’ai le dessin du Larousse figé en tête. Là aussi, tout se passe bien avec une grande complicité. Ou Sylvianne a aussi regardé le Larousse de ses parents, ou ce n’est pas sa première fois.

C’est épatant, vraiment épatant. Tout à fait épatant.

Je suis heureux et elle aussi en a vraiment l’air. L’heure s’enfuie trop vite. C’est certain, nous nous aimons et cette fois totalement. Sylvianne doit déjà partir. Nous sommes calmes, sereins et pleins de projets. Nous nous embrassons avant d’ouvrir la porte du pallier, un danger Leroux peut être en position potentielle d’observatrice. J’ouvre la porte. Personne.

- Au faite Sylvianne, tes parents ont il un Larousse ou un dico chez eux ?

- Non, Bernard, c’est pas leur genre. Mais pourquoi cette question ?

- Pour rien mon amour, pars vite avant que quelqu’un nous voit !

Page 272: DEMAIN C EST ENCORE HIER - … · Pour que les baby boomers devenus papy ou mamy ... J’ai banni depuis plus d’un an ces gros réveils qui font un bouquant terrible et pire qui

272

Chapitre 20

Pour moi, maintenant, ce sera bientôt « tartar ». Les soixante ans sonnent à mes tympans. Bruits sourds d’un cœur qui bat trop vite. D’une sorte de compte à rebours vers la sortie. Au delà de la limite mon ticket de vie ne sera plus valable. Je sais ou est la sortie, d’autres me l’ont montrée. Je ne sais pas quel est mon degré d’autonomie de carburant. L’ai-je économisé ce carburant de vie ? Je ne crois pas, j’ai passé ma vie « pied au plancher ». Comme du temps de mes BMW et de l’impunité routière. Deux cents trente au compteur sur des autoroutes trop vides. Certes les BMW étaient de fonction et je ne payais pas le carburant. Mais de stress en coups de gueules. Vouloir tout faire et le plus vite possible, suis je maintenant sur la réserve? Voilà quelques mois que j’ai abandonnés le Bernard de 1968. Lâchement, je ne crois pas ! Je n’avais rien à lui amener et mon gout pour la parole est tel que j’aurais pu trop lui parler. Lui parler de moi, de lui, de nous. Je ne voulais rien faire, rien dire pour influer sur sa vie, ses choix. Les miens furent assez bons, donc les siens le seront. Je ne me suis pas pris de « murs » en soixante ans alors tout ne va pas si mal. Mon seul regret est que j’aurais pu éviter à d’autres de s’en prendre. Mais comment les alerter. Dire « je suis devin » ! Personne ne croit en ces bêtises. Dire « je reviens d’hier » ? Là pour le coup je me serais pris le « mur » d’un hôpital psychiatrique. Alors j’ai laissé faire. C’est une chose

Page 273: DEMAIN C EST ENCORE HIER - … · Pour que les baby boomers devenus papy ou mamy ... J’ai banni depuis plus d’un an ces gros réveils qui font un bouquant terrible et pire qui

273

rare pour moi que de laisser faire, en général je fais et vite, parfois trop vite. A ma vitesse et pas à celle des autres. Début août de l’an passé j’ai fait une dernière tentative pour partir en Corse avec moi. Me retrouvant une dernière fois au quartier Latin, j’ai voulu prendre le train et le bateau pour m’accompagner. Mais j’ai trouvé cela trop compliqué, à quoi bon ! Si j’avais envie de Corse, je n’avais qu’à prendre un billet d’avion en 2011 et me retrouver sur la plage de Porto. Mais là aussi à quoi bon !

Ces voyages plus que surprenants en 1968 n’ont pas eu grand intérêt pour le grand adolescent que j’étais. A-t-il compris ? Je suis certain que non, pour lui, figé dans l’incertitude de ses certitudes de seize ans, il n’en a rien tiré. Et c’est tant mieux. Pour moi, qui du soir de ma vie, me suis vu à l’aube, cela a été un sacré coup. Pas un bilan, mais le chemin parcouru. Un « update » comme j’écrivais dans les multiples plans marketing de ma carrière. Ne dites pas à ma mère que je suis devenu papy, elle me croit encore « babyboomer » ! Je n’ai pas fondamentalement changé depuis les années de Gaulle, j’ai évolué. Je suis resté sur les mêmes rails, les aiguillages de la vie m’ont mené. Parfois, j’ai pris en main le poste d’aiguillage pour guider moi même ma vie. J’ai appris, vieilli, pris de la hauteur. Pierre qui roule amasse mousses et expériences. En plus de quarante ans la société, elle, a changé. La France de mon enfance ressemblait plus à la France de la fin de la première guerre mondiale qu’à la France de 2012. La

Page 274: DEMAIN C EST ENCORE HIER - … · Pour que les baby boomers devenus papy ou mamy ... J’ai banni depuis plus d’un an ces gros réveils qui font un bouquant terrible et pire qui

274

population rurale était de 13% et 1921, de 10% en 1952 et aujourd’hui elle n’est que de 3%. Trente huit millions de français en 1918 et presqu’autant en 1950. J’ai vu le téléphone mettre plusieurs mois avant que les PTT l’installent chez mes parents. Aujourd’hui Orange créé ma ligne d’i-phone en un clic. Je sors de la boutique et j’appelle les Etats Unis ou la Chine en quelques secondes sans opératrice et sans passer par le « 22 à Asnières » ! J’ai connu les télégrammes et les pneumatiques, puis émerveillé par le télex et le fax. Aujourd’hui j’envoie des mails à la terre entière, de mon index droit sur ma souris. Les soixante dix huit tours sur gramophone sont devenus iTunes sur MP3. Nous les « papyboomers » sommes devenus parias des entreprises sous prétexte que nous sommes incapables de nous adapter. Pauvres nouilles de dirigeants, c’est notre génération qui a fait ces révolutions technologiques. Alors trop chers, pourquoi pas ! Bassinés par votre incapacité à écrire et conduire des vraies stratégies d’entreprises aux mains de fonds de pensions instables pour qui long terme veut dire six mois, pourquoi pas ! Scandalisés d’être pris, comme tous les salariés, pour des « variables d’ajustement », certainement ! Mais incapables d’adaptations, certainement pas ! Ignares que vous êtes, avez vous vu le chemin depuis 1950 ! D’abord, savez-vous ce qu’est un chemin, connaissez vous l’Histoire. De la vie, vous ne connaissez que le binaire informatique. Un peu de vision, de culture générale, et surtout d’humanisme ne vous feraient

Page 275: DEMAIN C EST ENCORE HIER - … · Pour que les baby boomers devenus papy ou mamy ... J’ai banni depuis plus d’un an ces gros réveils qui font un bouquant terrible et pire qui

275

pas de mal. De ma fin de carrière en tant qu’opérationnel d’entreprise je garderai toujours le goût amer du vingt cinq mars 2011. Après force rendez-vous de réseau pour retrouver une place dans un organigramme de société je rentre en contact avec un grand groupe du « CAC 40 ». Six mois d’échanges, de pourparlers. Une semaine d’intégration début mars. Nous sommes d’accord sur tout. Présentation aux collaborateurs et aux clients, tout se passe bien. Derniers réglages avec le Président pour obtenir ce poste de direction lors d’une réunion téléphonique ce vingt cinq mars 2011 à neuf heures trente. Le téléphone sonne.

- Bernard Regnault, bonjour monsieur le Président.

- Bonjour monsieur Regnault, comment allez vous ?

- Monsieur le Président, j’ai préparé cette réunion téléphonique, donc elle aura lieu. Mais je dois vous dire que j’ai appris le décès de ma femme, il y a une heure, donc je suis sous le choc. Vous me pardonnerez si je ne suis pas aussi réactif que d’habitude !

Condoléances d’usages. La réunion se passe. Le professionnel aguerri prend franchement le pas sur l’homme blessé, abattu.

Plus aucune nouvelle. J’appelle, le Président ne me prend plus au téléphone. Les jours se passent. J’appelle. Au bout d’une semaine un vague et terne adjoint me rappelle. « Monsieur le Président a décidé de ne pas donner suite pour l’instant ! »

Page 276: DEMAIN C EST ENCORE HIER - … · Pour que les baby boomers devenus papy ou mamy ... J’ai banni depuis plus d’un an ces gros réveils qui font un bouquant terrible et pire qui

276

Pensez donc, il faisait déjà l’aumône d’un poste de direction à un vieux. Mais si c’est pour se coltiner un senior veuf en deuil que se traine une ado de seize ans, bonjour les problèmes et adieu le vieux ! C’est comme ça que l’on termine une carrière de manager vouée à l’Entreprise. Sans fleur ni couronne. J’ai appris mon métier de manager sur le tas. Penser que les écoles supérieures de commerce vous y préparent c’est comme penser qu’un jeune qui vient d’avoir son permis de conduire va gagner le Paris Dakar ! Dans la première partie de carrière, ceux de mes collaborateurs qui m’aimaient, avaient raison. J’étais bon ! Ceux qui me haïssaient, avaient raison. J’étais un chien ! Et ceux qui restaient neutres avaient raison. Nous étions dans une entreprise, ni l’amour, ni la haine ne doivent y avoir cours. Il faut des années et beaucoup d’humilité pour apprendre à manager. Pour parvenir à être un manager aussi potable que possible je me suis appuyé sur deux piliers. D’une part la vision à long terme des affaires, c’est à dire la projection à trois ans des dossiers et des faits que je possédais intellectuellement. Et d’autre part une sacrée dose d’humanisme. Même si j’agis en ayant raison, ma raison n’est pas celle des autres. Les autres ne sont pas moi. L’important n’est donc pas que j’ai raison, mais que les autres agissent, c’est à dire comprennent et que ma décision deviennent leurs actions librement consenties et donc efficacement réalisées. Je ne crois plus qu’aujourd’hui les managers aient une vision autre que celle du très court terme, ni la volonté de

Page 277: DEMAIN C EST ENCORE HIER - … · Pour que les baby boomers devenus papy ou mamy ... J’ai banni depuis plus d’un an ces gros réveils qui font un bouquant terrible et pire qui

277

prendre réellement soin de leurs équipes. Le propriétaire d’un centre commercial me disait « je gueule sur des chefs de rayons qui gueulent à leur tour sur leurs équipes. Il y a une ambiance de merde. Mais heureusement c’est la crise et le chômage, alors ils se taisent et ne démissionnent pas. Ils ne retrouveraient pas de boulot » Quelle belle œuvre de motivation et d’humanisme !

« Les Hommes naissent et demeurent libres et égaux en droits ». Depuis des siècles on nous bassine avec cette connerie. Il y a ceux qui y croit, sont ils nombreux ? Il y a ceux qui nous le font croire, ils sont nombreux, hommes politiques, Justice et autres corps d’Etat. En fait les hommes naissent et meurent et entre les deux ils se démerdent. Rien d’autre ! Y a t il encore des croyants en politique ? Les pauvres militants de base qui battent le pavé et se gèlent en hiver à distribuer des tracts sur les marchés et autres boites à lettres seraient-ils vraiment dupes ? Quelle est la marge de manœuvre de telle ou telle face à la mondialisation, aux salles de marchés et aux fonds de pensions ? Cinq pourcent c’est tout. Pas la peine de faire un « choix de société » on s’en occupe pour nous ! Je reste néanmoins passionné par la classe politique en période d’élections, non pas pour les enjeux. Il n’y en a pas. Mais pour le jeu. Je suis rivé devant tous les media comme les ados devant n’importe quelle couillonade de télé réalité. C’est pareil. Dans un cas on enferme des gamins dans une maison pour un show plus ou moins scénarisé et voyeurs, on regarde ce qui se passe, on vote

Page 278: DEMAIN C EST ENCORE HIER - … · Pour que les baby boomers devenus papy ou mamy ... J’ai banni depuis plus d’un an ces gros réveils qui font un bouquant terrible et pire qui

278

pour savoir qui dégage et qui reste. Dans l’autres cas on « enferme » des hommes politiques dans une campagne électorale plus ou moins scénarisée, on regarde ce qui se passe et on vote pour savoir qui dégage et qui reste. Tout pareil ! Il va sans dire que les hommes politiques ont plus de talent. Chapeau les artistes ! Josquin-la-joie-de-vivre qui se fait piquer sa place par un nœil-nœil, le nasillon de service ou DSK quéquette en avant et bracelet aux mains à New York sur toutes les chaines du monde. Il faut avoir un sacré talent de scénariste ! Je passe les promesses démagos pour donner des espoirs aux désespérés chroniques qui se retrouvent cocus trois mois après avoir élu leur héros. C’est à chaque fois les mêmes gros titres dans le semestre qui suit les élections. « Les déçus du socialisme » ou « Les déçus de la droite ». Les gars ressortez vos vieux magazines et ne dites pas que vous n’avez pas été prévenus. « Les poids des promesses, le choc des réalités ». Contentons nous de ce super spectacle tous les cinq ans. Marrons nous et ne soyons plus déçus, c’est déjà pas mal !

Mais il ne faut plus choquer. Il faut être politiquement correct ! Et moi, ça, ça m’emmerde. On s’en est pris un sacré coup dans les gencives depuis les années soixante dix. On est passé directement de la censure à l’auto censure. On a le droit de penser, mais correct ! On a le droit de tout dire, mais correct ! Nous sommes passés de la tyrannie du pouvoir à celle des groupes de pressions. On peut dire tout le mal qu’on veut, mais pas du mal qui dérange, les soit disant

Page 279: DEMAIN C EST ENCORE HIER - … · Pour que les baby boomers devenus papy ou mamy ... J’ai banni depuis plus d’un an ces gros réveils qui font un bouquant terrible et pire qui

279

« puissants » ou les soit des soi disant minorités. En clair, on peut dire du mal de nous ou des majoritaires. Pas des autres ! Laissez le pays de Rabelais avoir un « très bon mauvais gout » Ou es tu Le Luron et ta rose qui t’emmerde en direct à la télé de Drucker ? Ou es tu Desproges « On m’a dit qu’il y avait des juifs qui s’étaient glissés dans la salle ». Sors de France Inter Guillon, on ne dit pas en direct que DSK a une bite chercheuse de foufounettes. Quelle honte fais-toi Hara Kiri. Ah non, ça c’est l’autre, ton censeur le bien pensant à gauche. Je suis d’accord pour que l’on condamne ceux qui se gaussent des minorités ou de la bien pensance, mais seulement le jour où l’on pourra condamner le quidam pour non compréhension au second degré de l’humour corrosif. Vous savez le couillon moyen, pd, juif, arabe ou autre auvergnat kapaaiméconsefoutedesageule. Rions, riez des vieux directeurs du marketing qui se la pètent. Roulez vous par terre au sujet des parisiens tristes et aigris qui vomissent les z’autres. Ou encore mieux, des versaillais ridicules qui promènent leur suffisance place du marché le dimanche suivis de la famille jupe plissée et blazer bleu qui sortent bénis de la messe de onze heures. Je suis un peu des trois. Promis je ne porterai pas plainte. Reprenons goût à la dérision, à l’autodérision, à la joie de vivre. Rire des autres et de nous n’est pas un manque de respect, ce doit être un bon signe de vitalité. Pierre Desproges se posait la question face à nœil-nœil, le nasillon « peut-on rire de tout ? Peut-on rire avec tout le monde ? ». Il faut rire de tout et de tout le

Page 280: DEMAIN C EST ENCORE HIER - … · Pour que les baby boomers devenus papy ou mamy ... J’ai banni depuis plus d’un an ces gros réveils qui font un bouquant terrible et pire qui

280

monde et surtout devant tout le monde, et tant mieux si ça gène. Ca veut dire qu’on a touché juste. Mais rions avec classe, pas n’importe comment, l’important est le rire pas la blessure. « Pointe assassine », mais pas mortelle. Soyons vivant. Arrêtons de nous « indigner » en trente pages de poncifs. Marrons nous. De tout. De vous. De nous. Le ridicule ne tue que les ridicules, rase motte du premier degré. Pd, juifs et arabes et auvergnats déconnez sur les versaillais. Le tribunal de la ville est engorgé d’affaires, il ne prendra même pas nos plaintes. Maitre Collard a prit un autre costume plus brun que sa robe noire à froufrous blancs sur le devant, la bavette du baveux.

Ah, vous me direz, il reste des cons. Vaste sujet, parlons donc des cons ! En fait, au cours de ma vie, je n’en ai rencontrés que très peu de vrais cons. Des cons formés, déclarés et qui exercent leur art vingt quatre heures par jour et tous les jours de l’année sans relâche, même les vingt neuf février une année sur quatre. Il y a le con qui n’est con que parce qu’il n’est pas d’accord avec vous à un moment donné. Pour une ou des babioles. Il vous fait perdre votre temps dans une file d’attente ou au feu rouge, je vous ai bien dit que j’étais parisien ! Il milite pour une cause idiote. Il émet des idées ridicules et s’y accroche. Il manque de culture et de réflexion. Il est bourré de certitudes et ne sait pas ce que veut dire écouter les autres et les comprendre. Il croit en tout au premier degré. Il fait partie de ceux qui vont porter plainte pour humour. Le vrai con a le mail leste et pleutre et parfois

Page 281: DEMAIN C EST ENCORE HIER - … · Pour que les baby boomers devenus papy ou mamy ... J’ai banni depuis plus d’un an ces gros réveils qui font un bouquant terrible et pire qui

281

l’avocat sous le coude. Les gens bien sont parfois décevants. Le vrai con jamais ! J’en ai deux en mémoire. Tout d’abord un vrai con gentil. Cadre, par hasard, d’une entreprise américaine, je lui fais comprendre que ce serait mieux de parler un peu la langue écrite dans les plans et les divers memos reçus de l’international. J’investis force cours d’anglais en face à face avec un professeur dédié à sa personne. Plusieurs semaines se passent. Le professeur me demande un entretien pour évoquer son cas. « Julien ne comprend rien, je ne crois pas qu’il soit arrivé à mémoriser le moindre mot d’anglais durant les dizaines heures que j’ai passé avec lui ! ». Alerté, mais peu surpris, je demande à mon collaborateur de venir me voir.

- Bon, Julien, où en es tu de tes cours d’anglais ?

- C’est dur !

- Dur, pourquoi ?

- C’est pas du français.

- Oui, certes, c’est un peu le principe des cours d’anglais !

- Bernard, puis je te poser une question qui me trotte en tête depuis plusieurs mois ?

- Oui, Julien, vas-y. Je serais heureux de t’aider.

- Bon, j’y vais. Je suis né il y a quarante trois ans et le français m’est venu sans que je fasse d’effort. C’est pour tout le monde pareil ! Les américains, qui

Page 282: DEMAIN C EST ENCORE HIER - … · Pour que les baby boomers devenus papy ou mamy ... J’ai banni depuis plus d’un an ces gros réveils qui font un bouquant terrible et pire qui

282

sont eux aussi arrivés au monde avec le français, comme moi, pourquoi parlent-ils maintenant une autre langue ?

Je sais, c’est dur d’entendre de choses pareilles. Et ce Julien était cadre et con. Ses équipes étaient au courant de ses deux états. Il était devenu une sorte de mascotte. Un brave mec. Un brave con !

J’ai eu affaires, aussi à un autre vrai con, confit dans sa suffisance confuse. Un con de compétition. A plus de cinquante ans, feignace et distillant sa connerie urbi et orbi, ce type a dû travailler au moins cinq mois dans toute sa vie ! La plupart des gens vivent de leur travail ou de leurs rentes. Lui, vit au crochet, douillettement blotti dans le cocon, ou plutôt le con-con familial. N’ayant aucune expérience de la vie, mais une grande de sa connerie congénitale, il distille jugements et conseils comme un gland sous son chêne. Pathétique, il pourrait être hilarant tant il est tout à fait ridicule. Mais au bout du cinquième mail ou se mêlent conseils à deux balles et injures, ça gratte, ça irrite, on pouffe à peine !

Mes rares cons donnent du relief aux gens bien. Ils sont plus nombreux mais moins tonitruants. Juste bien. Ils vous aident à vivre, à être heureux et contant de les connaitre, de les fréquenter. « Un coup de fil à un ami », pas pour gagner des millions ! Juste une aide, un conseil. Ils vous prennent. Cher Alain, Président d’une grande entreprise, que je n’ai pas vu depuis dix ans et qui

Page 283: DEMAIN C EST ENCORE HIER - … · Pour que les baby boomers devenus papy ou mamy ... J’ai banni depuis plus d’un an ces gros réveils qui font un bouquant terrible et pire qui

283

quitte une réunion sans doute importante juste parce que je l’appelle pour un service. Cher Dominique en vacances sur les pistes blanches que j’appelle pour lui annoncer le décès de ma femme. Il part en sanglots et me dit « je te rappelle ». Ma vie a été faite de grands et de petits bonheurs. De beaucoup d’exaltations et de peu d’ennuie. Pas vraiment le temps de s’embêter. Du plus loin dont je me souvienne, j’ai été dans la projection, dans le futur. Un nouveau projet en chassant un autre. J’ai peu été spectateur mais très souvent acteur, voire activiste. On me dit excessif, on a excessivement raison, j’ai toujours été trop, fait trop et trop vite. En fait j’ai du vivre plusieurs vies en une. Toucher à beaucoup de choses. Ai-je bien fait toutes ces choses ? Non certainement pas, mais j’y ai touché et je sais à peu près de quoi ça parle. Un peu de peinture, un peu de politique, un peu de psy, un peu de course à pied, un peu de tennis, un peu de golf, un peu d’écriture, un peu de pas mal de choses. Aurais-je été plus heureux de faire bien une seule chose. Je ne crois pas. Je suis allé vite, très vite, trop vite. J’ai certes semé et même perdu des relations qui n’allaient plus à mon pas. Trop sur de moi pour aller au leur. Parmi ces centaines ou milliers de gens que j’ai un moment donné côtoyé, pour certains j’éprouve un grand regret de ne plus les avoir auprès de moi, ou même dans mon rétroviseur. De ne pas avoir suivi leur chemin de vie. Il m’arrive de passer des heures sur Google à taper leurs noms. Et parfois la pépite, je les retrouve et j’arrive à reconstituer leur parcours. Je ressens

Page 284: DEMAIN C EST ENCORE HIER - … · Pour que les baby boomers devenus papy ou mamy ... J’ai banni depuis plus d’un an ces gros réveils qui font un bouquant terrible et pire qui

284

une grande joie pour ceux qui ont réussi à survivre à leurs rêves.

Voilà, tout ça se nomme la vie. Mais au bout du bout, que reste-t-il de vraiment important ? Les parts de marché que j’ai gagné à la sueur du front des mes collaborateurs. Les profits rendus aux sièges de mes entreprises. La reconnaissance de mes équipes ou de mes Présidents. Ma nomination de meilleur manager commercial en 1995. Le bon temps passé avec tel ou tel ou plutôt, telle ou telle. Le premier matin de printemps. La joie des vacances et des découvertes. L’émerveillement devant un tableau de Monet. La possession de deux maisons que j’aime. Ma collection de cons et de gens bien. Rien de tout ça ! Tout ça ne transcende pas, ou peu de temps. C’est bien. C’est tout ! Ce qui reste, ce sont des valeurs sures, ce sont mes deux enfants. Ceux là exactement, même si ça n’a pas toujours été évident. Les voir naitre, grandir, évoluer, s’émanciper petit à petit. Les premiers pas, les premiers dessins, les premières lignes lues sur un livre avec les lapins et des nounours, puis des mots écrits en couleurs sur un papier « Maman et Papa son les lamour de ma vit ». Les projets « Quand je serais grande, je serais Princesse ! » Et puis non, photographe, non styliste, non chanteuse, non docteur, non Présidente de la République… Vous serez vous mes enfants et heureux d’être vous. Et après vous vos enfants, petits enfants passeront et ainsi de suite. Toujours recommencer comme la marée qui remet à net le sable de la plage. Plus rien ne reste sauf les

Page 285: DEMAIN C EST ENCORE HIER - … · Pour que les baby boomers devenus papy ou mamy ... J’ai banni depuis plus d’un an ces gros réveils qui font un bouquant terrible et pire qui

285

souvenirs des châteaux érigés depuis des générations d’enfants.

Une psy qui me suivait depuis pas mal de temps et que je retrouvais beaucoup plus par plaisir que par nécessité a eu, lors de notre dernière rencontre ce mot qui me restera gravé pour toujours « Bernard, vous avez une incroyable propension au bonheur ». J’en accepte l’augure et c’est tant mieux !