deleuze-nietzsche [puf 1965]

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Nietzsche par Gilles Deleuze « Nietzsche intègre à la philosophie deux moyens d'expression, l'aphorisme et le poème. Ces formes impliquent une nouvelle conception de la philosophie, une nouvelle image du penseur et de la pensée. À l'idéal de la connaissance, à la découverte du vrai, Nietzsche substitue l'inter- prétation et l'évaluation... Précisément l'apho- risme est à la fois l'art d'interpréter et la chose à interpréter ; le poème, à la fois d'évaluer et la chose à évaluer... Le philosophe de l'avenir est artiste et médecin, en un mot, législateur. » Cette étude magistrale du grand philosophe, emporté par la démence puis « trahi » par sa soeur qui « essaya de mettre Nietzsche au service du national-socialisme », fut publiée par Gilles Deleuze en 1965 et régulièrement rééditée. Elle comporte une partie biographique, une analyse très sensible de la philosophie nietzs- chéenne, un dictionnaire des principaux personnages et des extraits de l'oeuvre choisis par Gilles Deleuze. www.puf.com PC 2666 8 € TTC France Nietzsche par Gilles Deleuze Philosophes puf CD ' N CD Cr) CD CD Ci) N CD z o t . 1 !" puf 9 3 Nietzsche par Gilles Deleuze « Nietzsche intègre à la philosophie deux moyens d'expression, l'aphorisme et le poème. Ces formes impliquent une nouvelle conception de la philosophie, une nouvelle image du penseur et de la pensée. À l'idéal de la connaissance, à la découverte du vrai, Nietzsche substitue l'inter- prétation et l'évaluation... Précisément l'apho- risme est à la fois l'art d'interpréter et la chose à interpréter ; le poème, à la fois d'évaluer et la chose à évaluer... Le philosophe de l'avenir est artiste et médecin, en un mot, législateur. » Cette étude magistrale du grand philosophe, emporté par la démence puis « trahi » par sa soeur qui « essaya de mettre Nietzsche au service du national-socialisme », fut publiée par Gilles Deleuze en 1965 et régulièrement rééditée. Elle comporte une partie biographique, une analyse très sensible de la philosophie nietzs- chéenne, un dictionnaire des principaux personnages et des extraits de l'oeuvre choisis par Gilles Deleuze. www.puf.com PC 2666 8 € TTC France Nietzsche par Gilles Deleuze Philosophes puf CD ' N CD Cr) CD CD Ci) N CD z o t . 1 !" puf 9 3

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Deleuze-Nietzsche

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  • Nietzsche par Gilles Deleuze

    Nietzsche intgre la philosophie deux moyens d'expression, l'aphorisme et le pome. Ces formes impliquent une nouvelle conception de la philosophie, une nouvelle image du penseur et de la pense. l'idal de la connaissance, la dcouverte du vrai, Nietzsche substitue l'inter-prtation et l'valuation... Prcisment l'apho-risme est la fois l'art d'interprter et la chose interprter ; le pome, la fois d'valuer et la chose valuer... Le philosophe de l'avenir est artiste et mdecin, en un mot, lgislateur.

    Cette tude magistrale du grand philosophe, emport par la dmence puis trahi par sa soeur qui essaya de mettre Nietzsche au service du national-socialisme , fut publie par Gilles Deleuze en 1965 et rgulirement rdite. Elle comporte une partie biographique, une analyse trs sensible de la philosophie nietzs-chenne, un dictionnaire des principaux personnages et des extraits de l'oeuvre choisis par Gilles Deleuze.

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    Gilles Deleuze

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    Nietzsche par Gilles Deleuze

    Nietzsche intgre la philosophie deux moyens d'expression, l'aphorisme et le pome. Ces formes impliquent une nouvelle conception de la philosophie, une nouvelle image du penseur et de la pense. l'idal de la connaissance, la dcouverte du vrai, Nietzsche substitue l'inter-prtation et l'valuation... Prcisment l'apho-risme est la fois l'art d'interprter et la chose interprter ; le pome, la fois d'valuer et la chose valuer... Le philosophe de l'avenir est artiste et mdecin, en un mot, lgislateur.

    Cette tude magistrale du grand philosophe, emport par la dmence puis trahi par sa soeur qui essaya de mettre Nietzsche au service du national-socialisme , fut publie par Gilles Deleuze en 1965 et rgulirement rdite. Elle comporte une partie biographique, une analyse trs sensible de la philosophie nietzs-chenne, un dictionnaire des principaux personnages et des extraits de l'oeuvre choisis par Gilles Deleuze.

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    Nietzsche par

    Gilles Deleuze

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  • PHILOSOPHES

    Nietzsche PAR

    GILLES DELEUZE

    PRESSES UNIVERSITAIRES DE FRANCE

  • ISBN 2 13 055112 2

    Dpt lgal F. dition : 1965 Rimpression de la 13' dition : 2006, avril

    Presses Universitaires de France, 1965 6, avenue Reille, 75014 Paris

    La vie

    Le premier livre de Zarathoustra commence par le rcit de trois mtamorphoses : Comment l'esprit devient chameau, comment le chameau devient lion, et comment enfin le lion devient enfant. Le chameau est l'animal qui porte : il porte le poids des valeurs tablies, les fardeaux de l'ducation, de la morale et de la culture. Il les porte dans le dsert, et, l, se transforme en lion : le lion casse les statues, pitine les fardeaux, mne la critique de toutes les valeurs tablies. Enfin il appartient au lion de devenir enfant, c'est--dire Jeu et nouveau commencement, crateur de nouvelles valeurs et de nouveaux principes d'va-luation.

    Selon Nietzsche ces trois mtamorphoses signifient, entre autres choses, des moments de son couvre, et aussi des stades de sa vie et de sa sant. Sans doute les coupures sont-elles toutes relatives : le lion est prsent dans le chameau, l'enfant est dans le lion ; et dans l'enfant il y a l'issue tragique.

    Frdric-Guillaume Nietzsche naquit en 1844, au presbytre de Roecken, dans une rgion de la Thu-ringe annexe la Prusse. Du ct de la mre comme

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    NIETZSCHE

    du pre, la famille tait de pasteurs luthriens. Le pre, dlicat et cultiv, pasteur lui-mme, meurt ds 1849 (ramollissement crbral, encphalite ou apoplexie). Nietzsche est lev Naumburg, dans un milieu fminin, avec sa soeur cadette lisabeth. Il est l'enfant prodige ; on garde ses dissertations, ses essais de composition musicale. Il fait ses tudes Pforta, puis Biffin et Leipzig. Il choisit la philo-logie contre la thologie. Mais dj la philosophie le hante, avec l'image de Schopenhauer, penseur soli-taire, penseur priv n. Les travaux philologiques de Nietzsche (Thognis, Simonide, Diogne-Larce) le font nommer ds 1869 professeur de philologie Ble.

    Commence l'intimit avec Wagner, qu'il avait rencontr Leipzig, et qui habitait Tribschen, prs de Lucerne. Comme dit Nietzsche : parmi les plus beaux jours de ma vie. Wagner a presque soixante ans ; Cosima, peine trente. Cosima est la fille de Liszt ; pour Wagner, elle a quitt le musicien Hans von Blow. Ses amis l'appellent parfois Ariane, et suggrent les galits Blow-Thse, Wagner-Dio-nysos. Nietzsche rencontre ici un schme affectif, qui est dj le sien et qu'il s'appropriera de mieux en mieux. Ces beaux jours ne sont pas sans troubles : tantt il a l'impression dsagrable que Wagner se sert de lui, et lui emprunte sa propre conception du tragique ; tantt l'impression dlicieuse que, avec l'aide de Cosima, il va porter Wagner jusqu' des vrits que celui-ci n'aurait pas dcouvertes tout seul.

    Son professorat l'a fait citoyen suisse. Il est ambu-lancier pendant la guerre de 70. Il y perd ses derniers

    LA VIE 7

    fard aux s : un certain nationalisme, une certaine sympathie pour Bismarck et la Prusse. Il ne peut plus supporter l'identification de la culture et de l'Etat, ni croire que la victoire des armes soit un signe pour la culture. Son mpris de l'Allemagne apparat dj, son incapacit de vivre parmi le:, Allemands. Chez Nietzsche, l'abandon des vieilles croyances ne forme pas une crise (ce qui fait crise ou rupture, c'est plutt l'inspiration, la rvlation d'une Ide nouvelle). Ses problmes ne sont pas d'abandon. Nous n'avons aucune raison de suspecter les dclarations d'Ecce Homo, quand Nietzsche dit que, dj en matire religieuse et malgr l'hrdit, l'athisme lui fut naturel, instinctif. Mais Nietzsche s'enfonce dans h. solitude. En 1871, il crit La Nais-sance de la Tragdie, o le vrai Nietzsche perce sous les masques de Wagner et, de Schopenhauer : le livre est mal accueilli par les philologues. Nietzsche s'prouve comme l'Intempestif, et dcouvre l'in-compatibilit du penseur priv et du professeur public. Dans la quatrime Considration intempestive,

    Wagner Bayreuth p 875), les rserves sur Wagner deviennent explicites. Et l'inauguration de Bayreuth, l'atmosphre de kermesse qu'il y 'rouve, les cortges officiels, les discours, la prsence du vieil empereur l'coeurent. Devant ce qui leur semble des c:iange-ments de Nietzsche, ses ai lis s'tonne-nt. Nietzsche s'intresse de plus en plus aux sciences positives, la physique, la biologie, la mdecine. Sa sant mme a disparu ; il vit dans les maux de tte et d'estomac, les troubles oculaires, les difficults de parole. Il renonce enseigner. La maladie me dlivra lente-ment : elle m'pargna toute rupture, toute dmarche

  • violente et scabreuse... Elle me confrait le droit de changer radicalement mes habitudes. Et comme Wagner tait une compensation pour Nietzsche-professeur, le wagnrisme tomba avec le professorat.

    Grce Overbeck, le plus fidle et le plus intelligent de ses amis, il obtient de Ble en 1878 une pension. Alors commence la vie voyageuse : ombre, locataire de meubls modestes, cherchant un climat favorable, il va de stations en stations, en Suisse, en Italie, dans le Midi de la France. Tantt seul, tantt avec des amis (Malwida von Meysenburg, vieille wagn-rienne ; Peter Gast, son ancien lve, musicien sur lequel il compte pour remplacer Wagner ; Paul Re, dont le rapprochent le got des sciences naturelles et la dissection de la morale). Parfois, il retourne Naumburg. A Sorrente, il revoit Wagner une dernire fois, un Wagner devenu nationaliste et pieux. En 1878, il inaugure sa grande critique des valeurs, l'ge du Lion, avec Humain, trop humain. Ses amis le compren-nent mal, Wagner l'attaque. Surtout, il est de plus en plus malade. Ne pas pouvoir lire ! Ne pouvoir crire que trs rarement ! Ne frquenter personne ! Ne pas pouvoir entendre de musique ! En 1880, il dcrit ainsi son tat : Une continuelle souffrance, chaque jour pendant des heures une sensation toute proche du mal de mer, une demi-paralysie qui me rend la parole difficile et, pour faire diversion, des attaques furieuses ( la dernire je vomis pendant trois jours et trois nuits, j'avais soif de la mort...). Si je pouvais vous dcrire l'incessant de tout cela, la

    continuelle souffrance tenaillante la tte, sur les yeux, et cette impression gnrale de paralysie, de la tte aux pieds.

    En quel sens la maladie ou mme la folie est-elle prsente dans rceuvre de Nietzsche ? Jamais elle n'est source d'inspiration. Jamais Nietzsche n'a conu la philosophie comme pouvant procder de la souffrance, du malaise ou de l'angoisse bien que le philosophe, le type du philosophe selon Nietzsche, ait un excs de souffrance. Mais, pas plus il ne conoit la maladie comme un vnement affectant du dehors un corps-objet, un cerveau-objet. Dans la maladie, il voit plutt un point de vue sur la sant ; et dans la sant, un point de vue sur la maladie. Observer en malade des concepts plus sains, des valeurs plus saines, puis, inversement, du haut d'une vie riche, sura-bondante et sre d'elle, plonger les regards dans le travail secret de l'instinct de dcadence, voil la pratique laquelle je me suis le plus souvent entra-n... e La maladie n'est pas un mobile pour le sujet pensant, mais pas davantage un objet pour la pense : elle constitue plutt une intersubjectivit secrte au sein d'un mme individu. La maladie comme valuation de la sant, les moments de sant comme valuation de la maladie : tel est le renversement , le dplacement des perspectives , o Nietzsche voit l'essentiel de sa mthode, et de sa vocation pour une transmutation des valeurs (1). Or, malgr les appa-rences, il n'y a pas rciprocit entre les deux points de vue, les deux valuations. De la sant la maladie, de la maladie la sant, ne serait-ce qu'en ide, cette

    (1) Ecce Homo, Pourquoi je suis si sage, 1.

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  • mobilit mme est une sant suprieure, ce dplace-ment, cette lgret dans le dplacement est le signe de la grande sant . C'est pourquoi Nietzsche peut dire jusqu'au bout (c'est--dire en 1888) : je suis le contraire d'un malade, je suis bien portant dans le fond. On vitera de rappeler que tout a mal fini. Car Nietzsche devenu dment, c'est prcisment Nietzsche ayant perdu cette mobilit, cet art du dplacement, ne pouvant plus par sa sant faire de la maladie un point de vue sur la sant.

    Tout est masque, chez Nietzsche. Sa sant est un premier masque pour son gnie ; ses souffrances, un second masque, la fois pour son gnie et pour sa sant. Nietzsche ne croit pas l'unit d'un Moi, et ne l'prouve pas : des rapports subtils de puissance et d'valuation, entre diffrents moi qui se cachent, mais qui expriment aussi des forces d'une autre nature, forces de la vie, forces de la pense telle est la conception de Nietzsche, sa manire de vivre. Wagner, Schopenhauer, et mme Paul Re, Nietzsche les a vcus comme ses propres masques. Aprs 1890, il arrive certains de ses amis (Overbeck, Gast) de penser que la dmence, pour lui, est un dernier masque. Il avait crit : Et parfois la folie elle-mme est le masque qui cache un savoir fatal et trop sr. En fait, elle ne l'est pas, mais seulement parce qu'elle indique le moment o les masques, cessant de commu-niquer et de se dplacer, se confondent dans une rigidit de mort. Parmi les plus hauts moments de la philosophie de Nietzsche, il y a les pages o il parle de la ncessit de se masquer, de la vertu et de la positivit des masques, de leur instance ultime. Mains, oreilles et yeux taient les beauts de

    Nietzsche (il se flicite de ses oreilles, il considre les petites oreilles comme un secret labyrinthique qui mne Dionysos). Mais sur ce premier masque, un autre, reprsent par l'norme moustache. Donne-moi, je t'en prie, donne-moi... Quoi donc ? Un autre masque, un second masque.

    Aprs Humain trop humain (1878), Nietzsche a poursuivi son entreprise de critique totale : Le Voyageur et son ombre (1879), Aurore (1880). Il prpare Le Gai Savoir. Mais quelque chose de nou-veau surgit, une exaltation, une surabondance : comme si Nietzsche avait t projet jusqu'au point o l'valuation change de sens, et o l'on juge de la maladie du haut d'une trange sant. Ses souffrances continuent, mais souvent domines par un enthou-siasme qui affecte le corps lui-mme. Nietzsche prouve alors ses tats les plus hauts, lis un senti-ment de menace. En aot 1881, Sils-Maria, en longeant le lac de Silvaplana, il a la rvlation boule-versante de l'ternel Retour. Puis l'inspiration de Zarathoustra. Entre 1883 et, 1885, il crit les quatre livres de Zarathoustra, accumule des notes pour une uvre qui devait en tre la suite. Il porte la critique un niveau qu'elle n'avait pas prcdemment ; il en fait l'arme d'une transmutation des valeurs, le Non au service d'une affirmation suprieure. (Par-del le Bien et le Mal, 1886 ; Gnalogie de la Morale, 1887). C'est la troisime mtamorphose, ou le devenir-enfant.

    Il prouve pourtant des angoisses, et de vives

    LA VIE 11 10 NIETZSCHE

  • 12 NIETZSCHE LA VIE 13

    contrarits. En 1882, il y eut l'aventure avec Lou von Salom. Celle-ci, jeune fille russe qui vivait avec Paul Re, parut Nietzsche une disciple idale, et digne d'amour. Suivant un schma affectif qu'il avait dj eu l'occasion d'appliquer, Nietzsche la demande rapidement en mariage, par l'intermdiaire de l'ami. Nietzsche poursuit un rve : tant lui-mme Dionysos, il recevra Ariane, avec l'approbation de Thse. Thse, c'est l'Homme suprieur , une image de pre ce que Wagner avait dj t pour Nietzsche. Mais Nietzsche n'avait pas os prtendre clairement Cosima-Ariane. En Paul Re, et prc-demment en d'autres amis, Nietzsche trouve des Thse, pres plus juvniles, moins impression-nants (1). Dionysos est suprieur l'Homme sup-rieur. comme Nietzsche Wagner. A plus forte raison, comme Nietzsche Paul Re. II est fatal, il est entendu qu'un tel fantasme choue. Ariane prfre toujours Thse. Malwida von Meysenburg comme chaperon, Lou Salom, Paul Re et Nietzsche formrent un trange quatuor. Leur vie commune tait faite de brouilles et de rconciliations. lisa-beth, la sur de Nietzsche, possessive et jalouse, fit tout pour la rupture. Elle l'obtint, Nietzsche n'arri-vant ni se dtacher de sa soeur, ni attnuer la svrit des jugements qu'il portait sur elle ( des gens comme ma soeur sont invitablement des adversaires irrconciliables de ma manire de penser et de ma philosophie, ceci est fond sur la nature

    (1) Dj en 1876, Nietzsche avait fait demander une jeune femme en mariage, par Hugo von Senger, son ami c'est Senger qui l'pousa plus tard.

    ternelle des choses... , les mes comme la tienne, ma pauvre sur, je ne les aime pas , je suis profon-dment las de tes indcents bavardages moralisa-teurs... ). Lou Salom n'aimait pas Nietzsche d'a-mour ; il lui revient d'avoir, plus tard, crit sur Nietzsche un livre extrmement beau (1).

    Nietzsche se sent de plus en plus seul. Il apprend la mort de Wagner ; ce qui ractive en lui l'image Ariane-Cosima. En 1855, lisabeth pouse Foerster, wagnrien et, antismite, nationaliste prussien ; Foester ira avec lisabeth au Paraguay, fonder une colonie de purs aryens. Nietzsche n'assiste pas au mariage, et supporte mal ce beau-frre encombrant. A un autre raciste, il crit : Veuillez cesser de m'envoyer vos publications, je crains pour ma patience. Chez Nietzsche, les alternances d'eu-phorie et de dpression se succdent, de plus en plus serres. Tantt tout lui parat excellent : son tailleur, ce qu'il mange, l'accueil des gens, la fascination qu'il croit exercer dans les magasins. Tantt le dses-poir l'emporte : l'absence de lecteurs, une impression de mort, de trahison.

    Vient la grande anne 1888 : Le Crpuscule des Idoles, Le Cas Wagner, L'Antchrist, Ecce Homo. Tout se passe comme si les facults cratrices de Nietzsche s'exacerbaient, prenaient un dernier lan qui prcde l'effondrement. Mme le ton change, dans ces uvres de grande matrise : une nouvelle violence, un nouvel humour, comme le comique du Surhumain. A la fois Nietzsche dresse de soi une

    (1) Lou Andreas SALOM, Frderic Nietzsche, 1894, trad. fr., Grasset.

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    image mondiale cosmique provocatrice ( un jour le souvenir de quelque chose de formidable sera li mon nom , ce n'est qu' partir de moi qu'il y a de la grande politique sur terre ) ; mais aussi se concentre dans l'instant, se soucie d'un succs imm-diat. Ds la fin 1888, Nietzsche crit d'tranges lettres. A Strindberg : J'ai convoqu Rome une assemble de princes, je veux faire fusiller le jeune Kaiser. Au revoir ! Car nous nous reverrons. Une seule condition : Divorons... Nietzsche-Csar. Le 3 janvier 1889, Turin, c'est la crise. Il crit des lettres encore, signe Dionysos, ou le Crucifi, ou les deux la fois. A Cosima Wagner : Ariane je t'aime. Dionysos. Overbeck accourt Turin, trouve Nietzsche gar, surexcit. Il l'emmne tant bien que mal Ble, o Nietzsche se laisse interner calme-ment. On diagnostique une paralysie progressive . Sa mre le fait transporter Ina. Les mdecins de Ina supposent une infection syphilitique, remontant 1866. (S'agit-il d'une dclaration de Nietzsche ? Jeune homme, il racontait son ami Deussen une curieuse aventure, o un piano l'avait sauv. Un texte de Zarathoustra, parmi les filles du dsert , doit tre considr de ce point de vue.) Tantt calme, tantt en crise, semblant tout avoir oubli de son uvre, faisant de la musique encore. Sa mre le prend chez elle ; lisabeth est revenue du Paraguay fm 1890. L'volution de la maladie se poursuit lentement, jusqu' l'apathie et l'agonie. Il meurt Weimar en 1900 (1).

    Sans certitude entire, le diagnostic de paralysie gnrale est probable. La question est plutt : les symptmes de 1875, de 1881, de 1888 forment-ils un mme tableau clinique ? Est-ce la mme maladie ? Vraisemblablement oui. Il importe peu qu'il s'agisse d'une dmence, plutt que d'une psychose. Nous avons vu en quel sens la maladie, mme la folie, tait prsente dans l'oeuvre de Nietzsche. La crise de paralysie gnrale marque le moment o la maladie sort de l'oeuvre, l'interrompt, en rend la continuation impossible. Les lettres finales de Nietzsche tmoi-gnent de ce moment extrme ; aussi appartiennent-elles encore l'oeuvre, elles en font partie. Tant que Nietzsche eut l'art de dplacer les perspectives, de la sant la maladie et inversement, il a joui, si malade qu'il ft, d'une grande sant qui rendait l'oeuvre possible. Mais quand cet art lui manqua, quand les masques se confondirent dans celui d'un pitre et d'un bouffon, sous l'action d'un processus organique ou autre, la maladie se confondit elle-mme avec la fin de l'oeuvre (Nietzsche avait parl de la folie comme d'une solution comique , comme d'une bouffonnerie dernire).

    lisabeth aida sa mre soigner Nietzsche. Elle donna de pieuses interprtations de la maladie. Elle lit d'aigres reproches Overbeck, qui rpondit avec beaucoup de dignit. Elle eut de grands mrites : tout faire pour assurer la diffusion de la pense de son frre ; organiser le Nietzsche-Archiv, Weimar (1).

    (1) Sur la maladie de Nietzsche, cf. le beau livre de E. F. Fo- (1) Depuis 1950, les manuscrits ont t transports dans l'ancien btiment du Goethe-Schiller Archiv, Weimar. DACH, L'effondrement d Ni !esche, (trad. fr. N.R.F.).

  • 16 NIETZSCHE

    Mais ces mrites s'estompent devant la suprme trahison : elle essaya de mettre Nietzsche au service du national-socialisme. Dernier trait de la fatalit de Nietzsche : la parente abusive qui figure dans le cortge de chaque penseur maudit .

    La philosophie (1)

    Nietzsche intgre la philosophie deux moyens d'expression, l'aphorisme et le pome. Ces formes mmes impliquent une nouvelle conception de la philosophie, une nouvelle image du penseur et de la pense. A l'idal de la connaissance, la dcouverte du vrai, Nietzsche substitue l'interprtation et l'va-luation. L'une fixe le sens 1, toujours partiel et fragmentaire, d'un phnomne ; l'autre dtermine la valeur hirarchique des sens, et totalise les frag-ments, sans attnuer ni supprimer leur pluralit. Prcisment l'aphorisme est la fois l'art d'inter-prter et la chose interprter ; le pome, la fois l'art d'valuer et la chose valuer. L'interprte, c'est le physiologiste ou le mdecin, celui qui consi-dre les phnomnes comme des symptmes et parle par aphorismes. L'valuateur, c'est l'artiste, qui considre et cre des perspectives , qui parle par pome. Le philosophe de l'avenir est artiste et mdecin en un mot, lgislateur.

    Cette image du philosophe est aussi bien la plus vieille, la plus ancienne. C'est celle du penseur prsocratique, physiologiste et artiste, interprte

    (1) Les remarques qui suivent forment seulement une intro-duction aux textes cits plus loin.

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  • 18 NIETZSCHE LA PHILOSOPHIE 19

    et v aluateur du monde. Comment comprendre cette intimit de l'avenir et de l'originel ? Le philosophe de l'avenir est en mme temps l'explorateur des vieux mondes, cimes et cavernes, et ne cre qu' force de se souvenir de quelque chose qui fut essentiellement oubli. Ce quelque chose, selon Nietzsche, c'est l'unit de la pense et de la vie. Unit complexe : un pas pour la vie, un pas pour la pense. Les modes de vie inspirent des faons de penser, les modes de pense crent des faons de vivre. La vie active la pense, et la pense son tour affirme la vie. Cette unit prsocratique, nous n'en avons mme plus l'ide. Nous n'avons plus que des exemples o la pense bride et mutile la vie, l'assagit, et o la vie prend sa revanche, affolant la pense et se perdant avec elle. Nous n'avons plus le choix qu'entre des vies mdiocres et des penseurs fous. Des vies trop sages pour un penseur, des penses trop folles pour un vivant : Kant et Holderlin. Mais la belle unit reste retrouver, telle que la folie n'en serait plus une l'unit qui fait d'une anecdote de la vie un aphorisme de la pense, et d'une valuation de la pense, une nouvelle perspective de la vie.

    Ce secret des prsocratiques, d'une certaine ma-nire, tait dj perdu ds l'origine. Nous devons penser la philosophie comme une force. Or la loi des forces est qu'elles ne peuvent apparatre, sans se couvrir du masque des forces prexistantes. La vie doit d'abord mimer la matire. Il a bien fallu que la force philosophique, au moment o elle naissait en Grce, se dguist pour survivre. Il a fallu que le philosophe empruntt l'allure des forces prcdentes, qu'il prt le masque du prtre. Le jeune philosophe

    grec a quelque chose du vieux prtre oriental. On s'y trompe encore aujourd'hui : Zoroastre et Hraclite, les Indous et les lates, les gyptiens et Empdocle, Pythagore et les Chinois toutes les confusions possibles. On parle de la vertu du philosophe idal, de son asctisme, de son amour de la sagesse. On ne sait pas deviner la solitude et la sensualit parti-culires, les fins fort peu sages d'une existence dange-reuse qui se cachent sous ce masque. Le secret de la philosophie, parce qu'il est perdu ds l'origine, reste dcouvrir dans l'avenir.

    Il tait donc fatal que la philosophie ne se dvelop-pt dans l'histoire qu'en dgnrant, et en se retour-nant contre soi, en se laissant prendre son masque. Au lieu de l'unit d'une vie active et d'une pense affirmative, on voit la pense se donner pour tche de juger la vie, de lui opposer des valeurs prtendues suprieures, de la mesurer ces valeurs et de la limiter, la condamner. En mme temps que la pense devient ainsi ngative, on voit la vie se dprcier, cesser d'tre active, se rduire ses formes les plus faibles, des formes maladives seules compatibles avec les valeurs dites suprieures. Triomphe de la raction sur la vie active, et de la ngation sur la pense affirmative. Pour la philosophie, les consquen-ces sont lourdes. Car les deux vertus du philosophe lgislateur taient la critique de toutes les valeurs tablies, c'est--dire des valeurs suprieures la vie et. du principe dont elles dpendent, et la cration de nouvelles valeurs, valeurs de la vie qui rclament un autre principe. Marteau et transmutation. Mais en mme temps que la philosophie dgnre, le philosophe lgislateur cde la place au philosophe

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  • 20 NIETZSCHE LA PHILOSOPHIE 21

    soumis. Au lieu du critique des valeurs tablies, au lieu du crateur de nouvelles valeurs et de nouvelles valuations, surgit le conservateur des valeurs admi-ses. Le philosophe cesse d'tre physiologiste ou mde-cin, pour devenir mtaphysicien ; il cesse d'tre pote, pour devenir professeur public s. Il se dit soumis aux exigences du vrai, de la raison ; mais sous ces exigences de la raison, on reconnat souvent des forces qui ne sont pas tellement raisonnables, tats, religions, valeurs en cours. La philosophie n'est plus que le recensement de toutes les raisons que l'homme se donne pour obir. Le philosophe invoque l'amour de la vrit, mais cette vrit-l ne fait de mal personne ( elle apparat comme une crature bonasse et aimant ses aises, qui donne sans cesse tous les pouvoirs tablis l'assurance qu'elle ne causera jamais personne le moindre embarras, car elle n'est, aprs tout, que la science pure (1)). Le philosophe value la vie d'aprs son aptitude supporter des poids, porter des fardeaux. Ces fardeaux, ces poids sont prcisment les valeurs suprieures. Tel est l'esprit de lourdeur qui runit dans un mme dsert le por-teur et le port, la vie ractive et dprcie, la pense ngative et dprciante. Alors, on n'a plus qu'une illusion de critique et un fantme de cration. Car rien n'est plus oppos au crateur que le porteur. Crer, c'est allger, c'est dcharger la vie, inventer de nouvelles possibilits de vie. Le crateur est lgis-lateur danseur.

    La dgnrescence de la philosophie apparat claire-

    (1) Cf. Considrations inactuel! , Schopenhauer ducateur, 3.

    ment avec Socrate. Si l'on dfinit la mtaphysique par la distinction de deux mondes, par l'opposition de l'essence et de l'apparence, du vrai et du faux, de l'intelligible et du sensible, il faut dire que Socrate invente la mtaphysique : il fait de la vie quelque chose qui doit tre jug, mesur, limit, et de la pense, une mesure, une limite, qui s'exerce au nom de valeurs suprieures le Divin, le Vrai, le Beau, le Bien... Avec Socrate, apparat le type d'un philosophe volontairement et subtile-ment soumis. Mais continuons, sautons les sicles. Qui peut croire que Kant ait restaur la critique, ou retrouv l'ide d'un philosophe lgislateur ? Kant dnonce les fausses prtentions la connais-sance, mais ne met pas en question l'idal de conna-tre ; il dnonce la fausse morale, mais ne met pas en question les prtentions de la moralit, ni la nature et l'origine de ses valeurs. Il nous reproche d'avoir mlang des domaines, des intrts ; mais les do-maines restent intacts, et les intrts de la raison, sacrs (la vraie connaissance, la vraie morale, la vraie religion).

    La dialectique elle-mme prolonge ce tour de passe-passe. La dialectique est cet art qui nous convie rcuprer des proprits alines. Tout retourne l'Esprit, comme moteur et produit de la dialectique ; ou la conscience de soi ; ou mme l'homme comme tre gnrique. Mais si nos proprits expri-ment en elles-mmes une vie diminue, et une pense mutilante, que nous sert de les rcuprer, ou de deve-nir leur vritable sujet ? A-t-on supprim la religion, quand on a intrioris le prtre, quand on l'a mis dans le fidle, la manire de la Rforme ? A-t-on

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  • 22 NIETZSCHE LA PHILOSOPHIE 23

    tu Dieu quand on a mis l'homme sa place, et qu'on a gard l'essentiel, c'est--dire la place ? Le seul changement est celui-ci : au lieu d'tre charg du dehors, l'homme prend lui-mme les poids pour les mettre sur son dos. Le philosophe de l'avenir, le philosophe-mdecin, diagnostiquera la continuation d'un mme mal sous des symptmes diffrents : les valeurs peuvent changer, l'homme se mettre la place de Dieu, le progrs, le bonheur, l'utilit remplacer le vrai, le bien ou le divin l'essentiel ne change pas, c'est--dire les perspectives ou les valuations dont dpendent ces valeurs, vieilles ou nouvelles. On nous invite toujours nous soumettre, nous charger d'un poids, reconnatre seulement les formes ractives de la vie, les formes accusatoires de la pense. Quand nous ne voulons plus, quand nous ne pouvons plus nous charger des valeurs suprieures, on nous convie encore assumer le Rel tel qu'il est mais ce Rel lel qu'il est, c'est prcisment ce que les valeurs suprieures ont fait de la ralit ! (Mme l'existentialisme a gard de nos jours un got effarant de porter, d'assumer, un got proprement dialectique qui le spare de Nietzsche.)

    Nietzsche est le premier nous apprendre qu'il ne suffit pas de tuer Dieu pour oprer la transmu-tation des valeurs. Dans l'uvre de Nietzsche, les versions de la mort de Dieu sont multiples, une quinzaine au moins, toutes d'une grande beaut (1).

    (1) On cite parfois le. texte intitul L'Insens (Gai Savoir, III, 125) comme la premire grande version de la mort de Dieu. Il n'en est rien : Le Voyageur et son ombre contient un admirable rcit, intitul Les prisonniers. Cf. plus loin texte n 19. Ce texte a de mystrieuses rsonances avec Kafka.

    Mais prcisment, d'aprs l'une des plus belles, le meurtrier de Dieu est le plus hideux des hommes s. Nietzsche veut dire que l'homme s'enlaidit encore, quand, n'ayant plus besoin d'une instance extrieure, il s'interdit lui-mme ce qu'on lui dfendait, et se charge spontanment d'une police, et de fardeaux, qui ne lui semblent mme plus venir du dehors. Ainsi l'histoire de la philosophie, des socratiques aux hg-liens, reste l'histoire des longues soumissions de l'homme, et des raisons qu'il se donne pour les lgi-timer. Ce mouvement de la dgnrescence n'affecte pas seulement la philosophie, mais exprime le devenir le plus gnral, la catgorie la plus fondamentale de l'histoire. Non pas un fait dans l'histoire, mais le principe mme, dont dcoulent la plupart des vne-ments qui ont dtermin notre pense et notre vie, symptmes d'une dcomposition. Si bien que la vraie philosophie, comme philosophie de l'avenir, n'est pas plus historique qu'elle n'est ternelle : elle doit tre intempestive, toujours intempestive.

    Toute interprtation est dtermination du sens d'un phnomne. Le sens consiste prcisment dans un rapport de forces, d'aprs lequel certaines agissent et d'autres ragissent dans un ensemble complexe et hirarchis. Quelle que soit la complexit d'un phno-mne, nous distinguons hien des forces actives, primaires, de conqute et de subjugation, et des forces ractives, secondaires, d'adaptation et de rgulation. Cette distinction n'est pas seulement quantitative, mais qualitative et typologique. Car

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  • 24 NIETZSCHE LA PHILOSOPHIE 25

    l'essence de la force est d'tre en rapport avec d'autres forces ; et, dans ce rapport, elle reoit son essence ou qualit.

    Le rapport de la force avec la force s'appelle volont . C'est pourquoi, avant tout, il faut viter les contresens sur le principe nietzschen de volont de puissance. Ce principe ne signifie pas (du moins ne signifie pas d'abord) que la volont veuille la puissance ou dsire dominer. Tant qu'on inter-prte volont de puissance au sens de dsir de domi-ner , on la fait forcment dpendre de valeurs tablies, seules aptes dterminer qui doit tre reconnu comme le plus puissant dans tel ou tel cas, dans tel ou tel conflit. Par l, on mconnat la nature de la volont de puissance comme principe plastique de toutes nos valuations, comme principe cach pour la cration de nouvelles valeurs non reconnues. La volont de puissance, dit Nietzsche, ne consiste pas convoiter ni mme prendre, mais crer, et, donner (1). La Puissance, comme volont de puissance, n'est pas ce que la volont veut, mais ce qui veut dans la volont (Dionysos en per-sonne). La volont de puissance est l'lment diff-rentiel dont drivent les forces en prsence et leur qualit respective dans un complexe. Aussi est-elle toujours prsente comme un lment mobile, arien, pluraliste. C'est par volont de puissance qu'une force commande, mais c'est aussi par volont de puissance qu'une force obit. Aux deux types ou qualits de forces, correspondent donc deux faces, deux qualia de la volont de puissance, caractres

    (1) Cf. texte no 25.

    ultimes et fluents, plus profonds que ceux des forces qui en drivent. Car la volont de puissance fait que les forces actives affirment, et affirment leur propre diffrence : en elles l'affirmation est premire, la ngation n'est jamais qu'une consquence, comme un surcrot de jouissance. Mais le propre des forces ractives, au contraire, est de s'opposer d'abord ce qu'elles ne sont pas, de limiter l'autre : chez elles la ngation est premire, c'est par la ngation qu'elles arrivent un semblant d'affirmation. Affirmation et ngation sont donc les qualia de la volont de puis-sance, comme actif et ractif sont les qualits des forces. Et de mme que l'interprtation trouve les principes du sens dans les forces, l'valuation trouve les principes des valeurs dans la volont de puissance. On vitera enfin, en fonction des considrations terminologiques qui prcdent, de rduire la pense de Nietzsche un simple dualisme. Car, nous le verrons, il appartient essentiellement l'affirmation d'tre elle-mme multiple, pluraliste, et la ngation d'tre une, ou lourdement moniste.

    Or l'histoire nous met en prsence du plus trange phnomne : les forces ractives triomphent, la ngation l'emporte dans la volont de puissance ! Il ne s'agit pas seulement de l'histoire de l'homme, mais de l'histoire de la vie, et de celle de la Terre au moins sur sa face habite par l'homme. Partout, nous voyons le triomphe du non sur le oui , de la raction sur l'action. Mme la vie devient adaptative et rgulatrice, se rduit ses formes secondaires : nous ne comprenons mme plus ce que signifie agir. Mme les forces de la Terre s'puisent, sur cette face dsole. Cette victoire commune des

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  • 26 NIETZSCHE 1 PHILOSOPHIE 27

    forces ractives et de la volont de nier, Nietzsche l'appelle nihilisme ou triomphe des esclaves. L'analyse du nihilisme est l'objet de la psychologie, selon Nietzsche, tant entendu que cette psychologie est aussi celle du cosmos.

    Pour une philosophie de la force ou de la volont, il semble difficile d'expliquer comment les forces ractives, comment les esclaves , les faibles l'emportent. Car, si c'est en formant tous ensemble une force plus grande que celle des forts, on voit mal ce qui est chang, et sur quoi se fonde une valuation qualitative. Mais en vrit, les faibles, les esclaves ne triomphent pas par addition de leurs forces, mais par soustraction de celle de l'autre : ils sparent le fort de ce qu'il peut. Ils triomphent, non par la compo-sition de leur puissance, mais par la puissance de leur contagion. Ils entranent un devenir-ractif de toutes les forces. C'est cela la , dgnrescence . Nietzsche montre dj que les critres de la lutte pour la vie, de la slection naturelle, favorisent ncessairement les faibles et les malades en tant que tels, les se-condaires (on appelle malade une vie rduite ses processus ractifs). A plus forte raison, dans le cas de l'homme, les critres de l'histoire favorisent les esclaves en tant que tels. C'est un devenir-maladif de toute la vie, un devenir-esclave de tous les hommes qui constituent la victoire du nihilisme. Aussi vitera-t-on encore des contresens sur les termes nietzschens fort et faible , matre et esclave : il est vident que l'esclave ne cesse pas d'tre esclave en prenant le pouvoir, ni le faible, un faible. Les forces ractives, en l'emportant, ne cessent pas d'tre ractives. Car, en toutes choses, selon Nietzsche,

    il s'agit d'une typologie qualitative, il s'agit de bassesse et de noblesse. Nos matres sont des esclaves qui triomphent dans un devenir-esclave universel : l'homme europen, l'homme domestiqu, le bouffon... Nietzsche dcrit les tats modernes comme des fourmilires, o les chefs et les puissants l'emportent par leur bassesse, par la contagion de cette bassesse et de cette bouffonnerie. Quelle que soit la complexit de Nietzsche, le lecteur devine aisment dans quelle catgorie (c'est--dire dans quel type) il aurait rang la race des matres conue par les nazis. Quand le nihilisme triomphe, alors et alors seule-ment la volont de puissance cesse de vouloir dire crer , mais signifie : vouloir la puissance, dsirer dominer (donc s'attribuer ou se faire attribuer les valeurs tablies, argent, honneurs, pouvoir...). Or cette volont de puissance-l, c'est prcisment celle de l'esclave, c'est la manire dont l'esclave ou l'im-puissant conoit la puissance, l'ide qu'il s'en fait, et qu'il applique quand il triomphe. Il arrive qu'un malade dise : ah I si j'tais bien portant, je ferais ceci et peut-tre le fera-t-il , mais ses projets et ses conceptions sont encore d'un malade, rien que d'un malade. Il en est de mme de l'esclave, et de sa conception de la matrise ou de la puissance. Il en est de mme de l'homme ractif, et de sa conception de l'action. Partout le renversement des valeurs et des valuations, partout les choses vues du petit ct, les images renverses comme dans l'ceil du buf. Un des plus grands mots de Nietzsche est : On a toujours dfendre les forts contre les faibles.

    Prcisons, dans le cas de l'homme, les tapes du triomphe du nihilisme. Ces tapes forment les

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  • 28 NIETZSCHE LA PHILOSOPHIE 29

    grandes dcouvertes de la psychologie nietzschenne, les catgories d'une typologie des profondeurs :

    10 Le ressentiment : c'est ta faute, c'est ta faute... Accusation et rcrimination projectives. C'est ta faute si je suis faible et malheureux. La vie ractive se drobe aux forces actives, la raction cesse d'tre agie . La raction devient quelque chose de senti, ressentiment , qui s'exerce contre tout ce qui est actif. On fait honte l'action : la vie elle-mme est accuse, spare de sa puissance, spare de ce qu'elle peut. L'agneau dit : je pourrais faire tout ce que fait l'aigle, j'ai du mrite m'en empcher, que l'aigle fasse comme moi...

    20 La mauvaise conscience : c'est ma faute... Moment de l'introjection. Ayant pris la vie comme l'hameon, les forces ractives peuvent revenir elles-mmes. Elles intriorisent la faute, elles se disent coupables, elles se retournent contre soi. Mais ainsi, elles donnent l'exemple, elles convient la vie tout entire venir les rejoindre, elles acqui-rent le maximum de pouvoir contagieux elles forment des communauts ractives.

    30 L'idal asctique : moment de la sublimation. Ce que veut la vie faible ou ractive, c'est finalement la ngation de la vie. Sa volont de puissance est volont de nant, comme condition de son triomphe. Inversement, la volont de nant ne tolre que la vie faible, mutile, ractive : des tats voisins de zro. Alors, se noue l'inquitante alliance. On jugera la vie d'aprs des valeurs dites suprieures la vie : ces valeurs pieuses s'opposent la vie, la condamnent, la conduisent au nant ; elles ne promettent le salut qu'aux formes les plus ractives, les plus faibles et

    les plus malades de la vie. Telle est l'alliance du Dieu-Nant et de l'Homme-Ractif. Tout est renvers : les esclaves s'appellent des matres, les faibles s'ap-pellent des forts, la bassesse se nomme noblesse. On dit que quelqu'un est fort et noble parce qu'il porte : il porte le poids des valeurs suprieures , il se sent responsable. Mme la vie, surtout la vie, lui semble dure porter. Les valuations sont tellement dfor-mes qu'on ne sait plus voir que le porteur est un esclave, que ce qu'il porte est un esclavage, que le portefaix est un porte-faible le contraire d'un crateur, d'un danseur. Car, en vrit, on ne porte qu' force de faiblesse, on ne se fait porter qu' volon-t de nant (cf. le Bouffon de Zarathoustra ; et le personnage de l'Ane).

    Les tapes prcdentes du nihilisme correspondent, selon Nietzsche, la religion judaque, puis chr-tienne. Mais combien celle-ci est prpare par la philosophie grecque, c'est--dire par la dgnres-cence de la philosophie en Grce. Plus gnralement, Nietzsche montre comment ces tapes sont aussi la gense des grandes catgories de la pense : le Moi, le Monde, Dieu, la causalit, la finalit, etc. Mais le nihilisme ne s'arrte pas l, et poursuit un chemin qui fait toute notre histoire.

    40 La mort de Dieu : moment de la rcupration. Longtemps, la mort de Dieu nous apparat comme un drame intrareligieux, comme une affaire entre le Dieu juif et le Dieu chrtien. Au point que nous ne savons plus trs bien si c'est le Fils qui meurt, par ressentiment du Pre, ou si c'est le Pre qui meurt, pour que le Fils soit indpendant (et devienne cosmopolite ). Mais dj saint Paul fonde le

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  • 30 NIETZSCHE LA PHILOSOPHIE 31

    christianisme sur l'ide que le Christ meurt pour nos pchs. Avec la Rforme, la mort de Dieu devient de plus en plus une affaire entre Dieu et l'homme. Jusqu'au jour o l'homme se dcouvre le meurtrier de Dieu, veut s'assumer comme tel et porter ce nou-veau poids. Il veut la consquence logique de cette mort : devenir lui-mme Dieu, remplacer Dieu.

    L'ide de Nietzsche, c'est que la mort de Dieu est un grand vnement bruyant, mais non suffisant. Car le nihilisme continue, change peine de forme. Le nihilisme signifiait tout l'heure : dprciation, ngation de la vie au nom des valeurs suprieures. Et maintenant : ngation de ces valeurs suprieures, remplacement par des valeurs humaines trop humaines (la morale remplace la religion ; l'utilit, le progrs, l'histoire elle-mme remplacent les valeurs divines). Rien n'est chang, car c'est la mme vie ractive, le mme esclavage, qui triomphait l'ombre des valeurs divines, et qui triomphe maintenant par les valeurs humaines. C'est le mme porteur, le mme Ane, qui restait charg du poids des reliques divines, dont il rpondait devant Dieu, et qui mainte-nant se charge tout seul, en autoresponsabilit. On a mme fait un pas de plus dans le dsert du nihilisme : on prtend embrasser toute la Ralit, mais on embrasse seulement ce que les valeurs suprieures en ont laiss, le rsidu des forces ractives et de la volont de nant. C'est pourquoi Nietzsche, dans le livre IV de Zarathoustra, trace la grande misre de ceux qu'il appelle les Hommes suprieurs . Ceux-ci veulent remplacer Dieu, ils portent les valeurs humaines, ils croient mme retrouver la Ralit, rcuprer le sens de l'affirmation. Mais la seule affirmation dont

    ils sont capables, c'est seulement le Oui de l'Ane, I-A, la force ractive qui se charge elle-mme des produits du nihilisme, et qui croit dire oui chaque fois qu'elle porte un non. (Deux oeuvres modernes sont de profondes mditations sur le Oui et le Non, sur leur authenticit ou leur mystification : Nietzsche et Joyce.)

    50 Le dernier homme et l'homme qui veut prir : moment de la fin. La mort de Dieu est donc un v-nement, mais qui attend encore son sens et sa valeur. Tant que nous ne changeons pas de principe d'va-luation, tant que nous remplaons les vieilles valeurs par de nouvelles, marquant seulement de nouvelles combinaisons entre les forces ractives et la volont de nant, rien n'est chang, nous sommes toujours sous le rgne des valeurs tablies. Nous savons bien qu'il y a des valeurs qui naissent vieilles, et qui, ds leur naissance, tmoignent de leur conformit, de leur conformisme, de leur inaptitude troubler tout ordre tabli. Et pourtant, chaque pas, le nihilisme avance davantage, l'inanit se rvle mieux. Car ce qui apparat dans la mort de Dieu, c'est que l'alliance des forces ractives et de la volont de nant, de l'Homme ractif et du Dieu nihiliste, est en train de se rompre : l'homme a prtendu se passer de Dieu, valoir pour Dieu. Les concepts nietzschens sont des catgories de l'inconscient. L'important, c'est la manire dont le drame se poursuit dans l'inconscient : quand les forces ractives prtendent se passer de volont , elles roulent de plus en plus loin dans l'abme du nant, dans un monde de plus en plus dnu de valeurs, divines ou mme humaines. A l'issue des Hommes suprieurs,

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  • 32 NIETZSCHE LA PHILOSOPHIE 33

    surgit le dernier homme, celui qui dit : tout est vain, plutt s'teindre passivement ! Plutt un nant de volont qu'une volont de nant ! Mais, la faveur de cette rupture, la volont de nant son tour se retourne contre les forces ractives, devient la volont de nier la vie ractive elle-mme, et inspire l'homme l'envie de se dtruire activement. Au-del du dernier homme, il y a donc encore l'homme qui veut prir. Et ce point d'achvement du nihilisme (Minuit), tout est prt prt pour une transmutation (1).

    La transmutation de toutes les valeurs se dfinit ainsi : un devenir actif des forces, un triomphe de l'affirmation dans la volont de puissance. Sous le rgne du nihilisme, le ngatif est la forme et le fond de la volont de puissance ; l'affirmation est seule-ment seconde, subordonne la ngation, recueillant et portant les fruits du ngatif. Si bien que le Oui de l'Ane, I-A, est un faux oui, comme une caricature d'affirmation. Maintenant, tout change : l'affirmation devient l'essence ou la volont de puissance elle-mme ; quant au ngatif, il subsiste, mais comme le mode d'tre de celui qui affirme, comme l'agressivit propre l'affirmation, comme l'clair annonciateur et le tonnerre qui suit l'affirm comme la critique totale qui accompagne la cration. Ainsi Zarathous-

    (1) Cette distinction, entre le dernier homme et l'homme qui o ut prir est fondamentale dans la philosophie de Nietzsche : cf. par exemple, dans Zarathoustra, la diffrence entre la prdic-tion du devin (Le devin, livre II) et l'appel de Zarathoustra (Prologue, 4 et 5). Voir les textes 21 et 23.

    tra, c'est l'affirmation pure, mais qui prcisment porte la ngation son degr suprme, en en faisant une action, une instance au service de celui qui affirme et qui cre (1). Le Oui de Zarathoustra s'oppose au Oui de l'Ane, comme crer s'oppose porter. Le Non de Zarathoustra s'oppose au Non du nihilisme, comme l'agressivit s'oppose au ressen-timent. La transmutation signifie ce renversement des rapports affirmation-ngation. Mais on voit que la transmutation n'est possible qu' l'issue du nihi-lisme. Il a fallu aller jusqu'au dernier des hommes, puis jusqu' l'homme qui veut prir, pour que la ngation, se retournant enfin contre les forces ractives, devnt elle-mme une action et passt au service d'une affirmation suprieure (d'o la formule de Nietzsche : le nihilisme vaincu, mais vaincu par lui-mme...).

    L'affirmation est la plus haute puissance de la volont. Mais qu'est-ce qui est affirm ? La Terre, la vie.. Mais quelle forme prennent la Terre et la vie, quand elles sont objet d'affirmation ? Forme inconnue de nous, qui n'habitons que la surface dsole de la Terre et ne vivons que des tats voisins de zro. Ce que le nihilisme condamne et s'efforce de nier, ce n'est pas tant l'tre, car l'tre, on le sait depuis longtemps, ressemble au Nant, comme un frre. C'est plutt le multiple, c'est plutt le devenir. Le nihilisme considre le devenir comme quelque chose qui doit expier, et qui doit tre rsorb dans l'tre ; le mul-tipl-; comme quelque chose d'injuste, qui doit tre jug, et rsorb dans l'Un. Le devenir et le multiple

    (1) Cf. texte no 24.

    G. DBLEUZB 2

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  • 34 NIETZSCHE

    sont coupables, tel est le premier mot, et le dernier, du nihilisme. Aussi, sous le rgne du nihilisme, la philosophie a-t-elle pour mobiles des sentiments noirs : un mcontentement , on ne sait quelle angoisse, quelle inquitude de vivre un obscur sentiment de culpabilit. Au contraire, la premire figure de la transmutation lve le multiple et le devenir la plus haute puissance : ils en font l'objet d'une affirmation. Et dans l'affirmation du multiple, il y a la joie pratique du divers. La joie surgit, comme le seul mobile philosopher. La valorisation des sentiments ngatifs ou des passions tristes, voil la mystification sur laquelle le nihilisme fonde son pouvoir. (Lucrce dj, et Spinoza crivirent des pages dfinitives cet gard. Avant Nietzsche, ils conoivent la philosophie comme la puissance d'affir-mer, comme la lutte pratique contre les mystifica-tions, comme l'expulsion du ngatif.)

    Le multiple est affirm en tant que multiple, le devenir est affirm en tant que devenir. C'est dire la fois que l'affirmation est multiple elle-mme, qu'elle devient elle-mme ; et que le devenir et le multiple sont eux-mmes des affirmations. Il y a comme un jeu de miroir dans l'affirmation bien comprise. ternelle affirmation... ternellement je suis ton affirmation ! La seconde figure de la transmutation, c'est l'affirmation de l'affirmation, le ddoublement, le couple divin Dionysos-Ariane.

    A tous les caractres prcdents, Dionysos se laisse reconnatre. Nous sommes loin du premier Dionysos, celui que Nietzsche concevait sous l'influence de Schopenhauer, comme rsorbant la vie dans un Fond originel, comme faisant alliance avec Apollon pour

    LA PHILOSOPHIE 35

    produire la tragdie. Il est vrai que, ds La Naissance de la Tragdie, Dionysos tait dfini par son oppo-sition avec Socrate, plus encore que par son alliance avec Apollon : Socrate jugeait et condamnait la vie au nom des valeurs suprieures, mais Dionysos pressentait que la vie n'a pas tre juge, qu'elle est assez juste, assez sainte par elle-mme. Or, mesure que Nietzsche avance dans son oeuvre, la vraie opposition lui apparat : non plus mme Dionysos contre Socrate, mais Dionysos contre le Crucifi. Leur martyre parat commun, mais l'inter-prtation, l'valuation de ce martyre diffrent : d'un ct le tmoignage contre la vie, l'entreprise de vengeance qui consiste nier la vie ; de l'autre ct l'affirmation de la vie, l'affirmation du devenir et du multiple, jusque dans la lacration et les membres disperss de Dionysos (1). Danse, lgret, rire sont les proprits de Dionysos. Comme puissance de l'affirmation, Dionysos voque un miroir dans son miroir, un anneau dans son anneau : il faut une seconde affirmation, pour que l'affirmation soit elle-mme affirme. Dionysos a une fiance, Ariane ( Tu as de petites oreilles, tu as mes oreilles : mets-y un mot avis ). Le seul mot avis est Oui. Ariane achve l'ensemble des relations qui dfinissent Dionysos et le philosophe dionysiaque.

    Le multiple n'est plus justiciable de l'Un, ni le devenir, de l'tre. Mais l'tre et l'Un font mieux que de perdre leur sens ; ils en prennent un nouveau. Car maintenant, l'Un se dit du multiple en tant que multiple (des clats ou des fragments) ; l'tre se dit

    (1) Cf. texte no 9.

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  • 36 NIETZSCHE LA PHILOSOPHIE 37

    du devenir en tant que devenir. Tel est le renverse-ment nietzschen, ou la troisime figure de la trans-mutation. On n'oppose plus le devenir l'tre, le multiple l'Un (ces oppositions mmes tant les catgories du nihilisme). Au contraire, on affirme l'Un du multiple, l'tre du devenir. Ou bien, comme dit Nietzsche, on affirme la ncessit du hasard. Dionysos est joueur. Le vrai joueur fait du hasard un objet d'affirmation : il affirme les fragments, les membres du hasard ; de cette affirmation nat le nombre ncessaire, qui ramne le coup de ds. On voit quelle est cette troisime figure : le jeu de l'ter-nel Retour. Revenir est prcisment l'tre du devenir, l'un du multiple, la ncessit du hasard. Aussi faut-il viter de faire (le l'ternel Retour un retour du Mme. Ce serait mconnatre la forme de la transmu-tation, et le changement dans le rapport fondamental. Car le Mme ne prexiste pas au divers (sauf dans la catgorie du nihilisme). Ce n'est pas le Mme qui revient, puisque le revenir est la forme originale du Mme, qui se dit seulement du divers, du multiple, du devenir. Le Mme ne revient pas, c'est le revenir seulement qui est le Mme de ce qui devient.

    Il y va de l'essence de l'ternel Retour. Cette question de l'ternel Retour doit tre dbarrasse de toutes sortes de thmes, inutiles ou faux. On demande parfois comment Nietzsche a pu croire nouvelle et prodigieuse une telle pense, qui semble pourtant frquente chez les anciens : mais prcis-ment, Nietzsche savait bien qu'elle ne se trouve pas chez les anciens, ni en Grce ni en Orient, sauf d'une manire parcellaire et incertaine, dans un tout autre sens que celui du nietzschisme. Nietzsche dj

    faisait les plus expresses rserves sur Hraclite. Et qu'il mette l'ternel Retour dans la bouche de Zarathoustra, comme un serpent dans le gosier, signifie seulement qu'il prte au personnage antique de Zoroastre ce que celui-ci tait le moins capable de concevoir. Nietzsche explique qu'il prend le person-nage de Zarathoustra comme un euphmisme, ou mieux comme une antiphrase, et une mtonymie, lui donnant volontairement le bnfice de concepts nouveaux qu'il ne pouvait pas former (1).

    On demande aussi ce qu'il y a d'tonnant dans l'ternel Retour, s'il consiste dans un cycle, c'est--dire dans un retour du Tout, dans un retour du Mme, dans un retour au Mme : mais prcisment, il ne s'agit pas de cela. Le secret de Nietzsche, c'est que l'ternel Retour est slectif. Et doublement slectif. D'abord comme pense. Car il nous donne une loi pour l'autonomie de la volont dgage de toute morale : quoi que je veuille (ma paresse, ma gourmandise, ma lchet, mon vice comme ma vertu), je dois le vouloir de telle manire que j'en veuille aussi l'ternel Retour. Se trouve limin le monde des

    (I) Cf. Ecce Homo, Pourquoi je suis une fatalit, 3. A la limite, il est fort douteux que l'ide d'ternel Retour ait t jamais soutenue dans le monde antique. La pense grecque dans son ensemble est trs rticente ce thme : cf. le livre rcent de Charles MUGLER, Deux thmes de la cosmologie grecqu : devenir cycliqu et pluralit d s mondes (Klincksieck, 1953). Et, de l'aveu des spcialistes, il en est de mme pour la pense chinoise, ou indienne, ou iranienne, ou babylonienne. L'opposition d'un temps circulaire chez les anciens et d'un temps historique chez les modernes est une ide facile et inexacte. A tous gards nous pouvons, avec Nietzsche lui-mme, considrer l'ternel Retour comme une dcouverte nietzschenne, ayant seulement des prmisses antiques.

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  • LA PHILOSOPHIE 39 38 NIETZSCHE

    demi-vouloirs , tout ce que nous voulons condition de dire : une fois, rien qu'une fois. Mme une lchet, une paresse qui voudraient leur ternel Retour devien-draient autre chose qu'une paresse, une lchet : elles deviendraient actives, et puissances d'affir-mation.

    Et l'ternel Retour n'est pas seulement la pense slective, mais aussi l'tre slectif. Seule revient l'affirmation, seul revient ce qui peut tre affirm, seule la joie retourne. Tout ce qui peut tre ni, tout ce qui est ngation, est expuls par le mouvement mme de l'ternel Retour. Nous pouvions craindre que les combinaisons du nihilisme et de la raction ne reviennent ternellement. L'ternel Retour doit tre compar une roue ; mais le mouvement de la roue est dou d'un pouvoir centrifuge, qui chasse tout le ngatif. Parce que l'tre s'affirme du devenir, il expulse de soi tout ce qui contredit l'affirmation, toutes les formes du nihilisme et de la raction : mauvaise conscience, ressentiment..., on ne les verra qu'une fois.

    Pourtant, dans beaucoup de textes, Nietzsche considre l'ternel Retour comme un cycle, o tout revient, o le Mme revient, et qui revient au mme. Mais que signifient ces textes ? Nietzsche est un penseur qui dramatise s les Ides, c'est--dire qui les prsente comme des vnements successifs, des niveaux divers de tension. Nous l'avons vu dj pour la mort de Dieu. De mme, l'ternel Retour est l'objet de deux exposs (et il y en aurait eu davan-tage, si l'oeuvre n'avait t interrompue par la folie, empchant une progression que Nietzsche lui-mme avait explicitement conue). Or, de ces deux exposs

    qui nous restent, l'un concerne Zarathoustra malade, l'autre, Zarathoustra convalescent et presque guri. Ce qui rend Zarathoustra malade, c'est prcisment l'ide du cycle : l'ide que Tout revienne, que le Mme revienne, et que tout revienne au mme. Car, en ce cas, l'ternel Retour n'est qu'une hypothse, une hypothse la fois banale et terrifiante. Banale, parce qu'elle quivaut une certitude naturelle, animale, immdiate (c'est pourquoi Zarathoustra, quand l'aigle et le serpent s'efforcent de le consoler, leur rpond : vous avez fait de l'ternel Retour une rengaine , vous avez rduit l'ternel Retour une formule bien connue, trop connue) (1). Terrifiante aussi, car, s'il est vrai que tout revient, et revient au mme, alors l'homme petit et mesquin, le nihi-lisme et la raction reviendront aussi (c'est pourquoi Zarathoustra clame son grand dgot, son grand mpris, et dclare qu'il ne peut pas, qu'il ne veut pas, qu'il n'ose pas dire l'ternel Retour) (2).

    Que s'est-il pass quand Zarathoustra est conva-lescent ? A-t-il simplement pris sur lui de supporter ce qu'il ne supportait pas tout l'heure ? Il accepte l'ternel Retour, il en saisit la joie. S'agit-il seulement d'un changement psychologique ? videmment non. Il s'agit d'un changement dans la comprhension et la signification de l'ternel Retour lui-mme. Zarathoustra reconnat que, malade, il n'avait rien compris l'ternel Retour. Que celui-ci n'est pas un cycle, qu'il n'est pas retour du Mme, ni retour au mme. Qu'il n'est pas une plate vidence naturelle,

    (I) Cf. Ainsi parlai! Zarathoustra, III, Le convalescent, 2. (2) Cf. texte n 27.

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  • 40 NIETZSCHE LA PHILOSOPHIE 41

    l'usage des animaux, ni un triste chtiment moral, l'usage des hommes. Zarathoustra comprend l'identit ternel Retour = tre slectif . Comment ce qui est ractif et nihiliste, comment le ngatif pourrait-il revenir, puisque l'ternel Retour est l'tre qui se dit seulement de l'affirmation, du devenir en action ? Roue centrifuge, constellation suprme de l'tre, que nul voeu n'atteint, que nulle ngation ne souille e. L'ternel Retour est la Rptition ; mais c'est la Rptition qui slectionne, la Rptition qui sauve. Prodigieux secret d'une rptition libratrice et slectionnante.

    La transmutation a donc un quatrime et dernier aspect : elle implique et produit le surhomme. Car, dans son essence humaine, l'homme est un tre rac-tif, combinant ses forces avec le nihilisme. L'-ternel Retour le repousse et l'expulse. La transmu-tation concerne une conversion radicale d'essence, qui se produit dans l'homme, mais qui produit le surhomme. Le surhomme dsigne exactement le recueillement de tout ce qui peut tre affirm, la forme suprieure de ce qui est, le type qui reprsente l'tre slectif, le rejeton et la subjectivit de cet tre. Aussi est-il au croisement de deux gnalogies. D'une part il est produit dans l'homme, par l'inter-mdiaire du dernier des hommes et de l'homme qui veut prir, mais au-del d'eux, comme un dchire-ment et une transformation de l'essence humaine. Mais d'autre part, produit dans l'homme, il n'est pas produit par l'homme : il est le fruit de Dionysos et d'Ariane. Zarathoustra lui-mme suit la premire ligne gnalogique ; il reste donc infrieur Dionysos, il en est le prophte ou l'annonciateur. Zarathoustra

    appelle le surhomme son enfant, mais il est dpass par son enfant, dont le vrai pre est Dionysos (1). Ainsi s'achvent les figures de la transmutation : Dionysos ou l'affirmation ; Dionysos-Ariane, ou l'affirmation ddouble ; l'ternel Retour, ou l'affir-mation redouble ; le surhomme, ou le type et le produit de l'affirmation.

    Nous, lecteurs de Nietzsche, devons viter quatre contresens possibles : 10 sur la volont de puissance (croire que la volont de puissance signifie dsir de dominer ou vouloir la puissance ) ; 20 sur les forts et les faibles (croire que les plus puis-sants , dans un rgime social, sont par l mme des forts ) ; 30 sur l'ternel Retour (croire qu'il s'agit d'une vieille ide, emprunte aux Grecs, aux Indous, aux Babyloniens... ; croire qu'il s'agit d'un cycle, ou d'un retour du Mme, d'un retour au mme) ; 40 sur les uvres dernires (croire que ces uvres sont excessives ou dj disqualifies par la folie).

    (1) Cf. texte n 11.

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  • DICTIONNAIRE DES PRINCIPAUX PERSONNAGES

    DE NIETZSCHE

    Aigle (et Serpent). Ce sont les animaux de Zara-thoustra. Le serpent est enroul autour du cou de l'aigle. Tous deux expriment donc l'ternel Retour comme Alliance, comme anneau dans l'anneau, comme fianailles du couple divin Dionysos-Ariane. Mais ils l'expriment de manire animale, comme une certitude immdiate ou une vidence naturelle. (Leur chappe l'essence de l'ternel Retour, c'est--dire son caractre slectif, tant du point de vue de la pense que de l'tre.) Aussi font-ils de l'ternel Retour un babillage , une rengaine . Bien plus : le serpent droul exprime ce qu'il y a d'insupportable et d'impossible dans l'ternel Retour, tant qu'on le prend pour une certitude naturelle d'aprs laquelle tout revient .

    Ane (ou Chameau). Ce sont les btes du dsert (nihi-lisme). Ils portent, ils portent des fardeaux jusqu'au fond du dsert. L'Ane a deux dfauts : son Non est un faux non, un non du ressentiment. Et plus encore, son Oui (I-A, I-A) est un faux oui. Il croit qu'affirmer signifie porter, assumer. L'Ane est d'abord l'animal chrtien : il porte le poids des valeurs dites suprieures la vie . Aprs la mort de Dieu, il se charge lui-mme, il porte le poids des valeurs humaines , il prtend assumer le rel tel qu'il est : ds lors, il est le nouveau dieu des hommes sup-rieurs . D'un bout l'autre, l'Aue est la caricature et la

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    trahison du Oui dionysiaque ; il affirme, mais n'affirme que les produits du nihilisme. Aussi ses longues oreilles s'opposent-elles aux petites oreilles, rondes et labyrin-thiques, de Dionysos et d'Ariane.

    Araigne (ou Tarentule). C'est l'esprit de vengeance ou de ressentiment. Sa puissance de contagion, c'est son venin. Sa volont, c'est une volont de punir et de juger. Son arme, c'est le fil, le fil de la morale. Sa prdication, c'est l'galit (que tout le monde devienne semblable elle-mme I).

    Ariane (a Thse). C'est l'Anima. Elle fut aime de Thse, et l'aima. Mais alors prcisment, elle tenait le fil, elle tait un peu Araigne, froide crature du ressentiment. Thse est le Hros, une image de l'Homme suprieur. B a toutes les infriorits de l'Homme suprieur : porter, assumer, ne pas savoir dteler, ignorer la lgret. Tant qu'Ariane aime Thse, et en est aime, sa fminit reste emprisonne, lie par le fil. Mais quand Dionysos-Taureau approche, elle apprend ce qu'est la vritable affirmation, la vraie lgret. Elle devient l'Anima affirmative, qui dit Oui Dionysos. A eux deux, ils sont le couple constituant de l'ternel Retour, et engendrent le Surhomme. Car : quand le hros a abandonn l'me, c'est alors seulement que s'approche en rve le surhros .

    Bouffon (Singe, Nain ou Dmon). C'est la caricature de Zarathoustra. Il l'imite, mais comme la lourdeur imite la lgret. Aussi reprsente-t-il le pire danger de Zara-thoustra : la trahison de la doctrine. Le bouffon mprise, mais son mpris vient du ressentiment. Il est l'esprit de lourdeur. Comme Zarathoustra, il prtend dpasser, sur-monter. Mais surmonter signifie pour lui : ou bien se faire porter (grimper sur les paules de l'homme, et de Zara-thoustra lui-mme) ; ou bien sauter par-dessus. Ce sont les deux contresens possibles sur le Surhomme .

    Christ (saint Paul et Bouddha). 10 Il reprsente un moment essentiel du nihilisme : celui de la mauvaise

    conscience, aprs le ressentiment judaque. Mais c'est toujours la mme entreprise de vengeance et d'inimiti contre la vie ; car l'amour chrtien valorise seulement les aspects malades et dsols de la vie. Par sa mort, le Christ semble devenir indpendant du Dieu juif : il devient uni-versel et cosmopolite . Mais il a seulement trouv un nouveau moyen de juger la vie, d'universaliser la condam-nation de la vie, en intriorisant la faute (mauvaise conscience). Le Christ serait mort pour nous, pour nos pchs I Telle est du moins l'interprtation de saint Paul ; et c'est cette interprtation qui l'emporta dans l'glise et dans l'histoire. Le martyre du Christ s'oppose donc celui de Dionysos : dans un cas la vie est juge, et doit expier ; dans l'autre cas, elle est assez juste par elle-mme pour tout justifier. Dionysos contre le Crucifi . 20 Mais si l'on cherche, sous l'interprtation paulinienne, quel tait le type personnel du Christ, on devine que le Christ appartient au nihilisme d'une tout autre faon. Il est doux, joyeux, ne condamne pas, indiffrent toute culpabilit ; il veut seulement mourir, il souhaite la mort. Par l, il tmoigne d'une grande avance sur saint Paul, et reprsente dj le stade suprme du nihilisme, celui du dernier Homme ou mme de l'Homme qui veut prir : le stade le plus proche de la transmutation dionysiaque. Le Christ est le plus intressant des dcadents , une sorte de Bouddha. Il rend possible une transmutation ; de ce point de vue, la synthse de Dionysos et du Christ devient elle-mme possible : Dionysos-Crucifi .

    Dionysos. Sur les diffrents aspects de Dionysos, 10 en rapport avec Apollon ; 20 en opposition avec Socrate ; 30 en contradiction avec le Christ ; 40 en complmentarit avec Ariane, cf. l'expos prcdent de la philosophie de Nietzsche, et, plus loin, les textes.

    Hommes suprieurs. Ils sont multiples, mais tmoi-gnent d'une mme entreprise : aprs la mort de Dieu, remplacer les valeurs divines par des valeurs humaines,

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    NIETZSCHE PRINCIPAUX PERSONNAGES 47

    Ils reprsentent donc le devenir de la culture, ou l'effort pour mettre l'homme la place de Dieu. Comme le principe d'valuation demeure le mme, comme la transmutation n'est pas faite, ils appartiennent pleinement au nihilisme, et sont plus proches du bouffon de Zarathoustra que de Zarathoustra lui-mme. Ils sont rats ,, manqus n, et ne savent ni rire, ni jouer, ni danser. Dans l'ordre logique, leur procession est la suivante :

    10 Le dernier pape : Il sait que Dieu est mort, mais croit que Dieu s'est touff lui-mme, s'est touff de piti, ne pouvant plus supporter son amour pour les hommes. Le dernier pape est devenu sans matre, et nanmoins n'est pas libre, il vit de souvenirs.

    20 L" deux rois : Ils reprsentent le mouvement de la moralit des murs , qui se propose de former et de dresser l'homme, de faire un homme libre par les moyens les plus violents, les plus contraignants. Aussi y a-t-il deux rois, un de gauche pour les moyens, un de droite pour la fin. Mais, avant comme aprs la mort de Dieu, pour les moyens comme pour la fin, la moralit des murs dgnre elle-mme, dresse et slectionne rebours, tombe au profit de la populace (triomphe des esclaves). Ce sont les deux rois qui amnent l'Aue, dont l'ensemble des hommes suprieurs feront leur nouveau dieu.

    30 Le plus hideux des hommes : C'est lui qui a tu Dieu, parce qu'il n'en supportait pas la piti. Mais c'est toujours le vieil homme, encore plus laid : au lieu de la mauvaise conscience d'un Dieu mort pour lui, il prouve la mauvaise conscience d'un Dieu mort par lui ; au lieu de la piti venue de Dieu, il connat la piti venue des hommes, la piti de la populace, encore plus insupportable. C'est lui qui mne la litanie de l'Aue, et suscite le faux Oui n.

    40 L'homme la sangsue : Il a voulu remplacer les valeurs divines, la reli ion et mme la morale par la connaissance. La connaissance doit tre scientifique, exacte, incisive : peu importe alors que son objet soit petit ou grand ; la

    connaissance exacte de la plus petite chose remplacera notre croyance aux grandes valeurs vagues. Voil pourquoi l'homme donne son bras la sangsue, et se donne pour tche et pour idal de connatre une toute petite chose : le cerveau de la sangsue (sans remonter aux causes premires). Mais l'homme la sangsue ne sait pas que la connaissance est la sangsue elle-mme, et qu'elle prend le relais de la morale et de la religion, en poursuivant le mme but qu'elles : inciser la vie, mutiler et juger la vie.

    50 Le Mendiant volontaire : Celui-l a renonc mme connaissance. Il ne croit plus qu'au bonheur humain, il cherche le bonheur sur terre. Mais le bonheur humain, si plat soit-il, ne se trouve mme pas dans la populace, anime par le ressentiment et la mauvaise conscience. Le bonheur humain se trouve seulement chez les vaches.

    60 L'Enchanteur : C'est l'homme de la mauvaise conscience, qui se poursuit aussi bien sous le rgne de Dieu qu'aprs la mort de Dieu. La mauvaise conscience est essentiellement comdienne, exhibitionniste. Elle joue tous les rles, mme celui de l'athe, mme celui du pote, mme celui d'Ariane. Mais toujours elle ment et rcrimine. En disant c'est ma faute n, elle veut susciter la piti, inspirer la culpabilit mme ceux qui sont forts, faire honte tout ce qui est vivant, propager son venin. Ta plainte contient un appeau I

    70 L'Ombre voyageuse : C'est l'activit de la culture, qui, partout, a chert h raliser son but (l'homme libre, slec-tionn et dress) : sous le rgne de Dieu, aprs la mort de Dieu, dans la connaissance, dans le bonheur, etc. Partout elle a manqu son but, car ce but est lui-mme une Ombre. Ce but, l'Homme suprieur, est lui-mme rat, manqu. C'est l'Ombre de Zarathoustra, rien d'autre que son ombre, qui le suit partout, mais disparat aux deux heures impor-tantes de la Transmutation, Minuit et Midi.

    80 Le Devin : Il dit tout est vain n. Il annonce le dernier stade du nihilisme : le moment o l'homme, ayant mesur la

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    vanit de son effort pour remplacer Dieu, prfrera ne plus vouloir du tout, plutt que de vouloir le nant. Le devin annonce donc le dernier homme. Prfigurant la fin du nihilisme, il va dj plus loin que les hommes sup-rieurs. Mais ce qui lui chappe, c'est ce qui est encore au-del du dernier homme : l'homme qui veut prir, l'homme qui veut son propre dclin. Avec celui-l, le nihilisme s'a-chve rellement, est vaincu par soi-mme : la transmutation et le surhomme sont proches.

    Zarathoustra (et le Lion). Zarathoustra n'est pas Dionysos, mais seulement son prophte. Il y a deux ma-nires d'exprimer cette subordination. On pourrait dire d'abord que Zarathoustra en reste au Non . Sans doute ce Non n'est-il plus celui du nihilisme : c'est le Non sacr du Lion. C'est la destruction de toutes les valeurs tablies, divines et humaines, qui composaient prcisment le nihilisme. C'est le Non trans-nihiliste, inhrent la transmutation. Aussi Zarathoustra semble-t-il avoir fini sa tche, quand il plonge ses mains dans la toison du Lion. Mais en vrit, Zarathoustra n'en reste pas au Non, mme sacr et transmuant. Il participe pleinement de l'affirmation dionysiaque, il est dj l'ide de cette affirma-tion, l'ide de Dionysos. De mme que Dionysos se fiance avec Ariane dans l'ternel Retour, Zarathoustra trouve sa fiance dans l'ternel Retour. De mme que Dionysos est le pre du Surhomme, Zarathoustra appelle le Surhomme son enfant. Toutefois, Zarathoustra est dpass par ses propres enfants ; et il n'est que le prtendant, non pas l'lment constituant de l'anneau de l'ternel Retour. Il produit moins le Surhomme qu'il n'assure cette production dans l'homme, crant toutes les conditions dans lesquelles l'homme se surmonte et est surmont, et dans lesquelles le Lion devient Enfant.

    L'oeuvre

    1872: Naissance de la Tragdie. 1873 : Considrations intempestives, I, David Strauss. 1874 : Ibid., II, Utilit et inconvnients des tudes historiques ; III, Schopenhauer ducateur. 1876: Ibid., IV, Richard Wagner Bayreuth. 1878: Humain trop humain. 1879: Le Voyageur et son ombre. 1881 : Aurore. 1882: Le Gai Savoir, I-IV. 1883: Ainsi parlait Zarathoustra, I, II. 1884: Ibid., III. 1885 : Ibid., IV. 1886: Par-del le bien et le mal. 1887 : Gnalogie de la morale ; Gai Savoir, V. 1888 : Le cas Wagner ; Le crpuscule des idoles ; L'Ant-christ; Nietzsche contre Wagner ; Ecce Homo. (De ces cinq ouvrages, seul Le cas Wagner fut publi par Nietzsche, avant sa maladie.)

    L'uvre de Nietzsche comprend encore des tudes philologiques, des confrences et des cours, des pomes, des compositions musicales, et surtout une masse de notes (dont La Volont de Puissance est extraite).

    Les principales ditions d'ensemble sont : celle du Nietzsche-Archiv (19 volumes, Leipzig, 1895-1913) ; la Musarion Ausgabe (23 vol., Munich, 1922-1929) ; celle de Schlechta (3 vol., Munich, 1954).

    Ces ditions ne rpondent pas compltement aux exi-gences critiques normales. Il est probable que cette lacune sera bientt comble par les travaux de MM. Colli et

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    Montinari. C'est d'aprs ces travaux que la N.R.F. a entre-pris la publication des Cuvres philosophiques compltes.

    Le problme est celui du rle de la soeur. Son emprise fut totale sur le Nietzsche-Archiv. Mais peut-tre faut-il distinguer plusieurs questions que M. Schlechta, dans des polmiques rcentes, a tendance mlanger.

    10 Y a-t-il eu des falsifications ? Plutt de mauvaises lectures et des dplacements de textes, dans les oeuvres de 1888.

    20 Question de La Volont de Puissance. On sait que La Volont de Puissance n'est pas un livre de Nietzsche. Dans les notes des annes 80, on trouve environ 400 passa-ges, numrots et rpartis en quatre groupes. Mais un grand nombre de plans divers datent de cette poque. La Volont de Puissance a t compose avec ces 400 notes, avec d'autres d'poque diffrente, et d'aprs un plan de 1887. Il serait trs important que tous les plans fussent publis. Et surtout, que l'ensemble des notes ft l'objet d'une dition critique et chronologique rigoureuse ; ce n'est pas le cas chez M. Schlechta.

    30 Question de l'ensemble des notes. M. Schlechta pense que les posthumes n'apportent rien d'essentiel, qui ne soit dans les ouvrages publis par Nietzsche. Un tel point de vue met en cause l'interprtation de la philo-sophie de Nietzsche.

    Les principaux traducteurs de Nietzsche en franais sont : Henri Albert (Mercure de France) ; Genevive Bian-quis (N.R.F. et Aubier) ; Alexandre Vialatte (N.R.F.). Toutes les uvres cites au dbut de cette bibliographie sont traduites.

    On y joindra : La Volont de Puissance (trad. Genevive Bianquis, N.R.F.) ; La Naissance de la philosophie

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    l'poque de la tragdie grecque (trad. Genevive Bianquis, N.R.F.) ; Les Pomes (trad. Henri Albert, Mercure ; trad. Ribemont-Dessaignes, Le Seuil).

    Et La vie de Nietzsche d'aprs sa correspondance (Georges Walz, Rieder) ; Lettres choisies (Alexandre Vialatte, N.R.F.) ; Lettres Peter Gast (Andr Schaeffner, d. du Rocher) ; Nietzsche devant ses contemporains (Genevive Bianquis, d. du Rocher).

  • Extraits

    Chaque fois que nous coupons un texte de Nietzsche, les points de suspension sont mis entre crochets. Chaque fois que nous citons un texte emprunt aux notes, la rf-rence est prcde d'un astrisque.

    A) QU'EST-CE QU'UN PHILOSOPHE ?

    ... agir d'une faon in-tempestive, c'est--dire con-tre le temps, et ainsi sur le temps, en faveur (je l'espre) d'un temps venir. (Consi-drations intempestives.)

    t. LE PHILOSOPHE MASQU

    L'esprit philosophique a toujours d commencer par se travestir et se masquer en empruntant les types de l'homme contemplatif prcdemment forms, soit les types du prtre, du devin, de l'homme religieux en gnral, pour tre seulement possible, en quelque mesure que ce soit ; l'idal asctique a longtemps servi au philosophe d'appa-rence extrieure, de condition d'existence il tait forc de reprsenter cet idal pour pouvoir tre philosophe, il tait forc d'y croire pour pouvoir le reprsenter. Cette attitude particulire au philosophe, qui le fait s'loigner du monde, cette manire d'tre qui renie le monde, se montre hostile la vie, de sens incrdule, austre, et qui s'est

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    maintenue jusqu' nos jours de faon passer pour l'atti-tude philosophique par excellence cette attitude est avant tout une consquence des conditions forces, indispensables la naissance et au dveloppement de la philosophie : car, pendant trs longtemps, la philosophie n'aurait pas du tout t possible sur terre sans un masque et un traves-tissement asctique, sans un malentendu asctique. Pour m'exprimer d'une faon plus concrte et qui saute aux yeux : le prtre asctique s'est montr jusqu' nos jours sous la forme la plus rpugnante et la plus tnbreuse, celle de la chenille, qui donne seule au philosophe le droit de mener son existence rampante... Les choses ont-elles vraiment chang ? Ce dangereux insecte ail aux mille couleurs, l'esprit qu'enveloppait le cocon, a-t-il pu enfin, grce un monde plus ensoleill, plus chaud et plus clair, jeter sa dfroque pour s'lancer dans la lumire ? Existe-t-il aujourd'hui dj assez de fiert, d'audace, de bravoure, de conscience de soi, de volont de l'esprit, de dsir de responsabilit, de libre-arbitre sur la terre, pour que dor-navant le philosophe soit possible ? (Gnalogie de la morale, III, 10, trad. Henri Albert, Mercure de France.)

    2. LE PHILOSOPHE CRITIQUE

    Je suis un disciple du philosophe Dionysos ; je prf-rerais encore tre considr comme un satyre que comme un saint [...]. Vouloir rendre l'humanit meilleure , ce serait la dernire chose que je promettrais. Je n'rige pas de nouvelles idoles ; que les anciennes apprennent donc ce qu'il en cote d'avoir des pieds d'argile 1 Renverser des idoles j'appelle ainsi toute espce d'idal c'est dj bien plutt mon affaire. Dans la mme mesure o l'on a imagin par un mensonge le monde idal, on a enlev la ralit sa valeur, sa signification, sa vridicit... Le monde-vrit et le monde-apparence , traduisez : le monde invent et la ralit... Le mensonge de l'idal a t jusqu'

    prsent la maldiction suspendue au-dessus de la ralit. L'humanit elle-mme, force de se pntrer de ce men-songe, a t fausse et falsifie jusque dans ses instincts les plus profonds, jusqu' l'adoration des valeurs opposes celles qui garantiraient le dveloppement, l'avenir, le droit suprme l'avenir.

    Celui qui sait respirer l'atmosphre de mes crits sait que c'est une atmosphre des hauteurs, que l'air y est vif. Il faut tre cr pour cette atmosphre, autrement l'on risque beaucoup de prendre froid. La glace est proche, la solitude est norme mais voyez avec quelle tranquillit tout repose dans la lumire 1 Voyez comme l'on respire librement I Que de choses on sent au-dessous de soi I La philosophie telle que je l'ai vcue, telle que je l'ai enten-due jusqu' prsent, c'est l'existence volontaire au milieu des glaces et des hautes montagnes la recherche de tout ce qui est trange et problmatique dans la vie, de tout ce qui, jusqu' prsent, a t mis au ban par la morale. Une longue exprience, que je tiens de ce voyage dans tout ce qui est interdit, m'a enseign regarder, d'une autre faon qu'il pourrait tre souhaitable, les causes qui jusqu' prsent ont pouss moraliser et idaliser. L'histoire cache de la philosophie, la psychologie des grands noms qui l'ont illustre se sont rvles moi. Le degr de vrit que supporte un esprit, la dose de vrit qu'un esprit peut oser, c'est ce qui m'a servi de plus en plus donner la vri-table mesure de la valeur. L'erreur (c'est--dire la foi en l'idal), ce n'est pas l'aveuglement ; l'erreur, c'est la lche-t... Toute conqute, chaque pas en avant dans le domaine de la connaissance a son origine dans le courage, dans la duret l'gard de soi-mme, dans la propret vis--vis de soi-mme. Je ne rfute pas un idal, je me contente de mettre des gants devant lui... Nitimur in vetitum, par ce signe ma philosophie sera un jour victorieuse, car jusqu' prsent on n'a interdit par principe que la vrit. (Ecce Homo, Prface, 2-3, trad. Henri Albert, Mercure de France.)

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    3. LE PHILOSOPHE INTEMPESTIF

    Nous apercevons ici la consquence de cette doctrine, prche rcemment encore sur les toits, et qui consiste affirmer que l'tat est le but suprme de l'humanit et que, pour l'homme, il n'est pas de but suprieur celui de servir l'tat ; ce en quoi je ne reconnais pas un retour au paganisme, mais la sottise. Il se peut qu'un pareil homme, qui voit dans le service de l'tat son devoir suprme, ne sache vritablement pas quels sont les devoirs suprmes. Cela n'empche pas qu'il y ait encore de l'autre ct des hommes et des devoirs, et l'un de ces devoirs qui, pour moi du moins, apparat comme suprieur au service de l'tat, incite dtruire la sottise sous toutes ses formes, mme sous la forme qu'elle prend ici. C'est pourquoi je m'occupe l'heure prsente d'une espce d'homme dont la tlologie conduit un peu plus haut que le bien d'un tat, avec les philosophes et avec ceux-l seulement par rapport un domaine assez indpendant du bien de l'tat, celui de la culture. Parmi les nombreux anneaux qui, passs les uns travers les autres, forment l'humaine chose publique, les uns sont en or, les autres en tombac.

    Or, comment le philosophe regarde-t-il la culture de notre temps ? A vrai dire, sous un tout autre aspect que ces professeurs de philosophie qui se rjouissent de leur tat. Il lui semble presque apercevoir une destruction et un arrachement complet de la culture, quand il songe la hte gnrale, l'acclration de ce mouvement de chute, l'impossibilit de toute vie contemplative et de toute simplicit. Les eaux de la religion s'coulent et laissent derrire elles des marcages ou des tangs ; les nations se sparent de nouveau, se combattent les unes les autres et demandent s'entre-dchirer. Les sciences, pratiques sans aucune mesure et dans le plus aveugle laisser-faire, s'parpillent et dissolvent toute conviction solide ; les classes et les socits cultives sont entranes

    dans une grandiose et mprisante exploitation financire. Jamais le monde n'a t davantage le monde, jamais il n'a t plus pauvre en amour et en dons prcieux. Les professions savantes ne sont plus que des phares et des asiles, au milieu de toute cette inquitude frivole ; leurs reprsentants deviennent eux-mmes chaque jour plus inquiets, ayant chaque jour moins de penses, moins d'a-mour. Tout se met au service de la barbarie qui vient, l'art actuel et la science actuelle ne font pas exception. L'homme cultiv est dgnr au point qu'il est devenu le pire ennemi de la culture, car il veut nier la maladie gnrale et il est un obstacle pour les mdecins. Ils se met-tent en colre, les pauvres bougres affaiblis, lorsque l'on parle de leurs faiblesses et que l'on combat leur dangereux esprit mensonger. Ils voudraient faire croire qu'ils ont remport le prix sur tous les sicles, et leurs dmarches sont animes d'une joie factice [...].

    Pourtant, si l'on risque d'tre accus de partialit quand on ne relve que la faiblesse du dessin et le manque de coloris dans l'image de la vie moderne, le second aspect n'a cependant rien de plus rjouissant et n'apparat que sous une forme d'autant plus inquitante. Il existe certaines forces, des forces formidables, mais sauvages et primesau-tires, des forces tout fait impitoyables. On les observe avec une attente inquite, du mme oeil qu'on eut regarder la chaudire d'une cuisine infernale : tout moment des bouillonnements et des explosions peuvent se produire, annonant de terribles cataclysmes. Depuis un sicle nous sommes prpars des commotions fondamentales. Si, dans ces derniers temps, on a tent d'opposer ces ten-dances explosives profondment modernes la force consti-tutive de l'tat prtendu national, celui-ci n'en constitue pas moins, et pour longtemps, une augmentation du pril universel et de la menace qui pse sur nos ttes (1). Nous

    (1) La traduction du dbut de la phrase est un peu modifie.

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    ne nous laissons pas induire en erreur par le fait que les individus se comportent comme s'ils ne savaient rien de toutes ces proccupations. Leur inquitude montre combien ils en sont informs ; ils pensent eux-mmes avec une hte et un exclusivisme qui ne se sont jamais rencontrs jusqu' prsent ; ils construisent et ils plantent pour eux seuls et pour un seul jour ; la chasse au bonheur n'est jamais si grande que quand elle doit tre faite aujourd'hui et demain ; car aprs-demain dj la chasse sera peut-tre ferme. Nous vivons l'poque des atomes et du chaos atomique. (Considrations inactuelles, Schopenhauer du-cateur, 4, trad. Henri Albert, Mercure de France.)

    4. LE PHILOSOPHE, PHYSIOLOGISTE ET MDECIN

    Nous en sommes la phase o le conscient devient modeste. En dernire analyse, nous ne comprenons le moi conscient lui-mme que comme un instrument au service de cet intellect suprieur, qui voit tout d'ensemble ; et nous pouvons alors nous demander si tout vouloir conscient, toute fin consciente, tout jugement de valeur ne seraient pas de simples moyens destins atteindre quelque chose d'essentiellement diffrent de ce qui nous apparaissait la lumire de la conscience. Nous croyons qu'il s'agit de notre plaisir ou de notre douleur, mais le plaisir et la douleur pourraient tre des moyens grce auxquels nous devrions accomplir des oprations trangres notre conscience. Il faudra montrer quel point tout ce qui est conscient de-meure superficiel, quel point l'action diffre de l'image de l'action, combien nous savons peu de ce qui prcde l'ac-tion ; combien chimriques sont nos intuitions d'une vo-lont libre , de cause et d'effet ; comment les penses, les images et les mots ne sont que les signes des penses, quel point toute action est impntrable ; combien l'loge et le blme demeurent superficiels ; comment notre vie consciente se passe essentiellement dans un monde de notre

    EXTRAITS

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    invention et de notre imagination ; comment nous ne parlons jamais que de nos inventions (nos motions mme), et comment la cohsion de l'humanit repose sur la transmis-sion de ces inventions alors qu'au fond la cohsion vritable (par la reproduction) poursuit son chemin inconnu. [...]

    Pour nous rsumer, il s'agit peut-tre uniquement du corps dans tout le dveloppement de l'esprit : ce dvelop-pement consisterait nous rendre sensible la formation d'un corps suprieur. L'organique peut encore s'lever des degrs suprieurs. Notre avidit de connatre la nature est un moyen pour le corps de se perfectionner. Ou plutt, on fait des expriences, par centaines de milliers, pour modifier l'alimentation, l'habitation, le genre de vie du corps ; la conscience et les jugements de valeur qu'il porte en lui, toutes les varits du plaisir et de la douleur sont des indices de ces changements et de ces expriences. En dernire analyse ce n'est nullement l'homme qui est en cause; il est ce qui doit tre dpass. (*1883, La Volont de Puissance, II, 261, trad. Genevive Bianquis, N.R.F.)

    5. LE PHILOSOPHE, INVENTEUR DE POSSIBILITS DE VIE

    Il y a des vies o les difficults touchent au prodige ; ce sont les vies des penseurs. Et il faut prter l'oreille ce qui nous est racont leur sujet, car on y dcouvre des possibilits de vie dont le seul rcit nous donne de la joie et de la force et verse une lumire sur la vie de leurs succes-seurs. Il y a l autant d'invention, de rflexion, de hardiesse, de dsespoir et d'esprance que dans les voyages des grands navigateurs ; et, vrai dire, ce sont aussi des voyages d'exploration dans les domaines les plus reculs et les plus prilleux de la vie. Ce que ces vies ont de surprenant, c'est q