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SEQUENCE 2 : L’Etranger d’Albert Camus, ou comment l’homme se heurte au monde OE : Le roman et ses personnages : visions de l’homme et du monde Perspectives d’étude : - étude des genres et des registres -notions d’histoire littéraire et culturelle -réflexion sur l’intertextualité et la singularité des textes littéraires Problématique : Dans quelle mesure le personnage de Meursault incarne-t-il la vision du monde absurde de Camus ? Séance 1 : Présentation de l’auteur et de l’œuvre ; notion d’absurde Séance 2 : LA n°1 : l’incipit, de « Aujourd’hui… » à « deux heures de route ». Prolongement : comparaison avec un/deux autres incipit Séance 3 : LA n°2 : la scène du meurtre de l’Arabe, de « J’ai pensé que je n’avais qu’un demi-tour à faire… » à « la porte du malheur ». Séance 4 : L’évolution du « héros » de roman, à partir de la comparaison entre la scène de crime dans L’Etranger et celle de Claude Gueux Séance 5 : LA n°3 : le procès de Meursault Séance 6 : LA n°4 : l’excipit qui marque l’évolution de Meursault Séance 7 : bilan de la séquence sur le personnage de Meursault et son parcours ; lecture de l’interview de Camus donnée en janvier 1955 // de Meursault avec Sisyphe et le Christ (homme qui meurt pour la vérité). Corpus bac : sur l’incipit / sur le héros / sur le anti-héros / sur la vision de la société 5 10 15 20 25 30 35

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SEQUENCE 2 : L’Etranger d’Albert Camus, ou comment l’homme se heurte au monde

OE : Le roman et ses personnages : visions de l’homme et du monde

Perspectives d’étude : - étude des genres et des registres-notions d’histoire littéraire et culturelle-réflexion sur l’intertextualité et la singularité des textes littéraires

Problématique : Dans quelle mesure le personnage de Meursault incarne-t-il la vision du monde absurde de Camus ?

Séance 1 : Présentation de l’auteur et de l’œuvre ; notion d’absurde

Séance 2 : LA n°1 : l’incipit, de « Aujourd’hui… » à « deux heures de route ».Prolongement : comparaison avec un/deux autres incipit

Séance 3 : LA n°2 : la scène du meurtre de l’Arabe, de « J’ai pensé que je n’avais qu’un demi-tour à faire… » à « la porte du malheur ».

Séance 4 : L’évolution du « héros » de roman, à partir de la comparaison entre la scène de crime dans L’Etranger et celle de Claude Gueux

Séance 5 : LA n°3 : le procès de Meursault

Séance 6 : LA n°4 : l’excipit qui marque l’évolution de Meursault

Séance 7 : bilan de la séquence sur le personnage de Meursault et son parcours ; lecture de l’interview de Camus donnée en janvier 1955 // de Meursault avec Sisyphe et le Christ (homme qui meurt pour la vérité).

Corpus bac : sur l’incipit / sur le héros / sur le anti-héros / sur la vision de la société

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Séquence 2 – Séance 1 : Présentation de Camus et de son roman L’Etranger

I) Albert Camus

- Origines sociales : Albert Camus est né en ______________ en _______ dans un milieu ______________ . Après la mort de son père au début de la Première Guerre mondiale, il a été élevé par sa mère, Catherine Sintès, une femme d’origine ________________ et presque analphabète.

- Etudes et formation : repéré par son instituteur, __________ _______________, il obtient une bourse et entre au lycée d’Alger. Ses ambitions seront de devenir ___________________, mais ilk est atteint d’une maladie, la ___________________, qui réduira ses espoirs à néant. Il se lancera alors dans une carrière d’écrivain (il est à la fois romancier, ___________________ et essayiste), et de ____________________ (il fondera L’Alger républicain).

- Idées politiques : avant la Seconde Guerre mondiale, il milite dans un mouvement antifasciste ; il adhère ensuite au Parti Communiste en 1934, mais rompt rapidement avec lui car celui-ci l’accuse d’être favorable aux revendications musulmanes (1937). Il écrit des articles où il dénonce la misère et l’oppression auxquelles la colonisation française en Algérie réduit le peuple musulman. Pendant la Seconde Guerre mondiale, il s’engage dans la _______________ au sein du journal clandestin _______________ dont il devient le directeur. Après la guerre, il est au centre de polémique philosophiques et politiques : il dénonce le ___________________ ; et, face à la guerre d’Algérie (débutée en 1954) , il est divisé : il dénonce le colonialisme, mais il ne veut pas que la France soit expulsée du pays, de sorte qu’il entre progressivement dans une posture qui consiste à garder le silence sur la question.

- Couronnement littéraire : en 1957, il reçoit le _______ __________ ___ ___________________ ; c’est alors qu’il prononce le fameux « discours de Stockholm » où il prône l’engagement dont doit faire preuve tout écrivain et dont voici un extrait :

L'artiste se forge dans cet aller retour perpétuel de lui aux autres, à mi-chemin de la beauté dont il ne peut se passer et de la communauté à laquelle il ne peut s'arracher. […] Le rôle de l'écrivain, du même coup, ne se sépare pas de devoirs difficiles. Par définition, il ne peut se mettre aujourd'hui au service de ceux qui font l'histoire : il est au service de ceux qui la subissent. […] le silence d'un prisonnier inconnu, abandonné aux humiliations à l'autre bout du monde, suffit à retirer l'écrivain de l'exil chaque fois, du moins, qu'il parvient, au milieu des privilèges de la liberté, à ne pas oublier ce silence, et à le relayer pour le faire retentir par les moyens de l'art. […] Quelles que soient nos infirmités personnelles, la noblesse de notre métier s'enracinera toujours dans deux engagements difficiles à maintenir : le refus de mentir sur ce que l'on sait et la résistance à l'oppression.

Du même coup, après avoir dit la noblesse du métier d'écrire, j'aurais remis l'écrivain à sa vraie place, n'ayant d'autres titres que ceux qu'il partage avec ses compagnons de lutte, vulnérable mais entêté, injuste et passionné de justice, construisant son œuvre sans honte ni orgueil à la vue de tous, sans cesse partagé entre la douleur et la beauté, et voué enfin à tirer de son être double les créations qu'il essaie obstinément d'édifier dans le mouvement destructeur de l'histoire. Qui, après cela, pourrait attendre de lui des solutions toutes faites et de belles morales ? La vérité est mystérieuse, fuyante, toujours à conquérir. La liberté est dangereuse, dure à vivre autant qu'exaltante. Nous devons marcher vers ces deux buts, péniblement, mais résolument, certains d'avance de nos défaillances sur un si long chemin.

- Mort : il se tue en ________ dans un accident de voiture avec Michel Gallimard.

Ses œuvres les plus connues :

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L’Etranger (______) ____________ (1938) Noces (1939)

La Peste (1947) Les Justes (1949) Le Mythe de Sisyphe (_____)

La Chute (1956)

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II) Son roman : L’Etranger (1942)

A) Contexte historique et littéraire

Dans les années 1930, le climat est difficile du fait de la crise économique, de tensions sociales et politiques liées à la montée des fascismes.

Ce climat a des conséquences sur le genre du roman : le genre romanesque subit de profondes mutations. Les romanciers cherchent à explorer la psychologie humaine, le moi, dans leurs romans, et s’interrogent sur le monde ; ils réfléchissent à la condition humaine, en essayant de répondre notamment aux questions : « pourquoi vit-on ? comment doit-on vivre ? quel sens donner à la vie humaine ? »

Camus lui-même choisit le genre du roman et le personnage de Meursault pour mener des réflexions philosophiques et pour porter un regard critique sur la société contemporaine : « Si tu veux être philosophe, écris des romans ».

B) La philosophie du roman : L’ABSURDE et LA REVOLTE

Le Mythe de Sisyphe : l’absurde naît de « cette confrontation entre l’appel humain et le silence déraisonnable du monde ».

Selon Camus, l’existence est absurde, c’est-à-dire qu’elle est privée de sens, car les événements ne sont pas dus à Dieu (qui n’existe pas) mais au hasard. Or, le monde inspire à l’homme une volonté de le comprendre, une soif d’absolu, qu’il ne peut pas combler, étant donné que rien ne permet de comprendre l’univers, et que l’homme est voué inévitablement à la mort.> Cf ses Carnets (1937) :

« Le type qui donnait toutes les promesses et qui travaille maintenant dans un bureau. Il ne fait rien d’autre part, rentrant chez lui, se couchant et attendant l’heure du dîner en fumant, se couchant à nouveau et dormant jusqu’au lendemain. Le dimanche, il se lève très tard et se met à sa fenêtre, regardant la pluie ou le soleil, les passants ou le silence. Ainsi toute l’année. Il attend. Il attend de mourir. A quoi bon les promesses, puisque de toute façon… »

L’homme doit-il donc s’abandonner au désespoir ? Selon Camus, non, et c’est ce qui constitue la « leçon » de L’Etranger : à l’image du héros Meursault, l’homme, une fois qu’il a pris conscience que le monde est absurde, ne doit pas se résigner, mais au contraire se révolter : il doit crier son amour pour la vie et affronter courageusement l’épreuve de la mort.

La grandeur de l’homme consiste à assumer l’absurdité du monde.

C) La réception du roman lors de sa publication et son adaptation cinématographique

Il a été très critiqué par le gouvernement de Vichy. Cependant, Jean-Paul Sartre, un célèbre philosophe, a reconnu en Camus un grand écrivain. L’œuvre a ensuite connu un grand succès international. Malgré la volonté de Camus de ne pas voir son roman adapté au cinéma, Luchino Visconti a donné naissance au film éponyme en 1967, avec Mastroianni dans le rôle de Meursault ; l’œuvre a aussi inspiré The Barber des frères Coen.

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Séquence 2 – Séance 2 : LA n°1 : L’incipit

- Définition et buts de l’incipit (présenter l’histoire + susciter la curiosité du lecteur)- Révisions des caractéristiques de l’incipit à partir d’un autre extrait de roman- Etude du texte5

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Séquence 2 – Séance 2 : LA n°1 : L’incipit

Aujourd'hui, maman est morte. Ou peut-être hier, je ne sais pas. J'ai reçu un télégramme de l'asile : « Mère

décédée. Enterrement demain. Sentiments distingués. » Cela ne veut rien dire. C'était peut-être hier.

L'asile de vieillards est à Marengo, à quatre-vingts kilomètres d'Alger. Je prendrai l'autobus à deux heures

et j'arriverai dans l'après-midi. Ainsi, je pourrai veiller et je rentrerai demain soir. J'ai demandé deux jours de congé

à mon patron et il ne pouvait pas me les refuser avec une excuse pareille. Mais il n'avait pas l'air content. Je lui ai

même dit : « Ce n'est pas de ma faute. » Il n'a pas répondu. J'ai pensé alors que je n'aurais pas dû lui dire cela. En

somme, je n'avais pas à m'excuser. C'était plutôt à lui de me présenter ses condoléances. Mais il le fera sans doute

après-demain, quand il me verra en deuil. Pour le moment, c'est un peu comme si maman n'était pas morte. Après

l'enterrement, au contraire, ce sera une affaire classée et tout aura revêtu une allure plus officielle.

J'ai pris l'autobus à deux heures. Il faisait très chaud. J'ai mangé au restaurant, chez Céleste, comme

d'habitude. Ils avaient tous beaucoup de peine pour moi et Céleste m'a dit : « On n'a qu'une mère. » Quand je suis

parti, ils m'ont accompagné à la porte. J'étais un peu étourdi parce qu'il a fallu que je monte chez Emmanuel pour

lui emprunter une cravate noire et un brassard. Il a perdu son oncle, il y a quelques mois.

J'ai couru pour ne pas manquer le départ. Cette hâte, cette course, c'est à cause de tout cela sans doute,

ajouté aux cahots, à l'odeur d'essence, à la réverbération de la route et du ciel, que je me suis assoupi. J'ai dormi

pendant presque tout le trajet. Et quand je me suis réveillé, j'étais tassé contre un militaire qui m'a souri et qui m'a

demandé si je venais de loin. J'ai dit « oui » pour n'avoir plus à parler.

L'asile est à deux kilomètres du village. J'ai fait le chemin à pied. J'ai voulu voir maman tout de suite. Mais le

concierge m'a dit qu'il fallait que je rencontre le directeur. Comme il était occupé, j'ai attendu un peu. Pendant tout

ce temps, le concierge a parlé et ensuite, j'ai vu le directeur : il m'a reçu dans son bureau. C'était un petit vieux,

avec la Légion d'honneur. Il m'a regardé de ses yeux clairs. Puis il m'a serré la main qu'il a gardée si longtemps que

je ne savais trop comment la retirer. Il a consulté un dossier et m'a dit : « Mme Meursault est entrée ici il y a trois

ans. Vous étiez son seul soutien. » J'ai cru qu'il me reprochait quelque chose et j'ai commencé à lui expliquer. Mais

il m'a interrompu : « Vous n'avez pas à vous justifier, mon cher enfant. J'ai lu le dossier de votre mère. Vous ne

pouviez subvenir à ses besoins. Il lui fallait une garde. Vos salaires sont modestes. Et tout compte fait, elle était plus

heureuse ici. » J'ai dit : « Oui, monsieur le Directeur. » Il a ajouté : « Vous savez, elle avait des amis, des gens de son

âge. Elle pouvait partager avec eux des intérêts qui sont d'un autre temps. Vous êtes jeune et elle devait s'ennuyer

avec vous. »

C'était vrai. Quand elle était à la maison, maman passait son temps à me suivre des yeux en silence. Dans

les premiers jours où elle était à l'asile, elle pleurait souvent. Mais c'était à cause de l'habitude. Au bout de

quelques mois, elle aurait pleuré si on l'avait retirée de l'asile. Toujours à cause de l'habitude. C'est un peu pour

cela que dans la dernière année je n'y suis presque plus allé. Et aussi parce que cela me prenait mon dimanche -

sans compter l'effort pour aller à l'autobus, prendre des tickets et faire deux heures de route.

Albert CAMUS, L’Etranger, I, 1, 1942

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Séquence 2 – Séance 2 : LA n°1 : L’incipit

Problématique : dans quelle mesure a-t-on affaire à un incipit original ?

I) Un incipit original

Rappel de la fct de l’incipit : présenter les lieux, l’époque, les personnages, l’action et le mode de narration.

A) Le cadre spatio-temporel1) Les lieux : brièvement mentionnés > « Alger », à « deux heures de route de l’asile de Marengo » ; référence

à la chaleur. Pas de description précise.2) Le temps : pas de date, mais indice « autobus » => début XXe siècle- repères temporels brouillés : ignorance du personnage (1er §), il a p-ê manqué l’enterrement de sa mère ;

on ne sait pas de quoi elle est morte et on sait peu de choses sur ce qui s’est passé avant- mort de la mère en semaine : « deux jours de congé « demandés au patron Confusion temporel, silences du récit

B) Les personnages

Aucune description physique et morale des personnages, juste des prénoms (Emmanuel, Céleste), des fct (maman, le directeur de l’asile, le patron). On connaît juste le nom du personnage principal, par déduction (« Mme Meursault »), de même que l’on déduit le métier de Céleste (restaurateur) et la fct d’Emmanuel (ami de Meursault).

C’est au lecteur de combler les silences du texte

C) L’action

Le roman débute après un événement important : la mort de la mère du PP. Le lecteur assiste alors aux démarches de Meursault en vue de l’enterrement : les démarches professionnelles et vestimentaires, le repas à Alger, le trajet en bus, l’arrivée à l’asile et la conversation avec le directeur. Mais le récit de ces démarches n’est pas vraiment chronologique, l’ordre des événements est bouleversé : télégramme, projet de trajet, annonce au patron, départ en autobus, repas, trajet en bus et arrivée.

Importance accordée au narrateur et à la focalisation, dont on suit les pensées qui s’enchaînent de manière décousue.

D) Le choix de la focalisation interne- Emploi de la P1 (Je, maman) informe le lecteur qu’il a affaire à un narrateur-personnage, cela facilite

l’entrée dans le roman- Dimension orale du récit («avec une excuse pareille ») + voca simple: impression d’un témoignage Choix de focalisation interne place la psychologie du PP au centre du récit. Or ce PP apparaît comme très

énigmatique.

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II) Un personnage principal énigmatique

A) Un portrait implicite

Récit laisse apparaître des indices le concernant :

Son statut social : il est employé (il parle de son « patron ») et il est d’un milieu modeste (pas les moyens d’entretenir s mère, emprunt de vêtements de deuil à un ami…)

Sa personnalité : il a des amis (Céleste, Emmanuel, « ils » anonymes) ; mais ses rapports avec les autres sont plutôt difficiles : interventions au discours direct > face à son patron, il est mal à l’aise (excuses) ainsi que devant le directeur de l’asile ; il tente d’ailleurs à chaque fois de se justifier ; face au militaire et au directeur, il se contente d’un « oui » très bref, et apparaît peu loquace, solitaire (« pour n’avoir plus à parler »). Il semble aussi hésitant (date de la mort, attitude à adopter face au patron), peu sûr de lui.

B) Des rapports étranges avec sa mère- De son vivant : il a vécu avec elle puis l’a placée à l’asile 3 ans auparavant et l’a peu à peu perdue de vue.

Pb de communication mère-fils : silence qui existe entre eux ; elle était malheureuse (pleurs) mais il n’a pas vraiment cherché à comprendre pourquoi et n’a pas cherché à améliorer son moral.

- Après sa mort : Meursault affiche un détachement étonnant. Pas de souffrance apparente : il ne pleure pas (seuls

Céleste et ceux du restaurant évoquent leur « peine ») ; son étourdissement est dû seulement à la chaleur étouffante ; il s’endort paisiblement dans l’autobus. Ambiguïté de certains événements : arrivé à l’asile, il veut absolument voir sa mère : preuve de son amour filial ou volonté d’en finir rapidement ?

Indifférence : il apparaît davantage préoccupé par l’aspect extérieur de ce deuil, par les apparences (habits, reconnaissance du deuil par son patron : « ce sera une affaire classée ») ; d’ailleurs, il avoue qu’il ne voyait plus beaucoup sa mère et que cela lui coûtait d’aller la voir…

Attitude qui peut paraître choquante au lecteur, l’amener à trouver étrange le personnage et à condamner sa conduite.

C) Un fils indigne et coupable?- Nb indices en ces sens, d’autant que besoin de justifier sa conduite et de se déculpabiliser semble indiquer

aussi sa culpabilité (face au directeur et au patron).- Mais intervention du directeur qui vient justifier la conduite de Meursault envers sa mère : revenus

modestes de M + ennui de sa mère avec lui.- De plus, M se rend sur place et s’occupe qd même de ttes les formalités relatives à l’enterrement… Hésitation du lecteur sur ce qu’il doit penser du personnage.

CCl : Originalité de l’incipit : situer l’histoire tout en taisant de nombreux éléments sur le personnage principal, ce qui attise la curiosité du lecteur. Incipit qui joue avec les attentes et les sentiments du lecteur : silences du récit nombreux. Il semble préparer le lecteur au procès de M à travers la suggestion de sa culpabilité en lien avec la mort de sa mère (raison pour laquelle la société et le tribunal le condamnent).

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Séquence 2 – Séance 3 : LA n°2 : le meurtre de l’Arabe

J'ai pensé que je n'avais qu'un demi-tour à faire et ce serait fini. Mais toute une plage vibrante de soleil se

pressait derrière moi. J'ai fait quelques pas vers la source. L'Arabe n'a pas bougé. Malgré tout, il était encore assez

loin. Peut-être à cause des ombres sur son visage, il avait l'air de rire. J'ai attendu. La brûlure du soleil gagnait mes

joues et j'ai senti des gouttes de sueur s'amasser dans mes sourcils. C'était le même soleil que le jour où j'avais

enterré maman et, comme alors, le front surtout me faisait mal et toutes ses veines battaient ensemble sous la

peau. À cause de cette brûlure que je ne pouvais plus supporter, j'ai fait un mouvement en avant. Je savais que

c'était stupide, que je ne me débarrasserais pas du soleil en me déplaçant d'un pas. Mais j'ai fait un pas, un seul pas

en avant. Et cette fois, sans se soulever, l'Arabe a tiré son couteau qu'il m'a présenté dans le soleil. La lumière a

giclé sur l'acier et c'était comme une longue lame étincelante qui m'atteignait au front. Au même instant, la sueur

amassée dans mes sourcils a coulé d'un coup sur les paupières et les a recouvertes d'un voile tiède et épais. Mes

yeux étaient aveuglés derrière ce rideau de larmes et de sel. Je ne sentais plus que les cymbales du soleil sur mon

front et, indistinctement, le glaive éclatant jailli du couteau toujours en face de moi. Cette épée brûlante rongeait

mes cils et fouillait mes yeux douloureux. C'est alors que tout a vacillé. La mer a charrié un souffle épais et ardent. Il

m'a semblé que le ciel s'ouvrait sur toute son étendue pour laisser pleuvoir du feu. Tout mon être s'est tendu et j'ai

crispé ma main sur le revolver. La gâchette a cédé, j'ai touché le ventre poli de la crosse et c'est là, dans le bruit à la

fois sec et assourdissant, que tout a commencé. J'ai secoué la sueur et le soleil. J'ai compris que j'avais détruit

l'équilibre du jour, le silence exceptionnel d'une plage où j'avais été heureux. Alors, j'ai tiré encore quatre fois sur

un corps inerte où les balles s'enfonçaient sans qu'il y parût. Et c'était comme quatre coups brefs que je frappais

sur la porte du malheur.

Albert CAMUS, L’Etranger, I, 6, 1942

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Séquence 2 – Séance 3 : LA n°2 : le meurtre de l’Arabe

Questions pour préparer le commentaire de cet extrait de L’Etranger :

1) En relisant les deux pages qui précèdent notre extrait , relevez des éléments qui montrent que le meurtre commis par Meursault n’était pas prémédité.

2) Quelles impressions ce texte produit-il immédiatement sur le lecteur ?3) Quel rôle précis joue le soleil dans cette scène ? Par quels procédés variés l’auteur insiste-t-il sur son

intervention ?4) Quels autres éléments semblent jouer un rôle dans cette scène ?5) A quel registre appartient cette scène ? Vous justifierez précisément votre réponse en donnant toutes les

caractéristiques de ce registre présentes dans le texte.

Séquence 2 – Séance 3 : LA n°2 : le meurtre de l’Arabe

Questions pour préparer le commentaire de cet extrait de L’Etranger :

1) En relisant les deux pages qui précèdent notre extrait , relevez des éléments qui montrent que le meurtre commis par Meursault n’était pas prémédité.

2) Quelles impressions ce texte produit-il immédiatement sur le lecteur ?3) Quel rôle précis joue le soleil dans cette scène ? Par quels procédés variés l’auteur insiste-t-il sur son

intervention ?4) Quels autres éléments semblent jouer un rôle dans cette scène ?5) A quel registre appartient cette scène ? Vous justifierez précisément votre réponse en donnant toutes les

caractéristiques de ce registre présentes dans le texte.

Séquence 2 – Séance 3 : LA n°2 : le meurtre de l’Arabe

Questions pour préparer le commentaire de cet extrait de L’Etranger :

1) En relisant les deux pages qui précèdent notre extrait , relevez des éléments qui montrent que le meurtre commis par Meursault n’était pas prémédité.

2) Quelles impressions ce texte produit-il immédiatement sur le lecteur ?3) Quel rôle précis joue le soleil dans cette scène ? Par quels procédés variés l’auteur insiste-t-il sur son

intervention ?4) Quels autres éléments semblent jouer un rôle dans cette scène ?5) A quel registre appartient cette scène ? Vous justifierez précisément votre réponse en donnant toutes les

caractéristiques de ce registre présentes dans le texte.

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Séquence 2 – Séance 3 : LA n°2 : le meurtre de l’Arabe

Rappel : avant notre extrait, Meursault a décidé de retourner se promener seul sur la plage, avec le pistolet de Raymond, mais sans intention de tuer l’Arabe (meurtre non prémédité).

Scène du meurtre située à un endroit-clé du roman : avant la deuxième partie, pour montrer qu’à partir de ce moment, la vie de Meursault bascule de manière tragique.

Problématique : en quoi cette scène de meurtre a-t-elle une dimension tragique ?

I) Un personnage victime du soleil

A) L’omniprésence du soleil- 7 occurrences du mot > instance sur sa présence, notamment à travers une hyperbole (toute une plage

vibrante de soleil se pressait derrière moi)- Intensité de la lumière produite (8-9) : elle aveugle le personnage (10-11)- Chaleur étouffante aussi (« La mer a charrié un souffle épais et ardent » (13)) que souligne l’hyperbole

« « le ciel s'ouvrait sur toute son étendue pour laisser pleuvoir » du feu (14) ; d’où la sueur qui s’empare du personnage (4 ; 9-10)

Le soleil joue un rôle dans la scène dans la mesure où il modifie la perception de Meursault.

B) Un personnage en souffrance- Texte fait la part belle aux sensations de Meursault (perso très sensible à son environnement, et

notamment au soleil > cf « C'était le même soleil que le jour où j'avais enterré maman », 4-5) : le soleil agit surtout sur son visage (front, joues…) et accélère son rythme cardiaque (5-6), ce qui crée une gêne voire une véritable souffrance pour le perso.

- Souffrance : champ lexical de la brûlure (3, 6, 12) et de la douleur (5 ; 13)> le personnage vit l’action du soleil comme une agression, c’est pour s’en protéger et mettre fin à ses souffrances qu’il continue à avancer vers la source et donc à se rapprocher de l’Arabe (2 ; 6-8) ; il semble que, plus encore que l’Arabe, ce soit le soleil son véritable ennemi.

C) Une perception déformée du réel- La sueur modifie rapidement sa perception des événements : 4 > « voile tiède et épais » (10). Meursault

n’est plus en mesure de voir ce qui l’entoure (mes yeux étaient aveuglés derrière ce rideau de larmes et de sel, 10-11) > il se contente de suppositions (« je ne sentais plus », « indistinctement », « il m’a semblé ») ; il est seulement sensible à l’action abrutissante du soleil (métaphore « les cymbales du soleil », 11 battements de son cœur qui deviennent très puissants ?) ; le couteau devient énorme : « glaive » (12), « épée » (12).

- C’est ainsi qu’il perçoit l’attitude de l’Arabe comme provocatrice : « Peut-être à cause des ombres sur son visage, il avait l’air de rire » (3), et l.8-10 ; la comparaison l.10 montre qu’il se sent agressé.

- Ce n’est qu’à la fin de l’extrait qu’il retrouve ses esprits, qu’il parvient à se dégager de cette emprise (« J’ai secoué la sueur et le soleil », 16) mais il est trop tard…

Le soleil est responsable de la perception erronée de Meursault et de la tension croissante qui l’amènent à commettre l’irréparable sans l’avoir voulu.

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II) L’engrenage tragique

A) Un geste inconscient présenté de manière dramatique- Progression très étudiée du texte : expressions temporelles qui ponctuent la scène (« Et cette fois » 8 ;

« « au même instant » 9 ; « toujours » 12 ; « c’est alors que tout a vacillé » 13 ; « et c’est là … que tout a commencé» 15 ; « alors » 17 ; « Et c’était comme si » 18), alliées à l’imparfait à valeur durative donnent l’impression que la scène du meurtre dure indéfiniment, que le temps s’est arrêté > tension dramatique, renforcée par la notation auditive (15-16).

- Le geste meurtrier dure, mais c’est un geste involontaire et inconscient : sous l’effet du soleil, Meursault est sur la défensive et tire une première fois > insistance du texte sur l’absence de volonté de tuer (« j’ai crispé ma main » / « la gâchette a cédé »). Ce tir était plus dirigé contre le soleil que contre l’Arabe : adjectifs « glaive éclatant »/ « épée brûlante »

B) Meursault : le jouet des éléments et des objets

Rôle su soleil, mais aussi des autres éléments et des objets, qui semblent tous s’allier pour provoquer le geste fatal :

Personnification de la plage (1-2) qui empêche le personnage de reculer Métaphore concernant la lumière (« la lumière a giclé », 8-9) qui donne l’impression au personnage de

recevoir un coup de couteau Personnification du couteau (12-13) Personnification de la mer (13) Personnification du ciel (14) Personnification du revolver (« le ventre poli de la crosse » 15) Ils semblent tous incarner la fatalité qui pèse sur le héros.

C) Meursault, un héros tragique- M subit les événements mais prend conscience des conséquences irrémédiables du meurtre (« J’ai

compris » 16) : son destin est en marche et il n’y peut plus rien > passage de « « C’est alors que tout a vacillé » (13) à

« et c’est là … que tout a commencé » (16) opposition entre le bonheur passé (17) et la malheur qui s’annonce (comparaison prophétique 18-19)

- Tel un héros tragique, loin de fuir ses responsabilités, il décide de les assumer, c’est ainsi que l’on peut peut-être expliquer les quatre coups de feu qu’il tire alors que l’Arabe semble déjà mort (« un corps inerte », 18).

Il s’agit d’une scène qui contraste beaucoup avec le reste du roman à cause de sa dimension très poétique. A travers le registre tragique et la personnification des éléments et des objets, Camus insiste sur l’absence de responsabilité de Meursault dans ce crime, ce qui témoigne du caractère absurde de l’existence humaine.

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Séquence 2 – Séance 5 : LA n°3 : le procès de Meursault

L'après-midi, les grands ventilateurs brassaient toujours l'air épais de la salle et les petits éventails

multicolores des jurés s'agitaient tous dans le même sens. La plaidoirie de mon avocat me semblait ne

devoir jamais finir. À un moment donné, cependant, je l'ai écouté parce qu'il disait : « Il est vrai que j'ai

tué. » Puis il a continué sur ce ton, disant « je » chaque fois qu'il parlait de moi. J'étais très étonné. Je me

suis penché vers un gendarme et je lui ai demandé pourquoi. Il m'a dit de me taire et, après un moment, il

a ajouté : « Tous les avocats font ça. » Moi, j'ai pensé que c'était m'écarter encore de l'affaire, me réduire à

zéro et, en un certain sens, se substituer à moi. Mais je crois que j'étais déjà très loin de cette salle

d'audience. D'ailleurs, mon avocat m'a semble ridicule. Il a plaidé la provocation très rapidement et puis lui

aussi a parlé de mon âme. Mais il m'a paru qu'il avait beaucoup moins de talent que le procureur. « Moi

aussi, a-t-il dit, je me suis penché sur cette âme, mais, contrairement à l'éminent représentant du ministère

public, j'ai trouvé quelque chose et je puis dire que j'y ai lu a livre ouvert. » Il y avait lu que j'étais un

honnête homme, un travailleur régulier, infatigable, fidèle à la maison qui l'employait, aimé de tous et

compatissant aux misères d'autrui. Pour lui, j'étais un fils modèle qui avait soutenu sa mère aussi

longtemps qu'il l'avait pu. Finalement j'avais espéré qu'une maison de retraite donnerait à la vieille femme

le confort que mes moyens ne me permettaient pas de lui procurer. « Je m'étonne, Messieurs, a-t-il ajouté,

qu'on ait mené si grand bruit autour de cet asile. Car enfin, s'il fallait donner une preuve de l'utilité et de la

grandeur de ces institutions, il faudrait bien dire que c'est l'État lui-même qui les] subventionne. »

Seulement, il n'a pas parlé de l'enterrement et j'ai senti que cela manquait dans sa plaidoirie. Mais à cause

de toutes ces longues phrases, de toutes ces journées et ces heures interminables pendant lesquelles on

avait parlé de mon âme, j'ai eu l'impression que tout devenait comme une eau incolore où je trouvais le

vertige.

À la fin, je me souviens seulement que, de la rue et à travers tout l'espace des salles et des

prétoires, pendant que mon avocat continuait à parler, la trompette d'un marchand de glace a résonné

jusqu'à moi. J'ai été assailli des souvenirs d'une vie qui ne m'appartenait plus, mais où j'avais trouvé les plus

pauvres et les plus tenaces de mes joies : des odeurs d'été, le quartier que j'aimais, un certain ciel du soir,

le rire et les robes de Marie. Tout ce que je faisais d'inutile en ce lieu m'est alors remonté à la gorge et je

n'ai eu qu'une hâte, c'est qu'on en finisse et que je retrouve ma cellule avec le sommeil. C'est à peine si j'ai

entendu mon avocat s'écrier, pour finir, que les jurés ne voudraient pas envoyer à la mort un travailleur

honnête perdu par une minute d'égarement et demander les circonstances atténuantes pour un crime

dont je traînais déjà, comme le plus sûr de mes châtiments, le remords éternel. La cour a suspendu

l'audience et l'avocat s'est assis d'un air épuisé. Mais ses collègues sont venus vers lui pour lui serrer la

main. J'ai entendu : « Magnifique, mon cher. » L'un d'eux m'a même pris à témoin : « Hein ? » m'a-t-il dit.

J'ai acquiescé, mais mon compliment n'était pas sincère, parce que j'étais trop fatigué.

Albert CAMUS, L’Etranger, II, 4, 1942

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Séquence 2 – Séance 5 : LA n°3 : le procès de Meursault

Problématique : comment le plaidoyer de son avocat provoque-t-il le détachement de Meursault ?

I) Un plaidoyer caricatural

A) Les caractéristiques du plaidoyer- Position adoptée : l’avocat de Meursault plaide coupable (l.3) avec « circonstances atténuantes » (l.27).- Manière dont l’avocat s’y prend : Il adopte le point de vue de l’accusé (« Je », l.3) et interpelle les jurés pour les impliquer dans son propos

(« Messieurs », 14) Il cherche à atténuer la responsabilité de M en parlant de « provocation » de la part de l’Arabe (l.8), ce qui

contredit l’idée de préméditation défendue par le procureur La majeure partie du plaidoyer s’intéresse en réalité au caractère de M, à la question de sa moralité

(répétition du mot « âme », 8, 9, 18…), en réponse au réquisitoire du procureur : il fait un portrait élogieux de M en évoquant ses rapports au travail, puis ceux avec sa mère (termes mélioratifs l.11-12), ce qui montre qu’il remet en cause la « monstruosité » de son client ; il ne parle pas de l’enterrement, sans qu’on sache pourquoi : cela nuirait-il à M en rappelant son insensibilité ce jour-là?; il conclut sa prestation (« pour finir », 25) par l’évocation du caractère non prémédité du crime (« une minute d’égarement », 26), ce qui l’amène à demander que la vie de M soit épargnée ; il met en évidence le « remords éternel » de ce dernier comme étant déjà un « châtiment » suffisant.

Il essaie d’attirer la compassion, la bienveillance des jurés, de rendre M humain. Mais son discours est maladroit et stéréotypé.

B) Les points faibles, voire le ridicule de ce plaidoyer- Discours indirect (4-5) et discours direct (5-6) signalent une conversation entre M et un gendarme : ce

dernier lui indique que le discours de son avocat n’est en rien original, mais qu’il est stéréotypé, donc peut-être pas très convaincant…

- L’avocat se montre arrogant : il déclare qu’il peut lire dans l’âme de M « à livre ouvert » (métaphore l.10-11), alors même qu’il ne fait pas de doute aux jurés et au lecteur que M demeure un personnage opaque, difficile à comprendre.

- Il emploie un vocabulaire maladroit car dépréciatif à propos de la mère de M (« vieille femme » l.13-14), alors qu’il essaie de faire passer M pour un « fils modèle ».

- Son discours est ponctué d’hyperboles (« infatigable », « aimé de tous », « fils modèle », 11-12 ; « dont je traînais déjà, comme le plus sûr des châtiments, le remords éternel » 27-28) qui le rendent caricatural : il n’est pas adapté à la personnalité de M. L’avocat dit des choses qui manquent de justesse sur M, pour le faire rentrer dans une norme acceptable par la société qui le juge. Or M refuse de s’y soumettre (il n’a jamais manifesté de remords envers son crime, et affirme d’ailleurs ne pas le regretter).

- Par le biais de l’alternance entre le discours direct (paroles de l’avocat) et la focalisation interne (pensées de M), Camus montre que M ne se reconnaît pas dans ces propos : il insiste sur le fait que c’est l’opinion de son avocat « pour lui » (l.12). il signale alors lui-même la médiocrité de son avocat (« ridicule », 8), et le dévalorise par rapport au procureur (comparaison l.8-9). Enfin, il signale les oublis de la plaidoirie : « j’ai senti que cela manquait dans sa plaidoirie », l.17).

C) Une vaste mise en scèneOn a l’impression que le procès n’est qu’une une mise en scène vidée de sens :

- Discours stéréotypé de l’avocat, qui fait écho à celui, tout aussi erroné, du procureur- Attitude mécanique des jurés avec leurs éventails : Camus semble souligner ironiquement cet aspect

mécanique, à l’aide d’une antithèse (« grands ventilateurs » VS « petits éventails » l.1-2) et de l’expression « brasser l’air » qui peut évoquer le caractère superficiel du procès. D’ailleurs, les jurés agitent leurs éventails dans le même sens, ce qui pourrait laisser entendre qu’ils incarnent la société qui condamne de manière homogène un individu comme M qu’elle ne parvient pas à comprendre.

- Félicitations finales des autres avocats rapportées au discours direct (l.29-30): elles semblent n’avoir aucun lien avec la prestation réelle, mais apparaissent comme un rituel ponctué de paroles convenues, voire choquantes pour l’accusé (« Hein ? », l.29).

C’est cette impression d’absurdité qui explique la réaction de M et l’évolution de ses sentiments au fil du texte.

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II) Meursault étranger à son procès

A) L’impression d’être exclu- L’avocat se substitue à lui, parle à sa place (« Je »), ce qui étonne M > incompréhension et méconnaissance

qui indiquent le fait qu’il n’est pas familier de l’univers judiciaire. - M interprète cela comme une volonté de le réduire à néant (gradation l.6-7), et il n’est pas loin de la vérité,

comme l’indique l’ordre que lui donne le gendarme (« il m’a dit de me taire », l.5).- Il exprime alors un sentiment tragique d’impuissance : il a l’impression que son destin lui échappe (« une

vie qui ne m’appartenait plus », 22) > parallèle avec ses propos au début du chapitre IV (p.149-150) Cela explique le malaise (« vertige » 19, « m’est remonté à la gorge » 24) qui s’empare du personnage, et la

comparaison qu’il emploie (« tout devenait comme une eau incolore » 19 : impression de se vider de sa substance).

B) Le manque d’intérêt de M pour son procès- Plusieurs raisons : le sentiment d’exclusion, la mise en scène, mais aussi la chaleur (l.1) et la longueur du

discours de l’avocat (2-3 ; 5 ; 13 ; accumulation 17-18).- Le détachement du personnage est exprimé par certains passages du texte : « A un moment donné,

cependant, je l’ai écouté », 3 ; « je me souviens seulement que… », 20 ; « c’est à peine si j’ai entendu », 25).- Il manifeste assez virulemment sa volonté d’en finir avec ce procès (l.24-25).

C) Le refuge dans le souvenir- L’attention de M est détournée par un bruit venant de l’extérieur (« la trompette d’un marchand de

glace », l.21), qui incarne la vie en liberté. Cela explique qu’il déclenche les souvenirs du personnage (l.21-23).

- Souvenirs associés à des sensations, qui correspondent à des plaisirs simples et quotidiens (énumération l.23). on remarque l’attachement de M à marie.

- Ce bref passage suffit en réalité à contredire l’accusation d’insensibilité qui pèse contre M, et confirme l‘humanité de ce dernier. Il montre que et le procureur et l’avocat, donc la société tout entière, sont passés à côté de la vérité de ce personnage qui vit dans l’instant.

Ainsi, le caractère peu convaincant et très maladroit de l’avocat de M donne au lecteur un sentiment d’absurdité, que vient confirmer le détachement de celui qui est censé être le principal intéressé, à savoir l’accusé lui-même. Il apparaît que M est condamné davantage pour ce qu’il est, et non pour le crime qu’il a commis. Il ne correspond pas aux normes sociales, et c’est pour cela qu’on va le condamner à mort.

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Séquence 2 – Séance 6 : LA n°4 : l’épilogue de L’Etranger

Lui parti, j'ai retrouvé le calme. J'étais épuisé et je me suis jeté sur ma couchette. Je crois que j'ai dormi

parce que je me suis réveillé avec des étoiles sur le visage. Des bruits de campagne montaient jusqu'à moi. Des

odeurs de nuit, de terre et de sel rafraîchissaient mes tempes. La merveilleuse paix de cet été endormi entrait en

moi comme une marée. À ce moment, et à la limite de la nuit, des sirènes ont hurlé. Elles annonçaient des départs

pour un monde qui maintenant m'était à jamais indifférent. Pour la première fois depuis bien longtemps, j'ai pensé

à maman. Il m'a semblé que je comprenais pourquoi à la fin d'une vie elle avait pris un « fiancé », pourquoi elle

avait joué à recommencer. Là-bas, là-bas aussi, autour de cet asile où des vies s'éteignaient, le soir était comme

une trêve mélancolique. Si près de la mort, maman devait s'y sentir libérée et prête à tout revivre. Personne,

personne n'avait le droit de pleurer sur elle. Et moi aussi, je me suis senti prêt à tout revivre. Comme si cette

grande colère m'avait purgé du mal, vidé d'espoir, devant cette nuit chargée de signes et d'étoiles, je m'ouvrais

pour la première fois à la tendre indifférence du monde. De l'éprouver si pareil à moi, si fraternel enfin, j'ai senti

que j'avais été heureux, et que je l'étais encore. Pour que tout soit consommé, pour que je me sente moins seul, il

me restait à souhaiter qu'il y ait beaucoup de spectateurs le jour de mon exécution et qu'ils m'accueillent avec des

cris de haine.

Albert CAMUS, L’Etranger, II, 5, 1942

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Séquence 2 – Séance 6 : LA n°4 : l’épilogue de L’Etranger

Situation de l’extrait: dans le chapitre V de la deuxième partie, Meursault reçoit la visite de l’aumônier, qui tente de le convertir à la foi en Dieu en invoquant la peur qu’inspire la proximité de la mort. Mais Meursault affirme qu’il ne croit pas en Dieu, qu’il n’a aucun espoir en une vie après la mort et que toutes les vies, tous les êtres se valent, étant donné que rien n’a d’importance, puisque la vie est absurde. Après s’être révolté violemment contre les propos de l’aumônier et s’en être pris physiquement à lui, Meursault se retrouve seul dans sa cellule, la nuit précédant son exécution. Problématique : comment, à travers ce monologue, Meursault accède-t-il à la paix ?

I) Un passage lyrique

A) La quiétude enfin retrouvée

- En cette fin de roman, M semble livrer pleinement ses sentiments et sensations personnels au lecteur, comme le montrent les expressions « montaient jusqu’à moi » (l. ), « rafraîchissaient mes tempes » (l. ), « entrait en moi » (l. ), « je me suis senti » (l. ), « j’ai senti » (l. ), dans une sorte de monologue où la première personne est associée à des verbes de perception.

- Le premier sentiment qu’il exprime est alors un sentiment d’apaisement, dû au départ de l’aumônier, et au fait qu’il se soit retrouvé seul : « Lui parti, j’ai retrouvé le calme » (l.1). Le déchainement verbal et pulsionnel auquel il s’est livré semble l’avoir vidé de toute animosité (« j’étais épuisé », l. ; « Comme si cette grande colère m’avait purgé du mal, vidé d’espoir » l. ), de sorte qu’il s’endort (« Je crois que j’ai dormi », l. ). On a l’impression que ce sommeil, en plus d’être réparateur, symbolise une sorte de renaissance du personnage, qui se réveille calme et tous les sens en éveil, dépourvu de toute crainte liée à sa mort prochaine.

- Le cadre temporel est d’ailleurs favorable à cette quiétude : il fait nuit («étoiles », l. ; « à la limite de la nuit », l. ; devant cette nuit chargée de signes et d’étoiles », l. ), et M, lorsqu’il parle de sa mère, présente ce moment comme celui privilégié d’« une trêve mélancolique » (l. ).

B) La fusion lyrique avec le monde

- Bien qu’enfermé dans sa cellule, Meursault semble entrer en communion avec la nature, comme le montre le fait que chaque évocation de la nature est rattachée à la personne de M, à son corps (« avec des étoiles sur le visage », l. ; « Des bruits de campagne montaient jusqu’à moi », l. ; « Des odeurs de nuit, de terre et de sel rafraîchissaient mes tempes », l. ; la comparaison l. ). L’attachement du personnage aux sensations transparaît bien ici : on note la référence à des sensations visuelles (l. ), auditives (l. ) et olfactives (l. ), comme si, au moment de mourir, la vie prenait une importance inédite, comme si chaque chose acquérait une certaine valeur.

- Il semble ne faire plus qu’un avec le monde, et se livre entièrement pour la première fois, comme le souligne l’emploi du verbe pronominal « s’ouvrir » : « je m’ouvrais pour la première fois à la tendre indifférence du monde » (l. ). L’oxymore « tendre indifférence » signale que le personnage accepte l’absence de sens, l’absurdité de l’existence et qu’il l’envisage comme salvatrice.

C) Le lyrisme de l’écriture

- Le lyrisme est renforcé par le style de Camus qui, aux nombreuses comparaisons (l. , , …), allie des répétitions (« pourquoi », l. et ; « si pareil… si fraternel », l. et ) et des anaphores (« Là-bas », l. ; « Personne », l. ; « pour que », l.), ce qui accentue l’intensité des sentiments exprimés par M.

- En outre, l’usage dominant de l’imparfait semble faire durer de manière indéterminée ce sentiment de plénitude (l. , , , …). L’instant présent s’étire pour Meursault, voire se mêle au passé (souvenirs de la fin de vie de sa mère).

Ainsi, ce monologue lyrique témoigne de l’apaisement de Meursault, ce qui va transparaître dans l’évocation de sa mort et de celle de sa mère.

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II) L’acceptation de la mort et la revendication de son étrangeté

A) Le détachement par rapport à la mort

- Un bruit rappelle l’imminence de la mort (« des sirènes ont hurlé », l. ). Mais M ne perd pas son calme (qui m’était indifférent », l. ). D’ailleurs, la mort est évoquée à l’aide de périphrases (« Elles annonçaient des départs pour un monde », l. ) et d’euphémismes (« où des vies s’éteignaient », l. ), qui peuvent signifier qu’elle a perdu son caractère effrayant pour M et qu’il l’accepte, voire qu’il lui trouve une dimension bénéfique.

- Cette mort, tout d’abord, réveille en lui le souvenir de sa mère : ce fait exceptionnel est souligné par l’expression « pour la première fois » (l. ).En effet, c’est la première fois que M l’évoque longuement, après l’annonce froide de sa mort dans l’incipit et le refus d’en parler au procès. L’épilogue du roman fait donc écho à l’incipit.

- L’expérience imminente de la mort en prison rapproche enfin M de sa mère, qui a connu l’attente de la mort à l’asile (« là-bas aussi », l. ; « moi aussi », l. ). L’incompréhension cède la place à la compréhension (« je comprenais pourquoi à la fin d’une vie elle avait pris un « fiancé », pourquoi elle avait joué à recommencer », l. ; « Si près de la mort, maman devait s’y sentir libérée et prête à tout revivre », l. ). Ainsi, M laisse entendre que c’est la vie terrestre seule qui importe, que la proximité de la mort l’avait fait comprendre à sa mère et que c’est pour cette raison qu’elle avait décidé de profiter de tous ces instants de bonheur qui s’offraient à elle (fiancé). C’est donc la mort qui donne, rétrospectivement, toute sa valeur à la vie.

- Cette pensée du bonheur de sa mère le déculpabilise, de sorte qu’il délivre son propre sentiment sur la question de sa culpabilité concernant la mort de sa mère et son insensibilité : elle avait été heureuse avant de mourir, de sorte que « personne n’avait le droit de pleurer sur elle » (l. ). Ce mot « personne » englobe les autres, mais aussi M lui-même, qui se révèle alors comme un bon fils, puisqu’il n’a pas pleuré.

B) Un homme étranger mais heureux

- La colère et la révolte de M face à l’aumônier ont eu une dimension thérapeutique pour le personnage (« m’avait purgé du mal, vidé de tout espoir », l. ) car elles ont débouché sur une certaine sérénité, sur la prise de conscience de son amour de la vie, de son appartenance intégrale au monde et de son bonheur passé mais aussi actuel (« j’ai senti que j’avais été heureux et que je l’étais encore », l. ).

- Sa dernière pensée, très paradoxale, témoigne alors du fait qu’il assume sa vie et qu’il revendique sa différence avec les autres, sa fameuse « étrangeté » qui donne son titre au roman : les « cris de haine » qu’il souhaite renvoient au rejet, à l’exclusion dont il a été victime tout au long de son procès de la part du reste de la société. Or, ici, loin de se considérer comme une victime, il décide d’y faire face courageusement lors de ses derniers instants. Dès lors, l’anti-héros que M était, semble se muer, par la confrontation avec la mort, en véritable héros qui assume ses actes mais aussi ce qu’il est : il assume enfin un destin qu’il a d’abord vécu sans le vouloir.