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Debussy Ravel

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DEBUSSY/RAVEL

CLEMENT BaptistePatrimoines musicaux Dossier Mai 2000

Licence de Musique

DEBUSSY ( RAVEL

Eclats dEspagne

Prlude

Prlude

Les artistes Romantiques ont au XIXme sicle en partie assouvi leur fivre de nouveaut dans une qute de lailleurs qui dborde largement du cadre du dpaysement touristique, et dont les limites sont celles de limagination. Lailleurs est non seulement gographique, mais aussi temporel, mlant le mythologique, le lgendaire et mme linconscient collectif. Ainsi, les permanences du romantisme sont-elles lattrait du fantastique (Songe dune nuit de Sabbat de la Symphonie Fantastique dH. Berlioz), le surnaturel et le rve (dj en 1781, J. H. Fssli peint un saisissant Cauchemar), jusquaux confins de la damnation (celle de Faust bien entendu). Cette qute de vastes territoires pour lesprit, ferments de la cration artistique, permet de jeter un pont travers les ges entre les artistes et de rentrer en rsonance avec les univers de Dante et de sa Divine Comdie (on se rappellera le fbrile Aprs une lecture de Dante de F. LISZT) et naturellement de Shakespeare (Songe dune Nuit dEt de Mendelssohn entre autres) sources dinnombrables uvres musicales. Il ne parat donc pas tonnant, en regard de ces trs lointaines investigations de limaginaire que les nationalismes les plus exacerbs saccompagnent sans que personne ny trouve redire dun trs profond dsir dailleurs, dun besoin dexotisme et de dpaysement. Rimsky-Korsakov est le parfait exemple du musicien fascin autant par le folklore de ses racines (Sadko, Grande Pques Russe) que par lOrient (Antar, Shhrazade). Le romantisme, pris dclectisme, semble avoir dploy son esprit aussi loin quil le pouvait dans le temps, lespace, le rve par la force de limagination.

Or, en 1870, au lendemain de sa dfaite contre la Prusse, la France se trouve dans une position tout fait particulire: elle na pour pass Romantique que H. Berlioz en Musique, qui a largement pay son tribut aux causes romantiques: Les Troyens, Harold en Italie, La Symphonie Fantastique Le dernier tiers du XIXme sicle prend alors sa revanche et voit saffirmer de nombreux excellents compositeurs qui enfin proposent une alternative de poids face la domination germanique: Bizet, Chabrier, Franck, Faur, Debussy, Ravel En cette fin de sicle de tous les bouleversements, les vieux thmes romantiques ont volu mais ne sont pas pour autant prims: le rve attire toujours autant (Freud en rvlera la force), ouvrant la porte au symbolisme, le pass (Couperin, Rameau) offre des racines la recherche dune tradition musicale franaise, et la soif dailleurs enflamme toujours limagination des compositeurs. La France trouve alors en lEspagne une source de dpaysement sans commune mesure, et de profonds changes vont soprer entre ces deux nations. Ainsi, Lola de Valence, toile dun ballet espagnol charmera autant Baudelaire:

Entre tant de beaut que partout on peut voir

Je comprends bien, amis, que le dsir balance

Mais on voit scintiller dans Lola de Valence

Le charme inattendu dun bijou rose et noir

que Edouard MANET (Lola de Valence en 1862, le Ballet espagnol en 1863). Le pianiste ibrique Ricardo Vies sera de toutes les crations parisiennes et des amitis sres stabliront entre musiciens franais et espagnols, leur musique senrichissant des ces changes fructueux.

Cette fivre espagnole enflammera deux des musiciens phares de ce tournant du sicle: Claude Debussy et Maurice Ravel, rivaux et pourtant si proches: harmonies novatrices, pianisme rinvent, orchestration toute de lumires et de couleurs. Mais que prsente-t-elle de si fascinant pour ces deux musiciens? Comment va-t-elle nourrir leur musique? Dans quelle mesure cette inspiration hispanique commune Maurice RAVEL et Claude DEBUSSY leur permet-elle de forger leur identit et leur profonde originalit?

(((I LATTRAIT DE LESPAGNE

I - 1) Les prcurseurs: G. BIZET, E. LALO, E. CHABRIER

En 1873, anne de cration de la Symphonie espagnole dEdouard Lalo, la musique authentiquement espagnole nexiste que dans sa forme populaire. La musique folklorique, dont aucun compositeur autochtone nest l pour faire en faire cho, mis par Pedrell et ses recueils de chants populaires, enflamme limagination de compositeurs franais. Au cours de la dcennie prcdente, la peinture stait dj plonge dans les richesses de cette nation, Manet stant initi lart de Velasquez et de Goya travers des uvres telles que Lexcution de lempereur Maximilien (1867) ou Le Balcon (1869). Bien que la tendance lexotisme, le got du pittoresque sont dans lre du temps depuis longtemps dj, lhispanisme en musique est alors tout fait neuf, et la Symphonie espagnole dEdouard Lalo sera la premire uvre puiser son inspiration dans une Espagne plus ou moins authentique. Mme si les sources folkloriques sont ici largement dtournes pour mieux mettre en valeur la virtuosit du violoniste espagnol P. Sarasate, les nouveauts quoffre la partition a de quoi charmer le public en qute de lointains. Llment le plus prgnant est bien sr le rythmique avec en particulier celui de la Habanera ( ). Laspect rythmique prend en effet un aspect rellement neuf. Linfluence espagnol le transforme en vritable moteur, imposant parfois une libert, un caractre improvis nouveau lorchestre. Il annonce dj largement lmancipation et la place grandissante que la dimension rythmique prendra au XXme sicle.

Mais la popularisation grande chelle de ce got pour lEspagne, cest Carmen (1875) de Georges Bizet quon le doit. Le compositeur reste cependant fidle la tradition musicale occidentale et aux gots de lpoque : lauthenticit musicologique nest pas ici la finalit de ce chef duvre. Les traits particuliers de la musique espagnole y sont forcs pour les rendre plus caractristiques: la libert des tempi est programme, lornementation et les chromatismes restent un peu trop dcoratifs pour tre naturels et les rythmes de Sgudille ou de Habanera, plus ou moins proches des originaux, sont l pour situer le drame dans un espace gographique que dailleurs BIZET ne voulait pas connatre (ayant sans doute peur que la ralit soit en dcalage avec son imaginaire). Mais cette situation est indispensable au drame. Celui-ci, en effet, sinscrit dans un environnement psychologique particulier: la passion exacerbe et le temprament bouillonnant des espagnols, ou du moins lide que les compositeurs sen faisaient, fait partie intgrante de cette Espagne rinvente, de la brlante Andalousie, de la moiteur des soires dans Grenade.

Jete sur le papier au retour dun sjour de quatre mois en Espagne en 1882, Espaa dE. Chabrier tmoigne de la fascination pour la musique que le compositeur a dcouvert lors de ce voyage: cest ici une dbauche de rythmes, de mlodies, une floraison de couleurs. Ces couleurs, ces violents passages dune intense lumire la fracheur de lombre, lorchestration de la tradition franaise semblait faite pour les magnifier. De Berlioz Messiaen, la richesse de la palette orchestrale a toujours t utilise au maximum de ses possibilits, notamment par un jeu dgal gal entre vents et cordes, et Chabrier ne droge pas la rgle: son inventivit inoue offre des pages chatoyantes aux contrastes saisissantes et dune vivacit clatante.

La mode tant lance, M. Ravel et C. Debussy vont leur tour succomber aux charmes de lEspagne, et vont puiser dans les mmes matriaux de base que leurs prdcesseurs: rythmes et tournures mlodiques caractristiques, couleurs clatantes, contrastes saisissantes, le tout au service de lvocation dune Espagne vivante. Cependant, ces aspects dj abords par Chabrier, Bizet et Lalo ont vu leurs traits largement grossis pour les rendre plus lisibles par le public. Maurice Ravel et Claude Debussy vont parvenir se dbarrasser dune certaine facilit dcorative dans laquelle certains musiciens y-compris espagnols et de grand talent ont pu tomber (Albeniz, Granados parfois) pour extraire de lEspagne son essence et en imprgner leur musique.

I - 2) Suivre le mouvement et prendre ses distances

Mme si M. Ravel et C. Debussy sont tous deux compltement imprgns par cette mode espagnole, qui, il faut le reconnatre, pouvait tre un gage de succs, ils nont pas plongs dans ce got du folklore sans prendre trs vite une certaine distance. Cette distanciation vis--vis dune peinture musicale touristique se trouve aussi bien chez Ravel que Debussy, et se prsente sous deux aspects: le dcalage et la distanciation humoristique dune part, et la recherche dune expression musicale qui dpasse lanecdotique.

I - 2 - a) Distanciation humoristique

Lexpression de lme espagnole avez dj t approche travers ses passions amoureuses par Bizet dans Carmen, donnant lieu un drame brlant, dont lissue tragique na pas laiss indiffrent le public lors de sa cration. Cest lardeur de Carmen, archtype de la femme espagnole (ou du moins telle que les compositeurs se plaisaient limaginer), que Ravel met en musique partir de la pice de Franc-Nohain. Mais cette ardeur, que lhrone voudrait bien pouvoir exprimer avec ses amants, comme tous les jeudis aprs-midi lors de labsence de son mari, nest que le point de dpart de cette comdie musicale. Cet aspect de lEspagne est dailleurs largement caricatur, et Carmen y est assez largement parodie. Le propos nest dailleurs pas de mettre en avant cette Espagne, encore moins de faire de la musique espagnole: Ravel semble mon sens prendre comme appui cette mode de lEspagne, cette reprsentation errone que Carmen a largement contribu rpandre dans limaginaire collectif, pour en accentuer encore les traits et ajouter une autre dimension, un niveau supplmentaire grce lhumour. Cet humour est sans doute le principal aspect qui lui a donn envie au compositeur de mettre en musique cette farce lgre de Franc-Nohain, et non sa situation hispanique qui ne reste quun prtexte. Dautre part, le traitement trs particulier que fait Ravel de la diction, au plus prs de la prosodie naturelle, ne sabandonne quexceptionnellement la profusion vocale qui seule aurait permis de donner la mesure de la libert du chant espagnol. Cette dclamation est bien franaise, au service de la comprhension du texte, de ses sous-entendus et subtilits humoristiques. Les voix sont choisies au mieux pour servir ce texte et les caractristiques des personnages, que lorchestre contribue galement expliciter. Le pouvoir humoristique de la musique est en effet parfaitement gr par Ravel:

Lesprit humoristique de luvre est purement musical: ici, le rire doit tre obtenu non pas, ainsi que dans loprette, par laccentuation arbitraire et cocasse des mots, mais par linsolite de lharmonie, du rythme, du dessin mlodique ou de lorchestration

crit-il la rdaction du Figaro le 17 mai 1911 comme pour se justifier. Il est vrai que la lgret et linventivit musicale apparaissent ds lintroduction, par un mouvement perptuel de noires 5/4 que drglent des battues de mtronomes diffrents tempi, replaant merveille laction dans la boutique de lhorloger espagnol. Le tout dans une couleur orchestrale dont Ravel a le secret. Lhumour est bien au centre de cette comdie musicale, dont le but avou est de donner une nouvelle vie lopra buffa italien du XVIIme sicle. Les sources populaires espagnoles, tayes par la mode de Carmen, ne sont que le prtexte ce chef-duvre de Ravel et Franc-Nohain, bien que cet hispanisme soit omniprsent tout au long de luvre. Il soutient cet humour, contribue au climat de la pice, apporte lexotisme ncessaire la lgret de luvre, coloriant lensemble sans pour autant chercher voquer pleinement le caractre espagnol comme le fera la Rapsodie Espagnole.

Il manque certes Debussy une uvre de lampleur de LHeure Espagnole pour marquer ce trs net recul que lon trouve chez Ravel. Cependant on en devine trs facilement lombre travers sa Srnade ininterrompue: le jeu du piano quasi guitara est ici souvent grossi, le caractre fantasque de limprovisation pouss parfois au bord du ridicule. De faon plus gnral, lhumour se retrouve de faon trs diffuse dans plusieurs passages des deux compositeurs. Il y prend cependant chez Debussy une tournure trs diffrente de celle dj voque, et tend dj plus ici exprimer le caractre espagnol, caractre fantasque et parfois espigle auquel se prtent la fantaisie et le trpignement des danses. Cette espiglerie que lon trouve aussi bien dans lclat et la lumire de la Puerta del Vino que dans les multitudes colores et bruyantes du Matin dun jour de Fte, troisime volet dIbria. Mais nous sommes dj bien loin de la simple ironie, et cette gaiet, cette joie vivante est bien le reflet dune Espagne dbarrasse des images faciles que diffusaient les premires uvres espagnoles des prcurseurs, et se rapproche de celle dune Espagne qui saura convaincre et enthousiasmer mme les compositeurs espagnols.

I - 2 - b) Une Espagne plus vraie quauthentique

Debussy et Ravel seront sans aucun doute les musiciens trangers qui parviendront le mieux voquer une Espagne vraie, en dgager lessence, jusqu permettre aux compositeurs du pays de mieux comprendre leurs racines. Les profondes diffrences qui existent entre les uvres espagnoles de Ravel et de Debussy ne laissent pourtant aucun doute: si la source dinspiration est commune aux deux musiciens, les images quils nous en offrent restent extrmement personnelles, reflets de leur approche intime de ce pays quaucun deux ne connaissait.

La naissance de Maurice Ravel sur le versant franais des Pyrnes t largement releve pour expliquer lattirance du compositeur pour le pays voisin. Il y a du vrai dans les propos de Roland-Manuel sur la musique espagnole dalors, dont le genre matre est la Zarzuela, voyant dans les bolros, svillanes, gajiras, habaneras, [des] chansons andalouses et cubaines tires, sacres, sophistiques par deux sicles ditalianisme. Mais ne voir dans lEspagne de Ravel quune Espagne de songe et de mensonge, produit de lartifice et le clinquant de ces espagnolades revient ignorer une constante primordiale de luvre du compositeur: une tonnante ingnuit, en rapport troit avec lenfance. Mme si on doit rester prudent quant linfluence des donnes biographiques (qui restent particulirement superficielles chez Ravel) sur luvre dun compositeur, lapport reu ds lenfance transparat invitablement, la plupart du temps de manire inconsciente, dans la cration artistique. Ainsi, si lon en croit Manuel de Falla, la jeunesse madrilne de la mre de Maurice Ravel a pue trs intensment marquer son univers musical. Ses rcits pleins de nostalgie, appuys de thmes de chansons et de danses, ont pu contribuer alimenter cette attirance prcoce[] pour un pays tant de fois rv. Ce parfum denfance qui traverse toute luvre de Ravel, comme le dmontre avec tellement de tendresse ses Contes de ma Mre lOye, revt un rle bien plus important que ce quon pourrait souponneret cache en fait le trait le plus fort de ce qui fait sa musique: il est le tmoignage direct dune sensibilit toujours merveille, un regard la fois ingnu et complice, curieux et ironique. LEspagne quil nous dvoile est bien une Espagne de songe comme nous le prsentait Roland-Manuel, mais un songe denfant. Et ce quil nous renvoie travers sa Rapsodie Espagnole possde bien la magie de livres dimages, qui peuple un imaginaire. Cest grce cette tonnante fracheur desprit que Ravel sait si bien recrer la ferie, nous faire rver une Espagne plus vraie que ce que nimporte quel clich photographique ne pourrait reproduire. Aussi bien chez Ravel que chez Debussy, cest ce que lEspagne est capable dvoquer qui intressent les compositeurs. Et cest au travers de leurs uvres quils font passer de leur imaginaire au ntre leurs impressions dune Espagne r-invente, tonnamment proche de ce quelle est en ralit, de laveu mme des espagnols authentiques. Quand on na pas les moyens de voyager, disait Debussy, il faut suppler par limagination. Ainsi pour Debussy, cette Espagne quil na jamais vue, cest par limagination quil se la recre, mais partir dune connaissance documente, sans faille. Maurice Emmanuel rapporte en effet que Debussy gardait dans sa poche une brochure des mlodies populaires espagnolesrecueillies par Pedrell. Dun geste muet, il en exprima ladmiration quelles lui inspiraient.

Pour se rendre compte de la distance qui existe entre la musique espagnole vocation dcorative ou mme alimentaire comme a pu en crire ALBENIZ (dont certaines pices sur dauthentiques thmes folkloriques), et la justesse dvocation de lEspagne de Ravel et Debussy qui ne passe par la citation de ce folklore, il suffit dcouter la Soire de Grenade (1903) des Estampes de Debussy. Le rythme de habanera semble abandonner sa vocation premire de danse, pour se consacrer entirement lvocation du caractre nonchalammentgracieux de la pice, daprs lindication de lauteur. Les premires mesures de cette pice suffisent installer ce climat lourd, envotant dune nuit chaude en Andalousie. Ce caractre espagnol qui traverse si profondment cette uvre puise sa force de son conomie des moyens comme peut lattester le premier lment de luvre mesure 7 : une phrase de flamenco sur gamme gitane, dont lexpression est colore par lobsdante pdale de do#. De Falla rendra Hommage cette pice (dont il citera un passage dans son tombeau) et son compositeur dans La Revue musicale de dcembre 1920:

La force dvocation concentre dans les quelques pages de la Soire dans Grenade tient du prodige quand on pense que cette musique fut crite par un tranger guid presque par la seule vision de son gnie. Nous voil bien loin de ces srnades, madrilnes et bolros dont les faiseurs de musique soi-disant espagnole nous rgalaient autrefois; ici cest bien lAndalousie que lon nous prsente: la vrit sans lauthenticit, pourrions-nous dire, tant donn quil ny a pas une seule mesure qui soit directement emprunte au folklore espagnol et que, nonobstant, tout le morceau, jusquen ses moindres dtails fait sentir lEspagne.

Car si Debussy, tout comme Ravel, a su voquer une Espagne vraie, cest grce une parfaite comprhension de la profonde originalit de la musique espagnole, que tous deux ont su fonder dans leur langage personnel, en vitant ainsi lcueil de copie strile.

Si lhispanisme de Debussy et Ravel a russi dpasser les modes, cest que ceux-ci nont pas eu dans lide de crer une musique authentiquement espagnole, et encore de faire un clich ethnographique des richesses folkloriques de ce pays. Cest en accord parfait avec leur sensibilit que ces musiciens franais ont cherch voquer un pays qui les fascinait, en rvler le climat magique, le temprament tantt clatant, fier, bouillonnant, tantt contemplatif, langoureux et nonchalant. Cest leur vision personnelle quils nous livrent, teinte dune nostalgie imaginaire comme chez Ravel, ou comme sortie dun rve chez Debussy. Ce pouvoir dvocation si fort dans les pages hispanisantes des compositeurs est le tmoignage dune criture musicale sans faille et minemment inspire, dont les secrets sont difficiles dceler et expliciter. Seule une tude un peu technique peut mettre en lumire cet hispanisme musical, et la comparaison des deux uvres orchestrales des matres permet de mieux comprendre ce qui lie et ce qui spare lauteur de la Rapsodie espagnole et celui dIbria.

II Une ecriture espagnole trs personnelle: Rapsodie espagnole / IbriaII - 1) Aspects mlodiques

La vocalit imprgne autant quil est possible la musique folklorique espagnole, se partageant la premire place avec la guitare, qui elle aussi marque trs fortement le style espagnole (les particularits que les techniques de jeu de linstrument induisent traversent toute la musique espagnole). Laspect mlodique du folklore espagnol, baign de sicles dinfluences maures et souvent teint ditalianisme, est sans doute llment qui a le plus sduit les compositeurs en qute de nouveaux modes dexpression. Ses caractristiques, si loin des habitudes occidentales, nont pu que les fasciner: des chelles fortement expressives, une ornementation extrmement forte, que les compositeurs assimileront pour en exploiter toutes les possibilits. Les aspects mlodiques de la Rapsodie espagnole et Ibria tmoignent de leur approche personnelle des possibilits quoffrent ces particularits de la musique espagnole.

II - 1- a) Des chelles mlodiques particulires

En ce dbut de sicle qui cherche trouver des alternatives un systme tonal qui sessouffle, Ravel et Debussy ont chacun leur manire ouvert un chemin rellement novateur. Tous deux trouvent dans la modalit, paradoxalement taxe darchaque, un moyen de souvrir de nouveaux horizons. Et lEspagne, dont la modalit ancienne est reste trs vivace, propose un terrain dtude formidable. Ce qui permet Ravel, et surtout Debussy, des audaces rellement franches, que lalibi exotique semble rendre plus acceptable aux yeux du public. Le mode phrygien, mode espagnol par excellence, imprgne bien videmment la plupart des phrases mlodiques de Ravel et Debussy, comme nous le montre le premier thme de la Habanera de Ravel, crite ds 1893 pour deux piano (exemple 1). Mais la modalit dpasse largement le cadre simpliste dun phrygien un peu facile, bien quefficace. LEspagne permet daller plus loin, tout en restant fidle la dmarche que chacun a dj initie. Debussy semble tmoigner dune parfaite matrise dans son traitement des modes, dveloppant mme parfois une certaine pret que lon ignore bien souvent chez cet auteur. Autant chez Debussy que chez Ravel, une exploitation pousse des ttracordes permet une utilisation des modes sans pour autant quitter la tonalit: les formules mlodiques sappuient ainsi sur des ttracordes trs typs (Exemple 2), agence dans une tonalit pice, mais qui ne renie jamais les traditionnels piliers harmoniques. Le ttracorde est en effet tout fait caractristique de la musique espagnole, en particulier celui du mode lydien, avec son triton trs prgnant (fa-sol-la-si) et interdit dans lharmonie classique. Le plus surprenant dans lcriture de Debussy est sans doute la facilit avec laquelle il parvient mler les aspects traditionnels occidents, et diffrents modes populaires: ainsi, mes. 170, le motif des harpes est clairement issu de ce mode lydien, mais sans que le sentiment tonal ne disparaisse. Le ttracorde permet dautre part une ambigut tonal, proche de la bi-tonalit, mais que le rapport plagal des ttracordes parvient adoucir. Ainsi, le thme principal de la section mdiane qui suit (mes. 178) est clairement en Mib Majeur, mais le rb rcurent (chiffre 19) vient colorer ce passage dun Lab Majeur tir du rapport plagal, et qui nest que la rptition du premier ttracorde majeur (Exemple 3). Le Rb est utilis en ttracorde descendant (mes. 207 au violon), que Debussy superpose au thme principal toujours en Mib Majeur, tout en vitant soigneusement la sensible (r).

Ravel semble plus distant, ou peut-tre moins stricte dans son utilisation des modes espagnols. Deux aspects mlodiques semble se dgager chez Ravel: le rapprochement des modes majeurs et mineurs, et dans un sens plus large un quilibre mlodique qui semble reposer sur lambigut diatonisme / chromatisme, base de toute chelle mlodique. Lexemple le plus flagrant se trouve dans le Prlude la nuit de sa Rapsodie Espagnole, dont le trs justement clbre ostinato (Fa-mi-r-do#) alterne tons et tons laissant flotter la musique dans une tonalit incertaine. La force de Ravel est de le faire passer dune tonalit une autre sans le modifier, concourant installer ce climat la fois obsdant et envotant. Ce qui ne lempchera pas de baser son thme sur lchelle qui en est issue. La rcurrence dlments mlodiques est un procd commun Ravel et Debussy. Chez celui-ci, lostinato, est certes moins persistant que chez Ravel, mais saccorde parfaitement son criture, dont la multiplication, lagencement de formules mlodiques assez courtes mais qui prolifrent, offre une multiplication de sources sonores que lorchestration nous rvle pleinement. Ravel exploite donc la modalit espagnole, mais semble plus suivre sa propre voie dans llargissement de la tonalit que dvelopper les caractristiques du folklore espagnol. Ravel et Debussy nont en effet repris aucun lment mlodique authentiquement espagnol, mais sen sont imprgner pour produire des uvres reproduisant leurs effets, tout en restant fidle la personnalit de leur musique.

II - 1- b) La charge dmotions: ornementations

Lornementation, habillage libre des lignes mlodiques, na ici plus rien voir avec la dcoration baroque, mme si son origine peut rester sujette caution. Ce clbre Cante Jondo, essence du flamenco, est dans la tradition folklorique une interprtation libre qui autorise le chanteur coller lexpression de sa sensibilit sur un chant dj charg de signification. Cet aspect rvle l aussi la diffrence dapproche de lhispanisme de Debussy et de Ravel. Certes, lornementation ne semble pas chez les compositeurs franais revtir la profondeur de la dtresse, du cri qui sort du flamenco. Il faut bien avouer que leur approche de lEspagne ne porte pas la dchirure telle quelle apparat dans le chant gitan, mais se propose plus de se pencher le ct festif de lEspagne, et la chaleur enivrante de ses nuits colores. Sa manifestation la plus simple est la multiplication de petites notes barres et autres gruppettos. Lexpression de la libert de ses chants passe de faon plus subtile chez Debussy par lmergence de solos aux lignes pures (de mme que chez Ravel), saccompagnant dun allgement de lorchestration qui se charge de lornementation(mes. 108 du Mvt1 dIbria, le violon nonant une phrase agrmente par des touches dcoratives au ternaire dsarticul la clarinette solo et fltes Exemple 4). Lornementation de Debussy semble se limiter ces touches deffet, des fuses de notes que lon retrouve aussi chez Ravel. Sa Rapsodie Espagnole abonde de glissandi, de vagues chromatiques qui contribuent cette impression de profusion, notamment dans sa foisonnante Feria. Debussy, utilise ces moyens presque bruitistes la fois en les clatant travers la partition et les pupitres, et en les traitant parfois en ostinato, les associant entre eux et avec les motifs mlodiques plus thmatiques.

Plus issue de la tradition vocale quinstrumentale, larabesque trouve dans lhispanisme le moyen de se dployer pleinement. En rapport troit avec les chelles mlodiques, ces arabesques permettent dexploiter lintervalle presque pour lui mme, pour son pouvoir expressif comme dans le Cante Jondo initial. Il se dgage de ces arabesques une incroyable souplesse qui doit beaucoup aux rythmes binaires et ternaires associs (Exemple 5). Lutilisation dinstrument solistes portant ces phrases libres, ainsi que les nombreuses fluctuations de tempos donne lillusion dune interprtation libre et spontane, toute en sduction, dans lesprit des chants spontanment orns par les interprtes. Nous pouvons l encore constater que cette nouvelle approche de la ligne mlodique, dplaant ses pivots par glissement avait dj trs franchement entame ds 1893, comme en tmoigne la trs novatrice phrase de la flte qui ouvre le Prlude laprs-midi dun Faune de Debussy. Lvocation est l aussi celle de la langueur dune chaude aprs-midi, de la sduction, mme si cette uvre ne cherche pas reflter lclat de lEspagne.

Les aspects mlodiques de la musique espagnole offrent aux compositeurs franais de nouvelles possibilits assez loin de la tradition occidentale travers les chelles particulires quelle utilise ainsi quune ornementation expressive puissamment vocatrices. Mais cette imprgnation des chants espagnols semble en fait plus clairer Debussy et Ravel sur des choix esthtiques dj trs clairement affirms que forger ou inflchir leur langage.

II - 2) Des possibilits rythmiques novatrices

Lapport de lEspagne dans le domaine rythmique est rellement considrable: indissociable de llment mlodique, il prend clairement le dessus sur llment harmonique. Lharmonie semble en effet se limiter aux enchanements traditionnels, mais pics par des frottements de secondes majeures qui renforcent leffet percussif. Cette prdominance du rythme nempche bien sr pas des audaces certaines propre Debussy et Ravel notamment par des modulations toujours subtiles.

La libert dornementation du Cante Jondo va de paire avec une libert de tempo, se traduisant de nombreuses variations de tempo, accompagnes daccelerandi et ralentandi. Ainsi, ce qui doit paratre naturel, quasiment improvis et ici la preuve dune technique dorchestre impeccable et dont Ravel ne se privera pas. La rythmique espagnole tire beaucoup de sa souplesse de la confrontation de rythmes binaires et ternaires, par la tentative dutiliser au mieux les possibilits des rythmes, induisant ainsi lutilisation sans rserve de valeurs intermdiaires: tout en gardant une battue trois temps, on peut pass dun trois temps ternaire un trois temps binaires, dont la subdivision des croches peut son tour tre binaire ou ternaire, et faire varier partir de ces choix la positions des piliers marquant la pulsation. Limpressionnante richesse qui se dvoile ici est de la premire importance dans la musique du XXme sicle, et saccommode parfaitement avec les effets rythmiques discrets mais efficace de nos compositeurs. Ravel, tout comme Debussy utilise cette alternance binaire ternaire deux fins complmentaires: soit donner encore plus de libert un passage rubato, soit au contraire rendre la rythmique plus cintique, comme dans le final de sa Rapsodie Espagnole: le rythme revt ici un rle moteur qualimente la variation de la subdivision des croches, tantt binaire, tantt ternaire, servie par le tambour de basque et les castagnettes entre autres (Exemple 6). La simple coute de ces uvres espagnoles permet de se rendre compte que le triolet de doubles-croches est sans aucun doute llment le plus typique de la rythmique espagnole, rfrence direct au bolro immdiatement reconnaissable. Aussi le retrouve-t-on foison dans toutes les uvres espagnoles des compositeurs, dtail mergeant dune rythmique populaire espagnole plus complexe.

Limpression de naturel, de simplicit qui se dgage de ces uvres en cache la complexit rythmique, marque par dincessants changements de mesure qui viennent animer la partition, contribuant rendre plus vraie la vie qui court Par les rues et les chemins dans lIbria de Debussy, et plus gnralement exprimer la diversit du caractre espagnol. La souplesse dutilisation de la mesure abolit dfinitivement la frontire entre binaire et ternaire, dont la confrontation permet des effets trs varis. En supprimant la rigueur dun tactus immuablement carr, une incroyable fluidit envahit la partition, en parfaite adquation avec la qute dun droulement continu de Debussy. La transition des Parfums de la nuit au Matin dun jour de fte dmontre que les changements de mesures et mme de pulsations abondent dans le sens de Debussy, qui parvient mener trs subtilement un crescendo rythmique sans vritable acclration des tempi. La mesure trois temps est bien sur la plus adapte ce mlange binaire et ternaire. Ainsi le 34 permet-il de passer dune pulsation de une pulsation de , donc dun trois temps binaire un deux temps ternaire, tout en gardant en rserve toutes les possibilits de subdivisions de la croche. La mesure deux ou quatre temps reste cependant utilise dans les danses comme la habanera, les trois pour deux frquents apportant la souplesse aux phrases mlodiques.

Nous pouvons voir dans certaines pages, notamment dans Ibria de Debussy, lbauche dune vritable polyrythmie. Le passage central de Par les rues et les chemins annonce trs clairement la couleur par lindication de mesure ambigu 24 = 1216 qui le permet de superposer un quatre temps ternaire rapide (1216 avec pulsation de ) et un deux temps binaire au tempo ddoubl (24 avec pulsation de = de la mesure ternaire) faisant bien sr intervenir trs souvent le triolet. Quelques mesures avant (Exemple 7), Debussy faisait la preuve que la polyrythmie lui convenait merveille pour dpeindre lagitation croissante, par une profusion de sources et de motifs indpendants, correspondant bien sa tendance lclatement de lcriture parmi lorchestre: alors que Ravel semble sappuyer sur lquilibre et la complmentarit des rythmes, Debussy mise sur leur confrontation, tous deux parvenant rapprocher binaire et ternaire par des moyens paraissant opposs.

De mme que les aspects mlodiques, llment rythmique particulier lEspagne offre Debussy et Ravel des possibilits nouvelles, qui confirment les voies que ceux-ci avaient suivies prcdemment. Les recherches dans la souplesse et la continuit des phrases mlodiques trouvent dans le mlange de mesures binaires et ternaires diffrents niveaux de valeurs rythmiques, qui doit sans doute beaucoup au folklore espagnol une solution tout fait novatrice: Le rythme nest plus un lment musical secondaire, qui se plie aux exigences mlodiques et harmoniques, mais devient dans ces uvres dinspiration hispanique un vritable moteur. Les lments rythmiques font chez Ravel et Debussy jeu gal avec les lments mlodiques, sappropriant entirement llment harmonique, qui bien que concourant la couleur, semble accessoire. La multiplication de ces lments rvle toute loriginalit de lcriture de Ravel et Debussy dans la faon de ceux-ci aborde lorchestre. Plus que lorchestration elle-mme (tout aussi admirable chez Debussy que Ravel), cest leur faon de traiter leffectif orchestral global, les techniques dorchestre qui nous claire le mieux sur les constantes de leur criture personnelle.

II - 3) Orchestrations dbrides

II - 3 - a) Couleurs locales

Lorchestration chatoyante que Chabrier avait si naturellement sue manier se retrouve chez Ravel et Debussy. La prdominance des vents, lutilisation subtiles des cordes, souvent divises, et le soutient des percussions (avec tambour de basque et castagnettes obligs) tmoigne dune vritable tradition orchestrale franaise, toute en finesse et en couleurs, qui convient la perfection lvocation dune Espagne dombres et de lumires. Lutilisation de timbres purs prsente dans ces uvres des aspects concertants qui rendent lorchestre extrmement mallable. Les bois se chargent presque toujours de lnonciation des thmes ainsi que des innombrables agrments qui les entourent, et ce dans un soucis constant dquilibre. Ainsi la clarinette prend-elle un rle prpondrant, lgal du hautbois et du cor anglais si apprci de Ravel. Les fltes, outre leur fonction habituelle de renfort se chargent souvent de planter le dcor (jeu doctaves de sol au dbut de Feria de la Rapsodie Espagnole qui installe la rythmique). Les bois se partagent bien sr ces rles en fonction de latmosphre crer et de la dynamique. Lallgement de lorchestre se traduit par une forte tendance la division des pupitres, notamment des cuivres, qui gagnent ainsi en brillant et perdent en agressivit (trompettes divises par 3 avec sourdines au chiffre 26 de Par les rues et les chemins). Les cordes prennent volontiers dans ces uvres un rle daccompagnement rythmique, posant par la mme occasion la base harmonique que porte cette rythmique. Le jeu de guitare leur incombe de fait (Exemple 8), par le jeu en pizzicati des plus efficaces, comme en tmoigne lnonciation du thme autant rythmique que mlodique de Par les rues et les chemins. Les couleurs vives qui se dgagent dIbria sont en effet assez peu courantes chez Debussy, les cordes participant lclat de la partition, alors que dans La Mer, par exemple, elles ont tendance les iriser, les filer plutt qu les opposer. Ceci est dautant plus tonnant que Ravel, dont lorchestration peut souvent paratre plus brillante que celle de Debussy (quoi que les Contes de ma Mre lOye pourraient nous faire mentir), ne sy abandonne que dans la Feria de sa Rapsodie Espagnole. Les dernires mesures de cette pice suffisent montrer lclat que les pages espagnoles dorchestre sont capable de dgager: Tous les pupitres concourent limmense glissade montant en crescendo jusqu un fff qui salanguit, avant de redescendre pour remonter aussi sec; lensemble des effets orchestraux sont pris en considration, et toujours dans loptique dexprimer la multitude des couleurs espagnoles, leffectif orchestrale est utilis avec la plus grande souplesse possible. Cependant, un regard plus pointu sur ce traitement de leffectif orchestral fait apparatre de trs nettes diffrences, refltant des procds dcriture qui forgent mon sens lessentiel des divergences entre Debussy et Ravel.

II - 3 - b) Concentration du matriau musical

Lextrme matrise de lorchestre dont fait preuve Ravel, allie une conscience harmonique et mlodique qui va lessentiel lui permet de trait leffectif orchestral un peu la manire dun son brut qui serait le tutti et dont il soustrairait les lments pour nen garder que les particules lmentaires ncessaires latmosphre quil veut crer. Cette faon de voir est sans doute excessive, surtout en regard du fait quil composait au piano, mais permet mon sens davoir une ide assez juste sur son approche de la ralit sonore comme globalit. Lorchestration de Ravel prsente en effet une homognit, une continuit de timbre rellement surprenante. Peut-tre est-ce un hasard, mais un autre orchestrateur de gnie, Rimsky-Korsakov, conseillait galement la composition au clavier, qui selon lui permet une approche plus charnelle du matriau musical. Il est extrmement difficile dextraire dune partition comme la Rapsodie Espagnole des caractristiques prcises et fixes qui expliqueraient ce raffinement dcriture. Chaque association dinstruments semble la fois comme allant de soi, et apparat en mme temps soigne et rflchie note par note. Les premires mesures du Prlude la nuit suffisent exemplifier cette remarque: lostinato descendant est confi PPP aux violons 1 et altos seuls pendant les trois premires mesures; la quatrime le cor anglais y joint son timbre, alors que les cordes graves posent les basses harmoniques, sous les dlicates secondes majeures des clarinettes et fltes, et les discrtes tierces diminues des harpes. Cette faon douvrir un espace musical qui paraissait confin de manire si simple tient vraiment du prodige. Ce traitement minutieux de lorchestre est relayer un niveau suprieur par une cohsion toute aussi extraordinaire. De manire un peu simpliste, on peu dire que cette homognit est assure par un constant relais de timbre, aucune couleur orchestrale narrivant de faon abrupte, les effets tant prpars mais fugitivement, comme par exemple un glissando de harpe qui accompagne en douceur lmergence dun sommet expressif. On ne peut trouver meilleur exemple que ce Prlude la nuit, dont lostinato facilite les jeux de relais. Ainsi la marque de fabrique du Bolro, cette grande progression orchestrale trs conduite nest-elle pas une exprience unique, mais lexemplification parfaite de la reconstruction de lorchestre: Ravel sait nuancer linfini les possibilits dassociations de timbres contenues dans cette reconstitution scolaire (mais -combien gniale), auxquelles sajoutent les diffrents modes de jeu propres chaque pupitre et que Ravel sait manier avec la mme dextrit.

Ainsi traite-t-il lorchestre comme une globalit, un gigantesque instrument porteur dun matriau musical commun et dont il joue en parfaite connaissance de la totalit de ses possibilits expressives.

II - 3 - c) Dispersion et juxtaposition

Debussy prsente une approche de lorchestre trs diffrente de celle de Ravel, dont il tire un effet foisonnant, et qui saccorde parfaitement son criture. Alors que Ravel semble tisser la trame orchestrale, Debussy lance des touches de couleurs, juxtapose des formules les unes aux autres en les distribuant de manire clate travers lorchestre. La multiplication des formules rythmiques, mlodiques, ornementales, dont nous avons parl, est si bien servie par cette orchestration en touches de couleurs quelle semble en tre la fois la cause et le rsultat. Ainsi, en portant un regard global sur la partition, on voit se dessiner assez clairement des oppositions entre les masses formes par des associations diverses des pupitres, et qui sallient et se sparent avec la plus grande indpendance : les lignes mlodiques glissent dun instrument un autre, les motifs ornementaux sonnent comme des interventions spontanes, fugitives, laccompagnement rythmique trs capricieux, se baladant dun instrument un autre (Exemple 9) et parfois renforc par des formules la fois rythmique et ornementales Les partitions dIbria et de la Rapsodie Espagnole prsentent des diffrences dcriture particulirement rendues visibles par le traitement de leffectif orchestral: Ainsi, alors que Ravel semble traiter le matriau musical dans une continuit de timbre permanente et une rpartition concentre des lments musicaux, Debussy clate ce matriau, distribuant les lments musicaux travers les pupitres, jouant avec la dispersion et la juxtapositions de touches de couleurs.

Ainsi Debussy et Ravel ont trouv dans les caractristiques musicales espagnoles des aspects dvelopper qui correspondaient particulirement leur personnalit et leur langage dj trs nettement affirm. Ils ont tous deux introduit une plus grande souplesse dans lcriture mlodique, travers la modalit et lornementation, explor de nouvelles possibilits rythmiques avec une grande libert, et enfin ont chacun leur manire trait lorchestre avec une matrise infaillible, reflet trs net de leurs divergences dcriture.

Postlude

Lhispanisme de Ravel et Debussy a bel et bien abandonn ltroitesse folklorique qui a t une de ses sources. En parvenant en exprimer lessence mme, grce une imprgnation parfaite de ses caractristiques musicales quils ont tous deux su marier leur langage personnel, ils ont en grande partie ouvert la voie de nombreux compositeurs espagnols. Albeniz avait parat-il compris la ncessit de se dbarrasser des clichs folkloriques lcoute de la Soire dans Grenade de Debussy, lui ouvrant les yeux sur lhispanisme qui devait imprgn son chef duvre du piano: Ibria. Cet Ibria est sans conteste lorigine de la suite pour orchestre homonyme de Debussy. Lchange entre compositeurs franais et espagnols a en effet t double sens, comme en tmoigne les compliments croiss de Debussy au sujet dAlbeniz, et de Falla lintention de Debussy. Ainsi Debussy parle-t-il dAlbeniz comme on pourrait parler de lui et de Ravel:

Sans reprendre exactement les thmes populaires, cest quelquun qui en a bu, entendu, jusqu les faire passer dans la musique sans quon puisse apercevoir la ligne de dmarcation.

Mais la reconnaissance espagnole nest pas moindre, comme en tmoigne lpigraphe de Joaquin Nin dans lmouvant pigraphe de sa pice pour piano Message Claude Debussy:

Lorsque les yeux de Debussy se refermrent jamais, sur la nuit de la mort, une soudaine angoisse vint se rpandre au cur des musiciens dEspagne une inapaisable nostalgie.

table des Matires2Prlude

3I LATTRAIT DE LESPAGNE

3I - 1) Les prcurseurs: G. BIZET, E. LALO, E. CHABRIER

4I - 2) Suivre le mouvement et prendre ses distances

4I - 2 - a) Distanciation humoristique

5I - 2 - b) Une Espagne plus vraie quauthentique

7II Une ecriture espagnole trs personnelle: Rapsodie espagnole / Ibria

7II - 1) Aspects mlodiques

7II - 1- a) Des chelles mlodiques particulires

8II - 1- b) La charge dmotions: ornementations

9II - 2) Des possibilits rythmiques novatrices

11II - 3) Orchestrations dbrides

11II - 3 - a) Couleurs locales

12II - 3 - b) Concentration du matriau musical

12II - 3 - c) Dispersion et juxtaposition

14Postlude

Exemple 2:Ibria Mvt1 lment mlodique au basson, sur ttracorde dorien descendant- mes62

Exemple 3:Ibria Mvt1 mes 178: La rptition du 1er ttracorde, caractrisant le rapport plagal, met en balance tonalit et modalit.

Exemple 1:Rapsodie Espagnole Habanera: Mode phrygien du thme au hautbois mes. 9

Exemple 4: Ibria, Mvt1: Motif ornemental de la clarinette solo. Mes. 80

Exemple 5:

Feria, de la Rapsodie Espagnole, Arabesque de la clarinette 6 mes. avant 14

Ex6: subdivision variable binaire / ternaire Rapsodie espagnole

Ptes Fl

Gdes Fl

Htb

Cor A.

Cl I

Cl II

Exemple 7: Ibria Par les rues et les Chemins. 18: Polyrythmie confrontant le binaire et le ternaire

Exemple 8: Ibria Par les rues et les chemins 56 Accompagnement rythmique des cordes en pizzicati

quasi Guitara

( Ex. 9: Distribution clate de laccompagnement rythmique dans Ibria de Debussy.

( Ex. 10: Formules dornementation rythmico-mlodiques - Ibria de Debussy.

Qui daprs P. Lalo fait songer celle de Pellas rpte par un phonographe dont le mouvement serait excessivement ralenti

Roland-Manuel, Maurice Ravel, Le Seuil, p. 20.

Manuel De Falla, dans larticle Notas sobre Ravel, paru dans la revue Isla (1939)

Cit par A. Porcil, La belle poque de la musique franaise, Fayard, 1999

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