de l'institut m-ittag-leffler...bien lui, le jars martin, qui, dans un voyage mémorable...
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CÉRÉMONIE DE REMISE
A
M. EMILE PICARDde l'Académie Française
Secrétaire Perpétuel de l'Académie des Sciences
DE LA MEDAILLE D'OR
DE L'INSTITUT M-ITTAG-LEFFLER
A L'INSTITUT DE FRANCE
le mardi 6 juillet 1937.
PAROLES DE BIENVENUE
PRONONCÉES A L'OUVERTURE DE LA SÉANCE
PAR
M. EMMANUEL LECLAINCHEPrésident de l'Académie des sciences
MONSIEUR LE MINISTRE (1),
Notre Compagnie est heureuse de saluer l'Ambassadeur d'une Na-
tion qui a exercé, par ses Savants et par ses Littérateurs, une puis-
sante influence sur notre culture; elle remercie Votre Excellence d'a-
voir bien voulu, par sa présence, associer son Pays à cette célébra-
tion.
(1) M. E. Hennings, envoyé extraordinaire et Ministre plénipotentiaire de Suède à Paris.
ÉMILEPICARD 83
Nous sommes fiers de l'hommage rendu à l'un des nôtres par la
savante Institution de Stockholm, représentée ici par l'un de ses
Membres les plus éminents. Nous adressons à M. le Professeur
Carleman nos souhaits de cordiale bienvenue et nous le prions detransmettre à ses Confrères de l'Institut Mittag-Leffler l'expres-sion de notre haute considération et de notre vive sympathie.
Mesdames, Messieurs, notre solidarité académique est telle quenous sommes accoutumés à considérer les succès ou les triomphesde chacun de nos Confrères comme un accroissement de notre patri-moine commun. Ce sont là peut-être des tendances communistes'
Croyez bien qu'elles ne menacent point l'ordre social nous ne con-
voitons pas le capital intellectuel des riches et, d'ailleurs, il n'est pointchez nous d'indigents.
Notre joie est complète alors que de hautes distinctions échoient à
nos Secrétaires perpétuels, dont la sollicitude et le dévouement ne
peuvent être récompensés que par notre gratitude et notre attachement.
M. Émile Picard n'est pas seulement pour nous le chef illustre et vé-
néré de l'École mathématique française; il continue la tradition des
philosophes et des écrivains qui, depuis Descartes, affirment dans le
monde le génie de notre race, et nombre d'entre nous apprécient
d'autant plus cette manifestation de sa pensée que seule elle leur est
accessible.
Je veux associer à l'honneur qui lui est fait et aux éloges qui vont
lui être décernés tous ses Confrères de l'Académie des sciences, en
le priant d'agréer le témoignage de leur cordiale et respectueuse
affection.
DISCOURS
DE
M. TORSTEN CARLEMAN
Directeur de l'Institut Mittag Leffler
MESDAMES,
MESSIEURS,
L'Institut mathématique Mittag-Leffler a aujourd'hui vingt ans
d'existence, et dix ans se sont écoulés depuis la mort de son
Fondateur.
Il est prescrit dans les Statuts, que l'Institut doit décerner des
prix pour les découvertes qui constituent une source nouvelle et im-
portante de progrès futurs pour la Science; le prix consiste en une
grande Médaille d'or, d'éxécution artistique et en un Diplôme; il y
sera joint une collection complète des « Acta Mathematica » .en belle
et solide reliure sur laquelle le nom du Lauréat sera inscrit.
Jusqu'ici ces prix n'ont jamais été distribués. L'an dernier, la Di-
rection de l'Institut Mittag-Leffler, c'est-à-dire la Section Mathémati-
que de l'Académie des sciences de Suède, a pris la décision de distri-
buer en même temps deux prix. Nous n'avons pas hésité, dans le
choix des plus illustres représentants des Sciences mathématiques les
lauréats élus sont Monsieur Picard, de Paris et Monsieur Hilbert, de
Gottingen.
Le rang éminent de ces deux illustres Mathématiciens nous a dé-
cidés à réaliser pour cette fois, une exécution des Médailles com-
portant l'effigie des Lauréats. Cette exécution a été assurée ,par Mon-
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sieur Lindberg, professeur à l'Académie des Beaux-Arts de Stock-
holm, Correspondant de l'Institut de France.
Cher Monsieur Picard, Cher Maître,
Nous sommes infiniment honorés de l'aimable accueil que vousavez réservé à notre proposition
Devant un auditoire de Mathématiciens, il est inutile de rappelerl'oeuvre fondamentale que vous avez accomplie dans le domaine des
Sciences mathématiques. Et devant un auditoire de non Mathémati-
ciens, il l'est peut-être encore plus, pour une autre raison que vous
comprendrez sans peine. Il est donc nécessaire que je me borne à
quelques indications.
Vos travaux sur la «théorie des équations différentielles et fonc-tionnelles et sur les «fonctions algébriques ont renouvelé ces par-ties de la Science mathématique. Vos livres incomparables ont éveil-lé dans le monde entier l'amour et l'enthousiasme pour les recher-ches imathématiques. Le célèbre théorème de Picard est un chef-d'œuvre d'imagination, de rigueur et d'élégance qui brillera tou-
jours comme une étoile de première grandeurNous savons que nous ne pouvons rien ajouter à votre gloiré,
mais je vous prie, au nom de l'Institut Mittag-Leffler d'accepter ce
prix comme un témoignage de la profonde vénération et de la vivereconnaissance des Mathématiciens suédois
Veuillez me permettre de vous lire l'adresse officielle que je suis
chargé de vous remettre
« L'Institut Mittag-Leffler agissant en vertu des droits qui luisont conférés par ses statuts, a, le 9 juin 1937, décerné sa grandeMédaille d'or à M. Émile Picard, Secrétaire perpétuel de l'Académiedes sciences, à Paris, en hommage pour ses découvertes importantesqui constituent d'immenses progrès pour les Sciences mathématiques.
Djursholm, le 9 juin 1937.»
Ont signé: « A. WIMAN, Président du Comité de Direction del'Institut Mittag-Leffler», et « T. CARLEMAN, Directeur de l'Insti-tut Mittag Leffler »
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Cher Monsieur'Picard,
Veuillez recevoir, de la main du Ministre de Suède à Paris, la Mé-
daille et l'Adresse qui vous sont destinées Vous recevrez plus tard
la collection des « Actà Mathematiea»
PAROLES PRONONCÉES
PAR
M. EINAR HENNINGSEnvoyé extraordinaire et Ministre plénipotentiaire de Suède à Paris.
Après l'allocution de M. Carleman, permettez-moi, Monsieur Pi-
card, d'exprimer au nom de mon Gouvernement notre profonde ad-
miration pour la magnifique œuvre scientifique que vous avez accom-
plie, œuvre par laquelle vous vous êtes classé comme un des mathé-
maticiens les plus illustres du monde entier. C'est donc pour moi un
grand honneur de servir à cette occasion comme intermédiaire, en
vous priant de bien vouloir accepter ici la distinction honorifique
que l'Institut Mittag-Leffler a tenu à vous conférer ainsi que l'adres-
se qui accompagne cette distinction.
DISCOURS
DE
M. GASTON JULIAMembre de l'Académie des Sciences.
AU NOM DES ÉLÈVES DE M. EMILE PICARD.
MONSIEUR LEMINISTRE,
MESDAMES,
MESSIEURS,
MON CHER MAITRE,
J'étais seul, l'autre soir, dans mon jardin de Versailles, quand, à la
nuit tombante, un grand oiseau blanc se posa près de moi. Je recon-
nus un vieil ami, rencontré au Skansen, ce parc où l'intelligente Suè-
de a fixé en vivante marqueterie, la variété de ses provinces. C'était
bien lui, le jars Martin, qui, dans un voyage mémorable chanté par
Selma Lagerlôf, promena Nils Holgersson au-dessus de la Suède. Re-
tiré des affaires après cet exploit, il avait été, comme chacun sait, dé-
signé sur la proposition d'Akka, pour représenter au Skansen les oies,
sauvages et non sauvages, de toute la Suède. N'avait-il pas suivi
partout la bande d'Akka, sans défaillance, quoique sanspréparation,
lui, le jars domestique? Mon ami Martin, en vrai jars de Scanie,
n'est pas bavard. Et puis il respecte les hommes, il attend qu'on
l'interroge
Que fais-tu par ici, vieil ami, si loin- de ton Skansen?
Eh! bien, voilà. Je viens de déposer dans la grande ville, tout
près d'ici, notre ami le Seanien blond, celui avec lequel tu te prome-
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nais au Skansen, lorsque nous nous sommes rencontrés. On est ve-
nu, l'autre jour, me dire qu'il fallait un courrier sûr, un courrier
bien suédois, pour une mission de confiance. Je n'ai pas très bien
compris de quoi il s'agissait; je ne suis pas subtil. Mais tu sais que
je suis toujours prêt à rendre service lorsqu'on vante la force de
mes ailes. J'ai chargé « Pa Torsten» et en route. De sa baguette,
Pa Torsten me guidait. Tu sais qu'il n'est pas bavard. Mais, quand
il est seul, il parle, et on le comprend quelquefois, bien qu'il soit un
peu sorcier, comme les tomtes. Tant que nous avons survolé son
pays, il l'a contemplé sans dire mot, tout comme Nils. Puis nous
avons survolé la -mer, puis des dunes, des bois, des plaines, puis un
pays riant qu'arrosent des rivières multiples
Alors, Pa Torsten s'est animé. « Nous arrivons, vieux frère, nous
sommes en France» Regarde bien. Le Maître que nous allons sa-
luer est le créateur d'un de ces vastes domaines que tu vois. Regarde
ce fleuve d'argent. Là-bas, près de la source, ce bois peuplé de chê-
nes solides, fils du chêne majestueux, qui les domine tous et où les
oiseaux du ciel font leur nid. Suis l'eau. Regarde maintenant ces
champs où le blé et la prairie, la vigne et l'olivier se répondent har-
monieusement, ces champs baignés et fertilisés par les méandres du
fleuve. Nous approchons. Regarde le verger et le potager, et le jar-
din à la française, près de la maison. Regarde aussi son parc, et vois
ce vieillard qui en sort. Il va vers la maison. L'âge et la méditation
ont courbé ses puissantes épaules. C'est lui que nous venons saluer,
c'est à lui que je viens offrir l'hommage des Savants de Suède. Mon
ami, descendons »
Ainsi parlait Pa Torsten dans sa transe. Mais tout cela, ce doit
être de la magie et je viens à toi, ami de «Pa Torsten», pour1
que tu me rassures. Car je t'avoue qu'en planant au-dessus du pays
qui envoûta mon maître, je n'ai rien vu qui ressemblât à ce qu'il di-
sait j'ai seulement vu, à l'arrivée, un palais au bord d'un grand
fleuve, au milieu d'une ville immense. Quel est ce sortilège? La fiè-
vre de ce pays enchanteur a-t-elle saisi mon maître? Parle.
ÉMILEPICARD 89
Tu dis, Martin, que le maître du domaine était un vieillard aux
épaules puissantes. Pa Torsten a-t-il parlé de son regard indéfinis-
sable, tantôt net et fouilleur comme celui d'Akka lorsqu'elle surveille
l'horizon, tantôt perdu dans le rêve? A-t-il dit cela?
Bien sûr et beaucoup d'autres choses encore, mais cela il l'a dit.
Alors, ami Martin, tu peux être tranquille, Pa Torsten est en
bonne et haute compagnie. Le beau domaine et le maître du do-
maine existent parfaitement. Mais toute cette histoire est affaire
d'hommes et non de jars. C'est affaire d'hommes un peu poètes et,
comme tu sais, d'espèce un peu singulière, comme est Pa Torsten
lui-même, affaire d'hommes à craie et tableaux noirs. Ils sont in-
offensifs, et celui que Pa Torsten vient saluer, est le meilleur de ces
hommes. Sois en paix, il ne sera fait aucun mal à ton maître.
J'ai ta parole, ami des gens de Suède. Au revoir.
Et le jars s'envola. Et je me retrouvai au milieu du jardin, mais
non pas seul. Autour de moi affluait la compagnie invisible des sou-
venirs, que le récit du jars inquiet avait fait lever dans tous les
coins de ma mémoire.
Car, en mon âme, j'avais reconnu le maître du domaine magique
qui enchantait mon ami scandinave. Je le revoyais, tel qu'il m'appa-
rut au printemps de 4942, il y a par conséquent 25 ans, lorsqu'il jail-
lit de la petite porte de l'amphithéâtre Le Verrier à la Sorbonne.
L'amphithéâtre était comble. On s'y entassait déjà une demi-heure
avant l'ouverture du cours. Les derniers arrivés prenaient place sur
les gradins, à même le sol. A la demie de dix heures, le maître parut,
et d'un pas décidé gagna la chaire, sur laquelle il posa les feuillets
qu'il tenait en main. Il était grand et fort, carré d'allure, à peine gri-
sonnant. Il nous regarda d'un œil vif et mobile derrière le lorgnon
Il prit possession de nous.
Ac. des Sc. Noticeset discours. II. /2
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Dans le silence, sa voix s'éleva; un peu frêle, mais prodigieuse-
ment nette. Et il entreprit un aperçu de l'objet du cours. Quelle ré-
vélation pour nos. jeunesses et nos inexpériences! Vous parliez cette
année-là, mon cher Maître, des séries de Fourier et de leurs géné-
ralisations. Bien sûr, nous étions des novices, mais déjà dégrossis
par vos Collègues de la Sorbonne et de l'École Normale. Cependant,
nos pauvres connaissances, que pesaient-elles devant cette vision
qui tenait un vaste sujet sous son regard? Débordés, nous l'étions
sans conteste, mais vous nous montriez d'emblée les repères aux-
quelles il fallait s'accrocher. La route serait longue, mais vous mar-
quiez d'avance les étapes, et, à les envisager, nous nous sentions
prêts à vous accompagner très loin.. L'heure passa bien vite, et l'am-
phithéâtre se vida. Je vous fais grâce des commentaires de nos an-
ciens et des discussions passionnées qu'un tel programme suscita
chez nous. Bien que bousculés au début, et raillés par nos anciens,
nous, pauvres conscrits, nous vous fûmes fidèles. Et nous prîmes
goût à votre façon d'enseigner, de haut, en éclairant les perspecti-
ves, de jeter d'emblée en avant l'idée essentielle, laissant les «epsi-
lon» s'ordonner ensuite sans difficulté. Partis avec Laplace, Dirichlet,
Jordan, nous rencontrâmes Riemann. Puis ce furent les développe-
ments de la physique mathématique, et les séries de fonctions ortho-
gonales. A la fin de l'année, nous savions, par vous, ce que c'est.
que de survoler un paysage mathématique.
Les années passèrent et vos jeunes auditeurs continuèrent à vous-
suivre. L'amphithéâtre Le Verrier était toujours plein. Les sujets les
plus variés défilaient. Bien sûr, il vous arrivait d'exposer quelques-
uns de vos propres travaux. Mais toujours, dans un exposé où ils se
fondaient harmonieusement avec les travaux de vos prédécesseurs,
de vos émules, et même de vos élèves. De grandes leçons en res-
sortaient pour qui vous suivait régulièrement: la continuité du déve-
loppement scientifique, son unité dans la variété, la nécessité de la
culture, la nécessité des larges vues d'ensemble, permettant de met-
ÉMILEPICARD 91
tre chaque chose à sa place et de faire la part de l'acquis et de
l'inconnu.
Mais, si puissante qu'ait été l'imprégnation que nous recevions de
vos leçons orales, et de l'étude de votre passionnant «Traité d'Ana-
lyse», elle n'était qu'une partie de ce que nous apporta la fréquenta-
tion de votre œuvre. Par elle, vous comptez des élèves et des admi-
rateurs dans le monde entier, comme le prouve cette médaille que
l'École Scandinave vous remet aujourd'hui.
Pour tenter de caractériser une oeuvre comme la vôtre, je ne vois
rien de mieux que de la comparer à l'un de ces vastes domaines,
harmonieusement groupés autour d'un parc et d'une maison de chez
nous, au bord d'un beau! fleuve. Je le vois ce domaine, comme, en
son rêve lucide, Pa Torsten le voyait. Là bas, près de. la source du
fleuve où je lis le cours de votre vie, une forêt de chênes issus d'un
chêne géant qui les domine tous: c'est le théorème de Picard sur les
fonctions méromorphes, père d'une. foule de théorèmes groupés
dans ce que les Allemands appellent « Der Picardsche Kreis»
Descendons le fleuve. Ces plaines où alternent le blé et la prai-
rie, ces côtes baignées de soleil où alternent la vigne et l'olivier, ce
fécond paysage que nourrissent l'eau et le limon du fleuve, que
moissonne toute une armée de travailleurs, c'est le vaste ensemble
de vos travaux sur les solutions des équations différentielles et des
équations aux dérivées partielles, sur leur détermination par des
conditions aux limites, avec des applications précises et fructueuses
aux équations de la physique mathématique, ensemble qui s'ordonne
autour de votre « méthode des approximations successives»
Nous approchons de la maison. Voici le verger ensoleillé, voici le
potager bonhomme, tous deux bien vastes pour des tempéraments
moins puissants que le vôtre; voici le beau jardin à la française. J'y
reconnais les recherches sur les groupes des Équations différentiel-
92 ÉMILEPICARD
les, où vous étendez la théorie de Galois relative aux équations al-
gébriques. J'y aperçois vos recherches arithmétiques sur les formes
d'Hermite indéfinies à coefficients entiers. J'y reconnais enfin cette
théorie des fonctions algébriques de 2 variables, si obscure et si dif-
ficile avant vous, devenue claire lorsque, l'orientant en de nouvelles
voies, vous y avez apporté le fil directeur en étudiant les intégra-
les de différentielles totales et les intégrales doubles attachées aux
surfaces algébriques.
Voici enfin le parc qui abrite la promenade et la méditation, la mai-
son qui abrite le recueillement du philosophe et de l'historien des
sciences.
Vous voyez, mon cher maître, que si Martin n'avait pas compris,
« Pa Torsten avait vu juste: Un vaste domaine, harmonieusement
distribué autour d'un beau fleuve d'argent.
Ceux qui ont eu le privilège de suivre vos cours de la Sorbonne
et ceux qui vous connaissent par l'étude de votre œuvre, tous sont
unanimes à louer la justesse de votre coup d'œil et l'ampleur de vos
vues mathématiques. Ils savent que vous ne rejetez a priori aucune
nouveauté, parût-elle un instant hasardeuse, pourvu qu'elle vous pa-
raisse solidement établie sur une preuve rigoureuse, pourvu qu'elle
ne se ramène pas à un simple changement des notations, pourvu aussi
qu'elle soit riche de contenu virtuel et de possibilités futures dont
vous exigez au moins une manifestation immédiate, faisant confian-
ce à l'avenir pour le reste; pourvu enfin qu'elle puisse s'intégrer au
corps sain de la mathématique vivante; car vous vous méfiez de la
magie des mots, vous avez horreur des ensembles « vides» et vous
n'avez aucun goût pour la tératologie. Et lorsque l'innovation vous
paraît réelle, vous n'êtes jamais des derniers à l'adopter et même à.
l'enrichir.
ÉMILE PICARD 93
Des exemples précis en témoignent. Rappelons l'accueil bienveil-
lant que vous avez réservé aux premières notes de M. Lebes-
gue, d'allure quelque peu révolutionnaire pour l'époque. Qu'on son-
ge aussi à la fameuse lettre de Stieltjes à Hermite. Stieltjes vient
d'établir un théorème nouveau dont les répercussions, il le pressent,
seront fécondes; il doute de la vérité du théorème et cependant sa
démonstration lui paraît irréprochable; troublé, il sollicite votre ju-
gement dans les termes que voici: «je serais heureux si quelqu'un
voulait examiner la démonstration; peut-être Monsieur Picard qui a
le coup d'œil si facile et si juste voudrait-il s'en charger et me dire
ce qu'il en pense.» Quand enfin Fredholm donne son essor à la théo-
rie des équations intégrales, en quelques notes concises vous lui
ajoutez au moins 2 résultats fondamentaux sur l'équation intégrale
de première espèce et sur les équations singulières.
Ampleur et netteté de l'esprit, profonde honnêteté intellectuelle se
marquent même à travers un style si précis, qu'au dire de notre ex-
cellent Secrétaire Perpétuel M. A. Lacroix il s'est trouvé au fond de
l'Asie un chinois pour répondre à un compliment sur son impeccable
français, qu'il avait été «l'élève de M. Picards et que ce seul fait ex-
pliquait tout.
Ce souci que vous avez de ne parler qu'en connaissance de cause,
et qui a entraîné souvent loin des mathématiques une ardeur d'ap-
prendre que le temps n'a pas affaiblie, ce n'est qu'un aspect de votre
caractère et non le moindre, c'est un immense souci de vos respon-
sabilités, un immense souci d'être juste et de mettre chaque chose
et chacun à sa place, parce que, intégrant dans votre vie le mot de
Fourier suivant lequel l'algèbre n'a pas de signes pour les notions
confuses, vous avez l'horreur de l'à peu près et du laisser aller.
Avec ce tempérament de lutteur qu'on vous reconnaît, vous auriez
pu vous faire des ennemis. Mais votre souci d'équité et la justesse
de votre coup d'œil vous en ont préservé et vous avez beaucoup
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de vrais amis. Ayant reconnu la noblesse de votre caractère et, aus-
si parce que vous ne vous trompez pas souvent, tous s'inclinent de-
vant votre jugement et reconnaissent l'influence légitime que vous
exercez sur la Science contemporaine. Le haut témoignage d'estime
qui vous est décerné aujourd'hui en serait une nouvelle preuve, si la
preuve n'en avait été depuis longtemps surabondamment distribuée.
Un esprit de cette envergure, un caractère de cette trempe, au-
raient pu, s'ils ne s'accompagnaient d'un cœur excellent, vous faire
verser dans quelque sécheresse; on a reconnu depuis longtemps
qu'il n'en est rien; et les candidats à la licence ne l'ignoraient pas.
Là, comme ailleurs, vous ne cherchiez pas « la petite bête » Mais
vous exigiez qu'on ait bien compris les principes et vous vous plai-
siez à faire parcourir de haut les chapitres du cours; pour le détail,
indulgence et bienveillance, sans faiblesse.
Vint une période de votre vie, où les plus durs sacrifices vous fu-
rent demandés, où, de coups répétés, votre cœur fut meurtri. Le
Français que vous êtes les reçut debout, sans faiblir, se penchant, au
privé, sur les misères nées de la guerre, réconfortant ceux qui
avaient besoin de réconfort.
Vous rappelez-vous, mon cher Maître, certain lieutenant que vous
avez abordé bien timidement, un jour de 1915, à la devanture d'un
libraire de la rue d'Assas. Il vous avait ému, sans doute parce qu'à
travers un ample voile de gaze, on distinguait le gros pansement qui
enturbannait sa tête. Vous avez engagé avec lui une conversation
bienveillante et familière; mais lui, il ne put se tenir d'articuler qu'il
était de vos élèves; il vous a dit son nom et vous l'avez reconnu
aussitôt; puis, vous l'avez accompagné un bout de chemin, jusqu'à
son hôpital ou presque. Il avait bien oublié les mathématiques et
voilà qu'il les retrouvait en la personne du plus éminent de ses maî-
tres, et dans ce maître il découvrait un ami, un soutien, qui lui fit
prendre en patience les heures lentes de l'hôpital, qui l'exhorta au
travail, qui l'aida de ses conseils et le garda du découragement,
Les hommes bien nés supportent leurs propres misères en parta-
ÉMILE PICARD 95
geant et adoucissant celles des autres. Vous avez, comme Jordan,
mon cher Maître, et dans une situation analogue, témoigné de la cha-
leur de votre cœur. Grâces vous soient rendues.
Le maître du domaine merveilleux est assis au seuil de la maison.
Dans ces champs qu'il a plantés ou ensemencés, « les grands chars
gémissants qui reviennent le soir » ramènent la récolte. L'odeur des
prés fauchés envahit la plaine avec la fraîcheur de l'ombre qui vient.
Dans le bois lointain, le cri de la chouette s'élève avec la lune jaune.
Le vieux maître peut chanter le cantique de Siméon. Il a vécu assez
pour voir autour de lui, nombreux, les fils de son esprit, pour rece-
voir leur hommage après les avoir nourris
Mais il ne s'attarde pas au repos du soir Il regagne sa chambre,allume sa lampe, entame sa veille studieuse. Après avoir produit une
œuvre si belle et si vaste, il étudie l'œuvre des autres, il la passe au
crible, il la tamise, il en distille le sue. Il en fera nourriture philoso-
phique pour les esprits; comme Marcel Bertrand le disait d'Eduard
Suess, « des personnalités de cette étonnante espèce sont des ma-
melles pour un grand nombre. »
Dans la nuit qui submerge la plaine, resplendissent au vitrail l'ima-
ge et la légende d'un saint personnage
Aucun doute: c'est l'image de Saint Christophe que je vois, celle
même qu'a dessinée notre cher confrère Maurice Denis, celle du
saint puissant et carré, du saint lutteur, acharné à cette « quête de
Dieu » que Vincent d'Indy a chantée dans son inoubliable poème
symphonique; du vaillant passeur des pauvres et des véridiques, qui
affronte le torrent pour porter sur l'autre bord, malgré l'orage, l'en-
fant pesant comme un monde; du saint thaumaturge que les flèches
ne blessent pas, car elles retournent aux persécuteurs; du saint qui
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figura au porche de nos cathédrales pour que chacun, le voyant au
passage, poursuivît en paix son chemin.
Mon cher Maître,
Je vous place sous l'égide de Saint Christophe. Au nom de
tous vos élèves, je remercie l'Institut Mittag-Leffler de Stock-
holm, en même temps que du grand honneur qu'il fait en votre
personne à la Science française, de nous avoir permis, en cette fête
de famille, après les pompes d'un Jubilé qui reste dans nos mémoi-
res, de vous dire que nous vous tenons pour notre père spirituel,
pour le « patriarehe des mathématiques françaises », en qualifiant de
françaises les mathématiques précises, fertiles, claires, où les larges
avenues de la pensée se lisent aisément, par une annexion qui ne
choquera personne, puisqu'il m'est arrivé de l'entendre exprimer en
Congrès international, et puisqu'enfin les Écoles mathématiques fran-
çaise et scandinave appartiennent à la même famille spirituelle
DISCOURS
DE
M. ALFRED LACROIXSecrétaire Perpétuel de l'Académie des Sciences.
AU NOM DE CETTE ACADÉMIE.
MONSIEUR LE MINISTRE,
MONSIEUR LE DIRECTEUR,
Je suis heureux de vous offrir à mon tour le remerciement de l'A-
cadémie pour l'honneur que vous lui faites en apportant vous-même
ÉMILE PICARD 97
à notre cher Confrère, Émile Picard, le somptueux présent de l'Ins-
titut mathématique Mittag-Leffler Je tiens aussi à saluer cordiale-
ment en vos personnes l'Académie de Stokholm toute entière.
Mesdames, Mes chers Confrères, en prenant la parole, j'ai, comme
vous, présente devant les yeux la belle figure de l'illustre mathéma-
ticien qui fut l'un des plus éminents de nos Correspondants et qui, à
un si haut degré, a fait honneur à la science désintéressée et à la
Suède, sa patrie. Par sa noblesse et sa sérénité, son visage attirait
le regard et imposait le respect: elle était bien telle que l'on pouvait
l'imaginer pour se représenter un homme qui, après avoir dévoué
une longue vie aux Mathématiques pures, a laissé derrière soi une
trace lumineuse, et a voulu les servir encore au-delà de la tombe,
en créant, lui vivant, un durable et imposant monument consacré à
leur gloire et à leur dëveloppement dans l'avenir.
«Le but de mon Institut, a-t-il voulu, devra être de maintenir et
de développer de plus en plus, dans les quatre pays du Nord et par-
ticulièrement en Suède, la position que les Mathématiques pures occu-
pent dans ces pays, en même temps que de procurer une juste esti-
me et appréciation en dehors des frontières des pays scandinaves
pour les progrès réalisés en ces pays dans le plus haut domaine de
la vie intellectuelle.
« II est expressément ordonné que, dans l'accomplissement de cet-
te tâche, aucune considération ne devra prévaloir au-dessus ou à
côté de celles qui sont indiquées ci-dessus. Il suit de là qu'aucune
considération ne devra être accordée à des relations d'amitié ni au
désir de prêter, dans une situation difficile, une aide économique à
l'un ou à l'autre. Aucune considération ne c5 .ra être accordée à
des besoins ou à des desiderata pratiques, à des raisons d'examens,
à des opinions politiques ou à des points de vue que pourraient faire
Ac. des Sc. Notices et ctiscours. II. 13
98 ÉMILEPICARD
valoir des branches scientifiques autres que les Mathématiques pures. »
Heureux ceux qui, comme vous, Monsieur le Directeur, ont pour
mission de planer ainsi au-dessus de toutes les contingences de la
trépidante et émouvante existence de l'époque actuelle, et vivent ain-
si à la fois au milieu du captivant paysage de Stockholm, et dans ce
Paradis si bien défendu des Mathématiques pures. Sa porte, hélas,
est fermée à l'humble géologue que je suis, aussi ne puis-je, à mon
grand regret, accompagner mes souhaits de bienvenue, du compli-
ment autorisé que j'eus voulu vous adresser. Souffrez donc que,
pour y suppléer, je demande du secours à Mittag-Leffler lui-même.
«Le Comité (de l'Institut) devra choisir comme Directeur un mathé-
maticien de haute valeur, qui soit reconnu, même à l'étranger, com-
me une des premières capacités mathématiques du temps, et qui pa-
raisse également remplir toutes les conditions désirables pour ac-
quérir et maintenir à l'Institut une des plus hautes situations inter-
nationales. »
C'est lui-même qui a écrit cela et, pour vous caractériser, l'on ne
saurait mieux dire.
Parmi les manifestations imposées par son Fondateur à l'Institut
Mittag Leffler, a été prévue l'attribution de «prix pour les découver-
tes réelles dans le domaine des Mathématiques pures »
Pour la première fois deux de ces prix viennent d'être décernés:
nous sommes fiers de voir que notre Confrère Émile Picard est l'ob-
jet d'un semblable choix d'honneur.
« Un tel prix » ne devra être décerné, a encore décidé le grand
Géomètre suédois, que lorsqu'on se trouvera en présence d'une dé-
couverte contenant des pensées d'une telle portée qu'on puisse les
considérer comme offrant à la science un point de départ pour un
développement ultérieur »
Cette définition semble bien adaptée à la glorification de l'œuvre
de notre Secrétaire perpétuel pour les Sciences mathématiques son
élève Julia vient de nous rappeler comment et pourquoi, il y a quel-
ques années déjà, des mathématiciens de tous les pays étaient venus
ÉMILE PICARD 99
se joindre à ceux de chez nous pour le proclamer.
Notre Confrère se plait sur les hauteurs les plus escarpées des Ma-
thématiques pures et, dans ses ascensions, 'il ne connaît pas le verti-
ge sa curiosité scientifique n'a pas de limites et, sans effort, il sait
allier dans ses conceptions la profondeur des vues à l'élégance dans
la façon de les exprimer.
Mais je pense, Monsieur, que vous ne serez pas effarouché de
m'entendre vous déclarer, tout bas, que si vaste et si varié que soit
ce domaine des Mathématiques pures, dans quoi votre lauréat se
meut avec tant d'aisance, il ne lui suffit pas. Il a aussi un faible pour
les applications dans toutes les directions où pénètre la Mathémati-
que et je crois bien qu'elle pénètre partout par les grandes portes, à
moins qu'elle ne s'infiltre dans quelque fissure. Aussi, quand, dans no-
tre Académie, un cas épineux se présente au cours d'une discussion,
c'est vers lui que se tournent tous les regards.
Voilà pourquoi, Monsieur le Directeur, nous avons tant de raisons
de vous-exprimer la satisfaction que nous éprouvons à voir honorer
en une circonstance aussi exceptionnelle la personnalité de M. Émile
Picard et, avec elle, la Science française, dont il est une des plus
belles expressions
REMERCÍMENT
DE
M. ÉMILE PICARD
Monsieur le Ministre, vous avez tenu à assister à cette fête de fa-
mille, qui a toute l'austérité des sciences mathématiques; nous en
100 ÉMILE PICARD
sommes très honorés. J'ai été particulièrement heureux de recevoir
des mains du représentant de la Suède dans notre Pays cette ma-
gnifique médaille, œuvre d'un graveur suédois de grand talent,
M. Lindberg, correspondant de notre Académie des Beaux Arts' Les
relations scientifiques entre la Suède et la France sont bien ancien-
nes, et nous n'avons pas oublié ici l'intérêt que sa majesté le Roi
Oscar II portait aux Sciences mathématiques.
Cette médaille est pour moi doublement précieuse, me rappelant
mes très anciennes relations avec M. Mittag Leffler L'évocation de
son nom me reporte à bien des années en arrière. Je l'ai connu vers
1880. Quelques années auparavant, il était venu à Paris suivre le
cours de Charles Hermite sur les fonctions elliptiques. Il a raconté
qu'Hermite l'engagea à aller suivre à Berlin les leçons de l'illustre
mathématicien allemand Weierstrass sur les fonctions analytiques.
Dans les années qui suivirent, Hermite consacra lui -même une par-
tie de son enseignement aux travaux de Weierstrass, que venait de
compléter brillamment Mittag Leffler Aussi les noms de ces deux
Mathématiciens furent-ils alors très connus des étudiants en mathé-
matiques de la Sorbonne, et cette popularité se propagea jusqu'à
l'École polytechnique où Hermite fit alors quelques leçons sur les
mêmes sujets. Il arriva même que dans une de ces cérémonies, di-
tes les Ombres, où les Polytechniciens font d'innocentes plaisanteries
sur leurs professeurs, on annonça la découverte d'un nouveau verset
de la Genèse, où il était écrit: « Dieu créa Weierstrass, puis, ne trou-
vant pas bon que Weierstrass fût seul, il créa Mittag Leffler »
Ces propos d'étudiants montrent la notoriété que Mittag Leffler avait
à Paris en 1885 dans certains rriilieux scolaires.
En se plaçant au même point de vue que le géomètre allemand
dans la théorie des fonctions analytiques, Mittag Leffler faisait preu-
ve d'une réelle originalité dans les problèmes qu'il se posait, et les
théorèmes qui portent son nom sont restés classiques. La région du
plan d'une variable complexe que Mittag Leffler appelait l'étoile cor-
respondant à un développement donné de Taylor n'est pas moins.
mémorable. Rappelons encore ses recherches sur les valeurs asymp-
ÉMILE PICARD 101
totiques de certaines fonctions entières. Toutes ces études ont don-
né naissance à un nombre considérable de travaux. Par son œuvre
personnelle, comme par son enseignement, Mittag-Leffler a créé un
mouvement qui a été extrêmement fécond; c'est le plus grand éloge
qu'on puisse faire d'un savant. Comme le disait un jour Pasteur:
« La plus haute récompense du savant est de créer un mouvement
par lequel il est lui-même dépassés.
Mittag-Leffler a été aussi un homme d'action, cherchant à contri-
buer par ses créations au rayonnement des sciences mathématiques.
On lui doit la fondation du Journal Acta malhematica, un des plus
importants périodiques scientifiques de notre temps, et aussi celle de
l'Institut qui porte son nom, dont M. A. Lacroix vient de vous parler.
A l'entrée de cet Institut, l'idéalisme de son Fondateur a chanté la
gloire du nombre, en plaçant une inscription où on lit que le nom-
bre est le commencement et la fin de toute pensée. D'autres, dans
l'antiquité,'avaient dit: « Il n'y a de réel que ce qui se mesure, et
toutes choses accessibles à notre connaissance possèdent un nom-
bre » L'une et l'autre maxime disent l'importance de la mathémati-
que. Le pur Mathématicien est avant tout un artiste et un poète
dans le monde des nombres et des formes. La notion si complexe
de fonction est de plus en plus élaborée par lui, et l'idée d'espace
singulièrement agrandie devient de plus en plus analytique. Équa-
tions différentielles, équations intégrales, géométrie de situation dans
des espaces à un nombre quelconque de dimensions, théorie des pro-
babilités et tant d'autres disciplines ont fait depuis cinquante ans
des progrès considérables.
A ce monde abstrait Mittag Leffler a élevé dans sa propriété de
Djursholm près de Stockholm un temple, qui possède pour les ma-
thématiques pures une bibliothèque n'ayant peut-être pas d'égale.
Ce monde abstrait a de lointains prolongements. Jules Tannery
s'étonnait jadis que les mathématiques puissent servir à quelque
chose; son étonnement serait encore plus grand aujourd'hui. Les
théoriciens de la Physique moderne viennent sans cesse puiser dans
l'arsenal des Mathématiciens, afin d'y trouver des moules pour leurs
102 ÉMILE PICARD
spéculations. Les représentations figurées ont rendu et rendent enco-
re de grands services à la science mais il semble souvent aujour-
d'hui, au moins dans certaines parties de Physique, qu'elles devien-
nent insuffisantes, finissant même par conduire à des contradictions.
Aussi l'analyse mathématique est-elle un instrument de plus en plus
nécessaire aux théories physiques, et elle apparaît comme une pièce
essentielle dans l'édification de la philosophie naturelle. Tout cela est
fort encourageant pour les Mathématiciens. On a pu craindre un
moment que la théorie des quanta, qui a renouvelé tant de problè-
mes en montrant avec précision l'importance du discontinu dans la
nature, vienne troubler l'application des méthodes de l'Analyse. Il
n'en a rien été; mais la théorie des quanta a conduit à des inégalités
célèbres de grande importance philosophique, inégalités qui sem-
blent limiter la connaissance que nous pourrons jamais avoir de l'U-
nivers, l'approximation restant heureusement extrêmement grande.
Monsieur le Professeur Carleman, vous m'avez fait un grand plai-
sir en venant de Stockholm pour cette cérémonie. Je vous prie de
transmettre au Conseil de l'Institut Mittag Leffler mes remercîments
pour l'honneur qu'il m'a fait. Vous êtes un brillant représentant de
la nouvelle École mathématique suédoise, dont l'origine remonte à
Mittag Leffler. Vos recherches ont porté sur les parties les plus
élevées des Mathématiques, et, il y a quelques mois, vous faisiez
une série de remarquables conférences à la Sorbonne sur les équa-
tions intégro différentielles Je vous remercie des éloges, que vous
m'adressez, mais je dois me rappeler que la science est une œuvre
essentiellement collective, où chaque génération de chercheurs fait
la chaîne à son tour, et je ne puis oublier en ce moment les encou-
ragements et les conseils des maîtres qui ont guidé mes premiers
pas dans la voie de la recherche scientifique ils ont une grande
part dans ce que j'ai pu .faire.
Mon cher Julia, j'ai suivi depuis son origine le développement de
votre carrière scientifique. Analyste d'une grande pénétration, vous
planez haut comme l'oiseau suédois dont vous nous parliez poétique-
ment tout à l'heure. Vous savez discerner rapidement dans une
ÉMILE PICARD 103
question le point oà se trouve la difficulté, et vous en triomphezsouvent. Votre jeunesse nous promet encore une longue suite de
beaux travaux. Vous avez eu l'amabilité de rappeler que vous avez
tiré quelque profit de' mon enseignement et de la lecture de mes ou-
vrages mais vous avez été beaucoup plus loin que moi dans de
nombreuses questions, ainsi que plusieurs des mathématiciens quisont ici, et qui veulent bien se dire mes élèves.
Merci, mon cher Lacroix, pour vos affectueuses et bienveillantes
paroles. Géologue et minéralogiste d'une rare habilité dans l'étude des
minéraux les plus complexes, voyageur intrépide pour lequel les vol-cans n'ont pas de secrets, vous vivez dans un monde moins abstrait
que celui des Mathématiques pures, et cependant les cristaux, quevous maniez chaque jour, ont été l'origine de théories remarquablessur les groupes de mouvements. C'est avec émotion que j'ai entendu
tout à l'heure évoquer le temps déjà lointain de mon Jubilé scienti-
fique, où avait été rappelée notre collaboration dans une fonction
académique où nous apportons tous deux le même souci des inté-
rêts de la science.
J'adresse enfin mes remerciements émus à tous ceux qui sont ve-nus à cette cérémonie. Dans la salle des séances de l'Académie des
sciences de l'Institut de France se sont trouvées un instant réuniesdeux nations, la Suède et la France, que rattachent l'une à l'autre à
travers leur histoire tant de souvenirs communs.