de la littérature orale négro-africaine et de ses chances de survie · de nombreux auteurs. chez...

20
Tous droits réservés © Département des littératures de l'Université Laval, 1974 Ce document est protégé par la loi sur le droit d’auteur. L’utilisation des services d’Érudit (y compris la reproduction) est assujettie à sa politique d’utilisation que vous pouvez consulter en ligne. https://apropos.erudit.org/fr/usagers/politique-dutilisation/ Cet article est diffusé et préservé par Érudit. Érudit est un consortium interuniversitaire sans but lucratif composé de l’Université de Montréal, l’Université Laval et l’Université du Québec à Montréal. Il a pour mission la promotion et la valorisation de la recherche. https://www.erudit.org/fr/ Document généré le 14 mars 2021 09:46 Études littéraires De la littérature orale négro-africaine et de ses chances de survie Jourdain-Innocent Noah Littérature négro-africaine Volume 7, numéro 3, décembre 1974 URI : https://id.erudit.org/iderudit/500341ar DOI : https://doi.org/10.7202/500341ar Aller au sommaire du numéro Éditeur(s) Département des littératures de l'Université Laval ISSN 0014-214X (imprimé) 1708-9069 (numérique) Découvrir la revue Citer cet article Noah, J.-I. (1974). De la littérature orale négro-africaine et de ses chances de survie. Études littéraires, 7 (3), 349–367. https://doi.org/10.7202/500341ar

Upload: others

Post on 14-Oct-2020

0 views

Category:

Documents


0 download

TRANSCRIPT

Page 1: De la littérature orale négro-africaine et de ses chances de survie · de nombreux auteurs. Chez les Beti, le jeu se pratique le soir: les jeunes sont répartis en deux camps (les

Tous droits réservés © Département des littératures de l'Université Laval, 1974 Ce document est protégé par la loi sur le droit d’auteur. L’utilisation desservices d’Érudit (y compris la reproduction) est assujettie à sa politiqued’utilisation que vous pouvez consulter en ligne.https://apropos.erudit.org/fr/usagers/politique-dutilisation/

Cet article est diffusé et préservé par Érudit.Érudit est un consortium interuniversitaire sans but lucratif composé del’Université de Montréal, l’Université Laval et l’Université du Québec àMontréal. Il a pour mission la promotion et la valorisation de la recherche.https://www.erudit.org/fr/

Document généré le 14 mars 2021 09:46

Études littéraires

De la littérature orale négro-africaine et de ses chances desurvieJourdain-Innocent Noah

Littérature négro-africaineVolume 7, numéro 3, décembre 1974

URI : https://id.erudit.org/iderudit/500341arDOI : https://doi.org/10.7202/500341ar

Aller au sommaire du numéro

Éditeur(s)Département des littératures de l'Université Laval

ISSN0014-214X (imprimé)1708-9069 (numérique)

Découvrir la revue

Citer cet articleNoah, J.-I. (1974). De la littérature orale négro-africaine et de ses chances desurvie. Études littéraires, 7 (3), 349–367. https://doi.org/10.7202/500341ar

Page 2: De la littérature orale négro-africaine et de ses chances de survie · de nombreux auteurs. Chez les Beti, le jeu se pratique le soir: les jeunes sont répartis en deux camps (les

DE LA LITTÉRATURE ORALE NÉGRO-AFRICAINE ET DE SES CHANCES DE SURVIE

Jourdain-innocent noah

De nombreux africanistes (anthropologues, linguistes, e tc . . ) se penchent de plus en plus sur les traditions orales négro-africaines: études et collectes des matériaux en milieu coutu-mier se multiplient à travers le continent noir. Ces chercheurs oralistes ont fait, et continuent de faire, un vaste plaidoyer en faveur de la littérature orale; ils ont démontré avec force arguments sa préexistence par rapport à la littérature écrite, et ont établi que la première sert nécessairement de fondement à la seconde. Ce que Valéry traduit en ces termes:

«longtemps la voix humaine fut base et condition de la littérature. C'est la présence de la voix qui explique la littérature première»1

L'oralité plonge nécessairement ses racines dans la tradition qui est vivante, c'est-à-dire mouvante et non «figée». Et M. Houis condamne ceux qui ne verraient dans l'oralité qu'une

«absence ou privation d'écriture». «L'oralité au contraire, écrit M. Houis, se définit positivement comme une technique et une psychologie à partir du moment où l'on réfléchit sur trois thèmes fondamentaux»2.

M. Houis dégage ici le rôle de la mémoire

«dans une civilisation de l'oralité, l'importance sociologique, psychologique et éthique de la parole proférée, enfin la culture donnée transmise et renouvelée à travers des textes de style oral»3.

La parole proférée dont parle l'auteur est en fait le « Logos », i.e. le Verbe qui crée, le Verbe non transitoire par lequel l'être se

1 Note. — Nous avons emprunté cette citation à M. Houis. cf. Anthropologie linguistique de l'Afrique Noire. P.U.F., 1971, p. 48.

2 Houis (M), op. c. p. 9. 3 Ab/d.,p.9.

Page 3: De la littérature orale négro-africaine et de ses chances de survie · de nombreux auteurs. Chez les Beti, le jeu se pratique le soir: les jeunes sont répartis en deux camps (les

350

manifeste dans toute sa profondeur. Il s'agit du Verbe « dont le Komo-Dibi, le chantre malien du Komo (Société d'Initiation) définit ainsi l'omnipotence:

La parole est tout. Elle coupe, écorche Elle modèle, module Elle perturbe, rend fou Elle guérit ou tue net Elle amplifie, abaisse selon sa charge. Elle excite ou calme les âmes. »4

Ce texte se passe de commentaire. On voit tout de suite que la parole possède en Afrique une extraordinaire prééminence sur tous les autres instruments du pouvoir politique, religieux, intellectuel et pédagogique. Elle est la clé par excellence de toute autorité, le moyen de domination d'autrui. Cette puis­sance de la parole dont les Grecs avaient fait une divinité: «Péithô», plus précisément la force de persuasion, pénètre partout dans la vie négro-africaine ; elle est le rituel, la formule juste, le débat contradictoire, la discussion et enfin l'argumen­tation. Elle suppose toujours un public auquel elle s'adresse comme à un arbitre qui décide en dernier ressort. (Nous avons souligné ailleurs le côté théâtral de la littérature orale africai­ne)5.

Mais revenons plutôt au «Logos»: il y a entre lui et la vie africaine un lien de réciprocité. L'art de gouverner le clan, la tribu, le groupe est, pour l'essentiel, maniement du langage. Et le «Logos» prend à l'origine conscience de lui-même, de ses règles, de son efficacité. La parole va donc constituer par le conte, le proverbe, la devinette, etc... l'élément de base de la «Paiéia» africaine, comme l'écriture l'a fait pour les Grecs et les Occidentaux. On n'insistera jamais assez sur ce côté pédagogique de la parole dans les civilisations négro-africaines. Tout jeune africain était tenu de se mettre à cette école, d'apprendre l'art oratoire grâce aux différents genres de notre littérature orale.

Les études menées jusqu'à présent par les chercheurs africanistes, tant Européens qu'Africains, ont mis en évidence

4 Thomas (L.V.), article inédit. 5 Noah (J. I.), Les contes beti du Sud-Cameroun-Le cycle de Kaiser, Revue—

Diogène n° 80 Gallinard — 1972.

Page 4: De la littérature orale négro-africaine et de ses chances de survie · de nombreux auteurs. Chez les Beti, le jeu se pratique le soir: les jeunes sont répartis en deux camps (les

DE LA LITTÉRATURE ORALE NÉGRO-AFRICAINE 351

la grande richesse et la grande diversité de nos valeurs culturelles. Et l'existence de tous les genres (pour reprendre la classification traditionnelle), ne peut plus être ignorée ici que par ceux qui refusent toute valeur littéraire aux textes tirés de toute culture se réclamant de l'oralité. Cette littérature peut également paraître pauvre à ceux qui restent enfermés dans le cadre étroit d'une raison arbitrairement définie, et habitués à une esthétique héritée du fonds gréco-latin et qui, par consé­quent, ne peuvent nullement s'intéresser à une littérature qui défie constamment « la bonne vieille routine». Et nous pouvons reprendre à notre compte ce jugement emprunté par J. Markale au Manifeste du Surréalisme, à savoir que

«sous couleur de civilisation, sous prétexte de progrès, on est parvenu à bannir de l'esprit tout ce qui peut se taxer à tort ou à raison de superstition ; à proscrire tout mode de recherche de la vérité qui n'est pas conforme à l'usage»6.

Les dimensions de la littérature négro-africaine d'expression orale se trouvent élargies par les proverbes, les énigmes et les devinettes, les satires, les chants sacrés et profanes, la prière, le mythe, la légende, l'épopée, et enfin par le nom et la devise. Les auteurs africanistes d'aujourd'hui comme le R. P. Trilles, Equilbec, Van Gennep, Agblemagnon, pour ne citer que ceux-là, contrairement à leurs prédécesseurs, ont pris l'habitude, par souci de clarté, de ranger sous deux rubriques les différents genres que nous venons d'énumérer. C'est cette même exigence méthodologique qui a poussé M. J. Awouma et J. I. Noah à reprendre la même classification:

« La littérature orale traditionnelle en Afrique Noire joue alternativement sur deux registres, affirment les auteurs. Le premier de ces registres concerne les genres dits sérieux, c'est-à-dire la littérature religieuse, ou littérature sacrée, au sens large. Quant au second, il est consacré à la littérature profane»7.

Cette répartition, bien entendu, ne peut être que schématique pour quiconque désire approfondir l'étude de la littérature orale négro-africaine, tant il est vrai que

6 Markale (J.), L'épopée celtique d'Irlande, Payot, 1971, p. 16. 7 Awouma (J. M.) et Noah (J. I.), Contes et Fables du Cameroun, fasc. I,

Initiation à la littérature africaine orale, Yaoundé 1970, p. 1.

Page 5: De la littérature orale négro-africaine et de ses chances de survie · de nombreux auteurs. Chez les Beti, le jeu se pratique le soir: les jeunes sont répartis en deux camps (les

352

« les passages et les contaminations sont fréquentes de la littérature profane à la littérature dite sérieuse...»8.

La littérature profane a pour fonction essentielle d'amuser, de divertir et d'éduquer. C'est le cas de la devinette que N'sougan Agblemagnon définit comme

« un jeu, un exercice intellectuel » dont « la structure est un balancement entre deux termes»9.

Et l'auteur continue son analyse en soulignant le rôle important que la devinette exerce sur la mémoire et sur l'imagination ; ce côté didactique du genre a été largement mis en évidence par de nombreux auteurs. Chez les Beti, le jeu se pratique le soir: les jeunes sont répartis en deux camps (les grandes personnes assistent à la séance et interviennent parfois au cours du jeu). Le jeu consiste à trouver le sens de la devinette ou de l'énigme posée par le camp adverse. L'effort, certes louable, qu'A-wouma a tenté, en partant de l'étymologie des mots mêmes, ne semble avoir dissipé que partiellement la confusion qui règne entre ces deux genres, au moins dans le groupe dit Pahouin.10

Nous ne reviendrons pas sur les exemples des énigmes et devinettes bulu qu'il cite, et qui sont les mêmes chez les Beti11.

La même ambiguïté existe entre le proverbe et la maxime, deux genres qui assument, eux aussi, un rôle didactique dans la société négro-africaine traditionnelle. Cela est vrai de la littérature orale eve du Togo aussi bien que de la littérature orale beti du Sud Cameroun. Si les devinettes et les énigmes sont destinées à favoriser la réflexion et à développer la mémoire chez les jeunes, à former, au moyen des correspon-

8 Thomas (L V.), Article inédit. 9 N'Scugan Agblemagnon (F), Sociologie des sociétés orales d'Afrique Noire,

Mouton & C°/ Paris 1959, p. 94. 10 Awouma (J. M.), Littérature orale africaine et comportements sociaux

(Étude littéraire et socio-culturelle des proverbes et contes bulu du Sud Cameroun), Thèse de Doctorat — 3e cycle, pp. 58-66.

2 La plupart des exemples cités dans cet article sont empruntés à la culture beti et bulu du Sud-Cameroun.

11 Exemple de devinette citée par Awouma (cf. ibid., p. 64.) a) Tit énefemu, aboda(bulu) b) Tsit e ne a fié mu, aboda(ewondo) Il est un animal qui, dans cette forêt, n'a qu'une patte. Sens : Le champignon.

Page 6: De la littérature orale négro-africaine et de ses chances de survie · de nombreux auteurs. Chez les Beti, le jeu se pratique le soir: les jeunes sont répartis en deux camps (les

DE LA LITTÉRATURE ORALE NÉGRO-AFRICAINE 353

dances extérieures, un esprit perspicace chez l'enfant africain, les proverbes et les maximes sont réservés, quant à leur utilisation, aux adultes et aux vieillards. Chez les Pahouins, par exemple, l'éloquence est faite en grande partie de ces sentences lapidaires. L'orateur en use abondamment dans un discours prononcé à l'occasion d'un mariage, d'une tenue de palabre ou bien à l'occasion d'une cérémonie funéraire. Comme un érudit, dans les civilisations de l'écriture, il truffe son dis­cours de citations empruntées à divers auteurs. La parole atteint ici son maximum d'intensité, le langage devient cette

«expression par excellence de l'être-force, déclenchement des puissances vitales et principe de leur cohésion»12

expression pure de la pensée qui jusque-là n'a nullement besoin de cette forme conventionnelle qu'est l'écriture. Le proverbe négro-africain est symbole, image du monde concret. Quelques exemples des proverbes beti du Sud-Cameroun suffisent à le montrer: lorsque le beti dit:

« a bog mvu lakare tari yegé meloban a ntu évoag » (« le petit chien commence à apprendre à mordre sur un vieux balai »). Ou bien « ason da angabolo meson mese». (une seule dent carriée suffit à contaminer toutes les autres13),

il part de faits d'expérience. Le premier proverbe invite à la persévérance dans chaque entreprise, en même temps qu'il apprend aux jeunes à ne jamais viser plus haut que leurs forces. Le deuxième proverbe qui relève également de la vieille sagesse populaire conseille de ne jamais négliger « un mal qui débute, fût-il des plus bénins». Le proverbe négro-africain est ellipse, métonymie, métaphore, etc... Il épouse tantôt la forme simple de la prose, tantôt celle de la poésie. Dernière constata­tion : le proverbe négro-africain permet à l'esprit d'atteindre les plus hautes cimes de l'abstraction, allant du particulier jus­qu'au général; c'est pour cette raison que la plupart des proverbes ne peuvent être compris et expliqués que par des vieillards et des initiés. Les proverbes de nos régions, comme

12 Thomas (L. V.), Article cité plus haut. 13 Remarque. — Nous avons emprunté ces proverbes au petit recueil renéoté

« proverbes beti » de l'abbé Léon Messi. Mais nous en avons parfois changé légèrement la traduction française.

Page 7: De la littérature orale négro-africaine et de ses chances de survie · de nombreux auteurs. Chez les Beti, le jeu se pratique le soir: les jeunes sont répartis en deux camps (les

ÉTUDES LITTÉRAIRES/DÉCEMBRE 1974 354

la plupart des genres de notre littérature orale, (par exemple le mythe), nous autorisent à affirmer que la littérature négro-africaine traditionnelle est une forêt peuplée d'une foule de symboles, une nature en paraboles dont il faut constamment chercher le sens, une énigme qu'il faut déchiffrer: chaque pierre, chaque végétal, chaque animal a d'abord une valeur symbolique, comme le traduisent ces vers du poète, maintes fois cités par les auteurs:

« La nature est un temple où de vivants piliers Laissent parfois sortir de confuses paroles : L'homme y passe à travers une forêt de symboles Qui l'observent avec des regards familiers. »14

C'est la même vision du monde que Roland Barthes traduit à sa façon lorsqu'il écrit:

« l'univers est infiniment suggestif. Chaque objet du monde peut passer d'une existence fermée, muette, à un état oral, ouvert à l'approbation de la société.»15

Il nous faut tenter d'entrer dans l'univers négro-africain comme nos ancêtres l'ont fait pour essayer d'en découvrir le message. Notre littérature orale contient une fraîcheur et une pureté qui la hissent au niveau de toutes les littératures, elle «participe obscurément», comme toute littérature, «d'une sorte de révé­lation générale dont le détail seul nous parvient». Elle pose des problèmes sur l'homme, en esquisse des solutions, essaie d'en donner des réponses conformes au cadre propre à l'homme noir.

Le symbolisme dont nous venons de parler s'exprime avec plus de force dans le mythe négro-africain. Le mythe ici fait partie de la littérature dite sérieuse, au même titre que la légende et l'épopée. Le mythe «est un récit fabuleux visant à expliquer l'ordre du monde»16 une parole (au sens grec du « mûthos ») symbolique réorganisant ce monde grâce à l'imagi­nation de celui qui la profère. Le mythe dans la littérature traditionnelle africaine, comme ailleurs, a toujours servi de

14 Beaudelaire (c), Les Fleurs du mal, Spleen et idéal, IV Correspondances. 15 Barthes (R.), Mythologies, Éditions du Seuil, p. 194. 16 Awouma (J. M.), et Noah (J. I.), op. cité, p. 4.

Page 8: De la littérature orale négro-africaine et de ses chances de survie · de nombreux auteurs. Chez les Beti, le jeu se pratique le soir: les jeunes sont répartis en deux camps (les

DE LA LITTÉRATURE ORALE NÉGRO-AFRICAINE 355

base à la culture de nos régions et à la formation de la personnalité, de la civilisation de notre peuple.

La connaissance des mythes de chaque groupe humain permet de mieux saisir les comportements et la mentalité du groupe en question, de comprendre le cheminement de sa pensée. C'est à juste titre que G. Durand déplore la dévaluation ontologique de l'image, du symbole, et la «mise en quarantai­ne» de l'imagination, à certaines époques de l'histoire de la civilisation occidentale. Il est cependant heureux, note l'auteur, que quelques penseurs aient su mettre en valeur le rôle important de l'imagination dans l'évolution de la pensée humaine, et qu'ils aient par là ouvert la voie à la sociologie et à la psychologie modernes. Et Durand de citer quelques pen­seurs: Brunschviegs, Lévy-Bruhl, Lagneau, Valéry, Alain. Pour ce dernier,

« les mythes sont des idées à l'état naissant, et l'imagination est l'enfance de la conscience»17.

Toute mythologie, par son côté religieux et historique, est par conséquent à la base de toute réflexion philosophique, de toute tentative d'explication rationnelle du monde. Et G. Du­rand continue son étude critique en s'attaquant d'abord à la phénoménologie de Sartre qui, d'après lui,

« semble avoir confondu réduction phénoménologique et restriction psycholo­gique due à rengagement en une étroite et timorée situation donnée. »18

Car le fait d'étudier le phénomène de l'imagination sans tenir compte du patrimoine imaginaire de l'humanité que consti­tuent la poésie et la morphologie des religions, apparaît « paradoxal » aux yeux de G. Durand. Il faut, avant tout, se prêter aux images elles-mêmes. C'est ce que Jung et la psychanalyse moderne ont bien vu en affirmant que

« toute pensée repose sur des images générales, des archétypes, schémas ou potentialités fonctionnelles qui façonnent inconsciemment la pensée»19.

17 Durand (G.), Les structures anthropologiques de l'imaginaire (Introduction à l'archétypologie générale), Bordas, p. 16, 1969.

18 Ibid., p. 20. 19 Durand (G.), op. cité, p. 25.

Page 9: De la littérature orale négro-africaine et de ses chances de survie · de nombreux auteurs. Chez les Beti, le jeu se pratique le soir: les jeunes sont répartis en deux camps (les

ÉTUDES LITTÉRAIRES/DÉCEMBRE 1974 356

Durand épouse ensuite le point de vue de Bachelard, dont la conception du symbolisme imaginaire repose sur deux intui­tions ; et l'auteur de résumer la pensée de Bachelard :

« l'imagination est dynamisme organisateur, et ce dynamisme organisateur est facteur d'homogénéité dans la présentation».20

On a classé les mythes et les symboles en essayant de les expliquer selon leur rapprochement avec les « grandes épipha-nies cosmologiques», sociologiques ou historiques. C'est le cas de l'étude de Dumézil et de celle de Piganiol; G. Durand cite ces deux auteurs et adopte partiellement leurs points de vue. La thèse du Dumézil,

«c'est que les systèmes des représentations mythiques et l'expression linguistique qui les signalent dépendent dans les sociétés indo-européennes d'une tripartition rationnelle»21

d'une division en trois ordres qui seraient l'ordre des prêtres, l'ordre des guerriers, et l'ordre des «producteurs», tous trois motivant le symbolisme laïc et religieux. Piganiol s'attache, quant à lui, au côté historique des mythes, à la motivation historique qu'il appelle au secours de la sociologie. Toutes ces études sont fragmentaires et incomplètes selon notre critique qui, suivant la méthode de Lévi-Strauss, adopte l'anthropologie structurale pour étudier le symbolisme imaginaire. Car selon Gusdorf,

« il faut pour atteindre l'homme passer par la médiation d'une psychologie et d'une culture»22.

Et Durand entend donner au mot anthropologie

«son plein sens actuel, c'est-à-dire: l'ensemble des sciences qui étudient l'espèce « homo sapiens », sans jeter à priori d'exclusives et sans opter pour une ontologie psychologique qui n'est que spiritualisme camouflé, ou une ontologie culturaliste qui n'est généralement qu'un masque pour l'attitude sociologiste»23.

20 Ibid., p. 26. 21 Ibid., p. 33. 22 Gusborf, Mythe et métaphysique ; p. 196. 23 Durand, op. cité, p. 37.

Page 10: De la littérature orale négro-africaine et de ses chances de survie · de nombreux auteurs. Chez les Beti, le jeu se pratique le soir: les jeunes sont répartis en deux camps (les

DE LA LITTÉRATURE ORALE NÉGRO-AFRICAINE 357

Quoi qu'il en soit, l'étude et l'interprétation des mythes négro-africains doivent nécessairement tenir compte de ces études récentes. En effet, si le mythe négro-africain présente un caractère de fiction, comme la plupart des mythes, il est avant tout objet de croyance, appartenant à la «parole ancienne, c'est-à-dire à la tradition de la connaissance»24, correspon­dant à un système de communication et renfermant un mes­sage du monde visible ou du monde invisible. Le mythe dans nos civilisations contient de ce fait, une signification religieuse ou historique perçue à travers les images; expliquer et comprendre le monde religieux africain, par exemple, exige que l'on passe nécessairement par ce mode de connaissance. Le mythe renferme chez nous des leçons de morale et des leçons de choses, sources de ce que G. Calame-Griaule appelle «l'enseignement ésotérique tiré de la littérature ora­le»25. Remarquons que par son côté didactique le mythe négro-africain s'apparente au conte et à la légende. Le pas­sage du mythe à l'histoire est très fréquent dans les civilisations africaines traditionnelles. Une étude récente de Jean Laude démontre que les portes et les volets sculptés, certains bas-reliefs et certaines plaques de bronze des Dogons, des Senoufo et des Baoulés « ont pour but de rappeler ou de relater des événements mythiques»26 et constituent des documents historiques; ce fait qui est vrai pour le message représentatif ou graphique, l'est également pour le message oral.

L'interprétation du mythe est aussi difficile que celle du proverbe, car «le signifiant du mythe se présente d'une façon ambiguë: il est à la fois sens et forme»27. Ce sens souvent appauvri par la forme demande une lecture attentive. Il faut souligner avec Roland Barther qu'

«il contient une histoire, une géographie, une morale, une zoologie, une littérature»28.

24 Calame-Griaule (G.), Ethnologie et Langue, la parole chez les Dogons, Gallimard, 1965, p. 448.

25 Calame-Griaule (G.), op. cité, p. 444. 26 Laude (J.), Les arts de l'Afrique Noire, Librairie générale française, 1966, p.

304. 27 Barthes (R.), Mythologies, Seuil, p. 202. 28 /b/rt.p.203.

Page 11: De la littérature orale négro-africaine et de ses chances de survie · de nombreux auteurs. Chez les Beti, le jeu se pratique le soir: les jeunes sont répartis en deux camps (les

ÉTUDES LITTÉRAIRES /DÉCEMBRE 1974 358

Chez nous il est nécessaire à l'heure actuelle de s'adresser aux vieillards initiés pour saisir la signification exacte d'un mythe.

On accède à l'histoire par l'intermédiaire du mythe. Mais ce passage s'effectue grâce au conte, comme nous le verrons plus loin, et à la légende.

La légende, selon la définition la plus classique donnée par les auteurs et qui vient du mot latin «legenda» (= choses devant être lues) était au Moyen-Âge un récit de la vie d'un Saint ou d'un martyr pour l'édification des moines et des fidèles. La seconde définition voit dans la légende le «produit inconscient de l'imagination populaire»29 où le héros, «soumis à des données vaguement historiques reflète l'aspiration d'un groupe ou d'un peuple; sa conduite témoigne en faveur d'une action ou d'une idée qui désire entraîner d'autres individus dans la même voie»30.

Cette dernière définition convient fort bien à la légende de notre littérature orale. La légende dans la tradition orale en Afrique contient nécessairement un fait historique, mais un fait historique défiguré par l'imagination du peuple, agrandi par cette même imagination au point de créer un cadre merveilleux et grandiose. «La légende!» s'exclame Bernard Dadié, «c'est la civilisation populaire, autochtone, traditionnelle; c'est la vie même de notre peuple telle que les siècles l'ont modelée et transmise au foyer de Jacques Bonhomme»31. La légende permet ainsi à un groupe de revivre le « geste » des ancêtres, et en conséquence, affermit la solidarité des membres d'un même groupe, et sauvegarde leur civilisation avec tout ce qu'elle comporte de valeurs culturelles, religieuses, économiques et politiques. Les Beti, Bulu et Fang racontent avoir traversé le «Yom» sur le dos d'un serpent; cette légende possède un fondement historique ; elle se retrouve dans toutes les tribus du groupe dit pahouin; elle a par ce fait fourni de précieux renseignements aux historiens qui ont voulu éclaircir le mys­tère de l'obscure histoire de ces populations. C'est cette légende, (avec les autres genres de notre littérature orale) qui a

29 Bayard (J. P.), Histoire des légendes ; coll. Que sais-je? P.U.F., 1970, p. 9. 30 Awouma (M. J.) et Noah (J. I.), op. cit. 31 Dadié (B.), Le rôle de la légende dans la culture populaire des peuples noirs

d'Afrique, Revue Présence Africaine, n° spécial, Paris, 1957. p. 168.

Page 12: De la littérature orale négro-africaine et de ses chances de survie · de nombreux auteurs. Chez les Beti, le jeu se pratique le soir: les jeunes sont répartis en deux camps (les

DE LA LITTÉRATURE ORALE NÉGRO-AFRICAINE 359

contribué à sauvegarder l'unité de la civilisation du groupe Beti-Bulu-Fang»32.

Voici un autre récit de la littérature négro-africaine d'expres­sion orale. Certains auteurs le rapportent comme une épo­pée33 tandis que B. Dadié le classe parmi les légendes. Dadié le résume ainsi :

« Il était un homme fort du nom de Soundiatia ; il évitait tout excès et menait une vie droite. Il était le protégé d'un génie. Non loin de Mandé se trouvait le royaume de Sosso, royaume de Soumangourou Kanté. Lui aussi avait un génie... Soundiata et Soumangourou se faisaient la guerre. Le premier, afin de vaincre son adversaire, lui dépêcha sa jeune sœur, la belle Djegué pour le séduire. Soumangourou tomba dans le piège, se laissa prendre l'arme à laquelle tenait sa vie (il s'agit de l'arme que lui avait donné son génie). Et c'est par cette ruse de Djegué que Soumangourou fut vaincu »34.

Le héros de cette légende est un personnage, tandis que chez les Beti — Bulu et Fang, il s'agit d'un groupe tout entier. La leçon de la légende de Soundiata (comme celle de la traversée de « Yom », symbole des migrations successives Pahouins), est assez claire. Bernard Dadié en dégage un renseignement de prudence et de discrétion. Nous y voyons aussi d'autres leçons: Soundiata pratique la modération: («il évitait tout excès»), il est intègre devant la tradition et devant les hommes (« il menait une vie droite»). Les vertus de Soundiata sont ainsi clairement soulignées dans le texte, alors que le texte ne semble suggérer que les qualités guerrières de son adversaire, Soumangourou. Il apparaît donc normal que Soundiata soit récompensé à cause de ses vertus, et qu'il soit posé en exemple aux auditeurs de ce récit.

Que le récit soit présenté comme légende par les uns, et comme épopée par d'autres, voilà qui ne gêne en rien l'auditeur africain. La légende et l'épopée en Afrique utilisent souvent les mêmes thèmes. On comprend dès lors l'embarras qu'éprouvent les auteurs à marquer des frontières définitives

32 Ce groupe, occupe une partie du Gabon, de la Guinée Équatoriale et une grande partie du Sud-Cameroun.

33 Ce récit est rapporté comme une épopée par L. Kesteloot dans un article, («Les Épopées de l'Ouest africain») paru dans la Revue Abbia, n° 14 - 15, éd. Clé. Yaoundé.

34 Dadié (B.), op. cité, p. 170.

Page 13: De la littérature orale négro-africaine et de ses chances de survie · de nombreux auteurs. Chez les Beti, le jeu se pratique le soir: les jeunes sont répartis en deux camps (les

ÉTUDES LITTÉRAIRES/DÉCEMBRE 1974 360

entre certains genres de la littérature orale négro-africaine. Et Van Gennep, rejoignant Vansina, écrit à juste titre:

« l'emploi du genre littéraire comme critère de division est souvent délicat »3S. « Car, poursuit l'auteur, la difficulté consiste à discerner quand et où un même récit ou thème est, ou non, objet de croyance, (allusion au mythe). L'enfant croit-il à l'existence de Cendrillon? Où rangera-t-on les contes merveilleux dont les personnages sont des fées, des ogres, où l'on parlera d'objets magiques, de métamorphoses ? »36

Certains récits relatifs à l'«Akun» (= le hibou)37, chez les Beti peuvent être considérés à la fois comme mythes, légendes ou contes merveilleux. Cette difficulté à déterminer les frontières exactes qui existent entre les grands genres se retrouve dans nos dialectes. Les Beti appellent «nlan» (pluriel minlan) tout récit plus ou moins fictif, qu'il s'agisse de fables et contes ou de légendes: le mot «nkana» (dont le pluriel est «minkana») désigne le proverbe et la maxime, la devinette et l'énigme. Seule l'épopée semble avoir trouvé une forme propre chez les Beti grâce au «Mvet»38 et aux joueurs de Mvet.

L'épopée. — Elle tient de la légende parce qu'elle poétise un fait banal, transforme le mensonge historique en réalité. L'épopée apparaît ainsi comme formée par une ou plusieurs légendes épiques. Elle est

« un récit d'une certaine longueur, divisé en parties à peu près égales mettant en scène des personnages remarquables par leur lignage ou par leur ascendance sur les autres, portant un nom ou un surmon personnel, dont l'action est localisée dans l'espace et dans le temps et qui glorifie les qualités dites héroïques: courage, générosité, cruauté, ruse, passion amoureuse, grandeur d'âme et patriotisme.»39

La définition classique, elle, tire son origine du mot grec «épos» signifiant la parole, le récit. Ce récit transmis en Grèce par les «Papyri» était à l'origine psalmodié, chanté, mimé et parfois joué sur scène. Ainsi l'Iliade et l'Odyssée, selon V. Bérard,

35 Gennep (Van), La formation des légendes, Flammarion, 1910, p. 50. 36 lbid.,jp. 28. 37 Note. — Le hibou est un oiseau de mauvais augure chez les Beti. 38 Le « Mvet » est un instrument de musique utilisé par les Fang - Bulu - Beti. 39 Gennep (Van), op. cité, p. 29.

Page 14: De la littérature orale négro-africaine et de ses chances de survie · de nombreux auteurs. Chez les Beti, le jeu se pratique le soir: les jeunes sont répartis en deux camps (les

DE LA LITTÉRATURE ORALE NÉGRO-AFRICAINE 361

«doivent reprendre leur place à la tête de cette littérature parlée, récitée, mimée que furent en somme toutes les œuvres des vrais Hellènes depuis les origines achéennes jusqu'à l'assouplissement alexandrin »40.

Voilà le caractère d'oralité reconnu à toute épopée dite primitive, à toute épopée, autrement dit, qui tire sa source de rimagination populaire. Le poète n'aura donc pas de peine à définir l'épopée comme

« la forme poétique de l'enfance des peuples, alors que la critique n'existant pas encore, il y a confusion entre l'histoire et la fable, entre l'imagination et la vérité

Et Lamartine continue en expliquant que

«les peuples qui, pour naître et pour grandir, ont besoin de la tutelle des grands hommes et des héros, attachent naturellement leur intérêt et leur reconnaissance à ces puissantes individualités qui les ont affranchis.»41

L'épopée jouit dès son apparition de toutes les caractéristi­ques esthétiques propres à toute création littéraire, issue directement du peuple, elle représente la vie même de celui-ci sous tous ses aspects: religieux, économique, social et cultu­rel. Mais l'art n'est jamais une reproduction exacte de la nature; l'artiste au moyen de quelques techniques qui lui sont propres, comme un cinéaste avec sa caméra, agrandit déme­surément les moindres détails de la vie, amplifie la nature. L'épopée en général (et l'épopée africaine en particulier) obéit le plus souvent à ces normes de l'art. L'épopée africaine fait miroiter devant nos yeux toutes les couleurs de la forêt équatoriale camerounaise, ou de la savane sénégalaise. C'est dans ce cadre que se conjuguent, en gros plan, tous les éléments de la nature: les choses et les bêtes, les hommes et les dieux, le ciel et la terre. Voici un exemple d'un passage ô'Akoma Mba, épopée du groupe Beti - Bulu - Fang (il s'agit du passage où Mbod zo'o Mba décide de tuer Evung):

« Il entraîna Evung dans un guet-apens et l'attaqua. Ils luttèrent neuf jours dans la forêt.

40 Berard (V.), L'Odyssée d'Homère. (Étude et Analyse), Éd. Mellattée, 1954, p. 54.

41 Lamartine, (cf. Avertissement à Jocelyn, 1836).

Page 15: De la littérature orale négro-africaine et de ses chances de survie · de nombreux auteurs. Chez les Beti, le jeu se pratique le soir: les jeunes sont répartis en deux camps (les

ÉTUDES LITTÉRAIRES/DÉCEMBRE 1974 362

Craignant de se voir finalement vaincu Mbôd d'un coup sec frappa sa poitrine « a ku ! » Aussitôt il en sorti une pierre magique qu'il lança sur Evung Zek Du coup celui-ci se trouva garroté Par les pieds, les genoux, les mains et les coudes ! Une corde de fer serrait fortement le cou Et attaché à un arbre, il pendait entre terre et ciel. Longtemps Evung se débattait comme une chenille Tombée dans un pot d'huile de palme. »42

Nous nous trouvons ici dans un monde où le merveilleux (cette pierre magique qui sort de la poitrine du héros) et le réel se fusionnent, le réel étant évoqué dans le texte par la plupart des mots et des comparaisons empruntées à la vie quotidienne du Beti et du Pahouin: les «chenilles» que l'on a coutume de manger chez nous, «l'huile de palme» qui est, dans nos régions, un produit essentiel pour la préparation des aliments. Le héros «Mbôd Zo'o Mba» est un surhomme protégé par la divinité. Cette esquisse d'analyse rejoint la démonstration de S. et R. Labatut, qui, partant de la définition que F. Germain donne de l'épopée43, ont établi dans leur étude, que les épopées africaines étaient d'authentiques épopées, comme l'Iliade et l'Odyssée, l'Enéide, les Nibelungen ou la Chanson de Roland44. Lilyan Kesteloot et Hampaté Ba insistent, eux aussi, sur la valeur littéraire de nos épopées africaines:

«À l'analyse, écrivent ces auteurs, on s'aperçoit que l'épopée africaine possède, en effet, toutes les caractéristiques du genre épique... le fondement indispensable, avec les déviations dues à l'embellissement des faits... l'imagination populaire et le recul du temps. Il y a donc en Afrique, concluent-ils, d'authentiques épopées; nous nous trouvons encore actuellement devant un «fonds» épique extrêmement riche, et soigneusement conservé dans les archives orales... »45

42 Labatut (S. et R.), Épopées Africaines, (Morceaux choisis). Éd. Clé -Yaoundé, pp. 70-71.

43 Note. — F. Germain définit l'épopée comme «un poème narratif, merveil­leux, dans lequel un héros, symbole d'un groupe humain, au cours d'une période anarchique, entreprend de réaliser un monde meilleur, sans ignorer les horreurs que l'entreprise comporte.» Cf. F. Germain, l'art de commenter une épopée, coll. Expliquez-moi... Éd. Foucher.

44 Labatut (S. et R.), op. cité, préface pp. 4-7. 45 Hampate Ba et Kesteloot, Les épopées de l'Ouest africain, in Revue Abbia,

n° 14-15. Yaoundé, pp. 166-167.

Page 16: De la littérature orale négro-africaine et de ses chances de survie · de nombreux auteurs. Chez les Beti, le jeu se pratique le soir: les jeunes sont répartis en deux camps (les

DE LA LITTÉRATURE ORALE NÉGRO-AFRICAINE 363

L'épopée africaine dans sa forme définitive est, comme le conte ou la fable, le genre qui se confond le moins avec les genres voisins.

Nous terminons ici cette brève présentation des genres de la littérature négro-africaine d'expression orale. Et c'est bien délibérément que nous avons omis de parler des genres mineurs tels que le nom, la prière, la devise, les récits historico-légendaires... Chaque genre de cette littérature orale africaine a fait l'objet d'études approfondies. Notre souci était tout simplement de présenter, de manière succincte, les grands genres de cette littérature, afin de démontrer une fois de plus, s'il en était encore besoin, que notre patrimoine littéraire se trouve tout entier enfermé dans ces légendes, ces proverbes, ces épopées, etc... «si riches d'enseignements, si gonflés de sève nourrissante»46. C'est en interrogeant ces récits que l'on peut arriver à éprouver un réel plaisir, et que l'on peut redécouvrir ces grandes valeurs culturelles de l'Afrique qui, malheureusement, sont presque en voie de disparition.

COMMENT SAUVEGARDER CETTE LITTÉRATURE?

Les nombreuses études qui ont été faites et qui sont encore faites sur la littérature orale africaine, sont loin d'épuiser une matière aussi abondante. Le champ reste donc encore ouvert aux chercheurs africains et étrangers soucieux de sauvegarder ce matériel oral, patromoine culturel de l'Afrique et de l'huma­nité sur lequel pèsent bien des menaces.

La première de ces menaces est l'inévitable disparition des détenteurs de la tradition. La phrase d'Hampate Ba est trop connue et trop vraie pour que nous ne la citions pas:

« Chaque vieux qui meurt en Afrique est une bibliothèque qui brûle ».

Cette disparition des vieux dans une Afrique qui s'occidentalise de plus en plus entraîne naturellement l'effritement du milieu traditionnel. Nul n'ignore, comme le souligne Bernard Moura-lis, que la société africaine a reçu un choc brutal au contact de

46 Dadie (B.), op. cité, p. 169.

Page 17: De la littérature orale négro-africaine et de ses chances de survie · de nombreux auteurs. Chez les Beti, le jeu se pratique le soir: les jeunes sont répartis en deux camps (les

ÉTUDES LITTÉRAIRES/DÉCEMBRE 1974 364

l'Occident. Et Mouralis pour appuyer sa thèse, de citer un passage de «Crépuscule des temps anciens», roman de Nazi Boni :

« L'invasion du continent noir boucla l'ère de l'Afrique spécifiquement afri­caine. Le colonisateur imposa sa loi. L'Afrique ressentit si douloureusement le coup qu'elle se replia sur elle-même, et subit... un recul momentané, mais certain. La culture reçut un choc...»47.

Ainsi, l'apparition de la nouvelle forme de pouvoir, avec sa pensée et ses villes semblables à la «Polis» grecque, le passage de la société villageoise à la société urbaine, consti­tuent dans l'histoire des sociétés beti ou bassa du Sud-Cameroun, par exemple, un événement décisif qui portera un coup fatal à la vie sociale, religieuse et intellectuelle, ainsi qu'aux institutions de ces groupes. Le nouveau pouvoir insti­tuera des chefferies héréditaires, (chose jusqu'alors ignorée des autochtones), contrôlées non par les masses elles-mêmes comme par le passé, mais par des intermédiaires, commis d'administration, sortis des écoles occidentales, d'où l'appari­tion des relations d'un type nouveau entre les hommes, exode rurale, e t c . . bref enfin toutes formes de vie qui tendent à détruire l'originalité de la société traditionnelle.

Dans le domaine de la religion se développent avec une étonnante rapidité, en marge de la vie sociale traditionnelle et à côté des société d'initiation, (comme par exemple chez les Beti, le « Tsogo » et le « Mevungu »48 qui seront assez vite détruits), à côté du culte des ancêtres, des religions importées. Catholi­cisme et protestantisme avec leurs prescriptions et leurs dogmes nouveaux se développent rapidement à l'échelle de tout le groupe Beti - Bulu - Fang, formant une structure fortement hiérarchisée et plus rigide que celle de la société traditionnelle dite de type «anarchique». Organisé sur le modèle de l'administration coloniale avec laquelle il coopère étroitement, le christianisme a comme fonction de sélectionner parmi les clans, les tribus et les ethnies, une minorité «d'élus» (prêtres autochtones aidés par les moniteurs des écoles confessionnelles et les catéchistes) qui bénéficieront de privilè-

47 Mouralis (B.), Individu et collectivité dans le roman négro-africain d'expres­sion française, Annales de l'Université d'Abidjan, 1969, p. 30.

48 Note. — Ce sont des rites d'initiation.

Page 18: De la littérature orale négro-africaine et de ses chances de survie · de nombreux auteurs. Chez les Beti, le jeu se pratique le soir: les jeunes sont répartis en deux camps (les

DE LA LITTÉRATURE ORALE NÉGRO-AFRICAINE 365

ges inaccessibles à la masse. Ces élus, surtout les catéchistes, auront pour mission sacrée de convertir le «païen», de pourchasser l'infidèle «ce nouveau sarrasain», de détruire son art, d'interdire certaines danses traditionnelles, de détruire des sociétés d'initiation et cette religion baptisée globalement de «fétichisme», en un mot de tuer une grande partie de la culture et de la civilisation de ces populations.

Ainsi l'autorité du chef de famille disparue, lui (le chef de famille) qui, par la vertu d'une puissance plus qu'humaine, reliait le groupe aux ancêtres et à son fondateur mythique, le prêtre iniatiatique chassé de sa société, lui qui détenait le secret des rites sacrés unifiant et ordonnant les divers élé­ments de la tradition, de nouveaux problèmes surgissent nécessairement.

Comment, en effet, l'ordre peut-il naître du conflit entre groupes rivaux, de l'affrontement des prérogatives et des fonctions opposées? Comment une vie commune peut-elle s'appuyer sur des éléments disparates? L'image du commis d'administration, du chef imposé au groupe par le colonisa­teur, du pasteur ou du prêtre indigène, des gens de la ville, des hommes dits lettrés sortis des écoles à l'occidentale, d'une part, et, d'autre part, celle du chef traditionnel, du prêtre initiatique et des couches villageoises, constituent ce que les Grecs appelaient « agôn » (le combat) où s'affrontent les jeunes générations et les vieilles, la civilisation de l'écriture et la société de la tradition orale.

On comprend ainsi la portée de la revendication qui surgit chez les écrivains négro-africains qui cherchent, certains plus ou moins confusément, à assurer la permanence et la fixité de ce qu'il y a de bon dans les traditions orales, rejoignant en cela le travail qui avait été entrepris par certains administrateurs et missionnaires de bonne foi, et par des ethnologues tels que Marcel Griaule et son équipe, Baumann et Westerman, le R.P. Trilles et bien d'autres. C'est surtout ces pionniers, ces hom­mes qui ont profondément aimé l'Afrique, qui ont contribué à faire sortir de l'ombre son patrimoine culturel, et ont aidé l'Africain à se redécouvrir. C'est ainsi que les temps vont changer.

La période actuelle va donc désormais s'opposer à la période coloniale, l'Africain va commencer à entrevoir la

Page 19: De la littérature orale négro-africaine et de ses chances de survie · de nombreux auteurs. Chez les Beti, le jeu se pratique le soir: les jeunes sont répartis en deux camps (les

ÉTUDES LITTÉRAIRES/DÉCEMBRE 1974 366

richesse de sa civilisation. Et Bernard Mouralis remarque avec justesse que cet état de choses

«se traduit notamment par une valorisation systématique du passé et un attachement très fort aux coutumes ancestrales».

Et l'auteur de prendre en exemple le «père Djigui » dans le roman de Badian Seydou intitulé «Sous l'Orage»: ce vieil homme qui ne tarit pas l'éloge à propos de

« l'éducation traditionnelle qui formait le caractère des jeunes gens et leur apprenait les liens qui les unissaient au monde invisible»...

Et à propos de la nouvelle éducation reçue par les jeunes à l'école européenne:

« la vérité est qu'ils ne voient plus les choses anciennes »49.

À cette attitude du père Djigui fait écho celle des «clans auxquels appartiennent les épouses du chef Essomba Men-douga» fraîchement converti au christianisme, et qui a décidé de renoncer à la polygamie et de renvoyer toutes ses femmes50

trahissant par cet acte odieux la tradition beti, et brisant par là l'équilibre social traditionnel. On voit ainsi comment cette revalorisation de la culture africaine entreprise par les chantres de la négritude51 va désormais se poursuivre dans les écrits des auteurs négro-africains.

L'ère de la recherche sur la littérature orale africaine et de la revendication des écrivains négro-africains coïncide dans tout

49 Mouralis (B.), Individu et collectivité dans le roman négro-africain d'expres­sion française, Annales de l'Université d'Abidjan, tome II, 1969. p. 32.

50 Mouralis (B.), op. cité, p. 30. L'auteur exploite ici « Le Roi Miraculé », roman de l'écrivain Camerounais, Mongo Beti.

51 Note. — Citons ici, à titre d'exemple, un poème de L. S. Senghor, poème intitulé «Totem»:

Il me faut le cacher au plus intime de mes veines, L'Ancêtre à la peau d'orage sillonné d'éclairs et de foudre, Mon animal gardien, il me faut le cacher, Que je ne rompe le barrage des scandales, Il est mon sang fidèle qui requiert fidélité. Protégeant mon orgueil nu contre Moi-même et la superbe des races heureuses...

Cf. Dr S. Ckechukwu Mezu, Léopold Sédar Senghor et la Défense et Illustration de la civilisation noire, Didier, 1968. p. 79.

Page 20: De la littérature orale négro-africaine et de ses chances de survie · de nombreux auteurs. Chez les Beti, le jeu se pratique le soir: les jeunes sont répartis en deux camps (les

DE LA LITTÉRATURE ORALE NÉGRO-AFRICAINE 367

le continent noir avec l'expansion de l'écriture, et des moyens audio-visuels. Ces moyens, ainsi que l'écriture, doivent désor­mais venir en aide à l'oralité, afin de permettre la complète divulgation et la sauvegarde d'un savoir prelablement réservé ou interdit. Et le salut de la littérature orale africaine dépend d'abord de cet instrument nouveau qu'est l'écriture (transcrip­tion des contes, légendes, épopées, etc... après la collecte) ; il faut en tenir compte et lui faire sa place dans l'économie de nos valeurs culturelles traditionnelles. Le salut de cette littérature dépend ensuite de la place que l'on peut lui réserver dans l'enseignement de nos écoles, et, enfin, de l'intérêt que les élites africaines porteront de plus en plus à ces études. Ce vœu de E. Mounier, formulé en 1947, garde encore sa valeur d'actualité:

«J'aimerais, écrit Mounier, que beaucoup d'Africains instruits se retournent vers ces sources profondes et lointaines de l'être africain, non pour se gorger de folklore et pour buter ensuite, mais pour regarder et éprouver les racines africaines de leur civilisation... et dégager les valeurs permanentes de l'héritage africain, afin que l'élite africaine ne soit pas une élite de déraci­nés. » "

L'héritage africain dont parle Mounier vit encore dans nos campagnes; c'est là qu'il convient d'aller le chercher. Il faut avoir assisté à l'une des veillées traditionnelles dans un village beti pour se rendre compte de cette vérité, à savoir qu'une soirée de Mvet, une veillée de contes sont « un spectacle total » qui trouve son originalité dans la collaboration entre le conteur et son auditoire, entre l'artiste-acteur et les spectateurs (qui sont aussi les acteurs secondaires); ici se mêlent l'enthou­siasme et la création spontanée. C'est à la campagne que l'Africain doit désormais s'adresser, s'il veut éviter partiellement ce processus d'« aculturation », dans lequel il est engagé, et qui lui est présenté par Malinowski comme sa seule planche de salut.53

École normale supérieure, Université de Yaoundé, Cameroun.

52 Mounier (E.), Lettre à un ami africain, Revue présence africaine, n° 1. Paris, 1947. pp. 38-39.

53 Cette théorie de Malinowski est résumée et condamnée dans les premières-pages du livre de Janheinz Jahn, intitulé «Muntu». (l'homme africain et la culture néo-africaine). Seuil.