de la croyance

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  • 7/24/2019 De La Croyance

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    Victor Brochard (1884)

    De la croyance

    Un document produit en version numrique par Bertrand Gibier, bnvole,professeur de philosophie au Lyce de Montreuil-sur-Mer (dans le Pas-de-Calais)

    Courriel:[email protected]

    Dans le cadre de la collection: "Les classiques des sciences sociales"Site web: http://www.uqac.uquebec.ca/zone30/Classiques_des_sciences_sociales/index.html

    Fonde et dirige par Jean-Marie Tremblay,professeur de sociologie au Cgep de Chicoutimi

    Une collection dveloppe en collaboration avec la Bibliothque

    Paul-mile-Boulet de l'Universit du Qubec ChicoutimiSite web: http://bibliotheque.uqac.uquebec.ca/index.htm

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    Victor Brochard (1884), De la croyance 2

    Cette dition lectronique a t ralise par Bertrand Gibier, bnvole,professeur de philosophie au Lyce de Montreuil-sur-Mer (dans le Pas-de-Calais),[email protected], partir de :

    Victor Brochard (1848-1907)

    De la croyance (1884)

    Une dition lectronique ralise partir de l'article Victor Brochard (1884),

    De la croyance in Revue philosophique, IX

    e

    anne, n 7, juillet 1884,pp. 1-23.

    Polices de caractres utilise :

    Pour le texte: Times, 12 points.Pour les notes de bas de page : Times, 10 points.

    dition lectronique ralise avec le traitement de textes Microsoft Word 2001pour Macintosh.

    Mise en page sur papier formatLETTRE (US letter), 8.5 x 11)

    dition complte le 4 novembre 2002 Chicoutimi, Qubec.

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    Victor Brochard (1884), De la croyance 3

    Victor BROCHARD,

    De la croyance ,

    Revue philosophique, IXeanne, n 7, juillet 1884, pp. 1-23.

    Retour la table des matires

    Cest un vritable service que M. Cl. Gayte a rendu la philosophie enpubliant sonEssai sur la croyance1et en ramenant lattention sur un sujet si

    important. Aucune philosophie ne devrait sen dsintresser ; presque toutes lengligent ou lesquivent. Lempirisme et le positivisme se devraient eux-mmes de dire comment ils dfinissent la certitude, et quelle diffrence ilsfont entre croire et tre certain ; ils laissent gnralement cette question dect. Le spiritualisme a toujours compris limportance du problme de lacertitude : sauf quelques exceptions 2, il prte moins dattention la croyance.Il nest pas mme facile de dire dans quelle partie de la philosophie cettequestion devrait trouver sa place. Les psychologues ne sen occupent gure,parce quil leur parat quelle appartient aux logiciens. Les logiciens, tels queStuart Mill, la renvoient aux mtaphysiciens. Mais les mtaphysiciens ont bien

    dautres vises. Presss darriver aux conclusions qui leur tiennent au cur, ilsloublient ou lajournent. Cest pourtant par l quil faudrait commencer.

    1 Paris, Germer Baillire, 1883.2 Il y a sur ce sujet des pages intressantes dans le Trait des Facults de lme

    dAd. Garnier.

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    Dans la philosophie gnralement enseigne en France, la croyance estconsidre comme tout fait distincte de la certitude ; elle est autre chose, sielle nest pas le contraire, et elle est fort au-dessous. Cest une sorte de pis-aller dont on ne se contente qu regret et qui, par suite, ne mrite gure quonsy arrte. Luvre propre du philosophe est de chercher la certitude ; cest elle seule quil a affaire. Rien de mieux, assurment, et ce nest pas nous quicontesterons le devoir qui oblige tout philosophe donner son adhsion toute vrit clairement et distinctement aperue. Nous navons garde de m-connatre ce quil y a de noble et dlev dans cette manire de comprendre lerle de la philosophie ; nous savons les dangers dufidisme; lidal que tantde philosophes se sont propos, que les plus illustres dentre eux se proposentencore, doit tre poursuivi sans relche. Mais cette certitude si entire, siabsolue, qui ne laisse place aucun doute, le philosophe la rencontre-t-il par-tout ? la rencontre-t-il souvent ? Ny a-t-il pas bien des questions o, aprs de

    longues recherches, en prsence de difficults toujours renaissantes, en facedes divergences qui sparent irrmdiablement les meilleurs esprits, et les plusclairs, et les plus sincres, il est forc de savouer que la vrit ne simposepas avec la rigueur et la ncessit dune dmonstration gomtrique ? Il peutcroire pourtant, et sa croyance est lgitime. Nous ne savons gure de doctrineplus dangereuse, et qui fasse au scepticisme plus beau jeu, que celle qui, entrela certitude absolue et ncessaire, et lignorance ou le doute, ne voit de placepour aucun intermdiaire. Mais si on revendique le droit de croire rationnelle-ment, na-t-on pas par l mme le devoir dexaminer la nature de la croyance,de senqurir des motifs sur lesquels elle se fonde, de chercher comment elle

    se produit ? Si, comme il semble bien quil faut en convenir, la croyance tient,dans les systmes de philosophie, autant de place que la certitude, pourquoirserver toute son attention la certitude et relguer la croyance au secondplan, comme chose secondaire ? Le temps nest plus o les systmes de mta-physique se prsentaient comme des vrits rigoureusement dduites dunprincipe vident, et prtendaient simposer de toutes pices lesprit, commeces dmonstrations gomtriques dont ils empruntaient quelquefois la formeet dont ils enviaient la rigueur inconteste. Spinoza, Leibnitz, Hegel, pou-vaient bien croire quils dmontraient a priori leur doctrine : qui oserait,aujourdhui, afficher de telles prtentions ? Il y a encore bien des systmes, et

    les explications de lunivers, en dpit des prdictions positivistes, qui procla-maient la mtaphysique morte pour toujours, dont jamais t plus nombreusesque de notre temps. Mais elles dclarent que leurs principes sont des induc-tions : plus exactement, elles soffrent comme des hypothses capables derendre compte de tous les faits, et dignes par consquent, si cette prtentionest fonde, de passer ltat de vrit, suivant la mthode fort lgitimementapplique dans les sciences de la nature. La fiert dogmatique a singulire-ment baiss le ton ; la mtaphysique est devenue modeste. Mais dire que les

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    thories sont des hypothses, cest dire quelles font, en dernire analyse,appel la croyance, et par la force des choses, la thorie de la croyance nedevient-elle pas une des parties principales de la thorie de la connaissance, siles systmes se proposent comme des croyances, au lieu de simposer commedes certitudes ?

    En supposant mme que la croyance soit maintenue au rang subalterne oon la relgue jusquici, et quon contribue la confondre, non sans quelqueddain, avec lopinion ; en admettant quelle sattache, dans la vie pratique etfaute de mieux, de simples probabilits, et qu ce titre elle soit fort loignede la haute et pleine certitude laquelle aspire le philosophe, ne mriterait-ellepas encore une tude attentive ? La plupart des hommes, et mme tous leshommes, dans les circonstances les plus importantes de leur vie, se dcidentsur des croyances et non sur des certitudes. Le sage, disait dj Cicron,

    quand il entreprend un voyage sur mer, quand il ensemence son champ, quandil se marie, quand il a des enfants, dans mille autres occasions, fait-il autrechose que de suivre des probabilits 1? Que deviendrait lart oratoire si lamasse des hommes nagissait [pas] 2plus par persuasion que par conviction ?Mais si la croyance tient tant de place dans la vie, et sil y a une philosophiede lesprit qui doit nous apprendre nous rendre compte de ce que nousfaisons, ltude de la croyance ne doit-elle pas aussi tenir quelque place danscette philosophie ? Que ce soit dans la psychologie ou dans la logique, cestune autre question dont nous navons cure pour le moment. coup sr, lephilosophe sans renoncer son idal de certitude, ne drogera pas en sen

    occupant.

    Mais il y a plus : la thorie, trop facilement accepte, qui distingue jus-qu les opposer la certitude et la croyance, est elle-mme fort contestable.Gnralement, on vite dinsister sur ce point : il semble quon sen rfre ausens commun pour reconnatre entre la certitude et la croyance une diffrencespcifique. Mais peut-tre ne faudrait-il pas insister beaucoup auprs du senscommun pour obtenir de lui laveu quaprs tout, tre certain est une manirede croire, et que si on peut croire sans tre certain, on nest pas certain sanscroire : en dautres termes, la croyance est un genre dont la certitude est une

    espce. En ralit, les rapports de la certitude et de la croyance sont unequestion dbattre entre philosophes. Or, il se trouve plusieurs penseurs quila rsolvent tout autrement quon ne fait dordinaire. Stuart Mill disait dj,

    1 Cic.,Acad., liv. II, 34, 109.2 [ la suite de Victor Delbos (dans le recueil darticles de Brochard quil a dit : tudes

    de philosophie ancienne et de philosophie moderne, publi chez Vrin, 1912), nousajoutons ce mot qui parat ncessaire la comprhension du texte. BG]

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    mais sans insister, et sans en tirer aucune consquence, que la certitude estune espce de croyance. Cest M. Renouvier quappartient incontestable-ment lhonneur davoir le premier montr toute limportance de la question, etde lavoir traite avec cette vigueur et cette rigueur qui sont la marque distinc-tive de son esprit. Dautres aprs lui sont entrs dans la mme voie, et, toutrcemment, M. Gayte, dans la trs intressante tude que nous signalions audbut de cet article, a examin, en ajoutant beaucoup darguments nouveaux,tous les points principaux de ce grave sujet : lhistoire dabord, du moinslhistoire moderne, car les thories anciennes sur la croyance, fort curieuses etfort importantes, demanderaient elles seules tout un volume : puis lobjet dela croyance, ses rapports avec lvidence, avec la passion, avec la volont.Nous voudrions, notre tour, examiner avec M. Gayte, mais en les envisa-geant sous un aspect un peu diffrent, les deux questions essentielles nosyeux dans la thorie de la croyance, celle de lvidence et celle du rle de la

    volont dans la croyance.

    I

    Retour la table des matires

    Il nest pas ais, de savoir exactement pourquoi le sens commun et lesphilosophes ont creus un foss entre la certitude et la croyance. Est-ce, com-me on le dit quelquefois, parce que la croyance comporte une foule de degrs,tandis que la certitude est absolue ? Mais la croyance, au sens usuel comme ausens philosophique du mot, nest-elle pas, en bien des cas, cette adhsionpleine, entire, absolue, sans aucun doute possible, quon appelle la certitude ?Les religions fausses ont eu des martyrs dont ladhsion des ides erronestait psychologiquement indiscernable de la certitude du savant. Dira-t-on quele propre de la certitude est de simposer lesprit sans aucune rsistancepossible, de dompter la raison la plus rebelle, de contraindre la libert, tandisque la croyance laisse une place la libert et au sentiment, suppose de la partdu croyant une certaine bonne volont et exige, comme on dit, quil y metteun peu du sien ? Mais dabord les croyances o manifestement la volont et lechoix rflchi ont le plus de part, comme les croyances philosophiques,revendiquent le nom de certitude, et cela de, laveu mme des personnes quisont le plus disposes reconnatre limportance de llment subjectif en

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    toute croyance. En outre, sans parler de ceux qui rsistent des certitudes,juges par dautres irrsistibles, nest-ce pas le propre de toutes les fortescroyances, fussent-elles les plus fausses, de prtendre ce caractre de nces-sit, dvidence absolue, quon donne pour la marque distinctive de la certi-tude ? Lintolrance, sous toutes ses formes, na pas dautre origine.

    La certitude, dit-on encore, est fonde sur lvidence, au lieu que lacroyance ne repose que sur des probabilits. Cest une explication claire enapparence et dont beaucoup de personnes se contentent. Examinons-la dunpeu prs, en prenant pour point de dpart lide quon est gnralement dispo-s se faire de la certitude, sauf lclaircir peu peu et lui donner plus deprcision.

    premire vue, lvidence apparat comme une proprit intrinsque des

    choses ou des ides auxquelles on lattribue. Quand on dit quune chose ouquune ide est vidente, on entend quelle lest par elle-mme, indpendam-ment de tout rapport avec notre esprit, et quelle ne cesserait pas de ltre alorsmme que nous cesserions de la connatre ou dexister.

    Admettons que les choses ou les ides possdent par elles-mmes cetteproprit. On conviendra que cette proprit ne peut avoir dinfluence surltat dme appel certitude, tre cause de certitude, quautant quelle produitsur nous une impression, un changement dune certaine nature. Nous ne sor-tons pas de nous-mmes pour aller constater dans les choses ou dans les ides

    ce caractre quon appelle lvidence : cest en nous seulement, par le contre-coup quelle provoque, que nous pouvons la connatre. Aucune contestationnest possible sur ce point.

    Mais cet effet que lvidence produit en nous, ce contre-coup quelle adans notre me, cest prcisment ce quon appelle la certitude. Cest par lacertitude que nous jugeons de lvidence : une chose est vidente parce quenous sommes certains ; lvidence est moins le critrium de la certitude que lacertitude celui de lvidence. Cela est si vrai que nous disons indiffremmentdune chose quelle est vidente, ou quelle est certaine.

    Tous les philosophes qui ont tudi attentivement la question conviennentde ce que nous venons de dire. Ne dclarent-ils pas, avec Spinoza, celui detous peut-tre qui sest exprim sur ce point avec le plus de nettet, que lavrit est elle-mme sa propre marque (veritas se ipsa patefacit1; veritas

    1 De intellectus Emendatione, p. 14, dit. de la Statue.

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    norma sui et falsi est 1), ou encore que lvidence est comme un trait delumire qui blouit, et entrane lassentiment ? Comme nous reconnaissons lalumire ce fait que nous sommes clairs, nous reconnaissons lvidence oula vrit ce signe que nous sommes certains.

    vidence et certitude sont donc deux expressions absolument synonymes :elles dsignent la mme chose, lune un point de vue objectif, lautre unpoint de vue subjectif. Ou plutt ces mots de subjectif et dobjectif doiventtre carts de toute philosophie dogmatique : ils ne servent qu amener desquivoques. La certitude est bien un tat du sujet, lvidence est conue com-me une proprit de lobjet : mais la certitude, tat du sujet, ne peut se dfinirque comme la possession de lobjet. Il nest pas dexpression plus impropre etplus incorrecte que celle de certitude subjective quon a vue quelquefoisparatre de nos jours : cest une contradiction dans les termes 2: la certitude

    na plus rien de la certitude si elle nest que subjective. De mme si lvidenceest une proprit de lobjet, lobjet ne possde cette qualit qu la conditiondtre reprsent dans le sujet : le mot mme dvidence implique prsencedun tre qui voit. Au vrai, quand on parle de certitude ou dvidence, le sujetet lobjet se confondent et ne font quun.

    La reconnaissance de cette identit de la certitude et de lvidence na riendailleurs qui doive inquiter le dogmatisme le plus absolu. On peut dire, eneffet que si lvidence se rvle nous par la certitude, ce qui est le point devue de la connaissance, la certitude est produite par lvidence, ce qui est le

    point de vue de lexistence. Cest parce que une chose est vidente ou vraie,que nous sommes certains ; et cest parce que nous sommes certains, que nousreconnaissons la chose comme vraie. Mais cette thse ne peut se soutenir quune condition : si la certitude est produite en nous par cette proprit intrin-sque de lobjet quon nomme lvidence, si elle en est la marque, ou mieuxencore lquivalent, il faut de toute ncessit quelle ne puisse tre produiteque par elle : par suite, il faut quen nous elle soit psychologiquement distinctede tous les autres tats plus ou moins analogues : il faut quen regardant atten-tivement en nous, nous puissions dcouvrir une diffrence spcifique entre lacertitude et la croyance.

    Cest ce quont expressment reconnu les philosophes qui ont le plusprofondment tudi la question. La vrit, disent les stociens, grave son em-preinte dans lesprit (signat in animo suam speciem), dune manire si nette, si

    1 Eth., p. II, pr. XLIII, Schol.2 Cest un point que M. Rabier a trs nettement tabli dans, son excellente dition du

    Discours de la Mthode, p. 126. Paris, Delagrave, 1877.

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    caractristique, si unique, quune pareille empreinte ne saurait provenir dunobjets sans ralit 1. Cest la dfinition mme de la reprsentation compr-hensive.

    Les stociens sont sensualistes et parlent un langage matrialiste : Spinoza,plac un tout autre point de vue, ne sexprime pas autrement. Ce ne sont pasles objets sensibles qui, selon lui, font sur lme une impression matrielle.Mais lide claire et distincte soffre lesprit de telle manire quelle diffrespcifiquement de toute autre, et elle est toujours accompagne de certitude :la certitude est un tat sui generis, que seule la vrit peut produire, et quilaccompagne toujours. On nest jamais certain du faux. Jamais, dit-il ner-giquement, nous ne dirons quun homme qui se trompe puisse tre certain, siforte que soit son adhsion lerreur. 2.

    Limpossibilit dtre certain du faux, limpossibilit pour une chose quinest pas relle de faire sur lme une impression gale celle qui est produitepar un objet rel, voil o conduit forcment la thse dogmatique. Il faut abso-lument renoncer cette thse, ou souscrire cette consquence.

    Au premier abord cette consquence peut paratre acceptable. Le senscommun lui-mme semble ladmettre : si lhomme qui se trompe dit, au mo-ment o il se trompe : je suis certain ; quand il a reconnu son erreur, il dit : jeme croyais certain. Et il ny a l rien de choquant, si, comme le fait le senscommun, daccord en cela avec le dogmatisme, on dfinit la certitude ladh-

    sion la vrit. Mais le sens commun ny regarde pas de trs prs : des philo-sophes ont le devoir dtre plus vigilants. Or, ils nont pas le droit de faireentrer cet lment, ladhsion la vrit, dans la dfinition de la certitude. Onvient de voir en effet que la vrit nest connue que par lintermdiaire de lacertitude ; on ne sait quune chose est vraie que parce quon en est certain ; onva de la certitude la vrit, non de la vrit la certitude. En dautres termes,si on veut viter un pitoyable cercle vicieux, il faut dfinir la certitude en elle-mme, telle quelle apparat dans le sujet, et ne faire entrer dans cette dfini-tion que les donnes de la conscience ; elle doit tre exprime en termespurement psychologiques, et il faut en exclure tout lment mtaphysique. On

    pourra dire quelle est une adhsion, ou un consentement entier, irrsistible,inbranlable, sans aucun mlange de doute. Et ainsi dfinie en termes pure-

    1 Cic. Acad., II, 24, 77. Hic Zenonem vidisse acute nullum esse visum quod percipi posset,

    si id tale esset, ab eo quod est, ut ejusmodi ab eo quod non est, posset esse. Cf. ibid., 6,18, etc.

    2 Spinoza,Eth., p. II, prop. XLIX, Schol. ; Cf. p. II, pr. XLIII.

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    ment subjectifs, la certitude doit toujours diffrer spcifiquement de lacroyance.

    Cela pos. sommes-nous en droit de dire quil existe une telle diffrencespcifique ? Ne nous arrive-t-il pas de donner lerreur cette adhsion entire,irrsistible (autant du moins que nous en pouvons juger), inbranlable (aumoins tout le temps que dure la croyance) ? Osera-t-on soutenir qu chaqueinstant nous ne soyons pas certains du faux ? Nous avons beau dclarer, unefois notre erreur reconnue, que ntant pas certains, nous croyions ltre ; cestaprs coup que nous faisons cette distinction. Au moment mme o a lieucette croyance que nous appelons certitude, lobservation la plus attentive, larflexion la plus scrupuleuse, la sincrit la plus entire, la bonne foi la plusparfaite ne nous dcouvrent, en bien des cas, rien de suspect : nous croyons detout notre cur, et pourtant nous nous trompons. Il est inutile de citer ici des

    exemples qui soffrent en foule lesprit : les plus folles superstitions trouventdes adeptes sincres ; les plus extravagantes utopies, des dfenseurs zls etdsintresss ; les plus mauvaises causes, des serviteurs passionns et desmartyrs.

    Si de tels exemples ne paraissent pas assez probants, les philosophes nousen offrent dautres, o lon ne saurait suspecter ni la bonne foi, ni les lumires.Eux aussi sont attachs leurs systmes de toute lardeur de leurs convictions,de toutes les forces de leur esprit et de leur cur : leur me est inonde decette blouissante lumire qui nous apparat comme la marque distinctive, de

    la vrit. Ils sont certains : et pourtant quelques-uns du moins se trompent,puisque si souvent il se contredisent. Spinoza dit firement quon nest jamaiscertain du faux. Ses ides sont irrsistiblement claires pour lui : le sont-ellespour tant dautres qui les ont combattues ? et les ides irrsistiblement clairesde tant dautres, de son matre Descartes par exemple, ltaient-elles pour lui ?Il faut en convenir : si cest dans la plnitude de ladhsion, ou du consente-ment, dans lintensit de laffirmation et lardeur de la croyance quon cherchela marque distinctive de lvidence ou de la vrit, une telle marque nexistepas. La force avec laquelle on affirme une chose ne sera jamais la preuve quecette chose est vraie. Lerreur serait trop facile viter, si entre la certitude et

    la croyance, il y avait une diffrence spcifique : ce qui fait justement la diffi-cult du problme, cest limpossibilit o nous sommes de faire cette distinc-tion. La certitude ne peut tre en fin de compte quune espce de croyance.

    Est-ce dire quon doive renoncer parler de certitude, et que dans cegenre appel croyance, on ne doive pas regarder la certitude comme une esp-ce distincte, ayant sa diffrence propre ? La consquence serait grave. Il nenous parat pas que M. Gayte, dans lexcellent et lumineux chapitre quil a

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    consacr cette question ait t suffisamment explicite : content davoir rduitla certitude la croyance, il ne cherche pas sil ny a pas des croyances quiaient droit au titre de certitude.

    La seule conclusion tirer des considrations qui prcdent cest que sil ya un critrium de vrit, il faut renoncer le trouver dans ladhsion, ou dequelque nom quon veuille lappeler, assentiment, acquiescement ou consente-ment. Il faut distinguer ladhsion de lide laquelle on adhre. Le senscommun et mme les philosophes, ont quelque peine faire cette distinction :lanalyse lexige. Primitivement, lesprit humain ne spare pas les ides et leschoses : il prend les ides pour des choses : il est navement, raliste. De l, leprincipe si longtemps admis comme un axiome : On ne pense pas ce qui nestpas. Lexprience, cest--dire la dcouverte de lerreur, ne tarde pas prou-ver quil y a deux choses l o dabord on nen a vu quune seule : ainsi on

    distingue le sujet et lobjet. Cette premire sparation accomplie, il en resteune seconde qui ne se fait que beaucoup plus tard : dans le sujet lui-mme, ilfaut distinguer lacte par lequel on croit de la chose ou plutt de lide laquelle on croit. Ces deux faits, ordinairement unis, ne le sont ni toujours, nincessairement : ils ne sont pas fonction lun de lautre.

    Il ny a pas, nous venons de le montrer, de croyances ncessaires. Y a-t-ildu moins des ides ou plutt des rapports entre les ides, qui simposentncessairement la pense ? Voil quoi se rduit en dernire analyse laquestion du critrium. Les dogmatistes de tous les temps ont bien vu quil ny

    a point de critrium sil ny a pas de ncessit, si lesprit fait lui-mme, et faitseul, la vrit, si rien nest donn. Seulement, cette ncessit, ils ont cru latrouver dans le mode dadhsion accorde certaines ides, cest--dire dansla certitude : or lexprience dmontre quune telle ncessit est illusoire.Exclue de ladhsion, la ncessit se retrouve peut-tre dans les synthsesmentales : cette condition seulement on pourra dire quil y a un critrium devrit.

    Dabord, le principe de contradiction nous atteste quil y a des synthsesdides ncessaires. On peut, comme les picuriens, et bien dautres, ne pas

    croire aux vrits mathmatiques : mais il est impossible de penser, je veuxdire de lier des ides, si lon nobserve le principe de contradiction. Se sou-mettre cette loi, voil une ncessit laquelle la pense ne peut se soustrairesans se dtruire. En ce sens, il y a un critrium, et nous pouvons dclarer quetout ce qui implique contradiction est faux.

    Toutefois, ce nest l encore quun critrium infaillible de lerreur ; ou silpeut servir connatre quelque vrit, ce nest jamais quune vrit drive et

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    en fin de compte hypothtique. En mathmatique et en logique les consquen-ces les plus rigoureusement dduites ne sont jamais vraies quen supposantvraies les prmisses do on les tire. Les stociens ont mieux que personnemarqu le caractre des vrits de cet ordre : les majeures de leurs syllogismesne sont jamais comme les ntres, prsentes titre dassertions catgoriques :ils diront toujours : Si Socrate est homme, il est mortel : or, etc. Il reste tou-jours trouver le critrium, non de la vrit dduite, mais de la vrit relle.

    La vrit relle est laccord, non de nos ides entre elles, mais de nos idesavec les choses. Or, il y a une ncessit analogue la prcdente, mais empiri-que, qui nous empche de lier nos sensations autrement que dune certainemanire. Si dissemblables quelles puissent tre aux causes qui les provo-quent, nos sensations, en tant que distinctes des images, en tant que donnes,se succdent suivant un ordre quil ne nous appartient pas de modifier : nous

    le subissons sans le faire.

    Il y a des synthses subjectivement ncessaires : il y a des synthses objec-tivement ncessaires : voil le double critrium correspondant aux deux sortesde vrit. Toutes les fois que ladhsion sera donne lune de ces synthses,rien nempchera de lappeler certitude : ce sera la certitude mtaphysique oulogique dans le premier cas, la certitude physique dans le second. Toutes lesfois que la vrification ne sera pas possible, a priori ou a posteriori, on secontentera du mot croyance, ou du mot foi. Il se peut dailleurs que cettecroyance atteigne subjectivement le plus haut degr dintensit, et par l res-

    semble la certitude. Lappeler certitude morale, comme le font quelquesauteurs, cest dabord dtourner le mot de son sens habituel : car il est consa-cr par lusage dsigner une autre sorte de croyance. Cest ensuite prparerdes quivoques en effaant la distinction la plus nette quon puisse trouverentre les diffrentes sortes de croyances.

    Cette thorie est au fond, bien quils ne se soient peut-tre pas toujoursexprims avec une rigueur suffisante, celle quont dfendue les plus grandsphilosophes. Il arrive bien Descartes de prendre ladhsion elle-mme, oulimpossibilit de douter pour critrium de la vrit : ainsi quand il proclame

    le cogito, il dclare que les plus extravagantes suppositions des sceptiques nesauraient lbranler. Mais ordinairement, il ne parle que de la clartet de ladistinctiondes ides : cest dans llment intellectuel, pris en lui-mme etisol de tout autre, quil trouve son critrium. Et Spinoza tient peu prs lemme langage.

    Lexpression si frquemment usite, critrium de la certitude, est souve-rainement impropre. Si on dfinit la certitude comme le dogmatisme cartsien,

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    elle na pas besoin de critrium, ainsi que Spinoza la trs justement faitremarquer 1, et nen saurait avoir : car elle est un tat de lme sui generis, etcest elle qui est le critrium de lvidence. Si on entend la certitude commeune forme de la croyance, suivant la thorie qui vient dtre expose, il y alieu sans doute de se demander en quel cas, et sous quelles garanties, nousdevons accorder notre assentiment : cest alors quil y a un critrium (etremarquons quen comprenant ainsi le critrium, le sens commun admetimplicitement que lassentiment dpend de nous, et confirme dune manireassez inattendue, notre thorie) ; mais ce nest plus alors la certitude, cest lavrit que cette marque servira reconnatre. En toute hypothse et en toutedoctrine, il faudrait shabituer ne parler que du critrium de la vrit.

    Ce critrium, le sujet le trouve, on vient de le voir, en sisolant en quelquesorte de la sensibilit et de la volont pour ne consulter que son intelligence.

    Nos erreurs viennent de ce que la plupart du temps, et peut-tre toujours, nouscroyons avec notre me tout entire. Il faudrait, pour tre sr datteindre lavrit, ne faire usage que de ses ides, et agir comme de purs esprits. Est-cepossible ? Et entendre ainsi le critrium, nest-ce pas dire quil ny en a pas ?

    Nous conviendrons sans peine quune telle opration, une telle mutilationpsychologique, pourrait-on dire, est pratiquement impossible, ou tout aumoins fort difficile. Mais dire que la vrit ne se dcouvre que malaisment,quil faut de longs, pnibles et incessants efforts pour latteindre, et quon doitencore se dfier de soi-mme quand on se flatte de lavoir atteinte, ce nest

    pas risquer un paradoxe bien hardi. Ce qui serait surprenant, ce serait de ren-contrer un critrium dune application si facile, que la vrit stablirait com-me delle-mme, et que les divisions sculaires entre tous les esprits dispara-traient comme par enchantement. Facile ou non, ce critrium est le seul dontnous disposions : et cest dans la mesure o nous pouvons nous rapprocher decet tat idal que nous sommes capables dapprocher de la vrit.

    En supposant mme acheve et parfaite cette sparation de lesprit et de lasensibilit, il resterait des difficults. Sil y a des synthses rellement nces-saires pour toute pense humaine, il est incontestable que certaines synthses,

    contingentes en elles-mmes, revtent en certains cas pour lesprit un carac-tre de ncessit apparente et trompeuse : il y a des synthses qu un momentdonn nous ne pouvons rompre, quoique absolument parlant, elles puissenttre rompues par une pense plus exerce ou plus affranchie que la ntre : oncite mille exemples de ces ncessits temporaires et en quelque sorte provi-soires qui se sont imposes la pense de quelques individus, et non celle de

    1Veritas nullo eget signo. (Spinoza,De intellectus emendatione, p. 12).

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    tous. Il faut bien convenir quil est pour chacun de nous fort malais de savoirsi nous ne sommes pas, en telle ou telle circonstance, dupes dune illusion dece genre. Cest pourquoi, mme dans la science, il ne faut pas tre trop abso-lu : la tolrance et la dfiance de soi-mme sont dans tous les cas, et tous lesdegrs, choses recommandables : il ny a point dindividus infaillibles. Mais sichacun de nous peut et doit toujours garder quelque rserve lgard de sesliaisons dides mme les plus prouves, sa confiance peut tre entire quandil voit les autres esprits galement cultivs et exercs, tomber daccord aveclui. Lentente des hommes qui ont fait les mmes efforts, et soumis leurspenses aux mmes preuves, est lapproximation et la garantie la plus hauteque nous puissions avoir de cette ncessit qui simpose toute pense humai-ne. Le vrai critrium de la vrit dans la science, cest laccord des savants, cequi, bien entendu, est tout autre chose que le consentement universel. On dirapeut-tre que, mme quand ils sont daccord, les savants peuvent se tromper :

    il y en a des exemples. Il semble que la vrit dfinitive recule chaque foisquon croit la saisir. Mais quand on accorderait que ni un individu, ni mmeun groupe considrable de personnes comptentes, ne sont jamais absolumentsrs de possder sur un point donn, la vrit, il suffit que cette ncessit,gale pour toute pense humaine, que nous avons prise pour critrium, soitconue comme un idal quon poursuit toujours, et dont on peut se rapprochersans cesse. Au surplus, les difficults de ce genre sont purement thoriques.Dans la pratique on croit, et, dans le sens vulgaire du mot, on est certain, sansfaire tant de faons : et on a bien raison. Mais rien peut-tre ne montre plusclairement le vritable caractre de ladhsion que nous accordons, mme

    celles de nos ides qui semblent simposer nous avec le plus de ncessit :elle est dordre essentiellement pratique et subjectif : il faut toujours y mettreun peu de bonne volont.

    II

    Retour la table des matires

    Cest la nature mme de lacte de croyance quil nous reste prsent dterminer : ici encore nous rencontrons de grandes difficults.

    Gnralement, la croyance est regarde comme un acte intellectuel : ellefait en quelque sorte partie intgrante de lide. Pourtant il semble bien quecroire ou juger soit autre chose que penser. Quest-ce que juger, dit excel-

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    lemment M. Gayte (p. 104), si ce nest arrter la pense, suspendre latten-tion ? Rflchir, cest passer par une succession de jugements qui tous, aumoment o ils sont prsents la conscience, sont lobjet de notre croyance.Plus la rflexion est intense, plus la srie est longue. Qui nous oblige donc ne plus rflchir ? lintelligence ne sarrte pas delle-mme. Une fois quellea reu limpulsion, elle poursuit sa route ; elle roule toujours infatigable, sonrocher, sans jamais le fixer au sommet ; elle fait drouler, devant les yeux deceux qui marchent sa suite, les possibles en nombre indfini, mais elle nemesure pas la ralit. La volont lui impose un arrt, en lui fixant un but. Jaipris, par exemple, la rsolution de rflchir sur le problme de la libert. Maisce problme ne me laisse pas indiffrent. Je dsire ou ne dsire pas tre libre.Suivant lun ou lautre de ces dsirs, je porte mon attention de prfrence surlune des deux alternatives possibles : la libert ou le dterminisme, cest--dire je cherche, je veux des arguments en faveur de lune ou de lautre ; car je

    ne les chercherais pas si je ne les voulais pas. Cest donc un but que la volontsimpose elle-mme ; et lorsquelle la atteint, cest--dire lorsque elle sestdonn elle-mme des motifs daffirmer la thorie qui est le but de sesefforts, elle se repose dans la certitude, elle croit. Cest donc cause du butatteint que dans certains cas la rflexion sarrte. Autrement elle ne trouveraitpas de limites : par consquent elle naboutirait aucune affirmation. Lescepticisme est une preuve vivante du fait que nous avanons : le sceptique eneffet, est une intelligence toujours en mouvement, une attention toujours ten-due, qui demande la pense elle-mme une dcision quelle ne saurait luidonner. Il ne sattache aucune thorie, parce quil ne sait pas vouloir. Il

    dlibre toujours parce quil est incapable darrter sa pense par un acte delibre arbitre : il ne la domine pas ; il se laisse dominer par elle. La multitudedes opinions qui se prsentent lui, lcrase, il na pas le courage den faireune sienne. Cette indcision que nous remarquons en lui serait-elle possible, siles ides avaient la vertu de simposer par elles-mmes ?

    un point de vue purement logique, il suffit dun peu dattention pourvoir que penser ou se reprsenter une chose, et la poser comme relle, sontdeux actes distincts ; car lun peut avoir lieu sans lautre. Si on les regardetous deux comme de nature intellectuelle, encore faut-il bien distinguer ces

    deux fonctions de lintelligence. Il faudra un nom particulier pour la seconde.Ce sera, si lon veut, le mot jugement ; mais ds lors, on devra sinterdirerigoureusement lemploi de ce terme pour dsigner lopration toute mentalequi consiste tablir des rapports entre des reprsentations, et quon appellerapar exemple synthse mentale. Les logiciens nont pas toujours observ cettedistinction pourtant si ncessaire.

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    Mais le jugement ainsi dfini, doit-il vraiment tre appel un acte intel-lectuel ? Si les mots ont un sens prcis, il faut dire que penser, cest avoirprsentes lesprit certaines ides ou encore unir des ides ou des sensationspar un rapport dtermin. Mais le jugement, si on entend seulement par llacte daffirmer, nest ni une ide, ni un rapport : il najoute pas une ide aucontenu de lide sur laquelle il porte, car autrement cette ide ne serait plusexactement celle de la chose que lesprit se reprsente. Avant comme aprslaffirmation, lide reste exactement ce quelle tait. Il y a quelque chose denouveau pourtant ; mais ce qui est survenu nest pas un lment de repr-sentation ou de pense proprement dite : cest un acte dun tout autre ordre,qui dans la conscience donne lide, objet de laffirmation, une position, uneforme nouvelle. Cet acte ntant pas dordre intellectuel, on ne peut mieux ledsigner quen lappelant acte de volont. Juger ou affirmer, cest faire ensorte que lide laquelle on adhre soit, non pas certes vraie en soi, mais

    vraie pour celui qui y croit (ce qui est la seule manire pour elle dtre, lgard dune conscience donne, vraie en soi) ; cest lui confrer, par un actesui generis, une sorte de ralit, qui est le seul quivalent possible de la ralitvritable.

    Mais dclarer que juger ou croire cest vouloir, nest-ce pas faire au senscommun et au langage une vritable violence ? Cette proposition a le privi-lge dtonner nos contemporains, et den indigner quelques-uns. Elle nestpourtant pas nouvelle. Les stociens, qui taient, comme on sait, fort bonslogiciens, lont formule les premiers ; et tous les philosophes grecs post-

    rieurs Aristote, si prompts la dispute, ne paraissent avoir soulev aucunedifficult sur ce point. Parmi les modernes, Descartes, Malebranche, Spinozasont du mme avis. Ces autorits devraient donner rflchir.

    Pour simplifier, commenons par carter une question, la vrit forttroitement lie celle que nous examinons, distincte pourtant, celle de lalibert. Sans tre partisan du libre arbitre, on peut soutenir que laffirmationest acte de volont : les stociens et Spinoza en sont la preuve. Mme en sup-posant que lentendement et la volont ne soient que les deux aspects dunemme chose, on peut dire avec Spinoza 1que laffirmation est laspect volon-

    taire de la pense : le dterministe le plus rsolu peut dire quaffirmer cestvouloir, mais ncessairement. On peut donc rserver ici la question du librearbitre : il y a tout intrt tudier sparment deux problmes si difficiles.

    Lobjection, qui se prsente comme delle-mme, est celle-ci. Commentdire que juger, cest vouloir ? Puis-je ne pas vouloir que deux et deux fassent

    1 Eth. II, pr. XLVIII. Singularis volitio et idea unum et idem sunt (pr. XLIX coroll.).

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    quatre ? Le propre des vrits de ce genre nest-il pas de simposer sans rsis-tance possible ? Ny croit-on pas ds quon les comprend ? Je ne veux pas queles trois angles dun triangle soient gaux deux droits : cela est, que je leveuille ou non.

    Quil y ait l une vritable ncessit, mais seulement pour la pense, cestce que personne ne conteste, et ce que nous avons reconnu tout lheure. Maisautre chose est la ncessit de penser ou de lier des ides ; autre chose, lancessit de croire, cest--dire de poser comme vraies absolument lessynthses que lesprit ne peut rompre. la rigueur, on peut comprendre unevrit gomtrique, sans y croire. Polynus grand mathmaticien, dont parleCicron 1, stant rang lavis dpicure, dclara que toute la gomtrie taitfausse : il ne lavait pourtant pas oublie. Les picuriens, gens fort dogmati-ques dailleurs, ne croyaient pas aux mathmatiques : les sceptiques en dou-

    taient. Seulement, comme nous navons dordinaire aucune raison de contesterles vrits de cet ordre, nous y croyons en mme temps que nous y pensons.Parce quil est spontan notre assentiment fait pour ainsi dire corps aveclide : et la ncessit de lide stend en quelque faon lassentiment quilaccompagne. Mais cest l une illusion psychologique. La croyance, icimme, est autre chose que la pense ; cest pour cette raison quelle peut sur-vivre la pense, et que nous pouvons, comme disait Descartes, tenir encorecertaines propositions, pour vraies, aprs mme que nous avons cess dypenser, cest--dire den apercevoir clairement, et den sentir la ncessit.

    Dire que croire, cest vouloir, ce nest pas dire quon croit ce quon veut.Personne, en effet, ne soutient que la croyance soit un acte de volontarbitraire, et ne soit quun acte de volont. Il faut des raisons la croyance,comme il faut des motifs la volont. Croire pourtant, cest vouloir, cest--dire sarrter une ide, se dcider laffirmer, la choisir entre plusieurs, lafixer comme dfinitive, non seulement pour notre pense actuelle, mais pourtoujours et pour toute pense. Cest assurment faire autre chose que de se lareprsenter.

    Le philosophe qui a soumis la thorie de la croyance volontaire la criti-

    que la plus serre et la plus vigoureuse, est M. Paul Janet : nous ne saurionspasser sous silence les arguments quil fait valoir avec tant dautorit : Il nya pas lieu, selon nous, dit-il 2, de confondre laffirmation et la volition. Il ny anul rapport entre ce jugement :jaffirme que la terre est ronde, et cet autre :jeveux mouvoir mon bras. Sans doute, au moment o je veux, jaffirme mon

    1 Acad., II, 33, 106.2 Trait lmentaire de philosophie, p. 278, Paris, Delagrave, 1880.

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    vouloir ; mais mon affirmation nest pas le vouloir lui-mme ; de mme quelorsque je dis : je souffre, jaffirme ma souffrance, mais ma souffrance nestpas en elle-mme une affirmation. Lorsque je dis :je veux mouvoir mon bras,o est la volition ? Est-ce dans laffirmation que mon bras est m? mais cenest l que leffet de mon vouloir, ce nest pas le vouloir lui-mme ; plusforte raison, il nest pas dans cet autre jugement : mon bras a t m. Dira-t-on que le jugement volitif consiste dire : mon bras sera m? Mais ce nestl quune prvision, une induction ; ce nest pas une, volition. En un mot, toutjugement porte sur le prsent, le pass ou lavenir ; or, aucun de ces jugementsne reprsente le fait de la volition. Dira-t-on quici le jugement porte sur lepouvoir, non sur le fait? Mais dire : je peuxmouvoir mon bras, ce nest pasdire :je veuxle mouvoir. De quelque manire quon sy prenne, jamais on nefera que laffirmation reprsente une volition, moins de changer le sens dumot affirmation, et quon ne lui fasse dire prcisment ce que signifie le motvolition; mais alors il ny aura plus de terme pour signifier ce que nous appe-lons dordinaire affirmation. Dailleurs, affirmer un fait sera toujours autrechose que vouloir un acte. Affirmer un fait, cest dire quun fait existe :vouloir un acte, cest faire quil soit, cest la diffrence de lindicatif et dusubjonctif. Le fiat lux1 nest pas une affirmation, cest une action. Danslaffirmation (quand elle est vraie), il ny a rien de plus que ce quil y a danslide. Dans la volition, il y a quelque chose de plus : lexistence elle-mme,le passage du non-tre ltre, le changement.

    On pourrait dire que la volont nest quun acte intellectuel : car vouloir,

    cest choisir, cest prfrer, cest trouver une chose meilleure quune autre,cest juger. Cest encore une confusion dides. Autre chose est le choix, laprfrence de lintelligence ; autre chose est le choix, la prfrence de lavolont. Je prfre Corneille Racine, cest--dire je le juge plus grand queRacine ; mais je ne veux pas que cela soit : cela est indpendant de mavolont : je ny peux rien. Lorsque je prononce ce jugement, je nentends passeulement exprimer ma prfrence et mon got ; mais je dclare que cela estainsi, indpendamment de mon got particulier. Il ny a pas l ombre devolont. Il en est de mme si, au lieu de juger des hommes et des crits, jejuge des actions, mme des actions qui sont miennes et qui se prsentent moi

    pour tre faites. Dire que je prfre lune lautre, que je la trouve plus justeou plus utile, ce nest pas encore la vouloir : car tant quil ny a que prfrenceintellectuelle, elle reste ltat contemplatif : il ny a pas daction. Que si aucontraire il sagit dune prfrence de la sensibilit, cest une autre question.

    1 [ Que la lumire soit. BG.]

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    En rsum, la volition nenferme aucune affirmation, et dautre partlaffirmation est autre chose que la volition. Examinons ces deux points.

    Dans ce jugement :je veux mouvoir mon bras, o est laffirmation ? Assu-rment il ne sagit pas de dire quen voulant, jaffirme mon vouloir : ce nestpas dans lexpression de lacte, dans la manifestation extrieure quil fautchercher laffirmation : cest le vouloir mme qui doit, comme le dit fort bienM. Janet, tre laffirmation. Or, quest-ce que vouloir un mouvement du bras ?Ce nest certes pas lexcuter : laccomplissement de lacte, M. Janet en con-vient avec tout le monde, ne dpend pas directement de la volont. Vouloir unmouvement corporel, puisque aussi bien nous ignorons compltement com-ment il sexcute, cest uniquement nous arrter lide de ce mouvement, luidonner dans la conscience une place part, carter toutes les reprsentationscontraires, ou simplement autres : le mouvement rel vient aprs, suivant les

    lois gnrales de lunion de lme et du corps. Quest-ce maintenant quaffir-mer ? Nest-ce pas aussi, aprs une dlibration plus ou moins longue, sarr-ter une ide, carter celles qui la contredisent, lui confrer une sorte deralit, la marquer dune prfrence ? Envisags en eux-mmes, dans le forintrieur o ils saccomplissent tous deux, et o ils saccomplissent seulement,les deux actes ne sont-ils pas de mme nature ?

    Il reste une diffrence pourtant que nous sommes loin de vouloir mcon-natre. Quand cest lide dun mouvement corporel qui soffre lesprit, lavolont ou la croyance a pour rsultat de faire natre le mouvement lui-mme ;

    au contraire, ladhsion une ide ne produit directement du moins, aucuneffet dans le monde extrieur. Mais si importante que soit cette diffrence, ellenempche pas les deux actes dtre de mme nature. Cest par une circons-tance indpendante du vouloir et de la croyance que dans le premier cas, il seproduit un changement dans le monde physique. Ce nest pas parce que nousle voulons, du moins ce nest pas uniquement parce que nous le voulons quele mouvement saccomplit : cest lide, au simple fait de reprsentationdans la conscience, et non au vouloir, quest li ce mouvement. La preuve enest que lide dun mouvement, ds quelle se prsente la conscience, etavant mme tout acte de volont, est suivie de lbauche de ce mouvement, et

    souvent, comme dans le somnambulisme, le mouvement se produit en dehorsde toute volont.

    Ds lors, il est facile de rpondre la question de M. Janet. La volitionnest ni dans ce jugement : mon bras est m ; ni dans celui-ci : mon bras a tm ; ni dans celui-ci : mon bras sera m. On pourrait dire quelle est danscelui-ci : mon bras doit tre m. Mais plutt il est impossible dexprimer pardes mots, ncessairement emprunts lordre intellectuel, un acte qui par

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    essence nest pas intellectuel. Ce quon en peut dire de mieux, cest que cestune sorte defiat.

    Par suite, nous pouvons accorder M. Janet que affirmer un fait sera tou-jours autre chose que vouloir un acte. Nous conviendrons volontiers que deuxtermes distincts, ceux de volition et daffirmation, seront toujours ncessairespour dsigner deux oprations dont les consquences sont si diffrentes. Ladiffrence cependant est nos yeux tout extrinsque. Affirmer un fait, cestnon pas certes faire quil existe hors de nous ; mais cest faire en sorte quilexiste pour nous. Vouloir un acte, cest choisir entre plusieurs ides qui seprsentent nous, et par une consquence attache, en vertu des lois naturel-les, la prfrence que nous lui accordons, la raliser hors de nous.

    Nous ne dirons pas non plus que la volont soit un acte intellectuel, et

    nous accorderons M. Janet quil faut distinguer entre lopration qui sac-complit dans notre pense, lorsque par exemple Corneille nous parait sup-rieur Racine, et laffirmation par laquelle nous dclarons que lun est sup-rieur lautre. Seulement cette opration de lintelligence, distincte de laprfrence de la volont, nous ne lappellerons ni un jugement, pour la raisonindique plus haut, ni mme une prfrence. nos yeux, ds quil y a relle-ment jugement ou prfrence, lentendement et la volont sunissent : lactevolontaire sajoute la reprsentation. Se reprsenter Corneille comme sup-rieur Racine, ce nest pas assurment vouloir que cela soit, il ny a pas lombre de volont. Mais jusque-l cest un pur possible. En revanche, au

    moment o je juge que Corneille est suprieur Racine, je choisis entre deuxopinions galement prsentes ma pense ; je prends un parti ; je dcide : etcest l un acte de volont. Il est bien vrai, comme le dit M. Janet, quen pro-nonant ce jugement, je nentends pas seulement exprimer ma prfrence etmon got : je dclare que cela est ainsi, indpendamment de mon got parti-culier. Telle est en effet la prtention de toute croyance : mais qui ne voitquen ralit, je ne fais quexprimer ma prfrence personnelle et mon gotparticulier ? Et il en est ainsi de tous nos jugements : les vrits les plus abso-lues et les plus universelles ne deviennent objets de croyance quen revtant laforme de jugements individuels, accepts, et comme ratifis par telle personne

    donne.

    En dehors des objections si ingnieuses et si fines de M. Janet, la thoriede la croyance volontaire soulve encore bien des difficults : examinons-enquelques-unes.

    On trouve chez Spinoza une thorie originale et profonde de la croyance.Les ides, suivant ce philosophe, ne sont pas comme des dessins muets et

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    inertes tracs sur un tableau 1: elles sont actives et en quelque sorte vivantes :cest toujours une ralit quelles reprsentent. En dautres termes, lide et lacroyance ne sont jamais spares 2: lanalyse les distingue, et attribue lune lentendement, lautre la volont. Mais lentendement et la volont ne sontau fond quune seule et mme chose 3. Ds lors, penser une chose, de quelquemanire que ce soit, cest y croire : les images elles-mmes ne font pasexception 4: la croyance sy attache, aussi longtemps du moins, que dautresimages, accompagnes dautres croyances, ny font pas obstacle. Par suite trecertain, cest avoir une ide que non seulement aucune autre ne vient contra-rier en fait, mais quaucune autre, absolument parlant, ne saurait contrarier.Dautre part, croire, cest avoir une ide laquelle aucune autre ne sopposeactuellement, mais qui, un autre moment, si la connaissance se complte etsachve, peut rencontrer une ide antagoniste. Comme labsence de doute estautre chose que limpossibilit absolue de douter 5, il y a entre la croyance et

    la certitude une diffrence spcifique. Par suite, lerreur nest jamais quelabsence dune ide vraie, cest--dire une privation 6, ou une ngation. Dou-ter enfin cest, ayant une ide, en concevoir en mme temps une autre quifasse obstacle la premire et arrte la croyance.

    Il y aurait bien des rserves faire sur cette distinction entre limpossi-bilit de douter et labsence actuelle du doute, surtout sur la thorie qui ne voitdans lerreur quune privation, et, par suite, la rduit lignorance 7. Toutefoisil faut reconnatre que la doctrine de Spinoza est inattaquable en ce sens quejamais, ayant une pense, nous ne suspendons notre assentiment sans avoir

    pour cela un motif, sans opposer une ide une ide : nous ne doutons jamaissans raison. Aucune contestation srieuse ne peut slever sur ce point. Dslors, comme lapparition dune ide dans la conscience parat dpendre tou-jours des liens qui lunissent une ide antrieure, des lois de lassociationdes ides ou de celles de lentendement, on peut tre amen soutenir que lacroyance, en dernire analyse, est un fait intellectuel ; ou du moins, si elle nelest pas, si avec Spinoza on persiste lattribuer la volont, il faudra direque cest aux seules lois de la pense quelle obit ; le rle de la volont seratellement rduit quen ralit il sera supprim : cest bien l quaboutit lathorie de Spinoza.

    1 Eth., II, pr. 43, pr. 48,schol.2 Eth., II, pr. 17 corol.3 Eth., II, pr. 49, corol.4 Eth., II, pr. 17, Cf. 49, corol.,schol., p. 121.5 Eth., II, pr. 49, corol.,schol.6 Eth., II, pr. 35.7 Nous avons signal les difficults de cette doctrine trs rpandue, dans notre livre sur

    lErreur, p. 130, Paris, G. Baillire, 1879.

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    Cette conclusion serait invincible si on pouvait prouver quune ide,capable de faire obstacle une ide donne, napparat jamais dans la con-science que sous certaines conditions logiques ou empiriques, mais soumises une rigoureuse ncessit, et telles que la volont nait sur elles aucune action.Or, cest prcisment le contraire qui parat vrai. Quelle que soit lide quiapparaisse, on peut toujours faire chec la croyance qui tend natre envoquant simplement le souvenir des erreurs passes. Il nest pas besoindattendre quune ide amne sa suite les ides particulires qui lui seraientantagonistes, ce qui, en bien des cas, pourrait tre long : une ide, une synth-se quelconque peuvent toujours tre tenues en suspens par cette seule raisonque nous sommes faillibles : cette raison est toujours prte, ou du moins nouspouvons la susciter volont : elle peut servir toutes fins : elle est comme lefactotum du doute. Cest pourquoi on peut hsiter avant dadmettre les propo-

    sitions mathmatiques les plus videntes. Mme le doute mthodique nest pasautre chose. Avoir toujours par-devers soi ce motif de douter, et lopposer toute croyance qui commence poindre, voil le seul procd que la sagesserecommande pour nous mettre en garde contre lerreur.

    Il y a plus. Indpendamment de cette raison constante de suspendre sonassentiment, il est certain quon peut toujours en cherchant bien, en trouverdautres plus particulires et plus prcises, qui, le doute une fois bauch,viennent lui prter appui. Quelle est la vrit quon nait jamais conteste ?Quel est le paradoxe en faveur duquel on ne puisse trouver des raisons sp-

    cieuses ? cest le fait que, depuis longtemps, les sceptiques ont signal dansleur fameuse formule :panti log logos antikeitai1. Quon ait tort ou raisondagir ainsi, peu importe pour le moment : cest un fait que nous constatons.Mais sil dpend toujours de nous de faire quilibre une ide donne, onrevient la thorie de la croyance volontaire. Cest toujours parce que, pou-vant faire autrement, la volont sattache de prfrence une ide, cest parcequelle cesse de chercher et dvoquer des raisons possibles de douter, que lacroyance se maintient. Supprimez la volont, et il ne restera plus quun fant-me de croyance. Peut-on en effet donner ce nom cette sorte dadhsioninstinctive qui sattache toute ide naissante, aux images du rve et de lhal-

    lucination, quaucune rflexion naccompagne, quaucun doute na prcde,qui na t soumise lpreuve daucun examen attentif ? Cette sorte decroyance, si cen est une, est du moins fort diffrente de celle de lhommeraisonnable qui veut savoir : cest de celle-ci seulement quil sagit.

    1 [ tout argument, soppose un argument contraire , Sextus Empiricus, Hypotyposes, I,

    6. BG : nous avons transcrit le texte grec.]

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    Une autre objection, plus grave peut-tre, peut encore tre oppose lathorie de la croyance volontaire. Nous navons aucune conscience, quandnous croyons, de faire un acte de volont ; et que serait un acte de volontdont nous naurions pas conscience ? Et si nous en avons conscience quel-que degr, la croyance, ipso facto, disparat, ou perd son caractre essentiel.Croire en effet, croire compltement du moins, et avec une entire sincrit,cest constater ce qui est. Toute la valeur de la croyance nos yeux vientprcisment de ce quelle simpose nous, de ce que nous ny sommes pourrien. Y mettre volontairement quelque chose de nous, nous solliciter croire,serait une sorte de tricherie qui vicierait la croyance sa racine ; le charmeserait rompu. La croyance nest rien, si elle [n] 1est involontaire.

    Il faut bien convenir que quand nous donnons notre adhsion une vrit,nous ne croyons pas ordinairement faire acte de volont. Toutefois, le fait que

    nous navons pas conscience dagir volontairement, en croyant, ne prouve pasabsolument que nous ne le fassions pas. Nous navons pas conscience nonplus, quand nous percevons la couleur ou la temprature, de mettre en nossensations quelque chose de nous. Et pourtant bien peu de personnes contes-tent aujourdhui cette vrit, qui semble encore un paradoxe au sens commun.Ne se peut-il pas que le sujet intervienne encore dune autre faon danslaction de croire ? Bien plus : il y a des cas, et ici cest au sens commun lui-mme que nous faisons appel, ou nous nhsitons pas faire la volont unelarge part dans nos croyances. Nous navons pas conscience de faire acte devolont quand nous nous trompons ; se tromper volontairement est une contra-

    diction dans les termes. Cependant il y a des erreurs quon punit : le pharma-cien qui donne un poison pour un remde, laiguilleur qui dirige un train dechemin de fer sur une fausse voie, ne font pas exprs de se tromper. Y aurait-ilcependant quelque justice les punir, si leur volont ntait pour rien dansleur erreur ?

    Il faut distinguer deux choses dans cette action de croire qui parat simple,et qui ne lest pas. Lassentiment dans lacte de croire nest pas, dans la vieordinaire, regard comme llment essentiel. En effet, nous ne croyons paspour croire, mais pour atteindre le rel, la chose, qui, en fin de compte, nous

    intresse le plus, et peut-tre nous intresse seule. Il en rsulte que cet acte,subordonn une fin qui lui est extrieure, sefface en quelque sorte aux yeuxde la conscience ; il est sacrifi ; nous ne faisons attention quau rsultat ;nous oublions le moyen employ pour latteindre. Cest une sorte dillusiondoptique, analogue celle que nous commettons quand nous localisons nos

    1 [Voir la note 2 de la page 5. BG]

  • 7/24/2019 De La Croyance

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    Victor Brochard (1884), De la croyance 24

    sensations lendroit o agissent les causes qui les provoquent, et non dansnos organes, au dans le cerveau o elles se produisent rellement.

    Pour distinguer cet lment volontaire, sans lequel pourtant la croyancenexisterait pas, il faut une tude attentive et, une analyse minutieuse ; si on yprend garde pourtant, on finit par lapercevoir. Le langage lui-mme en con-vient quelquefois : tmoin des expressions comme, accorder son assentiment,se rendre lvidence, et bien dautres.

    Mais partir du moment o nous avons pris conscience de cette inter-vention de la volont, la croyance nest-elle pas par l mme amoindrie ?Croit-on encore, dans le sens vrai du mot, au moment o on sait quon nestpas forc de croire ? Nous avouerons volontiers quen perdant son apparencede ncessit, la croyance change de caractre ; mais nous nestimons pas

    quelle y perde beaucoup. Quel inconvnient y aurait-il, si tous les hommestant bien convaincus quil y a quelque chose de subjectif en toute croyance,mme la plus certaine, on ne rencontrait plus de ces esprits tranchants etabsolus, qui ne doutent de rien, nadmettent aucune contradiction, mprisentceux qui ne croient pas ce quils croient, et sont toujours prts imposer leursopinions par le fer et par le feu ? On nest pas rduit pour cela tre sceptiqueou croire mollement. Aprs de mres rflexions et de srieuses recherches,on peut sarrter de propos dlibr des croyances dsormais fermes etinbranlables. La plupart du temps, ce qui dcide de nos croyances, cest lehasard de lducation ou de la naissance, ou les exemples que nous avons eus

    sous les yeux, ou les premiers livres que nous avons lus, ou les premiersmatres que nous avons entendus. Nos convictions seraient-elles moins fortes,si au lieu de les avoir subies aveuglment, nous les avions formes en con-naissance de cause, aprs rflexion, lge dhomme ? La croyance peutstablir solidement sans renier ses origines. Si maintenant, en raison de cesorigines, on songe que peut-tre, malgr sa bonne volont, on na pas pris lameilleure voie, si une ombre lgre de doute flotte parfois autour descroyances, quon na admises pourtant qu bon escient, si on est indulgentpour les autres, si on garde son esprit libre et accessible toute ide nouvelle,o sera le mal ? Cest une pense de derrire la tte qui en vaut bien une autre.

    La vraie conclusion de la thorie de la croyance volontaire est une grandeleon de tolrance.

    Fin du texte.