de la comtesse ségur, ou - bnf - expositions...

12
« Les vacances » de la Comtesse de Ségur, ou : POUR EN FINIR AVEC LE MALHEUR DE SOPHIE par Isabelle Nières Sophie serait-elle le fil conducteur de la célèbre trilogie ? Une étude de la genèse des trois romans permet à Isabelle Nières défaire apparaître « Les vacances » comme le roman de la mémoire retrouvée, de la parole délivrée. « Oublié, non, mais tu dormais dans mon coeur, et je n'osais pas te réveiller. » zLes vacances de la Comtesse de Ségur constitue le dernier volet d'une tri- logie qui comprend par ailleurs Les petites filles modèles et Les malheurs de Sophie. Il est donc possible | d'envisager le roman de deux manières différentes : soit comme un texte autonome — remarquable par la =-£ v^^-robinsonnade qu'il inscrit en son sein, soit comme l'aboutissement de la clôture de la trilogie. C'est cette seconde perspective qu'une relecture récente des Petitesfillesmodèles .m'invite à privilégier aujourd'hui. : Deux ou trois textes ? l me faut commencer par rappeler que deux textes et non pas trois initialement prévus : Les petites filles modèles et Les ' ^vacances. Pourquoi un troisième texte, celui qui aura pour titre iLes malheurs de Sophie, vient-il s'insérer entre le premier et le "second, créant ainsi une distorsion entre la chronologie de la fiction Het celles de la genèse et de la publication ? La chronologie de la fiction, 62 / LA REVUE DES LIVRES POUR ENFANTS

Upload: doantuyen

Post on 12-Sep-2018

213 views

Category:

Documents


0 download

TRANSCRIPT

Page 1: de la Comtesse Ségur, ou - BnF - Expositions virtuellesexpositions.bnf.fr/livres-enfants/cabinet_lecture/textes/131.pdf · défaire apparaître « Les vacances » comme le roman

« Les vacances » de la Comtesse de Ségur, ou :

POUR EN FINIRAVEC

LE MALHEUR DE SOPHIEpar Isabelle Nières

Sophie serait-elle le fil conducteur de la célèbre trilogie ?Une étude de la genèse des trois romans permet à Isabelle Nières

défaire apparaître « Les vacances » comme le roman de la mémoireretrouvée, de la parole délivrée.

« Oublié, non, mais

tu dormais dans mon cœur,

et je n'osais pas te réveiller. »

zLes vacances de la Comtesse de Ségurconstitue le dernier volet d'une tri-

logie qui comprend par ailleurs Lespetites filles modèles et Les malheursde Sophie. Il est donc possible

| d'envisager le roman de deuxmanières différentes : soit comme un

texte autonome — remarquable par la=-£ v^^-robinsonnade qu'il inscrit en son sein, soit comme

l'aboutissement de la clôture de la trilogie. C'est cette secondeperspective qu'une relecture récente des Petites filles modèles

.m'invite à privilégier aujourd'hui.

: Deux ou trois textes ?l me faut commencer par rappeler que deux textes et non pas trois

initialement prévus : Les petites filles modèles et Les' ^vacances. Pourquoi un troisième texte, celui qui aura pour titreiLes malheurs de Sophie, vient-il s'insérer entre le premier et le"second, créant ainsi une distorsion entre la chronologie de la fiction

H et celles de la genèse et de la publication ? La chronologie de la fiction,

62 / LA REVUE DES LIVRES POUR ENFANTS

Page 2: de la Comtesse Ségur, ou - BnF - Expositions virtuellesexpositions.bnf.fr/livres-enfants/cabinet_lecture/textes/131.pdf · défaire apparaître « Les vacances » comme le roman

nous la connaissons bien. Nous avons Lesmalheurs de Sophie, Les petites fillesmodèles, Les vacances. Or telle n'est pas lachronologie de la genèse et de la publication.La Comtesse de Ségur écrit tout d'abord Lespetites filles modèles. Elle remet son manus-crit le 12 octobre 1857 et, dans une lettre quidate du 26 octobre 1857, elle annonce à sonéditeur qu'un autre volume suivra bientôt :« Tout à fait indépendant des Petites fillesmodèles, il portera un autre titre et ne serapas une conséquence nécessaire du premier ;je ne veux pas obliger mes lecteurs à acheterun volume pour avoir la clé de l'autre » .

Tout en affirmant l'autonomie de ce nouveaurécit, la Comtesse de Ségur le donne cepen-dant plus ou moins comme une suite auxPetites filles modèles. Il s'agit donc bien dutexte des Vacances. On trouve une confirma-tion de cet enchaînement des deux récitsdans la continuité narrative entre la fin desPetites filles modèles et le début desVacances. Les petites filles modèles se fermesur une lettre qui annonce l'arrivée des cou-sins et Les vacances s'ouvre sur cette arrivéequi met tout « en l'air au château deFleurville ». Le 19 février 1858, donc dansl'hiver qui suit, Hachette retourne les pla-cards corrigés des épreuves des Petites fillesmodèles et fait des réserves sur la langueprêtée aux enfants. La Comtesse protestedans une très longue lettre datée du 16 mars1858, dans laquelle elle évoque égalementson désir de vendre à Hachette la propriétédes Nouveaux contes de fées et des Petitesfilles modèles. On lit ceci :

« Je désirerais avoir 2000 francs par ouvra-ge. J'en ai deux autres en train : Lesvacances, faisant suite aux Petites fillesmodèles et Les malheurs de Sophie faisantintroduction aux Petites filles. Si nous pou-vions faire le marché que je propose, je vouslivrerais ces deux derniers avant sep-tembre »2.

Cette lettre nous montre que la Comtesse deSégur envisage maintenant d'étoffer LesPetites filles modèles, si je puis dire, « enamont et en aval ». Les petites filles modèlessortent en librairie en avril 1858, laComtesse de Ségur livre le manuscrit desMalheurs de Sophie au mois de mai et celuides Vacances dans la seconde quinzaine dumois d'août . Les deux romans paraissenten 1859, mais Les malheurs de Sophie néces-sairement avant Les vacances puisqu'à la findes Malheurs de Sophie, nous lisons ceci :« Si vous désirez beaucoup savoir ce quedevient Sophie, demandez à vos mamans devous faire lire Les petites filles modèles, oùvous retrouverez Sophie. Si vous voulezsavoir ce qu'est devenu Paul, vous le saurezen lisant Les vacances, où vous le retrouve-rez ; mais vous devrez attendre que Lesvacances soient finies : l'auteur est en trainde les faire imprimer » *.

Pourquoi ces précisions sur l'ordre des troistextes ? Pour rendre bien clair que Les mal-heurs de Sophie est un texte qui vient enincise et qui n'était pas initialement prévu.Que s'est-il passé chez la Comtesse de Ségurpour qu'il lui faille passer de deux à trois

(1) Jean Mistler : La librairie Hachette de 1826 à nos jours, Hachette, 1964, p. 213.

(2) Jean Mistler, op. cit., p . 214.

(3) Calendrier donné par Laura Kreyder dans son intervention au colloque de Cerisy-la-Salle consa-

cré à la Comtesse de Ségur (7-8 octobre 1989).

(4) Je donne la citation à partir d'une édition Hachette du XIXe siècle, le texte de la collection Folio

Junior étant ici tronqué. Toutes les autres citations sont données, pour les trois romans, à partir de la

collection Folio Junior.

N° 131-132 PRINTEMPS 1990/63

Page 3: de la Comtesse Ségur, ou - BnF - Expositions virtuellesexpositions.bnf.fr/livres-enfants/cabinet_lecture/textes/131.pdf · défaire apparaître « Les vacances » comme le roman

textes et entreprendre de rédiger Les mal-heurs de Sophie avant de revenir à sonprojet initial des Vacances ? Les vacancesne sont plus, du même coup, le simple com-plément des Petites filles modèles ; ellesauront aussi sans doute quelque chose àvoir avec Les malheurs de Sophie. On peutse demander si l'écriture des Malheurs deSophie n'est pas venue infléchir le projetpuis l'écriture des Vacances. Le derniervolet de ce qui est devenu maintenant unetrilogie vient fermer deux romans et nonpas un seul.

Comment passe-t-on de deux à troisromans ? Je commence par quelques pointsqui m'ont frappée à la relecture des Petitesfilles modèles. La Comtesse de Ségur intro-duit le personnage de Sophie au début duchapitre 7. Que nous en dit-elle ?Essentiellement qu'elle est orpheline. Samère est morte dans un naufrage, son pères'est remarié et il a pris le nom de Fiehiniqu'un de ses amis lui a légué en Amériqueavec une fortune considérable. Aucundétail n'est donné ni sur l'Amérique ni surle naufrage. Où était Sophie lors du nau-frage ? Etait-elle du voyage, est-elle alléeen Amérique, y a-t-elle séjourné ou était-elle restée en France ? Rien de tout cecin'importe pour le moment à la romancière.Mais la publication des Petites fillesmodèles a fixé ces premiers éléments de labiographie de Sophie. C'est donc de ce pas-sage que la Comtesse de Ségur va devoirrepartir lorsque dans Les vacances Sophiefait à ses amis le récit du « trou » qu'il y adans sa vie entre Les malheurs de Sophie etLes petites filles modèles. Cette fois, Sophieva dire qu'elle a séjourné avec son père enAmérique et surtout qu'elle a assisté à lamort de sa mère, prise dans les flots. Onest en droit de se demander si cette drama-tisation était initialement prévue ou si elleest un des prolongements dans Les

vacances de l'écriture des Malheurs deSophie.Comme la Comtesse de Ségur prévoit d'écri-re Les vacances, elle met aussi en place dans

Les vacances, ill. Bertall, 1859

Les petites filles modèles un certain nombred'informations qui lui serviront pour cesecond texte. Elle annonce par exemple auchapitre 19 le mariage de Mme Fiehini avecle comte Blagowski, dont une des consé-quences est l'abandon définitif de Sophie...qui sera fort joyeusement fêté quelquespages plus loin (p. 140) ! Au chapitre sui-vant, la découverte de Lucie et de sa mèredans la forêt prépare un possible retour dumarin Le Normand et de M. de Rosbourg,prévu à l'évidence pour figurer dans Lesvacances. Par contre, et c'est là une chosequ'il faut souligner, pour l'instant le person-nage de Paul n'existe pas.

Les enfants p e r d u s

Si l'on considère maintenant le texte desPetite filles modèles pour lui-même, on

64 / LA REVUE DES LIVRES POUR ENFANTS

Page 4: de la Comtesse Ségur, ou - BnF - Expositions virtuellesexpositions.bnf.fr/livres-enfants/cabinet_lecture/textes/131.pdf · défaire apparaître « Les vacances » comme le roman

s'aperçoit que Camille et Madeleine ne sontque des illustrations du titre et que les deuxpersonnages passent très vite au secondplan. Le récit s'anime avec l'arrivée deMarguerite et la scène de la voiture renver-sée, puis avec l'entrée de Sophie au chapitre7. A partir de ce moment, les deux fillettesfont couple. Marguerite est plus jeune etc'est Sophie qui est à l'initiative des bêtises,mais elles couchent dans la même chambre etelles vivent ensemble les mêmes aventures.Ce qui frappe à la lecture, c'est que tous lespassages très forts du roman sont liés, nonpas au couple Camille-Madeleine, mais aucouple Marguerite-Sophie, et ceci autour dedeux angoisses qui me semblent se prolongerdans Les malheurs de Sophie et plus oumoins se résorber dans Les vacances. Lapremière, c'est la séparation d'avec lamère ; la seconde, c'est l'agression dans laforêt, l'une n'étant d'ailleurs pas nécessaire-ment indépendante de l'autre.

La séparation d'avec la mère est absolumentmultiforme. Le roman s'ouvre sur la voiturerenversée, la peur que Mme de Rosbourg nesoit morte et Marguerite couverte du sang desa mère (pp. 13-14). Au chapitre 8, c'est legarde qui tue la mère hérisson d'un coup defusil et noie ses petits dans la mare (que denoyades chez Ségur !). Sophie et Margueritevont s'acharner à enfoncer les pauvres bêtesdans l'eau avec la louable intention d'abré-ger leur agonie. On a ensuite l'histoire de lapoupée oubliée par Marguerite et perduedans la forêt et Mme de Rosbourg qui sou-ligne que la poupée pourrait être déchiréependant la nuit par des bêtes sauvages ou« peut-être volée par quelque passant »(p. 74). Vol de poupée, rapt d'enfant ? On aenfin au chapitre 18 l'histoire du rouge-gorge jeté hors du nid par sa mère, ce quiannonce pour nous l'histoire du poulet noirau chapitre 5 des Malheurs de Sophie.Enfin, Sophie — admirable — manque de

faire mourir le petit rouge-gorge en l'enve-loppant de coton. Elle explique qu'avecPalmyre, elles ont toujours fait ainsi etqu'effectivement elles ne comprenaient paspourquoi les oisillons mouraient tous. On aici une véritable symbolique du retour augiron maternel où, à trop enrober, le cotondérobe à la vie. Pour protéger de la vie,pour empêcher de mourir, faut-il ne pasfaire naître ? Le rouge-gorge est finalementtué par un autre oiseau et on lui fait un assezbel enterrement qui préfigure celui de lapoupée dans Les malheurs de Sophie.L'autre thème, mais qui me semble conjoint,c'est, pour reprendre une formulation duconte populaire, celui des enfants perdusdans la forêt. Celui-ci apparaît tout d'abordà travers l'histoire de la poupée deMarguerite oubliée au pied d'un chêne. Lelendemain, tout le monde retourne sur leslieux ; la poupée a disparu. Et on lit ceci :« Les loups ne mangent pas les poupées ; cen'est donc pas un loup qui l'a emportée »(p. 76). Est-ce que cela veut dire par anti-phrase que les loups mangent les petitesfilles ? Il doit bien s'agir de quelque chosecomme cela puisqu'au chapitre 22, quandSophie veut vaincre une dernière résistancede Marguerite à l'accompagner dans la forêt,elle lui lance : « Tu crains peut-être que leloup ne te croque ? » (p. 163). Les deuxfillettes se mettent en route et, bien évidem-ment, elles se perdent dans la forêt. La nuittombe, elles se réfugient dans un arbre etéchappent de justesse à l'agression du mas-culin sauvage, qui se trouve être ici un san-glier. (Ce sera un loup dans Les malheurs deSophie, un ours — et Diloy lui-même — biendes années plus tard dans Diloy le chemi-neau.) Elles sont sauvées par un masculincivilisé — si je puis dire — , le boucherHurel, qui traverse la forêt à cette heure tar-dive. Pourquoi un boucher ? Un boucherparce que Hurel est un ogre à l'envers. Mmede Fleurville explique tout d'abord aux

N° 131-132 PRINTEMPS 1990/65

Page 5: de la Comtesse Ségur, ou - BnF - Expositions virtuellesexpositions.bnf.fr/livres-enfants/cabinet_lecture/textes/131.pdf · défaire apparaître « Les vacances » comme le roman

enfants pourquoi Mme Hurel ne pourra pasprendre la succession de son mari :« Pour être boucher, il faut courir le pays,aller au loin chercher des veaux, des mou-tons, des bœufs ; et puis, une femme ne peutpas tuer ces pauvres animaux ; elle n'en a nila force ni le courage » (p. 191).

La Comtesse de Ségur choisit donc unhomme qui, par profession, tue ; des ani-maux certes et non pas des petites filles. Iln'en reste pas moins que l'on est dans lazone du dangereux ; il suffit de se souvenirdu boucher dans le miracle de saint Nicolas.Ensuite, loin de voler le trésor de l'ogrecomme dans Le Petit Poucet, on offre aucontraire à Hurel une montre en or et Mmede Rosbourg lui déclare : « Vous m'avezrendu un trésor en me ramenant monenfant » (p. 181). Le commentaire que laromancière nous donne de cette aventuredans la forêt en souligne vraisemblablementla place générique dans l'œuvre tout entière.Elle écrit :

« [Sophie] assura que cette journée nes'effacerait jamais de son souvenir et ditque, lorsqu'elle serait grande, elle feraitfaire par un bon peintre un tableau de cetteaventure » (p. 176).Ce n'est pas un peintre, mais un écrivain quifixe cette scène — réelle, rêvée, mythique ?— des enfants perdus dans la forêt et toutesles Sophie ici se confondent.C'est tout ceci qui me donne à penser queplus l'écriture des Petites filles modèlesavançait, plus il allait devenir inévitablepour la Comtesse d'opérer un retour sur soi,d'affronter le rapport à la mère, de modifierson projet initial et d'entreprendre la rédac-

tion de ce qui allait devenir Les malheurs deSophie.

Je voudrais faire usage ici d'une page dumanuscrit des Malheurs de Sophie qui estreproduite à la page 236 du Grand albumComtesse de Ségur publié en 1983 parHachette. Un examen attentif des ratures etdes surcharges nous montre que le personna-ge adulte initial était une tante et non pasune mère, que la petite fille s'appelait Marieet non pas Sophie et qu'elle était doublée,non pas d'un cousin Paulin comme l'indiquel'édition Hachette, mais d'une sœur (aînéesans doute, puisque plus raisonnable !) quis'appelait Pauline &. Mais la Comtesserevient sur ce premier état du texte et modi-fie le statut respectif des trois personnages.Elle change le couple fille-fille pour uncouple fille-garçon et c'est donc ici qu'appa-raît le personnage de Paul. Comme si elleavait jusqu'ici « tourné autour du pot », ellese risque enfin. Elle ne dit plus « Marie »,elle dit « Sophie » ; elle ne dit plus « matante » elle dit « ma mère ».Avoir fait cela, c'est sans doute avoir déjàfait beaucoup. Mais Les malheurs de Sophiesemblent ne rien résoudre. Le roman peutêtre compris, dans sa structure même,comme un discours névrotique où jamais nese construit un bon rapport à la mère et lafin du roman n'est qu'artifice de romancier :Sophie noie sa tortue (qu'elle aime) et tout lemonde part en Amérique. La mort de la tor-tue m'a toujours semblé être là en lieu etplace d'une mort de la mère. Cette noyadedans la mare annonce le naufrage drama-tique qui sera raconté dans Les vacances. Ily a dans Les malheurs de Sophie une person-

(5) On peut ra i sonner à p a r t i r de « son cousin » qui est en surcharge. Si le personnage était déjà un

garçon, on ne devrai t pas avoir de surcharge sur « son » et si celui-ci était son frère, on devrait voir la

verticale d ' u n « f ». Si le personnage était sa cousine, on ne devrai t pas avoir la surcharge « cousin »,

mais la simple r a t u r e d ' u n « e » final que l 'on aperçoit encore sous la surcharge .

66 / LA REVUE DES LIVRES POUR ENFANTS

Page 6: de la Comtesse Ségur, ou - BnF - Expositions virtuellesexpositions.bnf.fr/livres-enfants/cabinet_lecture/textes/131.pdf · défaire apparaître « Les vacances » comme le roman

ne de trop. Comme dans l'histoire du pouletnoir, il faut séparer l'enfant de sa mère.Pour que Sophie vive, il faut que Mme deRéan meure.

C'est donc peut-être pour « délivrer »Sophie de ses angoisses qu'il faut écrire Lesvacances, pour en finir avec « le malheur deSophie ». Les vacances ne sont certes pasorganisées autour de Sophie et la Comtesseintroduit dans ce troisième texte des formeset des préoccupations nouvelles. Mais, si l'onse place du point de vue de la trilogie, c'estbien le personnage de Sophie qui est le filconducteur.

Iles, frontières et revenantsLe roman des Vacances est construit sur unedualité dans l'espace et le temps. On a d'uncôté le quotidien de vacances d'été dans unchâteau de Normandie et de l'autre deuxrécits d'importance inégale. Le plus long estune robinsonnade « éclatée » dont la narra-tion est distribuée entre Le Normand (sur-nom du marin Lecomte), Sophie, Paul, M.de Rosbourg (pour souligner deux actes debravoure de Paul), Le Normand et Paul ànouveau. L'autre est le récit d'une aventurequi a des allures de conte fantastique, maisqui est donnée comme vraie ; elle serait arri-vée au maréchal de Ségur au siècle précé-dent. Ce récit de tradition orale et familialeest placé cette fois dans la bouche de M. deRugès (dont le patronyme est un palindromede Ségur).

Les deux niveaux du texte communiquentpar quelques motifs comme celui des cabanes(cabanes des enfants/cabanes des sauvages),celui de la morsure de serpent (que Léonévite grâce à Lecomte, dont M. de Rosbourgguérit grâce à Paul) ou encore celui desdraps (drap volé par les Léonard, drap pourfaire le fantôme et commettre un vol par un

ancien commis de Léonard, draps que lemaréchal de Ségur déclarera volés à sonaubergiste).Mais plus fondamentalement, il m'apparaîtqu'un thème et un enjeu traversent tous lesniveaux du texte et leur confère une unité. Ils'agit de l'espace aristocratique et de safrontière. Qui peut y entrer, qui en estexclu ? La question est déjà là dans les deuxtextes précédents. On se souvient d'Elisadans Les petites filles modèles qui peut parti-ciper au jeu de cache-cache dans la nuit,pour qui l'on peut faire une fête, mais qui nesaurait se joindre à la partie d'âne parce que« une bonne est une bonne, et n'est pas unedame qui vit de ses rentes » (p. 212), ou decette utilisation du mot « bourri » dans Lesmalheurs de Sophie pour dire la frontièresociale avec le matériau même de l'écrivain.Dans Les vacances, la question prend uncaractère plus systématique et lancinant.Dès le chapitre 3, les bons gendarmes affir-ment l'exclusion de la famille Léonard. Auchapitre suivant une anecdote oppose Biribi,le bon gros chien des enfants, et Milord, lechien de chasse de M. de Traypi. Puis c'estSophie qui est délivrée de son patronymeroturier et rétablie dans sa dignité aristocra-tique par Lecomte qui lui demande : « Maisn'êtes-vous pas mam'selle Sophie deRéan ? » (p. 74). Quelques pages plus loin,Jacques traduit en termes esthétiques ce quin'est que la marque onomastique d'uneopposition sociale : « C'est bien laid,Fichini ; j'aime bien mieux de Réan »(p. 78). Les derniers chapitres du romansoulignent à l'envie le ridicule desTourneboule et leur indignité à fréquenterles familles de Fleurville et de Rosbourg.Enfin, dans sa toute puissance de romanciè-re, la Comtesse de Ségur fait mourir le bébésouffreteux de Mme Fichini, tant il est excluque l'enfant d'une belle-mère indigne etd'un forçat évadé entre jamais dans le cerclefamilial de Sophie.

N° 131-132 PRINTEMPS 1990 / 67

Page 7: de la Comtesse Ségur, ou - BnF - Expositions virtuellesexpositions.bnf.fr/livres-enfants/cabinet_lecture/textes/131.pdf · défaire apparaître « Les vacances » comme le roman

La question de la frontière se retrouve dansles deux récits. On aurait pu imaginer quel'île serait l'envers du château et que cetespace rêveur — un peu comme la nuit pourElisa — serait le lieu de la réunion sociale.Or il n'en est rien. L'union de M. deRosbourg et de Le Normand ne dure que letemps du sauvetage. La promiscuité duséjour sur l'île n'a pas lieu. Le Normand estbientôt emmené par le chef d'une autre tribuet tout va opposer le destin des trois robin-sons. M. de Rosbourg et Paul vont acquérirla culture sauvage que rejette Le Normand.M. de Rosbourg se fait civilisateur alors queLe Normand désole l'autre chef sauvage enne voulant rien faire pour lui. M. deRosbourg se fait missionnaire ; il apporte larévélation chrétienne et le baptême alors queLe Normand traite constamment les sau-vages de « païens » et de « diables rouges ».Comme pour parachever l'opposition, M. deRosbourg et Paul sont sauvés par un vais-seau français et Le Normand par des Anglaisauxquels il ne manifeste d'ailleurs pas lamoindre reconnaissance 6. Enfin Paul estinitié conjointement par M. de Rosbourg etles sauvages alors que Le Normand ne l'estpas.

Simone Vierne nous rappelle dans son livresur Jules Verne que ni les femmes ni les infé-rieurs n'ont accès à l'initiation 7. Voici quiéclairerait l'exclusion de Le Normand (enco-re qu'il s'appelle Lecomte !) ainsi que cellede Sophie, qui n'a pas même droit à unerobinsonnade en bonne et due forme ! Si l'onconsidère maintenant l'histoire du maréchalde Ségur, on remarque que cet aristocrate,qui ne croit pas aux fantômes, en entretientla croyance chez son aubergiste quand il lui

affirme que ce sont les esprits qui ont faitdisparaître ses draps — ce dont Madeleinefait assez légitimement grief à son ancêtre (p.175).Le dernier volet de la trilogie affirme et assu-re donc sans cesse la clôture de l'espace aris-tocratique. Il est significatif que la fin duroman combine l'expulsion des Tournebouleet une série de mariages endogames. Pauln'épouse pas Sophie mais Marguerite, sademi-sœur par adoption, et Sophie épouseJean de Rugès. Mais a-t-on remarqué qu'ilsont désormais l'un et l'autre le même père,M. de Rosbourg ? Ainsi, par delà le mariage,se trouve préservé quelque chose du coupleinstauré dans Les malheurs de Sophie.

Si l'on se place toujours du point de vue dela trilogie, l'autre aspect nouveau desVacances est l'entrée d'un masculin plurielau sein de ce matriarcat heureux qui fondaitLes petites filles modèles. Au chapitre pre-mier, les fleurs du féminin accueillent auchâteau de Fleurville M. de Traipy et son filsJacques, M. de Rugès et ses fils Jean etLéon. Les épouses ne sont que mentionnées ;elles n'auront aucune présence et aucun rôledans le roman. Puis, c'est aux chapitres 5 et7 l'arrivée des robinsons, d'abord LeNormand seul (donc toujours séparé !), puisle couple Paul-Rosbourg. Le rôle de cesrobinsons est triple.Leur retour permet tout d'abord de faire oude refaire des familles. On reconstruit suc-cessivement la famille roturière des Lecomteet la famille aristocratique des Rosbourg. Onconstruit des familles nouvelles pour Paul etpour Sophie qui en sont plus ou moins dému-nis. Paul, qui avait trouvé un père sur l'île,

(6) II va même jusqu ' ic i assimiler métaphor iquement les Anglais et les Sauvages. Il est nu q u a n d les

Anglais le recueillent et ceux-ci sont choqués : « Bêtes b ru tes , que je leur répondis , donnez-moi des

habi ts et vos diables de joues res teront bises comme du vieux cuir et n ' a u r o n t pas à rougir de ce que j e

ne peux pas empêcher, moi » ( p . 151 ; je souligne).

(7) Simone Vierne : Jules Verne et le roman initiatique, Editions du Sirac, 1973.

68 / LA REVUE DES LIVRES POUR ENFANTS

Page 8: de la Comtesse Ségur, ou - BnF - Expositions virtuellesexpositions.bnf.fr/livres-enfants/cabinet_lecture/textes/131.pdf · défaire apparaître « Les vacances » comme le roman

trouve une mère en la personne de Mme deRosbourg et Sophie, une fois délivrée deMme Fichini, peut trouver une mère en Mmede Fleurville et un père en M. de Rosbourg.

Les personnages de Paul et de M. deRosbourg participent d'autre part à définirde nouveaux modèles masculins. L'entrée deM. de Rosbourg, marin missionnaire et civi-lisateur, repousse dans l'ombre M. de Traipytout comme M. de Traipy, joueur, sportif etfaiseur de cabanes, avait dès les premièrespages repoussé dans l'ombre M. de Rugès.M. de Rosbourg peut être compris comme undouble sublime de M. de Traipy et ces troisfigures adultes comme n'en faisant finale-ment qu'une. Paul vient perturber le groupedes enfants en faisant converger tous lesregards sur lui. Son rôle n'est pas cependantde supplanter Jean, Jacques et Léon, maisde réactiver le personnage de Léon en susci-tant sa jalousie. Paul et Léon forment àl'évidence un couple et la Comtesse de Ségurjoue d'une surdétermination des deux per-sonnages par leurs prénoms : Paul/poltron etLéon/lion. Dans le fameux chapitre 13 desMalheurs de Sophie, Sophie traite son cou-sin de poltron quand celui-ci lui déclarequ'il ne veut pas rester en arrière pour man-ger des fraises et risquer ainsi de se perdredans la forêt. Une fois le danger des loupsécarté, Sophie lui en demande pardon etMme de Réan s'exclame :« Poltron ! Tu l'as appelé poltron ! Sais-tuque lorsque nous avons couru vers toi, c'estlui qui courait en avant ?» (p. 89).

Mais il y a ici contradiction entre l'affirma-tion de Mme de Réan et la description don-née précédemment par le narrateur : « Mmede Réan courut, suivie de ses chiens et dupauvre Paul terrifié... » (p. 85). Alors, Pauldevant ou derrière ? La question se retrouvetrès exactement dans la première descriptionqui est donnée de Paul dans Les vacances.

Celui-ci a un mouvement de recul devanttous ces gens qu'il ne connaît pas :« Viens, mon garçon, lui cria M. deRosbourg, ce ne sont pas des sauvages ; pasde danger à courir, va ! D'ailleurs tu eshomme, toi, à aller en avant, jamais enarrière » (p. 100).

La Comtesse de Ségur multiplie d'autre partl'association Léon/lion tout au long desVacances, d'abord dans des jeux de négation(« Je préfère la prudence du serpent au cou-

Les vacances, ill. Bertall

rage du lion » , p. 24), d'opposition (p. 53)ou de dénégation (p. 70), puis de valorisa-tion positive dès que le courageux Paul par-vient à entraîner Léon dans son sillage (p.197) pour finir par l'affirmation : « Léonn'est plus le même ; il vient de se battre avecun courage de lion » (p. 200). On peut donccomprendre le séjour sur l'île commel'épreuve que Paul a dû subir pour être déli-vré du poids de son prénom, pour être guéride sa poltronnerie. Celui qui est guéri doit sefaire guérisseur à son tour et c'est doncPaul, une fois revenu en Normandie, quiassure la réconciliation positive de Léon etde son prénom.

N° 131-132 PRINTEMPS 1990/69

Page 9: de la Comtesse Ségur, ou - BnF - Expositions virtuellesexpositions.bnf.fr/livres-enfants/cabinet_lecture/textes/131.pdf · défaire apparaître « Les vacances » comme le roman

Enfin, ces trois robinsons sont des revenantscomme nous le souffle le titre polysémiquedu chapitre 11. M. de Rosbourg, Paul et LeNormand reviennent. Mais d'où reviennent-ils ? On a pu les tenir pour morts. Est-ce àdire que, comme des fantômes, ils reviennentdu pays des morts ? Les vacances sont, àcertains égards, le livre de la mort et de larésurrection. Il y a les personnages dont onnous apprend la mort en début de roman(M. et Mme de Réan, M. et Mme d'Aubert)et ceux qui meurent dans les dernières pages(Mme Fichini et son bébé, YolandeTourneboule). Sur l'île, Paul et M. deRosbourg se sauvent mutuellement la vieavant de ressusciter pour leurs proches. M.de Rosbourg ressuscite pour sa femme et safille, Paul et Sophie ressuscitent l'un pourl'autre ". On a enfin le garçon meunier quijoue le fantôme et le maréchal de Ségur qui,lui, aurait affronté un fantôme... en rêve.C'est ici sans doute que se trouve le lienentre les deux récits enchâssés, celui de larobinsonnade et celui de l'aventure nocturnedu maréchal. Et ce lien, c'est la mort.Simone Vierne nous dit dans son livrequ'être initié, « c'est avoir vaincu la mort » ;d'autre part on nous dit du maréchal que cefut un homme courageux à la guerre et cou-rageux également devant l'épreuve de sonrêve. Il déclare au fantôme : « Si tu eshomme, je ne te crains pas : car j'ai mesarmes, et mon Dieu qui combattra pourmoi » (p. 170). Il résiste et le fantôme luidit : « Tu es un vrai brave » (p. 171).Qu'est-ce qu'un brave ? Nous avons rencon-tré cette question de la peur et du courageavec le couple Paul-Léon. Si la racine detoutes les peurs, c'est la peur de la mort(qu'on se souvienne du beau conte des frèresGrimm, De celui qui partit en quête de la

peur) , est-ce à dire que le vrai courage estcelui du chrétien devant la mort ? Or, il estintéressant de noter que M. de Rosbourgévoque cette mort pour tous à la fin desVacances, juste avant que le narrateurreprenne la parole pour dire rapidement dequoi sera fait l'avenir des différents person-nages :«... Pour bien et chrétiennement mourir, ilfaut bien et chrétiennement vivre, souffrir ceque le bon Dieu nous envoie, être charitablepour tout le monde, aimer Dieu comme notrepère, les hommes comme nos frères »(p. 215).L'histoire du maréchal de Ségur inversait lefutur de la mort dans le passé, alors que lepropos de M. de Rosbourg rappelle que lamort est le futur commun des personnages etdes lecteurs. Et seul l'espoir chrétien permetde surmonter l'angoisse de la séparation.Aux sauvages qui sont désespérés de le voirpartir, M. de Rosbourg répond par le don dubaptême et par cette promesse : « Nous nousretrouverons près de mon Dieu » (p. 155).La mort qui sépare ou la mort qui réunit ?L'espoir est que la mort réunira.

La renaissance de Sophie

Les vacances sont traversées par cette duali-té « séparer-réunir », ceux qui reviennent etceux qui meurent. C'est à partir de cetteangoisse de la séparation qu'il me semblepossible de comprendre la présence et laplace de Sophie dans le dernier volet de latrilogie. On pourrait parler de « guérison » àpropos de Sophie, encore que j'hésite devantce terme médical. Mais c'est une curieuseformule de Paul qui me fait préférer celui de« renaissance ». Sophie avait parlé d'ungrand baquet dans lequel elle avait été mise

(8) Dans son zèle, la Comtesse de Ségur va j u s q u ' à faire ressusciter M. de Fleurville ( p . 180) qui est

p o u r t a n t donné comme mor t au début des Petites filles modèles ( p . 21).

70 / LA REVUE DES LIVRES POUR ENFANTS

Page 10: de la Comtesse Ségur, ou - BnF - Expositions virtuellesexpositions.bnf.fr/livres-enfants/cabinet_lecture/textes/131.pdf · défaire apparaître « Les vacances » comme le roman

à la mer avec son père lors du naufrage(p. 89). Lorsque Paul évoque ce mêmemoment, il emploie un autre mot : « Jecroyais que tu avais dû périr avec ton papa,dans cette vilaine caisse où l'on t'avaitmise... » (p. 102). On pense à la caisse de lapoupée au début des Malheurs de Sophie,mais aussi à la caisse du cercueil. Est-ce lamême ? Une caisse pour naître et mourir,une caisse pour mourir et renaître ?

On ne peut qu'être frappé par le personnagede Sophie dans ce dernier roman. C'en est finides « berquinades », c'en est fini des humilia-tions. Les vacances sont un peu le triomphe deSophie. L'aventure reste certes au masculin,mais Sophie a cependant un statut supérieur àcelui de tous les personnages féminins dutexte, mères incluses. Elle occupe une positioncentrale. Elle n'a pas de robinsonnade àraconter, mais elle a quelque chose d'excep-tionnel à dire. Sophie prend la parole pourdire ce que les autres ignorent et ce qu'elle-même ne sait pas toujours qu'elle savait. Atravers Les vacances, la Comtesse de Ségurtente d'élucider la relation entre la reconquêtede la parole et la remontée du souvenir, ce quiest parole pour Sophie étant bien évidemmentécriture pour la romancière.

Comment se fait cette « renaissance » deSophie ? Il faut souligner tout d'abord lerôle joué par Paul et Lecomte qui sont l'unet l'autre des médiateurs entre Sophie et sonpassé. Lecomte fait deux choses. En resti-tuant à Sophie son nom, il la délivre de lamenace roturière, mais il efface du mêmecoup la faute du père. Que lui donne-t-il ? Safiliation, donc rien qu'elle ne possède déjà.Et c'est à partir de ce moment, à partir de

cette confirmation extérieure du secretd'elle-même, que Sophie va pouvoir com-mencer à parler. Sophie et Lecomte vont sesouvenir l'un et l'autre, l'un pour l'autre etdire ce hors-texte qui est « entre » Les mal-heurs de Sophie et Les vacances et, si l'onpeut dire, « sous » Les petites filles modèles.C'est ici que la Comtesse de Ségur réintro-duit le personnage de Paul, à travers uneinterrogation de Sophie sur le sort de soncousin (p. 75).Le rôle de Paul est d'une nature différente.La réutilisation de cette figure quelque peugémellaire va permettre à la romancièred'opérer deux transferts de Sophie sur soncousin. Le premier nous fait revenir àl'angoisse de la séparation d'avec un parent,tant il est vrai que chez la Comtesse de Séguril s'agit toujours plus d'un singulier qued'un pluriel 9. L'île est un espace clos. C'estdonc l'endroit idéal pour avoir un parenttout à soi et être tout à son parent. Tout aulong du séjour sur l'île, Paul dit sa hantisede la séparation et M. de Rosbourg doitconstamment l'assurer que jamais il nel'abandonnera. Lorsqu'ils racontent leuraventure et qu'à la demande de Marguerite,ils échangent quelques mots en sauvage, quedisent-ils ? Encore une fois, l'angoisse de laséparation (pp. 133-134).On peut se demander si le détail « ethnolo-gique » sur le lien que nouent les sauvages àleurs bras ne relève pas de la même symbo-lique. Entre absence de liens et excès deliens, il faut apprendre à bien gérer nos rap-ports avec autrui. Paul dit d'autre part ceque la Sophie des Malheurs de Sophie n'apas pu dire. De son père, il dit une premièrefois à M. de Rosbourg : « ... Mon proprepère qui ne m'aimait pas et qui ne s'occupait

(9) Tout le temps de la robinsonnade, M. de Rosbourg est un père-mère pour Paul. Il est amusant de

noter que la première nourriture qu'il donne à « son fils » soit une noix de coco, ce qui permet à la

Comtesse d'écrire : « II me fit boire l'eau ou plutôt le lait qu'elle contenait » (p. 112).

N° 131-132 PRINTEMPS 1990/71

Page 11: de la Comtesse Ségur, ou - BnF - Expositions virtuellesexpositions.bnf.fr/livres-enfants/cabinet_lecture/textes/131.pdf · défaire apparaître « Les vacances » comme le roman

jamais de moi » (p. 113), puis une secondefois à Marguerite : « Mon père d'Aubert nem'aimait pas, ni maman non plus » (p. 126).Or, rien dans Les malheurs de Sophien'allait dans le sens de cette interprétation.Il s'agit donc bien d'utiliser Paul pour luifaire dire ici ce que Sophie n'a jamais dit, cequi jamais dans Les malheurs n'est alléjusqu'à la formulation : je ne suis pas aimée,ma mère ne m'aime pas.C'est donc la vue de Lecomte et ce que cetterencontre fait revenir à la mémoire quidéclenche la parole de Sophie. La Comtessede Ségur va associer dans son roman paroleinterdite et perte de la mémoire, parole libé-rée et remontée du souvenir. Il y a dans leroman une mémoire censurée. Sophieexplique à ses amis :

« Je n'en ai jamais parlé, parce que papa etma belle-mère m'avaient défendu de jamaisleur rappeler le passé. J'ai fini par n'y pluspenser moi-même et par l'oublier. J'avais àpeine quatre ans quand tout cela est arrivé »(p. 77).

Son père lui avait interdit de parler du nau-frage, de la mort de sa mère et de son rema-riage (p. 90), sa belle-mère d'évoquer quoique ce soit de ce passé (p. 92). La Comtessede Ségur distingue cependant le silence de lacensure de celui de la charité chrétienne.Quand Paul déclare à M. de Rosbourg queson père ne l'aimait pas, celui-ci s'exclame :« Respect aux morts ! Si tu n'as rien de bonà en dire, n'en parle qu'à Dieu, en priantpour eux » (p. 113). On retrouve uneremarque similaire un peu plus loin, maiscette fois la Comtesse introduit la fonctionlibératrice de la confession :« Jacques : [ . . . ] Je t'assure que, si je ne ledis pas à quelqu'un, cela m'étouffera.— Paul (l'embrassant) : Dis alors, dis, monami ; avec moi ce sera comme si tu n'avaispas parlé » (p. 147).

II y a une parole qui libère de l'étouffementet il faut donc parfois pouvoir parler. Peut-on penser que la Comtesse de Ségur auraitelle aussi une parole étouffée ? L'écritureserait-elle pour elle la parole qui libère ?Les Vacances offre une étonnante expositiondes mécanismes de la mémoire et de leurcomplexité. Le texte souligne à plusieursreprises le lien entre retour à la parole etretour du souvenir. Sophie explique :« A force de n'en plus parler, je n'y ai pluspensé, et je l'avais pour ainsi dire oublié. Lavue du Normand et le peu qu'il m'a racontéont tout rappelé à ma mémoire ; je me suissouvenue de ce que j'avais si bien oublié.Même tout à l'heure, en vous racontant monnaufrage et le mariage de papa, beaucoup dechoses me sont revenues... » (p. 93).

Le narrateur dit ce qu'il y a de troublantdans cette présence du passé que laconscience ignore :« Tous ces événements se représentèrent sivivement à son souvenir, qu'elle ne compritpas comment elle avait pu les oublier etn'avait jamais éprouvé le désir d'en parler »(p. 86).

Le désir, s'il y avait désir, se heurtait àl'interdit parental. Mais si l'interdit était siefficace, c'est bien que Sophie avait quelquechose à enfouir, l'horreur d'avoir assisté à lamort de sa mère. Et la remontée du souvenir

72 / LA REVUE DES LIVRES POUR ENFANTS

Page 12: de la Comtesse Ségur, ou - BnF - Expositions virtuellesexpositions.bnf.fr/livres-enfants/cabinet_lecture/textes/131.pdf · défaire apparaître « Les vacances » comme le roman

fait revenir la scène dans sa présence de cau-chemar :« Je crois entendre les cris de maman et dema tante quand la chaloupe s'est éloignée etpuis quand elle s'est enfoncée dans lavague » (p. 93).

Ce qui délivre Sophie de ce cauchemar, cen'est pas que Mme de Fleurville devienne samère d'adoption, mais qu'elle puisse voirune dernière fois Mme Fichini. Sophie estappelée au chevet de sa belle-mère qui estmourante. Elle s'y rend avec M. deRosbourg. Elle a un mouvement de terreuren entrant dans le château et le texte nousdit : « Tout était resté dans le même état »(p. 208). Sophie marche dans ses souvenirs :il n'y a plus d'espace entre le passé et le pré-sent, le temps est aboli.

L'apaisement se fait en trois temps. Loin detoute vraisemblance réaliste, la romancièreva tout d'abord mettre dans la bouche deMme Fichini ce que Sophie veut entendre.Elle veut entendre sa belle-mère dire qu'ellea été une mauvaise mère, qu'elle a renduSophie malheureuse. Et c'est bien le point devue de Sophie que prend Mme Fichini quandelle dit à Sophie : « Ton malheur [... ], tespénibles souvenirs » (p. 210). Puis celle quifut par deux fois adoptée va faire acted'adoption. En promettant de prendre soin

de sa demi-sœur, Sophie redouble Mme deFleurville et affirme que l'adoption peut êtreun don et non pas une tyrannie. Il y a enfinune femme qui tente de mourir dans la paixde Dieu et qui, il faut bien le dire, n'a plusde pouvoir sur Sophie :« [M. de Rosbourg] prit Sophie par la mainet tous deux quittèrent en silence ce châteauoù mourait une femme qui, deux ans aupa-ravant, faisait la terreur et le malheur de sabelle-fille » (p. 211).

Quel rapport entre la parole de Sophie etl'écriture de la romancière ? La Comtesse deSégur nous dit d'une certaine manière dansLes vacances pourquoi elle a écrit Les mal-heurs de Sophie, pourquoi il y a trois texteset non pas deux. De l'étrange expériencequ'elle est en train de faire de la remontéedu souvenir, Sophie dit ceci :« C'est singulier qu'on puisse si bien oublierpendant des années ce dont on se souvient siclairement après » (p. 93).

La fin des Vacances n'est pas seulement lafin d'un roman et la fin d'une trilogie. Ellenous apparaît aussi comme la fin de quelquechose d'intime et d'angoissant, qui est lié àl'enfance, que la Comtesse de Ségur a faitprendre en charge par le personnage deSophie et dont elle se délivre à travers l'écri-ture. •

_--rT\

N° 131-132 PRINTEMPS 1990/73