de goupil a margot - louis pergaud

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Louis Pergaud

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  • LOUIS PERGAUD

    De Goupil Margot

    Histoires de Btes

    PARIS

    MERCVRE DE FRANCEXXVI, RUE DE COND, XXVI

  • LA TRAGIQUE AVENTUREDE GOUPIL

    Au peintre Jean-Paul Laffite.

  • ICtait un soir de printemps, un soir tide de mars que rien ne distinguait des autres, un soir depleine lune et de grand vent qui maintenait dans leur prison de gomme, sous la menace dune gelepossible, les bourgeons hsitants.

    Ce ntait pas pour Goupil un soir comme les autres.Dj lheure grise qui tend ses crpes dombre sur la campagne, surhaussant les cimes,

    approfondissant les vallons, avait fait sortir de leur demeure les btes des bois. Mais lui, insensibleen apparence la vie mystrieuse qui sagitait dans cette ombre familire, terr dans le trou durocher des Moraies o, serr de prs par le chien du braconnier Lise, il stait venu rfugier lematin, ne se prparait point sy mler comme il le faisait chaque soir.

    Ce ntait pourtant pas le pressentiment dune tourne infructueuse dans la coupe prochaine aulong des rames, car Renard nignore pas que, les soirs de pleine lune et de grand vent, les livrescraintifs, tromps par la clart lunaire et apeurs du bruit des branches, ne quittent leur gte que forttard dans la nuit ; ce ntait pas non plus le froissement des rameaux agits par le vent, car le vieuxforestier loreille exerce sait fort bien discerner les bruits humains des rumeurs sylvestres. Lafatigue non plus ne pouvait expliquer cette longue rverie, cette trange inaction, puisque tout le jouril avait repos, dabord allong comme un cadavre dans la grande lassitude conscutive auxpoursuites enrages dont il tait lobjet, puis enroul sur lui-mme, le fin museau noir appuy sur sespattes de derrire pour le protger dun contact ennuyeux ou gnant.

    Maintenant sur les jarrets replis, les yeux mi-clos, les oreilles droites, il se tenait fig dans uneattitude hraldique, laissant senchaner dans son cerveau, selon les besoins dune logique instinctive,mystrieuse et toute puissante, des sensations et des images suffisantes pour le maintenir, sansquaucune barrire tangible le retnt, derrire le roc par la fissure duquel il avait pntr.

    Cette caverne des Moraies ntait pas la demeure habituelle de Goupil : ctait comme le donjono lassig cherche un dernier refuge, le suprme asile en cas dextrme pril.

    A laube encore ce jour-l, il slait endormi dans un fourr de ronces lendroit mme o ilavait, dun matre coup de dent, bris lchine dun levraut rentrant au gte et de la chair duquel ilstait repu.

    Il y sommeillait lorsque le grelot de Miraut, le chien de Lise, le tira sans mnagements du demi-songe o lavaient plong la tideur dun soleil printanier et la tranquillit dun apptit satisfait.

    Parmi tous les chiens du canton qui tour tour, au hasard des matins et la faveur des rosesdautomne, lui avaient donn la chasse, Goupil ne se connaissait pas dennemi plus acharn queMiraut. Il savait, layant prouv par de chres et dures expriences, quavec celui-l toute ruse taitinutile ; aussi ds que le timbre de son aboi ou le tintement du grelot dcelaient son approche, filait-ildroit devant lui de toute la vitesse de ses pattes nerveuses, et, pour drouter Lise, contrairement auxinstincts de tous les renards, contrairement ses habitudes, il allait au loin faire un immense contour,suivait des chemins la faon des livres, puis, revenu vers les Moraies, dvalait toute vitesse leremblai de pierres roulantes aboutissant son trou, certain que ses pattes navaient pas laiss sonennemi le fret suffisant pour arriver jusqu lui.

    Ctait l sa dernire tactique que nul vnement fcheux ne lui avait fait modifier encore, et cejour-l, comme lordinaire, elle lui avait russi ; mais Goupil navait pourtant pas lesprittranquille, car, quelques dizaines de sauts du sentier, il lui avait sembl voir, dissimul derrire left dun foyard, la stature du braconnier Lise, le matre de Miraut.

  • Goupil le connaissait bien : mais il navait pas cette fois tressaut au tonnerre du coup de fusil quisignalait chaque rencontre des deux ennemis ; il navait pas entendu siffler ses oreilles le ventrapide et cinglant des plombs, de ces plombs qui vous font, malgr la toison dhiver, des morsuresplus cuisantes et plus profondes que celles des grandes pines noires. Il doutait, et de cetteincertitude tait ne linquitude vague, linstinct prservateur qui, avant la douloureuse vidence, lemaintenait dans la caverne au bord du danger pressenti.

    Terr au plus profond du roc, il avait peru des bruits suspects qui pouvaient bien, la rigueur,ntre que le roulement des derniers cailloux branls sous ses pattes, mais un bti trange, quilnavait jamais remarqu, semblait dmentir cette facile explication.

    Goupil flairait un pige. Goupil tait prisonnier de Lise.

  • II

    Il semblait fig dans une altitude apathique et sphinxiale, mais les pattes de devant agites de frissons fleur de poil, la pointe des oreilles frmissant aux rumeurs plus accentues qui montaient dans lanuit, les clairs fugaces des yeux dilatant une pupille oblongue sous le rideau mi-baiss des paupiresindiquaient que tout en lui veillait intensment.

    La profonde mditation du vieux routier dura toute la nuit. Rien dailleurs ne le forait sortir.Son estomac, habitu des jenes frquents et prolongs, suffisamment lest du matin par la pturedont la chair de livre avait fait les frais, lincitait au contraire ne pas quitter le refuge dlectionqui lavait si souvent abrit aux heures prilleuses de sa vie.

    Encore que la nuit ft plutt sa complice, il tait trop mfiant pour oser profiter de linsidieuseprotection de son silence et de sa tnbre. Il attendait laube prochaine dans le pressentiment quelleapporterait le fait nouveau qui, confirmant ses soupons ou raffermissant ses esprances, le feraitdcider de la conduite tenir.

    Les heures succdrent aux heures. La lumire de la lune devint plus clatante et dtacha sur leciel qui semblait noir le profil plus noir des branches au bout desquelles les renflements desbourgeons, lextrmit invisible des rameaux, formaient sur la fort comme un brouillard lger.

    De longues files de rames, alignes paralllement, et coupes par les bcherons aprs la montede la sve, prolongeaient en dinfinies perspectives des pousses mourantes.

    Les merles, qui, au crpuscule, rivalisaient dentrain et lanaient aux quatre vents les harmonies deleurs solfges, staient tus depuis longtemps. Seul, le tambour du vent roulait sans hte et sans cesse travers les branches, relev et l par quelques miaulements de chouettes ou ululements dehiboux, tandis que de la terre nubile montait une odeur indfinie, subtile et pntrante, qui semblaitcontenir en germe celle de tous les parfums sylvestres.

    Comme laube poignait, lhomme parut prcd de Miraut. Goupil entendit lore du terrier lereniflement du chien qui lventait et lnergique juron du braconnier supputant de la patience et delendurance bien connues des renards la dprciation de la fourrure argente quil comptait bienlever sur la chair de sa victime enfin capture.

    Cependant Goupil, passant sa langue rouge sur son museau chafouin de vieux matois, se flicitait sa faon davoir chapp au danger immdiat et allait chercher les moyens de se soustraire sonennemi.

    Deux seulement se prsentaient : il fallait ou fuir, ou, bravant la faim, lasser la patience du gelierqui croirait peut-tre une fuite vritable et lverait le pige. Celte seconde tactique ntait quunpis-aller et ce fut la premire que Renard dabord donna la prfrence.

    Le pige lui dfendant lentre du trou, Goupil, de la patte et du museau, sonda mticuleusementles parois de sa prison. Linspection en fut brve : du roc en arrire, du roc en haut, droite et gauche du roc : impossible de rien tenter ; sous lui, dnns un terreau noirtre, les griffes de ses pattessimprimaient en demi-cercle ; peut-tre le salut tait-il l ? Et aussitt, avec le courage et la tnacitdun dsespr, il se mit fouir cette terre molle.

    Au bout de la journe il avait creus un trou dun bon pied de profondeur et de la grosseur de soncorps quand les griffes de ses pattes fatigues crissrent sur quelque chose de dur la pierre tait l.Goupil creusa plus loin de la pierre encore ; il gratta toujours, il gratta toute la nuit, esprant dansle rocher la faille libratrice

    Lentement selon une courbe inflexible et cruelle, le plancher de roc remontait insensiblement pour

  • venir affleurer lentre du terrier ; mais Renard enfivr ne sen aperut pas : il grattait, il grattaitavec frnsie

    Il gratta trois jours et trois nuits, mordant la terre avec rage, bavant une salive noirtre ; il susales griffes, il se broya les dents, il se meurtrit le museau, il bouleversa toute la terre de la caverne.Impitoyablement le rocher tendait son impntrable derme, et le misrable prisonnier, affam,enfivr parmi le chaos lamentable de la terre remue, aprs avoir lutt jusqu lpuisement completde ses forces tomba et dormit douze longues heures du sommeil de plomb qui suit les grandesdfaites.

  • III

    Sous les tiraillements violents de son estomac depuis longtemps dlest, Goupil sveilla parmi ledsarroi morne du terrier ? Une aube candide riait derrire sa faille de roc ; les bourgeonsspanouissaient ; des gammes de verdure propageaient la joie de vivre sous le soleil et les concertsdes rouges-gorges et des merles emplissaient lespace dune symphonie de libert qui devait nerverhorriblement les oreilles du captif. Le sentiment de la ralit rentra dans son cerveau comme un coupde dent dans le ventre dun livre, et, rsign, il saffermit sur les jarrets dans la position la pluscommode pour rver, pour jener et pour attendre. Et l, devant lui, hantise affolante, ironique dfi sa patience, le pige se dressait.

    Ctait un rudimentaire trbuchet invent par Lise : deux montants comme les bois dun chafaudsupportaient un plateau de chne, qui semblait les prolonger. Mais, grce un ingnieux mcanisme,quand un intrus sengageait dans ce passage fatal, le plateau de chne affil sur les cts,tratreusement glissait comme un couperet par une rainure mnage dans les montants et lui brisait lesreins.

    Alors, excit par la faim, le cerveau de Goupil revcut le voluptueux souvenir des lippesfranches, voqua les images dorgies de chair et de sang, pour retomber plus modeste aux nourrituresfrugales des jours dhiver, aux taupes creves dvores au bord des chemins, aux baies rougesglanes aux buissons dpouills, aux pommies sauvages dcouvertes sous la pourriture humide desfrondaisons dchues.

    Que de livres pincs aux croisades des tranches, aux carrefours des chemins de terre, delevrauts occis dans les champs de trfle ou de luzerne, et les perdrix surprises dans leurs nids, et lesufs goulunent gobs, et les poules hardiment voles derrire les mtairies sous la menace desmolosses et des coups de fusil des fermiers !

    Les heures se tranaient horriblement identiques, augmentant de nouveaux tiraillements la sommede ses souffrances.

    Stoquement immobile, lestomac appuy sur le sol comme sil voulait le comprimer, Goupil, pouroublier, se remmorait les dangers anciens auxquels il avait chapp : les fuites sous les voles deplomb, les crochets pour dpister les chiens, les boulettes de poison tentant sa faim. Mais il revoyaitsurtout se lever, avec une prcision plus terrible, du fond des jours mauvais, certaine nuit dhiverdont tous les dtails staient gravs en lui ; il la revivait entire dfilant sur lcran lumineux de sammoire fidle.

    La terre est toute blanche, les arbres tout blancs, et dans le ciel clair les toiles qui scintillentdurement versent une clart douteuse, froide et comme mchante. Les livres nont pas quitt leurgte, les perdrix se sont rapproches des villages, les taupes dorment au recoin le plus solitaire deleurs galeries souterraines ; plus de prunelles geles aux pines des combes, plus de pommessauvages sous les pommiers des bois. Plus rien, rien que celte blancheur scintillante et molle enpaillettes cristallines que la gele rend plus subtile et qui sinsinue jusqu la peau malgrlpaisseur de la toison.

    Le village au loin dort sous lgide de son clocher casqu de tle. Il sy dirige et en faitprudemment le tour, puis, raccourcissant ses cercles, captiv par lespoir dun butin, sen approchepeu peu.

    Pas de bruits si ce nest, de quart dheure en quart dheure, la note grle, ngligemmentabandonne au silence par lhorloge du clocher ou le bruit mtallique des chanes agites par les

  • bufs rveills dans leur sommeil.Une forte odeur de chair parvient jusqu son nez : quelque bte creve sans doute abandonne l,

    et dont la putrfaction commenante chatouille dlicieusement son odorat daffam.Prudemment il va, rasant les murs de clture, profitant de lombre des arbres, jusqu quelques

    sauts de lendroit o il la devine gisant, masse brune sur la vierge blancheur de la neige.La maison den face dort profondment ; la baie tranquille dune grande fentre semble attester de

    sa solitude ou de son sommeil.Mais Goupil est souponneux. M par sa logique instinctive, il slance bravement toute vitesse

    dans lespace dcouvert, et passe sans sy arrter devant la charogne, les yeux fixs sur la fentresuspecte. Un autre que lui naurait rien remarqu ; mais le regard perant du vieux sauvage a vubriller au coin suprieur dune vitre un infime reflet rougetre, et cen est assez, il a compris.

    Lhomme l derrire peut armer son fusil et se prparer tirer : les plombs ne seront pas pour lui.Car Goupil est sr que derrire cette croise silencieuse un homme veille, un de ses ennemis, unassassin de sa race ; il a teint la lampe pour faire croire au sommeil, mais les soupiraux de sonpole, quil a nglig de fermer, viennent de dceler sa prsence, et Goupil, qui a dj entendu descoups de feu dans la nuit, sait maintenant pourquoi il veille. Qui sait combien dautres, moinsmfiants, ont pay de leur vie limprudence de sexposer si belle porte au coup de feu delassassin ! Et Goupil a reconstitu les drames : lhomme tranquillement assis dans sa maisonmystrieuse, spculant sur la misre des btes, offrant leur faim de quoi sapaiser, et, le momentvenu, protg par lombre complice, fusillant ses victimes par le carreau entrouvert.

    Cest l quont pri ses frres des bois, qui, moins rsistants que lui, se sont aventurs vers levillage et quil na jamais revus.

    Et Renard reprend, petits pas, toujours dissimul, le chemin de son bois, quand, la crte dunmur, une silhouette fline sest prcise dans la lumire. Ses grands yeux sombres ont choqu dans lanuit les prunelles phosphorescentes du domestique, et, dun bond formidable, il slance sur sestraces.

    Le chat sait bien que la menace de ses griffes, suffisante pour rfrner laudace des chiens,narrtera pas llan du vieux sauvage et que la fuite ne le protgera pas non plus de latteinte deGoupil. Mais un pommier est proche. Il y atteint, il y grimpe dj quand un coup de dent sec larrteet le livre son ennemi qui lachve. Et la nuit silencieuse retentit dun sinistre et long miaulement,un miaulement de mort qui fait longtemps aboyer au seuil de leur niche ou au fond des tables tous leschiens du village et des fermes voisines.

    Et dautres souvenirs encore chantrent ou frmirent en lui pendant que les heures enchanaientleurs maillons monotones et que les jours sternisaient.

    Puis les ides de Goupil simprcisrent, se brouillrent : les souvenirs des repues se mlrentpour deffrayants cauchemars aux images de terreur : des rondes fantastiques de livres tournaientautour de lui, tirant des coups de fusil qui labouraient sa peau, lui enlevant de longues tranes depoil sans parvenir lachever. Une fivre intense le prenait ; son museau noir si froid schauffait,ses yeux devenaient rouges, ses flancs battaient, sa longue et fine langue pendait hors de sa gueulecomme un torchon humide et chiffonn, laissant perler de temps autre, au bout dune gouttirecentrale, une goutte de sueur quil ramenait dun mouvement sec dans sa gueule en feu pour larafrachir.

    Le temps fuyait. Il avait flair son pige et cherch pour lviter comprendre le danger, mais soncerveau de sauvage ne comprenait rien aux mcaniques des hommes, et cet inconnu plein dunmystre angoissant, il avait prfr la faim dans la scurit du refuge.

  • Un matin il eut une joie et crut sa dlivrance. Lhomme vint. Il resta l quelques instants, remuaquelque chose et repartit ; mais le juron terrible dont il souligna son dpart ne laissa quune trsvague esprance au cur de Renard. Lise navait fait quessayer le pige, et, maintenant, tous lesjours, laube, il revenait sentant proche le dnoment.

    Pendant ce temps, la fivre tenaillait Goupil de plus en plus. Tantt il restait allong de longuesminutes, haletant dsesprment, tantt il se relevait et tournait en rond autour de sa prison pour ychercher une issue quil esprait toujours sans jamais trouver.

    Une lune chancre, une lune de dernier quartier gravissait lhorizon, une lune rouge. Ntait-cepas un quartier de viande saignante quune puissance cruelle promenait dans le ciel sur un plateau denuages ! Fixe, Renard tendait vers elle un cou amaigri, un museau hve, des yeux immenses. Commeau premier soir de sa captivit, le cor du vent, dun souflle puissant, retentissait dans les corridors deverdure, et Renard croyait entendre le flux et le reflux des abois dune meute immense qui scrapprochait peu peu ; ou bien le bourdonnement de son cerveau lui semblait un bruit de source, etpour y dsaltrer sa soif dvorante, il tournait sans fin sur lui-mme, cherchant de tous cts leau,leau limpide quil lapperait longuement.

    Laube du onzime jour panchait une clart laiteuse au haut des futaies voisines. Il fallait en finir.Brusquement, Goupil fut dcid et, sans regarder autour de lui, affermissant dans une nergie sombreses pauvres pattes amaigries, il prit un lan dsespr et slana dans linconnu !

  • IV

    Sous la lourdeur apparente dont il masquait la vivacit de sa dmarche, Lise, ce jour-l commeles jours prcdents, gravissait la cluse troite o les clous de ses gros souliers avaient fray parleurs dures empreintes un vague sentier aboutissant la prison de Goupil.

    En chien bien dress, le fidle Miraut le prcdait de quelques sauts. Celui-ci dordinaire nedpassait jamais, la qute, une certaine distance quune longue habitude et une entente rciproqueavaient consacre. Mais ce jour-I Lise, par des sifflements brefs et ritrs, tait oblig derappeler son vieil associ aux conventions anciennes.

    Le nez au vent, le fouet battant, Miraut ventait une proie et Lise, pensant au sort de Goupil,frottait de joie lune contre lautre ses grosses mains calleuses. Mais il naccentua pas son allure etcontinua son chemin vers le terrier o le chien qui lavait devanc, camp sur ses quatre pattes, lemufle tendu, lil fixe, le corps cras, la queue rigide, nattendait pour bondir que la prsence et lesigne de son matre.

    Sous le poids du plateau de chne qui stait affaiss, Renard, efflanqu, demi-pel, gisait sur leflanc droit, Iarrire-train pris par le pige qui lavait arrt la jointure des cuisses, et, le lecouchant un peu sur le flanc, avait protg dun choc mortel la colonne vertbrale du fugitif. Unemucosit blanchtre sortait des narines et ses grands yeux rouges et chassieux staient ferms avec lechoc qui lui avait fait perdre connaissance. Il y avait peut-tre un quart dheure quil tait ainsilorsque parut Lise.

    Un sourire mchant et ddaigneux indiquait que le triomphe du vainqueur tait mitig par le peu decas quil faisait de la valeur du vaincu. La peau ne valait plus rien, et quel pauvre diable, si affamft-il, aprs avoir selon la coutume laiss geler la chair pour lui enlever en partie son odeur desauvage, et os sattaquer une aussi minable dpouille !

    Tout coup le braconnier qui observait attentivement sa victime, vit frmir les flancs de Goupil.Celui-ci, en effet, ntait quvanoui.

    Une ide aussitt, une ide froce de vengeance et de farce germa dans le cerveau de Lise.Silencieux toujours, il dtacha le collier de son chien quil boucla immdiatement au cou de

    Renard et fouilla les poches dun vieux pantalon de droguet qui laissait voir par endroits la tramebleutre du coton, Avec des morceaux de ficelle quil en tira, il confectionna fort vite une solidemuselire dans laquelle il enferma le museau du vieux fouinard, lui lia avec son mouchoir les pattesde derrire, dmonta le pige, quil dissimula dans un fourr voisin, puis, de ses deux mainssaisissant Renard par les quatre pattes, le jeta sur ses paules comme un collier et reprit de son mmepas rapide et lourd le chemin du village.

    Miraut suivait par derrire, lil riv au nez pointu qui ballottait sur lpaule de lhomme.Le rythme de la marche, la chaleur du soleil, lair balsamique et pur de ce beau matin de printemps

    rendirent peu peu Goupil lusage de ses sens.Ce fut dabord une sensation trs douce de soulagement et de lgret qui contrastait avec la

    douleur aigu et langoisse atroce prouves en sentant le pige qui le happait ; puis lagrabledilatation de ses poumons sous la pousse de lair frais et odorant suscita le souvenir jumeau destemps de libre divagation dans les bois, enfin, ce fut pour lui une joie inconsciente de revoir traversles brumes du sommeil la saine clart et de jouir du beau soleil qui montait lhorizon.

    Mais au fur et mesure que la conscience lui revenait les sensations se modifiaient ; dabord cefut aux pattes et au cou une impression de gne et dans la tte un sentiment de lourdeur ; puis

  • brutalement la sensation dune odeur trangre, lodeur de lhomme et du chien mordant son cerveausans souvenir le rappela violemment la ralit. Il ouvrit tout grands ses yeux de fivre et vit tout :lhomme qui le portait, le chien qui le suivait, ses pattes emprisonnes dans les rudes mains dubraconnier, et le village au loin avec ses toits de laves, ce village mystrieux plein de piges etdennemis.

    Il eut un roidissement instinctif et dsespr de tout son tre, une dtente formidable de tous sesmuscles pour tenter de se faire lcher de Lise et de prendre sa fuite travers la fort. Mais lhommeveillait ; il serra plus fort ses poings noueux qui froissrent dune treinte plus troite les pattes dumalheureux et Miraut, par des grognements significatifs, affirma lui aussi son implacable vigilance.

    Une angoisse plus terrible qui lui fit oublier tout : la faim, la soif, la souffrance, tortura de nouveaule cerveau de Goupil. Le danger avait chang de forme, mais il tait plus immdiat, plus certain, plusterrible encore. Il regretta presque les heures atroces o il mourait de faim dans son trou et sedemandait quel supplice il allait tre vou avant de mourir.

    Il se voyait dj attach par les quatre membres, livr la dent des chiens ou servant de cible auxcoups de Lise. Il se reprsentait demi corch, la chair pantelante, les os briss et croyait sentirsenfoncer dans ses muscles les plombs aigus, venus on ne sait do, qui restent comme une pineinarrachable et par les trous desquels le sang coule, coule toujours, sans cesse et sans remde.

    Miraut dj montrait des crocs aigus, et, pour rpondre cette provocation, Goupil, travers lesmailles de la muselire, dcouvrait lui aussi, sous un froissement de mufle, des gencives dcoloresdo jaillissaient des canines pointues. Ah ! quil et mordu volontiers le bourreau qui le portait,mais celui-l tait bien sr de limpunit et, railleur impitoyable, continuait en souriantsilencieusement sa marche vers le village.

    Renard en percevait les bruits quil connaissait peu prs pour avoir jadis dissoci les rumeurstudies de loin : daucuns lui taient indiffrents ; dautres touchaient plus particulirement sa viede chasseur de flins et damateur de basse-cour, dautres enfin, les plus terribles, lui rappelaient quelhomme et son fal le chien taient des ennemis sur la clmence desquels il ne devait jamaiscompter : ctait des meuglements de vache, des grincements de voitures, des gloussements devolailles, des abois de chiens et des cris aigus de gamins jouant et se disputant au seuil des maisons.Le vaincu se voyait dj entour dun cercle froce, dune triple haie infranchissable dennemis etsentait de plus en plus sa perte impossible conjurer.

    De bonheur pour lui, Lise habitait une maisonnette un peu lcart. Il sengagea dans une ruelleborde de deux haies daubpine ou des galopins qui cueillaient la violette smerveillrent de labte curieuse et mchante quil rapportait et lui firent escorte jusqu sa demeure.

    Avec une corde il fixa Goupil au pied du lit dans la chambre du pole et djeuna dun bol desoupe fumante que lui servit sa femme ; puis il vaqua sa besogne journalire, laissant sous la gardede Miraut le vieux fauve musel qui sattendait toujours voir le chien bondir sur lui pour ledchirer.

    Il nen fut rien cependant et Miraut se contenta de se coucher en rond sur un sac de toile auprs dupole, en lui jetant de temps autre des regards de haine, conscient de la responsabilit qui luiincombait.

    Des rumeurs enfantines de cris, de disputes, de rires enveloppaient le prisonnier dune atmosphredangoisse ; tous les gamins du village prvenus par ceux qui avaient vu montaient la garde autour dela maison dans lespoir de voir aussi.

    Quelquefois un deux, plus hardi, se haussant jusqu la croise, hasardait un rapide coup dilsur linlrieur mystrieux, puis, interrog par les autres et nayant rien vu, se rfugiait dans un silence

  • plein de sous-entendus.Cette rumeur tait une menace pour Goupil. Une sensation daccablement envahissait de plus en

    plus son cerveau ; ahuri par tant dvnements il ne savait plus et devenait inconscient. Il ne saperutpas que le jour baissait, mais il frmit lorsque le braconnier revint avec plusieurs autres ennemis demme odeur que lui et qui faisaient sortir de leurs pipes de longues bouffes de fume bleue. Ilsriaient.

    Goupil ignorait lodeur du tabac : elle le prit au nez et la gorge comme ltrangleuse avant-courrire de la mort. Il ne comprenait pas le rire. Si Miraut, observateur et fin, avait pu comprendreque ce signe extrieur chez son mailre correspondait pour lui des caresses et des bons morceaux ;sil sessayait lui-mme comme beaucoup de ses congnres un retroussis plus ou moins gracieuxdes babines pour faire comprendre lhomme sa bonne humeur et sa soumission, il nen tait pasainsi pour le vieux sauvage qui ne voyait dans cette manifestation que les chicots de dents, jaunis parle tabac, trouant des mchoires froces, et des ventres qui bougeaient comme sils eussent vouluhapper deux-mmes une proie convoite.

    Goupil ne pouvait tablir de relations quentre ces dents quil voyait saillir et ces ventres quilvoyait remuer, et ctait pour lui un signe terrible de danger et de menace.

    Lise parlait en gesticulant et les bouches devenaient plus grandes et les dents devenaient pluslongues et les ventres se trmoussaient plus violemment et les physionomies devenaient plusterribles. Le dnouement tait proche.

    Tranquillement, comme pour en rgler les derniers apprts, les hommes sassirent tandis que Liseprparait les instruments qui devaient servir la torture du condamn et que celui-ci, se mussant aucoin du lit, essayait en vain de se dissimuler et aurait voulu se fondre et disparatre.

    Enfin le braconnier parut avoir termin. Il tenait dune main comme une mchoire noire de mtal,de lautre une petite sphre mtallique creuse, perce en haut de deux trous ronds qui semblaient deuxyeux de cadavre et en bas dune large fente semblable une bouche distendue par un rire mchant.

    Brusquement il fondit sur Goupil, dont il serra le poitrail et le cou entre ses genoux. Celui-ci sesentit perdu et aprs une vaine vellit de rvolte, devant limpossibilit mme dune vagueesprance, sabandonna son sort. Il sentit le froid du fil de fer lui entourer le cou, il vit la mchoirede mtal, la tenaille dacier se fermer brusquement sur ce fil et sentit ce nouveau collier quiprogressivement resserrait sur son cou son treinte implacable On allait ltrangler !

    Mais Lise, passant un doigt entre le cou et le fer, suspendit le supplice, rejeta aprs lavoir dfaitle collier de cuir de Miraut, puis, saisissant par la sphre de mtal Goupil ahuri, le trana vers laporte suivi du chur sauvage et impitoyable des hommes.

    Dans la direction de la mare do, comme des ptillements cristallins, jaillissait le chant descrapauds, le braconnier fit sortir Goupil, et, avant que celui-ci et pu rien comprendre ce qui sepassait, Lise, avec un formidable coup de pied au derrire, le lanait au large de la nuit.

  • VRenard ne chercha pas comprendre, et dinstinct, comme le poisson sorti de leau fait des bondsvers sa rivire, il fila toute vitesse vers la fort natale. Mais horreur, le grelot de Miraut, le grelotfatal, le mme qui lavait veill dans les ronces sur les reliefs du livre le suivait dans sa course.

    Non, ce ntait point une hallucination, ctait bien le grelot qui, distinctement, dtachait ses notesgrles et saccades sur les rumeurs bourdonnantes du silence maries aux crpitements dinsectes.

    Miraut ne donnait pas de la voix, de ces coups de gueuie prolongs et rguliers qui retentissaientquand il suivait sa piste et que tous les chos du bois lui renvoyaient. Cette poursuite silencieuse nentait que plus terrible, plus affolante par le mystre dont elle sentourait. Le chien sans doute devaitle serrer de prs, il sapprtait peut-tre le saisir et Renard croyait chaque instant sentir un crocaigu lui traverser la peau ; dj il croyait percevoir le froissement des muscles des jambes du limiersefforant latteindre et la respiration prcipite de ses poumons essouffls.

    Ctait une lutte de vitesse, une lutte dsespre dans laquelle le mieux muscl, le plus persvrantvaincrait lautre.

    En attendant, et paralllement, sans rien gagner ni rien perdre, le grelot sattachait rsolument sestrousses. Lutte hroque, mais ingale : dun ct, le chien plein de vigueur, altr de vengeance ; delautre, Goupil affam par onze jours de jene, affaibli par la fivre et soutenu seulement parlinstinct de conservation qui lui ferait user ses dernires forces avant de sabandonner son sort.

    Redoublant de vitesse il senfona dans la nuit ; il ne regardait rien, ne sentait rien, ne voyait rien ;il nentendait que le bruit du grelot dont chaque tintement comme un coup de fouet cinglait soncourage chancelant, relevait ses pattes qui butaient et semblait frotter dune huile rconfortante sesmuscles recrus.

    La lisire du bois tait proche avec son mur bas aux pierres moussues, croules par endroits, sonfoss demi combl ; il le franchit dun bond une brche de mur, prs de louverture dune tranchedo les livres sortaient habituellement pour aller pturer. Il passa l sans rflchir, pouss par uneforce instinctive qui lui disait peut-tre que le chien abandonnerait sa piste pour courir un livredboul devant eux ; mais Miraut tait tenace et le grelot continua de tinter avec lui.

    La tranche rectiligne, non lague par les gardes, semblait bondir vers une sommire commeune immense arche de verdure, do les branches plus basses pendaient comme des guirlandes. Lestoiles travers leur lacis sallumaient discrtement, les merles reprenaient sur cent thmes diffrentsleur chanson crpusculaire, et des bandes innombrables de hannetons, slevant des champs et volantvers les jeunes verdures du bois, faisaient une rumeur lointaine et intense de vague qui senflait etsapaisait tour tour.

    Renard fuyait, fuyait perdument, dpassant sans mme les regarder les bornes de pierre derstranches, coupant lune pour reprendre lautre, lchant le taillis pour la coupe et la coupe pour laplaine, toujours poursuivi par limplacable grelot.

    La lune se leva. Goupil regagna les taillis, puis les fourrs pais au travers desquels son habiletde vieux forestier le faisait glisser rapide comme une ombre sur un mur et o il esprait bien, lafaveur des ronces et des clmatites, faire perdre sa trace au limier farouche qui lui donnait la chasse.

    Il tournait autour des chnes, glissait sous les enchevtrements de ronces qui le mordaient aupassage sans arrter ni ralentir son dlirant lan ; il sengloutissait sous des tunnels de vgtationsneuves, pour rejaillir, cinq ou six pas plus loin, dans lclaboussement dune gerbe de clart, ettoujours, toujours derrire lui le tintement du grelot sonnait comme son glas funbre, un glas

  • monotone et ternel.Sous ses pas des btes se levaient, des vols brusques doiseaux surpris souvraient, troues noires

    svanouissant dans le demi-jour sinistre du sous-bois ; des hiboux et des chouettes, attirs par le sondu grelot, suivaient de leur vol silencieux cette course trange et nouaient au-dessus de sa tte leursvols mous.

    Renard senfona rsolument dans les fourrs les plus pais ; un instant, une clmatite larrta aupassage, dun brusque sursaut il la rompit, repartit, et le grelot cessa de se faire entendre. Uneesprance gonfla la poitrine de lvad et banda ses muscles dune force nouvelle ; Miraut, sansdoute, lavait perdu de vue, et il fila comme une flche droit devant lui. Il courut deux cents, troiscents sauts peut-tre dans ce silence plein desprance, puis, pour bien sassurer de sa solitude,sarrta net et jeta un coup dil en arrire.

    Il navait pas encore tourn la tte que le son grle et saccad du grelot dchirait de nouveau sonoreille et le rejetait avec toutes les affres du doute dans une nouvelle course travers les bois.

    Il courut toute la nuit, sans une trve, jusqu ce que ses pauvres pattes enfles et raides sedrobant sous son corps le jetrent sur le sol, loque inerte, quelques pas dune source o il roulainconscient, demi mort, sans un regard et sans une plainte.

    Et aussitt, comme si son uvre tait accomplie, le grelot se tut.

  • VI

    Nul ne saurait dire le temps que Goupil passa dans cette prostration totale qui ntait plus la vie etntait pas encore la mort. La force vitale du vieux coureur des bois devait tre bien puissante pourquelle pt, aprs tant de jene, tant dmotions, tant de fatigue et tant de souffrances, le rveiller desa lthargie et le rejeter la lumire.

    Rien ne surnageait dans le chaos de ses sensations. Au milieu du bon silence protecteur quilenvironnait et avant mme que son estomac le rappelt trop vivement la douloureuse ralit, ce futau cou une sensation de gne qui lveilla : ce fil de fer de Lise sur lequel trangement sa pense sefixait et sa vie nouvelle semblait se condenser. Dailleurs deux sensations pouvaient-elles trouverplace dans son cerveau affaibli ! tait-il veill ? Dormait-il ? Rvait-il ? Il ne savait pas. Ses yeuxtaient clos, il les ouvrit. Il les ouvrit lentement, sans bouger le corps, et les promena sur le paysagepaisible qui lenvironnait ; puis, avec des lenteurs calcules, les lenteurs auxquelles il savait se plierquand, guid par son subtil odorat, il sapprochait le soir des compagnies de perdreaux, il tourna latte autour de lui. Rien de suspect ; il respira. O donc avait pu passer le chien ? vanouicomme un mauvais songe. Peut-tre, aprs tout, navait-il fait quun long cauchemar ? Mais non, cefer, ce fil de fer bien gnant restait l pour affirmer la rtrospective horreur de son effrayantecaptivit !

    Instinctivement, Goupil y porta la patte dans lespoir peut-tre de sen dgager ; mais il ne lavaitpas plutt touch que le grelot rsonnait de nouveau et quil saffaissait sur lui-mme, sentant courirtout le long de son chine un long frisson dpouvante. Il ne pouvait plus fuir il nen avait plus laforce. Dun coup dil rapide il embrassa tout lhorizon ? Rien ! Pourtant le grelot tait l toutproche ! Et soudain Goupil comprit.

    La sphre de mtal la bouche moqueuse, aux yeux de mort, que Lise avait glisse dans le fil defer nou son cou, ctait le grelot de Miraut ; ctait avec ce grelot fatal quil avait couru toute lanuit se croyant poursuivi par le chien ; ctait l la vengeance de Lise qui lui avait fait dans huitheures de course nocturne puiser le calice des angoisses, et maintenant quil renaissait lespranceet la joie, allait le suivre impitoyablement, empoisonner ses jours, et accomplir envers et malgrtout son uvre fatale.

    Douloureusement sur ses pattes maigres il se dressa, lavant-train dabord, le derrire ensuite, etsapprocha de la source dont le bruissement continu et monotone tait comme une sorte de silence, unsilence plus chanteur sur la tonalit duquel les diffrents cris des habitants des bois sharmonisaientpaisiblement.

    Il lappa longuement avec un claquement de castagnettes leau limpide dans laquelle il brouilla sonimage, limage dun Goupil amaigri que, dailleurs, il ne voyait pas, dun Goupil dont le museaupointu seul vivait, et sur la tte duquel les courtes oreilles aigus et comme dtaches semblaientdeux tourelles jumelles, piant les bruits de la campagne avec toujours la crainte de voir surgir dansdes perspectives de silence des bruits ennemis.

    Puis il songea manger et comme la fort ne lui offrait pas de suffisantes ressources il gagna laplaine herbue do les alouettes, par intervalles, semblaient jaillir comme des jets de joie, pour, dansune sorte de titubement ascendant, gagner le ciel, quelles emplissaient de leurs roulades, et retomberivres dazur.

    L il trouverait certainement quelques-unes des herbes quil avait toujours connues ou quil avaitappris connatre : les btons doseille sauvage, peut-tre quelques champignons, le chiendent

  • purgatif, ou encore quelques taupinires quil attaquerait rsolument, et, qui sait, peut-tre descadavres demi dcomposs de btes ou doiseaux morts pendant lhiver et que nul encore nauraitretrouvs.

    Mais que ce grelot tait agaant ! Sans doute il shabituerait assez vite la gne de sentir au coultranglement du fer, mais ce son qui sattachait lui comme une pine, lui rappelant trop lesdangers courus et craindre, gtait sourdement la belle joie quil aurait prouve jouir pleinementde la vie. Ctait la ranon de sa libert quil tait condamn traner jusqu la mort. Et des enviesfroces de sen dbarrasser le tenaillaient.

    Maintes fois, couch sur le dos, les pattes de derrire en lair, raidies par la volont et la colre,il avait, de celles de devant, frott son cou de battements rguliers et nerveux pour repousser oubriser ltreinte mtallique du fil de fer de Lise. Il ne russit qu se peler entirement le cou dechaque ct de la tte, et se meurtrir les ongles des pattes, mais le collier qui le tenait ne desserraitpoint son treinte et chaque battement de patte le tintement du grelot semblait un rire insolent ou unironique dfi. Et Renard cherchait sy habituer, mais en vain, et des colres terribles que rien nepouvait refrner lui serraient la gorge et contractaient ses muscles. Il fallait pourtant vivre.

    Il vcut.Tour tour les herbes de la plaine et les fruits des bois, et les hannetons quil secouait des

    arbustes lui fournirent la pte quotidienne ; puis ce furent les nids des petits oiseaux quil savaitdcouvrir derrire les boucliers de verdure des haies et sous les herses pineuses des groseillierssauvages. Tantt il en gobait les ufs, tantt il en dvorait les oisillons, de petits corps tout rougesqui avaient les yeux clos et ouvraient des becs normes en entendant le froissement des rameauxscartant au-dessus de leurs ttes. Il pouvait se hausser jusquaux nids des merles btis sur lesbranches basses des coudriers, il dtruisit dans les bls en herbe des couves de perdrix et decailles, et mme, protg par son grelot, put, sans donner lveil, sapprocher des mtairies.

    Il avait une haine particulire contre certain coq de la grange Bouloie, un vieux Chanteclair autimbre suraigu, aux lourdes pattes emplumes, aussi rus que lui, pacha tout puissant et jaloux dunvaste srail de glines qui semblait, chaque fois quil approchait, deviner sa prsence, et, dressant latte et battant de laile, poussait un coquerico de rappel, une sonnerie prcipite qui prvenait lespoules du danger et les ramenait en dsordre vers la niche du molosse o elles se sentaient en sret.

    Depuis longtemps Goupil avait rsolu sa mort.Plusieurs jours de suite il lpia, puis, fix sur ses habitudes, sen vint un beau matin se tapir

    derrire une haie et attendit.La crte au vent, lil en sang, les plumes en bataille, en tte du troupeau gloussant, Chanteclair

    approchait. Mais il navait ni la galanterie facile ni laudace fanfaronne des jours de belleassurance : visiblement il sentait un danger. Goupil fit sonner son grelot et ce son domestique rassuralennemi ; puis, avec une patience de vieux chasseur, il le laissa doucement approcher et quand il futbien prs et dans limpossibilit de lui chapper, Renard fit dans sa direction un bond prodigieux, lepoursuivit, latteignit, lui broya le poitrail entre ses mchoires, et, fier de sa victoire, portant haut satte narquoise, soucieux de la droute des poules, il lemporta dans la fort o il le dpluma et lemangea.

    Il dcima ensuite facilement le stupide troupeau de poules de son voisin le fermier ; mais il y allait intervalles si variables, des heures si diffrentes que lautre ne pouvait songer le surprendre et,ne layant point vu, nayant eu vent de lidentit du voleur que par le son du grelot, ignorant dailleurslaventure de Goupil, accusait fermement Miraut dtre lassassin de ses poules et ne parlait rienmoins que dintenter Lise un bon procs ou de lui dmolir son rien qui vaille de chien.

  • Cependant Goupil engraissait et sil avait d en partie se rsigner laisser les livres en repos,les volailles de la Grange Bouloie offrant une suffisante compensation, il reprenait confiance en lavie.

    Une chose pourtant lui pesait horriblement : ctait sa solitude.Jamais, depuis le soir de sa captivit, il navait revu un de ses frres et il ne pouvait sans une

    profonde motion voquer les taquineries mutines, les petits mordillements doreilles qui prcdaientles grandes expditions, ni les grandes querelles suscites par les partages difficiles, et qui faisaientjaillir comme des dfis la range aigu des canines puissantes sous le retroussis des babines noires.

    Rien, plus rien que la fort ; il semblait que sa race se ft vanouie avec sa captivit.Et pourtant il sentait autour de lui sa prsence continuelle. Il la sentait par les traces que les autres

    renards laissaient en traversant les chemins de terre toujours humides du sous-bois, par le fret deleurs pattes sur les herbes des clairires et aux rameaux des branches basses des fourrs, et surtoutpar les glapissements particuliers qui lui signalaient une chasse nocturne de deux associs : lunfaisant le chien, donnant de la voix, une petite voix grle comme enroue, tandis que lautre selon ladirection indique par laboi, allait occuper lemplacement probable o passerait le livre etltranglerait sans courir.

    Les passages, il les connaissait tous et se trompait rarement quant la direction ; il avait mme, unjour que la faim le talonnait un peu, os attendre et trangler un oreillard que Miraut chassait. Mais ilne sy tait jamais repris, car le limier, aussi fin que lui, devinant la ruse du pillard, sans perdre uninstant et pris dune nouvelle ardeur stait mis sa poursuite. Charg du poids de sa capture il auraitt infailliblement atteint sil navait t assez prudent pour abandonner son ennemi cette proiedrobe qui lui aurait fourni un si copieux repas. Ctait Miraut qui sans doute avait retrouv lelivre dans la rocaille escarpe o il lavait abandonn et des tranes de poil et des claboussuresde sang sur les cailloux disaient assez la plantureuse lippe quil stait gostement offerte.

    Goupil naturellement songea profiter de la chasse de ses congnres, mais il ny russit querarement, car si le grelot loignait toujours le chasseur longue queue lafft, il arrivait trssouvent aussi quil dtournait du passage le livre roux attentif tous les bruits de la fort. Mais encette occurrence ce quil cherchait surtout ctait revoir les autres renards afin de leur fairecomprendre quil ntait pas lennemi ; peine perdue, le solitaire ne put amener lui ses frresfarouches, ni parvenir eux ; ses appels restrent sans autre rponse que celle de lcho qui luirenvoyait, comme une raillerie, la fin plaintive de ses glapissements.

    Il reconnut, un certain soir, la voix de son ancien compagnon de chasse, associ un autre, un rivalsans doute, et il en fut triste, car il se sentait mis au ban de sa race et comme mort pour les autresrenards.

    Que de fois, mme sans dsir de pillage, navait-il pas essay dapprocher de ceux qui chassaient,mais ds quil approchait, la chasse semblait svanouir, tout retombait au silence : le grelot faisait lemystre et le vide autour de lui.

  • VII

    Vint la saison de lamour.Sur les pas des hermelines en folie, Goupil reniflait de voluptueuses odeurs qui faisaient claquer

    ses mchoires et mettaient en feu son sang. Tout son tre alors vibrait du grand courage ncessairepour les luttes qui suivaient la parade nuptiale dont elles ntaient que la forme suprme, et ilvoquait devant les rivaux blesss, honteux et vaincus, la femelle plus fluette docile au dsir dumatre.

    Ah ! ces batailles au fond des bois, ces rues froces o les dents senfonaient dans les toisons etfaisaient saigner les chairs, ces duels hurlants la suite desquels le vainqueur, bless lui aussi etsanglant, jouissait de son triomphe, tandis quau loin, encore menaants, les vaincus montraient lesdents ou tournaient inquiets et plaintifs autour du couple attach.

    Goupil tait un des forts ; il tait souvent rest matre dans ces tournois nocturnes et avec une ragedcuple par linsaisissabilit du but il suivait les multiples pistes o les pattes des rivaux seconfondaient dans le trajet suivi par les bien-aimes ; mais le but fuyait, jamais atteint, car le grelotmaudit, signalant la prsence dun intrus, rconciliait les rivaux devant le pril commun et faisait fuirtoujours les groupes amoureux.

    Et toutes les nuits il courait, lchant une piste pour en suivre une autre, dans lespoir, toujoursdu, que les glapissements dappel quil poussait sans cesse vers la femelle suffiraient pourlempcher de fuir devant le grelottement approchant.

    Il dsesprait. Il en oubliait de voler des poules et de boire aux sources : la fivre damour leminait et des rages folles le faisaient, comme aux premiers jours de sa libration, se jeter terre ledos sur le sol pour tenter violemment de rompre enfin le fer qui rivait ses jours lindlbile marquede la frocit des hommes.

    Peine perdue.Un soir pourtant il changea de tactique. Il venait de croiser le sillage tout frais dune femelle en rut

    et, cote que cote, concentrant sur ce but toutes les violentes nergies du mle exacerb, voulutarriver jusqu elle. Il fallait faire taire le grelot ? Il le voulut !

    Pour y parvenir il dcida de raliser travers le ddale inextricable des branches une marchelente et souple durant laquelle sa tte et son cou devraient conserver la plus stricte immobilit. Ilsengagea donc sur les traces de dame Hermeline, le corps tout entier tendu dans une crispationterrible, les pattes arques, la tte mi-baisse pour suivre les pas de la compagne.

    Avec dinfinies prcautions il avanait, touffant sous son dsir et sa volont les motionsinstinctives. Ctait un sentier ou une tranche quil se contraignait franchir lentement quand, aufond de lui, un subconscient conservateur cambrait dj pour le franchir dun bond les muscles de sesreins, ou le passage dune proie facile que ses yeux malgr lui suivaient dans sa fuite prcipite.

    Il passait par-dessus les branches, se glissait sous les ramures basses des bouquets darbustes,tantt hauss sur la pointe des griffes, tantt cras sur ses souples jarrets ; il allait lentement,angoiss, des vertiges la tte, des battements au cur en sentant, au fur et mesure que le butapprochait, lodeur voluptueuse lui troubler les sens, attentif au moindre mouvement de son cou, auplus lger frmissement du grelot.

    Il arrivait.Au centre dune clairire toute blonde de lune, deux mles dj se disputaient la femelle qui ies

    regardait. Les crocs senfonaient avec des grognements assourdis dans la peau des adversaires, des

  • pattes raidies se crispaient sur les dos et sur les reins, des gouttes de sang coulaient, les yeuxbrillaient frocement.

    Tournant en rond autour des rivaux dans ltroite clairire dessine par la place regazonne dunemeule de charbonniers, la femelle sereine les regardait les yeux mi-clos, la queue balance commeune trane fminine.

    Elle passa devant Goupil, lventa et sen approcha, et lui, enhardi, excit, malgr la raideurobligatoire de son cou, sans se proccuper des deux autres qui sentrgorgeaient, sans entendre etsans voir, prluda par les caresses prliminaires lacte damour.

    Mais au moment o il allait chevaucher la femelle en redressant lavant-train dun mouvement plusvif, le tintement du grelot retentit dans la nuit et tous, comme mus par dinvisibles ressorts, lutteurs etfemelle, slancrent dun lan si brusque et si imptueux quavant quil et le temps de les voirdisparatre Goupil, ahuri, restait seul dans la clairire dserte.

    Alors le pauvre solitaire se mit mordre, comme sil tait pris dune irrsistible rage, le gazon dela clairire, et hurler, hurler dsesprment en faisant sonner sans fin comme pour le rassasier cegrelot implacable, pendant que la lune en ricanant faisait tourner autour de lui lombre des arbres etque les oiseaux de nuit, attirs par ce bruit insolite, nouaient et dnouaient au-dessus de sa tte leurscercles nigmatiques et sinistrement silencieux.

    Le jour levant le surprit ainsi et avec les dangers quil portait en lui le rappela au sentiment de laconservation. Repris par le got de la vie comme un convalescent aprs une crise terrible, il sentitpeser sur lui tous les problmes de lexistence et pour les solutionner leur heure commena par sedissimuler dans un massif au centre du bois, o il dormit de ce demi-sommeil qui caractrise lestraqus et les inquiets.

    Et de longs jours ce fut ainsi. La vie de la fort si adquate ses instincts lui sourit de nouveau ; ilse reft presque, grce au souci de la pte quotidienne une me de coureur des bois se contentant,jouissance douloureuse, amre volupt, dcouter au loin comme le chant de fte dun paradis perdu,la vie de ceux de sa race que des chasses nocturnes lui rappelaient souventes fois.

    Les lourdes chaleurs du mois daot le faisaient au crpuscule gagner les prairies voisines deschemins, o il tait certain de rencontrer, cherchant hors de la terre un remde la chaleur qui lestouffait, les taupes aux yeux clos, errant travers les andains frachement coups des regains etvoues la mort par le seul fait davoir abandonn le carrefour originel sous la taupine dessche.

    Ctait l pour Renard une ressource assure, car lors mme quil ne les et pas trouves vivantesencore, errant misrablement sous le double poids de leur infirmit et du malaise qui les chassait dela fournaise surchauffe de la glbe, il savait quil les retrouverait certainement mortes au long deschemins, car celles qui sortent ainsi de leurs galeries ny rentrent jamais et prissent presque toutesau hasard de leur premire et dernire errance.

    Puis lautomne trana avec son abondance de fruits qui lui aurait fait une vie particulirementpaisible si les meutes coupant en tous sens son domaine de leurs musiques enrages ne lui avaienttrop vivement rappel et Lise et Miraut, et sa captivit et son isolement.

    Rendu plus prudent encore qu lordinaire, il ne se terrait plus maintenant, dans un terrier double issue, quaprs avoir, par de savants entrelacs, dvoy de sa piste le flair des plusredoutables limiers.

    La vie cependant lui semblait facile et le vieil cumeur ne pensait point lhiver approchant queles migrations prcoces de ramiers et de geais en mme temps que la soudaine pousse de sa toisonannonaient prochain et rigoureux.

  • VIII

    Brusquement, sans transition, comme il arrive dans les montagnes, aprs les bruines froides de findoctobre et des premiers jours de novembre qui dvtirent la fort de ses feuilles roussies, il vint.Quelques baies rouges luisaient encore aux glantiers des haies, quelques balles violettes deprunelles la peau ride par le premier gel pendaient encore aux pines la queue aux trois quartscoupe par les implacables ciseaux de la gele ; puis un beau matin que le vent semblait streassoupi, tratreusement la neige tomba, molle, douce, sans bruit, sans secousse avec la persistancetranquille du bon ouvrier que rien ne rebute, que rien ne hte et qui sait bien quil a le temps.

    Elle tomba deux jours et deux nuits sans discontinuer, nivelant les hauteurs, comblant les vallons,aplanissant tout sous son enveloppe friable que rien ne soulevait. Et pendant tout le temps quelletomba toutes les btes des bois et tous les oiseaux sdentaires ne bougrent point du refugesoigneusement choisi quils avaient lu.

    Goupil (il fuyait maintenant les cavernes), tapi sous les branches basses dun massif de noisetiers,stait, comme les autres, laiss ensevelir sous le suaire qui se tissait, et, moulant ses formesramasses, lui btissait une cabane troite, un prison dlicate et fragile, dont il saurait, le momentvenu, briser la cloison friable. Dans cette prison il avait chaud, car sa toison tait paisse et la votede neige pousant le cintre de son chine le protgeait totalement des froids du dehors.

    Lorsquil prsuma que la tourmente tait apaise, il souvrit vers le midi une troite sortie, et,mnageant avec soin le terrier de neige que Nature avait confectionn sa taille, partit en qute de lanourriture quotidienne.

    Les mauvais jours taient revenus, Goupil le sentait bien et dautant plus que la tare du grelot quiltait condamn faire tinter chaque pas le mettait pour toutes les chasses, et surtout pour la chasseau livre, dans un rel tat dinfriorit.

    Il savait bien quun livre dboulant devant lui deviendrait irrmdiablement sien, car lorsque laneige est molle, les malheureux oreillards sont impuissants lutter de vitesse avec les renards et leschiens. Mais ils nignorent rien de cette infriorit, aussi ds quun bruit inaccoutum de grelot ou depas se fait entendre, ils ont la sage prcaution de gagner au pied une avance remarquable. Renard leurtait donc plus que suspect.

    Alors reprirent les prgrinations sans fin, les longs dterrages sous les pommiers des bois, lespatientes glanes aux buissons secous de leur neige qui narrivaient qu sustenter demi sonestomac trop souvent vide.

    Il connut de nouveau les jours sans pitance, les longues stations aux lieux de sortie des livres etles guets prudents aux abords du village ou des fermes dans lespoir vague de semparer dunevolaille ou dtrangler un chat.

    Et cela dura ainsi jusquaux premiers jours de dcembre.Mais ce moment le froid redoubla : des bises cinglantes se mirent souffler ; la neige, divise

    par la gele en infimes paillettes de cristal, pntrait tout, comblant les plus profondes valles,sinfiltrant sous les abris les plus pais et formant de vritables dunes blanches, des menes quise dplaaient rapidement sous leffort du vent.

    Son terrier cependant restait indemne ; il stait mme consolid et il y tait plus laise, car lachaleur de son corps avait fait fondre alentour de lui une lgre couche de neige, qui, par la gele,stant solidifie, formait comme une crote plus dure, une vote de glace supportant facilement lepoids dailleurs variable de la neige qui passait sur lui.

  • Tous les buissons avaient t soigneusement glans ; les oiseaux rdaient autour des villages, leslivres taient insaisissables. Rien, rien, plus rien, et Renard, pensif, se ressouvenant de la vieilleaventure, hsitait la tenter de nouveau et vouloir surprendre, la faveur de son grelot, laconfiance des animaux domestiques.

    Mais il y vint fatalement. Insensiblement, chaque nuit, il se rapprocha des habitations, loignantmme les autres renards qui, affams eux aussi, y rdaient dj et navaient pas comme lui attenduque la faim les et acculs la dernire limite pour venir y traquer une alatoire pture.

    Mais pas un animal ne songeait quitter la chaude litire de ltable ni le coin du feu o, sur ladalle ou la planche chaude, les chats frileux se pelotonnaient quand ils ne guettaient pas aux tas debottes de l grange ou aux trous des boiseries des chambres les souris maigres au museau inquiet qui,affames aussi, avaient toutes rintgr les maisons.

    De temps autre laboi furieux dun chien de chasse lavertissait quil tait venu trop prs, quiltait vent et que le temps tait venu pour lui de dtaler au plus vite. Jamais il ne rapporta rien deces expditions nocturnes. Le traditionnelle charogne qui tentait jadis les ventres affams et laquelle on pouvait, la rigueur, aprs de longues stations, arracher furtivement un morceau etsenfuir, ntait pas apparue ; les btes du village senttaient ne pas prir. Goupil rdait quandmme au large des maisons cependant il vitait avec soin celle de Lise, et, malgr le dsarroi de soncerveau, malgr son ventre vide, il senfuit plus vite la nuit o il entendit la voix de Miraut rpondreau jappement dun de ses compagnons de chasse qui lui signalait sa faon la prsence de lhabitantdes bois.

    Mais Renard ne mangeait toujours rien, et les jours passaient et le froid ne passait pas, et une faimplus froce minait et dvorait les htes de la fort.

    Et lui, maintenant efflanqu, spectre puis, plus minable encore quaprs les joursdemprisonnement de jadis, ntait plus quune pauvre loque de bte, travaille par la fivre,ballottant entre la mort et la folie, qui, ayant pris lhabitude de venir rder autour du village, yrevenait invinciblement, heure fixe, sans savoir pourquoi, nvitant plus les chiens, nvitant mmepas la maison de Lise, sans espoir de trouver manger, sans mme chercher, tu par le grelot quisonnait son cou et mr pour la dernire et suprme preuve.

  • IX

    Cette journe du vingt-quatre dcembre avait t comme un long crpuscule. Le soleil ne staitpas montr ; peine si vers midi de longues lames livides au-dessus de lhorizon avaient dnoncson passage derrire les nues couleur dencre, tendant leur dais sinistre sur la campagne muette etmorne.

    Quelques croassements lugubres de corbeaux en dtresse, quelques jacassements de pie en qutedes dernires baies rouges des sorbiers avaient par intervalles comme barbouill ce silence etavait t tout.

    Le village engourdi, sur lequel semblaient peser comme un couvercle de tristesse les fumesimmobiles, haleines fivreuses des chaumires, avait seulement donn dautres signes de vie laubeet au crpuscule, lorsque les portes des tables vomirent aux heures coutumires les btes ivresdnergies croupissantes, meuglant et ruant vers labreuvoir.

    Et pourtant dans ce village tout veillait, tout vivait : ctait veille de fte. Dans les vieillescuisines romanes o le pilier rustique et les pleins cintres enfums soutenaient deux pans delimmense tuy o lon schait les bandes de lard et les jambons la fume aromatique desbranchages de genvrier, il y avait un remue-mnage inaccoutum.

    Pour le rveillon du soir et la fte du lendemain, les mnagres avaient ptri et cuit une doublefourne de pain et de gteaux dont le parfum chaud embaumait encore toute la maison. Oubliant lesjeux et les querelles, les enfants, avec des exclamations joyeuses, avaient suivi tous les prparatifs etdnombr bruyamment ces bonnes choses attendant impatiemment linstant dsir den jouir : lespruneaux schs au four sur des claies aprs la cuisson du pain, des meringues saupoudres debonbonnets multicolores et des pommes remontes de la cave rpandant une subtile odeur dther.

    Le souper avait t copieux, plein danimation, et selon la coutume aux heures de matines, lesfalots jaunes dansant dans la nuit avaient men vers lglise et ramen vers le logis, dans la chambredu pole bien chaude, pour le rveillon dsir, la joyeuse maisonne tout entire.

    On avait mang, on avait bu, on avait chant, on avait ri et la grandmre, comme de coutume,avait commenc de sa voix chevrotante, un peu mystrieuse et lointaine, le conte traditionnel :

    Ctait il y a des temps, des temps, par un minuit pass, un soir de matines, quand la terre quenous labourons maintenant tait encore toute aux seigneurs et que les grands-pres de nos grands-pres leur obissaient.

    Lheure de loffice allait venir, quand, dans le chteau dont vous connaissez les ruines, un hommeque nul navait jamais vu sen vint trouver le comte. Des sangliers, lui dit-il, taient remis au fond dela combe aux loups et par le beau clair de lune quil faisait on pouvait aisment leur donner lachasse. Aussitt, chasseur enrag, oublieux de ses devoirs, le comte fit seller des chevaux pour lui etses valets et amener les chiens. Mais sa pieuse dame, tant pleura et le supplia quil consentit enfin,quand la cloche sonna pour le divin office, prendre lglise sa place sur le fauteuil rouge, sous lebaldaquin dor qui leur tait rserv.

    Les chants avaient commenc dj, mais un pli de regret barrait le front du seigneur, quand lemystrieux inconnu entrant dans lglise sans se signer, vint de nouveau trouver le comte et lui parlabas loreille.

    Le malheureux ne rsista plus et, malgr les regards suppliants de sa dame, il partit suivi de sesvalets. Bientt on perut au loin les abois de la meute et pendant toute la dure de la messe onentendit comme un blasphme la chasse hurlante qui tournait dans la campagne. Et tous avaient des

  • larmes dans les yeux et priaient avec ferveur. Cela dura toute la nuit, puis soudain la chasse se tut.Mais le seigneur ne reparut point au chteau ; il disparut avec sa meute infernale et ses valets servileset il expie durement en enfer ce sacrilge pour lequel Dieu la condamn tous les cent ans revenir lanuit de Nol chasser avec ses chiens travers la nuit. La malheureuse comtesse mourut dans uncouvent ; quant linconnu qui avait entran son poux, personne ne le revit jamais non plus etchacun pensa bien que ctait le diable.

    Notre mre na pas entendu la chasse, mais sa grandmre lentendit : comme ce soir, par unsombre minuit, ctait

    Au mme instant, un hurlement lugubre, un hurlement de mort, tragiquement long, passa comme unetrane dhorreur sur le village, et ce signal magique, tous les chiens aussitt, tous ceux du village etdes fermes, rpondirent par un hurlement lugubre et prolong. Le bruit enflait comme une menace etmourait comme un sanglot. Fini, il recommenait ou plutt il ne finissait pas, il baissait enmodulations angoissantes et se prolongeait terrible selon le rythme de sa monotonie dsespre.

    Prions, mes enfants, fit laeule, prions pour lme du comte.Chacun veilla dans le village. Les hommes avaient dcroch du clou o il tait suspendu le vieux

    fusil dont ils vrifiaient soigneusement les amorces et sur leurs facis interloqus o dj lescepticisme du sicle avait peut-tre pos son sceau, le signe des vieilles terreurs superstitieusesremontait comme une cume.

    Les femmes et les enfants sans rien dire entouraient le foyer, cherchant dans la clart et la chaleurune protection contre le danger inconnu dont ils se croyaient menacs. Mais plus que personne dansle village, Lise, cette nuit-l, connut les affres de la peur.

    Ctait devant la porte du vieux braconnier, qui ne craignait ni dieu ni diable, quavait commencle premier hurlement. Ctait de l devant que le matre sinistre de ce grand drame mystrieuxcommandait la meute invisible. Et il avait pouss contre la porte un norme dressoir de chnederrire lequel, Miraut la queue entre les jambes, le poil hriss, hurlait dsesprment. Toute lanuit, le fusil charg de chevrotines la main, prt faire feu, Lise veilla. Une heure avant laube lachasse lugubre se tut.

    Rassur par le jour et par le silence, le braconnier retira lentement et sans bruit le lourd bahut quibarricadait son entre et prudemment entrouvrit la porte.

    Les yeux hagards, les pattes raidies par la mort et geles par le froid, la peau demi pele, danslattitude dun chat qui se ramasse pour bondir, Goupil efflanqu, squelettique, tait l devant lui,mort avec le grelot fatal au cou.

    Miraut le vint flairer avec crainte et sen carta avec un froncement de mufle.Le cerveau bourdonnant, les jambes molles, Lise rentra chez lui, prit une pioche et un sac dans

    lequel il glissa le corps raidi de sa malheureuse victime et, suivi de son chien, partit vers la fort.Il y creusa sous la neige un trou profond dans lequel il ensevelit le corps de Renard, quil

    reboucha soigneusement.Et il sen retourna le dos ploy, les yeux vagues et pleins de terreurs vers sa maison, tandis que

    Miraut, qui navait pas les sujets de grave proccupation de son matre, levait avant de le rejoindreune patte irrvrencieuse et philosophique contre le tertre gris de neige et de terre sous lequel Goupildormait son dernier sommeil.

  • LE VIOL SOUTERRAIN

  • Sous le dme central aux sept arches de terre de la taupine, Nyctalette sveillait du longsommeil himal conscutif une interminable errance par la solitude froide de ses galeries.

    Une tideur caressait sa peau, la glaise tait plus molle et la joie nerveuse qui secouait de sademi-lthargie son corps amaigri lui disait que la vie normale, longtemps interrompue, allaitreprendre avec cette chaleur.

    Depuis longtemps elle explorait en vain les longs corridors de son terrain de chasse pour nyrencontrer que trop rarement la proie convoite et facile : insecte ou ver dvor sur place, ouladversaire puissant contre lequel il fallait combattre pour jouir en paix dune profitable victoire.

    Sa dernire grande lutte sabolissait presque dans son souvenir : une bte longue, longue (unserpent), fuyait en sifflant dans ses galeries et elle avait dans cet espace resserr atteint facilement lereptile qui ne pouvait progresser bien vite. Elle lavait arrt par la queue et remontant une froide etinterminable chine, avant que lautre et eu le temps de se retourner, de ses pattes de devant,puissamment armes, elle en avait fait deux tronons ingaux malgr les contorsions violentes ducorps se tordant comme un fouet.

    Les dpouilles opimes, une chair dlicate et graisseuse la nourrirent longtemps ; puis de longssommeils suivirent ; de petits insectes en fuite devant le froid, des grenouilles, des rats lui servirentensuite de pture, puis rien.

    Alors les sommeils devinrent plus longs, les chasses interminables, et, dans les couloirs o desboulis se produisaient, la petite taupe, devant linutilit de leffort, ne songeait plus lorsquellepassait transporter la galerie centrale la terre qui encombrait ses chemins.

    Mais maintenant que la jeune tideur lustrait le velours de sa peau, Nyctalette sentait courir autourdelle ce frisson vague de lobscur travail des transformations chimiques, de laspiration des racineset des sves en marche.

    La rparation de ses couloirs sollicitait son activit rveille. Den haut, comme des cordagesverticalement tendus, de longues racines blanches pendaient, dautres jaillissaient den bas, chaquejour il en poussait de nouvelles, et, comme un bon ouvrier, comme un garde forestier qui, leprintemps venu, lague avec soin les tranches de sa fort, elle passait chaque jour pour rompre deses pattes de devant, aux scies redoutables, ce lacis blanchtre de racines envahissantes.

    La tideur de sa demeure augmentait par degrs, et de plus en plus Nyctalette sentait courir autourdelle les aspirations de la vie, le flux enivrant des sves brutes dont les capiteuses manationsmontaient en elle comme un jeune vin, provoquant des saouleries lourdes plus accablantes cent foisque celles qui font bramer damour, aux jours de printemps, les cerfs ivres de la tendre pousse desjeunes bourgeons.

    Les insectes rapparaissaient ; les vers, descendus au plus profond de la couche vgtale,remontant vers la verdure pressentie, sgaraient dans ses corridors, et Nyctalette, pour seddommager des longues privations de lhiver, dvorait tout ce quelle rencontrait au hasard de sespromenades.

    Ctait maintenant de plantureux festins, de multiples collations, qui lui faisaient rcuprer lesforces perdues, enrichissaient subitement son organisme, et dont linfluence, combine au troublegrisant des sves montantes, concourait mettre tout son tre dans ltat dexaltation fbrile,prcurseur de toutes les grandes crises de la vie animale.

    Son temps se comptait par chasses et par sommeils, et chaque rveil la retrouvait plus agiteencore quau rveil prcdent.

    Ce jour-l, au cours de sa chasse, elle avait soigneusement tranch, au ras de la vote circulairede ses corridors, les racines tenaces des chiendents ; elle rentra dans la galerie centrale, et, sur la

  • terre battue, au centre des colonnes de glaise, comme sous un dais, elle se laissa aller ce demi-sommeil des btes que traque une crainte imprcise ou quun instinct fatal, un besoin insatisfaittravaillent obscurment.

    * Elle dort. Ses flancs la peau veloute se soulvent avec violence. Quel cauchemar de bte treint

    en ce moment sa petite cervelle ? Leau dune inondation glougloute-t-elle aux corridors et va-t-elleenvahir la galerie o elle repose ? Au cours de quelle lutte gante avec un grand serpent qui sifflevers sa trompe, son nergie flageolante la livre-t-elle son ennemi ?

    Non, cest un bruit, un bruit souterrain, un grattement sourd, presque imperceptible, qui, comme ungong dun alliage trange, enfle dans son cerveau un souvenir terrible et fait sursauter en elle unehorde assoupie de vieilles terreurs. Frmissante, elle se dresse.

    Et comme dans la mine envahie par leau le cri dalarme fait se ruer vers le salut en indescriptiblecohue les ouvriers affols, en son tre inquiet, plein de souvenirs latents et de vies inconscientes, laperception aigu du danger : le mle ! la traversant comme un sauve qui peut fait de toutes partsrefluer vers son cerveau toutes les nergies dsordonnes dans la rafale du frisson. Le mle !

    Le mle dont le baiser est une blessure, dont ltreinte est une torture, dont lattente est uneangoisse ! Le mle qui viole comme lassassin tue, le mle quelle a dj subi et quil faut fuir, fuircomme la mort.

    Elle coute. Cest lui, pas de doute ; cest bien le bruit de ses pattes qui fouillent, qui creusent, quiapprochent.

    Cest le mle ou les mles, car, plus loin, peut-tre, dans des paisseurs o ses sens natteignentpas, dautres encore sont en marche vers elle dont il faudra subir le contact dans la douleur horriblede ltreinte nuptiale.

    Fuir ! fuir ! Mais o ? la lumire cest la mort. La petite taupe se souvient quun soir dantan,abandonnant la fournaise ardente de ses corridors, elle a voulu monter parmi la fracheur odorantedes andains mouills de rose chercher un remde sa souffrance.

    Au bord du couloir tortueux, quand linfini du soir tombant, avec son immense soleil rouge, a surgidevant elle, ses pauvres yeux si faibles, brls par la lumire, se sont ferms avec violence, et elleest reste l, demi morte, entirement aveugle, le temps dune longue chasse.

    Quand lobscurit comme un baume eut humect ses yeux de tnbre et quelle put regagner sademeure souterraine, elle se promit bien de ne plus jamais saventurer par del son monde, dans cesrgions blouissantes et terribles do, comme des menaces, des cordes blanchtres descendent sanscesse pour bouleverser la savante ordonnance de ses cantons de chasse.

    Mais lennemi est l qui approche. Le bruit saccentue ! Fuir ! Fuir !Et, avec une hte fbrile, elle creuse, elle aussi, un couloir nouveau, tortueux, sournois,

    enchevtr, avec des culs-de-sac multiples. Il faut un labyrinthe inextricable o il sgare !Oh ! le pouvoir bloquer dans une prison entre des pierres ! Et les pattes de devant fouissent,

    creusent, battent ; celles de derrire rejettent la terre ; la petite trompe mobile frmit de fivre et depeur. Le boyau sallonge. Mais lui ! O en est-il ?

    la galerie centrale elle revient et coute. Il approche. La cloison de terre vibre ; quelque chose acriss aigument.

    Une pierre barre son chemin. Sil stait bris les griffes ! Un silence ! Mais non, il reprend son

  • travail, il tourne la pierre, il viendra, il va arriver.Et, hypnotise par le bruit, Nyctalette reste l, stupide, coutant. Par quel couloir fuir ! La cloison

    de glaise vibre plus fort ; elle frmit ; des miettes de terre se dtachent comme si un blier heurtait laparoi, et tout dun coup, dans un boulis dernier, la trompe terreuse, le poil sale, lennemi surgit dansla place tandis que Nyctalette, emporte par linstinct, slance par le premier couloir venu etdisparat dans la tnbre.

    * Ahuri un instant, il reste l immobile, et, par un sentiment de coquetterie nuptiale, se secoue pour

    se dbarrasser des miettes de terre qui le souillent.Alors il coute, et de sa trompe, sale encore et frmissante de dsir, il flaire lentre des

    corridors ; puis, avec un cri de victoire, un cri rauque et aigu comme dun petit oiseau quon trangle,il slance derrire la femelle qui, par le ddale sinistre des couloirs, passe et vole dune vitessedsespre.

    Mais il la suit, riv aux pas de la fuyarde dont lodeur sexuelle excite son nergie et cingle sondsir.

    Dix fois dj ils ont pass dans la chambre centrale sous le dme de glaise aux piliers brchspar les heurts de cette course lamour et la torture.

    Nyctalette ne se sent plus, ne voit plus ; elle entend tout proches derrire elle les cris du bourreauqui lappelle et sent frmir sous elle ses pauvres petites pattes lasses.

    Il est l. Il approche. Elle sent le vent de son corps lanc sa poursuite. Il est derrire elle ; il valatteindre ! Oh ! lui tenir tte et rsister. Elle arrive la galerie et se retourne vivement pour opposer lennemi la herse de ses pattes armes. Un choc violent. Un pilier de terre scroule, et Nyctalette,qui la heurt en se retournant, roule aussi parmi lavalanche des mottelettes.

    En un bond il est sur elle ; il la tient ; il lui serre entre ses petites dents la peau du cou moite desueur, et tandis quelle jette aux sombres chos des souterrains des appels dsesprs, un sexebarbel, comme une pe de feu, lui perfore les flancs pour le viol, le viol ternel et sombre quetoutes les Nyctalettes subissent quand les sves montantes ont enfivr dans leurs veines le sangardent des mles froces aux sexes cruels, par qui se perptue luvre auguste des maternitsdouloureuses.

  • LHORRIBLE DLIVRANCE

  • La tnbre tait opaque. Rien ne troublait le bourdonnement du dgel. Un soudain dclic de mtalfaucha comme un andain de silence, et un hurlement qui ne tenait plus de la vie sembla jaillir du nantet dborder dans lespace comme une cataracte dhorreur crevant les vannes de la nuit La bte taitprise

    Ne damours fugitives lavant-dernier printemps, Fuseline, la petite fouine la robe gris-brun,au jabot de neige, tait, ce jour-l, comme lordinaire, venue de la lisire du bois de htres et decharmes o, dans la fourche par le temps creuse dun vieux poirier moussu, elle avait pris sesquartiers dhiver.

    Depuis que la neige avait fait fuir au loin, en triangulaires caravanes, les migrateurs ails, elleavait vu ses ressources baisser rapidement, et, pour apaiser sa soif inextinguible de sang, elle avaitd, comme ses surs en rapine, dlaisser les taillis dserts et chercher vers le village la pture dechaque jour.

    Elle y venait tous les soirs, plus prudente ou moins hardie que ses vieilles compagnes qui sytaient depuis longtemps arrang des retraites dans les interstices caverneux des vieilles toituresdaisseules.

    Les temps taient lointains maintenant o, avec la complicit de la lune rousse, elle grimpait auxpetits chnes pour y surprendre, pendant leur sommeil, les merles nouveaux arrivs sur leur couvedoisillons : il ne restait plus au bois que quelques vieux sdentaires dont la mfiance, jamaisdmentie, dfiait toute surprise.

    Par un trou de carreau cass rustiquement rebouch de papier, par la chatire dune porte oulvidement dun mur bas lendroit o posent les poutres, elle tait parvenue, certaine nuit, coulerdans la grange dun fermier son corps vermiforme, et de l, tombant par les abat-foin dans le ratelierdes vaches, pntrer dans ltable chaude o logeaient les poules.

    Alors elle avait bondi lgre sur le perchoir o elles salignaient juches sur leurs pattes replies,et les avait saignes jusqu la dernire.

    Elle tranchait dun coup de dent prs de loreille la carotide, et pendant que coulait le sang chaudquelle suait voluptueusement, elle maintenait sous ses griffes aigus comme celles dun chat labestiole stupide quelle abandonnait, tide, vide, flasque, dans les derniers sursauts de lagonie.

    Comme livrogne, ddaignant la chair aprs la beuverie sanglante, ivre-folle de joie, le jabotmacul, la robe poisseuse, le corps gonfl, elle tait retourne son bois, insoucieuse des empreintesdnonciatrices de ses pattes.

    Que stait-il pass dans le laps de temps, court pourtant, durant lequel elle avait cuv le sang desa ripaille !

    Maintenant les maisons staient toutes refermes comme des citadelles derrire les murs desquelsgrognaient les rudes molosses aux crocs puissants ou bien veillaient, par les nuits de lune, leshommes surgissant gants des embrasures dombre pour jeter dans le silence, avec un bref clairrouge, lclatant tonnerre dun coup de fusil qui faisait battre en retraite, au large, tous les rdeurs quatre pattes que la faim avait conduits vers le village.

    Les chasses nocturnes se passaient en infructueuses et monotones errances le long des murs desjardins, aux trous des haies des vergers, aux versants des toitures de bois.

    Depuis combien de jours durait cette vie de misre ? Mais, cette nuit-l, la ple clart dunetoile coulant travers deux nuages comme un rayon de lumire filtr du seuil dune chaumirearienne, elle stait rendue lirrsistible invite dune brche de mur ; elle avait long un fouillisdessch de perches ramer les pois qui rayaient la neige dune ligne grise, et tout au bout, comme sices branchages demi pourris eussent t un providentiel index, elle avait trouv l, presque

  • confondu la blancheur de la neige, un gros uf frais fondu quelle avait avidement gob Lelendemain elle en trouva un semblable et ainsi plusieurs soirs conscutifs, car chaque nuit maintenantelle revenait l qurir son unique pture. Le reste de la nuit sachevait en infructueuses recherches, ettoujours laube tardive de ces matins dhiver la retrouvait, agile et prudente, tapie dans la fourchecaverneuse de sa demeure sylvestre.

    * Le soir tait revenu, un soir de dgel au ciel livide charg de gros nuages : des paquets de neige

    saturs deau sgouttaient des grands arbres comme le linge dune immense lessive, ou sabmaientsur le sol avec le bruit gras de poches qui crvent en tombant ; des filets deau susurraient de partout ;la terre semblait couve par une grande aile mystrieuse faite de tideurs et de bruissements et ilplanait sur tout ceci langoisse dune gense ou dune agonie.

    A la lucarne grise de la caverne, le petit jabot blanc avait surgi comme une motte de neigesilencieusement tombe dun rameau suprieur, et, se mouvant lentement, Fuseline tait descendue terre.

    Vite, vite, car le jour a t long et son estomac est vide, elle suit le chemin coutumier qui lamnechaque soir : le bout pointu de ses pattes courbes, aux attaches puissantes, frle peine la boue grisede neige et de terre dtrempe ; sa longue queue touffue se balance lgre : elle coupe les sentierssilencieux qui font des barres plus sombres dans la nuit neigeuse ; elle longe les murs denclos auxpierres rudes et les haies noires aux chapiteaux blanchtres, croulants, gantes clepsydres do lasaison mourante semble sgoutter ; le sang de lespoir bat plus fort aux veines de la bte et son dsirgrandit de la pture prochaine.

    Voici la brche du mur et les rameaux pourris contre lesquels, comme par mgarde, on a dposde grosses poutres qui font un unique passage, un troit canal pour arriver luf dont la blancheur,ce soir, se dtache sur la terre dvtue de la neige des jours prcdents. Elle le voit, elle est sre deson repas et quelque chose en elle bat plus vite et plus fort. Encore quelques sauts et elle brisera lacoquille fragile ; allons ! Et elle slance quand, brutalement, les bras imptueux dun pige, fermantviolemment leur treinte, ont happ dans leur choc terrible la petite patte aventureuse, et la tiennentprisonnire dans leur formidable tau.

    Dans la douleur sans nom de la capture, son cri a jailli, mordant la nuit calme de sonpouvantement, tandis qu ses cts dinsidieux frlements, des chocs brusques, des crpitements debuis dnoncent la retraite prcipite des btes sauvages rdant aux alentours.

    La douleur horrible de la patte brise, des chairs mordues, de la peau dchire la raidie toutedans une convulsion de dsespoir pour chapper cette treinte. Mais que peut la plus sauvagecontraction des muscles contre la poigne implacable des ressorts dacier !

    En vain elle veut les mordre ; mais ses dents reculent devant le froid du mtal impitoyable qui lesbriserait, et comme tout effort violent qui se perd, la douleur qui la suscit svade en gmissements.

    Au loin retentit un coup de feu ; alors elle comprend le pige ; lhomme va venir lachever, et ellene pourra ni fuir ni se dfendre. Et dans la douleur de ltreinte qui la mord et laffolement du danger,elle se secoue et se tord dans des convulsions de dsespoir.

    Le pige reste l, fix au sol, immobile ; la petite tte se rejette en arrire dans le roidissement dela patte valide qui pitine le sol avec rage, tandis que celles de derrire sarcboutent comme desressorts.

  • Les reins bands tirent en arrire, de ct, en avant : rien ne cde ! rien ne bouge ! une chanenorme maintient un anneau du mur la mchoire du pige dont les dents de fer font dans sa chairdhorribles morsures ; des gouttes de sang scoulent quelle lche lentement. Puis, comme si elleabandonnait la lutte aprs la fatigue de leffort convulsif, tantt elle semble se rsigner, soublier,sendormir de douleur ou de lassitude et tantt, comme cingle des mille lanires de la souffrance,elle se redresse palpitante dune vie formidable, vibrant, bondissant, hurlant tout entire pour rompreou desserrer ltreinte qui la maintient.

    Mais cest en vain, et le temps fuit, et lhomme peut venir. Bientt l-bas, derrire lpaule chenuedu mont neigeux, laube va crever : un coq voisin lannonce par un coquerico mtallique qui rveilleles bufs dont sonnent les chanes dans le silence de la nuit.

    Il faut fuir, fuir tout prix. Et dans une secousse plus violente les os des pattes ont craqu sous lamorsure de lacier. Un effort encore : elle se jette toute de ct et voici que comme des lances lespointes des os briss percent sa peau, le moignon qui tient son poitrail est presque libre. Toute sonnergie se condense sur ce but ; ses yeux injects de sang flamboient comme des rubis, sa gueulecume, son poil est hriss et sale ; mais les chairs et la peau la tiennent encore comme des cordesqui la lient au pige assassin ; le danger grandit, les coqs se rpondent, lhomme va paratre.

    Alors, au paroxysme de la douleur et de la peur, frmissante sous la poigne formidable delinstinct, elle se rue sur sa patte casse et, coups de dents prcipits, hache, tranche, broie, scie lachair sanglante et pantelante. Cest fini ! Une fibre tient encore : une crispation de reins, un dclic demuscles, et elle se dchire comme un fil sanglant.

    Lhomme ne laura pas.Et Fuseline, sans mme regarder, dans un suprme adieu, son moignon effiloch et rouge qui resta

    l, plant, pour attester son invincible amour de lespace et de la vie, ivre de souffrance, mais librequand mme, senfona dans la brume.

  • LA FIN DE FUSELINE

  • Tranant son suaire jauntre et comme vieilli sur la grisaille morbide du paysage rustique, laubestait leve, telle un spectre vengeur, ce jour dhiver o Fuseline fuyant avait laiss sa patte fixeainsi quune borne dhorreur entre les mains dacier du pige tendu par lhomme.

    Le long des haies larmoyantes, grises, sales comme dimmenses chrysalides qui se dbarrassentpetit petit de leurs enveloppes, elle avait march, elle avait couru, sans voir, sans savoir, dunelongue traite jusqu lpuisement.

    Alors, sentant flchir son courage et ses pattes se drober, elle avait t comme dgrise de sasouffrance par cette douche froide que lide de mort, brusquement surgie, versait brutalement sur saconscience suspendue, en mme temps quun raisonnement irrfragable et spontan lui criait avec labrutalit dun ordre : Si tu ne te reposes pas, tu vas mourir.

    Sur un tapis spongieux de feuilles demi pourries, dont il ne restait, comme un squelette, que ladentelle dlicate des nervures jaunies, travers larmature du lacis (desserr, semblait-il, par lachute des feuilles) des buissons dpines, elle stait arrte, et l, aprs avoir longuement lch lesanglant moignon qui, comme une manche dchire, pendait piteusement son paule, elle staitoriente au plus vite pour regagner sans encombre sa cabane de bois.

    Elle en tait trs proche, car, mme dans le dsarroi le plus grand qui paisse troubler la viecoutumire des animaux sauvages, il persiste presque toujours, au-dessus de la conscience engourdie,comme une direction providentielle qui les conduit, un subconscient conservateur qui veille sur leurvie.

    Maintenant que la tranquillit de la retraite provisoire lui permettait de rflchir, elle tablissaitson itinraire pour, au moment propice, regagner la fourche hospitalire de son vieux poirier quidressait l-bas, la lisire de la fort, ses longs bras aux manches de mousse parmi les nudits grlesdes rameaux de htres et de charmes.

    Comme si elle et voulu rcuprer un potentiel ncessaire dnergie, laisser saccumuler en elleune rserve suffisante de force, elle saccroupit sur elle-mme, se pelotonna en boule pour rendre ses muscles puiss, avec la chaleur que leur portait son sang gnreux de jeune bte, la forceindispensable pour assurer son salut.

    Bientt, prudente, rasant le sol, sa tte, fine comme celle dun serpent, se leva dentre lesbrindilles craquantes, et, lhorizon explor dun coup dil, sond dun tour doreille, elle se coula,sous lgide des haies, vers la fort o se trouvait sa demeure.

    Elle y fut bientt, et telle tait son nergie que, malgr sa patte tranche, malgr le sang perdu,malgr la souffrance engourdissante, elle grimpa sans encombre sa caverne arienne o elle semblasengloutir comme dans le giron dune mre ou la gueule ouverte dun prcipice

    Six jours durant elle y resta prostre de souffrance, nourrie par la fivre et lchant sa plaie ; puisun beau soir elle reparut amaigrie, les yeux brillants et douloureux, lpaule pendante, lamentable,telle une estropie qui prsente son moignon pour apitoyer les choses et demander une aumne lavie.

    Rien ne la ramena plus vers le village o retournaient ses surs ; rien ne la dcida se rapprocherdes habitations, rien, pas mme le dsir et la soif du sang, ne lattira par la plaine o, maintenant, surles prairies et les chaumes dvtus de neige, parmi les pieds de chicore stoilant et verdissant, lespoules en libert picoraient de menus vermisseaux et les petits cailloux qui devaient former lacoquille de leurs ufs.

    La fort lui restait et lui suffisait ; elle y chercha sa vie quotidienne, et put, tant bien que mal,atteindre les jours de printemps, la pousse des feuilles et le retour des oiseaux qui lui promettait laplus abondante des ptures.

  • Ces temps venaient.Perche dans son observatoire suspendu comme une sentinelle aux aguets du renouveau, elle les

    entendait maintenant revenir, les migrateurs, et passer sur sa fort en grands froufrous dailes, enlongue rumeur de mare montante, en tempte de cris dappel, damour et desprance. Elle ntaitpas inquite de les voir disparatre au loin, car elle savait bien que ceux-l qui passaient lespremiers, senfonant vers le Nord, en amneraient aprs eux une longue suite, qui, telle la tranedune immense robe aile, sparpillerait sur la fort et la vtirait jusquen automne de la tramechangeante et joyeuse de leurs amours et de leurs chants.

    Son petit cur battait puissamment de joie en voquant, pour un proche avenir, les embuscades defeuilles o surprendre les merles, les assauts, au haut des fts des foyards, des nids de grives et lesrudes combats autour des niches de corbeaux qui dfendaient nergiquement, du pic solide de leurbec, leurs jeunes couves.

    Elles taient encore rares les captures, et les longues stations sachevaient souvent vaines ; maisun instinct tout puissant la prenait guetter les bats amoureux des oiseaux de son bois, leurspoursuites, leurs querelles, leurs combats : ctait son avenir qui se prparait, de fabuleuses ripaillesde sang sur un couvert de feuilles parmi la douceur ces matins ou la tideur des vespresprintanires.

    Les bourgeons spaississaient, se gonflaient ; bientt des feuilles dlicates et ples senlanceraient victorieuses pour drouler la lumire leurs banderoles de fracheur et staler ensuiteen larges parasols vernis.

    Ce serait le moment des nids : presque tous les buissons en recleraient, les grands arbres enabriteraient eux aussi, et, selon le caprice de lheure, elle pourrait composer son menu des grlesoisillons de la lisire ou des lourdes couves de ramiers de la combe.

    Maintenant, si durant le jour elle ne pouvait songer les capturer, du moins presque chaque soirarrivait-elle saigner un merle.

    Ds que tombait le crpuscule, perchs sur les branches basses des arbres de la tranche, ilscommenaient solitaires et dfiants un chant interrompu par de courts silences, un chant passionn,bruyant, ttu, vari linfini, comme pour forcer la venue du printemps ou que si chacun deux etvoulu clipser son voisin et le contraindre au silence.

    Cest alors quelle se glissait lente e